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LA CHUTE DANS LES NUAGES Roman

La Chute Dans Le Nuage

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LA CHUTE

DANS LES NUAGES

Roman

© Eric du Hasting, 2006

Eric du HASTING

LA CHUTE

DANS LES NUAGES

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Du même auteur : L’envers du décor, à paraître Il est possible que certains personnages de cette his-toire ressemblent à des personnes existants ou ayant existé. Si tel était le cas, il ne faudrait y voir qu'une coïncidence...

La justice, cette forme endimanchée de la vengeance.

(Stephen Hecquet)

La vengeance déguisée en justice, c'est notre plus affreuse grimace…

(François Mauriac)

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I

Mercredi 9 avril 1997 - Bokour Les nuages s’amoncelaient paisiblement,

s’accrochant au flanc des montagnes, obstinés et opiniâtres. Enfilant les couloirs labyrinthi-ques des vallées de l’Ouest, ils montaient de la Mer Rouge et de la Tihama pour couvrir d’une brume opaque et bientôt sinistre le panorama quasi aérien qui se laissait encore admirer de-puis le bord de la falaise.

Le halètement régulier d’une pompe, six cents mètres en contrebas, rappelait au visiteur privilégié mais harassé qu’au Yémen, l’Arabe heureux s’entend pourvu d’eau et de qat. Pour le moment, le voisin de Marc Andrieux sem-blait manquer de l’un et de l’autre. Dissimulé par une aspérité rocheuse, on l’entendait in-vectiver avec force un interlocuteur lui aussi

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invisible. Curieux d’en connaître plus sur la cause de la dispute, le touriste changea de point de vue et put apercevoir un Yéménite fu-rieux, lançant des insultes au vide. Quoique, suivant l’axe du regard de l’homme vers le fond de la vallée, Andrieux pu distinguer une silhouette en tout point semblable à celle de son voisin : minces, ils étaient habillés chacun d’une veste qu’on devinait élimée et tachée et qui couvrait à demi la fouta1 et la jambiya2. Les deux hommes étaient chaussés d’antiques sandales, au kilométrage décourageant pour le citadin sédentaire qui s’était laissé tenter par cette excursion à Bokour. Cette apparente pauvreté laissait toutefois transparaître une certaine noblesse jamais altérée par une quel-conque domination. Ce peuple des montagnes n’a jamais eu à subir le joug d’un quelconque colonisateur.

Rassemblant ses souvenirs d’arabe maghré-bin qui, ici, ne lui étaient que d’une aide sym-bolique, Marc Andrieux arriva à comprendre que "l’homme-d’en-haut" reprochait à "l’homme-d’en-bas" d’avoir coupé l’arrivée d’eau. Ainsi, tandis qu’il assistait à la montée des nuages, l’étranger suivait une polémique ayant pour objet une eau qui empruntait elle 1 Pièce de tissu enroulée autour de la taille et servant de «jupe» aux hommes Yéménites 2 Poignard recourbé

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aussi un chemin inverse à sa logique. Curieux pays…

Depuis huit jours qu’il avait atterri à Sanaa3, transporté par cette antichambre du Yémen qu’était le Boeing 727 à bout de souffle de Ye-menia Airways, Marc Andrieux avait le senti-ment d’être enfin libre. Dans ce pays, tout pa-raissait vraiment possible à qui osait passer par-delà le décor, ce qu’il comptait bien conti-nuer à faire tout au long de cette parenthèse qu’il s’était accordée pour ses soixante ans.

Tout son voyage, en compagnie de Khalid, chauffeur-guide-interprète, l’avait dépaysé au sens le plus vrai ; il aurait même pu dire dé-paysé, tant sa France lui paraissait lointaine. Afin de se confronter seul aux éléments et au vide, il avait demandé à Khalid de rester au village et de garder la voiture, le Toyota Land Cruiser châssis long des années 80 de rigueur ici. Il arpentait donc la falaise en explorateur à l’aventurisme contrôlé.

Il chercha consciencieusement le fameux surplomb qui faisait la réputation du site et le trouva assez facilement. Cette terrasse natu-relle évoquait une gigantesque gargouille, dé-tachée de la façade de cette cathédrale ro-cheuse que chapeautait le village de Bokour. Assis sur le rebord du rocher dominant l’à-pic,

3 Une carte du Yémen se trouve en fin d’ouvrage.

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Andrieux s’abîma dans la contemplation du spectacle que lui offrait cette montagne sau-vage, tourmentée, mais domptée au cours des siècles par le terrassement de ses flancs les plus productifs et se déconnecta de tout ce qui n’était pas son émerveillement.

Il ne put savoir ce qui avait provoqué sa

chute mais l’espoir de voir le tapis de nuages en contrebas amortir le choc lui parut tout de suite irréaliste. Son dernier sentiment fut la crainte de l’immensité solitaire et froide qui l’attendait.

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II Jeudi 10 avril 1997 - Sanaa A l’orée du sac, le cafard semblait hésiter.

Ses antennes se balançaient, indécises. Curieux de connaître un nouvel environnement, il se lança tout de même à l’extérieur. Même pour un dictyoptère nécrophage de sa classe, ce confinement, cette promiscuité avec ce ballot de linge crasseux, commençaient à devenir pe-sants. Il faut dire qu’à l’entendre, le proprié-taire du sac, un homme sec, usé, sans doute proche d’une cinquantaine mal assumée, avait pas mal voyagé dernièrement, et pas dans les meilleures conditions :

- Voilà M. le Consul, je m’appelle Stéphane Baskovec. Voici mon passeport. Je fais un pèle-rinage jusqu’à Jérusalem… J’ai été appelé par la Vierge à la suite d’un événement malheu-reux dans ma vie.

- …

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- Oui, bien sûr, l’itinéraire peut paraître un peu compliqué. En partant de la Martinique, passer par l’Afrique du Sud pour remonter en-suite le long de la côte de l’Océan Indien, j’aurais pu choisir plus simple.

- Certes, répondit « M. le Consul », le regard fixé sur l’ouverture du sac à dos, mais, pour l’heure, ce que je souhaiterais, c’est que vous évitiez de laisser ce cafard se promener dans l’ambassade. Il se trouve que parmi mes attri-butions, figure celle d’entretenir ce bâtiment, ce qui n’est pas une sinécure dans un pays comme le Yémen. Les cafards n’y sont donc pas les bienvenus.

L’entretien se déroulait dans la pénombre apaisante du bureau qu’occupait le chargé des affaires consulaires de l’ambassade de France au Yémen, à Sanaa, Antoine Bourbon. Le dé-nommé Baskovec s’était présenté à l’accueil en dehors des heures ouvrables mais le récep-tionniste avait convaincu son consul de le re-cevoir.

- Oh, pas de problème, répondit le visiteur en saisissant l’insecte entre le pouce et l’index et en l’écrasant négligemment (c’était un petit mâle, dont les cerques ne lui avaient été d’aucune aide).

Ayant rapidement avisé la corbeille à papier pour se débarrasser du cadavre de l’intrus, Baskovec poursuivait déjà :

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- Pour faire bref, car j’ai cru comprendre que vous êtes fort occupé, je suis face à deux problèmes. Le premier concerne les Saoudiens. Pour remonter vers Jérusalem, je dois traverser leur pays. Je me suis donc rendu à leur ambas-sade pour demander un visa. Comme je suis, moi aussi, un Croyant effectuant un Pèleri-nage, je pensais qu’il n’y aurait aucun pro-blème. Eh bien figurez-vous que je n’ai même pas pu être reçu ! Ils ont même été fort gros-siers avec moi et m’ont fait comprendre bruta-lement que je ne devais plus revenir ! Eton-nant, non ? »

- Étonnant n’est pas vraiment le mot, lui ré-pondit Antoine Bourbon, qui faisait effective-ment office de consul de France à Sanaa et parvenait à écouter sans impatience son inter-locuteur. Je dirais plutôt qu’en général les Saoudiens n’envisagent le pèlerinage qu’au sens musulman du terme. Vous savez, le Hadj. Il sera à mon sens difficile d’obtenir gain de cause. D’autant plus que, sans entrer dans le détail des relations yéméno-Saoudiennes, je dois vous dire qu’ici les voisins du Nord sont en position de force et que je doute que mon homologue Saoudien ait réellement envie de se pencher sur votre problème. Il va vous falloir trouver une autre solution, sachant que vous êtes dans un cul-de-sac, coincé au fond de la Péninsule Arabique. De Djibouti, je présume

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que vous avez compris que l’Érythrée et le Soudan vous étaient interdits pour cause d’agitation un peu trop prononcée, ce qui ne vous laisse guère que la solution d’un vol Sa-naa-Amman.

Rompu à ce type d’entretien, Antoine laissa venir, sans la provoquer, l’exposition du se-cond problème, qui ne tarda pas :

- Depuis mon départ, il y a trois mois, j’ai eu pas mal de frais et j’ai bien dépassé mon bud-get. Il ne me reste plus d’argent et je crois que je ne pourrai même pas me payer un abri pour la nuit. Est-ce que l’ambassade pourrait m’aider ? J’ai toujours payé mes impôts et je pense que j’y ai droit.

Le droit ! Le grand mot était lâché. Combien de fois au cours de ces dernières années, avait-il fallu expliquer que l’argent gagné par des Français ne voyageant pas ne pouvait servir à subventionner les balades de distraits accros des Tropiques. Ceci fait une fois de plus, An-toine indiqua au pèlerin désargenté un hôtel au confort et aux tarifs très locaux. Il l’engagea en outre à se renseigner sur le prix des vols pour Amman, à rechercher dans son carnet d’adresses les références d’un ami généreux, puis à prendre congé. Bien sûr, il reviendrait.

Le diplomate passa rapidement quelques coups de fil et apprit ainsi que notre homme était déjà connu de Djibouti et d’Addis Abeba.

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En Ethiopie, il avait même fait de la prison pour un fait mineur. Il se trouvait donc bien le dos au mur, la géographie le poussant vers le nord et les évènements en Érythrée et au Sou-dan lui interdisant tout itinéraire par l’Afrique.

Il faudrait trouver une solution. Antoine en était là de ses réflexions lorsque,

le téléphone sonna : le standardiste lui passa un appel provenant d’une agence de voyages locale qu’il avait appris à connaître. C’était le directeur lui-même qui le sollicitait :

- Ah Monsieur le Consul, comme je suis content de vous avoir. Un grand malheur est arrivé. Un de nos clients, qui voyageait en in-dividuel, a eu un accident. Mon guide m’a dit que l’homme était mort et il ne sait pas quoi faire du corps. Moi non plus d’ailleurs. Comme il s’agit d’un Français, alors je me dé-pêche de vous prévenir et de prendre conseil…

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III Jeudi 10 avril 1997 (suite) - Sanaa Antoine était une sorte de pompier.

D’ailleurs, à l’usage, le terme avait été adopté par les Affaires étrangères et il désignait les volontaires pour les missions de longue durée dans des postes sinistrés. Par « sinistrés », on entendait des ambassades ou consulats en manque criant de personnel, lorsque le peu d’agents restants ne pouvaient plus, physi-quement, remplir les tâches les plus élémentai-res qui leur étaient dévolues.

Les circonstances de sa carrière (avec un pe-tit « C », la « Carrière » restant l’apanage de personnages plus haut placés et rechignant bien souvent à mettre les mains dans le cam-bouis) avaient valu à Antoine un statut privi-légié. Célibataire endurci, misanthrope à ses (mauvaises) heures, avide de calme et de ver-dure, il partageait les loisirs qu’il se ménageait entre deux missions à des « retraites » dans sa

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propriété familiale tapie dans un paysage de forêts et d’étangs au centre de la France. Par familiale, il fallait entendre que la maison et les terres qui l’entouraient avaient été dans sa fa-mille depuis toujours. Mais de famille, il n’en restait plus et il agrémentait sa solitude de lec-tures variées, de longues marches à l’écoute des sons de la nature changeante qui l’environnait et des indispensables activités manuelles réclamées par l’entretien de la pro-priété. Il aurait aimé bénéficier d’une vue dé-gagée, d’un paysage lointain à contempler, mais à mesure que le temps passait, il appre-nait à limiter son horizon, et pas seulement géographique.

En contrepartie, il se rendait disponible du jour au lendemain pour combattre tous les feux qu’on lui désignait. Si cette situation lui attirait envie et jalousies, peu de ses collègues étaient prêts à l’assumer, tenus qu’ils étaient par toutes les contingences que se charge d’amonceler une vie sociale et familiale nor-male. Sans attaches, il savait où revenir.

Il avait remplacé des diplomates évincés à

la suite de sombres affaires de corruption, des rapatriés sanitaires et autres accidentés, des dépressifs, des incompétents,… la liste serait longue. Il arrivait même que le « Départe-ment », (terme historique désignant le Minis-

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tère des Affaires étrangères), faute de moyens ou par négligence, laissât un poste vacant suf-fisamment longtemps pour qu’une interven-tion devienne subitement nécessaire.

Cette fois, le « consul » (terme plus honori-fique et générique que recouvrant une réalité, puisqu’il n’y a pas de consulat de France à Sa-naa) avait dû quitter le pays précipitamment, victime de relations mal choisies. L’expression était volontairement vague et pouvait recou-vrir de nombreuses réalités. De fait, Antoine n’en avait cure. Dans une république islami-que, même un diplomate ne peut se permettre ouvertement certains comportements, voila tout.

Cela faisait donc près de deux mois

qu’Antoine Bourbon, sur le point de basculer sereinement dans la quarantaine, était « M. le Consul » et qu’il passait ses journées à jongler avec sa petite communauté française, constitué pour un tiers d’expatriés pour le compte de l’Etat, d’un tiers d’employé de grosses sociétés françaises (téléphonie, pétrole et gaz, cartogra-phie,…) et d’un dernier tiers de franco-djiboutiens venus tenter leur chance au frais, fuyant leur chaudron d’origine pour respirer l’air de Sanaa, à 2.400 m d’altitude. Il était aus-si chargé des visas pour la France , délicat sujet dans un pays placé sur liste noire car abritant

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décidément un peu trop d’individus douteux friands d’attentats et de propagande islamico-violente. Faute d’homme du métier, il servait aussi d’intendant, de régisseur, de contremaî-tre, … Son bureau, situé au rez-de-chaussée de l’ambassade, elle-même installée dans un bâ-timent au style résolument local avec ses qa-maryias4 et sa pierre de taille apparente, était le centre du maelström quotidien préludant à l’activité matinale du poste.

Et puis il y avait les touristes, certains en

groupe, d’autres solitaires aventuriers au long cours, d’autres encore arrivés là poussés par le vent ou le mysticisme. Si les problèmes de cer-tains relevaient d’une simple aide matérielle, le cas à venir allait certainement demander dé-brouillardise, improvisation et doigté : au Yé-men, on enterre les morts et on les oublie assez rapidement. Rien n’est prévu pour les étran-gers désireux de conserver et transporter les pauvres enveloppes corporelles dont Allah les a affublés.

- … Vous avez bien fait, répond Antoine au

directeur d’agence désemparé. Je vais bien sûr m’en occuper, de votre client. Mais nous de-

4 Vitraux moulés dans des cadres de plâtres

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vons d’abord faire le point. Où se trouve le corps actuellement ?

- A Bokour. Il est tombé de la falaise. Les villageois l’ont remonté et l’ont déposé dans une maison inoccupée. Personne ne sait quoi faire. Ça s’est passé hier en fin d’après-midi mais je ne l’ai su que ce matin. Vous savez ce que c’est…

Oui, Antoine savait. Le mot urgence n’a pas la même signification dans tous les pays… D’ailleurs, tout bien considéré, peut-on parler d’urgence s’agissant d’un mort ?

- A part votre guide, y-a-t-il quelqu’un d’autre qui voyageait avec lui ?

- Non, personne, il avait loué la voiture pour lui tout seul.

- Avez-vous une copie de son passeport à l’agence ?

- Non. - Avait-il souscrit une assurance ? - Oui, nous l’exigeons de tous nos clients.

En fait, c’est le tour-opérateur en France qui l’exige.

- Sage précaution. Auprès de quelle compa-gnie ?

- Tourisme Assistance. Le correspondant ici est l’agence « Yémen Horizons ». Vous devez avoir leur téléphone je pense, le patron est français.

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- Oui, bien sûr. Par hasard, auriez-vous un contact en France ? De la famille, des amis de votre client ?

- Non, rien, uniquement le nom de l’agence auprès de laquelle il avait acheté son voyage.

- Donnez, ça pourra toujours servir. Mais d’abord, donnez-moi ce que vous avez sur lui, son nom, son prénom, sa date de naissance, son adresse, tout.

- Attendez, je cherche le dossier. Vous sa-vez, je vous ai appelé tout de suite. Ça ne m’est jamais arrivé jusqu’à maintenant. Quelle his-toire !

« Au touriste non plus, ça n’était jamais ar-rivé » pensa Antoine, vite ramené à la réalité par son interlocuteur.

- … Voilà, j’ai ce qu’il vous faut : il s’agit de Marc A-N-D-R-I-E-U-X, né le 27 avril 1947 en France. Le nom de la ville est trop compliqué pour moi…

- Pour l’adresse, ce sera pareil, envoyez-moi tout ça rapidement par télécopie. Peut-on join-dre votre chauffeur par téléphone ?

- Oui, il est redescendu dans la vallée et il attend des instructions. C’est le 687 52 44. De-mandez Khalid. C’est mon type.

- Je m’en occupe et je vous tiens au courant.

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Première chose, mettre le corps à l’abri. Le climat a beau être frais et sec, ça va vite. Sur-tout que pour la suite, ça n’allait pas être facile.

Sachant que le transport d’un corps par la route était interdit sans autorisation spéciale et que les barrages militaires entre Bokour et Sa-naa étaient nombreux, il fallait commencer par là. Cette région montagneuse constitue un merveilleux terroir pour la culture du qat. Tout le commerce des feuilles de cet arbuste aux propriétés légèrement hallucinogènes est étroi-tement encadré, et les déplacements quotidiens des livreurs sont contrôlés par l’armée et la po-lice, qui fouillent tous les véhicules.

Antoine rédigea aussitôt une note qu’il fit

traduire et porter au chef de la police. Il l’avait prévenu par téléphone et il savait pouvoir compter sur une réaction rapide. Le messager reviendrait avec l’autorisation dûment signée et tamponnée. Un pick-up pourrait être envoyé à Bokour, avec à l’arrière le cercueil doublé zinc que conservait en permanence l’ambassade pour ce genre de circonstance. Chaque visite aux archives s’agrémentait ainsi d’une petite réflexion sur la vanité de certains comportements, car la « boîte » était entrepo-sée debout face à l’entrée et on ne pouvait la manquer…

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Avec dans ses mains le dossier du mort té-lécopié par l’agence, Antoine commença son enquête devant le mener à la famille à préve-nir. Dur métier…

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IV Vendredi 11 avril 1997 - Sanaa La recherche avait été facilitée par le fait

que le dossier envoyé par l’agence contenait une adresse et un téléphone en France. An-toine avait pu rendre compte au Ministère par télégramme, le service compétent se chargeant ensuite de faire prévenir la famille. En l’occurrence, Marc Andrieux avait une fille, qui devait prendre contact avec lui dans la journée. Le vendredi étant jour de repos, les instructions étaient de le prévenir par radio VHF dès qu’elle aurait appelé le garde de sé-curité présent à l’ambassade. Il reviendrait au bureau pour la rappeler, répondre à ses inévi-tables questions, lui en poser d’autres, donner quelques conseils. Dans ce métier, même le traitement de la mort devient réflexe.

Le corps avait pu être ramené à Sanaa la

veille dans la soirée et entreposé dans un sem-

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blant de morgue construite en marge de l’hôpital Al Thawra, entre le mur d’enceinte et la décharge des déchets hospitaliers. Le mi-nuscule bâtiment était sous la garde d’un vieux Juif philosophe qui y mettait au frais ses denrées périssables les plus précieuses. Mord-haï An Nawas était une figure de l’établissement hospitalier : doté d’un humour à toute épreuve, on le disait d’une sagesse confortée par le voisinage constant des morts. A ce titre, il était fréquemment consulté et son avis faisait autorité.

L’assurance avait été alertée et son corres-

pondant sur place se montrait plein de bonne volonté, même si, heureusement pour lui, il manquait de pratique. Sa contribution serait surtout financière car la rétribution de certains services ne peut se faire selon les canons de la comptabilité publique.

Bref, tout semblait sur les rails et rien

n’aurait dû troubler la sérénité d’Antoine. Ce-pendant, il avait insisté auprès de ses hommes chargés de récupérer le corps pour qu’ils en apprennent un peu plus sur les circonstances de cette chute malencontreuse. D’une part, c’est en général ce que demandent en premier les proches du mort et d’autre part, on ne pou-vait classer l’affaire sous la rubrique « acci-

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dents » sans autre forme de procès. Ce qu’on lui avait rapporté n’éclairait en rien sa lan-terne : « Le Français avait voulu rester seul au bord de la falaise. Personne n’était avec lui, personne n’avait rien vu. C’est Khalid, le chauffeur, qui était parti à sa recherche, ne le voyant pas revenir alors que la nuit risquait d’arriver avant leur retour dans la vallée. »

Comment, sans intervention extérieure, peut-on être victime d’une chute pareille ? Le problème devrait certainement être posé plus sérieusement. Quoiqu’il arrive, Antoine s’était promis d’aller sur place, non seulement pour voir le site qu’il n’avait pas encore visité, mais pour poser quelques questions alentour. Bien sûr, il ne se faisait pas trop d’illusions sur la qualité des réponses, mais au moins il aurait fait quelque chose. Son goût pour la solitude tissait entre lui et le mort un lien dont il voulait tester la solidité.

Il attendait l’appel de la fille d’Andrieux sans appréhension réelle. Face à la mort d’un parent, les réactions sont multiples et il était vain d’en envisager aucune par avance. Jus-qu’à maintenant, il avait connu l’hystérie, la prostration, le calme faussement indifférent, les pleurs convulsifs mais silencieux, l’agressivité et même la réelle absence. Cer-tains familiers repartaient du pays sans même passer par l’ambassade, laissant aux présumés

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spécialistes le soin de tout régler. La confiance des Français dans leur administration est par-fois sans limites.

Lorsque la famille se trouvait en France, le plus délicat était de rendre palpable un évé-nement lointain tout en excluant les excès pro-voqués par l’imaginaire. Comme il savait qu’on ne pouvait assumer un deuil sans un minimum de représentation visuelle, c’était à lui de fournir les images nécessaires.

Antoine passait ce jour de repos chez lui,

dans une petite maison de la vieille ville, prê-tée par un ami photographe amoureux du pays et qui la louait à l’année pour une somme modique. La vieille ville de Sanaa, n’eussent été les paraboles qui « ornaient » les terrasses de certaines maisons, était restée telle que l’avaient voulue les Ayyubides au XIIIème siè-cle : un enchevêtrement de ruelles au réseau incompréhensible pour le non initié, desser-vant des centaines de maisons-tours reliées aux divers marchés et mosquées donnant vie à l’ensemble, le tout ceinturé par une muraille de dix mètres de hauteur. L’étranger pouvait se sentir chez lui dans cette ville pourtant bien arabe. Aucune agressivité mais un intérêt poli de la part des voisins proches auquel il avait fallu expliquer sa présence. Même l’indifférence manifestée par la plupart des

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Yéménites pour leurs visiteurs avait un côté reposant et agréable. Nouer une conversation devait avoir une utilité quelconque, sinon, on passait son chemin. Seuls les enfants courant demi nus dans des venelles servant bien sou-vent d’égouts à ciel ouvert, se montraient avi-des de contacts, toujours souriants et aux de-mandes sans surprise : un crayon ou une pho-to…

A l’heure de la dernière prière, il fallait concéder au progrès l’invention du haut-parleur et participer de force au déchaînement sonore des messages enregistrés par des muezzins laissant le soin à la technique de ré-percuter leur appel.

Bloqué en ville cette fin de semaine, An-

toine partageait son temps entre la lecture et des parties de backgammon sans fin disputées contre un voisin exilé comme lui, son ami Ira-kien Ouddaï. Ouddaï, dont le seul point com-mun avec le fils du dictateur de Bagdad était le prénom, avait fui son pays à la suite des sanc-tions imposées par l’O.N.U. après la Guerre du Golfe. Il estimait en outre que Saddam Hussein ayant dépassé les bornes acceptables en termes de répression, il lui fallait construire son avenir hors d’Irak. Or, en ces temps de diabolisation collective, seul le Yémen acceptait facilement des Irakiens sur son sol. Le paradoxe était

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qu’Ali Abdallah Saleh, le président yéménite, avait été l’un des seuls chefs d’Etat à ne pas condamner l’invasion du Koweït et qu’il était aussi l’un des seuls à accueillir les opposants ou victimes de Saddam… Antoine nourrissait une forte inclination pour ces exilés d’un nou-veau genre, en général très bien éduqués, tra-vailleurs et compétents. La plupart d’entre eux d’ailleurs méprisaient en secret les Yéménites, qu’ils qualifiaient le plus souvent de peuple barbare. Pour Antoine, les plus proches cou-sins des Irakiens de par le monde étaient les Cubains : même niveau culturel et de compé-tences professionnelles, même régime dictato-rial honnis, même diaspora désespérée ne rê-vant que de retour triomphal.

Pour ses déplacements, Antoine utilisait la

moto de son ami. Elle avait l’avantage d’être adaptée autant à l’étroitesse des passages à emprunter dans la vieille ville qu’au désordre enfumé et sonore des monstrueux bouchons de la ville moderne.

C’est ainsi qu’il répondit à l’appel du garde de permanence pour se rendre à son bureau afin de rappeler la fille Andrieux.

- Madame, bonjour, je vous rappelle comme

convenu pour le décès de votre père. Mes condoléances… Nous essaierons de faire au

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mieux pour vous rendre moins pénibles les jours qui viennent. Que souhaitez-vous sa-voir ? Que puis-je faire pour vous ?

- Merci. La voix était ferme, dénuée des tra-ces que laisse en général un chagrin profond, d’un velouté quasi sensuel. Tout d’abord, je dois être franche avec vous : j’entretenais avec mon père des relations assez conflictuelles et sa mort ne me plonge pas réellement dans le désespoir. Je veux que tout soit clair de ce côté là.

Effectivement, cela avait le mérite d’être clair, mais ce ne serait pas nécessairement plus facile pour autant.

- D’autre part, on a dû vous dire que j’étais sa seule famille; en fait, j’ai un frère, un peu plus jeune que moi, dont je suis sans nouvelles depuis quatre ans environ. Je prendrai donc moi-même les décisions concernant les suites du décès de notre père. Mais avant d’en parler, j’aimerais en savoir un peu plus sur les cir-constances de sa mort. Que pouvez-vous m’en dire ? Je ne savais même pas qu’il se trouvait au Yémen. Était-il seul ? Comment voyageait-il ? Que s’est-il passé exactement ?»

Antoine répondit du mieux qu’il put en fonction de ce qu’il avait pu savoir, ce qui eu l’heur de contenter, sans doute provisoire-ment, son interlocutrice. Il y ajouta ses propres demandes :

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- Savez-vous si votre père avait souhaité être enterré ou incinéré ?

- Enterré, très certainement. Nous avons un caveau à Lyon et il n’y a jamais eu de créma-tion dans notre famille.

- Sans doute les correspondants de l’assurance vous l’ont-ils déjà dit, j’aurai be-soin d’une copie de l’acte de naissance de M. Andrieux et de l’autorisation d’inhumer déli-vrée par la mairie, de Lyon donc. Pouvez-vous me télécopier ces documents ?

- Je m’en suis occupée, vous aurez ces pa-piers lundi sans doute. J’ai eu votre numéro de fax par l’assurance. Quand comptez-vous faire envoyer le corps ? Je voudrais tout de même organiser une cérémonie, je crois qu’il restait un peu de religion à mon père.

- Je ne peux rien vous promettre. Ce devrait être dans le courant de la semaine prochaine, mais cela ne dépend pas que de moi, les Yé-ménites ont aussi leur mot à dire et doivent établir certains documents. Et au Yémen, le temps n’a pas la même valeur que chez nous. Je vous tiendrai au courant. S’il y a lieu, pré-venez le notaire de votre père, je crois savoir qu’il gérait de grosses affaires, il y aura certai-nement des démarches urgentes à effectuer.

En effet, le Ministère avait bien fait les cho-ses et avait pu rapidement informer Antoine du statut social d’Andrieux. Même si la devise

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de la République l’infirme, il y a des Français plus égaux que d’autres et dont il faut prendre un soin tout particulier, même quand ils sont morts…

- Bien sûr. Il avait effectivement une entre-prise importante et je ne sais pas ce que tout cela va devenir. Je ne sais pas ce qu’il avait prévu, ni même s’il avait prévu quelque chose. Moi, j’ai ma vie ailleurs, mais je ne pense pas que tout cela vous intéresse beaucoup.

- En fait, si. Vous savez, je ne fais pas qu’établir des documents et donner des coups de tampons. Je sais qu’il y a une vie, ou des vies, derrière tout ça.

J’attends de vos nouvelles. N’hésitez pas à rappeler en cas de besoin. En ce moment, il y a une heure de décalage horaire : chez vous il doit être onze heures et ici il est midi. Nous travaillons les samedis et dimanches.

Au revoir.

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V Samedi 12 avril 1997 - Sanaa Surprise ce matin en arrivant à

l’ambassade : un camion-benne, un de ces an-tiques Mercedes réputés increvables dans toute la contrée, est garé devant le portail, son chauffeur endormi, la tête sur le volant. Dans la benne du camion, un conteneur de 20 pieds. Et dans le conteneur, très certainement, la nouvelle voiture de fonction de l’ambassadeur. Les formalités (27 signatures et tampons dans quatre ministères différents) avaient effecti-vement été menées à leur terme. Pour deux démarcheurs adroits et efficaces, c’était l’affaire d’une petite semaine à plein temps. Les joies de l’administration…. Le transitaire avait donc pu faire monter la voiture depuis le port de Hoddeidah, de la Mer Rouge à Sanaa, 400 km, dix heures de route, dans la nuit. Il avait dû oublier que pour décharger une voi-

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ture, il faut un plan incliné, pas une benne s’ouvrant à deux mètres au dessus du sol.

Pas de chance pour Antoine, il avait un am-bassadeur matinal. Aussitôt informé de l’arrivée de son nouveau jouet, il avait exigé de pouvoir le contempler et l’essayer.

- Alors, Bourbon, qu’allez-vous trouver comme solution miracle ? Pourrez-vous dé-jouer les lois de la physique ou allez-vous uti-liser tous les bras valides de l’ambassade pour descendre le conteneur dans la rue ? Il y a là, disons trois tonnes et demie; à 70 on devrait y arriver…

- Laissez-moi vingt minutes et je reviens, M. l’ambassadeur… »

Enfourchant sa moto, Antoine se dirigea

vers un quartier qu’il traversait chaque matin, où attendaient les journaliers du bâtiment. Tous possédaient leur outil de travail : qui un pinceau, qui une truelle, qui … une grue. Eh oui, on pouvait à Sanaa trouver un grutier dis-ponible en quelques minutes. Restait à le déci-der en s’entendant sur un bon prix. Une fois arrivé à un accord, Antoine, suivi de son nou-veau contractant juché sur son engin, revint à l’ambassade. Bloquant la rue, le grutier des-cendit le conteneur. Celui-ci ouvert, apparut à nos yeux blasés ou émerveillés, c’est selon, le nec plus ultra de la technique automobile so-

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chalienne : une 605 flambant neuve. Les yeux brillants d’un enfant devant son sapin de Noël, l’ambassadeur repoussa tout le monde et s’arrogea d’autorité le rôle de premier chauf-feur de la splendeur. Las, la batterie avait été débranchée et il fallut pousser le véhicule à la main dans l’enceinte de l’ambassade.

L’incident clos, la journée allait pouvoir

commencer. Rien n’avait évolué depuis la veille, aucune

télécopie n’était arrivée concernant le transport du corps. Par contre, le pèlerin au long cours était là, rasé et propre mais, apparemment tou-jours aussi démuni. Après avoir lu la livraison de télégrammes du matin, Antoine le fit entrer dans son bureau.

- Alors, M. Baskovec, où en êtes-vous de

vos réflexions ? Avez-vous retrouvé un ami fortuné dans votre carnet d’adresse ?

- Vous savez, l’hôtel que vous m’avez conseillé est vraiment bas de gamme. J’ai passé deux jours épouvantables.

- Bah, c’est toujours mieux que les geôles éthiopiennes, non ? L’important pour vous, c’est surtout le tarif. » Il semblait à point. Il al-lait certainement retrouver la mémoire, se dit Antoine. Effectivement :

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- Oui. Écoutez, je crois que je pourrais de-mander à un ami que j’ai en Martinique de m’aider. Je peux téléphoner d’ici ? En ville c’est trop cher.

- Bien sûr, fit Antoine soulagé mais laissant transparaître juste assez d’agacement pour dissuader son interlocuteur d’aller plus avant dans ses demandes.

Sympathique mais connaissant son monde,

l’ami avait refusé d’envoyer des fonds. Par contre, il avait accepté d’envoyer un billet pré-payé Sanaa-Amman, ce qui réglait le problème temporairement pour notre ami et définitive-ment pour Antoine.

Puis la journée se passa dans la routine ha-

bituelle, les demandeurs de visas sans espoir et ceux qui envoyaient avec dédain leur seul homme de confiance, refusant de s’abaisser à comparaître personnellement, les Français avides de documents, l’appel quotidien depuis la résidence destiné à rappeler à Antoine que, décidément, les domestiques étaient des bons à rien maladroits, la maison un bouge infect et le matériel mis à la disposition de Madame pour recevoir insuffisant et dans un état déplorable. La femme de l’ambassadeur se révélait d’humeur toujours égale… Heureusement, prétextant de pressantes obligations familiales,

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elle s’absentait souvent du pays, laissant souf-fler et son mari et le personnel de la résidence.

Parmi les quelques Français venus accom-

plir diverses formalités à l’ambassade ce jour-là, l’un des demandeurs de passeport avait re-tenu l’attention d’Antoine, qui avait souhaité le rencontrer. Il représentait une nouvelle caté-gorie de résidents, dont l’importance restait par nature inconnue mais dont on pouvait dé-finir un profil assez précis. Jeunes désœuvrés recrutés surtout dans les banlieues défavori-sées, mais aussi dans d’autres couches de la société française, ils s’étaient convertis à l’Islam et poursuivaient leur « formation » dans quelques pays bien ciblés, dont le Yémen. Convaincus d’avoir trouvé leur voie, ces jeu-nes idéalistes d’un nouveau genre y approfon-dissaient leur connaissance du Coran et, pour les plus motivés, celle du maniement des ar-mes et des explosifs. Le circuit passait parfois par l’Algérie et les structures du Front Islami-que du Salut, mais aussi par le Kenya ou la Tanzanie, où s’implantaient des madrasas très actives. Au Yémen, quelques imams aux res-sources paraissant inépuisables s’étaient instal-lés dans le nord du pays, près de la frontière avec le grand voisin Saoudien (très certaine-ment une coïncidence…). Ils prêchaient la

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bonne parole et enseignaient le geste adéquat devant lui être joint.

Le visiteur avait revêtu sa panoplie : sanda-

les, ample habit local, petit bonnet. La barbe était de rigueur, le visage hâve et le corps amaigri par les jeûnes à répétition. Par bon vent, on pouvait juger de son attachement rela-tif aux obligations de sa nouvelle religion quant aux ablutions. Fort paisible au demeu-rant et avide d’ajouter un nouveau converti à la communauté des Croyants, il n’avait pas re-chigné à décrire son itinéraire passé, sa situa-tion présente et ses projets les plus réalistes. En d’autres temps et sous d’autres latitudes, notre homme aurait pu faire un Franciscain très pré-sentable, s’était dit Antoine en le dévisageant.

Il s’était dépeint comme un jeune homme

sans avenir dans une société qu’il ne compre-nait pas, dénuée de morale et de principes forts susceptibles de galvaniser les énergies. Dénué de repères, d’amis et de diplômes, il avait intégré un groupe solidaire qui se réunis-sait dans l’annexe de la mosquée de son quar-tier lyonnais. Découvrant un texte simple que, de plus, on se chargeait de lui expliquer, il avait acquis rapidement le goût de l’étude des sourates et s’était engagé rapidement : devenu musulman, il faisait partie d’une communauté

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puissante au sein de laquelle il savait devoir jouer un rôle le jour où Allah le déciderait, et comme Il le déciderait. La vie de Loïc Fougier ne lui appartenait plus, il en avait fait un don actif.

Perfectionnant son enseignement dans le nord, il comptait bientôt repartir en voyage et, pour cela, il lui fallait renouveler son passe-port. La comparaison de la photo figurant sur celui-ci, qui datait de cinq ans, avec le visage de son interlocuteur, fit mesurer à Antoine le chemin parcouru par ce dernier. Il lui fallait vraiment avoir la foi (c’était d’ailleurs le mo-ment ou jamais) pour reconnaître le titulaire du document dans le militant islamiste qui lui faisait face.

Qu’importe, cet entretien et les informations données par Fougier iraient grossir les dossiers du représentant des « Services extérieurs » dont la principale mission était justement d’identifier les Islamistes présents dans le pays et de cerner leurs projets. Habitué à la fréquen-tation de tous types de barbouzes, Antoine avait noué avec ce Deuxième Secrétaire un peu particulier des rapports francs et de bonne in-telligence mais sans plus.

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VI Lundi 14 avril 1997 - Sanaa Le décalage des jours ouvrables entre le

Yémen et la France faisait que les seuls jours « pleins » de l’ambassade étaient les lundis, mardis et mercredis. Dès le jeudi, la moitié du personnel était en congé et la France ne travail-lait pas les samedis et dimanches. Ce lundi de-vait donc être un jour décisif pour l’organisation du transport du corps de Marc Andrieux. Muni de tous les documents fran-çais, soit arrivés par télécopie dans la journée, soit établis par lui-même, Antoine commença la longue course d’obstacles menant à la pose de scellés sur le cercueil. Il était prévu que le « colis » parte le lendemain matin dans les sou-tes du vol Yemenia pour Paris.

Antoine s’était adjoint les services de Gé-rard Delluc, le directeur d’agence de voyages faisant office de correspondant de la société d’assistance. Ce titre faisait de lui la seule per-sonne habilitée à payer tous les frais, y compris

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les bakchichs à intégrer dans la colonne « frais divers », de l’opération. Trouver le bon interlo-cuteur virtuel dans l’administration yéménite fut relativement facile. Rencontrer physique-ment cet homme indispensable le fut beau-coup moins, puisque qu’il était parti qater avec la clé du tiroir de son bureau contenant les tampons et donc son pouvoir. Il fallut attendre la fin de la partie de qat (participation faculta-tive) puis repasser au bureau de ce fonction-naire dont Antoine ne sut jamais s’il était poli-cier, juge ou procureur, et enfin se rendre à l’hôpital.

Il faisait nuit et les alentours du dépôt avaient été livrés aux rats attirés par les ordu-res en tout genre entreposées près du petit lo-cal, toujours placé sous la garde flegmatique du toujours prévoyant Mordehaï An Nawas. Celui-ci ouvrit fièrement son frigo afin de faire constater à ses honorables visiteurs que le corps de l’étranger était toujours là, et que l’œuvre de la nature était freinée par le froid que produisait le compresseur poussif alimen-té tant bien que mal par le réseau électrique très alternatif de la ville.

Cette réfrigération très approximative était le seul traitement auquel le corps avait été li-vré, ce qui rendait son évacuation de plus en plus urgente. La thanatopraxie est un art qui n’a pas pénétré les pays où les morts sont en-

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terrés dans la journée, comme c’est le cas dans tout le Moyen-Orient. Les mœurs de l’Egypte antique apparaissaient bien éloignées à An-toine alors que se présentait un bête problème de manutention : il s’agissait de retirer le corps de son tiroir réfrigéré et de le porter jusqu’au cercueil, posé à terre à l’extérieur du minus-cule bâtiment. Or, le gardien ne touchait pas aux corps placés sous sa garde, Antoine et Del-luc s’estimaient incompétents (pour ne pas avouer leur dégoût) et le policier-juge-procureur (au choix) ne s’abaisserait pas à tra-vailler et ce, quelle que soit la nature du tra-vail.

C’est donc dans la rue que, moyennant fi-nances, furent recrutés des manutentionnaires prêts à tout pour s’assurer si tôt le qat du len-demain. Andrieux était toujours couvert des habits qu’il portait lors de sa chute et aucune toilette mortuaire n’avait été opérée. Advienne que pourra : les Pompes funèbres en France fe-raient très certainement le nécessaire s’il fallait ouvrir le cercueil avant la mise en terre.

Le « colis » fermé, vissé et scellé à la cire,

tout le monde s’en fut chez soi, soulagé et va-guement honteux. Le mort une fois enfermé dans sa boîte était devenu un banal objet de fret aérien. Chacun pouvait oublier cette gêne, quitter cette attitude fausse de respect d’un

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mort inconnu mais qui préfigure son propre destin.

Antoine était d’une époque et d’un milieu

qui ignoraient le gris. Le manichéisme de cette vie en noir et blanc avait servi de rempart à l’incertitude qui, chez d’autres, ouvre la voie au questionnement de toute une vie. Même Mai 68 (il allait sur ses huit ans) était passé au travers de la société au sein de laquelle il grandissait sans laisser la moindre trace. Ce n’est qu’un peu avant ses 20 ans, les voyages et les lectures aidant, qu’il avait pris conscience que l’existence du Paradis, gagné à la fois par les indulgences, les prières et une charité de façade, ne pouvait être au mieux que l’objet d’un pari pascalien. Sa vision de la mort avait été servie par une absence de réalité concrète bienvenue, la longévité de ses grands-parents étant là d’une aide fort précieuse.

Ses premiers morts lui furent offerts à ses débuts dans le métier par un supérieur qui avait décidé que le dernier arrivé devait être affecté en priorité à ce pensum. Aux banals in-farctus, succédèrent des suicides (pendaison, barbituriques, pourquoi ces gens-là n’étaient-ils pas restés chez eux pour se supprimer ?…), quelques accidents et, à une certaine période, des attentats à la bombe télécommandée. An-toine se trouvait alors à Tel Aviv, et les soldats

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de la FINUL en faction à Naqoura, à la fron-tière libano-israélienne, servaient de cibles à de joyeux bricoleurs qui préféraient s’entretuer à l’abri des regards de l’ONU. Le résultat était en général assez pitoyable mais tous avaient droit aux honneurs militaires.

La première conclusion qu’avait tirée An-toine de la vue de tous ces cadavres étaient qu’on devrait toujours vivre en pensant que tout pourrait s’arrêter dans la minute qui suit. Car, malgré de nombreuses années passées à étudier le latin, ce n’est que bien après avoir quitté les bancs de l’école qu’Antoine avait compris le véritable sens de « Carpe Diem ». La seconde, c’est qu’il était impossible de se conformer à ce précepte. Il savait être de ceux qui ne savent remettre constamment en pers-pective leurs agissements les plus vils, leurs mesquineries les plus basses, leurs jalousies et envies les plus dévorantes. Les « piqûres de rappel » que lui procurait la confrontation ré-gulière avec la mort ne constituaient que des à-peu-près plus ou moins satisfaisants. La qua-rantaine se profilant derrière la fin du siècle ne semblait pas avoir un impact suffisant sur ces réflexes de vivants qui nient la mort.

Rentré chez lui, Antoine s’endormit toute-

fois sans états d’âme.

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VII Mercredi 16 avril 1997 - Sanaa La matinée tirait à sa fin et aucun incident

notable n’était venu troubler la journée de tra-vail d’Antoine. Il avait reçu la visite d’une « habituée », luxe qu’il pouvait s’autoriser dans un pays où la communauté française était aussi réduite.

Hélène Boissard, la soixantaine bien tassée (un peu voûtée même), était un petit bout de femme étriquée au destin balzacien. Issue de la petite bourgeoisie du Sud-ouest, elle avait dans sa jeunesse « fauté » avec un homme ma-rié, menteur et lâche (redondances), qui n’avait bien sûr aucunement assumé les suites de cette brève histoire dont on peut se demander (mais pas longtemps) si elle était d’amour. Rejetée par son milieu, la jeune femme d’alors était restée vivre avec sa mère et avait tenté d’élever la petite fille née de cette révélation éphémère des plaisirs interdits. Une fois adulte, la jeune

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fille était partie de la maison en claquant la porte (on imagine l’atmosphère étouffante), et notre Hélène avait reporté son affection sur sa mère déclinante, vivant en cercle fermé d’une retraite maigrelette et d’un salaire qui ne l’était pas moins, notre bourgeoise déclassée n’ayant pas fait d’études.

La vie s’écoulait, monotone, lorsqu’Hélène se retrouva seule après avoir veillé sur sa mère jusqu’au dernier instant. Seule en effet, puis-que sa fille cultivait ardemment un puissant ressentiment contre sa mère. Elle jugeait la fai-blesse de sa mère face aux conventions de son milieu comme le summum de la lâcheté et ne lui pardonnait pas l’enfance qu’elle lui avait fait subir.

Une timide tentative de suicide avait conclu le deuil sans émouvoir grand monde. Se pre-nant par la main, Hélène Boissard avait dirigé son spleen vers le soleil yéménite où elle avait connu « la » révélation : il existe des sociétés où des gens prennent le temps de tisser des rapports sociaux, des sociétés où la solitude ne peut exister, où parler avec un inconnu ne constitue pas une incongruité. Buvant le thé n’importe où dans Sanaa, elle se liait rapide-ment avec des Yéménites curieux et disponi-bles. Dépassant la barrière de la langue, elle se repaissait de conversations décousues et de questions sur elle-même, petit être jusqu’alors

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insignifiant et transparent. Elle revivait ou, tout bonnement, commençait à vivre.

Tout cela, Antoine l’avait appris au cours des multiples conversations qu’il avait eues avec Hélène, dont la situation l’avait de prime abord inquiété : Sanaa n’est pas vraiment comparable à la Côte d’Azur question lieu de villégiature. A l’absence quasi totale de struc-tures sanitaires correctes pour une femme de cet âge, s’ajoutaient les risques liés à toutes ces rencontres impromptues, très certainement en-richissantes mais pouvant déboucher sur de probables catastrophes en cas de mauvaise pioche.

C’est d’ailleurs autour de ce cas que s’étaient retrouvés, contre toute attente, An-toine et le « Deuxième Secrétaire », Julien Maume. Les guillemets soulignent l’hypocrisie du titre, notre homme étant en réalité, comme on l’a vu, l’espion officiel de l’ambassade.

Hélène avait souvent mentionné la présence inopinée d’un jeune Algérien dans son entou-rage. Très prévenant, semblant désintéressé, le jeune homme n’en représentait pas moins un danger potentiel, car la majorité des Algériens résidant au Yémen était constituée de militants du Front Islamique du Salut en «cure de re-pos» ou en «formation»… Alerté, Julien Maume avait avoué à Antoine qu’il comptait lui parler un peu plus tard de cette dame dis-

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tinguée mais immature, qu’il avait placée sous la protection plus ou moins rapprochée de son principal informateur au sein des Islamistes en villégiature qu’il était chargé de surveiller. Exit donc les soupçons nourris à l’égard du sympa-thique Samir Mouhdad, dont l’identité avan-cée par Hélène avait été confirmée par Maume.

Ce matin-là, Hélène était venue pour

s’enquérir de l’arrivée de ses fonds ; Antoine avait en effet mis en place un circuit d’approvisionnement en argent frais de sa pro-tégée, en liaison avec sa fille, trop heureuse de savoir sa mère à 7 heures d’avion ou des jours de dromadaire de la France. Un coup de fil à sa correspondante de la Banque Indosuez avait permis à Antoine de rassurer et aiguiller sa protégée, aussi sympathique qu’envahissante.

Peu après, un coup de fil qui aurait pu res-

ter anodin vint troubler cette douce quiétude. - M. le Consul, bonjour. Je me présente, si

votre standardiste ne l’a déjà fait : Maître Da-niel Sorgue, de l’étude Sorgue et Marty, à Lyon. J’ai été contacté hier soir par la fille de M. Andrieux.

- Bonjour Maître. Antoine restait sur la défensive et attendait

la suite avec une légère appréhension.

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- Triste histoire n’est-ce pas ?… En fait, M. Andrieux était plus qu’un client pour moi, je pense même pouvoir dire qu’il était de mes amis. C’est pourquoi il m’avait laissé un tes-tament concernant la transmission de ses biens, mais aussi une lettre à ouvrir sans at-tendre concernant les modalités de ses obsè-ques. M. Andrieux était prévoyant. Il s’avère qu’il voulait que son corps soit incinéré puis ses cendres dispersées dans la rivière bordant le jardin familial. Tout cela n’est pas vraiment conforme à ce qui a semble-t-il été prévu par sa fille.

J’ai contacté les Pompes Funèbres, qui m’ont appris que vous aviez été chargé de la mise en bière et que les procédures ne sont pas les mêmes en cas d’incinération. Pouvez-vous m’expliquer cela ?

- C’est assez technique Maître. En fait, nous devons nous assurer que le corps ne contient pas de stimulateur cardiaque ; il y a un risque d’explosion en cas d’incinération. Et puis le laissez-passer établi pour faire voyager le corps sans que le colis puisse être ouvert par les différents est un peu différent. Ce laissez-passer est établi en fonction de ce que nous re-cevons de la Mairie de la ville de destination, qui est seule habilitée à donner les autorisa-tions soit d’inhumer, soit d’incinérer. Mais dans le cas de M. Andrieux, tout cela relève de

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spéculations inutiles puisque le corps est déjà parti. Il doit être à Orly à l’heure qu’il est. C’est là qu’atterrissent les avions de Yemenia air-ways, la compagnie locale. A mon avis, il fau-drait voir avec les Pompes Funèbres en charge du transfert en France. Si vous voulez vrai-ment faire changer le cours des choses pour respecter les dernières volontés de votre ami, il faudra entreposer le corps dans un lieu prévu pour cela et contacter, je crois, le Procureur de la République, qui est seul compétent pour changer la destination d’un cercueil déjà scellé. Tout cela est bien administratif, mais malheu-reusement, même cet aspect de la vie est très réglementé en France.

En homme de Droit, le notaire s’abstint de commenter, comme l’aurait fait n’importe quel Français, la complexité des procédures admi-nistratives.

- Merci pour tous ces renseignements. J’espère que je parviendrai à mes fins. Vous avez été fort aimable, mais laissez-moi tout de même vous dire que vous semblez exercer une profession bien étrange… A tous points de vue…

Enfin, à bientôt peut-être et merci encore. Le notaire avait raccroché, abandonnant

Antoine à ses réflexions.

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VIII Nuit du vendredi 18 au samedi 19 avril

1997 - Près de Lyon Tarik avait bien aimé le nom de la ville :

Tassin-La-Demi-Lune, ça changeait de Sarcel-les ou Clichy. Il avait moins apprécié l’adresse : avenue de la République. Il regret-tait qu'en France ce mot rime encore avec "laï-que", plutôt qu'avec "islamique". Mais il n’était pas là, dans l’arrière-boutique des Pompes Fu-nèbres Générales, à 450 kilomètres de ses habi-tudes, pour changer la toponymie de la ban-lieue lyonnaise. Accompagné de deux Frères sûrs, il avait volé la camionnette blanche à Romainville et ils avaient dévalé la route des vacances jusqu’à Lyon. Il leur avait bien été précisé de faire vite : le corps devait être récu-péré au plus tôt. Ils n’avaient pourtant pas emprunté l’autoroute, qui reste tout de même un endroit fermé où la maréchaussée a la part trop belle. On n’est jamais trop prudent.

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La tâche s’annonçait rude, il fallait déjouer

les alarmes (« ces croque-morts, quels mé-fiants, que veulent-ils protéger ??? »), trouver le cercueil scellé, le sortir le plus discrètement possible et tracer aussi vite que le permettrait le Diesel poussif de la fourgonnette vers un endroit où il faudrait récupérer la marchandise elle-même. Il appréhendait en fait surtout cet aspect des choses : l’équarrissage, très peu pour lui !

Dans l’après-midi, prenant un air éploré et

s’étant confectionné une apparence en rapport avec sa démarche, Tarik avait pénétré dans la boutique sous prétexte de demander s’il exis-tait une officine semblable spécialisée dans les rites funéraires musulmans. À l'employé onc-tueux qui l'avait reçu, il avait expliqué qu'un des ses oncles venait de mourir brutalement, que sa veuve était illettrée, qu'ils n’avaient pas d’enfants,… il lui avait servi une salade si co-pieuse, que l'homme n’avait pu s’apercevoir que son regard était surtout occupé à repérer les lieux. Prétextant un trop grand éloignement des confrères musulmans, Tarik s’était dit inté-ressé par les services éventuels des PFG et avait demandé à visiter les locaux techniques. Mentant avec aplomb, il avait fait miroiter une cérémonie à grand spectacle avec service haut

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de gamme, ce qui avait rassuré le croque-mort adjoint. Tarik avait vu comment accéder à l’arrière des locaux et neutraliser l’alarme qu’il pensait être reliée à un Central en ville. Il avait, pour la Cause, souvent procédé à des effrac-tions bien plus périlleuses et tout s’était tou-jours bien passé.

Maintenant, de retour sur les lieux, il ou-

vrait tour à tour tous les frigos, évitant de po-ser trop longtemps son regard sur ce qu’il y découvrait. Finalement, il était tombé sur ce qu’il cherchait : un cercueil en bois pourvu d’une cheminée d’aération, scellé à la cire aux quatre coins et pourvu d’une étiquette : « Marc Andrieux ». Ainsi, on n’avait touché à rien. Il est des fois où les rigueurs des lois de ce pays avaient du bon. Donnant un bref coup de sif-flet, il alerta son acolyte. Celui-ci avait trouvé un chariot servant à transporter les corps qu’il poussait devant lui. Ils tirèrent ensemble la caisse pour la déposer sur la plateau, refermè-rent la porte du frigo et s’éloignèrent par où ils étaient venus, jusqu’au pied du mur séparant l’entrepôt de la petite rue parallèle à l’avenue de la République. Là les attendait le chauffeur gardant la camionnette. Les efforts déployés pour faire passer la caisse de l’autre côté mi-rent les trois hommes en sueur, Tarik regret-tant de ne pas avoir été aussi assidu que néces-

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saire aux séances de levers de fonte du gym-nase municipal de La Courneuve. Il jura in pet-to d’y retourner plus souvent. En plus, c’était bon pour les filles, pensa-t-il pour se changer un peu les idées.

Une fois chargée, la camionnette blanche

s’éloigna vers l’Ouest, prenant la route des fo-rêts des Monts du Lyonnais.

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IX « Le Progrès » dimanche 20 avril 1997 Découverte macabre près du Mont Pottu

Un promeneur a fait hier samedi une maca-

bre découverte en bordure de la D 635, près de Brullioles, dans les Monts du Lyonnais. Alors qu’il envisageait de gravir le Mt Pottu en guise de randonnée, M. D…, qui était accom-pagné de son chien, a été intrigué par un re-groupement inhabituel d’oiseaux virvoltants et bruyants. En bordure du bois longeant la route à cet endroit-là, il a découvert les restes d’un homme atrocement mutilé et reposant à côté d’un cercueil ouvert, du type de ceux qui sont utilisés pour le transport des corps par avion.

De source policière (la gendarmerie a sem-

ble-t-il été rapidement écartée de l’enquête), on a appris que le corps objet de cette profa-nation était en cours d’identification en liaison avec les services du Ministère des Affaires

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étrangères. En effet, le cercueil conservait la trace de sceaux à la cire, ce qui laisserait sup-poser que le corps provenait de l’étranger et que son acheminement avait donné lieu à une procédure officielle.

On se perd bien sûr en conjectures concer-

nant cette affaire, mais on peut effectuer un rapprochement avec l’intrusion d’inconnus du-rant la nuit de vendredi à samedi derniers dans les locaux des Pompes Funèbres Générales de Tassin-La-Demi-Lune rapportée par ail-leurs. »

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X

TD DIPLOMATIE 23** PARIS, LE 22 AVRIL 1997 URGENT CONFIDENTIEL DIPLOMATIE ORIGINE : CM* AD SANAA CQ DIPLOMATIE NB : DIPLOMATIE : CM* - FAE/DIR NB : SANAA : (POUR L’AMBASSADEUR SEUL) TXT OBJET : DECES AU YEMEN D’UN RESSORTISSANT

FRANÇAIS : M. MARC =ANDRIEUX=. REFERENCES : TD SANAA 2** ET 2** PAR TELEGRAMMES DE REFERENCE, VOTRE POSTE A

INFORME LE DEPARTEMENT DU DECES ACCIDENTEL DE M. MARC =ANDRIEUX= ET DU TRANSPORT DE SON CORPS EN FRANCE A LA DEMANDE DE SA FAMILLE.

LE CORPS DE M. ANDRIEUX, QUI ETAIT ENTRE-

POSE DANS LA SUCCURSALE DES POMPES FUNEBRES GENERALES DE TASSIN LA DEMI LUNE (RHONE), A ETE SUBTILISE DANS LA NUIT 18 AU 19 AVRIL, PUIS RETROUVE LE 19 AU MATIN DANS UN BOIS A QUELQUES DIZAINES DE KILOMETRES DE LYON.

CE QUI SUIT A UN CARACTERE CONFIDENTIEL

==ABSOLU== ET N’A PAS ETE REVELE A LA PRESSE, PAS PLUS D’AILLEURS QUE L’IDENTITE DE M. AN-DRIEUX.

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LE CORPS DE M. ANDRIEUX A ETE RETROUVE OU-VERT ET EVISCERE. DES ANALYSES ONT ETE REALI-SEES PAR LE LABORATOIRE DE LA POLICE JUDI-CIAIRE DE LYON, D’OU IL RESSORT QUE L’ABDOMEN DE M. ANDRIEUX AVAIT CONTENU UNE POCHE RENFER-MANT DU FORMEX F4, QUI EST UN EXPLOSIF EXTRE-MEMENT PUISSANT UTLISE LORS DE CERTAINS ATTEN-TATS RECENTS EN EUROPE.

UNE ENQUETE EST BIEN SUR EN COURS EN FRANCE

POUR RETROUVER LES AUTEURS DE LA SUBTILISATION TEMPORAIRE DU CORPS. LES MILIEUX ISLAMISTES, EU EGARDS AUX ATTENTATS PRECITES, SONT LES PREMIERS VISES.

CEPENDANT, IL APPARAÎT NECESSAIRE DE DETER-

MINER SUR PLACE LES CIRCONSTANCES DANS LES-QUELLES LE PRODUIT INCRIMINE A PU ETRE DISSI-MULE DANS LE CORPS DE M. ANDRIEUX, CE QUI A PERMIS SON INTRODUCTION EN TOUTE IMPUNITE SUR NOTRE TERRITOIRE.

CETTE EXACTION AURAIT PU ETRE MOTIVEE PAR

LE FAIT QUE, DANS UN PREMIER TEMPS, LE CORPS DE M. ANDRIEUX DEVAIT ETRE ENTERRE DANS LA RE-GION LYONNAISE, MAIS QUE PAR LA SUITE ON S’ACHEMINAIT VERS UNE CREMATION. CELLE-CI QUI AURAIT A LA FOIS REVELE LA PRESENCE DE L’EXPLOSIF ET PROVOQUE DES DESTRUCTIONS CERTES IMPORTANTES MAIS SANS DOUTE LOIN DE L’OBJECTIF VISE. LA RECUPERATION DE L’EXPLOSIF AURAIT ETE DECIDEE EN URGENCE.

IL VOUS EST DEMANDE DE FAIRE VERIFIER LES

POINTS SUIVANTS : 1 – CIRCONSTANCES PRECISES DU DECES DE M.

ANDRIEUX 2 – CONDITIONS DE CONSERVATION DU CORPS EN-

TRE LE DECES ET LA CLOTURE DU CERCUEIL EFFEC-TUEE SOUS VOTRE AUTORITE.

3 – ETABLISSEMENT DE LA LISTE DES PERSONNES AYANT EU LOCALEMENT CONNAISSANCE DU CHANGEMENT DE DESTINATION DU CORPS EN FRANCE.

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FAUTE DE CORRESPONDANT DU SCTIP5 AU YEMEN, CETTE ENQUETE DEVRA ETRE CONFIEE EN PRIORITE AU CORRESPONDANT DES SERVICES EXTERIEURS PRE-SENT AU SEIN DE VOTRE CHANCELLERIE. SA HIERAR-CHIE EN A ETE AVISEE, AINSI QUE DU FAIT QU’IL EST =IMPERATIF= QU’IL VOUS RENDE COMPTE DES EVENTUELS RESULTATS DE SES RECHERCHES EN PRIO-RITE.

DANS L’IMMEDIAT, CES DEMARCHES DEVRONT ETRE

CONDUITES EN DEHORS DE TOUT CONTACT AVEC LES AUTORITES YEMENITES.

VOUS VOUDREZ BIEN RENDRE COMPTE AU DEPARTE-

MENT, DANS LES DELAIS LES PLUS BREFS, DE L’AVANCEMENT DES INVESTIGATIONS./.

SIGNE : N***

5 Service de Coopération Technique International de Po-lice

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XI

Mardi 22 avril 1997 - Sanaa. Julien Maume roulait prudemment sur le

« Dairy Ring Road », au volant de son habituel 4x4 Toyota. Comme presque toujours, l’éclairage public sur ce boulevard extérieur de Sanaa était déficient et le conducteur concentrait son attention sur la présence éven-tuelle de piétons sur la chaussée. De graves précédents lui faisaient craindre surtout de percuter une femme, toute de noir vêtue et de ce fait invisible la nuit. On l’avait prévenu lors de son arrivée : faute de trottoirs, les piétons se déplaçaient sur la chaussée, de jour comme de nuit et accompagnés ou non de moutons folâ-tres ou autres animaux incontrôlés. Certes, dans leur grande sagesse, les assureurs yémé-nites avaient prévu le « prix du sang » (en cas d’accident fatal, la famille était dédommagée, une femme donnant lieu tout de même au ver-

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sement d’un capital moitié moins important qu’en cas de décès d’un homme…), mais même un espion peut avoir des scrupules et un certain respect de la vie humaine.

Rentré chez lui vers 18 heures, le

« Deuxième Secrétaire » avait été rappelé peu après par un Ambassadeur pressé et mysté-rieux. Il se rendait donc de nouveau à l’ambassade lorsque, tout à son désir de ne pas allonger la liste des piétons sacrifiés sur l’autel de l’indigence financière de l’Etat yéménite, il ne put éviter le pick-up en perdition qui venait d’au-delà le terre-plein central le percuter de plein fouet. Ce fut le choc, puis le noir com-plet…

…Vers 20 heures, Antoine fut appelé par le

garde de permanence, dont la voix était altérée par l'émotion :

« M. Bourbon, je viens de recevoir un appel de la police yéménite : M. Maume a eu un ac-cident, … un accident de voiture. Il serait bles-sé et on l’aurait conduit à l’hôpital russe, sur le Ring Road. C’est d’ailleurs là qu’a eu lieu l’accident, pas loin de la route de Hadda. J’ai prévenu M. l’Ambassadeur, qui m’a demandé de vous appeler. Il souhaite bien sûr que vous alliez voir M. Maume à l’hôpital. De mon côté,

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j’envoie mon collègue essayer de récupérer le véhicule.

- J’y vais tout de suite. Savez-vous s’il est gravement blessé ?

- Non, le policier qui m’a appelé ne savait pas grand chose et parlait un très mauvais an-glais. De mon côté, vous savez que mon arabe n’est que ce qu’il est…

- Bien, si vous avez du nouveau, appelez-moi sur la radio. »

Effectivement, en se rendant à l’hôpital dit

« russe » (une grande partie du personnel mé-dical possédait cette nationalité et avait préféré rester dans le pays lors de la réunification des deux Yémen en 1990), Antoine tomba sur un attroupement. Il reconnut la voiture de Maume, sur la voie correspondant au sens dans lequel il roulait et aperçut un pick-up en accordéon, les roues tournées vers le ciel et placé dans le sens opposé à celui de la marche normale sur cette voie. Venant aux nouvelles, il se fit rapidement prendre à partie par l’un des policiers en charge du simulacre de consta-tations :

« Regarde, l’homme qui était dans ce pick-up est mort. C’est l’étranger qui l’a tué avec sa grosse voiture. C’est très grave. Il devra payer. Les étrangers roulent trop vite dans leurs voi-tures neuves. Etc., etc… »

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Outre la disposition sans équivoque des

deux véhicules, Antoine nota les pneus lisses, la rouille et l’habitacle délabré du pick-up, le tout laissant peu de place au doute quant aux responsabilités respectives des deux conduc-teurs. Mais Maume était étranger et supposé riche, éléments qui constituaient de lourds handicaps aux yeux d’une maréchaussée yé-ménite pas toujours très objective. Antoine doutait fort que le garde français envoyé sur place puisse réellement récupérer le véhicule, qui restait pourtant apparemment en état de marche.

Poursuivant son chemin, Antoine parvint à

l’hôpital russe, grosse bâtisse rectangulaire po-sée au beau milieu d’un terrain vague de la pé-riphérie, où il trouva rapidement le blessé. Auprès de lui, on avait obligeamment placé le chauffeur du pick-up décédé, tout juste recou-vert d’un drap ensanglanté. Les visiteurs s’enquéraient en général du problème, péné-traient dans la chambre sans porte, soulevaient le drap, commentaient le spectacle et, pour les moins pressés, attendaient le réveil de l’étranger.

Bien qu’habitué aux hôpitaux du Tiers-

monde, Antoine trouva qu’on avait poussé le

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bouchon un peu loin. Il obtint rapidement que le cadavre fût évacué vers un lieu de conserva-tion plus propice et assista au réveil pâteux d’un Deuxième Secrétaire ayant perdu l’essentiel de sa superbe. Celui-ci, dans sa de-mi-inconscience, reconnut rapidement la lan-gue dans laquelle s’exprimaient les deux in-firmières en charge de ses soins et ses vieux ré-flexes lui revinrent immédiatement : « An-toine, empêchez-la de me piquer ! C’est une Russe. Vérifiez la seringue ! Demandez-lui ce qu’il y a dedans. Ne la laissez pas faire ! »

La guerre froide n’est pas finie pour tout le monde, pensa Antoine, malgré tout amusé.

Lorsque les soins eurent été administrés,

Antoine put rencontrer le médecin (Cubain ce-lui-ci) qui avait examiné Julien Maume. Le dia-gnostic était rassurant : deux côtes cassées, un traumatisme crânien aux conséquences probablement négligeables et un genou vic-time d’un épanchement de synovie. Le plus préoccupant restait la sécurité du blessé, qu’il fallait préserver de la vindicte prévisible de la famille du mort. Si la version de la police de-venait vérité officielle, il faudrait agir vite.

Aussi, s’étant assuré que Maume était transportable, Antoine remercia l'équipe médi-cale, paya les soins et organisa rapidement le transfert du blessé vers une clinique privée de

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sa connaissance, aux conditions d’hygiène plus adéquates et, surtout, moins ouverte à tous les vents et autres visites inopportunes.

Ces devoirs accomplis, il appela

l’Ambassadeur pour lui conter par le menu les circonstances de cette soirée. Étrangement, alors qu’en général ce valeureux diplomate portait peu les agents de la DGSE dans son cœur (il les traitait couramment de « fouille-merdes », inquiet qu’il était qu’ils puissent en apprendre trop sur certaines de ses frasques extra conjugales), l’accident de Maume sem-blait le plonger dans un abîme de désarroi.

Antoine était invité (il avait compris, au ton

employé, qu’il s’agissait plutôt d’une convoca-tion expresse) à la Résidence pour le petit dé-jeuner, dès 7 heures le lendemain.

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XII

Mercredi 23 avril 1997 - Sanaa. Tout comme l’Ambassade, la résidence

avait été construite sur un terrain d’un hectare environ, ce qui faisait de ces deux sites des ha-vres de verdure dans l’environnement caillou-teux de Sanaa. Antoine appréciait les rares oc-casions qui lui étaient offertes de s’y rendre et d’y prendre un repas. Généralement, on s'ins-tallait à l’abri d’une toile tendue sur une ter-rasse aménagée à distance respectable de la bâ-tisse imposante mais aux proportions équili-brées et au style résolument local, qui abritait les pensées intimes de Son Excellence.

Le prédécesseur de l’Ambassadeur actuel

avait jugé exaspérante la présence perpétuelle des gardes yéménites que lui avait octroyés le service du protocole local. Il estimait avec rai-

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son qu’ils veillaient plus à ne rien perdre du spectacle de son épouse et de ses filles dévoi-lées qu’à réellement s’occuper de ce qui pou-vait advenir à l’extérieur de l’enceinte placée sous leur garde. Passé le coup de colère et le renvoi de ces braves paysans habillés en mili-taires, il les avait remplacés par des oies, à la libido moins agressive et qui avaient l’avantage d’avoir le sommeil léger. Leur pré-sence avait en outre résolu le problème de l’entretien de la pelouse, car, dans un pays aussi désertique, la notion de tonte de l'herbe dépassait l’entendement du jardinier. Les oies, voraces herbivores, palliaient avantageuse-ment l’absence de tondeuse.

Lorsqu’il était arrivé le premier soir, le nou-

vel occupant de la maison avait désapprouvé grandement ce choix et le sort des volatiles avait été rapidement scellé : le congélateur de la résidence les accueillit en attendant la venue de « Madame ». Celle-ci arrivée, le destin des pauvres bêtes s’était avéré pire encore, leurs carcasses pourtant appétissantes étant distri-buées la nuit même aux Français connaisseurs. Cette anecdote avait été contée à Antoine par le chauffeur de l’Ambassadeur, qui s’était chargé avec regret de la distribution, augurant mal de la présence à Sanaa d’une femme au-tant remontée contre la gent palmipède.

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Mais, pour l’heure, « Madame » était en

France (comme souvent, car les oies n’étaient pas les seules à lui faire fuir Sanaa…) et l’ambiance à la résidence était au beau fixe.

Comme c’est bien souvent le cas,

l’Ambassadeur de France au Yémen ne corres-pondait pas à l’image courante qu’on peut avoir d’un personnage présumé aussi impor-tant. La stature modeste, l’allure étriquée et les traits languissants de Pierre Vannier mettaient mal à l’aise. Si son comportement se révélait souvent à l’avenant, il n’en restait pas moins, de par la justesse de la plupart de ses juge-ments et sa bonne connaissance du Moyen-Orient, un homme de valeur qu’Antoine res-pectait.

Il eut le bon goût de laisser Antoine savou-

rer les crêpes à la confiture de mangues concoctées par la cuisinière avant d’entrer dans le vif du sujet. Il tentait d’arborer, tout en parlant, une mine de conspirateur à la Bogart dans « Le Faucon maltais » :

- Bourbon, l’affaire dont je vais vous entre-

tenir relève d’un haut niveau de confidentiali-té. Normalement, Maume devait s’en occuper

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mais maintenant… Je dois donc m’en remettre à vous.

Belle marque de confiance, se dit Antoine que ce choix « par défaut » n’enchantait guère.

Pierre Vannier portait sur lui le télégramme reçu la veille et il préféra le faire lire à Antoine afin d’être certain de ne rien oublier. Celui-ci, comme à son habitude, évita de laisser trans-paraître ses sentiments. Immédiatement ce-pendant, il lui vint à l’esprit que sa responsabi-lité aurait pu être mise en cause dans cette af-faire car le cercueil contenait très certainement l’explosif avant même sa fermeture, effectuée sous son contrôle. Apparemment, la question n’était pas là et il fallait plutôt décider de la priorité à donner à telle ou telle recherche.

Le point 3 du télégramme devait être rapi-

dement réglé : à Sanaa, seul Antoine et Delluc avaient eu connaissance des dernières volontés d’Andrieux et de son souhait d’être incinéré plutôt qu’enterré. Jugeant ce changement peu important puisque dépassant le cadre des acti-vités de l’Ambassade, Antoine n’en avait parlé qu'au correspondant de l’assurance. Il voyait mal celui-ci en cheville avec un réseau terro-riste mais on ne pouvait totalement écarter l’hypothèse d’un bavardage anodin en appa-rence mais potentiellement lourd de consé-quences. A creuser donc.

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Pour le point 2, une visite à la morgue de

l’hôpital et une petite conversation avec le gardien s’imposaient. Antoine se promit d’y aller dès le soir même, après la tombée de la nuit. Si le Cerbère du lieu (antichambre de l’Enfer, mais aussi du Paradis pour les heureux élus) avait quelque chose à raconter, il le ferait plus facilement s’il était assuré d’une réelle discrétion.

Alors qu’Antoine finissait de faire part de

son projet à son interlocuteur et qu’ils allaient débattre de la possibilité d’aller enquêter à Bo-kour afin de se conformer au point 1, un do-mestique apporta respectueusement un com-biné téléphonique à l’Ambassadeur, qui s’en empara en marquant un début d’exaspération.

- Allo ! - … - Qu’est-ce que vous me racontez ? Qui est

cette femme ? Attendez, je vous passe le Consul, vous lui expliquerez tout ça.

Puis, tendant le combiné à Antoine : - C’est le standardiste. Il aurait une Fran-

çaise arrivée par l’avion de ce matin devant lui et qui demande à me parler sans donner la rai-son exacte de sa venue. Une demoiselle An-

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drieux. Voyez ça et tenez-moi au courant si ce-la vous paraît important.

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XIII

Mercredi 23 avril 1997 (suite) - Sanaa. Pris par ses préoccupations immédiates,

l’Ambassadeur n’avait pas remarqué la simili-tude de patronyme. Camille Andrieux, qu’Antoine avait eue au téléphone une dizaine de jours auparavant, avait fait le déplacement jusqu’au Yémen et se trouvait maintenant de-vant lui.

Pour autant qu’il avait pu en juger, Marc Andrieux était physiquement assez quel-conque. Sa fille quant à elle semblait être le fruit d’un de ces croisements entre le Nord et le Sud, l’eau et le feu, qui subliment les origi-nes. La lumière encore rasante et orangée of-ferte par le soleil matinal, pénétrant dans le bureau d’Antoine par les fenêtres surmontées de vitraux multicolores, constituait autour de

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la jeune femme un halo qui donnait à sa pré-sence une allure d’apparition.

La forte personnalité pressentie au télé-phone se concrétisait dans un regard dont l’éclat charbonneux ne devait rien à la chimie. Nullement altérée par la nuit passée dans l’avion, l’expression de son visage, dont les re-flets pâles étaient soulignés par la noirceur de jais de son abondante chevelure, laissait trans-paraître une volonté et une ténacité à toute épreuve. A la limite, on pouvait regretter un tel caractère, qui semblait devoir étouffer une sensualité prisonnière du personnage sans concession que Camille Andrieux voulait in-carner. Antoine se promit avant toute chose de briser ces défenses et d’explorer l’autre face de cette personnalité apparemment complexe.

Il n’en restait pas moins que la présence de

la jeune femme à Sanaa ne manquait pas d’intriguer. Bien sûr, les événements entourant la mort de son père pouvaient choquer, mais le voyage au Yémen d’une femme seule ne sem-blait pas s’imposer, surtout de manière aussi inopinée. Aussi, après avoir rapidement for-mulé les salutations et condoléances d’usage, Antoine s’empressa-t-il d’en apprendre plus sur les motivations de la fille de Marc An-drieux.

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- Que savez-vous exactement des événe-ments ayant entouré la mort de votre père ? Commença-t-il prudemment.

- Sur sa mort elle-même, je ne sais que ce que vous m’en avez dit le 11. Depuis, je suis passée un peu par toutes les phases et ce qui est arrivé à Lyon est si inattendu et si horrible que j’ai éprouvé le besoin de commencer mon cheminement à la source. Il faut dire qu’en France la police n’a rien voulu me dire et j’ai l’impression que si je dois comprendre quel-que chose à tout ceci, je dois remettre mes pas dans ceux de mon père. Comme je vous l’ai dé-jà dit, les rapports que j’entretenais avec lui étaient assez conflictuels et nous ne nous voyions que de loin en loin, même si j’habite Lyon moi aussi. Notre mère est morte quand nous étions encore petits, mon frère et moi, et son absence nous a beaucoup pesé. Je pense d’ailleurs que la disparition de Stéphane est fortement liée à ce manque affectif. Mais tout cela n’a sans doute aucun rapport et je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps avec mes histoires de famille.

À ce moment de son exposé, la jeune femme

fixa Antoine avec une intensité presque gê-nante et celui-ci eut de la peine à soutenir son regard. Avant qu'un malaise s'installe, Camille

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Andrieux reprit la conversation sur un ton plus amène:

- Pour être sincère, comme je suis venue ici

sans aucune préparation, j’aimerais que vous m’apportiez votre aide. En premier lieu, je souhaiterais me rendre sur le lieu de l’accident. Je n’ai même pas de carte, je ne connais pas un mot d’arabe, je n’ai aucune idée de la meilleure façon de voyager dans ce pays. Bref, je suis un peu à votre merci. Comme, je vous l’avoue, vous m’avez fait bonne impression au télé-phone, je suis venue ici pensant y recevoir un peu de secours, même si je me défends d’être une assistée en général. En fait, je suis un peu trop loin de mes bases pour me sentir à l’aise, sans parler de la cause principale de mon voyage…

- Effectivement, je vous comprends. Première chose : avez-vous prévu un hôtel ?

Ici, il y a de tout mais il faut bien dire qu’une jeune femme voyageant seule intriguera, quel que soit le standing de l’établissement.

- Non, je n’ai rien finalisé ; j’arrive directe-ment de l’aéroport. J’ai volé de nuit par Yeme-nia.

Antoine, qui avait déjà pris sa décision,

marqua une courte pause avant d'exposer la proposition qu'il avait en tête:

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- J’ai l’impression que nous allons beaucoup nous voir dans les jours à venir. Pour ne rien vous cacher, on m’a demandé de me pencher d’un peu plus près sur cette affaire et je pense que ma démarche va rejoindre la vôtre sur de nombreux points.

Voici ce que je peux vous proposer : j’habite une grande maison dans la vieille ville, qui peut assurer une certaine indépendance à plu-sieurs familles, comme c’était prévu à l’origine. Vous pourriez y occuper un étage tout en gar-dant votre tranquillité. J’ai une domestique philippine qui s’occupera de vous. Elle fait la lessive, le ménage, les courses et la cuisine. C’est du service « tout inclus » comme vous voyez. L’un des bons côtés de ce type de pays… A partir de demain, je vais me déchar-ger de mes tâches usuelles et me consacrer en-tièrement à la recherche d’éléments entourant la mort de votre père. Notamment, je compte me rendre rapidement à Bokour. Je pourrais éventuellement vous emmener. Qu’en pensez-vous ?

La bienséance voulait que Camille An-

drieux hésitât suffisamment avant d'accepter. Aussi n'est-ce qu'après avoir elle aussi marqué une pause qu'elle répondit à Antoine :

- Je ne sais que dire… Tout cela est si inat-tendu. Bien sûr, ça m’intéresse, mais je ne

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voudrais pas vous déranger. Vous devez avoir votre vie à vous. D’un autre côté, je me senti-rais mieux car ce pays me semble assez dérou-tant. Depuis ma sortie de l’avion, je suis allée d’étonnements en étonnements. Comment peut-on vivre ici ? Les gens sont tous armés, ils semblent très pauvres, la ville est sale, bruyante, rien ne semble y fonctionner norma-lement. Enfin, je pense que je devrai m’habituer, même si je ne compte pas faire ma vie à Sanaa. Peut-être le plus raisonnable se-rait-il d’accepter tout bonnement votre propo-sition. Je pourrai dire qu’à l’étranger le service public n’est pas un vain mot !

- En fait, ne vous méprenez pas : sans trop exagérer, je dois vous avouer que je vous ima-gine mal lâchée seule dans ce pays sur les tra-ces de votre père. En vous épargnant des pro-blèmes, je me facilite un peu la vie… Et puis, je pense que vous me serez d’une aide précieuse en ce qui concerne le contexte de la visite de votre père. Malgré tout, vous en savez plus que moi sur lui et définir son contour psycho-logique me paraît essentiel. Bref, nous allons travailler en équipe.

Alors c’est d’accord ? Si vous le voulez, je peux vous faire conduire par un chauffeur de l’ambassade. Je passe un coup de fil à Maria, elle vous attendra. Vous parlez l’anglais ? C’est

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la seule langue qu’elle connaisse, avec un peu d’arabe appris ici et quelques mots d’espagnol.

- Oui, je pratique l’anglais dans mon travail. J’organise des séminaires pour un grand labo-ratoire. Merci pour votre accueil. Vraiment, je suis confuse, mais je ne vais pas faire la fine bouche : je ne pouvais espérer mieux.

- Parfait, laissez-moi cinq minutes. Omar va vous emmener, je l’appelle. Sauf imprévu tou-jours possible, je passerai déjeuner vers 13 heures. Si vous le voulez, nous prendrons no-tre repas ensemble. A tout à l’heure !

La jeune femme partie, Antoine réfléchit à

leur conversation. Ses explications restaient tout de même assez fumeuses. Entreprendre un tel voyage ne se justifiait pas vraiment. On pouvait penser que l’enquête française sur l’enlèvement du corps répondrait à l’essentiel des questions qui se posaient et, pour une fille aussi dépourvue d’amour filial, cette Camille Andrieux semblait tout de même bien attachée à son père, ce qu’Antoine pouvait d’ailleurs fa-cilement concevoir. Ce n’est pas seulement pour la mettre à l’abri des divers malandrins sur lesquels elle risquait de tomber qu’Antoine avait invité la jeune femme. Celle-ci l’intriguait à plus d’un titre.

Et puis, une présence féminine dans son foyer sans âme n’était pas à dédaigner. Il est

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des jours où les charmes de l’Orient ne suffi-sent pas au bonheur d’un homme normale-ment constitué…

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XIV

Mercredi 23 avril 1997 (suite et fin) - Sa-

naa. Le déjeuner avait été fort agréable. Camille

Andrieux s’était révélée une jeune femme sans chichis et apte à se fondre rapidement dans son nouvel environnement. Elle avait conté certains de ses voyages à Antoine, avec qui elle se découvrit de nombreux intérêts communs. Elle devait cependant avouer sa totale mécon-naissance du Moyen-Orient, région malheu-reusement de plus en plus victime de malen-tendus et d’a priori véhiculés par des officiants de la « grand-messe du 20 heures » peu sou-cieux de retoucher des clichés déjà largement diffusés.

Antoine lui avait précisé le code vestimen-taire local, bien moins strict que chez les voi-sins Saoudiens mais qui demandaient tout de même un minimum d’attention : oubliés les

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minijupes et autres bustiers, bonjour jupes amples et manches longues ! Pour le reste, le foulard restait optionnel : une Infidèle est, quelle que soit son attitude, une femme per-due. Alors, qu’elle montre ou non son visage et ses cheveux ne change rien à l’affaire.

Désireux d’organiser le voyage du lende-

main, Antoine ne perdait toutefois pas de vue la nécessité de rendre une visite de courtoisie au gardien de la morgue de l’hôpital. On pou-vait tout à fait imaginer que celui-ci avait été invité à regarder ailleurs, le temps, pour des croque-morts d’un nouveau genre, de traiter le corps de Marc Andrieux à leur manière. Il s’était donc rendu à l’ambassade pour donner des ordres concernant la voiture qu’il comptait utiliser pour aller à Bokour et expédier quel-ques affaires courantes. Puis, alors que la nuit commençait à tomber et qu’il envisageait de partir à l’hôpital, il répondit à un appel prove-nant de Samir Mouhdad, l’informateur algé-rien de Julien Maume : très dépité de ne pou-voir traiter avec son correspondant habituel, le jeune homme enfreignait toutes les règles pour prendre contact directement avec l’ambassade. Il semblait affolé et demandait à voir Antoine d’urgence. Maume n’avait laissé aucune ins-truction concernant ses modalités de rencontre avec son informateur et l’entretien se déroula

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en « clair ». Comme il fallut bien définir un lieu de rencontre, Antoine choisit la proximité d’Al Thawra. L’hôpital était situé près de la gare routière, qui était fréquentée à la fois par les Yéménites et les étrangers. La visite à la morgue expédiée, il pourrait se fondre dans la masse populeuse de ce quartier pour ren-contrer l’Algérien.

C’est ainsi qu’il se rendit à l’hôpital, qu’il

traversa rapidement pour se retrouver sur le territoire sordide que contrôlait Mordehaï An Nawas, le gardien débonnaire des tiroirs réfri-gérés d’Al Thawra. Il remit au vieil homme une bouteille « banalisée » prélevée dans sa cave personnelle et qui pouvait facilement trouver sa place au frais. Ce présent était des-tinée à mettre du liant dans leurs relations.

Après un échange instructif de réflexions at-tristées sur les interdits religieux, et notam-ment sur celui touchant la consommation d’alcool dans une république islamique, les deux hommes en vinrent à l’objet réel de la vi-site d’Antoine :

- Tu te souviens du Français qu’on t’a ame-né il y a deux semaines ? Le touriste qui est tombé de la falaise de Bokour ?

- Oui, bien sûr, je m’en souviens. Il était bien abîmé, on peut le dire. Une fois, à Rayda, la ville d’où je viens, un type avait été renversé

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par un camionneur qui montait vers Saada en pensant que Dieu veillait sur lui. Eh bien, on peut dire que le résultat était tout à fait compa-rable. Tu connais Rayda ? C’est là que nous habitons, nous autres Juifs. Moi, je suis là à cause de mes mains (il montrait ses articula-tions déformées par l’arthrose) ; je ne peux pas travailler dans les bijoux. Et puis, surtout, je n’ai pas voulu me marier avec la fille du rab-bin. J’étais jeune et amoureux d’une autre. C’était il y a bien longtemps mais ça m’a valu d’être rejeté par tout le monde. Il n’y a bien que mes pensionnaires pour ne pas vouloir me juger. C’est la vie… Et toi, tu es marié ?

Une telle logorrhée cachait sans aucun doute une peur par ailleurs palpable. Le re-gard fuyant d’An Nawas s’alliait à un trem-blement convulsif de ses mains pour trahir la quasi panique qui l’habitait. Désireux de ne pas mettre sa vie en danger, Antoine se garda de poser directement la question dont il pen-sait déjà connaître la réponse.

- Non, non je ne suis pas marié. Moi non plus, je n’accepte pas qu’on décide à ma place.

Mais, dis-moi, le Français, il a reçu de la vi-site pendant son séjour chez toi ? On m’a dit qu’il avait pris du poids entre sa mort et son retour vers sa terre natale…

- Tu sais, je ne suis pas toujours là… Je ne sais pas… C’est possible. Il y a beaucoup de

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va-et-vient par ici et il arrive que je sois occupé ailleurs. Dans ces cas-là, je ne ferme pas à clé. Qui cela intéresserait-il ? Les morts, personne n’aime leur compagnie, c’est bien connu. Par contre, celui-là m’a bu presque toute une bou-teille…

Et le souk ? Tu as visité le souk ? Je connais bien les vendeurs de bijoux. Ils sont très jolis. En argent, en corail… Il y a de tout et c’est du beau travail, très soigné, tout à la main. Si tu veux, je peux te recommander auprès d’un ami qui vend des bijoux fabriqués par ma famille. Tu pourrais acheter quelque chose pour ta mère si tu n’as pas de femme… Il te fera un prix…

Rapidement lassé par le verbiage du vieil

homme, Antoine se laissa glisser dans la main un papier sur lequel était inscrit le nom du vendeur de bijoux et promit de se rendre à sa boutique. Il estimait que rester là plus long-temps ne lui apporterait rien de plus et qu’il ferait courir à son informateur un risque inu-tile. Il était clair qu’on avait fortement conseillé au gardien de regarder ailleurs le temps de farcir le cadavre d’explosif et que tout bavar-dage intempestif pourrait lui être fatal. L’allusion à la bouteille d’alcool vidée de son contenu constituait toutefois un semi aveu.

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Consultant sa montre, Antoine s’aperçut que l’heure du rendez-vous avec Samir appro-chait. Or, il ne pouvait le faire attendre ; dans l’état où il semblait être, il se ferait vite remar-quer, immobile dans le flot des voyageurs et camelots peuplant le terminal (un bien grand mot en l’occurrence) routier. Ils avaient conve-nu d’un code de reconnaissance car ils ne s’étaient jamais rencontrés : Antoine porterait, bien visible, un exemplaire récent du « Monde Diplomatique », reçu par la valise diplomati-que de la veille et dont aucun touriste ne pou-vait disposer à Sanaa.

Une fois sur place, assailli par le bruit,

l’agitation et les odeurs de cette foule désor-donnée, Antoine eut un doute : comment Sa-mir allait-il le retrouver ? L’animation régnant autour des Peugeot break hors d’âge chargées de mener à Aden, Taez ou Hodeidah des voyageurs plus inconscients qu’audacieux rendait illusoire la possibilité de la rencontre.

L’heure du rendez-vous était passée depuis

déjà dix minutes lorsqu’Antoine avisa un groupe bruyant et compact, auquel venaient de se joindre deux policiers en uniforme. Ceux-ci firent s’écarter la foule et Antoine put apercevoir, recroquevillé entre deux voitures, le corps d’un homme dont le physique et cer-

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tains détails de sa tenue vestimentaire dénon-çaient une origine étrangère. La vox populi lui confirma rapidement ce qu’il subodorait : on avait trouvé sur le cadavre de l’homme poi-gnardé dans le dos un passeport algérien.

La coïncidence fortuite aurait été vraiment

invraisemblable : tout comme avec le gardien de la morgue, Antoine jugea que la situation n’était que trop claire : on avait trucidé Samir Mouhdad, qui ne raconterait jamais ce qu’il savait. L’affaire prenait une tournure déplai-sante, assez éloignée de l’idée qu’on se fait gé-néralement du travail diplomatique.

Peu désireux d'être vu plus longtemps près

du corps de Mouhdad, Antoine reprit sa moto et se rendit à la résidence pour informer l’Ambassadeur des derniers développements et de son projet d’excursion à Bokour, tou-jours prévue pour le lendemain matin. Il rou-lait plus doucement qu’à son habitude, perdu dans ses pensées et rendu méfiant par l’atmosphère morbide qui l’entourait depuis quelques jours. A ses yeux, Sanaa avait perdu son allure de souk oriental bon enfant, lui ré-vélant sans détour l’envers du décor et son as-pect le moins attrayant.

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De son côté, Vannier lui fit lire un nouveau télégramme reçu en fin de soirée. En France, l’enquête sur Andrieux avançait et Paris, in-formé du voyage de sa fille au Yémen, s’interrogeait sur un nouvel éclairage de l’affaire : les prélèvements effectués lors de l’autopsie avait révélé qu’Andrieux souffrait d’un cancer, information confirmée ensuite par son médecin de famille. Aucune rémission ne semblait possible et le voyage au Yémen sem-blait devoir être le dernier déplacement impor-tant de l’entrepreneur lyonnais. D’ailleurs, au-tre information, Andrieux avait récemment vendu son affaire. Sous-traitant de construc-teurs aéronautiques, il fabriquait des éléments en fibre de verre. La vente de sa société venait d’être conclue et il avait l’intention de faire don de la somme récoltée à diverses organisa-tions non gouvernementales dont l’action était centrée sur le Moyen-Orient et l’éducation des enfants. Ce dernier point avait été précisé par Daniel Sorgue, le notaire avec lequel Antoine avait conversé quelques jours auparavant. Ce-lui-ci, et cela était tout à son honneur, était alors resté discret quant aux affaires de son client. Mais face à des enquêteurs officiels, il avait dû faire fi de sa réserve.

Songeur, Antoine rentra chez lui où il re-

trouva une Camille Andrieux resplendissante

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et prête à découvrir les charmes des Hauts Pla-teaux du Nord-ouest de Sanaa. Peu enclin à la conversation, Antoine, qui avait grignoté un en-cas à la résidence, lui souhaita rapidement bonne nuit en lui indiquant l’heure du départ vers Bokour le lendemain matin : 6 heures pré-cises.

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XV

Jeudi 24 avril 1997 - Sanaa et Bokour. Antoine aimait ces départs au petit matin.

La chaleur n’avait pas encore brouillé la lu-mière qui gagnait rapidement les montagnes, chassant l’ombre des pentes escarpées ceintu-rant la capitale. La fraîcheur de la nuit, sèche et aiguisée par l’altitude, survivait à l’aube nais-sante et ajoutait à la splendeur des paysages une note vivifiante.

Il avait déjà été à Bokour, ce qui le dispen-sait de recourir à un guide. En effet, l’absence conjuguée de cartes précises du pays et de si-gnalisation routière faisait généralement de cette excursion une petite aventure. Arriver sur le plateau, à plus de 3.000 mètres d’altitude était à la portée d’un voyageur expérimenté. Mais découvrir le village au gré des multiples pistes pierreuses s’entrecroisant en un désor-dre que ne pouvaient décoder que les natifs du lieu constituait une toute autre épreuve.

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Mal réveillés et chacun perdu dans des pen-

sées contradictoires, les deux voyageurs avait quitté la ville dans un silence rompu unique-ment par Antoine lorsqu’il avait dû palabrer au barrage militaire établi sur la route menant à Chibam et Al Mahwit. Le panorama deve-nant de plus en plus grandiose au fil des kilo-mètres, Antoine le commenta tout en condui-sant le rutilant 4x4 que l’ambassade venait de s’offrir en complément du pick-up servant aux déplacements en ville et à l’aéroport.

En cette fin avril, de nombreuses taches ver-

tes, signalant les cultures ayant bénéficié des premières chutes de pluie de l’année, parse-maient à la fois le fond des vallées et les terras-ses ceinturant les reliefs escarpés visibles de-puis la route. Cette dernière était en bon état au regard des critères du pays et permettait, au gré des nombreux lacets, de tenir une moyenne de 50 à l’heure. De toute façon, An-toine n’était pas pressé et il comptait bien ame-ner sa passagère à lui en dire plus sur leurs préoccupations communes. Troublé par le charme de Camille, il avait (et ça avait été une surprise pour lui qui était généralement indifférent à ce genre de détail) noté son chan-gement de tenue vestimentaire : elle arborait un ensemble en lin adapté à l’expédition, sobre

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mais laissant toute latitude à l’imagination d’un homme sevré depuis des semaines de tout contact avec la gent féminine. Il gardait toutefois à l’esprit les nombreuses zones d’ombres subsistant sur les dernières semaines de la vie de Marc Andrieux, sa mort et les évé-nements qui l’avaient suivie. D’autre part, il persistait à penser que Camille lui cachait, au moins en partie, le but réel de son voyage au Yémen.

Après une heure de route, ils passèrent à

proximité d’un abri édifié à l’intention des bergers et troupeaux surpris par un orage. Cet abri était construit en pierres empilées sans mortier, et sa toiture était formée d’arcs repo-sant sur un seul pilier central. Même le Béotien en matière d’architecture qu’était Antoine ne pouvait qu’admirer ce travail qui faisait irrésis-tiblement penser au travail des compagnons médiévaux. Ils firent halte et pénétrèrent dans la maisonnette sans fenêtre fleurant bon les dé-jections ovines laissées par des générations de moutons pâturant alentour.

- Si ça se trouve, votre père a lui aussi visité cette construction au cours de son voyage. Il s’intéressait à l’architecture ?

- Un peu. A la base, c’était ce qu’il est convenu d’appeler un bricoleur de génie. Il a déposé quelques brevets intéressants et a su les

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commercialiser avec succès. Mais en fait, il était passionné par toutes les techniques. De là à venir seul visiter ce pays… J’avoue que je ne comprends pas. Ça ne lui ressemble pas vrai-ment.

- Justement, vous n’avez aucune idée de ce qui a pu l’amener à venir ici, seul ?

- Absolument aucune. Je me le demande depuis que nous nous sommes parlé la pre-mière fois au téléphone. Comme nous ne nous voyions pratiquement jamais, il ne m’avait bien entendu pas prévenue de son départ. Par contre, j’avais su qu’il était assez fatigué ces derniers temps et qu’il avait beaucoup maigri. Mais je n’en sais pas plus.

Tout en parlant, Camille examinait avec une attention soutenue les murs de la maisonnette, évitant de croiser le regard d’Antoine qui, lui, se désintéressait quelque peu de l’ingénieux amoncellement de pierres.

- En fait, reprit-il, j’ai appris qu’il était très malade. Un cancer qui ne lui laissait aucun es-poir pour profiter longtemps d’une éventuelle retraite. A ce propos, vous savez ce qu’il en est de son entreprise ? La disparition de votre frère doit poser des problèmes au notaire pour la succession. Que vous en a-t-il dit ?

- Rien. Mon père et lui étaient très amis. Je pense que Maître Sorgue en savait plus que moi sur tout cela. Il n’a pas voulu m’en parler,

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arguant du fait qu’une enquête était en cours et que la succession serait très certainement complexe. Je l’ai senti mal à l’aise ; je reste per-suadée qu’il me cache quelque chose…

… Et il n’est pas le seul, pensa Antoine, que ce duel à fleurets mouchetés n’avançait guère. Il décida de remettre à plus tard les autres questions qu’il gardait en réserve.

- Bien, je pense que nous devrions repartir ; la route est encore longue et nous devons arri-ver assez tôt afin d’être en mesure de rester plusieurs heures sur place et être de retour à Sanaa avant la nuit. La prochaine étape sera Chibam. Je connais là-bas l’ancien boulanger de l’Émir ; il fait des petits pains à se damner. Quand ils sortent du four, tout gonflés et mœl-leux, on peut s’en faire un repas, comme ça, sans rien ajouter. Je pense que nous y serons à la bonne heure pour en profiter.

Ainsi fut fait et la halte à Chibam fut des plus bénéfiques pour les estomacs. Levés tôt, les deux voyageurs n’avaient rien avalé de ce que leur avait préparé Maria, à part quelques tasses d’un excellent café.

L’ascension vers Bokour put reprendre et, bientôt, Antoine dut se concentrer sur la conduite, alors que Camille semblait totale-ment absorbée par la splendeur grandiose des paysages. Arrivés au sommet du dernier col, ils longèrent des maisons qui, d’en bas, étaient

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restées invisibles : elles étaient construites avec la pierre qui les entouraient et elles se confon-daient avec la falaise. Les à-pics étaient verti-gineux, la piste défoncée par les pluies mettait à mal les suspensions, heureusement d’un modèle éprouvé, du véhicule tout-terrain et il fallait éviter les nombreuses pierres coupantes susceptibles de provoquer une crevaison. Ils croisèrent quelques ânes et aperçurent un paysan labourant une portion de terrasse à l’aide de ce qui leur sembla être une araire peu élaborée tirée par un bœuf famélique.

Les secousses et les grandes quantités d’eau absorbées par Camille amenèrent celle-ci à exiger une halte plus ciblée et moins romanti-que. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que dans ce pays grand comme la France, peuplé par seu-lement 17 millions d’habitants et désertique en de nombreux points, il est quasi impossible de s’isoler. Il y a toujours quelqu’un, un enfant le plus souvent, semblant venir de nulle part et n’aller nulle part, mais qui est là, vous regar-dant attentivement, quelquefois s’enhardissant à vous parler, jamais agressif, mais toujours présent. Il fut bien difficile d’accéder à sa de-mande sans offenser la pudeur de quiconque et on frôla l’incident.

Sa sérénité retrouvée, Camille reprit sa contemplation parfois interrompue par des ex-

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clamations ou de brèves questions, puis ils ar-rivèrent enfin à Bokour.

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XVI

Jeudi 24 avril 1997 (suite) - Bokour. Le village, désolé et à l’écart du monde,

semblait sans vie. De fait, il s’agissait du vieux Bokour, progressivement abandonné par ses habitants au profit d’un meilleur emplace-ment. Cultivant leur image de touristes, An-toine et Camille cherchèrent le rocher sur-plombant la vallée et qui a la particularité as-sez étrange de n’être visible que selon un angle assez restreint. On peut ainsi rester longtemps sur le plateau rocheux sur lequel est construit le village sans apercevoir le moindre sur-plomb. Si l’on ne possède aucun repère sûr, il faut longer le bord incurvé de la falaise afin de se retrouver en bonne position pour voir au loin cet appendice jeté au-dessus du vide. La plupart des visiteurs effectuent cette manœu-

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vre et guident leurs compagnons de route à distance vers le rocher.

Antoine et Camille n’étaient pas tout à fait des touristes ordinaires, mais ils opérèrent tou-tefois de la sorte afin que la jeune fille puisse se retrouver dans la position supposée de son père avant qu’il ne bascule dans le vide. L’insouciance fit alors place à la gravité, comme toujours lors de ce type de reconstitu-tion. Camille se recueillit quelques instants, contempla longuement le panorama, jaugea la distance entre le sommet de la falaise sur la-quelle elle se trouvait et le fond de la vallée puis se retourna vers Antoine, qui était resté en retrait. Son visage ne reflétait aucune émo-tion ; le vent seul mettait un peu de vie dans sa silhouette aux contours attrayants :

- Voilà. J’ai vu. Mais je ne suis pas beaucoup plus avancée, même s’il est certain que ce paysage véritablement sublime restera à jamais gravé dans ma mémoire.

Vous croyez que l’on pourrait interroger les gens du village pour en savoir un peu plus sur les circonstances de la chute de mon père ?

- Bien sûr. C’est d’ailleurs surtout pour cela que je me trouve à vos côtés, répondit Antoine, qui regretta aussitôt son manque de tact. Je n’espère pas recueillir de nombreux témoigna-ges probants, mais nous allons essayer. Venez

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avec moi, votre présence amadouera nos éven-tuels indicateurs.

A part les jeunes garçons du village (les fil-les étaient occupées à divers travaux…), la maigre population du vieux Bokour opposait à la curiosité des visiteurs une indifférence par-fois proche d’un certain mépris, le tout teinté d’une incompréhension évidente : pourquoi venir de si loin pour si peu, semblaient se de-mander nombre d’autochtones, pour lesquels survivre était un combat de chaque jour et se déplacer un défi souvent insurmontable.

Aussi, la quête d’Antoine se révéla-t-elle rapidement illusoire. Ses questions trop direc-tes ne reçurent aucune réponse utile et il fallut bientôt se résigner à envisager le retour vers Sanaa sans avoir obtenu aucun renseignement nouveau. La matinée était cependant bien avancée et le pain de Chibam digéré ; aucune réelle infrastructure n’existant sur place, An-toine négocia un repas chez l’habitant. Il avait jeté son dévolu sur la maison la plus grande parmi celles qui semblaient encore entrete-nues. Ils furent conviés à partager un repas qui se révéla simple mais succulent : des œufs à la tomate cuits au four, mangés, faute de couverts, à l’aide du reste de pain, une salta (viande hachée accompagnée de légumes et de riz) manifestement luxueuse pour l’endroit et un bint as-sahn (gâteau au miel) tiède confec-

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tionné pour l’occasion. Le repas fut bien sûr servi à même le sol, rapidement et sans fioritu-res par des ombres féminines, empressées et efficaces, mais aussi ternes que silencieuses. Camille était la seule convive femme, excep-tion justifiée par son statut d’infidèle à la répu-tation déjà perdue par essence.

La bonne connaissance de la langue et du

pays dont put faire étalage Antoine conduisit leurs hôtes à les inviter à la partie de qat sui-vant systématiquement tout repas de midi. Les mains lavées, tout le monde passa au mafraj, grande pièce située à l’étage supérieur de la maison et dédiée à cette activité, et tous s’installèrent aussi commodément que possible sur les coussins alignés le long des murs. Celui du fond était décoré de divers portraits, jeunes gens photographiés dans un décor mièvre aux couleurs pastel, vieillards à la barbe autoritaire et au regard acéré, ou encore miliciens en ar-mes jouxtant les portraits des deux héros lo-caux : Saddam l’Irakien et Nasser l’Égyptien…

Antoine expliqua brièvement à Camille l’étiquette du qat, le choix des feuilles à mâ-cher, la technique du « broutage » destiné à exprimer le suc de la plante et à en garder les fibres dans une joue. Ce rite constituait la der-nière chance de ne pas rentrer bredouilles à Sanaa, mais ils n’y prenaient aucun plaisir.

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L’amertume des feuilles de qat, l’absence des effets attendus en général de toute plante considérée comme euphorisante, conféraient à cette activité sociale tous les aspects présentés par certains pensums de la vie diplomatique : cocktails convenus ou réunions de service hebdomadaires à l’ennui mortel.

Au fur et mesure que passait le temps, la conversation s’alanguissait. Les anecdotes des uns et des autres, dont l’humour échappait à Antoine, mais qui faisaient s’esclaffer tous les participants, devenaient plus rares. Peu à peu, chacun s’abîmait dans ses pensées. Constatant qu’il n’apprendrait rien de nouveau, le sujet qui l’intéressait ayant été soigneusement oc-culté tout au long de l’après-midi, Antoine donna le signal du départ, mettant en avant la longueur du voyage de retour et les risques encourus à rouler de nuit.

Parvenus près de leur véhicule, Antoine et

Camille furent abordés par un jeune garçon timide mais décidé. Ses joues étaient rougies par l’altitude et son nez pris par le rhume per-pétuel que semblaient traîner avec eux tous ces gamins affrontant sans protections réelles le gel nocturne. Cela n’empêchait pas ses yeux de pétiller d’une malice peu contenue. Prévoyant de payer la « garde » de la voiture, Antoine avait préparé quelques pièces, mais l’enfant,

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qui pouvait être âgé d’une dizaine d’années semblait désireux de parler d’autre chose.

- Tu es là pour le Français qui est tombé de la falaise, c’est bien ça ?

- Oui, répondit prudemment Antoine. - La femme, là (il désigna Camille d’un

mouvement de menton négligeant), qui c’est ? - Sa fille. Elle est triste de la mort de son

père. Tu as vu quelque chose ? - Peut-être. Tu as un appareil photos ? Prévoyant, Antoine avait avec lui un Pola-

roïd un peu antique mais qui avait l’immense avantage de pouvoir présenter au modèle un cliché immédiatement disponible. Ce matériel permettait de donner corps aux nombreuses demandes de photos qu’émettaient les Yémé-nites rencontrés lors d’excursions. La plupart du temps, les touristes ne pouvaient y répon-dre véritablement, faute de motivation réelle et de service postal au Yémen. Grâce à ce petit appareil, Antoine se fit rapidement un nouvel ami et, alors qu’il désespérait d’obtenir quoi que ce soit de tangible de son voyage, Antoine obtint finalement une information capitale : pour savoir ce qu’il s’était réellement passé, il devait interroger le chauffeur qui avait conduit Andrieux à Bokour. Lui savait.

Toujours méfiant, Antoine s’abstint de tra-

duire pour Camille la teneur de sa conversa-

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tion avec le jeune garçon. Il servit à sa compa-gne de route un couplet convenu sur les en-fants yéménites et reprit le volant avec entrain. L’arrivée à Sanaa se fit de nuit et les deux voyageurs, soûlés par le voyage, l’altitude, le soleil et le vent allèrent rapidement se coucher, se promettant de faire le point le lendemain.

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XVII

Vendredi 25 avril 1997 - Sanaa. Au lever, Antoine appela l’ambassade pour

savoir si l’attendaient de quelconques messa-ges, urgents ou non. L’Ambassadeur voulait un rapport sur la virée de la veille. Rien d’autre.

L’Ambassadeur devrait attendre, Antoine ne souhaitant le revoir que lesté de quelques informations croustillantes, ce qui était loin d’être le cas.

Décidé à avancer rapidement, il appela Gé-

rard Delluc chez lui. Il avait deux raisons pour cela : il devait savoir d’où provenait l’indiscrétion concernant le changement de destination du corps d’Andrieux, et il voulait trouver rapidement le directeur de l’agence qui avait fait voyager l’industriel. Lui seul

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pourrait lui indiquer où il pourrait rencontrer Khalid le chauffeur. Or, on était vendredi, l’agence de voyages « Mareb Tours » était fer-mée et son directeur n’était pas assez connu d’Antoine pour que celui-ci possédât son télé-phone privé.

- Allô, Gérard ? Je ne te réveille pas ? - … - OK. Je te réveille. Désolé mais tu sais, nous

autres « feignants de fonctionnaires », aimons bien faire travailler les autres, surtout les jours fériés. Voilà pourquoi je te dérange : d’abord, j’aimerais que tu me donnes le téléphone du directeur de « Mareb Tours ». Je ne me sou-viens plus de son nom…

- Wajdi Howeidi… C’est un con fini. Qu’est-ce que tu lui veux ?

Voilà, il était réveillé… Le franc-parler et les jugements à l’emporte-pièce de Gérard Delluc étaient célèbres dans tout Sanaa, où il ne comptait pas que des amis. Parti de rien six ans auparavant, il se retrouvait maintenant à la tête d’une agence reconnue et Antoine avait su tirer profit des liens que l’agent de voyage avait su tisser dans le pays. Il appréciait son mode d’expression sans détours… tant qu’il ne constituait pas lui-même une cible pour ses pi-ques acérées.

- C’est lui qui faisait voyager Andrieux, tu sais, le type de Bokour. A ce propos, te sou-

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viens-tu avoir parlé à quelqu’un du fait qu’on ne l’enterrerait pas en France, mais qu’il y se-rait incinéré ?

- Pour Howeidi, appelle le 687.198, il doit y être. Pour le reste, non, à qui veux-tu que j’en parle ? Même à mon boucher je ne parle pas de viande froide. Mais au fait, c’est vrai, j’ai en-tendu ça sur RFI, il y a eu une histoire d’enlèvement de cadavre près de Lyon. C’était lui ?

Contraint de ménager un homme aussi pré-cieux, Antoine confirma, mais exigea la plus grande discrétion. En s’excusant pour le dé-rangement, réel, qu’il avait occasionné, An-toine souhaita à Delluc un vendredi sans nua-ges et raccrocha.

Il allait composer le numéro de Howeidi, lorsque survint Camille, prête semblait-il, à re-partir sur-le-champ pour une nouvelle expédi-tion. Moins empruntée que la veille, elle s’adressa à Antoine en souriant :

- Bonjour. Vous ne vous arrêtez jamais ? Je croyais que les fonctionnaires comptaient leurs heures… C’est encore une réalité que je vais devoir ranger dans ma rubrique « légendes »… A moins que vous ne soyez qu’une exception.

- Bonjour. En fait, je suis un paresseux qui s’ignore. Et puis, surtout, quand j’ai du travail, je le fais, ne serait-ce que pour m’en débarras-ser. Mais quand je n’en ai pas, je ne fais pas

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semblant, je reste chez moi ou je pars me pro-mener. Pour l’heure, j’ai de quoi m’occuper.

- Toujours aussi rationnel, on dirait. Alors, quel est le programme aujourd’hui ?

- Ça va dépendre du coup de fil que je m’apprêtais à donner. Commencez à déjeuner, j’arrive.

- Oh, excusez-moi... Voyant que sa présence n’était pas souhai-

tée, la jeune femme s’éclipsa en direction de la salle à manger.

Antoine put sans difficulté joindre le direc-

teur de Mareb Tours, qui lui avoua sans amba-ges ne plus avoir de nouvelles de Khalid Al Bizri depuis plus de dix jours. Ce chauffeur-guide n’était pas salarié. Il travaillait en free-lance pour diverses agences et la voiture qu’il utilisait lui appartenait. Ne pas avoir de ses nouvelles n’avait rien d’étonnant : il pouvait être parti en excursion pour le compte d’un confrère. Par contre, il était pour le moins troublant que notre homme n’ait pas réclamé ses gages pour la prestation « Andrieux ». Même si le contrat n’avait pas été rempli jus-qu’au bout, il n’avait pas démérité. Et puis il n’y était pour rien si ce Français n’avait pas terminé son voyage comme prévu.

C’est, en substance, ce que lui déclara Ho-weidi, entrecoupant son discours de longues

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digressions à la fois sur les aléas de son métier, l’inconséquence de ses collaborateurs et le des-tin que lui forgeait Allah.

Pour ce qu’il en était de la responsabilité du chauffeur, Antoine n’aurait pas été aussi caté-gorique que son employeur, mais il se garda bien de lui faire part de ses doutes. Il prétexta une précision qui lui manquait pour achever la rédaction d’un vague rapport sur l’accident et obtint facilement l’adresse d’Al Bizri. Celui-ci habitait au Sud de Sanaa, dans le vieux village de Haddah, à flanc de montagne.

Antoine décida de s’y rendre. Avec un peu de chance, il pourrait montrer à Camille l’une des curiosités du coin, toute proche de Had-dah, un autre village du nom de Beit Boz.

Si Al Bizri était un homme pieux, ou si, plus

prosaïquement, il commençait tôt sa quête de qat, ils n’arriveraient pas à le trouver chez lui. Ils tentèrent toutefois et se rendirent à Had-dah, distant de quelques kilomètres seulement de la vieille ville de Sanaa. Pour ce faire, ils empruntèrent une des curiosités de la ville « hors les murs » : la piste de l’ancien aéroport servait maintenant de boulevard Nord-sud et permettait de rallier rapidement le boulevard circulaire. Autrefois, il servait aussi pour les défilés militaires, mais la fin tragique de son collègue Anouar El Sadate avait conduit le

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Président Ali Abdallah Saleh à revoir la vision qu’il avait de ce genre de festivités. Les défilés militaires étaient dorénavant moins pompeux et avaient pour cadre l’enceinte d’une caserne sûre.

Arrivés dans Haddah, ils abandonnèrent la

moto près de la mosquée et s’enquirent de la maison du chauffeur. Le premier enfant inter-rogé répondit sans hésitation : un homme as-sez riche pour posséder sa propre voiture était une personnalité importante.

Al Bizri habitait une maison simple mais présentant un extérieur relativement net. Seu-les les femmes étaient présentes, comme cela était prévisible. Visiblement heureuses de rompre leur routine domestique, elles accueil-lirent les visiteurs avec empressement et les fi-rent entrer dans une pièce du rez-de-chaussée. Il y avait là trois générations de femmes aux yeux rieurs, mais qui restèrent voilées. Le fait qu’Antoine soit accompagné de Camille l’autorisait à pénétrer dans la maison, mais la bienséance a ses limites !

Comme toujours, du thé fut servi, on s’enquit de leur éventuel appétit, on parla de tout et de rien. Surtout de rien. Une jeune fille, qui avait la chance de fréquenter encore l’école alors qu’elle devait avoir déjà 13 ans, présenta fièrement des boîtes de camembert danois dé-

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corées de petites fleurs aux couleurs violentes. Elle insista pour en offrir une à Camille.

Celle-ci avait retenu les quelques mots d’arabe qui lui permirent de remercier et félici-ter chaleureusement la jeune artiste.

Une demi-heure passa ainsi, avant qu’Antoine put réellement demander à voir Khalid Al Bizri. Même s’il s’attendait à ce qu’on lui réponde qu’il était absent, il espérait pouvoir le rencontrer dans un délai raisonna-ble. Or, il lui fut répondu que la date de son retour n’avait pas été fixée et que cela pouvait être aussi bien le lendemain que dix jours plus tard. Nulle ne savait où il s’était rendu, ni pour combien de temps, ni dans quel but.

Fort déçu, Antoine posa tout de même de nombreuses questions sur le métier du guide, qui, bien sûr, sillonnait sans cesse le pays. Mais il apparut bien vite que certains de ces voyages ne pouvaient avoir un but touristique : il disait se rendre fréquemment au Nord de Saada et dans certaines régions du Hadramaout plus connues pour être des fiefs islamistes que pour leur intérêt touristique. On rejoignait là les fré-quentations de Samir Mouhdad, dont la dispa-rition était, elle, tout à fait définitive. Nantis de ce léger viatique, Antoine se souvint de la proximité de Beit Boz, dont il prit la direction plutôt que de retourner à Sanaa.

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Les charmes du village ne suffirent pas à gommer sa déception. Ses recherches ne dé-bouchaient sur rien et ne lui permettaient pas de présenter à l’Ambassadeur un tableau de chasse digne de ce nom. Parti la fleur au fusil, il commençait à douter de ses talents de détec-tive amateur. Il fit à Camille les honneurs des ruines du village, dont l’origine remontait clai-rement aux temps préislamiques. Sa situation, perché qu’il était sur un plateau découpé en forme de gigantesque bateau, évoquait irrésis-tiblement l’Arche de Noé échoué au sommet du Mont Ararat. Antoine tenta de faire le point.

Puis, alors que Camille prenait plaisir à vi-siter chacune des maisons en ruine qui for-maient la petite localité, Antoine tenta de faire le point.

Un Français, touriste apparemment sans

histoire, tombe d’une falaise. Accident ou crime, on ne peut savoir avec certitude. Arrivé en France, son corps, qui contenait des explo-sifs est enlevé par un groupe, sans doute isla-miste. La fille du mort apparaît, prétextant une sorte de pèlerinage. Un indic travaillant sur les Islamistes cherche à voir Antoine mais n’a pas le temps de dire pourquoi : Il est assassiné. Le chauffeur ayant accompagné le touriste dispa-raît lui aussi. Il se rend souvent dans des fiefs

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islamistes. Ce genre de fréquentations et le fait que les Islamistes reviennent sans cesse dans cette affaire laissaient craindre une dérive dangereuse de l’enquête menée par Antoine.

- Regardez, l’interpella Camille, il y a des

enfants qui se baignent dans une sorte de ci-terne. Mais l’eau est d’une saleté ! Où sont leurs parents ?

- Cette citerne est la réserve d’eau du vil-lage : elle sert aussi bien d’abreuvoir au bétail que de piscine aux enfants. De toute façon, ceux qui ont dépassé l’âge de cinq ans survi-vent facilement à ça. Ils sont vraiment bien armés pour la vie.

Les échecs répétés de ces derniers jours rendaient Antoine cynique. Ou plutôt, il luttait avec moins de vaillance contre son penchant naturel.

Se le tenant pour dit, Camille continua son exploration silencieuse des nombreux détours du village, ainsi que ses abords escarpés. D’une trouée dans la roche, elle peut aperce-voir au loin l’ensemble de Sanaa, alors qu’autour d’elle les nombreuses pompes d’irrigation martelaient avec insistance leur re-frain essoufflé.

Peu motivé par la visite, Antoine donna ra-

pidement le signal du départ et ils reprirent en

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cahotant la piste du retour. Au passage, An-toine évita adroitement une pierre lancée par la fronde d’un jeune berger, qui s’exerçait plus ou moins innocemment à atteindre des cibles mouvantes à l’aide de petits projectiles. En ef-fet, au Yémen, les chiens constituant des bou-ches inutiles, on trouvait plus économique de conduire les troupeaux en lançant des pierres aux meneurs, qui comprenaient vite quelle di-rection ils devaient prendre.

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XVIII

Samedi 26 avril 1997 - Sanaa. Le reste de la journée de la veille s’était dé-

roulé dans une atmosphère maussade et lourde. La misanthropie d’Antoine avait repris le dessus et l’attirance qu’il reconnaissait éprouver pour sa « pensionnaire » avait été largement contrebalancée par un désir irré-pressible de tranquillité et de solitude. Le ma-tin l’avait vu se lever fort tôt et se rendre au bureau sans passer par la case « petit déjeu-ner ». Bouderie mise à part, il devait aussi rat-traper le temps perdu et se mettre à jour dans son travail. La pauvreté de l'effectif de l'am-bassade ne permettait pas qu'il se déchargeât totalement de ses tâches variées.

Il profita de l’apathie matinale qui trans-formait l’ambassade en annexe d’un monastère franciscain pour classer son courrier, y répon-

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dre le cas échéant et faire un point budgétaire avec le comptable, lui aussi matinal. Puis, une fois disponible, il commença à recevoir les di-vers « clients » qui s’étaient présentés dans la minuscule salle d’attente de la section consu-laire.

Parmi ceux-ci, figurait un Camerounais,

qu’il avait déjà reçu quelques semaines aupa-ravant. Tabakwi Fotso s’était alors réclamé de la protection due selon lui aux ressortissants des anciennes possessions françaises pour ten-ter d’extorquer un peu d’argent public à An-toine, qui avait refusé de céder.

Cette fois-ci, il avait forcé le passage en promettant des informations sur des Français dont il pensait qu’ils étaient recherchés par les autorités de leur pays.

Très grand, souriant et habillé de vêtements amples et très colorés, le visiteur s’était assis face à Antoine, très à son aise.

- Bonjour M. Fotso. Vous voilà de retour dans mon bureau. Je présume que vous n’avez pas pu régler vos problèmes matériels ?

- Non, pas vraiment M. le Consul. Mais je sais que vous ne voulez pas m’aider, alors…

- Ce n’est pas une question de vouloir, mais de pouvoir, M. Fotso. Contrairement à ce que vous semblez penser, les ambassades n’ont pas

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d’argent à distribuer aux voyageurs nécessi-teux.

- Bien. Je comprends. Mais, si vous avez un peu de temps (je sais que les Blancs n’en ont jamais assez, c’est une maladie bien à vous), je vais vous raconter mon histoire. Vous avez mon passeport en main, vous avez donc pu voir que j’ai pas mal voyagé ces derniers mois.

- Effectivement, le Kenya, la Tanzanie, et maintenant le Yémen. Vous faites du tou-risme ?

- Non, bien sûr. Je sais bien que si je vous disais oui, vous ne me croiriez pas.

- En effet. On peut me faire croire pas mal de choses, mais il y a des limites.

À ces mots, le sourire de l'Africain s'élargit encore.

- Alors voilà. Au Cameroun, j’habite à Ma-roua, dans le Nord. Vous connaissez peut-être ?…

- Absolument pas. Mais je présume que cela n’est pas essentiel à la bonne compréhension de votre histoire.

- Non, en effet. Je reprends. Là-bas, nous sommes tous Musulmans. Mais vous savez, c’est l’Afrique, tout cela n’est pas trop sérieux et nous conservons nos coutumes. Pour les Chrétiens, c’est plus ou moins pareil je crois.

Or, il se trouve que depuis quelques années, il y a des gens qui prêchent dans les mosquées

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et qui ne sont pas de chez nous. Ils nous de-mandent de vivre comme de vrais Musulmans. Ils veulent appliquer la charia au Cameroun et dans toute l’Afrique. Ils proposent de l’argent à certains d’entre nous pour aller nous former dans des écoles coraniques spéciales. Quand ça a été mon tour, j’ai accepté. Vous savez ce que c’est, il y a la misère chez nous. Et puis, c’est vrai que c’est le bazar en Afrique. Il faudrait autre chose. Les gouvernants sont corrompus, la misère est partout, toute l'Afrique est exploi-tée. Et ce sont toujours les mêmes qui en profi-tent. Ces gens là nous proposent autre chose pour nous en sortir.

- Oui, je sais. Et il n’y a pas que chez vous que ça se passe…

- Donc, je suis allé d’abord au Kenya, puis en Tanzanie. Là-bas, il y a des madrasas où on nous enseigne le vrai Coran, avec de bons principes de vie. Et puis on nous dit que seul le djihad permettra de convertir les Infidèles. Que le temps des Croisades est revenu, que l’Amérique et Israël veulent nous éliminer : l’an dernier, je suis arrivé ici. Dans le Nord, près de la frontière, il y a des imams qui ont beaucoup d’argent. Ils prêchent la guerre sainte. Il y a des camps d’entraînement aussi. Comme je suis assez sportif et qu’ils ont trouvé que ma foi était solide, que je ne n’avais pas de famille… Oui, j’ai oublié de vous dire, toute

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ma famille est morte dans un accident : nous étions dans un bus qui a foncé dans un camion qui allait trop vite, là-bas, sur la route entre Maroua et Garoua. Il n’y a que moi qui m’en suis tiré. J’avais 18 ans à l’époque. Mes parents, tous mes frères et sœurs, tout le monde est mort. Le chauffeur du camion était ivre. Il n’était pas musulman… Mais bon, ça n’est pas votre famille. Donc, ils ont pensé, les barbus du Nord, que je pourrais faire l’affaire pour un grand coup. De quoi faire avancer la libération des Musulmans. Ils ne m’ont pas tout dit, mais j’ai commencé un entraînement. Ça a duré longtemps ; j’ai appris à manier des explosifs et toutes sortes d’armes. Et puis j’ai étudié le Coran. On m’a tout expliqué. Je suis imbatta-ble pour ce qui est de retrouver une sourate pour chaque question qu’on se pose dans la vie. C’est vraiment le Livre. Il ne devrait même pas y en avoir d’autres. Qu’est-ce qu’ils pour-raient ajouter ? En fait, les autres livres ne font qu’embrouiller l’esprit. C’est comme les ima-ges. A quoi elles servent ? Tout est dans le Co-ran, tout.

À ce point du discours de propagande de son interlocuteur, Antoine, lassé, fit montre du sentiment d'impatience qui l'envahissait

- D’accord. C’est intéressant, mais je ne suis pas ici pour me convertir à l’Islam, ni même pour que nous parlions religion. Vous deviez

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me parler des rencontres que vous avez faites là-haut. C’est près de Saada. C’est bien ça ?

- Oui, c’est la ville la plus proche. Mais en fait, on passe souvent la frontière vers le Nord. Ils n’aiment pas trop se montrer vers le Sud. Il paraît que le président d’ici ne les aime pas trop. Bon, à la madrasa, et dans le camp aussi, il y a des gens qui viennent de tous les pays. Il y a même des Français. J’en ai vu plusieurs, et nous avons sympathisé. Il y a la langue. Et puis, les Arabes, ils sont vraiment durs. Ça n’est pas facile de leur plaire. Moi, j’ai fini par me dire que peut-être tout ça était un peu dan-gereux. C’est vrai, je suis pauvre, je n’ai plus personne, mais il y a des choses que j’aime bien dans la vie. Je suis comme tout le monde, en tout cas je crois. Ils m’ont dit que je retour-nerai en Afrique, peut-être au Kenya. Ils veu-lent faire du mal aux Américains là-bas. Mais moi, s’il est vrai que je n’aime pas les Améri-cains, je ne veux tout de même pas risquer de tuer mes frères africains. Et eux, j’ai l’impression qu’ils ne font pas de détails. Tout leur paraît bon pour imposer leur point de vue.

- Et donc, ces Français que vous avez ren-contrés ?

- Il y en a plusieurs. Mais, si je vous dis qui ils sont, qu’est-ce que vous me donnez ? Vous savez, je prends des risques à venir vous voir.

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Et puis, je voudrais rentrer chez moi. Ici, tout bien considéré, ça n’est pas ma place. Aidez-moi s’il vous plaît.

À comédien, comédien et demi : face à la mimique implorante qu'arborait le Camerou-nais, Antoine se forgea une expression adaptée et répondit sans se découvrir.

- Je vais voir ce que je peux faire. Mais ça dépend surtout de vous et de ce que vous allez me raconter. Alors, ces Français ?

- En fait, j’en ai surtout fréquenté un. Loïc, je crois. Ça, c’est son nom français, il en a changé depuis qu’il est musulman. Mais il aimait bien que je l’appelle de son ancien nom. Loïc Fou-gier. C’est ça, Fougier. J’ai une bonne mémoire et j’aime bien les noms français. Ils me font rê-ver et penser au nom de certaines de nos rues, au Cameroun.

Loïc Fougier. C’était le nom du jeune type

qui était venu voir Antoine deux semaines auparavant. Effectivement, il venait du Nord. Il faudrait creuser ce contact. Mais comment obtenir des renseignements de personnes aussi bien embrigadées ? Il pouvait demander aux services de Maume de trouver une faille dans le passé du jeune militant. Tout le monde en a une, et il n’y a pas que les femmes ou les dettes de jeu. On peut renouveler le genre, se dit An-toine. Mais pour ça, il faut que le jeu en vaille

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la chandelle. Et puis, sans avoir rien promis au Camerounais, Antoine se sentait d’ores et déjà redevable envers lui. Il semblait lui faire confiance. Mais pour obtenir qu’il puisse ren-trer chez lui aux frais de la princesse, il fau-drait bien entendu quelque chose de plus consistant.

De son côté, Fotso avait repris de plus belle: - Je vois que ce Français ne vous intéresse

pas vraiment. C’est vrai qu’il avait l’air un peu en dehors du coup. Un peu comme moi. Il y en avait d’autres, Marc, Olivier, Julien, des Blancs. Et puis d’autres, avec des prénoms arabes mais qui disaient avoir des passeports français. En-fin, un autre, dont il ne fallait jamais parler. On disait qu’il était resté plus d’un an au camp, mais qu’il en était parti à la suite d’un désac-cord profond avec le chef. On aurait dit qu’il voulait être une sorte d’émir et donner à l’action de l’organisation une autre tournure. On le disait être très intéressé par l’argent, trop pour un bon musulman. Par contre, ils l’ont beaucoup regretté car c’était un vrai chef. Il pouvait mener n’importe quel groupe dans n’importe quelle opération. Lui, je n’ai jamais su son nom français. Ils l’appelaient Ali Matar. Il paraît qu’il est toujours dans le pays, plus à l’Est, près du grand désert d’Arabie.

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Là, le Camerounais commençait à vérita-blement intéresser Antoine, qui le laissa toute-fois continuer sans réagir.

- Mais j’ai mieux. Il s’agit d’un Algérien cette fois-ci. Vous en avez peut-être entendu parler. Il est mort il y a quelques jours. Mer-credi je crois. Mais pas de sa bonne mort, non, on l’a poignardé dans le dos. Comme on fait avec les traîtres. Celui-là, je le connaissais bien. Il n’habitait pas avec nous. Il vivait à Sanaa même. Il m’avait raconté qu’il était chargé des écoutes téléphoniques pour la police secrète d’ici. Je ne le croyais pas vraiment, mais il m’a raconté pas mal de trucs. Je crois que même vous, c'est-à-dire l’ambassade, précisa le Ca-merounais en désignant la pièce d’un grand geste circulaire, il vous écoutait de temps en temps.

- Et le nom de ce jeune homme ? questionna Antoine, qui pensait pourtant déjà connaître la réponse.

- Samir, Samir Mouhdad. Il était sympathi-que, mais j’ai l’impression qu’il mangeait à tous les râteliers celui-là. Ces derniers temps, il avait beaucoup d’argent. Et je ne crois pas qu’il venait des Yéménites. Ceux-là, on sait bien qu’ils ne paient pas bien. Les autres, les bar-bus, eux non plus ne paient pas vraiment. Ils nous font vivre et nous promettent le Paradis, mais c’est tout. Non, c’était autre chose. Je

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crois qu’il avait entendu quelque chose d’intéressant dans son travail et qu’il faisait chanter quelqu’un. Mais qui, je ne saurais vous le dire. A mon avis, il a été un peu trop gour-mand et ça lui a été fatal.

Et puis, il y a dix jours environ, c’était un jeudi, le 17 je crois, il est venu au camp et il a voulu voir le chef. Il était très excité. Après l’entretien, le chef l’a remercié devant tout le monde, mais on ne sait pas pourquoi. Je crois qu’il lui avait donné une information très importante.

Ah ! Là, je vois que je vous intéresse beau-coup plus. Alors, vous allez m’aider à rentrer chez moi ?

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XIX

Dimanche 27 avril 1997 - Entre Sanaa et

Mareb. Parti une nouvelle fois de Sanaa au petit

matin, Antoine voyait se raréfier toute trace de verdure. Il suivait la route de l’Est, vers Mareb, ancienne capitale luxuriante du royaume de Saba, qu'une lente décadence avait ravalé au rang de simple porte du désert. Le Roub Al-Khali, le Quart Vide, commençait là.

La soirée de la veille l’avait vu recouper

avec Julien Maume certaines des informations recueillies auprès de Tabkwi Fotso, le Came-rounais déboussolé. Le rôle joué par son in-formateur algérien avait plongé le Deuxième Secrétaire dans le désarroi, cette situation cons-tituant non seulement un échec mais une faute professionnelle grave. L’art de la manipulation s’entendait, pour un homme dans sa position,

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comme étant à son bénéfice exclusif. Il devait là s’avouer trompé à plus d’un titre. Son réta-blissement physique , rapide jusque là, allait certainement en pâtir...

Il semblait clair pour les deux hommes que la fuite concernant le changement de destina-tion du corps d’Andrieux provenait de Samir, qui devait être plus qu’un informateur puis-qu’il connaissait l’importance de la cargaison contenue dans le cercueil. Sinon, il n’aurait pas entrepris le voyage vers Saada aussi rapide-ment.

Conscient de l’importance qu’il fallait don-ner à cet aspect de l’enquête, Maume s’engagea auprès d’Antoine à lui fournir un moyen d’avoir barre sur le jeune Loïc Fougier lors d’une prochaine rencontre. Il fallait vrai-ment exploiter cette piste. Quant au sort de Fotso, Julien Maume resta évasif. Il ne pouvait s’engager, et il n’en voyait d’ailleurs pas la né-cessité absolue. Antoine commençait à entre-voir le cynisme avec lequel ces gens traitaient leurs informateurs.

Alors qu’il était de retour chez lui et qu’il

avait informé Camille d’une petite partie des avancées obtenues dans la journée, il avait reçu une fois de plus un appel du garde de perma-nence à l’ambassade. Il devait appeler

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d’urgence Mme Hamignies, à propos de son mari.

Ça devait bien arriver un jour... Antoine

avait rencontré Pascal Hamignies trois semai-nes auparavant, car celui-ci craignait pour son intégrité physique, sinon pour sa vie. Le jeune cadre aux dents longues avait été envoyé au Yémen par sa société de restauration collective pour prendre en charge le ravitaillement des chantiers opérant sur les gisements de gaz de l’Est du pays. Il s’agissait principalement de sociétés américaines aux exigences serrées et le marché avait été conquis de haute lutte. Remis aux enchères chaque année, il devait en outre être conservé, les bénéfices n’arrivant que sur le moyen terme.

Nourrir des dizaines d’Occidentaux en plein milieu du désert, dans un pays dont la population peine déjà à subvenir à ses besoins constituait un sacré défi. Pour ce faire, Pascal faisait appel, entre autres, à des fournisseurs locaux. S’agissant de la viande de mouton, il avait paré au plus pressé et conclu un accord avec le chef d’un village voisin du chantier principal. Puis, devenu connaisseur du « mar-ché » (les guillemets s’imposent, les règles dif-férant sensiblement de celles qui prévalent à Rungis), il souhaita acheter les bêtes d’un autre éleveur, proposées à un meilleur prix. La réac-

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tion du premier fournisseur ne se fit pas atten-dre et il conseilla vivement à Pascal Hamignies de revenir sur sa décision. Il lui laissa entre-voir, pour le convaincre, tous les problèmes qu’il devrait affronter s’il persistait dans ce mauvais chemin.

C’est à ce niveau de la discussion qu’Hamignies était venu prévenir Antoine de la tournure qu’elle prenait. Celui-ci lui avait conseillé de céder, le prix des choses dans ce pays n’étant pas toujours celui affiché. En clair, le type de contrat mafieux prévalant au Yémen contenait un volet « protection » non négligea-ble : « tu me prends ma marchandise et tes af-faires marcheront sans encombre. Tu ne me les prends pas, et je ne réponds plus de rien » au-rait pu être l’avertissement lancé par le pre-mier fournisseur.

Sûr de son bon droit (mais qu’est-ce que le droit à la lisière du Quart Vide ?), Pascal Ha-miginies avait persisté dans sa volonté d'opé-rer ce changement…

… Jusqu’à la veille au soir quand, au détour

d’un virage, sa voiture avait essuyé un rafale de kalachnikov tirée par un inconnu posté en plein milieu de la route, près de Mareb. D’après les informations recueillies par An-toine, ni le chauffeur, ni son patron n’avaient été touchés directement, mais les éclats de

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verre du pare-brise avaient fait de gros dégâts : il fallait rapatrier Pascal Harmignies d’urgence afin de tenter de sauver son œil droit grave-ment touché. Compter sur le correspondant de l’assurance rapatriement souscrite par l’entreprise au bénéfice de ses employés était illusoire : cette société n’avait pas de corres-pondant au Yémen. C’était là une pratique courante, les sociétés d’assurance prenant le risque de ne pas investir sur un correspondant lorsque le nombre d’assurés dans un pays lui paraît trop faible. La plupart du temps, les contractants ne le savent pas car ils ne possè-dent qu’un numéro de téléphone en France à appeler en cas d’urgence.

Antoine avait fait le nécessaire concernant

un vol pour Paris le soir même, chargé d’acheminer le blessé, son épouse (qui jurait bien de ne plus jamais remettre les pieds dans un tel pays) et ses deux très jeunes enfants. L’opération aux « Quinze-Vingt » était pro-grammée pour le lendemain en fin de matinée. Mais avant tout, il fallait récupérer la victime de l’intimidation et s’indigner auprès du Gou-verneur de la tolérance trop grande accordée à de telles pratiques. Sur le dernier point, An-toine ne se faisait aucune illusion mais il restait malgré tout un homme de principes.

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Arrivé en vue de Mareb, Antoine obliqua directement vers le palais du Gouverneur. L’activité n’y était pas réellement fébrile, mais on lui apprit que le digne personnage ne de-vrait plus beaucoup tarder. Son arrivée était prévue « pour très bientôt ». Antoine, lui, ve-nait de conduire durant quatre heures et s’était levé aux aurores afin de mener tout cela ron-dement. Philosophe, il prêta attention à l’équipage qui venait d’entrer dans l’enceinte du palais gouvernemental. Le 4x4 rutilant aux vitres surteintées, précédé et suivi par deux pick-up débordant d’hommes armés de ka-lachnikovs chinoises, indiquait l'arrivée d’un notable local. Un Cheikh venant proposer une nouvelle affaire au Gouverneur, à moins qu’il ne réponde à une convocation, ce qui relèverait de l’exploit de la part du représentant de l’État. En effet, hors de Sanaa et de sa région d’origine, le Président Ali Abdallah Saleh de-vait composer avec des pouvoirs locaux au-trement plus puissants que ses représentants officiels. Les féodaux, véritables détenteurs de l’autorité, toléraient le pouvoir central, qui se maintenait au prix d’un constant et difficile exercice d’équilibriste.

Le Gouverneur se faisant attendre, Antoine,

toujours curieux, se présenta aux gardes du corps et demanda à pouvoir s’entretenir avec

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leur patron. Celui-ci, qui s'avéra êtreun homme ouvert et très bien informé, orienta ra-pidement la conversation sur des sujets de po-litique internationale sur lesquels il s’exprima avec de solides arguments. A chaque fois qu’il se trouvait dans une situation analogue, An-toine était surpris de constater à quel point ces hommes d’aspect frustre, apparemment cou-pés de tout moyen de communication mo-derne et dénués de cette culture dont nous sommes si fiers, étaient au fait de la plupart des grands enjeux du monde qui les entou-raient.

Le Cheikh Toufik Al Maqalih régnait sur un

large périmètre autour de Mareb et il apparut rapidement qu’il se trouvait là à la demande du Gouverneur car l’incident de la veille concernant Pascal Harmignies s’était produit sur son territoire.

- C’est dommage que ce soit arrivé à un Français, se désola-t-il devant Antoine. En gé-néral, nous aimons bien les Français. D’ailleurs, j’ai un associé français, mais ça m’étonnerait que tu le connaisses. Je vais es-sayer de savoir pourquoi on a tiré sur la voi-ture de ton blessé et qui est le coupable. Mais ce sera sans doute difficile.

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Conscient que cette hypocrisie marquée fai-sait partie d’une stratégie plus globale, An-toine entra dans le jeu du dignitaire.

- Je n’en doute pas. De mon côté, je viens demander réparation au Gouverneur. Si on tire comme ça sur les étrangers qui viennent faire du commerce dans le pays, ils ne viendront plus et vous ne pourrez plus leur vendre vos marchandises. Personne n’a rien à gagner à encourager ce genre de comportement.

- Tu as raison, répondit le dignitaire. Mais cette affaire n’est pas très importante, ton Français n’est que blessé, et légèrement, m’a-t-on dit. Ça valait vraiment la peine pour toi de te déplacer ? Tu sais, on aurait pu le ramener nous-mêmes à Sanaa et tu n’aurais pas eu be-soin de venir. Et puis, le Gouverneur, ce n’est pas un type très intéressant. Il ne fera que met-tre son nez dans nos affaires et demander un pourcentage, comme ils font tous. Non, crois-moi, laisse tomber.

- … - Tu sais, moi aussi, j’ai des problèmes dans

mes affaires. Depuis quelque temps, des types de la région de Saada, aidés par des Saoudiens, me font tout un tas d’histoires. Ici, comme tu le vois, il n’y a pas grand chose à exploiter. Le pétrole et le gaz, ce sont les Américains, et vous autres les Français, qui en tirez profit. C’est trop technique pour nous et ça demande

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trop d’investissements. Alors, moi aussi, je fais du commerce. Ici, les frontières sont mouvan-tes, comme le sable des dunes. Comme nous sommes entre l’Arabie, les Émirats, Oman et l’Afrique, j’achète et je vends toutes sortes de choses. Tu sais, des choses qu’on ne trouve pas dans les magasins. Je pense que tu vois de quoi je parle.

Antoine voyait très bien : l’alcool frelaté éthiopien, les armes chinoises ou russes, neu-ves ou d’occasion, toutes sortes de drogues, tout cela transitait bien souvent par le Yémen, dont l’économie occulte permettait de nourrir une population en expansion constante et accé-lérée. Il fallait bien que les intermédiaires « au-torisés » existent quelque part…

- Oui. D’accord. Et qu’est-ce que je viens faire là-dedans moi ?

- Voilà. Si tu fais trop de bruit pour ton Français blessé, c’est mauvais pour le com-merce. Moi, de mon côté, j’aimerais bien mon-trer à ces types du Nord qu’ils m’embêtent un peu trop. Je sais, ne me demande pas com-ment, que tu recherches un type qui était à Bo-kour il y a quelques semaines. Avec un autre Français, mais qui est mort celui-là. Si tu veux, je peux te dire où il est. Il n’est pas seulement guide touristique celui-là, il fait partie des gens qui nuisent à mon commerce. S’il lui arrive quelque chose, je ne le regretterai pas.

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Il n’y avait pas à hésiter. Une chance pa-reille risquait fort de ne jamais se représenter. Une fois de plus, Antoine devait constater à quel point pouvaient être trompeuses l’apparence de ce pays hors normes, son im-mensité relative et l’indifférence feinte de ses habitants vis-à-vis de l’étranger.

- Écoute, je dois tout de même parler au Gouverneur. Le mieux, c’est que nous le voyions ensemble. Je lui demanderai pour le principe qu’il assure une meilleure protection des étrangers travaillant dans la région. De ton côté, tu iras dans le même sens, et nous nous quitterons tous bons amis. Tu sais que tu peux me faire confiance. Moi, je te fais confiance. Tu me parleras de ce guide tout à l’heure. Je crois que le Gouverneur est arrivé et qu’il va nous recevoir.

Ainsi fut fait. Le Gouverneur accepta de re-

cevoir les deux hommes en même temps et l’entretien tripartite se déroula selon les plans d’Antoine, qui déploya tous les trésors de diplomatie dont il était le dépositaire. De l’autre côté, les deux Yéménites firent assaut de courtoisie et de repentir, assurant l’étranger de leur bonne foi et de leur détermination à faire cesser ce genre d’agression. Antoine ren-tra donc à Sanaa en compagnie de Pascal Ha-miginies, qui avait été hospitalisé mais dont

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avait été hospitalisé mais dont l’œil avait sim-plement été nettoyé.

Encore sous le choc, il parla peu durant le voyage, qu’il effectua couché à l’arrière de la voiture que conduisait Antoine. De son côté, celui-ci était avide de rencontrer enfin Khalid Al Bizri, qui se trouvait encore à Sanaa, selon ce que lui avait appris Toufik Al Maqalih.

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XX

Lundi 28 avril 1997 - Sanaa La veille, le retour à Sanaa s’était déroulé

sans encombre. Antoine avait pu emmener Hamignies directement à l’aéroport. Sa famille s’y trouvait déjà, l’épouse, angoissée au-delà de toute expression était harcelée par ses deux enfants, épuisés et totalement déboussolés. Rentré chez lui à la nuit tombée, il s’était cou-ché sans rencontrer Camille, dont il ne savait comment elle avait occupé sa journée.

Le matin, le calme régnait à l'ambassade, ce

qui avait permis à Antoine de sortir en ville et de pousser une reconnaissance jusqu'au quar-tier où se trouvait Khalid Al Bizri. Le Cheikh Al Maqalih ne lui avait pas menti, l'homme se trouvait bien là. Pour ne pas éveiller les soup-çons, Antoine s'était fait remettre par son der-nier employeur une photographie d'identité suffisamment ressemblante pour qu'il puisse le reconnaître. A l'heure de la prière de la mi-journée (salat-ul-Zuhr), Al Bizri était sorti de la

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maison où il se tenait pour se rendre à la mos-quée Al-Aqil, qui surplombe le souk de la vieille ville. Il s’agissait d’un homme légère-ment plus grand que la moyenne des Yéméni-tes, habillé avec des vêtements dont l’entretien laissait à désirer alors qu’on aurait pu attendre mieux d’un professionnel du contact avec les étrangers. Bien qu’il ne se retourna pas sans cesse comme aurait pu le faire un homme tra-qué, son allure n'exprimait pas l’assurance ou même l’insouciance de l’honnête homme va-quant normalement à ses occupations.

Bien sûr, son statut de Nasrani (infidèle) avait empêché Antoine de pénétrer dans le lieu de culte, mais savoir que le chauffeur était un homme pieu (ou désireux de trouver un pré-texte pour sortir de sa retraite forcée) lui avait donné une idée pour entrer en contact avec lui dans la soirée. Il projetait de le rencontrer après la dernière prière (Salat-ul-Isha), lorsqu'il retournerait à son domicile du moment.

Rentré chez lui pour déjeuner, il avait in-

formé Camille d'une partie de ses découvertes, mais sans entrer dans les détails. Il ne pouvait s'empêcher de restreindre la confiance qu'il souhaitait lui accorder, tout en étant de plus en plus sensible au charme que dégageait la jeune femme. Trop occupé par ses travaux de Sher-lock Holmes amateur mâtiné de James Bond

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de pacotille, Antoine évitait d'approfondir cet aspect de la présence de Camille chez lui. Il tâ-chait plutôt de se concentrer sur la mission qu'il s'était assignée et qu'il menait de plus en plus en free lance.

A l'heure prévue, Antoine attendait Al Bizri près de la porte de la mosquée qu'il semblait fréqeunter. Dès la fin de la prière, il aperçut son homme qui s'esquivait rapidement après avoir remis ses sandales. Manifestement, il ne souhaitait pas se mêler aux autres fidèles qui discutaient aux alentours avant de s'égayer dans leurs foyers respectifs.

Toutefois, peu pressé de rentrer quant à lui,

Al Bizri laissait ses pas le mener au hasard des méandres du souk. Le suivre sans se faire re-pérer était pour Antoine un exercice périlleux. Il avait beau battre le rappel des souvenirs de ses lectures aventureuses de jeunesse, cela ne lui était d'aucune aide. Seule la pénombre contre laquelle luttait un éclairage public ané-mique constituait pour lui un réel atout.

Passé le souk des ébénistes, charpentiers et

autres travailleurs du bois, les deux hommes pénétrèrent dans le petit quartier des ferron-niers. Ceux-ci travaillaient à façon sur des for-ges creusées à même le sol, à l'aide d'outils fa-briqués à la main et dont ni le dessin ni l'usage

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n'avaient changé depuis des siècles. L'activité y était quasi nulle à cette heure tardive et seu-les quelques échoppes restaient encore ouver-tes, profitant de la vigueur d'un dernier feu. C'est là qu'Antoine se décida à aborder sa ci-ble. Se rapprochant d’Al Bizri, il commença à lui parler alors que l’autre lui tournait encore le dos.

- Bonsoir. Je suis français. Je souhaiterais te

parler. - Bonsoir. Que me veux-tu? répondit Al Bi-

zri, qui avait entamé un mouvement de fuite et se tenait sur la défensive.

- Je te cherchais depuis plusieurs jours. Chez toi, à Hadda, on ne sait pas où tu es. C'est à Mareb, qu'on m'a indiqué où te trouver. Tu ne dois rien craindre de moi, mais je veux te parler de ce qui s'est passé à Bokour il y a trois semaines. Tu ne peux pas rester ainsi à te ca-cher, tu dois faire quelque chose.

D’abord hésitant, le regard du Yéménite s’adoucit :

- C'est vrai, depuis ce jour-là, rien ne va plus pour moi. Que sais-tu de ce qui est arrivé?

- Quelqu'un t'a vu faire là-bas, qui est prêt à témoigner, bluffa Antoine qui n'avait rien à perdre. Tu sais que le Français est mort, bien sûr. Ce que tu ne sais peut-être pas, c'est ce qu'on a pratiqué sur son corps ici avant de

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l'envoyer en France. Ça, c'est encore plus grave. Si tu me dis qui t'a demandé de tuer Marc Andrieux, peut-être que le juge en tien-dra compte. On t'a promis de l'argent ?

- Oui, beaucoup d'argent, avoua Al Bizri, visiblement soulagé de pouvoir se confier. Si-non, il était gentil ce touriste, et ça m'a fait un peu de peine. Mais, après tout, c'était un Na-srani, comme toi. La perte est légère et le crime sans beaucoup d'importance. Et puis, l'argent n'est pas pour moi…

- Mais qui te l'a donné et t'a demandé de tuer le Français ?

- Je te le dirai sans doute… Plus tard… Mais là, je ne me cache pas pour ça. Il y a des gens qui m'en veulent, des gens puissants et sans pitié. J'ai travaillé pour eux mais ils pensent que je les ai trahis. Mais ça n'est pas vrai et je voudrais le leur prouver.

Tout à leur dialogue, les deux hommes

continuaient à marcher, se jaugeant autant que le leur permettait la lumière ambiante. L'ani-mation habituelle de la vieille ville était tota-lement retombée. Par analogie, Antoine se sen-tait comme dans une jungle dans laquelle au-rait pénétré un prédateur unanimement craint.

Ils se trouvaient face à un atelier fermé, dans une portion quasi obscure de la ruelle. Ils

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venaient de dépasser la dernière échoppe ou-verte.

Soudain, Antoine eut la sensation d’un mouvement rapide derrière lui. Un avertisse-ment fusa :

- Attention ! Derrière toi ! Antoine amorça une rotation, mais il était

trop tard pour esquiver le moindre geste de défense ou d'évitement. Avant de sombrer dans le néant, il perçut un dernier conseil d'Al Bizri :

- Méfie toi de la fille qui est chez toi ! … L'inconscience d'Antoine avait été brève.

Mais durant ce court laps de temps, la ruelle déserte s'était muée en un caravansérail bruyant. On s'enquérait de son état; des ordres contradictoires se télescopaient, quelqu'un lui avait apporté de l'eau.

Il en serait quitte pour une bonne migraine et, de toute façon, il n'y avait pas, à Sanaa, de quoi mener les examens approfondis que né-cessitait très certainement un tel choc sur la tête.

Un attroupement plus conséquent que celui qui s'était formé autour d'Antoine animait l'en-trée de l'échoppe qu'il avait dépassée en com-pagnie d'Al Bizri. Se relevant péniblement, An-toine alla s'enquérir de la cause de ce brouha-ha.

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- Ne viens pas étranger ! lui lança-t-on, ce n'est pas un spectacle pour toi.

- Mais laissez-moi passer! Où se trouve l'homme qui était avec moi ?

- Justement, il est là. A l'intérieur. Se dégageant avec peine de l'emprise des

badauds agglutinés devant la forge, Antoine s'approcha de l'entrée du petit local. En son milieu, à même le sol, se trouvait la forge tradi-tionnelle. Mais ce qui glaça Antoine d'effroi fut de voir que le corps de Khalid Al Bizri gisait dans la pièce et qu'on avait enfoncé sa tête dans le trou rougeoyant. Non seulement l'homme ne parlerait plus, mais la cruauté de son châtiment semblait constituer un avertis-sement sans frais.

Deux informateurs potentiels tués en pleine ville à cinq jours d’intervalle, l’addition deve-nait lourde. Tous comptes faits, Antoine se trouva soulagé de s’en tirer avec une simple bosse.

Ne souhaitant pas répondre à d’éventuelles

questions trop précises, et alors qu‘on signalait l’arrivée de la maréchaussée, il préféra s'éclip-ser rapidement et s'évanouir dans la pénombre des ruelles rendues totalement noires par la énième coupure d'électricité de la journée.

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XXI

Mardi 29 avril 1997 - Sanaa. Les développements sanglants de l’enquête

menée par Antoine lui faisaient appréhender d’un autre œil la routine du bureau. Il peinait à s’y intéresser et, le rapport complet de la jour-née précédente effectué auprès de l’Ambassadeur, il s’enferma avec Maume dans le bureau de celui-ci. En effet, bien que dimi-nué physiquement suite à son accident et inca-pable de se rendre sur le terrain, le correspon-dant local des « Services extérieurs » n’était pas resté les bras croisés. Installé derrière son bureau, avec à portée de main tous les moyens de communication mis à sa disposition par la Piscine, il pouvait dresser un bilan flatteur de l’activité qu’il avait déployée ces derniers jours et il se lança dans un long exposé :

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- C’est vrai, le rôle qu’a joué Samir Mouh-dad dans cette affaire est un mauvais point pour moi, entama le « Deuxième secrétaire ». Je dois avouer que je m’étais trompé sur son compte. Il bouffait vraiment à tous les râteliers. Je pense même qu’on n’a pas fini d’en appren-dre sur lui.

Concernant Loïc Fougier, j’ai fait mener une enquête sur lui. Ce qu’il vous a raconté est globalement vrai. Et je crois comme vous qu’il pourrait nous être utile bientôt. Mais qu’il tra-hisse ses nouveaux frères comme ça, sans rai-son… Non, ne rêvons pas.

L’enquête qui a été menée en France ne nous apprend pas grand’chose sur ses motiva-tions. Par contre, j’ai demandé à mes corres-pondants de rechercher une faille, un angle d’approche, qui nous permette d’avoir barre sur lui. En général, on cherche la femme ou l’argent. Avec Fougier, rien de tel. Et pour cause : notre ami n’aime pas les femmes. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui font qu’il est en rupture de ban. Il ne s’est semble-t-il jamais vraiment assumé et sa famille ne l’a pas aidé.

Donc, ils ont tout de même trouvé quelque chose. Quelque soit la personne, on trouve tou-jours…

Le dernier petit ami de Fougier a été re-trouvé. Il s’appelle Vincent du Boisbéranger, excusez du peu. Il a été interrogé avec tact et

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délicatesse, comme toujours, et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un homme fragile à plus d’un titre : il est en phase terminale d’un sida qu’il avait dû contracter avant même d'avoir connu Fougier. Le problème n’est pas de sa-voir si ce dernier est séropositif ou non. A mon avis, les types de son groupe de furieux se sont déjà renseignés sur le sujet d’une manière ou d’une autre. Non, en fait, ce qui est intéressant, c’est que les deux jeunes gens se sont séparés plus ou moins contraints par les circonstances et leurs familles respectives. Fougier serait par-ti pour l’oublier mais il en pincerait toujours pour lui. D’un autre côté, notre moribond le réclame avant le grand saut. Bien amené, ça pourrait être un bon argument.

Par contre, Fougier aurait beau jeu, si revoir son copain le tentait vraiment, de réclamer des garanties. Il doit bien se douter que rentrer en France n’est pas sans risque pour lui. Pour faire face à cette objection, j’ai reçu l’autorisation de lui promettre l’impunité et même des aides à la reprise d’une vie normale en France s’il est intéressé. Mais il faudra que ses infos en vaillent la peine.

Antoine avait écouté Meaume avec atten-tion, mais il restait dubitatif :

- Tout cela n’est intéressant que si j’ai l’occasion de le revoir. Pour le moment, à cha-

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que fois que j’ai l’impression d’avancer, on me ferme la porte au nez.

- Oui, effectivement. Mais le claquement de porte est un peu violent. Deux morts, ça fait désordre.

- En fait, si l’on s’en tient à la mission défi-nie par le télégramme du 22, je pense avoir ré-pondu aux trois questions :

Primo : Il est quasi sûr qu’Andrieux a été poussé du haut de la falaise par Al Bizri. Par contre, le mobile reste à trouver. Soit il s’agit d’un meurtre au hasard pour fournir un « em-ballage » pour les explosifs, soit il s’agit d’une action ciblée dont il reste à trouver le com-manditaire, soit une combinaison des deux.

Secundo : Le corps a été « traité » à la mor-gue de l’hôpital, le gardien me l’a bien fait comprendre, même s’il est vital pour lui de ne rien dire. Les suspects éventuels sont sans doute à rechercher dans les réseaux islamistes, mais là, ça me dépasse. C’est votre partie.

Tertio : celui qui a informé ledit réseau du changement de destination du corps est très certainement votre cher Samir.

- Donc, mission accomplie, bravo M. le Consul. Vous pouvez retourner à vos petites paperasses. Maume s’adressait à Antoine d’un ton moqueur.

- C’est ainsi que vous voyez les choses ?

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- Normalement, et si l’on s’en tient à ce qui vous était demandé, vous avez raison. On ne peut guère vous mettre plus à contribution. D’autant plus que ces braves gens ne sont pas des plaisantins et qu’a priori vous n’êtes pas payé pour risquer votre peau plus que ce qu’exige le service public. Mais il n’empêche que tout cela garde un goût d’inachevé.

Prenez Andrieux. Qu’était-il réellement ve-nu faire ici ? Et sa fille, pourquoi traîne-t-elle encore dans les parages ? Et pourquoi avant de mourir Al Bizri vous a-t-il mis en garde contre elle ? Sur un plan plus large et plus en rapport avec mon travail, qui sont les organisateurs du transport de l’explosif et donc, très certaine-ment, de l’attentat projeté en France ? Parce qu’il ne faut pas l’oublier, ces explosifs sont bien arrivés à destination.

J’espère bien être en mesure un jour de ré-pondre à ces questions.

Ah, et puis, j’oubliais : j’ai demandé aussi une enquête sur la famille Andrieux. Effecti-vement, Stéphane, le frère de votre pension-naire et protégée…

- Oh, n’exagérons rien. Je l’héberge, c’est tout.

- … Stéphane Andrieux donc, a effective-ment disparu de la circulation il y a un peu plus quatre ans. Il est très difficile de savoir où il a pu échouer. Il n’est certainement plus en

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France, mais le monde est vaste et il est ma-jeur. Par ailleurs, il n’a commis aucun délit et n’est donc pas recherché particulièrement. On me dit toutefois que lui aussi fréquentait une mosquée à Lyon. Mais vraiment, ça ferait beaucoup de coïncidences, vous ne trouvez pas ?

- Oui. Mais ça expliquerait la présence du père ici, qui ne voyageait pas en groupe comme ont l’habitude de faire les touristes. Ça expliquerait aussi le fait que Camille Andrieux soit venue aussi vite et qu’elle s’incruste ainsi dans le pays. En fait, depuis qu’elle est là, je ne contrôle pas ses activités. Je ne peux être sûr que de ce que nous avons fait ensemble, no-tamment le voyage à Bokour. Pour le reste, elle est très indépendante et nous avons peu le temps de parler.

Estimant avoir suffisamment évoqué cette affaire avec son interlocuteur, Antoine se pré-para à retourner à son bureau :

- Bien, si vous n’avez plus besoin de moi, je retourne à mes petites affaires. Elles ont leur charme… Ne serait-ce que du fait que mes in-terlocuteurs habituels restent en vie plus long-temps que les vôtres ou ceux que vous me pré-sentez.

- Effectivement, en convint l'agent secret.

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A plus tard, et merci encore pour votre aide. Nous saurons nous en souvenir. Le ser-vice a bonne mémoire.

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XXII

Sanaa, le mardi 29 avril 1997

Bien cher Antoine, Vous voici de retour chez vous et j’en suis par-

tie. Lâchement, ce qui, pourtant, ne me ressemble guère, je n’ai pas osé vous parler de mes projets. Il faut dire qu’après une entrée en matière pleine de promesses, vous vous êtes révélé de plus en plus lointain et nous avons eu de la peine à communi-quer ces derniers jours.

De mon côté, c’est vrai, je n’ai pas vraiment joué franc jeu : comme vous l’avez très certaine-ment pressenti, je ne vous ai pas tout dit concer-nant les objectifs de mon séjour au Yémen. Bien sûr, je voulais suivre de près l’enquête concernant la mort de mon père. Cet homme que j’avais de nombreuses raisons de haïr (le mot n’est pas trop

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fort, j’espère avoir un jour l’occasion de vous en dire plus) a eu une fin dont le seul qualificatif qui me vienne à l’esprit est d’originale. Je ne peux me répandre devant vous en sentiments à l’égard d’une personne que je souhaite oublier.

Je crois comprendre que vous avez avancé dans la recherche des circonstances de cette chute spec-taculaire, que j’ai pu me représenter avec acuité et sans déplaisir, j’ose l’avouer, lors de notre esca-pade à Bokour. Malheureusement pour vous et l’idée que vous vous faites malgré tout de la Jus-tice, le coupable présumé est mort et vous n’en sa-vez guère plus quant à ses motivations ou son commanditaire. A mon avis, vous devriez passer à autre chose. Cet homme, mon père, ne valait pas la peine que vous vous donnez.

Par contre, j’avoue ma perplexité concernant ce qui est arrivé par la suite. Mon père était un sale type, mais de là à ce qu’il serve de garde-manger à des poseurs de bombes, je ne pouvais l’imaginer ! Je présume que cet aspect là de l’affaire va devoir être développé jusqu’au bout puisqu’il en va très certainement de la «sécurité nationale», expression pompeuse qui ne prend de sens que lorsqu’on est victime soi-même d’un attentat quelconque mais qui, sinon, n’est synonyme que de contrôles sans fin et d’atteintes répétées à notre sacro sainte li-berté de circuler. Si vous restez en charge de trou-

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ver ce qui se cachait derrière tout ça, je vous sou-haite sincèrement bonne chance.

Mais revenons à mon départ : je ne peux vous dire dans quelle direction je me dirigerai une fois franchi le seuil de votre accueillante demeure, mais je veux absolument vous dire la vérité sur la moti-vation profonde de ce voyage.

Je vous ai dit dès notre première conversation, au téléphone, que j’étais séparé de mon frère de-puis plusieurs années et que je me trouvais sans nouvelles de lui depuis sa disparition. Stéphane a maintenant 28 ans. Ce n’est très certainement plus le même jeune homme idéaliste et souvent rê-veur qui, il y a dix ans, venait à bout d’une ado-lescence difficile. Bien qu’étant son aînée, j’ai tou-jours eu beaucoup d’admiration pour lui : débous-solé affectivement du fait de la perte de notre mère alors que nous étions tous deux beaucoup trop jeunes, il aurait pu effectuer de très brillantes études. On le disait très doué pour la gestion et le commerce et je ne doute pas qu’il aurait pu, en d’autres circonstances, non seulement pu repren-dre, mais améliorer l’affaire de notre père. Les rapports qu’il a eus avec cet homme, liés étroite-ment à ceux que j’entretenais moi-même avec lui, ont fait qu’il s’est peu à peu détaché de nous et a poursuivi des chimères qui l’ont conduit, j’en ai maintenant la certitude, jusqu’au Yémen. Je vous

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épargnerai la relation de l’enquête que j’ai moi-même menée pour aboutir à cette certitude. Sachez toutefois que la piste que j’ai suivie jusqu’ici est encore obscurcie non pas par le brouillard cher à nos climats, mais par un vent de sable tenace. Je suis partie voir ce qui se trouve derrière ce rideau minéral.

Si j’ai pris la peine de vous écrire tout ceci, c’est pour vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi, le plus souvent de façon désintéres-sée et animé d’une spontanéité de boy-scout qui m’a beaucoup touchée. Ne cherchez pas à savoir où je me rends, ni à me revoir lorsque je serai re-tournée en France. Me livrer à vous (même très incomplètement) sur cette feuille blanche m’est dé-jà bien trop inhabituel et je ne voudrais pas y ajouter une suite que nos carapaces respectives ne sauraient assumer.

En espérant que vous me pardonnerez de vous avoir trompé et abandonné comme un amant que vous n’avez jamais été, je vous lance un adieu somme toute attristé.

Camille

Après avoir lu la lettre de Camille en début

d’après-midi, le «boy-scout», furieux et vexé, mais aussi troublé par certaines allusions que contenait la missive, mena rapidement son en-

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quête auprès des agences de voyages de la ville. Il découvrit le soir même que Camille avait loué une voiture avec chauffeur pour se rendre à Saada. Elle avait déjà utilisé les servi-ces de cette agence deux mois auparavant : lors de ce précédent voyage, son chauffeur était Khalid Al Bizri.

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XXIII

Jeudi 1er mai 1997 - Entre Sanaa et Saada. La veille avait été fertile en entretiens, pri-

ses de décisions et préparatifs. Le relatif senti-mentalisme de Camille, qui aurait pu aussi bien disparaître sans laisser de trace, avait eu pour avantage d’éclaircir de nombreuses zones d’ombres et d’affiner des hypothèses.

Une réunion avait rassemblé l’Ambassadeur, Maume et Antoine à la rési-dence dès le matin. Toujours installés sous la tente montée au milieu du jardin, les trois hommes avaient fait le point et échafaudé un plan pour la suite. Opposés sur les moyens à employer du fait de leurs tempéraments et ex-périences respectifs, les conspirateurs s’entendaient sur les objectifs à atteindre : il fallait s’assurer du rôle des deux jeunes An-drieux dans la mort de leur père, des deux as-sassinats dont avaient respectivement été vic-

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times Mouhdad et Al Bizri, des connexions éventuelles de ces derniers avec les réseaux islamistes du Nord et, de façon plus ambi-tieuse, faire la lumière sur la possible tentative d’attentat auquel devait servir l’explosif trans-porté avec le corps d’Andrieux.

Il avait finalement été décidé, après que l’Ambassadeur eut passé un coup de fil à Paris sur sa ligne cryptée, qu’Antoine serait à nou-veau mis à contribution. Malgré les risques ré-els encourus, il prenait goût à ces activités para bureaucratiques qui lui permettaient de se tes-ter face à des situations pour lui bien inhabi-tuelles. À chacun la psychanalyse qui lui convient. Pour Antoine, le divan était tapissé de pierraille et environné d’une atmosphère guerrière peu conforme au lacanisme même le plus tolérant.

Sa mission première, conforme à son rôle officiel de consul serait d’assurer la protection d’une ressortissante française présumée en danger. En effet, le voyage de Camille devait la mener dans une région pour le moins inhospi-talière et il fallait la retrouver avant qu’elle ne soit la proie soit des preneurs d’otages habi-tuels, soit d'activistes autrement moins folklo-riques et plus dangereux.

Pour l’épauler, l’Ambassadeur avait souhai-té qu’Antoine soit accompagné d’un homme précieux entre tous : Jean-Claude Bernet, cher-

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cheur et archéologue à l’Institut français d’Études yéménites (IFEY), conduisait des fouilles dans la région de Saada et il était connu là-bas comme un scientifique inoffensif, tout juste intéressé par la découverte de vesti-ges pré-zaydites. Sa bonne connaissance de cette région totalement rétive à l’autorité de Sanaa serait essentielle et il constituait pour Antoine un compagnon de voyage idéal car non-conformiste et ouvert à toutes les aventu-res.

Cette fois-ci, Antoine avait renoncé à

conduire et son compagnon de voyage menait le tout-terrain de l’ambassade avec aisance mais circonspection. Les deux hommes se connaissaient peu, les a priori ayant la vie dure dans l’administration : pour Bernet, Antoine n’était qu’un gratte-papier avide de coups de tampons et, en retour, Antoine voyait en son chauffeur d’un nouveau style un dilapidateur d’argent public aux motivations obscures.

Celui-ci, au physique passe-partout, à la chevelure clairsemée, sauvait par un regard malicieux son aspect quelconque. Très rapi-dement, les deux hommes se découvrirent des points communs, notamment dans leur voca-tion à rechercher l’imprévu à tout prix. Ils ap-prochaient de Saada et l’austérité de cette ré-gion aride, proche elle aussi du désert du Roub

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al-Khali, paraissait à Antoine aussi menaçante que les habitants qui la peuplaient. Il n’était jamais venu par là, mais la plupart des histoi-res d’enlèvements ou d’attaques de voitures qu’il avait pu lire dans les dossiers classés dans son bureau avaient pour cadre les alentours de Chahara, où se rendaient les touristes désireux d’y admirer le pont suspendu. Or, ils se trou-vaient au beau milieu de cette région certes splendide, mais où l’application des lois ordi-naires relevait justement de l’extraordinaire.

Pour détendre l’atmosphère, Bernet y alla

de son anecdote. Elle concernait une autre ré-gion pleine de surprises et qu’Antoine avait très récemment parcourue, celle de Mareb.

- Tu sais que depuis peu il est de bon ton de

venir au Yémen pour s’y faire enlever. De nombreux touristes espèrent plus ou moins se-crètement être victimes de ce qu’ils pensent être une tradition un peu folklorique mais sans conséquences graves. Il est vrai que depuis toujours, la prise d’otage était utilisée entre tri-bus : pour faire pression sur les adversaires, on enlevait un membre, si possible éminent, de la tribu. Cette pratique continue, mais le cercle s’est élargi : maintenant, certaines tribus enlè-vent des étrangers afin de faire pression sur le pouvoir central, en général directement le "pe-

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tit Saleh6" lui-même. Tant qu’à faire, autant agir directement sur le Président. Ce qui a lan-cé la mode, c’est bien sûr la télévision.

Avant que tu n’arrives, deux cars de touris-tes visitant les vestiges du barrage de Mareb n’ont pas pris la route normale du retour. Les conducteurs avaient changé durant la visite et les kidnappeurs les ont conduits plus à l’Est. Il y avait dix-sept touristes seulement, répartis dans deux petits véhicules.

Ils les ont emmenés dans une grande bâtisse construite sur une colline, les ont enfermés là tout en les traitant en « invités ». D’ailleurs, tout au long de l’histoire, ils ont refusé de par-ler d’otages et ont tenu à les accueillir en invi-tés. Puis, ils ont émis leur revendication, dont je ne sais d’ailleurs pas à quoi elle avait trait. Ça peut concerner aussi bien la construction d’une route que le creusement d’un puits ou la libération d’un membre de la tribu que celle-ci estime détenu à tort par Sanaa. Bref, là, je ne me rappelle plus de quoi il s’agissait mais ça méritait bien de garder dix-sept touristes fran-çais prisonniers.

En plus, même si on a l’impression d’être loin de tout par ici, il ne faut pas s’y fier : ils avaient choisi des Français pour une raison particulière. Notre Ambassadeur d’alors entre- 6 Le Président Ali Abdallah Saleh est de petite taille. Ce surnom n'a de "sel" que pour les francophones…

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tenait d’excellentes relations avec le Président, auquel il avait un accès direct. Ça datait de la guerre de 1994 quand le Sud avait voulu faire sécession. Tu te souviens que même ici, la chute du Mur de Berlin a eu des conséquences : en 1990, le Yémen du Sud pro Soviétiques et la République arabe du Yémen, au Nord, s'étaient réunifiés. Mais cette unification s'était effectuée au bénéfice apparemment exclusif du Nord et les ex dirigeants sudistes n'avaient pas dit leur dernier mot. L’Ambassadeur avait immédiatement condamné cette tentative de sécession et soutenu le président en place, alors que de nombreux pays avaient attendu de voir comment l’affaire tournerait avant de prendre position. La plupart n’avaient fait que voler au secours de la victoire du Nord alors que la France avait pris un risque d’entrée. En effet, au début de la guerre civile, l’issue n’en était pas évidente. Bref, notre Ambassadeur copinait avec Ali Abdallah Saleh, ce qui, para-doxalement, nous a porté préjudice.

A l’époque, ton collègue ne parlait pas l’arabe et le numéro deux de l’ambassade était un excité certes arabophone mais pouvant mettre le feu aux poudres au lieu de négocier calmement. C’est donc moi qui ai été désigné pour accompagner ton prédécesseur. Pour compliquer le tout, ça se passait en plein Ra-madan et donc toutes les discussions ont eu

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lieu de nuit. Le jour, il fallait rendre compte. Comme il y avait des vieux dans le groupe, on nous avait même adjoint le médecin de l’ambassade qui était, comme en ce moment, un jeune coopérant sans expérience.

Je passe sur les péripéties du voyage jus-qu’à Mareb et l’entretien chez le Gouverneur, qui avait interdit à l’Ambassadeur de se rendre sur place à cause des risques de tirs incontrô-lés. En fait, il nous a donné un garde du corps, qui a souhaité prendre le volant de la voiture sous prétexte qu’il connaissait mieux la région que moi, ce qui était vrai. Pour conduire, il avait posé sa kalach sur ses genoux, le canon dirigé vers le passager de droite. Et ce passa-ger, c’était moi, bien évidemment. Il a été bien étonné que je lui demande de me donner son arme, que je me faisais fort de garder en sécu-rité, bien à la verticale. C’est un handicap pour vivre ici, mais je n’aime pas les armes à feu…

En plus du garde du corps, nous étions sui-vis par une voiture pleine de soldats armés jus-qu’aux dents. Eh bien figure-toi qu’en route, nous tombons sur plusieurs barrages, tenus à chaque fois par des types plutôt dépenaillés. Le dernier avait en fait été monté par des ban-dits de grand chemin qui en voulaient à notre voiture. Au départ, je n’avais pas compris que ce n’étaient pas des militaires et je m’étonnais de l’attitude de notre garde du corps, qui nous

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demandait de rester à l’abri derrière la voiture. Les pourparlers ont bien duré dix minutes, qui m’ont paru assez longues une fois que j’ai eu compris de quoi il retournait. Les forces de frappe de chaque côté étaient plus ou moins égales mais l’enjeu somme toute modeste : un 4x4, neuf d’accord, mais un tas de tôle tout de même. Peut-être pas de quoi s’entretuer.

Bref, alors que nous volions au secours de braves touristes esseulés, c’est nous qui étions victimes d’une attaque ! Tout s’est bien termi-né cette fois-ci mais, pour te dire à quel point l’autorité de l’état n’est pas respectée ici, nous avons pris un autre itinéraire par les dunes à chaque nouvel aller-retour entre Mareb et le lieu de détention des touristes !

Une fois arrivés là-bas, tableau classique : la maison est encerclée par l’armée. Tout le monde est nerveux, le Ministre de l’Intérieur s’est déplacé. Comme notre garde du corps pensait que je voulais frimer avec son arme, il m’avait demandé de la garder et c’est donc armé que j’ai été introduit dans la pièce où nous devions nous entretenir avec le Ministre ! Personne ne m’avait rien demandé !

Pour résumer, nous avons demandé au Mi-nistre de temporiser et de ne pas donner l’assaut de façon inconsidérée, et lui nous a laissé quelques jours pour négocier. Nous de-

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vions être accompagnés d’un chef de tribu « neutre ».

Ce genre de négociation, je ne te le souhaite pas : ça a duré des heures à chaque session. On revenait toujours sur la même chose. Ça n’avançait pas, tout le monde était fatigué par le Ramadan. Ils n’étaient jamais d’accord entre eux et personne n’avait vraiment reçu déléga-tion pour s’engager sur quoi que ce fut. Bref, j’avais de la peine à rester zen. Chaque fin de nuit, nous retournions à Mareb où se trouvait l’Ambassadeur pour lui raconter ce qu’il s’était passé. A cause du détour par les dunes, trois heures pour chaque trajet !

Mais je ne t’ai pas parlé des touristes. Quand nous sommes arrivés la première fois, ils n’étaient inquiets que d’une chose : l’un d’eux avait avec lui un poste de radio à ondes courtes permettant de capter RFI7 et ils étaient très déçus qu’on ne parle pas d’eux aux infor-mations. Ce n'est pas qu'ils craignaient d'être totalement laissés pour compte, mais toute perspective de passer un jour à la télévision donne lieu à de furieux espoirs. Alors, si ce n'était pas pour cette fois, quelle occasion man-quée!

Et puis, ils s’ennuyaient ferme. Là-bas, il n’y a pas la télé… Nous leur avons distribué les

7 Radio France Internationale

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rations militaires que nous avions apportées, je leur ai confirmé qu’on s’occupait de leur cas et leur ai expliqué qu’un otage dont on parle à la radio ou à la télévision est un otage dont le prix grimpe en flèche. La discrétion était donc une alliée.

Les discussions ont duré plus de quatre jours, sans beaucoup de résultats, et à la fin, j’ai bien compris que nous allions vers un as-saut. Lors de notre dernière visite, nous leur avons donné quelques conseils élémentaires, du genre ne pas chercher à voir ce qui se passe en regardant par les fenêtres mais plutôt rester couchés en privilégiant les coins de la grande pièce où ils avaient été rassemblés. Nous leur avons dit aussi que, finalement, les médias français avaient été alertés et que des équipes de télévision se trouvaient à Sanaa. Devant leur sourire, nous leur avons fait un peu la le-çon : certes, les Yéménites sont gentils et leurs otages sont généralement bien traités, mais, s’ils s’en tiraient sans dommage, ils ne de-vaient pas faire l’apologie de leurs geôliers, qui restaient malgré tout des malandrins. Ils ont promis tout ce que nous voulions et nous les avons quittés tout de même assez tendus…

- La suite, je l’ai vue à la télévision. Comme tout s’était bien terminé, ils ont donné force in-terviews à tous les journalistes accourus à Sa-naa. Il en ressortait que la prise d’otage devrait

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être comprise dans le forfait de tout bon voyage de découverte du Yémen. Et c’est vrai, je rencontre toujours des gens qui m’en par-lent.

- Attends, je t’interromps. Tu vois ce type qui fait des signes au bord de la route ? Je le connais, il travaille souvent avec moi sur mes fouilles. Je vais m’arrêter et voir ce qu’il veut. Ce que c’est que la célébrité tout de même…

Tout à son récit, Bernet avait en effet passé

Saada et ils s’approchaient de la zone fronta-lière avec l’Arabie Séoudite, où le chercheur avait un chantier. Selon les informations en possession d’Antoine, la madrasa de Fougier se trouvait à proximité.

Bernet s’était arrêté près du sémaphore vi-vant, qui s’était approché de la voiture :

- Bonjour. - Bonjour. Comment vas-tu ? Que la paix

soit avec toi au cours de ton voyage. Tu viens pour ton travail ou tu fais visiter la région à ton ami ? demanda l’homme en désignant An-toine.

- Les deux. En fait, nous recherchons une jeune Française qui a dû passer par là il y a moins de deux jours. Une femme étrangère, seule, qui se promène dans le coin. Tu dois bien être au courant, non ?

- Ah. C’est pour elle que tu es là. ..

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Le regard de l'homme se troubla. Ce chan-gement d'expression fit craindre le pire aux deux voyageurs qui l'exhortèrent à continuer, ce qu'il fit sans se faire prier :

- Oui, je suis au courant. Écoute, il lui est ar-rivé quelque chose. Un genre d’accident. Tu ne la trouveras pas par ici. En tout cas pas comme ça.

- Quoi ?! Allez, dis-moi ce qui lui est arrivé. C’est important. Nous devons absolument sa-voir.

- Je pense qu’elle a été enlevée. Mais pas comme d’habitude pour les touristes. Là, ce sont les barbus qui ont fait le coup. Méfie-toi. Avant tout, retourne à Saada et va voir le Gouverneur. A mon avis, il pourra te rensei-gner.

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XXIV

Vendredi 2 mai 1997 - Saada. Le Gouverneur de Saada, Abdel Karim Tan-

tawi, avait été parfait. Bien sûr, il avait été in-formé immédiatement de l’enlèvement de Camille ; on n’occupe pas ce genre de fonction sans un réseau d’informateurs dense et fiable. Aussi, lorsqu’Antoine et Jean-Claude Bernet avaient été introduits dans son bureau, il avait, procédure exceptionnelle, déjà informé l’ambassade.

La suite avait échappé en quasi-totalité à

Antoine, qui, bien que connaissant un peu le pays, ne disposait pas des connexions néces-saires. Il était vite apparu que les Yéménites marchaient sur des œufs : la disparition de Camille n’avait très certainement rien à voir avec le folklore habituel et il faudrait prendre en compte tous les aspects de l’affaire pour sa

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résolution : se mêlaient en effet un conflit fami-lial, des menées politico-religieuses, peut-être des rivalités commerciales liées à divers trafics, le tout saupoudré d’atomisation du pouvoir et de corruption.

Pour une raison peu claire, mais qui dé-

montrait s’il en était besoin que l’enlèvement de Camille était le fait de gens bien informés, ceux-ci avaient exigé d’avoir Antoine pour seul interlocuteur. Ils avaient catégoriquement rejeté l’habituelle délégation tribale neutre ain-si que la présence d’autres diplomates français. La présence même de Jean-Claude Bernet, qui aurait pu être précieuse, avait été repoussée. Faute d’avoir le choix, l’Ambassadeur avait dû consentir à laisser son consul aller seul au casse-pipe, muni toutefois d’instructions qui se voulaient précises et impératives. C’était faire peu de cas du contexte et, surtout, des proba-bles interlocuteurs auxquels devrait se confronter Antoine. Celui-ci se faisait peu d’illusions, il devrait improviser.

La seule concession des ravisseurs avait été

la mise à disposition d’Antoine d’un garde du corps choisi parmi les membres de la garde rapprochée de Tantawi : Talal Al Obeid était grand pour un Yéménite, taciturne et à l’œil charbonneux, comme il sied à un homme de sa

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qualité. Il avait fait immédiatement bonne im-pression à Antoine, qui regrettait toutefois de ne pas connaître exactement la nature de la mission que lui avait confiée son patron.

Toutes les discussions préalables à la mise

en place de la mission de négociation s’étaient déroulées sur plus d’une journée. Antoine était resté à Saada mais avait été peu impliqué. Ma-nifestement, on se serait bien passé de lui… Il avait été hébergé par le Gouverneur lui-même, qui lui avait ouvert les portes de sa résidence officielle. Jamais seul, Antoine s’était senti plus surveillé qu’invité.

Enfin, lorsqu’un lieu et une heure de ren-

contre eurent été fixés, Talal Al Obeid était passé prendre Antoine et les deux hommes avaient pris la route, au soleil couchant en di-rection du Nord-est. Depuis, la nuit était tom-bée, et ils approchaient du lieu de rendez-vous. Arrivés dans un village que semblait bien connaître Al Obeid, les deux hommes re-çurent pourtant, par le biais d’un homme posté là dans ce but, de nouvelles instructions : ils devaient suivre une piste à peine tracée dans la rocaille désertique jusqu’à une construction isolée qu’ils devaient trouver environ 15 kilo-mètres plus loin. La configuration de la piste permettait d’empêcher toute tentative de sui-

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vre ou escorter la voiture des deux négocia-teurs : ils étaient très certainement surveillés par des hommes chargés d’indiquer au lieu d’arrivée finale que tout était clair.

Ainsi, et alors qu’il n’était pas loin de 23 heures, ils parvinrent au but. Il s’agissait d’une maison dont la construction n’avait jamais été terminée, ce qui n’avait rien d’étonnant, vu l’emplacement choisi. Aucune activité ne sem-blait faire vivre les alentours à dix kilomètres à la ronde. Là, un seul homme, armé, les atten-dait à l’extérieur du bâtiment. Il fouilla les deux visiteurs, annonça à Al Obeid qu’il devait rester à l’écart, puis indiqua la porte d’entrée à Antoine : il était attendu.

Dans une grande pièce nue, éclairée par une

lampe à pétrole fumeuse, se trouvait l’envoyé des ravisseurs de Camille : il s’agissait d’un homme qu’Antoine reconnut immédiatement malgré la pauvreté de l’éclairage : Loïc Fou-gier, l’élève studieux de la madrasa du Nord, s’était mué en négociateur pour le compte de kidnappeurs sans scrupules.

- Bonsoir M. le Consul, et bienvenue dans ce modeste abri. Je pense que vous me reconnais-sez ?

- Oui, bien sûr. Bonsoir M. Fougier.

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Cet échange de civilités parut rapidement assez irréel à Antoine, qui pensait être accueilli par un groupe de barbus menaçants.

- Ne vous méprenez pas. Je ne suis pas un criminel, et s’il n’en tenait qu’à moi, je ne serais pas ici. J’ai été désigné comme porte-parole de personnes qui, pour le moment, souhaitent res-ter discrètes et à l’écart des pourparlers.

- Les apparences sont sans doute trompeu-ses. Mais, de mon côté, je suis venu surtout pour écouter. Je n’ai pas grand-chose à offrir.

- Comme vous le savez, une jeune Française circulait seule dans la région. On m’a dit qu’elle se nomme Camille. J’aime beaucoup ce prénom. Par contre, je n’en sais pas plus sur elle. Je suis chargé de vous dire qu’elle est ac-tuellement dans l’incapacité de se déplacer, elle a eu un accident, de peu de conséquences, mais elle doit recevoir des soins. Elle se serait tordu une cheville et se serait fait une pro-fonde coupure à une épaule en courant dans la pierraille. C’est tout ce que je sais quant à son état physique. Elle n’a pas voulu dire ce qu’elle venait faire dans la région, seulement qu’il s’agissait d’une affaire familiale. Mais j’ai bien l’impression que des gens la connaissent ici. Ou du moins qu’ils savent qui elle est et qui elle cherchait. Tout ça me dépasse un petit peu, je dois l’avouer, mais je dois rester loyal

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envers ceux qui m’ont accueilli ici et dont je n’ai jamais eu à me plaindre.

Toutes ces considérations ne faisaient pas l'affaire d'Antoine qui attendait du concret :

- Bien. Mais venez-en au fait s’il vous plaît. Nous sommes entre nous et il n’est nul besoin d’adopter les usages locaux. Nous pouvons je pense nous abstenir de tourner trois heures au-tour du pot. Que veulent-ils pour libérer Cam…, mademoiselle Andrieux ?

- Ah ? Son nom de famille est Andrieux. En fait, cela n’a pas beaucoup d’importance pour moi.

Ce qu’ils veulent : pour le moment, rien. Vous, et quand je dis « vous », il s’agit des au-torités françaises, vous devez rester patients et surtout très discrets. L’idéal serait qu’aucun journaliste ne soit mis au courant. Votre proté-gée ne craint absolument rien pour l’instant. Et il en sera très certainement de même plus tard. J’ai cru comprendre qu’en fait, son sort ne sera pas réglé par une négociation entre les Fran-çais et les, disons, hôtes, de Mlle Andrieux. Il est probable que les vraies négociations se dé-rouleront ailleurs, et qu’elles mettront aux pri-ses d’autres protagonistes. Le message pour vous est clair : ne faites rien, ne tentez rien pour la libérer. Ne montez aucun battage mé-diatique autour de cette disparition tempo-raire, et tout se passera bien.

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Malgré ces paroles apaisantes, Antoine res-tait dans l’expectative.

- Je présume que je dois me contenter de cette réponse, même si elle semble bien insuffi-sante. Je ne vois vraiment pas vers quoi nous allons et tout cela me paraît totalement fu-meux. Et vos commanditaires, vous n’avez vraiment rien à m’en dire ?

- S’il vous plaît, M. le Consul, ne me mettez pas dans l’embarras. Vous savez très bien que je ne dois pas sortir de mon rôle.

- Et si j’avais des nouvelles d’un dénommé Vincent, ça vous sortirait de l’embarras ?

- Vincent ? Quel Vincent ? Interrogea un Fougier nettement interloqué.

- Le vôtre, si je puis dire. Vincent du Boisbé-ranger. Ce nom doit vous évoquer quelque chose, non ?

- Vincent… Oui, bien sûr, mais tout ça me parait si lointain… Pourquoi m’en parlez-vous maintenant ? Comment avez-vous connu son existence ?

- Ecoutez, je ne suis pas flic, mais vous vous doutez bien que les gens comme vous attirent l’attention. Même loin de la France, et surtout dans un pays comme le Yémen. Nous sommes bien obligés de prendre des précautions en amont. Comme tout grand pays, la France pos-sède des services de protection extérieure. D’où, Vincent… D’où l’absence de hasard…

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Bref, vous n’êtes pas aussi loin de votre pays que vous le croyez.

Troublé, Fougier s’était réfugié dans le mu-tisme. Intelligent, il avait bien sûr compris les enjeux de la conversation. Il n’en restait pas moins que ce n’était pas le moment de craquer, alors que ses partenaires lui avaient marqué leur confiance en l’envoyant à ce rendez-vous. Il resta silencieux, attendant la suite.

- Lorsque nous nous sommes rencontrés à Sanaa, j’ai estimé que vous pourriez un jour renoncer à certains aspects de votre engage-ment. Bien sûr, je ne parle pas de vos convic-tions et croyances religieuses, mais de ce que certains de vos protecteurs ont en tête à votre sujet. Vous voyez de quoi je veux parler. Pour certains, l’angélisme (je crois que l’Islam connaît les anges pourtant) n’est pas de mise lorsqu’il s’agit de propager la vraie foi. Pour le moment, je vous laisse réfléchir. Je sais que nous nous reverrons et que cette rencontre n’a constitué qu’un préliminaire. Pour vous aider à vous décider, je vais vous dire deux choses très importantes. Ce que nous voulons savoir est clair : à quoi sont destinés les explosifs en-trés en France dans le cercueil dont vous avez très certainement entendu parler ? Et y a-t-il autre chose du même genre en préparation ?

Ce que nous vous proposons est tout aussi clair : un retour en France possible sans aucune

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poursuite judiciaire avec, si vous le souhaitez, constitution d’une nouvelle identité et d’une protection efficace.

Voilà, je pense que nous nous sommes tout dit pour le moment. Je vais retourner à Sanaa. Je compte sur vous pour que la situation ne pourrisse pas.

Et qu’elle ne dégénère pas non plus. A bientôt, très certainement ! Déçu de ne pas avoir réellement avancé sur

le problème de Camille mais satisfait d’avoir pu entamer une négociation sur un niveau globalement bien plus important, Antoine quitta un Fougier fort dubitatif quant à lui et retrouva El Obeid qui l’attendait près de la voiture. Immédiatement, les deux hommes re-prirent la piste en direction de Saada.

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XXV

Dimanche 4 mai 1997 - Sanaa. La nuit du vendredi au samedi avait été

courte : le retour avait été difficile, malgré la bonne connaissance qu’avait Al Obeid de la région. Rouler de nuit sans aucun repère n’est jamais chose facile et rien ne ressemble plus à une piste défoncée qu’une autre piste défon-cée. « Lire » le terrain est un art qui demande des années de pratique et la conduite dans ces lieux désolés n’a rien d’une promenade de san-té.

L’expérience d’Antoine en la matière, quoi-que étoffée par de nombreux voyages dans des pays aux infrastructures routières déficientes (comme l’écrivent les expert du PNUD8 dans leurs rapports), n’aurait sans doute pas été suf-fisante.

8 Programme des Nations Unies pour le Développement

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La tension accumulée au cours des heures

précédentes devait s’évacuer, et, faute d’activité plus appropriée, Antoine s’était réso-lu à relater par écrit les derniers développe-ments de sa mission. Installé à nouveau dans la chambre que lui avait octroyée le Gouver-neur de Saada, il avait effectué son pensum et, l’esprit vide, s’était endormi aussitôt après.

Le lendemain l’avait vu prendre congé de

ses hôtes et retourner à Sanaa. Depuis, de nou-veau confronté à la routine quotidienne de sa petite administration, il attendait un signe quelconque devant le remettre sur la route de nouvelles aventures, auxquelles il commençait à prendre goût.

Or, bien que ce signe arrivât logiquement

par l’intermédiaire de Loïc Fougier, il plongea tout de même Antoine dans une profonde per-plexité.

Promu du rang de converti rêveur à celui

de négociateur chevronné, le jeune Français ne s’était pas présenté à l’ambassade. Il avait fait parvenir un message directement au domicile d’Antoine (pour montrer que celui-ci était connu de la partie adverse), lui enjoignant de se rendre à l’hôtel Silver Dar. Il s’agissait d’un

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repaire de touristes sur la terrasse duquel il était de bon ton de prendre le thé à l’heure de la dernière prière. Antoine connaissait l’endroit pour s’y être rendu à maintes repri-ses, ne se lassant jamais du spectacle offert par le coucher du soleil sur la Vieille Ville.

Le rendez-vous était pour 19 heures et, à

l’heure dite, Antoine déboucha sur la terrasse, essoufflé par la montée des escaliers irréguliers qui permettaient de gagner les étages du bâti-ment, et dont la raideur rappelait rapidement à l’étranger peu entraîné que Sanaa se trouvait à plus de 2.000 mètres d’altitude.

Comme il s’y attendait, Antoine ne trouva

pas Fougier et il s’installa avec philosophie à une petite table inoccupée, prêt à affronter une attente d’une durée indéterminée. Cependant, il fut rapidement abordé par un personnage qu’il prit tout d’abord pour un touriste en mal de renseignements, mais qui se révéla être Fougier lui-même, affublé d’un déguisement à rebours : tout ce qui le rattachait à sa madrasa dans son physique ou son accoutrement avait été gommé.

- Bonsoir. Vous prendrez bien un peu de thé

avec moi ? L’accueillit Antoine. J’espère que

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vous n’avez pas prévu que nous allions ail-leurs, j’aime beaucoup cet endroit.

- Je sais. Nous aussi avons nos informations. Il paraît que vous venez souvent ici pour, di-rait-on, méditer…

- Bravo ! Vous me rendez la monnaie de ma pièce. Alors, quoi de neuf ?

Fougier s'assit et passa commande. - Vous vous souvenez de Toufik Al Maqa-

lih ? Ce cheikh que vous avez rencontré à Ma-reb il y a une semaine tout juste.

- Là, vous m’inquiétez presque. Je vais finir par croire que ce qu’on appelle le téléphone arabe fonctionne réellement. Et mieux que tous les autres réseaux du pays. A mon avis, vous allez bientôt me détailler le menu de mon der-nier repas.

- Je suis content que vous gardiez un certain sens de l’humour. Il y a trop de gens ici qui manquent de, disons… distanciation. Tout le monde se prend trop au sérieux.

Et Ali Matar, ce nom vous dit-il quelque chose ?

- Non, absolument rien, mentit Antoine, qui se souvenait parfaitement du portrait que Fot-so lui avait dressé de ce personnage mysté-rieux.

- Et pourtant… Mais bon, je ne suis pas là pour jouer aux devinettes. Revenons un peu à ce que vous m’avez dit l’autre soir. Comment,

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si je donnais suite à votre proposition, puis-je être sûr que la France tiendra parole ?

Antoine, dans un premier élan, faillit ré-pondre que la France ne manquait jamais à sa parole. Puis, sa culture historique lui apportant en meute compacte des exemples contraires, il avança un argument plus réaliste :

- Vous êtes nombreux à être dans cette si-tuation. La plupart d’entre vous vous connais-sez. Si nous ne tenons pas parole, ça se saura vite et adieu les perspectives d’autres transfu-ges. Or, je crois ne pas trop m’avancer en vous disant que la lutte qui s’est engagée entre, schématisons, les fanatiques ou intégristes de tout poil et les sociétés dites démocratiques et occidentales, n’en est qu’à ses débuts. Ce qui a commencé avec la révolution iranienne et a été relayé par les financements irresponsables des wahhabites Saoudiens (je schématise toujours), va déboucher sur un chaos à l’échelle mon-diale. Et, très certainement, la réponse du camp d’en face ne sera pas adéquate. A coup sûr, il n’y aura aucun gagnant mais les victi-mes se compteront par milliers. Mais je ne suis pas certain de m’adresser à la bonne personne s’agissant de mes impressions…

Bref, je pense que vous m’avez compris, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre comme disait ma grand-mère. Et j’espère que

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vous ne verrez pas d’inconvénient à prendre le rôle de la mouche.

- Bon, revenons à Ali Matar. Car c’est lui qui m’envoie, pas du tout les gens que je connais à Saada.

- …. - Oui, tout n’est pas aussi simple que vous

semblez le croire. Ali Matar est un Français, comme moi, mais un peu plus âgé, et qui a changé de parcours assez rapidement. Il faut dire qu’il n’a pas quitté la France pour les mê-mes raisons que moi et que son milieu d’origine est assez différent du mien. C’est lui qui est visé par l’enlèvement de Camille Du-rieux et c’est à lui que l’on va réclamer quelque chose. Pas du gouvernement français ou du « Petit Saleh ». Ali Matar est un type bien ren-seigné, il peut vous apporter sur un plateau les réponses aux questions que vous vous posez, que vous m’avez posées, à propos d’actes ter-roristes en Europe. Il est prêt à le faire, mais en contrepartie il vous demandera, à vous et à vous seul, un service.

Ménageant ses effets, Fougier s’interrompit et but une gorgée de thé.

- Pour cela, vous devez accepter de le ren-contrer rapidement, mais vous ne devez en parler à personne. Il m’a dit qu’avec votre aide, la libération de Mlle Andrieux serait ob-tenue rapidement, ce qui ferait assez bien dans

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le tableau. Vous vous voyez revenir vers vos patrons nanti d’une jeune otage libérée et de renseignements de première main ?

- Oh! Avec moi, ne comptez pas trop jouer sur d’éventuelles visées carriéristes ou une hy-pertrophie de l’ego maladive. Je suis imper-méable à la flatterie et j’ai toujours considéré les médailles et autres signes de reconnais-sance comme étant les hochets de l’âge adulte. Ceci posé, a priori, je suis votre homme. Je veux bien me lancer et aller voir cet Ali Matar, ou quelque soit son vrai nom. Mais, moi aussi, j’aimerais bien avoir quelques garanties. Qu’avez-vous à m’offrir ?

- Rien de concret. Mais je pense que si je vous dis qu’Ali Matar, avant de se convertir à l’Islam, s’appelait Stéphane Andrieux, qu’il est le fils de feu Marc Andrieux et frère de la jeune Camille, vous serez convaincu. Je me trompe ?

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XXVI

Mardi 6 mai 1997 - Entre Sanaa et Mareb. Antoine ne pensait pas devoir repasser par

Mareb pour rassembler et mettre en ordre les pièces du puzzle : l’enlèvement de Camille à Saada, le meurtre de son père à Bokour et l’attentat projeté en France. Or, il lui avait fallu reprendre cette route de l’Est ce mardi après-midi, toujours au volant d’un 4x4 de l’ambassade. Le rendez-vous avait été fixé par Stéphane Andrieux, alias Ali Matar, sans qu’Antoine puisse objecter un quelconque argument. D’ailleurs, il avait réussi, avec l’appui de l’Ambassadeur, à se faire décharger de la quasi-totalité de ses tâches normales, auxquelles il ne pouvait bien évidemment plus faire face. A la longue, il voyait le moment où lui, le pompier de service, devrait être suppléé par un « super pompier » ! Mais, il le sentait, le

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dénouement de toutes ces histoires devrait in-tervenir sous peu.

Conformément aux instructions données

par Fougier, Antoine avait été discret. Il avait toutefois informé Maume et l’Ambassadeur de son voyage, tout en en minimisant la portée supposée. Il avait emprunté le véhicule le plus délabré de l’ambassade, afin de ne pas éveiller les convoitises des pirates de la route, et il avait même fait ôter les plaques diplomatiques qui le rendaient trop voyant. A la place, il avait fait installer un jeu de vieilles plaques récupé-rées par un garde de l’ambassade « au cas où ». Au contact du Yémen, même un gen-darme peut changer au point de fournir des fausses plaques d’immatriculation à un fonc-tionnaire assermenté !

Il se doutait bien ne pouvoir accéder à « Ali

Matar » du premier coup et il s’attendait à un jeu de piste digne de ses lectures d’enfance. Cette prévision se confirma dès le premier rendez-vous, donné, clin d’œil à Bilqis, près des fameuses colonnes qui ont fait la renom-mée de la ville de la Reine de Saba. Là, une fois n’est pas coutume, ce n’était pas un enfant qui l’attendait, mais une femme, bien sûr voi-lée de la tête aux pieds. Bien qu’aucun signe de reconnaissance particulier n’ait été prévu, elle

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avait abordé Antoine sans préambule et lui avait indiqué avec autorité la route à suivre pour rejoindre la prochaine étape. Il était bien sûr hors de question de l’interroger ou de ten-ter de la suivre : le jeu comportait des règles d’autant plus strictes qu’elles n’étaient pas écrites.

Prévoyant, Antoine avait fait le plein

d’essence en ville. Il avait alors remarqué qu’à Mareb, contrairement à Sanaa, les pompistes ne gardaient pas leur cigarette à la bouche lorsqu’ils assuraient leur service. Soit ils étaient moins inconscients, soit il y avait eu un accident dans la région. Il faut dire qu’à Sanaa, lorsqu’un client (généralement étranger) leur en fait la remarque, les pompistes assurent qu’ils ne risquent rien : à cette altitude, le feu ne prend pas facilement à cause du manque d’oxygène. Jusqu’à maintenant, Antoine n’avait pu vérifier cette théorie et, de toute fa-çon, il s’abstenait d’exiger l’extinction des mé-gots : la dernière fois qu’il l’avait fait, le jeune pompiste avait jeté sa cigarette encore allumée dans une tache arc-en-ciel révélatrice d’un épanchement récent de carburant…

Son périple avait mené Antoine loin vers

l’Est et, d’étape en étape, il s’était retrouvé dé-pourvu de tout repaire. Une sourde angoisse

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commençait à l’étreindre car il ne savait vrai-ment plus où il se trouvait. La cartographie précise du pays restait à faire (l’I.G.N.9 s’en oc-cupait au gré du déblocage des crédits interna-tionaux) et l’achat d’un GPS par l’administration relevait d’un luxe difficile-ment explicable aux cadres parisiens chargés d’effectuer chaque année les fameux arbitrages budgétaires.

Tout en roulant, il se remémorait l’aventure vécue par un jeune cadre d’une société fran-çaise, qui s’était enhardi à aller acheter de l’alcool de contrebande dans le Sud. Au retour, il était tombé sur un faux barrage, tenu par de faux militaires qui, au lieu de le contrôler, avaient pris possession de sa voiture et de la cargaison qu’elle transportait. Après un péri-ple de plusieurs heures vers l’Est, et alors que la nuit venait de tomber, les trois malfaiteurs avaient abandonné notre homme en plein dé-sert. Incapable de se diriger, le jeune Français n’avait dû son salut qu’à un groupe de Bé-douins qui l’avaient secouru le lendemain alors qu’il commençait à souffrir sérieusement de la soif. Un comble quand on se rappelle l’objet initial du voyage !

9 Institut géographique national

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Enfin, alors qu’il commençait à désespérer, Antoine rencontra celui qui devait être son dernier guide, un Bédouin qui lui indiqua qu’il devait laisser sa voiture en bord de piste et le suivre à pied. Or, le décor se prêtait peu à une promenade bucolique. Les dunes du Roub Al Khali commençaient là leur lente ondulation, mouvement que l’on présumait infini vers un Orient perdu dans l’horizon découpé alors par la lumière rasante du couchant. Tournant le dos au soleil, les deux hommes franchirent quelques dunes, avant de parvenir à une tente bédouine d’une grande simplicité, déployée dans un creux, à l'abri des regards et du vent. Encouragé par son guide, Antoine se glissa sous l’abri et se retrouva ainsi face à Ali Matar, plus modestement connu, peu d’années aupa-ravant, sous le nom de Stéphane Andrieux. Ce-lui-ci, plus jeune que Camille, lui ressemblait toutefois beaucoup, en plus mince et plus grand. Très brun, il vous fixait cependant d’un regard clair qui ne recelait pas l’éclat charbon-neux des yeux de sa sœur. Il accueillit Antoine avec le sourire.

- Bonsoir M. le Consul, car c’est bien ça,

vous êtes consul ? - Oui, c’est ça. Bonsoir, M. Andrieux. - Et que diriez-vous si nous laissions tomber

toutes ces civilités ? Je suis certes plus jeune

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que vous, mais il ne s’en faut pas de tant d’années. Et puis, je suis chez moi ici… Si vous n’y voyez pas d’inconvénients, je vous appel-lerai Antoine (car je connais bien sûr votre prénom) et vous m’appellerez Stéphane, ça me ramènera quelques années en arrière.

- Si vous le souhaitez, je n’ai rien contre, ré-pondit Antoine, qui avait d’emblée éprouvé une certaine sympathie pour le frère de Ca-mille. Le jeune homme gardait dans son allure et ses expressions un côté gamin inconscient, plus poète que voyou, qui donnaient à penser que l’on pouvait rapidement baisser sa garde face à lui. Impression trompeuse bien sûr, car Antoine restait conscient de la précarité de sa situation.

Les deux hommes s’étaient assis sur le tapis déployé sur le sol, seule décoration venant ap-porter une touche de couleur au décor. Une âcre odeur de suint imprégnait l’endroit.

- Avant d’en venir à ce qui nous préoccupe tous deux, je vais vous conter en trois mots comment Stéphane Andrieux est devenu Ali Matar. Cela pourrait vous sembler être une perte de temps mais de toute façon, votre soi-rée est perdue, quoi qu’il arrive. Et puis, je pense que vous comprendrez ainsi mieux pourquoi Camille a été enlevée et pourquoi c’est moi qui suis visé.

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- Comme vous dites, ma soirée vous appar-tient. Ma nuit même, car je me vois mal re-tourner à Mareb autrement que de jour.

- Oh, vous savez, si ce n’était que ça… En fait, je ne vous ai pas beaucoup éloigné d’une base connue. Mareb, à vol d’oiseau, se trouve finalement à guère plus de 30 kilomètres, même si je vous ai fait faire quelques détours. Ce n’était pas pour vous déstabiliser, mais je voulais être certain que vous n’étiez pas suivi. J’ai de bonnes raisons de me méfier.

Donc, chose promise, chose due, je vais vous infliger un petit résumé des épisodes pré-cédents.

Je pense que vous savez que notre père, à Camille et à moi, était entrepreneur. Matériel-lement, nous n’avons jamais manqué de rien. La mort de notre mère, dont je n’ai aucun sou-venir, a, par contre, créé un vide qui n’a jamais été comblé. D’ailleurs, à ma connaissance, il ne peut l’être en aucun cas. Mais je ne vais pas vous asséner un cours de psychanalyse à la pe-tite semaine. De mon parcours à l’école, je n’ai rien d’intéressant à vous apprendre, si ce n’est que je me suis vite aperçu, et mes professeurs avec moi, que j’avais la bosse du commerce. C’était d’ailleurs plus dans la cour de récréa-tion que devant mon pupitre que j’étalais mes qualités. C’était mon seul don, mais je savais

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qu’il me rapporterait beaucoup, quoi que je fasse par la suite.

Pour des raisons qui ne regardent que moi, j’ai choisi à 21 ans (cela fait donc sept ans maintenant) de me convertir à l’Islam. A l’époque, le monde était en pleine mutation mais je ne vous ferai pas un cours de géopoli-tique puisque les diplomates sont sensés bien dominer le sujet. Ce qui m’intéressait alors, c’était de jouer mon petit rôle dans la mise en place de la nouvelle architecture du monde, rien que ça ! Hors des États-Unis, je pensais que le monde musulman dans son ensemble devait pouvoir, à terme, jouer un rôle essentiel. Je me suis donc engagé dans l’action militante puis j’ai quitté la France. Cela fait environ qua-tre ans je crois : le temps ici s’écoule différem-ment et je ne possède plus les mêmes repères qu’autrefois. Contrairement à d’autres, je suis venu directement au Yémen et n’en ai plus bougé. J’ai vécu avec le groupe dont fait partie actuellement Loïc mais je m’y suis vite ennuyé. J’ai rapidement touché les limites de leur ac-tion, construite autour d’un fanatisme reli-gieux et d’un culte de la violence, y compris contre soi-même, qui m’ont lassé.

Par contre, j’ai tout aussi rapidement com-pris que ce pays était un paradis de la libre en-treprise. Je ne vous apprendrai pas que les lois qui y sont édictées ne sont pas faites pour être

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appliquées, ou alors par exception. On peut ainsi s’organiser au gré des seules lois du mar-ché, et ce quelque soit le ou les produits concernés. Et alors là, je crois pouvoir dire que j’ai pu donner toute ma mesure. Tout ce que j’ai entrepris, tous les trafics que j’ai montés, m’ont rapporté un maximum. J’ai abandonné toutes mes références spirituelles ou idéologi-ques et j’ai quitté mes petits camarades, dont le côté angélique (en matière de commerce s’entend) m’exaspérait. Bien sûr, j’ai pris des précautions de tout côté et je verse ma dîme à des gens dont vous seriez surpris, peut-être, de connaître les positions officielles dans le pays. Et puis, j’ai un véritable associé, que vous connaissez déjà…

Antoine acquiesça : - Je présume qu’il s’agit de Toufik Al Maqa-

lih. Il m’avait parlé d’un associé français, effec-tivement, lorsque je l’ai rencontré chez le Gou-verneur de Mareb.

- Effectivement, tout aurait pu continuer comme ça si mes affaires n’avaient fait de l’ombre à mes anciens amis. Ils étaient incapa-bles de me suivre lorsque j’étais avec eux, mais, comme beaucoup de jaloux, ils ne sup-portaient pas ma réussite. Pourtant, l’argent est le nerf de la guerre et certains d’entre eux l’ont bien compris. Je crois savoir qu’il existe un type, d’origine yéménite d’ailleurs, qui a

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fait pas mal de désordre en Afghanistan et ail-leurs. Il est indépendant grâce à l’argent qu’il a su amasser. Mais il paraît que son fanatisme s’accroît aussi rapidement que son bas de laine. A mon avis, vus ses moyens et ses mé-thodes d’embrigadement, on n’a pas fini d’en entendre parler.

Mais revenons à mes ennuis. Ils provien-nent d’un côté où je ne possédais pas de dé-fense. Vous savez bien sûr que les Yéménites utilisent tout un tas de gens pour leurs écoutes téléphoniques. Parmi eux, un Algérien…

- Samir Mouhdad je parie… - Samir, oui. Cette ordure, et le mot est fai-

ble, avait réussi un jour à capter une de mes conversations. Comme il n’était pas idiot, il a su en tirer profit. Ce petit cafard a réussi à me soutirer de l’argent ! Je vous épargne les dé-tails du chantage, mais je l’avais mauvaise. En plus, cette crapule bouffait à tous les râteliers.

- Je sais, oui. Nous sommes nous aussi bien placés pour le savoir et je connais quelqu’un qui a utilisé la même expression à son en-contre.

- Dans l’affaire du transport du corps de mon père, il a réellement dépassé les bornes. Vous connaissez son véritable rôle ?

- Oui, nous l’avons appris. Trop tard bien entendu. C'est lui qui a prévenu les transpor-

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teurs d'explosif que le corps ne serait pas en-terré comme prévu mais incinéré.

- Moi aussi je l'ai su trop tard. Mais il en al-lait véritablement de ma position ici. Si je n’avais rien fait, j’aurais été la risée de tout le monde et ça ne pardonne pas. Le respect se gagne durement et il est au moins aussi ardu de le conserver. J’ai donc mis tous mes moyens contre lui et vous savez ce qui est arrivé. Je n’ai vraiment aucun regret le concernant, même si, dans les affaires, j’essaie en général de me faire respecter par des moyens plus subtils.

J’ai appris par la suite qu’il avait rendez-vous avec vous ce soir là. On vous a vu traîner à la gare routière. Je pense qu’il sentait le vent tourner et qu’il voulait négocier son départ auprès des Français.

Vous le voyez, tout se tient par ici. L’Orient est fidèle à sa légende et l’information a com-mencé à y circuler bien avant qu’on crée dans l’espace des réseaux téléphoniques satellitai-res.

Je pourrais aussi vous parler de la mort de mon père et de celle de Khalid Al Bizri. Mais ça serait un peu long. Vous devez tout de même savoir que je ne suis pour rien dans ces deux assassinats. Je ne savais même pas que mon père était venu ici, ni ce qu’il y faisait. Peut-être est-ce un hasard. Je ne sais pas si nous le saurons un jour.

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Après avoir marqué un temps d'arrêt pro-pice à l'évocation éventuelle des forces du Ha-sard, Stéphane s'était repris et il fixait mainte-nant Antoine avec une insistance nouvelle :

- En fait, ce qui m'intéresse pour le moment est assez différent. Je voudrais vous proposer, à vous aussi, une association.

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XXVII

Mercredi 7 mai 1997 - Région de Mareb. Avant de dévoiler ses projets et sa proposi-

tion d’ « association », Stéphane avait insisté pour que soit servi un léger repas arrosé de thé à la cardamome. Selon la coutume, les deux hommes avaient mangé en silence l’en-cas sor-ti de nulle part et servi par une ombre dont la féminité se dissimulait sous les voiles hélas devenus habituels.

La collation terminée, Stéphane reprit la pa-role :

- Finalement, il est déjà plus de minuit. Je vous dois effectivement l’hospitalité car nous n’en avons pas encore fini. Tout ce que je vous ai raconté jusqu’à maintenant ne constituait qu’une entrée en matière. Je voulais vous per-mettre de bénéficier d’une meilleure vue d’ensemble du contexte des tractations à venir.

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- Effectivement, il me reste quelques vides à combler, mais le puzzle se met peu à peu en place. Comme vous le savez très certainement, je suis sans doute la seule personne à être tota-lement désintéressée dans toute cette affaire. Ça me permet de raisonner sans passion et avec la prudence qui nous caractérise, nous au-tres diplomates. Mais, de votre côté, vous me paraissez bien adapté au pays, c’est le moins que l’on puisse dire…

- C’était une question de survie. Ici, la loi du plus fort prime. Je pense que vous vous en êtes aperçu. Alors j’ai préféré être du bon côté du manche. Du manche de la jambiya bien sûr.

Mais, assez de digressions oiseuses. Ve-nons-en à ma proposition. Camille est donc en-tre les mains de mes ex amis. Ce qu’ils veu-lent : tout simplement mon réseau « commer-cial ». Tout ce que j’ai monté et qui me rap-porte une montagne de fric. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que ce réseau ne fonctionne que parce que je suis à sa tête et que j’en connais tous les rouages. De toute façon, il n’est pas question que je leur livre mon buisines. Par contre, il est impératif de négocier. Et c’est vous qui serez l’intermédiaire. A cela, trois rai-sons : tout bêtement, il s’agit de faire libérer une ressortissante française et vous êtes consul de France. J’aime assez ce côté légal… Ensuite, si vous arrivez à quelque chose sans trop de

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dégâts pour moi, je vous donne toutes les in-formations que je possède concernant les pro-jets d’attentats des Islamistes de cette branche en Europe. Et enfin, je sais que Camille a vécu chez vous pendant plusieurs jours. Je doute donc fortement de votre total manque d’intérêt personnel dans cette négociation. Vous ne pouvez être resté insensible à ce qui émane de ma sœur.

- … - Ne faites pas cette tête ! Je la connais de-

puis plus longtemps que vous et, surtout, j’ai pu observer l’effet qu’elle produit sur les hom-mes. Vous avez beau être du Quai d’Orsay, vous n’êtes pas complètement coincé ? Ou sinon, je me demande ce que vous faites ici, dans ce pays, et plus précisément sous cette tente.

Malgré sa jeunesse, Stéphane Andrieux fai-sait montre d'une rare aisance, ce qui ne man-quait pas de déstabiliser Antoine.

- Bon, toutes vos raisons, je dis bien toutes, sont valables. Je veux bien continuer. Et comme il se fait vraiment tard maintenant et que je suis déconnecté de la réalité, j’ajouterai même une quatrième raison : j’ai découvert ici de nouvelles facettes de ce que la vie peut m’offrir. Et ça me plaît, même si la prise de risque est sans doute disproportionnée. Alors, concrètement, comment voyez-vous la suite ?

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- Voila. Le chef des « autres » s’appelle Ibrahim Al Assir. Ce n’est qu’avec lui qu’il faut négocier. Les autres sont des plaisantins sans envergure. Il s'agit d'un type aux idées bien ar-rêtées et dont il ne faut rien attendre de bon. Même physiquement il paraît redoutable mais, en définitive, c’est lui qui prendra la décision. Comme votre rôle véritable ne doit pas être connu des officiels yéménites, vous devrez passer voir cette crapule d’Abdel Karim Tan-tawi à Saada, pour lui donner l’impression que vous l’incluez dans les négociations. Je pense qu’il doit s’impatienter un petit peu, même si, bien sûr, votre ambassade ne lui met pas la pression. Vous le laisserez organiser le rendez-vous avec Al Assir, mais, une fois sur place, veillez bien à ce qu’il n’y ait pas de témoin. Avec Al Assir, jouez à l’Occidental innocent. Montrez-vous désemparé, tout en lâchant du lest peu à peu. Je vous laisse juge des différen-tes étapes à prévoir pour arriver à un résultat qui doit tous nous satisfaire. A la fin, vous pouvez lui assurer que je passerai la main dès que Camille sera sortie de ses griffes. Que je lui laisserai le champ libre pour engranger les mêmes confortables rentes que je me suis cons-tituées, au seul bénéfice de ses activités de propagation de la vraie foi et de l'anéantisse-ment des Américains et autres Infidèles.

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Détestant se voir manipulé de la sorte, An-toine tenta de regimber :

- Mais où voulez-vous en venir véritable-ment ? Je dois le savoir. Et pour moi, même si je suis conscient d’être un pion, et pour Ca-mille, dont la vie est en danger.

- Ne vous inquiétez pas. Je pense avoir tout prévu. Jusqu’à maintenant, c’est ce qui m’a maintenu en vie et m’a permis de prospérer. Puisque vous êtes fonctionnaire, on a dû vous enseigner que « gouverner c’est prévoir », non ? Et bien moi, je gouverne. A mon échelle, mais je gouverne.

Puis, glissant ses mains dans son vêtement : Voici les coordonnées du lieu où je veux

qu’ait lieu la rencontre et la remise en liberté de Camille. Sur ce point, soyez intransigeant. La suite en dépend totalement.

Stéphane tendait un papier à Antoine, sur lequel il avait inscrit non pas, bien évidem-ment des coordonnées géographiques bonnes pour les possesseurs de GPS, mais des caractè-res arabes qu’Antoine ne sut déchiffrer (il s’était limité à apprendre la langue parlée).

Alors qu’Antoine mettait le papier en lieu sûr, Stéphane s’était relevé :

- Bon assez ri. Il se fait tard et j’aurai plié bagage avant l’aube. Ça nous laisse vraiment peu de temps pour dormir. Vous aussi devrez

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partir car cette tente aura disparu en même temps que moi.

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XXVIII

Mercredi 7 mai 1997 (suite) - Cannes. Cannes n’avait rien à voir avec la banlieue

lyonnaise. Quant à oublier La Courneuve, ça n’était pas bien difficile : Tarik n’avait jamais vu la Méditerranée, pas plus de ce côté que de l’autre, plus au Sud, puisque sa vie s’était jus-qu’alors déroulée au milieu des barres de bé-ton ceinturant Paris.

Le succès de la récupération de l’explosif

arrivé par « cercueil express » avait donné des idées aux amis de Tarik, qui avaient décidé de le faire participer à l’opération à venir. Il se re-trouvait donc à Cannes en ce jour d’inauguration du Festival, mais ni au pied des marches ni dans les lieux glamour réservés aux happy few.

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Quelques jours auparavant, Tarik s’était re-trouvé employé au nettoyage du palais du Fes-tival, en charge de la grande salle. Après cha-que projection, il devait redonner au lieu fi-gure cinématographique et le débarrasser de tout ce que jettent ce genre de spectateurs en même pas deux heures. S’il avait eu le cœur à ça, Tarik aurait pu écrire une thèse entière à partir de ses seules trouvailles. Mais il n’était ni étudiant, ni en voyage exploratoire au pays des People. Il avait mieux à faire. Ce serait pour la cérémonie de clôture, le 18, on avait promis la présence du Ministre et d’un échan-tillon très représentatif de tout ce que Tarik et ses amis abhorraient. A commencer par la pré-sidente du jury, Isabelle Adjani elle-même, qui a renié la religion de son père !

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XXIX

Mercredi 7 mai 1997 (suite), jeudi 8 mai -

Région de Saada. Une fois de plus, il fallait faire vite. Après sa

courte nuit dans le désert, Antoine avait dû re-tourner à Saada sans même pouvoir rendre compte de son entretien à qui que ce soit. Sa-crilège pour un fonctionnaire subalterne cram-ponné habituellement au parapluie tendu par sa hiérarchie. Arrivé sur place, il avait repris contact avec Tantawi, et le Gouverneur de la région l’avait accueilli sans enthousiasme ex-cessif. Antoine prenait un peu trop d’assurance à son goût et il sentait le fil des négociations lui échapper. Il en était réduit à un rôle de garçon de courses fort déplaisant.

Il avait tout de même pu confirmer à An-

toine le lieu du prochain rendez-vous avec le groupe détenant Camille et avait insisté pour

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que le fidèle (?) Talal Al Obeid soit de la partie. Démuni de tout moyen de communication avec Sanaa à la suite de la énième coupure du réseau téléphonique dans la région, Antoine avait laissé conduire son garde du corps jus-qu’au lieu de la rencontre. Au moins, il servait à quelque chose et Antoine pouvait prendre un peu de repos.

Il faisait déjà nuit lorsque, après le jeu de

piste devenu habituel, les deux hommes s’étaient trouvés face à face non plus avec Loïc Fougier, mais avec Ibrahim Al Assir lui-même, le chef de ce qu’Antoine avait baptisé, faute de mieux, le «réseau du Nord». La rencontre avait lieu à nouveau en plein désert, mais, cette fois-ci, aucune maison inachevée, nulle tente bé-douine, n’abritait les négociateurs. Cela ne fai-sait pas le jeu d’Antoine dont l’ange gardien envahissant se transformait en témoin gênant.

Al Asisr était un homme sec au regard li-quéfiant. Tout dans son attitude évoquait le chef de bande préparant une prochaine razzia sur une oasis voisine. La sagesse qu’on aurait pu attendre d’un dignitaire religieux ne sem-blait pas l’habiter.

- Me voici très honoré et impressionné de me retrouver en ta présence, annonça Antoine, cachant l’ironie qu’il sentait poindre malgré lui derrière la déférence qu’il affectait d’éprouver

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à l’égard du fanatique. J’ai beaucoup entendu parler de toi. Je suis heureux de pouvoir traiter directement avec quelqu’un possédant ton au-torité.

- Justement, répliqua le fanatique, je ne me suis pas déplacé pour perdre mon temps. Qu’as-tu fait depuis ton entrevue avec celui que tu dois appeler Loïc et qui se nomme dé-sormais Mohammed Dirani ?

- Tu dois le savoir, j’ai parlé avec la per-sonne dont tu veux obtenir l’allégeance. Il semble que cet homme accepte de s’effacer et de te laisser le champ libre pour concrétiser tes légitimes ambitions. Tu ne lui laisses d’ailleurs pas beaucoup le choix.

- Ce chien ne mérite même pas que je traite avec lui. Ce n’est qu’un traître doublé d’un parjure. Je le soupçonne d’être un mauvais musulman. Il devra rendre des comptes d’une autre nature un prochain jour.

Concrètement, que me propose-t-il ? - Il te donnera les clés de son palais, comme

tu le lui a demandé. Mais il y met deux condi-tions facilement acceptables je pense : il veut que ton otage…

- Mon invitée. Il s’agit d’une invitée. Elle est traitée comme telle…

- … ton invitée si tu le souhaites. Enfin, bref, la Française doit t’accompagner lorsque tu te rendras là où il te demande d’être. Il m’a écrit

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le nom de l’endroit sur ce papier, lui indiqua Antoine en tendant le griffonnage de Stéphane Andrieux à Al Assir. Je devrai m’y trouver moi aussi. C’est pour dans trois jours, je pense qu’il l’a écrit. Y seras-tu ?

- Bien sûr que j’y serai! Ce chien ne me fait pas peur. Et je n’ai pas peur non plus de faire une si longue distance. Comment cet Infidèle a-t-il pu choisir un tel lieu ? Le cimetière d’Aynat ne devrait en aucun cas être profané par nos discussions commerciales. Il ne res-pecte vraiment rien !

Al Assir paraissait sincèrement révolté. Mais Antoine avait plus prêté attention à l’information reçue qu’au ton employé.

Ainsi, le lieu de rencontre choisi par Sté-phane était un cimetière. Antoine avait enten-du parler de celui d’Aynat, dans le Sud, près de Tarim. Effectivement, il y avait de quoi être étonné. Convenir d’un lieu aussi sacré et ma-jestueux pour abriter des tractations financiè-res avec un homme se disant aussi religieux revenait à agiter devant ses naseaux fumants une muleta du plus beau pourpre.

Et puis, pourquoi s’enfoncer ainsi vers le

Sud-est ? Les discussions et l’échange auraient pu s’effectuer plus près, dans un lieu connu de tous et plus facile d’accès. Mais Antoine se souvenait combien Stéphane avait insisté sur

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la nécessité impérieuse de fixer le rendez-vous à l’endroit désigné par lui. Il devait avoir de bonnes raisons. Tout ce petit monde devrait donc traverser la quasi-totalité du pays dans sa plus grande dimension, passant par Mareb, Shabwa et Seyoun. La fameuse route du désert vers le non moins fameux Hadramaout. En tout, pas loin de 1.400 kilomètres à parcourir dans des conditions « yéménites ». Antoine sa-vait cet itinéraire dangereux et le passage soumis au versement d’une dîme aux Bé-douins de la région, qui servaient en outre de guides. Or, a priori, il devrait se trouver là lui aussi aux jour et à l’heure dits, mais sans en aviser quiconque, la rencontre devant rester aussi secrète que possible.

D’ici au 10 mai, se dit-il, il aurait trouvé une solution. Jusque là, il s’était bien affranchi de tous les obstacles, avec ou sans l’aide de la chance, pourquoi cela ne durerait-il pas ?

Finalement, les palabres ne durèrent pas.

Chacun savait ce qu’il devait faire et de com-bien de temps il disposait pour cela. Accom-pagné d’Al Obeid, qui ne s’était mêlé en rien à la conversation et avait même un peu trop for-cé son attitude de totale indifférence, Antoine retourna à Saada, où il prévoyait de prendre un peu de repos avant d’établir ses plans.

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Sur place, une mauvaise nouvelle l’attendait : le téléphone n’avait toujours pas été rétabli et le Gouverneur affirmait ne pou-voir lui fournir aucun moyen de communiquer avec Sanaa. Il offrait tout de même, et une fois de plus, l’hospitalité à Antoine, qui s’endormit sans attendre, remettant au lendemain la réso-lution de ses problèmes.

Le lendemain matin, alors qu’il prenait un

petit déjeuner à base de foul10, de pain et d’une décoction d’écorce de grains café (au pays de Mokha, on boit l’un des pires cafés au monde…), un employé de la résidence du Gouverneur vint lui apporter un message. Un gamin s’était présenté à la guérite, tenant le papier à la main, sans enveloppe, et il avait été suffisamment persuasif pour que le précieux document soit finalement apporté à l’hôte étranger. Celui-ci devait le lire, y apposer sa réponse et le rendre au messager.

Le court texte que lut Antoine lui arracha

un sourire que la fatigue et les soucis ne par-vinrent pas à effacer :

« Oui, tu vas devoir te transbahuter jusqu’à ce

repaire de macchabées. Comme je tiens à ne pas de-

10 Sorte de soupe à base de haricots

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voir numéroter tes abattis dans le coincetot, je vais te fourguer un ange gardien qui te mènera à bon port. Ce gus m’a vraiment à la bonne, te bile pas. Mets les voiles à toute vibure vers Yathill (t’as in-térêt à bien connaître l’histoire de la région), mon pote saura te dégauchir. »

Ainsi, Stéphane, qui avait dû lire assidû-

ment San Antonio dans sa vie « d’avant », avait réellement pensé à tout. Il mettait un guide à la disposition d’Antoine pour la tra-versée périlleuse qui l’attendait. Par contre, passer par Baraqish (nom actuel de l’antique Yathill, capitale du royaume de Maïn, 1.300 ans auparavant) excluait de pouvoir passer par Sanaa avant de se rendre dans le Sud. Antoine resterait donc coupé du monde, en tout cas de son monde à lui, et pour longtemps semblait-il. L’Ambassadeur devrait attendre encore quelques jours avant d’en connaître un peu plus sur « les aventures d’Antoine dans le dé-sert ».

Celui-ci rédigea une courte réponse (posi-

tive) au message « codé » de Stéphane et ren-voya le jeune messager, qu’il avait fait venir à ses côtés. Puis, obéissant à l’injonction conte-nue dans le message, il se prépara au voyage. Il acheta en ville quelques jerrycans, fit le plein d’essence, se procura quelques cartons de bou-

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teilles d’eau et un peu de nourriture non péris-sable, puis sortit de la ville vers l’Est sans même repasser par le palais du Gouverneur. Il ne tenait pas à ce que celui-ci, d’ailleurs étran-gement discret, lui pose trop de questions em-barrassantes.

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XXX

Samedi 10 mai - En route vers Seyoun. La route de l’encens correspondait bien à

l’image mythique qu’Antoine entretenait dans son esprit sans avoir jamais pu la confronter à la réalité. Même si l’avenir lui paraissait des plus incertain, il s’était gorgé d’images tout au long de l’itinéraire qui l’avait mené de Saada à Seyoun.

Comme convenu, le guide promis se trou-

vait au bord de la piste menant à Baraqish. L’homme, qui s’était fièrement présenté comme étant Mohammed Al Shaybani, sem-blait attendre tranquillement, au milieu de nulle part, une caravane fantôme venue d’un autre temps. Comment s’était-il retrouvé là ? Comment pouvait-il être aussi sûr qu’Antoine passerait le prendre ? Ce dernier ne se posait plus ce genre de questions, maintenant accou-

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tumé au fait de ne pas maîtriser pleinement la situation dans un pays dont un grand nombre de mystères ne lui avaient pas encore été révé-lés.

Le Jawf, les lointains remparts de Baraqish

enveloppés d’un brouillard de sable, même Mareb, rapidement traversée, avaient été ava-lés sans répit. Le Ramlat Al-Sabatayn, partie du Roub Al-Khali située entre Mareb et Shab-wa, avait donné lieu à d’impressionnants pas-sages de dunes. Comme annoncé par Sté-phane, Al Shaybani s’acquittait parfaitement de sa tâche. Alors que la région est réputée pour l’agressivité des Bédouins qui la peu-plent, Antoine s’était toujours senti en parfaite sécurité. Son guide constituait visiblement un sauf-conduit vivant. Curieusement d’ailleurs, et pour souligner son statut, il n’était pas armé. Les deux hommes s’étaient relayés au volant, Antoine craignant à juste titre, notamment, de ne pas montrer suffisamment d’expertise dans le franchissement des dunes. Bien que n’ayant assurément pas connu les caméras, hélicoptè-res et autres perturbations de la tranquillité saharienne qui sillonnent chaque janvier les pistes menant à Dakar, Al Shaybani montrait une aisance parfaite dans cet exercice péril-leux. A aucun moment, le 4x4 ne fit mine de vouloir se retourner, pas plus que les roues ne

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restèrent engluées dans le sable à la texture perpétuellement changeante.

Prenant à rebours la route de la soie, mais aussi de l’encens et des épices, ils avaient em-prunté le Wadi Hadramaout, dont les maisons ressemblaient curieusement à celle de la région qu’il avait quittée deux jours auparavant. Les palais mêlant influences arabe et indienne, ty-piques de ce carrefour millénaire des deux ci-vilisations, avaient parfois plongé Antoine dans un ravissement extatique. Mais le temps manquait et il dut se promettre de revenir dans d’autres circonstances. Il s’agissait sans aucun doute d’un vœu pieu, comme il en avait déjà formé plusieurs de par le monde, mais il en va des lieux entrevus comme des personnes qui nous manquent : il est confortable de compter sur l’avènement d’un avenir plus propice ou l’existence d’un au-delà salvateur.

Arrivés à Seyoun relativement tôt dans la

journée, couverts de poussière, saoulés de bruit et de secousses, les deux voyageurs avaient fui la chaleur et repris quelques forces, l’un dans une maison accueillante dont le pro-priétaire devait être un lointain cousin, l’autre dans un foundouq11 peu prisé des groupes de

11 Hôtel (lorsqu’il est local, au confort le plus souvent ru-dimentaire)

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touristes. Ceux-ci d’ailleurs, n’étaient pas lé-gions à oser affronter le Hadramaout en cette saison où la chaleur écrasante aurait pu dis-suader même un Théodore Monod au mieux de sa forme.

Il était prévu que la voiture restât en pos-

session de Mohammed Al Shaybani, qui avait déposé Antoine après lui avoir demandé de se tenir prêt à partir après la dernière prière. Le soleil avait disparu derrière les palmiers de cette oasis réputée à juste titre pour la profu-sion de cet arbre et Antoine se tenait sur la ter-rasse du foundouq, requinqué par une sieste de plomb. Il avait tenté une fois de plus de joindre Sanaa, comptant sur la modernité d’une ville tout de même pourvue d’un petit aéroport, mais sans succès. Là aussi, le réseau semblait déficient. Il n’avait pas insisté, appréciant fina-lement la distance qui le séparait maintenant de son monde « d’avant ». En seulement quel-ques jours, les bouleversements intervenus dans la quasi routine de son travail bureaucra-tique avaient eu raison du vernis qui le main-tenait dans sa carapace de fonctionnaire. Il ap-préciait plus que jamais son indépendance, ne perdant pas de vue ses deux objectifs : obtenir la libération de Camille et en apprendre suffi-samment sur le projet d’attentat en France

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pour, éventuellement, contrecarrer sa mise en œuvre.

Ponctuel, Al Shaybani se présenta au foun-

douq à l’heure dite. Antoine reprit son maigre bagage et s’engouffra dans la voiture qui dé-marra aussitôt en direction du fameux cime-tière d’Aynat, quelques kilomètres à l’écart de la route de Tarim.

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XXXI

Nuit du samedi 10 au dimanche 11 mai

1997 - Aynat. Le cimetière d’Aynat offre à la vue du visi-

teur ou du pèlerin une multitude de stèles et de tombeaux qui se dressent, d’un ocre chaleu-reux, au beau milieu d’une vallée désolée. Les mausolées familiaux sont pratiquement tous construits sur le même modèle : un cube sur-monté d’une coupole lisse. Des inscriptions calligraphiées par des artistes anonymes or-nent aussi bien les stèles que les mausolées, dont les portes métalliques sont par ailleurs peintes de couleurs vives. Autre particularité étrange pour qui ne voit dans la région qu’un désert inhospitalier : des cornes de bouquetins, vestiges d’un passé récent de l’histoire zoolo-gique du pays, décorent certains monuments funéraires.

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Lorsque Antoine et Mohammed Al Shayba-ni y parvinrent, le cimetière et ses alentours paraissaient livrés à la seule présence des es-prits sensés être repoussés par ces cornes. « Pas âme qui vive » aurait dit un amateur de jeux de mots faciles et d’un goût douteux. Mais il paraissait tout de même étrange que les vieux gardiens habituellement présents ne soient pas là. C’est en tout cas se que révéla son guide à Antoine, qui ne connaissait bien sûr pas les lieux sous leur aspect habituel.

Sous un flegme de façade, Al Shaybani lais-

sait percer une nervosité allant crescendo. Visi-blement impressionné par le cadre dont l'in-tense clair de lune qui le baignait ne suffisait pas à éliminer les mystères, il s’étonnait de l’absence aussi bien de Stéphane ou de ses émissaires, que de celle des représentants pro-bables de la partie adverse, celle d’Ibrahim Al Assir.

Cependant, alors qu’une angoisse insi-

dieuse gagnait les deux hommes, un bruit sourd de moteurs se fit entendre vers le cou-chant. Le halo dansant de trois paires de pha-res apparut presque aussitôt : amis ou enne-mis ? Conscient de son rôle d’intermédiaire neutre, Antoine se força à l’impassibilité en songeant au but ultime de l’opération : la libé-

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ration de Camille et la révélation de ce qu’elle lui avait caché depuis leur première rencontre. Il sentait cependant bien au fond de lui-même que cette prochaine libération dépassait lar-gement l’aspiration à une quelconque vérité, et que revoir la jeune femme devenait une néces-sité impérieuse pour de tout autres raisons.

Les trois 4x4 arrivaient à l’entrée du cime-

tière. Ils stoppèrent en formation dispersée le long du mur d’enceinte et il n’en descendit qu’un homme armé qui se dirigea aussitôt vers Antoine et son guide. Sûr de lui, il s’agissait d’Al Assir lui-même, visiblement pressé de mener à bien la transaction.

- La paix sur toi, Français. Tu vois, j’ai tenu parole. Je suis bien là, accompagné de mon in-vitée, qui se trouve dans l’une des voitures.

Ce disant, le fanatique s'était retourné et avait vaguement désigné les véhicules qui se trouvaient en contrebas.

- Et comment ton compatriote pense-t-il respecter ses engagements, lui qui ne respecte rien ?

- La paix sur toi aussi, répliqua Antoine, qui ne souhaitait pas entrer dans la polémique. Comme tu le sais, je n’ai aucune information que tu ne possèdes pas toi-même. Je ne suis qu’un messager. Nous attendons là depuis une demi-heure mais il n’y a aucun signe de lui. Je

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fais toutefois confiance à celui que tu appelles Ali Matar, malgré ce que tu supposes de ses trahisons. Il ne devrait plus tarder maintenant.

Dis-moi, peux-tu faire venir la Française que tu retiens avec tes hommes ? Elle est cer-tainement fatiguée du voyage et doit souhaiter se dégourdir les jambes.

- Je n’ai rien à cacher. Je suis un homme honnête devant Dieu, qui seul me jugera. Je vais faire venir cette femme auprès de nous.

Joignant le geste à la parole, le chef reli-gieux fit un signe sans doute convenu à l’avance, et deux silhouettes se détachèrent de l’ombre d’un des véhicules. Antoine reconnut aussitôt celle de Camille, sa démarche et l’abondance de son ample chevelure brune étant gravées depuis longtemps dans son es-prit. Malheureusement, sur un nouveau signe de son chef, l’homme qui accompagnait l’otage arrêta bientôt sa progression et enjoignit à sa prisonnière de faire de même.

C’est alors qu’un grondement plus rauque

que celui qu’avait provoqué les voitures lors de leur arrivée s’imposa au silence du désert. Tous se mirent à scruter le lointain, reconnais-sant peu à peu le son caractéristique : des héli-coptères, au moins deux. Or, au Yémen, seule l’armée avait le droit d’utiliser ce type d’appareils. Même les compagnies pétrolières,

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qui en auraient pourtant eu les moyens et l’usage, ne pouvaient en faire voler. Antoine avait su par l’attaché de défense de l’ambassade que les militaires yéménites étaient fort mal pourvus en la matière et qu’ils peinaient à maintenir six appareils en état de voler. Il s’agissait, comme pour la chasse aé-rienne, de matériel hérité de l’ère soviétique du Sud Yémen.

- Trahison ! Quelqu’un a prévenu l’armée !

s’écria Al Assir, furieux. Ce ne peut être que toi, le Français. Vous êtes bien tous les mêmes. Mais ils ne m’auront pas. J’ai pris mes précau-tions. Tu n’es pas près de la revoir, ajouta-t-il en désignant Camille d’un doigt déjà vengeur. Et toi, tu ne perds rien pour attendre !

Ayant fait demi-tour, Al Assir retournait en courant vers son véhicule.

Gagné lui aussi par l’affolement devant

l’échec probable de l’opération, Antoine eut toutefois le temps, par un rapide raisonne-ment, d’identifier le coupable : seul Talal Al Obeid pouvait l’avoir trahi. Lui seul connais-sait le lieu du rendez-vous, qu’avait clamé Al Assir lors de la rencontre précédente et lui seul possédait des connections avec le pouvoir offi-ciel.

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Mais l’heure n’était pas à ce genre de conjecture. Il fallait prendre rapidement une décision. Camille ne pouvait disparaître ainsi.

Antoine en était encore à se demander

comment limiter les effets du désastre qu'il pressentait lorsque des coups de feu éclatèrent, provenant d’un mausolée situé derrière lui et Al Shaybani. Sans qu’aucune parole n’ait été proférée, le tir se prolongea, puis s’intensifia. Dirigés vers le garde en charge de Camille, puis lorsqu’il fut hors de combat, visant les au-tres hommes d’Al Assir, qui tentaient de sortir de leurs véhicules, les coups de feu ne lais-saient aucun répit. Pour sa part, Al Assir lui-même bénéficiait manifestement de la protec-tion involontaire de l’écran que formaient An-toine et son compagnon, que les tireurs vou-laient visiblement épargner.

De leur côté, les hélicoptères se rappro-

chaient rapidement du champ de bataille, et leurs pilotes entamaient les manœuvres en vue de l’atterrissage. Profitant de la confusion et du fait que ses adversaires scrutaient à la fois les hélicoptères et l'origine des tirs, Antoine se lança en direction de Camille, courbé sous les balles qui fusaient, tout en criant à Al Shaybani de s’abriter derrière une tombe toute proche, dont la stèle pouvait offrir une protection effi-

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cace. Du coin de l’œil, il vit que son guide n’avait pu obtempérer à temps et qu’il venait d’être touché. Saisissant Camille par une main, il l’entraîna hors de la ligne de tir et entama un mouvement tournant, jouant de l’ombre pro-curée par les petites constructions du cime-tière. Ils allaient atteindre l’une des sources des premiers coups de feu lorsque les hélicoptères se posèrent à proximité immédiate du cime-tière, vomissant leur cargaison de soldats ti-raillant dans toutes les directions.

- Par ici, leur cria-t-on en français. Venez, il

faut partir. Bien entendu, il s’agissait de Stéphane, qui

avait monté cette souricière sommaire mais, pour le moment, efficace. Le plus difficile res-tait toutefois à accomplir : faire sortir les fuyards de cette nasse en échappant aussi bien aux militaires yéménites, qu’aux hommes d’Al Assir, dont il était facile d’imaginer la fureur.

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XXXII

Dimanche 11 mai 1997 - Aynat. Lorsqu’il était arrivé à Aynat, Antoine

s’était tout naturellement dirigé vers l’entrée principale du cimetière, d’où l’on voit le vil-lage, situé légèrement en contrebas. Les véhi-cules d’Al Assir et ses hommes se trouvaient du même côté, disposés en quinconce de part et d’autre du portail. La bataille tripartite qui s’était engagée entre les militaires, les Islamis-tes et le petit commando de Stéphane (cinq hommes seulement selon ce qu’avait pu obser-ver Antoine), atteignit rapidement le summum de la confusion. Les premiers étaient habitués à s’imposer derrière un tir de barrage suffi-samment nourri pour décourager toute ri-poste. Les deuxièmes, désemparés et pris en tenaille, cherchaient surtout à profiter de l’abri précaire de leurs voitures tout en ripostant sporadiquement, les membres du dernier

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groupe étant les seuls à se mouvoir selon un plan visiblement étudié à l’avance et que l’arrivée inopinée des deux hélicoptères n’avait pas dérangé.

Sûr de lui, Stéphane entraînait ses deux

compagnons à l’extrémité opposée du cime-tière. Deux de ses hommes couvraient le trio en ajustant quelques tirs précis, attirant leurs adversaires dans une direction légèrement dif-férente. Ils procédaient par petites courses, en apparence désordonnées, mais dont la finalité apparut rapidement évidente à Antoine, qui gardait suffisamment de lucidité pour obser-ver le déroulement de l’affrontement.

Alors que le petit groupe se rapprochait du

mur d’enceinte, à l’opposé de l’entrée, Sté-phane se dirigea en direction d’un petit mau-solée dont l’état de délabrement laissait sup-poser qu’il était abandonné. La famille regrou-pée là était sans doute restée sans descen-dance. D’un geste décidé, il en ouvrit la porte métallique dont, curieusement, les gonds ne grincèrent pas. D’un signe, il intima à Antoine et Camille de s’engouffrer dans l’ouverture, ce qu’ils firent aussitôt, bientôt suivis par les élé-ments d’arrière-garde du groupe. Ceux-ci avaient cessé leurs tirs de diversion et s’étaient joints au trio en fuite. Deux d’entre eux enca-

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draient et soutenaient un homme inconscient, qu’ils avaient visiblement fait prisonnier, le troisième portait Al Shaybani, qui semblait inanimé. Les deux derniers continuaient à cou-vrir les fugitifs.

Allumant une mini torche électrique, Sté-phane s’élança dans l’étroit couloir qui suivait l’escalier descendant originellement à la sépul-ture. Sans se retourner, et alors que se faisait entendre le son métallique de la porte du mau-solée refermée par le dernier membre du groupe, Stéphane fournit rapidement quelques explications :

- Il s’agit de l’un de mes lieux de stockage. Les couloirs latéraux que vous allez croiser mènent à des petits entrepôts. Actuellement, ils sont vides. Nous allons bientôt arriver à la sortie. Nous déboucherons à l’extérieur du ci-metière. Là, deux voitures nous attendent.

En effet, le petit groupe pénétra presque aussitôt dans une cavité plus vaste, selon ce que put observer Antoine à la seule lumière dansante fournie par la torche de Stéphane. Cet étrange garage abritait deux 4x4, capots tournés vers une large porte coulissante qu’actionna rapidement l’un des hommes de main de Stéphane.

- Camille, Antoine, vous venez avec moi !

Les autres savent où aller. Mettez-vous à

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l’avant. Moi, je m’occupe de notre ami, dit-il en désignant le prisonnier, que ses complices poussaient sur la banquette arrière.

Puis, se tournant vers Antoine, il s’adressa à lui en véritable chef du commando :

- Prenez le volant, je vous guiderai ! Aussitôt, celui-ci s’installa au volant puis

démarra dès que l’ouverture fut assez large pour laisser passer le véhicule.

- Ce n’est pas moi qui ai créé cette cache,

continuait Stéphane, tout en ligotant solide-ment son prisonnier, mais j’en suis maintenant l’unique utilisateur. J’ai simplement fait amé-nager le garage taillé dans la roche qui affleure par endroit sous le sable. Le système de ca-mouflage des portes est assez simple et n’a jusqu’à maintenant pas été découvert. Pour le moment, attendez l’autre voiture et faites signe au conducteur de passer. Nous les suivrons pendant quelques kilomètres, puis je vous di-rai quoi faire.

Rétrogradé de la fonction de consul à celle

de chauffeur, Antoine s’exécuta, roulant sur les traces de la voiture qui le précédait. La direc-tion était lourde, les pneus ayant visiblement été sous gonflés pour affronter le sable. Par contre, il appréciait l’absence de poussière

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qu’aurait pu soulever l’ouvreur. Ils n’avaient bien sûr pas allumé leurs feux de route, la clar-té lunaire suffisant à se repérer dans ce décor uniforme de dunes ondulant jusqu’à un hori-zon abondamment étoilé.

Camille restait étrangement silencieuse, alors qu’on aurait pu s’attendre à la voir ex-primer sa joie à la fois d’être libre et de retrou-ver son jeune frère. Ce dernier quant à lui continuait à parler.

- Au fait, vous n’avez pas dû reconnaître notre invité. Il s’agit d’Al Assir lui-même. Je n’avais pas prévu de l’emmener avec nous, mais la tentation a été trop forte. Non seule-ment je pense qu’il crèvera de rage et de honte quand il se réveillera, mais en plus, je suis cer-tain qu’il nous sera précieux. Avec lui dans la voiture, nous ne risquons rien de la part de ses hommes, si tant est qu’ils se défassent des mili-taires, et il doit avoir de nombreuses informa-tions à nous donner.

N’est-ce pas mon petit ? Ajouta-t-il en tapo-tant la tête du chef de clan toujours inanimé.

- Et les hélicoptères de l’armée. Comment comptez-vous les semer ? A mon avis, nous sommes bien visibles depuis là-haut.

- Ne vous inquiétez pas. J’avais chargé mon meilleur tireur de viser les réservoirs. S’ils ar-rivent à décoller, ils n’iront pas bien loin. Et puis, ils doivent d’abord s’assurer du groupe

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d’Al Assir. Ça devrait les occuper un petit moment. Bientôt, nous serons loin. A propos, dans moins d’un kilomètre, nous allons passer près d’un arbre mort. Quand vous le verrez, ralentissez, nous devrons changer de direction juste après. Les autres continueront leur route en redescendant rapidement vers le Sud. Ils vont contourner Tarim et aller à Seyoun pour y faire soigner Al Shaybani. Il m’a semblé sale-ment touché et ce brave Mohammed m’est trop cher pour que je le laisse tomber. Nous, nous continuerons plus à l’Est. Mais, avant de redescendre nous aussi vers le Sud, nous nous arrêterons pour interroger Al Assir.

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XXXIII

Dimanche 11 mai 1997 (2 heures) - Cannes. Pendant le Festival, la vie à Cannes ne

s’arrête jamais. Professionnels du cinéma, hommes d’affaires et badauds attirés là comme des phalènes autour d’un lampadaire confé-raient à la nuit une ambiance électrique que n’avait jamais connue Tarik.

On lui avait dit de se trouver face au Marti-nez, près des installations de Canal Plus, vers 2 heures du matin. Aussi, à l’issue de son ser-vice, avait-il dormi un moment, conscient qu’il devait garder l’esprit clair. Puis, résistant à la tentation de s’approcher des terrasses animées, il s’était contenté de déambuler sur le front de mer. Le climat aidant, il aurait pu se croire en vacances, vivant sur la Côte d’Azur un rêve de gosse. Or, non seulement sa couverture impli-quait pour lui qu’il se levât tôt pour se rendre à son travail, mais il se savait en outre investi d’une mission s’inscrivant dans le schéma sé-

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culaire de la lutte contre les Croisés. Sa haine à l’encontre de la société au sein de laquelle il avait grandi, nourrie de prêches propagande et de quelques lectures soigneusement orientées, amplifiée par les vexations et frustrations vé-cues au quotidien, allait trouver là un exutoire qui, soit l’apaiserait, soit le conduirait au contraire à s’engager plus avant dans son com-bat.

Il s’était arrêté de marcher et, tournant le dos aux lumières grotesques de la ville, s’isolant du bruit, il contemplait l’infini du ciel et de la mer. Perdu dans sa méditation, il n’avait pas vu s’approcher le jeune homme en rolleurs qui s’était soudain matérialisé à son côté.

- Finis, les rêves. Maintenant, tu vas pou-voir agir, l’entreprit l’inconnu sans le saluer. Suis le bord de la promenade, par là, ajouta-t-il en pointant son index vers l’Est. Tu trouveras, sur la rambarde, ce que les professionnels ap-pellent une présentation florale. Prends-la et emporte-la chez toi. A la fin de ton service, demain, quelqu’un déposera pratiquement la même sur la scène de la grande salle dont tu t’occupes. Débrouille-toi pour faire l’échange sans te faire repérer. La suite, tu ne t’en oc-cupes pas. Si ça t’intéresse, regarde la remise des palmes à la télé.

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Sans transition, l’inconnu reprit son périple le long du Malecón cannois et se fondit dans la nuit sans se retourner.

Maintenant replongé dans la réalité, Tarik

se dirigea quant à lui vers le point indiqué, trouva les fleurs, saisit la coupe dans laquelle elles étaient fichées et, d’un pas affairé, s’en re-tourna vers le petit studio qu’on lui avait loué, près de son lieu de travail.

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XXXIV

Dimanche 11 mai 1997, entre désert et

Océan. Face à eux, les occupants de la voiture que

conduisait Antoine voyaient poindre à l’horizon un soleil dont rien ne semblait devoir altérer l’éclat. La fraîcheur de l’aube était trompeuse : le plateau désolé sur lequel ils se déplaçaient serait bientôt transformé en plaque de cuisson. Le 4x4 que conduisait Antoine progressait avec régularité. Dans l’habitacle, tous se trouvaient éveillés.

- Nous avons assez roulé, décréta Stéphane. Arrêtons-nous là. Le moment et le lieu me pa-raissent propices à un interrogatoire fructueux. Je me fais fort de convaincre notre ami Al Assir de parler. Surtout, Antoine, ne cherchez pas d’ombre. Nous devons profiter à plein du so-leil levant. Vous allez voir pourquoi.

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Antoine, que l’immensité désertique dans laquelle il se mouvait commençait à impres-sionner plus que de raison, obtempéra bientôt et coupa le moteur. Un silence bourdonnant s’installa sans transition. Depuis Aynat, ils avaient parcouru plus de 150 kilomètres vers l’Est et ils se trouvaient hors de toute piste fré-quentée, au Nord du Wadi Al Masilah. Seul Stéphane semblait à l’aise dans cette contrée âpre et apparemment inhabitée.

Les mains liées dans le dos par des lanières

en plastique, Al Assir avait été sorti de la voi-ture et se trouvait maintenant face aux trois jeunes Français. Ceux-ci étaient adossés à la carrosserie du véhicule alors que leur prison-nier, qui avait repris conscience peu de temps après le départ d’Aynat, devait faire face au soleil qui affûtait ses armes.

- Bien. Je vais te décrire la situation en deux mots, débuta Stéphane en s’adressant à son vis-à-vis. Nous sommes exactement à 145 ki-lomètres du premier lieu habité. Personne ne passe jamais par ici. Même les avions de ligne ont pour obligation de passer plus au Sud. A ma connaissance, il n’existe aucun puits dans la région. Nous, dans la voiture, nous avons de l’eau et de la nourriture pour plusieurs jours. Alors je te mets le marché en mains : tu parles, et nous te rapprochons d’un village, sans

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doute Marakhaiy, avant de te laisser finir à pied avec de l’eau et des provisions pour une journée. Ça, c’est la première hypothèse.

Seconde hypothèse : tu ne parles pas, et nous t’abandonnons ici. D’après ce que je sais, et même si tu es résistant, dans ce cas là tu ne verrais pas le soleil se coucher demain soir. Je n’ai que deux questions à te poser et je ne les répéterai pas. Je te laisse une minute pour ré-fléchir et je commence.

L’autorité du ton employé par Stéphane, la dureté de son expression, laissaient entrevoir à Antoine comment le jeune homme avait pu en si peu de temps, lui l’étranger dans ce pays fermé, devenir l’un des acteurs essentiel de son économie souterraine. Manifestement, la seule bosse du commerce n’y aurait pas suffit.

Pas un instant il douta de la mise à exécu-tion de la menace proférée à l’encontre d’Al Assir.

Déjà ébloui par le soleil qui poursuivait son

inexorable ascension, ce dernier semblait lui aussi avoir compris que son adversaire ne fai-blirait pas. D’un hochement de tête, et alors que le délai dont il bénéficiait pour répondre courait encore, il indiqua qu’il était prêt à par-ler.

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Aussitôt, Stéphane commença à l’interroger :

- Première question, la plus facile : pour-quoi as-tu fait tuer Al Bisri ?

- Al Bisri travaillait pour nous depuis long-temps. Il rendait de nombreux services, en voyageant comme ça dans tout le pays. Per-sonne ne faisait attention à ses allées et venues puisque c’était son métier. Cette fois-ci, il avait pour mission de tuer un client français. Nous avions quelque chose à transporter dans ce pays. Tu sais comment.

Il l’a fait, comme nous le lui avions deman-dé, mais j’ai appris par la suite qu’il avait reçu une grosse somme d’argent de quelqu’un d’autre pour le même travail. Mais la com-mande qu’il avait eue concernait un client bien précis : ton père.

Je te jure que de mon côté je ne le savais pas auparavant. Ce que nous voulions, c’était juste un bon moyen de transport, la personne im-portait peu. Le reste, c’est Allah qui l’a voulu ainsi…

Quant à Al Bisri, nous le cherchions car nous avions appris qu’il avait vendu sa voiture et qu’il voulait quitter le pays pour dépenser son argent à l’étranger. Quand mes hommes l’ont retrouvé, il parlait à ton ami le consul (d’un hochement de tête, il désigna Antoine). Ils ont pensé qu’il fallait le faire taire immédiatement et ils ont improvisé. Il paraît

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tement et ils ont improvisé. Il paraît qu’avant de mourir il a parlé de ta sœur. Mais ça ne m’intéresse pas vraiment.

Voilà, tu sais tout. - D’accord. Ça se tient. Passons donc à la se-

conde question, plus sérieuse. La « marchan-dise » dissimulée dans le cercueil était un ex-plosif. Cet explosif est maintenant en France. A quoi doit-il servir ? Et je veux des informations précises !

Al Assir marqua un temps d’hésitation. Il s’agissait de trahir et il savait qu’une telle chose, dans le milieu dans lequel il évoluait, ne méritait qu’un châtiment : la mort.

Aiguillonné cependant par les rayons du soleil qui lui rappelaient l’autre terme de l’alternative, aussi peu réjouissant que le pré-cédent, il choisit de répondre :

- Tu sais que mon groupe fait partie d’une plus vaste organisation. Je pense que cela ne t’intéresse pas d’en savoir plus, contrairement à ton ami que je vois dresser l’oreille. Mais tu comprendras que je me contente de répondre à ta question, sans plus. C’est toi qui as fixé les règles.

- C’est exact. Continue. - Je ne connais pas les détails matériels de

l’opération sur place. Ce que je sais, c’est que notre Guide a décidé de punir les Français pour ce qu’ils font en Algérie. Nous avons de

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nombreux Frères là-bas, et nous devons les soutenir. Plus tard, ce sera le tour des Améri-cains, amis des occupants d’Al Qods, la Ville sainte12. Ce qui est préparé ne concerne pas Pa-ris, mais une ville dont le nom ressemble à kan. J’ai appris qu’on y célébrait une fête du ciné-ma, cette création d’images impies. Et que cette fête était présidée par une femme, une parjure.

C’est tout ce que je sais. A toi de voir si ça te suffit.

Fervent auditeur de RFI (sauf en cas de sor-

tie prolongée dans le désert), Antoine s’exclama :

- Le Festival de Cannes ! Je sais qu’il a lieu en ce moment. Quel jour sommes-nous ?

Tous se regardèrent, indécis, et c’est Al As-sir qui répondit :

- J’ai pris la route pour Aynat après la prière du vendredi. Le rendez-vous était pour same-di. Nous sommes donc dimanche.

- Voilà ! Ils vont agir pendant la cérémonie de clôture. La présidente du jury cette année est Isabelle Adjani. Comme elle est née d’un père algérien, ils doivent la considérer comme parjure. Que ne vont-ils pas chercher ?!

12 Nom arabe de Jérusalem, troisième ville sainte de l’Islam

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Il faut absolument empêcher ça. Mais com-ment, d’ici, en plein désert ?

Oubliant sa fatigue, Antoine devenait tout à

coup fébrile. A l’idée de connaître l’existence d’une telle menace et d’être réduit ainsi à l’impuissance, un sentiment de révolte le ga-gnait.

Etrangement, le souvenir d’une autre at-tente à l’issue inéluctable l’envahit. Adoles-cent, il se trouvait dans un camp de vacances dirigé par un prêtre aux relations visiblement très étendues. Un soir, celui-ci avait appris, par un mystérieux canal d’information, que l’exécution de Christian Ranucci était prévue pour le lendemain à l’aube. Condamné pour le meurtre d’une fillette, il s’était vu refuser la grâce présidentielle. Le doute qui entourait sa culpabilité avait fait rebondir le débat sur la peine de mort en France. Toute la nuit, An-toine et ses compagnons avaient veillé, com-muniant en pensée avec cet homme dont la mort était programmée. Au matin, la radio avait effectivement annoncé l’exécution qui mettait un terme, en tout cas pour le principal protagoniste, à «l’affaire du pull-over rouge».

Nourri de cette expérience ô combien frus-trante, le refus de subir à nouveau passive-ment une telle attente amena Antoine à un état

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de surexcitation décuplée par la fatigue ner-veuse accumulée ces derniers jours.

- Ne restons pas là, lança-t-il. Puis, se tour-nant vers Stéphane, il l’apostropha :

- Vous qui vous vantez d’avoir tout prévu, montrez-nous ce que vous savez faire. Même quand il n’y va pas de votre avenir et de celui de vos petites combines… Alors, qu’est-ce que vous attendez ?

Ainsi pris à partie, le jeune homme ne se départit pas de son calme :

- D’accord, inutile de s’énerver. Nous allons repartir et poursuivre le plan initial. En route, nous parlerons de ce qui peut être fait. Je vais conduire moi-même. Vous serez derrière, à cô-té d’Al Assir. Je n’ai qu’une parole : nous al-lons le rapprocher d’un lieu habité, puis nous partirons à la recherche d’une cabine télépho-nique. A la fin du XXième Siècle, c’est bien le Diable si nous n’en découvrons pas une au dé-tour d’une quelconque dune ou d’un amas de pierraille… Il est 7 heures, 5 heures en France, ça nous laisse plus de douze heures pour agir.

Réfrénant sa rage devant tant d’insouciance et de légèreté, Antoine prit place à l’arrière et s’assura des liens qui immobilisaient Al Assir. Camille, toujours impavide, prit place à la droite de son frère, qui démarra aussitôt, poin-tant le capot du 4x4 vers le Sud.

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XXXV

Dimanche 11 mai 1997 – Vers Sayhut. Epuisé par sa nuit passée à essuyer des

coups de feu (expérience nouvelle) et à conduire dans un milieu pour lui hostile, An-toine s’était endormi peu après que le petit groupe eut commencé à redescendre vers le Sud. Il se réveilla lorsque, après trois heures de piste, Stéphane fit halte. Pour sa part, celui-ci paraissait en pleine possession de ses moyens et d’humeur enjouée. Il avait déployé une carte sur le sol et ses deux compagnons la scrutaient avec lui. Al Assir restait lié à un montant de ceinture de sécurité, à l’intérieur du 4x4.

- Voila. J’ai profité du fait que tout le monde dormait pour me faire aider par mon GPS. J’avoue ne pas être infaillible et je n’étais plus très sûr de notre position exacte.

Désignant un point sur la carte, il ajouta :

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- Maintenant, je peux vous dire que nous sommes ici, à environ trois heures de notre prochaine destination et à cinq heures de Sayhut, où nous serons ce soir. Entre temps, Antoine, vous aurez pu téléphoner à qui bon vous semble. Ne vous inquiétez pas, vous avez de la marge. D’ailleurs, avant de repartir, nous allons prendre un bon petit déjeuner et refaire le plein. Camille, pendant qu’Antoine m’aide pour l’essence, peux-tu t’occuper du café s’il te plait ? Il y a tout ce qu’il faut dans le carton, à côté de la glacière électrique. Tu trouveras des biscuits aussi. Pour faire chauffer l’eau, tu as de l’alcool solidifié. Tu vas sûrement te dé-brouiller, je te fais confiance.

Les divers ravitaillements effectués, ils re-

partirent, toujours plein Sud et sous un soleil accablant, suivant des ersatz de pistes que rien ou presque ne différenciait du reste de la ro-caille environnante. La chaleur devenait diffici-lement soutenable. Pour soulager le moteur, Stéphane avait omis d’enclencher la climatisa-tion : Rouler à bord d’un véhicule isolé dans cette contrée constituait déjà un risque en soi ; mieux valait donc mettre tous ses atouts du bon côté.

Vers 11 heures, tenant parole, Stéphane

marqua un nouvel arrêt, cette fois-ci pour libé-

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rer Al Assir, qui n’avait plus ouvert la bouche depuis ses révélations. Lesté d’eau en quantité suffisante ainsi que de biscuits et de dattes, il avait été abandonné sous un soleil de plomb avec pour seule consigne celle de marcher droit vers le Sud. Il croiserait nécessairement le Wadi.

- Voilà, ce type a finalement de la chance. Il survivra. Mais je pense que je devrai l’éviter soigneusement à l’avenir, commenta Stéphane, toujours étonnamment guilleret en redémar-rant. Dans une petite heure, nous allons arriver dans la caverne d’Ali Baba… Qui n’est pas plus une caverne que je ne suis Ali Baba. Mais il y a un peu de ça tout de même puisque ce repaire m’appartient et que j’y ai fait rassem-bler récemment la majeure partie de mon « bu-tin ». Et il y a là-bas, ô merveille, de quoi communiquer avec la terre entière. Je dispose de trois points de chute comme ça dans le pays. Celui-ci n’a encore jamais servi.

Peu à peu, ils avaient rejoint la vallée qu’ils suivraient ensuite jusqu’à la mer. C’est dans l’un des villages posés de loin en loin dans ce couloir de verdure que Stéphane s’arrêta enfin. Bien sûr, l’arrivée d’une voiture quasi neuve et de surcroît occupée par des étrangers, souleva un océan de curiosité. En quelques mots ce-pendant, un vieil homme qui semblait les at-tendre fit s’égayer dans toutes les directions

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l’essaim d’enfants qui s’était amassé autour du trio. Le vieil homme sortit ensuite une clé des plis de son habit et ouvrit la porte de la maison devant laquelle Stéphane, Camille et Antoine se tenaient.

- Bienvenue chez toi, dit-il en se tournant

vers Stéphane. Puis il s’effaça pour le laisser entrer. Tout est en ordre. Comme tu me l’avais demandé.

- Merci. Tu peux retourner chez toi Fahmi. Je te ferai prévenir lorsque nous partirons.

Puis, s’adressant en français à ses compa-gnons :

- Cette maison me permet de ne dépendre de personne en cas de passage dans le secteur. Son gardien, que vous venez de voir, est le père de Mohammed Al Shaybani. Il m’est tout dévoué, ne serait-ce que parce que j’ai sorti sa famille de la misère. Il me fait totalement confiance. Il démarre le générateur de temps en temps et s’assure que personne ne s’aventure dans la maison. En plus d’énergie, je dispose ici d’un téléphone satellitaire. C’est pour vous Antoine. Je vais vous montrer com-ment ça marche.

- S’il s’agit d’une valise Inmarsat, pas de problème, nous utilisons ce type de matériel. Mais peut-être est-ce autre chose, du genre d’Iridium ?

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- Non, c’est bien de l’Inmarsat. Venez voir. Parcourant la maison aux pièces blanchies à

la chaux et vides pour la plupart, ils montèrent à l’étage et pénétrèrent dans la pièce qui abri-tait la précieuse valise. Stéphane l’ouvrit, véri-fia que l’appareil était en état de fonctionner puis donna ses instructions à Antoine :

- Je ne vous demande qu’une chose : soyez bref. Pas plus d’une minute. Je ne veux pas être repéré. Et surtout, ne mentionnez en au-cun cas le lieu où nous nous trouvons. Ne par-lez que du projet d’attentat, de rien d’autre.

Fébrilement, Antoine composa les préfixes propres au réseau puis le numéro direct de l’ambassadeur. Celui-ci décrocha aussitôt.

- M. l’Ambassadeur ? - Oui. Qui est à l’appareil ? - Bourbon. Je ne vais pas pouvoir vous par-

ler très longtemps. Je vous demande de bien vouloir m’écouter sans m’interrompre. C’est très important !

- Attendez ! Où êtes-vous ? Cela fait main-tenant cinq jours que je n’ai plus de nouvelles !

- Je vous raconterai ça plus tard. Pour le moment, il s’agit de l’explosif récupéré sur le corps de M. Andrieux. Je sais à quoi il va ser-vir. Un attentat est en préparation à Cannes, pendant la cérémonie de clôture du festival. Ce sera très certainement une bombe cachée dans le Palais du Festival. Je n’en sais pas plus mais

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cette information est de toute première impor-tance. Je l’ai obtenue d’une source sûre. Il faut absolument prévenir les personnes concernées en France.

- De qui tenez-vous ça ? Quand rentrez-vous à Sanaa ?

- Je ne peux plus rester en ligne. Surtout, faites le nécessaire. C’est très sérieux et ces gens là ne plaisantent pas. Je dois raccrocher. N’oubliez pas : Cannes, ce soir, le Palais du Festival !

Sur un signe péremptoire de Stéphane, An-toine reposa le combiné sur son support. Dubi-tatif, il commenta la conversation :

- J’espère qu’ils le croiront. Il n’a pas beau-coup d’éléments pour convaincre ses interlocu-teurs. L’ambiance là-bas ne doit pas être à la paranoïa sécuritaire, plutôt à la fête. Enfin, j’ai fait ce que j’ai pu. A eux de jouer maintenant.

Puis, s’adressant plus directement à Sté-phane :

- Et pour nous, quel est le programme ? Je dois dire que je suis vanné. On ne pourrait pas se reposer un peu ? Où est Camille ?

- Elle est justement partie se reposer. Vous pouvez faire de même, il y a assez de pièces dans cette maison. Pendant ce temps, je vais m’occuper de la suite du programme. Essayez d’émerger dans trois heures environ. Vers 4 heures, nous pourrions manger. Puis nous re-

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partirons. Nous ne pouvons pas rester trop longtemps. Ma confiance dans les gens d’ici a des limites.

- Et cette fois-ci, où allons-nous ? - Surprise… C’est comme dans les films. Je

vais utiliser le plan B. Voyant qu’il n’en saurait pas plus, Antoine

suivit les conseils de Stéphane, Il se trouva une pièce à l’écart et un matelas recouvert d’un tis-su aux couleurs criardes sur lequel il s’étendit et s’endormit aussitôt.

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XXXVII

Dimanche 11 mai 1997 - Cannes. Commencé tôt le matin, le service de Tarik

touchait à sa fin. Il était 16 heures et, conscien-cieusement, il avait procédé au nettoyage du secteur qui lui était dévolu. Rien ne devait lais-ser penser qu’il était intéressé par autre chose que la propreté du lieu. Il était arrivé au ves-tiaire avant l’heure habituelle, portant d’un air dégagé le bac de fleurs. Il n’avait croisé per-sonne et avait pu dissimuler son fardeau dans un débarras qu’il savait inutilisé. Les vrais fleuristes étaient passés vers 14 heures et avaient livré plantes et fleurs pour la soirée de clôture. Parmi celles-ci, figurait une composi-tion quasi semblable à la « sienne ». Prétextant un ultime polissage de poignées en laiton, il avait laissé partir ses collègues de travail et avait rapidement procédé à la substitution. Bien que la salle ait commencé à bruire de l’activité des nombreux techniciens en charge

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du son et de l’éclairage de l’événement, per-sonne n’avait prêté la moindre attention à ses activités. Il en est des castes professionnelles comme des catégories sociales : la plupart évi-tent de se mélanger.

C’est au moment où, satisfait du devoir ac-

compli, il s’apprêtait à partir, qu’une dizaine de policiers en civil arborant des brassards voyants et accompagnés d’un chien, firent ir-ruption dans la grande salle. Ils en firent éva-cuer tous les techniciens présents puis en en-treprirent une fouille en règle. Comme Tarik, tous portaient un badge qui leur ouvrait toutes les portes du «bunker».

Craignant de se faire repérer s’il restait dans les parages sans pouvoir y justifier sa présence, Tarik se changea dans le vestiaire dédié aux employés de l’entretien et sortit, se mêlant à la foule qui commençait à se masser autour du bâtiment. Parmi les conversations qu’il put surprendre, aucune ne concernait cette intru-sion policière. Aucun doute cependant, quel-qu’un avait eu vent du projet d’attentat. Il ne restait plus qu’à espérer que rien ne serait dé-couvert.

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XXXVIII

Dimanche 11 mai 1997 – Vers Sayhut. Après avoir dormi durant les trois heures

généreusement octroyées par Stéphane, Ca-mille et Antoine avaient été réveillés et invités à un vrai repas, apporté par les femmes de la maison Al Shaybani. Celles-ci s’étaient surpas-sées et le trio avait fait honneur aux divers plats qu’elles avaient préparés. Au shafuut (pain au yoghourt et aux herbes) avaient suc-cédé du kebda (foie grillé aux épices) et de la chèvre rôtie. Ils avaient gardé le fata (douceur au miel) pour la fin.

A l’issue de ce festin, Antoine avait sollicité

de Stéphane la permission de téléphoner à nouveau à l’ambassade, ce qui lui avait été re-fusé. Le jeune Andrieux se faisait beaucoup d’illusions sur les moyens techniques dont disposait l’état français dans cette partie du monde et il craignait d’être repéré. Or, il ne souhaitait rendre de comptes à personne. Il daigna tout de même se justifier, alors qu’ils

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étaient réunis dans la plus vaste pièce du rez-de-chaussée et qu’ils se préparaient à quitter les lieux :

- Nous allons bientôt partir et, de toute fa-çon, vous avez fait ce qui était en votre pou-voir Antoine. Quoi qu’il arrive, n’ayez aucun regret. Occupons-nous plutôt de nos petites personnes.

Depuis le début, c'est-à-dire depuis que j’en ai les moyens, je me suis ménagé quelques por-tes de sortie. Bien sûr, j’aurais préféré rester encore au moins un an, tant que les « Fous de Dieu » me paraîtraient supportables. Mais, pour ma sœur, je dois bien consentir quelques sacrifices et laisser tout cela derrière moi. N’est-ce pas Camille ?

Se tournant vers sa sœur, il s’adressa direc-tement à elle :

-On ne t’entend pas. J’espère que tu nous raconteras un peu tes aventures.

- Oui, bien sûr, répondit Camille d’un ton las, fuyant le regard des deux hommes. Mais vas-y, continue, j’aimerais bien connaître la fin de cette histoire telle que tu l’imagines.

- Je vais y venir, mais auparavant, je dois m’assurer d’une chose : vous, Antoine, que comptez-vous faire ?

- Eh bien, pour le moment, mon destin semble lié au vôtre. Ne serait-ce que parce que nous sommes au milieu de nulle part et que je

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ne dispose d’aucun moyen de locomotion per-sonnel. Si vous descendez vers la côte, j’irai avec vous. Mais nous ne serons pas très avan-cés. J’ai cru comprendre que vous alliez à Sayhut. Or, ce petit port est un quasi cul-de-sac. De là, pour rentrer à Sanaa, il faut au moins une journée jusqu’à Mukalla, d’où je devrais prendre un avion, s’il y en a. Ou bien, je peux continuer la route vers Aden, ce qui représente encore une journée au bas mot. Tout ça ne me tente qu’à moitié. Sans vouloir m’imposer à tout prix, j’aimerais bien conti-nuer avec vous.

Le regard appuyé lancé vers Camille tandis qu’il parlait ne reçut aucune réponse. La jeune femme paraissant perdue dans des pensées moroses, à moins que ce ne fusse que de la fa-tigue.

- Pour tout vous avouer, ça m’ennuierait que nous nous quittions maintenant. Et je suis content que vous appréciiez notre compagnie. Même si je ne me fais pas d’illusions sur vos motivations réelles, ajouta Stéphane, dont le regard se dirigeait lui aussi vers sa sœur.

Ceci posé, je peux vous dévoiler mon plan. Du moins la partie la plus immédiate. J’ai, ici même, une grande partie de ce qui constitue ma véritable caverne d’Ali Baba. Certains commerces n’ont vraiment pas de frontières et tout tient quasiment dans le creux de ma main.

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Je vais donc abandonner ici presque toutes mes affaires, en ne conservant que l’essentiel. Sans véritables regrets d’ailleurs. Je pense avoir fait le tour de ce coin du globe et je dois avouer que tous ces braves gens commencent à me courir un peu sur le haricot… si vous me permettez un tel langage, M. le Consul, ajouta-t-il ironiquement. Bon ! Assez ri. Nous allons reprendre la route vers Sahyut. Là-bas, nous disposerons d’un bateau, du genre de ceux qu’utilisait Henri de Monfreid à l’époque. La mousson est déjà bien orientée Sud-ouest et nous pourrons pousser vers l’Est sans pro-blème. Nous accosterons quelque part en Oman, chez ce chouette sultan Qabbous, pro-tecteur de son pétrole et des ses coreligionnai-res de toutes sortes. Vous verrez, ce sera un beau voyage, pas trop long mais suffisamment pour goûter à l’air du large et nous laver les poumons de toute cette poussière. Laissez-moi cinq minutes et je vous rejoins. Vous pouvez m’attendre au dehors et prévenir ce brave Al Shaybani de notre départ. Bien entendu, il est inutile de parler du caractère définitif de ce départ.

Laissant « Ali Baba » rassembler son butin,

Antoine et Camille sortirent et se postèrent près de la voiture. Aussitôt, le père Al Shayba-ni se matérialisa à leurs côtés et s’enquit de

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leurs besoins. La réponse qu’ils lui apportèrent sembla le décevoir, la portée de sa mission s’avérant ainsi notablement réduite. Il attendit toutefois Stéphane pour lui renouveler l’assurance de sa loyauté et de sa fidélité et souhaiter une bonne route au petit groupe. Ce-lui-ci, longeant à nouveau le Wadi al Masilah, reprit la direction du Sud et finit par arriver à Sayhut en fin de soirée.

Au port, se trouvait un boutre omanais dont le nacouda13, qui semblait descendre en droite ligne du célèbre Ibn Majid14, les attendait pour mettre son navire en configuration de départ. Abandonnant la voiture, le trio embarqua promptement. La voile trapézoïdale fut bientôt hissée et le cap mis vers l’Orient.

- Comme vous avez pu vous en apercevoir, je suis resté assez gamin, indiqua Stéphane à ses deux compagnons de navigation. J’aurais certainement pu imaginer un moyen de trans-port plus rapide et rationnel, mais l’occasion m’est donnée là de réaliser un rêve de gosse. On ne peut lire Kessel et Monfreid sans qu’il en reste quelques traces. Bien sûr, vous n’êtes pas obligés d’avoir les mêmes fantasmes que

13 Capitaine 14 Ibn Majid (né à Julfar vers 1432), le «Lion de la Mer», personnage légendaire dans l’histoire des Émirats est l’un de ces navigateurs dont les compétences sont utilisées par les Portugais pour atteindre l’Inde.

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moi, mais je pense qu’aucun de vous deux ne va être déçu. Sachez que vous allez naviguer à bord de l’un des derniers bateaux à voile de ce type naviguant autour de la Péninsule arabi-que. Celui-ci ne dispose même pas de moteur auxiliaire.

Les passagers avaient été logés dans la du-

nette, où ils avaient déposé leur maigre ba-gage. Après avoir rapidement expédié le frugal repas qui leur avait été servi, ils devisaient sur le pont. Le projet d’attentat était revenu dans la conversation, mais la féerie de l’instant, le glissement du bois sur l’eau et du vent dans la voile, tout concourait au dépassement ou au retour sur soi.

- Et pour parler d’autre chose, que dirais-tu,

Camille, de nous raconter les épisodes précé-dents ? Maintenant, je crois que tu nous dois bien ça. Vas-y, seul le ciel t’écoute !

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XL

Dimanche 11 mai 1997 - Cannes. Tapi au sein de la terre de la présentation

florale, le Formex F4 attendait son heure. Bien sûr, les policiers étaient passés bien près. Ils avaient sondé les sièges, visité les tuyauteries, fouillé la scène, démonté le décor kitsch qui l’ornait, secoué le rideau, ausculté le sol. Ils s’étaient fait montrer les palmes, avaient contrôlé la sono avec leurs appareils sophisti-qués, avaient fait décrocher l’écran pour l’inspecter. Ils auraient bien aimé décoller la moquette… Mais ils n’avaient rien trouvé. Qui irait soupçonner de si poétiques couleurs ?

Et puis, « la lettre volée » du vieil Edgar ne figurait pas encore au programme de forma-tion des policiers français. Ce grand nez coloré ne déparait pas cette figure de pacotille qu’était la scène du Palais des Festivals. Et

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pour se trouver en son milieu, il s’y trouvait bel et bien et y resterait jusqu’au feu d’artifice qui ne saurait tarder. Déjà, la tension montait ; la cérémonie devait débuter à 19 heures 15 et rien ne semblait prêt. L’irruption des fouineurs au plus mauvais moment n’avait rien arrangé. Mais qu’importe, tout aller se passer comme prévu et les fleurs cracheraient leur lot de mort et de dévastation. Il suffisait d’attendre un pe-tit peu. Juste un petit peu…

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XL

Dimanche 11 mai 1997 – En mer. Le boutre, poussé par un vent de Sud-ouest

soutenu, maintenait son cap sans faillir. L’équipage réduit n’était pas organisé en quarts et on comptait sur l’homme de barre et un veilleur pour rameuter au besoin tous les hommes nécessaires à la manœuvre. Sur le pont, rendue confiante par la quasi obscurité, Camille se livrait aux deux hommes qui lui fai-saient face :

- C’est vrai, je vous ai caché beaucoup de choses. Nous ne sommes pas dans le lieu le plus adéquat, mais je le confesse, j’ai beaucoup menti ces derniers temps. Surtout à vous, An-toine, que je ne connaissais pas il y a encore quelques jours et qui m’avez accordé votre confiance, et à toi Stéphane, avant ton départ de la maison.

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Comme nous avons du temps et que l’ambiance s’y prête, nous allons remonter à mon enfance.

Comme nombre de «bonnes» familles, la nôtre abrite quelques secrets. Pour éviter de tourner autour du pot, je vous livre le principal d’entre eux : mon père, notre père, Stéphane, m’a violée la première fois quand j’avais dix ans. Je n’ai pu mettre un mot sur cet acte que beaucoup plus tard et je n’en ai bien sûr jamais parlé à personne. Nous n’avions pas de mère, et, d’ailleurs, j’ai lu que bien souvent, dans ce cas là, les mères sont complices, au moins pas-sivement.

Il n’ y a en fait jamais eu de violence entre nous et il a tout d’abord profité de ma naïveté. Je vous épargne les détails. Ça a duré plusieurs années, jusqu’à ce que je me décide à résister. Il y a bien eu un moment où j’ai pris cons-cience de l’anormalité de la chose, de son amo-ralité aussi d’ailleurs, et de mon devoir d’y échapper.

Tu le sais, Stéphane, Papa n’était pas vio-lent. Au sens où il ne faisait pas d’éclats à la maison. Il préférait la diplomatie et son côté faux-cul. Excusez-moi Antoine, mais il y a une image de la diplomatie que vous devez assu-mer. Bref, je n’ai pas eu à me battre réellement. Et puis, pour continuer à parler crûment, je me demande si je ne commençais pas à être trop

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vieille. C’est vrai, Papa ne s’est jamais remarié après la mort de notre mère. Il vivait donc une situation que je qualifierais d’anti-naturelle ; mais ça n’était pas une raison pour faire ce qu’il m’a fait et je ne lui ai jamais pardonné. Le temps passant et l’âge venant, je me rends compte qu’il m’a détruite sur le plan affectif. Jamais je ne pourrai avoir une vie normale. J’ai essayé la psychanalyse, bien sûr, et toutes sor-tes d’expériences plus ou moins avouables, aussi. Pour vaincre le mal par le mal. Mais non, rien n’y fait. Je resterai avec ça toute ma vie. Je n’ose même pas envisager d’avoir des enfants. Imaginez que j’aie une fille et que son père… Non, il m’a détruite. C’était un salaud. Point. Et je ne regrette rien.

Le ton résolu indiquait que cette vengeance constituait pour Camille une étape incontour-nable de la vie qu’elle essayait de se construire. Mais, déjà, elle reprenait sur un ton moins grave :

- Dis-moi, Stéphane, ton nacouda, il n’aurait pas une bonne bouteille de derrière les fagots dans son fichu rafiot ? Je crois que je vais en avoir besoin pour la suite. Ou je me fais encore des illusions et malgré ce décor de rêve nous devons encore subir cette bonne vieille loi isla-mique ?

- Le nacouda n’a certainement rien de ce genre. Sur un bateau de ce type, certains abus

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sont trop lourds de conséquences. Mais, moi, j’ai ce qu’il te faut. Je vais le chercher dans la cabine.

- Merci. Je t’attends. J’espère que tout cela ne vous insupporte pas trop Antoine. Depuis le début, je crois que je vous en ai fait beau-coup voir alors que vous ne le méritiez pas.

- Non, non. Contrairement à ce que vous pouvez penser, ce qui m’attire dans mon mé-tier n’est pas la prise de tête politico diploma-tique, même si elle peut se révéler utile, ni même l’administration publique stricto sensu, mais l’approfondissement de ma connaissance de la nature humaine. Et là, je ne suis pas dé-çu !

- Bien. Le pire va arriver. Gare aux taches. Et, avisant son frère de retour de la dunette porteur d’une bouteille à la forme révélatrice et de petits verres prélevés sans doute sur les possessions du nacouda :

- Ah, Stéphane, tu es mon sauveur, donne moi ce flacon de je ne sais quoi, nous allons trinquer !

Stéphane remplit les verres et ils les entre-choquèrent avant de laisser Camille poursui-vre :

- Bien sûr, tout ce que je viens de vous ra-conter n’est pas reluisant. Et je ne suis même pas sûre que la mort de Papa me libèrera du poids dont il m’avait lestée. Mais passons à un

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autre genre de scabreux. Tu te rappelles, Sté-phane, de Daniel Sorgue, le notaire avec lequel travaillait Papa ?

- Oui, tout ça est bien loin, à la limite de l’irréel. Mais, oui, je m’en souviens. Nous avons dû fréquenter son étude une ou deux fois pour signer de quelconques papiers, je crois.

- Et, moi, intervint Antoine, je lui ai parlé tout au début. Je ne vous connaissais pas en-core.

- Bien. De toute façon, ce n’est pas de lui dont il s’agit, mais de l’un de ses clercs. Jean-Luc Pons a fréquenté notre école, et même la même classe que moi durant toutes nos années de lycée. Il a toujours eu un faible pour moi mais, même avant qu’il devienne gratte-papier, je n’ai jamais eu envie de donner suite. Tout amoureux transi qu’il était, il s’est révélé tenace et a, de loin en loin, tenté de nouvelles manœuvres d’approche. Lors de la dernière, il en est venu à trahir le secret professionnel et à me raconter ce qu’il savait de la situation et des projets de Papa. Sa situation financière continuait d’être florissante. Là, pas de pro-blème. Par contre, côté santé, et ça il n’en a ja-mais parlé devant moi, on lui avait détecté un cancer fulgurant dont il n’avait aucune chance de réchapper. Or, se sentant abandonné par ses enfants (tu étais parti sans laisser d’adresse et

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en ce qui me concerne, c’était le service mini-mum), il envisageait de réaliser tout ce qu’il avait et d’en faire don à je ne sais quel orga-nisme de bienfaisance. Il paraît qu’il existe un stratagème imparable pour ce genre de choses et qu’il allait nous l’appliquer. A la limite, si j’avais eu une enfance normale, sans doute ne serais-je pas intervenue. C’est vrai, à l’âge que j’ai, je me débrouille assez bien toute seule et j’ai toujours pris garde de ne rien lui deman-der. Je n’ai bien sûr aucun droit sur cet argent, que je n’ai pas gagné. Je pense même que la notion d’héritage est périmée, surtout à une époque où cohabitent au moins trois généra-tions, si ce n’est quatre. Mais là, vraiment, ça faisait un peu beaucoup. Je n’ai pas supporté.

Quand j’ai su, par le même canal, qu’il comptait partir au Yémen pour un prochain voyage, j’ai arrêté de me poser des questions et je m’y suis rendue avant lui. J’ai tout organisé, comme une grande si je puis dire, et en tout cas sans l’aide de l’ambassade. Oui, c’est bien moi qui ai planifié la mort de notre père, Sté-phane. Moi et personne d’autre. Je ne sais plus maintenant si je le regrette ou non, mais c’est un fait que je dois assumer.

Après, tout a dérapé. Cette histoire de vol du corps, d’explosifs, d’Islamistes... Je suis revenue pour suivre tout ça depuis la source. Je crois que vous n’avez jamais été totalement

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dupe, Antoine, et je ne veux même pas savoir pour quelles raisons vous aviez des doutes. Mais, quoi qu’il arrive, je vous remercie pour tout ce que vous avez fait pour moi. Pour nous, car si nous sommes là tous les trois, si je suis à nouveau avec mon frère, c’est en grande partie grâce à vous.

Abasourdi par les révélations que venait de faire Camille, Stéphane, pour une fois, restait coi. Il digérait ces informations qui le rame-naient vers un passé récent qu’il avait voulu, à sa manière, effacer de son esprit. De son côté, Antoine cherchait à remplir les vides du puz-zle dont il poursuivait la remise en ordre de-puis plusieurs jours :

- Mais Al Assir. Comment a-t-il su que vous alliez monter vers le Nord ? Et que vous étiez à la fois la sœur de Stéphane, alias Ali Matar et la fille de Marc Andrieux, dont le corps avait servi pour ses basses besognes ?

- Je le lui ai effectivement demandé durant les quelques jours au cours desquels j’ai béné-ficié de son sens de l’hospitalité. Il a obtenu ses renseignements de deux sources. D’une part, l’homme de main que j’ai utilisé, Khalid Al Bi-zri, mangeait à au moins deux râteliers. Al As-sir s’en était aperçu et avait mené son enquête sur lui. Il s’en est expliqué ce matin. D’autre part, vous devez savoir, Antoine, que la char-mante Maria, qui fait tourner votre ménage,

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fait des folies de son corps en compagnie d’un de vos voisins. Celui-ci, une fois ses sens apai-sés, a l’oreille très réceptive et Maria semble très bavarde. Vous vous en doutiez sans doute et je pense qu’il en est ainsi dans la plupart des pays du monde, mais rien de ce qui se passe chez vous ne reste du domaine du privé. Quand ce ne sont pas les services de la « sécu-rité » yéménite, ce sont nos amis les fanatiques hystériques. Votre ange gardien a pu relater tout ce qui se disait chez vous et que Maria avait pu surprendre. Le tout était rapidement transmis à qui de droit. Or, avant de partir de chez vous, j’ai passé quelques coups de fil qui ont pu renseigner nos amis. D’après ce que j’ai compris, les communications passées depuis chez vous ne sont pas très confidentielles…

Maintenant Antoine, s’il vous plaît, ne me questionnez plus. Ce que je viens de vous ré-véler, à vous et à Stéphane, me pesait trop et je n’ai pas pu supporter ce poids, contrairement à ce que j’avais estimé. J’ai réellement le senti-ment de m’être livrée et de demeurer sans dé-fense en face de vous. N’en profitez pas, ni l’un ni l’autre. Laissez la magie de cette nuit opérer, laissons le temps réaliser son œuvre, étourdissons-nous encore. Abandonnons les mots et faisons valser gestes et sentiments.

Stéphane, tu vas nous laisser la bouteille ; Antoine et moi avons à clarifier tout un tas de

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choses et je pense qu’il nous faudra à la fois ce qu’elle contient et la protection de la dunette pour y parvenir.

Bonne nuit, bien cher frère, et bonjour aux étoiles !

Vous venez Antoine ?

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XLI

Mercredi 14 mai 1997 – Près de Mascate. Le calme régnait dans le lobby du palace

« Al Boustan », le plus grand et le plus luxueux hôtel de Mascate et de ses environs. On ra-conte qu’ayant choisi l’emplacement de ce pa-lais des hôtes, près de sa capitale, le Sultan Qabbous avait fait reconstruire à l’identique, quelques kilomètres plus à l’Est, le village de pêcheurs qui occupait la baie auparavant. Puis, la démesure avait fait son œuvre et ce curieux édifice, mi-château fort, mi-palais des Mille et Une Nuits avait vu le jour.

C’est là, après deux jours de navigation, un abordage discret puis un court périple à bord de la voiture qui les attendait, que résidaient Antoine, Camille et Stéphane. Arrivés tard dans la nuit, ils avaient éludé les observations des réceptionnistes, avaient réclamé une suite du dernier étage et s’y étaient installés. En fait

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de suite, il s’agissait d’un appartement com-prenant une salle de séjour et deux chambres, le tout aménagé selon les meilleurs standards de la région.

Au matin, Antoine avait abandonné Ca-mille pour se rendre au centre d’affaires de l’hôtel. Utilisant tous les moyens de communi-cations mis à sa disposition, il avait pu recons-tituer ce qu’il s’était passé lors de ce dimanche à Cannes.

De fait, l’absence de dépêches extraordinai-res l’avait tranquillisé et soulagé dès le début de ses recherches. Nulle part il n’était fait men-tion d’une quelconque tentative d’attentat. Seul figurait le palmarès du festival, dont, au demeurant, plus personne ne se souviendrait dans quelques jours hors du cercle des initiés.

Estimant l’heure suffisamment avancée, Antoine avait appelé l’Ambassadeur directe-ment chez lui. Celui-ci, dont l’excitation sem-blait ne pas être retombée, noya Antoine à la fois sous les reproches de l’avoir laissé ainsi sans nouvelles, le souhait de le voir prompte-ment revenir à Sanaa, les remerciements pour son action et toute une logorrhée d’où il ressor-tait qu’effectivement un attentat avait été pré-paré, mais qu’il avait échoué :

- Oui, il y avait bien des explosifs disposés dans la salle de projection. Tout un dispositif dissimulé dans une présentation florale dispo-

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sée à la vue de tous et que les policiers chargés de la fouille n’avaient pas remarquée. Ça me fait penser à « la lettre volée » d’Edgar Poe. Vous ne trouvez pas ?

- Oui, sans doute. Mais pourquoi cela n’a-t-il pas marché ?

- Là, personne n’y comprend rien. Figurez-vous que l’explosif, ce fameux Formex F4, était bien présent dans le pot. Le système de mise à feu était parfait, un bijou d’électronique, para-ît-il. Mais la matière explosive a été neutralisée par une petite quantité d’alcool infiltrée au sein de la pâte. On m’a dit que ce mélange rendait le tout totalement inopérant.

Je me demande qui a bien pu opérer un tel sabotage, salvateur mais tellement inatten-du ?...

Si, de prime abord, Antoine laissa cette

question sans réponse, il se remémora rapide-ment le cheminement du Formex F4. Il se rap-pela aussi la réflexion de Mordehaï An Nawas, le vieux gardien de la morgue de l’hôpital Al Thawra. Celui-ci avait mentionné la baisse de niveau de sa réserve d’alcool après le passage des « préparateurs » du corps d’Andrieux. An-toine avait alors pensé qu’il s’agissait juste d’une allusion aux visiteurs, à leur arrogance et à leur mauvaise foi, ainsi qu’au fait que le vieil homme avait pu user de l’alcool contenu

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dans la bouteille pour se remettre de ses émo-tions. Il n’en était rien. Poussé par on ne sait quel instinct, le vieil homme avait dû intro-duire ce liquide dans la poche abritant l’explosif, estimant avec raison que son geste pourrait avoir une quelconque efficacité.

L’ironie de la situation voulait qu’une fois de plus, le « complot sioniste » avait fait échouer une offensive contre les « Croisés ». N’eut été le contexte international, cela aurait pu être risible, hélas, les fanatiques de tous bords manquent singulièrement d’humour.

Remonté dans la suite princière qu’il oc-

cupait avec Camille et Stéphane, Antoine leur relata brièvement ce qu’il venait d’apprendre. De leur côté, le frère et la sœur entendaient se rendre à Mascate même, afin d’y effectuer quelques achats et de mettre au point leur dé-part d’Oman.

Stéphane, lassé du Moyen-Orient et de ses pesanteurs, souhaitait changer radicalement d’horizon. Il allait étudier un itinéraire évitant l’Europe (où il craignait d’être recherché) mais lui permettant toutefois de rejoindre les Caraï-bes. Il avait entendu parler d’une République bananière qui abritait un genre de village gau-lois en bord de mer où tout semblait permis. Il comptait bien en profiter et investir ses avoirs dans de nouveaux trafics.

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Camille quant à elle devait rentrer en France. La relation ébauchée avec Antoine, dans des circonstances aussi particulières, pouvait, ou non, se prolonger. L’un et l’autre étaient conscients à la fois de leur attirance mutuelle et de l’étrangeté de la situation. Ils avaient évité de parler d’avenir et jouissaient de l’instant sans arrières pensées.

Lors de sa communication avec l’Ambassadeur, Antoine avait planifié son re-tour, via Dubaï, et il savait qu’un billet d’avion l’attendrait à l’aéroport dès le lendemain. Il s’était toutefois bien gardé de prendre contact avec ses collègues de Mascate.

*

* * C’est à leur retour de Mascate, en milieu

d’après-midi sur la route de la corniche, que la voiture qu’avaient louée les enfants Andrieux fut projetée dans la mer par un camion qui prit la fuite aussitôt. Il n’y eut jamais de véritable enquête et personne ne put jamais déterminer s’il s’agissait d’un accident ou d’une ven-geance des affidés d’Ibrahim Al Assir.

Anéanti, immobile, Antoine passa le reste

de cette funeste journée sur un petit promon-toire dominant le lieu de l’accident. Il ne pou-

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vait détacher son regard du reflet des nuages, annonciateurs de la mousson prochaine, qui plombait la surface de l’océan, là même où s’était abîmé le cercueil de métal de Camille et Stéphane.

Saint Domingue, mars 2004 Paris, octobre 2004

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Photo de couverture : rocher de Boqour (© E. du H.)