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Droit Déontologie & Soin 11 (2011) 164–166 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Dossier : « La laïcité à l’hôpital public » La clause de conscience Charihane Benhida , Claire Gaudillère , Anne-Laure Pourquier , Yaminah Abadou , Élodie Coutarel Faculté de droit, université Jean-Moulin Lyon 3, 18, rue Chevreul, 69362 Lyon cedex 07, France Disponible sur Internet le 16 juillet 2011 Résumé La clause de conscience, qui permet d’invoquer une conviction pour refuser d’exécuter une tâche liée à la fonction publique, répond à un régime légal qui bénéficie d’un intéressant éclairage jurisprudentiel. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. 1. Le régime légal L’équilibre entre le respect de la neutralité des agents publics et la liberté de conscience pour des raisons religieuses pose maintes questions d’interprétation. En effet, les convictions religieuses ne doivent pas faire obstacle à la mise en œuvre d’une action thérapeutique, ni induire des comportements ou susciter des abstentions dans l’administration des soins qui seraient de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine. Aussi, permettre la possibilité pour le personnel médical de se prévaloir d’une clause de conscience suppose une approche très mesurée, qui ne peut remettre en cause les droits fondamentaux des patients. D’après le Dictionnaire permanent de bioéthique et de biotechnologies, la clause de conscience « concerne tous les actes médicaux non thérapeutiques lorsqu’ils portent en germe un risque d’atteinte à l’intégrité ou la dignité de l’individu ou de « réification » de la personne humaine. Seuls de tels actes sont en effet susceptibles de heurter la conscience du médecin et les valeurs en jeu rendent légitime ce refus ». La notion de clause de conscience a été introduite en droit franc ¸ais, par la loi du 17 janvier 1975, relative à l’interruption volontaire de grossesse 1 . Ce texte, devenu l’article L. 2212-8 du Code de la Santé Publique, dispose qu’aucun soignant n’est tenu de pratiquer une interruption Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (C. Benhida). 1 Loi n o 75-17 du 17 janvier 1975, relative à l’interruption volontaire de la grossesse. 1629-6583/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.ddes.2011.06.004

La clause de conscience

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Page 1: La clause de conscience

Droit Déontologie & Soin 11 (2011) 164–166

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Dossier : « La laïcité à l’hôpital public »

La clause de conscience

Charihane Benhida ∗, Claire Gaudillère , Anne-Laure Pourquier ,Yaminah Abadou , Élodie Coutarel

Faculté de droit, université Jean-Moulin Lyon 3, 18, rue Chevreul, 69362 Lyon cedex 07, France

Disponible sur Internet le 16 juillet 2011

Résumé

La clause de conscience, qui permet d’invoquer une conviction pour refuser d’exécuter une tâche liée àla fonction publique, répond à un régime légal qui bénéficie d’un intéressant éclairage jurisprudentiel.© 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

1. Le régime légal

L’équilibre entre le respect de la neutralité des agents publics et la liberté de consciencepour des raisons religieuses pose maintes questions d’interprétation. En effet, les convictionsreligieuses ne doivent pas faire obstacle à la mise en œuvre d’une action thérapeutique, ni induiredes comportements ou susciter des abstentions dans l’administration des soins qui seraient denature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine. Aussi, permettre la possibilité pourle personnel médical de se prévaloir d’une clause de conscience suppose une approche trèsmesurée, qui ne peut remettre en cause les droits fondamentaux des patients.

D’après le Dictionnaire permanent de bioéthique et de biotechnologies, la clause de conscience« concerne tous les actes médicaux non thérapeutiques lorsqu’ils portent en germe un risqued’atteinte à l’intégrité ou la dignité de l’individu ou de « réification » de la personne humaine.Seuls de tels actes sont en effet susceptibles de heurter la conscience du médecin et les valeursen jeu rendent légitime ce refus ».

La notion de clause de conscience a été introduite en droit francais, par la loi du 17 janvier1975, relative à l’interruption volontaire de grossesse1. Ce texte, devenu l’article L. 2212-8 duCode de la Santé Publique, dispose qu’aucun soignant n’est tenu de pratiquer une interruption

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (C. Benhida).

1 Loi no 75-17 du 17 janvier 1975, relative à l’interruption volontaire de la grossesse.

1629-6583/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.ddes.2011.06.004

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volontaire de grossesse. En pratique, si un des soignants du service refuse de réaliser l’interventionpour des raisons religieuses en invoquant la clause de conscience, il doit orienter la patientevers une autre personne susceptible de pratiquer l’intervention. L’idée de neutralité du servicehospitalier est ainsi conciliable, de par la loi, avec une réserve qui permet aux soignants de seretirer de la relation médicale pour des raisons religieuses, sous réserve bien sûr de la continuitédes soins. Des dispositions de nature identique gouvernent les demandes de stérilisation à desfins contraceptives. Un droit légal, donc, mais la jurisprudence a dû toutefois encadrer cettefaculté de telle sorte qu’elle ne constitue pas une entrave à la possibilité pour une femme d’avoirrecours à l’interruption volontaire de grossesse.

2. Les apports de la jurisprudence

La jurisprudence européenne a donné un cadre général (2.1) qui est en phase avec lajurisprudence interne (2.2).

2.1. La jurisprudence européenne

Dans l’arrêt Tysiac contre Pologne rendue par la Cour européenne des droits de l’homme2,la Pologne a été condamnée pour avoir refusé un avortement thérapeutique à une femme quiest devenue quasiment aveugle après son accouchement. La patiente avait demandé à bénéficierd’une interruption volontaire de grossesse en raison de ce risque connu. La loi polonaise autorisel’avortement thérapeutique lorsqu’il existe « une menace pour la vie ou la santé de la mère ». Or,tous les praticiens ont invoqué la clause de conscience, leur permettant de refuser de procéderà une interruption de grossesse pour des raisons personnelles. La Cour européenne a reconnuque les autorités médicales polonaises sont responsables de son état de santé, sans toutefoisinterférer dans le droit national en la matière. Elle a donc conclu que les droits fondamentauxn’ont pas été respectés, notamment le droit au respect de la vie privée3 et la non-violation del’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cet arrêt est une victoire pourles droits reproductifs des femmes en Pologne et en Europe, et de l’État laïque sur la hiérarchiecatholique polonaise très conservatrice. La Cour européenne des droits de l’homme s’est affirméegardienne de l’universalité des droits de l’homme en Europe, protectrice de ces droits contre lesrevendications d’une institution confessionnelle puissante.

2.2. La jurisprudence interne

La juridiction administrative a été saisie d’un cas concernant un anesthésiste, exercant dansune clinique, qui avait refusé de prêter son concours aux interruptions volontaires de grossessepratiquées par un chirurgien obstétricien dans les mêmes locaux, pour des raisons religieuses.La clinique a été sanctionnée pour ne pas avoir mis le chirurgien en mesure de pratiquer desinterruptions volontaires de grossesse, en ne lui fournissant pas d’autre médecin anesthésisteacceptant de telles interventions, ce qui contrevenait à son obligation de continuité des soins5.

2 CEDH, 20 mars 2007, Tysiac c/ Pologne, in Revue de droit sanitaire et social, 2007, no 4, pp. 643–50.3 Article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et

familiale ».4 « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ».5 Poitiers, chambre civile, 23 novembre 2004.

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La clause de conscience peut poser problème, par exemple dans le cas du médecin-chef deservice qui, de sa propre initiative, interdit toute interruption volontaire de grossesse dans sonservice. Or, tous les établissements sanitaires publics disposant d’un service de maternité oude chirurgie doivent se doter de moyens permettant la pratique des interruptions volontaires degrossesse. Aussi, la clause de conscience du médecin hospitalier-chef de service ne peut pas faireobstacle à la création d’un service autonome d’interruption de grossesse6. Plus concrètement,la clause de conscience est un droit individuel reconnu aux soignants, et non un droit collectif7,pouvant faire obstacle au fonctionnement du service.

6 CE, 8 janvier 1982, Lambert, Rec, p.17 ; RTDSS 1982 p. 450 Concl. B. Genevois. Même revue p. 280, note J.-M.Deforges ; RDP, 1982, p. 457, note J. Robert.

7 Comme le précise la loi du 4 juillet 2001, relative à l’interruption volontaire de grossesse.