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LA COLÈRE OUBLIÉE Georges Didi-Huberman Editions de Minuit | Critique 2013/1 - n° 788 - 789 pages 22 à 29 ISSN 0011-1600 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-critique-2013-1-page-22.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Didi-Huberman Georges,« La colère oubliée », Critique, 2013/1 n° 788 - 789, p. 22-29. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de Minuit. © Editions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? du Qu?bec ? Montr?al - - 132.208.160.211 - 18/03/2015 22h33. © Editions de Minuit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? du Qu?bec ? Montr?al - - 132.208.160.211 - 18/03/2015 22h33. © Editions de Minuit

La colère oubliée

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Georges Didi-HubermanEditions de Minuit | Critique2013/1 - n° 788 - 789pages 22 à 29

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  • LA COLRE OUBLIE Georges Didi-Huberman Editions de Minuit | Critique 2013/1 - n 788 - 789pages 22 29

    ISSN 0011-1600

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-critique-2013-1-page-22.htm

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    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Didi-Huberman Georges, La colre oublie ,

    Critique, 2013/1 n 788 - 789, p. 22-29.

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  • Dans le numro de Documents en hommage Picasso, Georges Bataille, Carl Einstein et Michel Leiris ont, ce nest pas douteux, tent de rendre toute leur virulence sacrilge aux dommages quun tel travail artistique tait capable de semer jusque dans les certitudes admiratives des louanges composes par ses propres amateurs dart 1 . Je rappelle-rai la provocation bataillienne penser cest--dire boule-verser la pense devant la peinture de Picasso : Pourquoi hsiter crire que quand Picasso peint, la dislocation des formes entrane celle de la pense 2 Rappelons la critique violente que Georges Bataille finit par noncer lendroit du monde de lart au moment mme o il sapprtait clore laventure de Documents, lt 1930, avec des mots qui ne sont pas sans rappeler ceux de Carl Einstein dans sa Fabri-cation des fictions : Chaque jour, nous nous faisons les serviteurs dociles de ces menues fabrications qui sont les seuls dieux dun homme moderne. Cette servitude se pour-suit dans tous les lieux o un tre normal peut encore se rendre. On entre chez le marchand de tableaux comme chez le pharmacien, en qute de remdes bien prsents pour des maladies avouables 3.

    Il semble quil faille imaginer Georges Bataille, la dis-parition de Documents, dans ltat de la plus extrme soli-tude, et sans doute du plus grand dcouragement , crit Michel Surya dans sa biographie de lcrivain 4. Les pol-miques avec le groupe de Breton auront laiss un got amer, ou peut-tre le got trop fade de la vacuit esthte et des maladies [trop] avouables de la bourgeoisie cultive. La

    1. Voir Documents, n 3, 1930 (rd. anastatique dirige par D. Hollier, Documents, 1929-1930, Paris, Jean-Michel Place, 2 vol., 1991).

    2. G. Bataille, Le Jeu lugubre , ibid., n 7, 1929, p. 369.3. G. Bataille, L esprit moderne et le jeu des transpositions ,

    ibid., n 8, 1930, p. 490.4. M. Surya, Georges Bataille, la mort luvre, Paris, Gallimard,

    1992, p. 190.

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    lumineuse histoire de lart avec son amour des Beaux-Arts encore inscrit au fronton de Documents va donc rapi-dement faire place lhistoire tout court : lhistoire politique, lhistoire violente et sombre de la crise conomique mondiale et de la monte des fascismes en Europe. En 1931, Bataille rencontre Boris Souvarine, lun des rvolutionnaires les plus prestigieux, certainement lun des plus estims de son poque, et qui vient de crer La Critique sociale, revue que lon dirait aujourdhui dextrme gauche 5. Bataille y donne aussitt des articles sur la Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing, un essai de Critique des fondements de la dialec-tique hglienne et dautres textes fondamentaux sur La notion de dpense , Le problme de ltat et La struc-ture psychologique du fascisme .

    Toute rfrence Picasso disparat alors derrire cette pense inquite de lconomie et de la politique. Il ny a plus lieu de rendre hommage lart en ce moment o simposent lurgence et la ncessit dune rflexion sur les dommages de la situation politique europenne. Aprs laventure de Contre-attaque o la question de la guerre passe au premier plan, aprs celle dAcphale o la virulence politique prend la forme dune Conjuration sacre , voire dune Pratique de la joie devant la mort , cest en 1937 que Bataille va recrer avec la complicit de Michel Leiris, de Roger Caillois et dautres encore, tels Georges Ambrosino ou Pierre Klos-sowski le Collge de sociologie que Denis Hollier, lditeur de ses sources crites, nommera le dernier des groupes davant-garde davant-guerre (CS, p. 14). Picasso disparat son nom nest pas voqu une seule fois pendant les deux ans que durera, comme Documents, le Collge de sociolo-gie , mais ne disparat pas pour autant la question cruciale qui avait retenu toute lattention de ses commentateurs en 1929-1930 : savoir la question de ce quon pourrait appeler ici lefficacit du primitif dans lconomie du contemporain. Mais la rfrence primitiviste, crit Hollier, a chang de ter-rain depuis les annes vingt et le surralisme. Elle est passe des arts plastiques la politique ; on ne lvoque plus pro-pos des toiles de Picasso et de Masson ou de la musique de jazz, mais propos des foules nazies (CS, p. 247).

    5. Ibid., p. 195-228.

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  • CRITIQUE24

    Cest laune dune telle urgence politique que Georges Bataille et Roger Caillois en appellent une sociologie sacre du monde contemporain (CS, p. 245-251 6). Ce sera donc une sociologie paroxystique et paradoxale, limage mme de son objet de perspective le sacr dont Lucien Lvy-Bruhl, mile Durkheim et Marcel Mauss avaient mon-tr les ambiguts fondamentales, ce qui sera reformul par Caillois en termes de rversibilit du pur et de limpur , et par Bataille en termes d attraction et de rpulsion ajoin-tes (CS, p. 143-168 et 364-402). Il y aurait ainsi, comme lnonce Caillois, une dialectique du sacr dans laquelle toute force qui lincarne tend se dissocier (CS, p. 371-372). Dissociation que je rsumerai ici en coutant Bataille plus que Caillois travers les deux termes de l conomie et de la dpense .

    Dun ct, il y aurait lconomie ou lordre dont relvent les rflexions de Caillois sur Le pouvoir ainsi que celles de Bataille sur La structure et [la] fonction de larme ou bien de l Ordre teutonique (CS, p. 169-216 et 494-501). En ce sens sinscrivent galement la description, par Georges Duthuit, des crmoniaux de la monarchie anglaise ; la remarquable analyse, par Hans Mayer, des Rites des associations politiques dans lAllemagne romantique ; ou encore, dans linterface du politique et de lrotique, la confrence prononce par Denis de Rougemont sur le des-tin parallle des Arts daimer et [des] arts militaires (CS, p. 403-447, 607-640 et 746-761). Quant lautre face du sacr, elle fait surgir la dpense ou la fte. Caillois y voit une actualisation de lUrzeit, un phnomne de dpense et [de] paroxysme reprable depuis le carnaval jusquaux foules lectrises de Nuremberg (CS, p. 641-693). Bataille, de son ct, tracera une ligne d motions humaines collectives qui va du Mardi gras jusqu la joie devant la mort (CS, p. 120-142, 533-543 et 729-745). En ce sens iront aussi les confrences dAnatole Lewitzky sur Le chamanisme , de Pierre Klossowski sur Le marquis de Sade et la Rvolu-

    6. Le texte (presque) complet de la confrence de Bataille, prononce le 2 avril 1938, a t retrouv et dit par Simonetta Falasca-Zamponi (G. Bataille, La Sociologie sacre du monde contemporain, Lignes & Manifestes, 2004).

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    tion , de Jean Paulhan sur Le langage sacr (celui des proverbes malgaches), ou encore de Michel Leiris sur Le sacr dans la vie quotidienne (CS, p. 94-119, 502-532, 577-605 et 694-728).

    Mais lambigut des valeurs anthropologiquement associe la notion de sacr fut aussi, en ce sens, ce avec quoi les membres du Collge de sociologie voulurent jouer au jeu dangereux que Bataille nommait lui-mme celui de L apprenti sorcier (CS, p. 302-326). On sait notamment par le tmoignage de Pierre Klossowski que Walter Benja-min fut un collaborateur pressenti des cycles de confrences, mais dabord un auditeur assidu autant que dconcert , si ce nest constern, des laborations thologico-politiques de Roger Caillois (dont Le vent dhiver se termine sur des pages voquant pniblement Ernst Jnger [CS, p. 351-353]), voire de Bataille lui-mme (sur le versant tragique, rotique et mystique [CS, p. 864-865 et 884]). En 1929, Walter Ben-jamin avait salu l illumination profane des surralistes fonde sur une interprtation matrialiste [et] anthropo-logique de limagination artistique ; il avait reconnu dans leur dialectique de livresse une vritable ressource pour des nergies rvolutionnaires capables de cet autod-passement quappelle le Manifeste communiste 7 Dsor-mais, en 1938, il voyait cette illumination profane reve-nir au sacr , comme si les nouveaux surralistes taient hypnotiss par laura cultuelle de ce que Giorgio Agamben, aujourdhui, nomme le rgne et la gloire des pompes et des motions collectives hitlriennes.

    Dautre part, l o Benjamin avait conclu en 1935 son essai fameux sur L uvre dart lre de sa reproducti-bilit technique traduit en franais avec laide de Pierre Klossowski sur une dfense de la politisation de lart contre toute esthtisation de la politique que pratique le fascisme 8 , ne voyait-il pas les membres du jeune Collge de

    7. W. Benjamin, Le surralisme. Le dernier instantan de lintelligentsia europenne [1929], trad. M. de Gandillac revue par P. Rusch, uvres, II, Paris, Gallimard, 2000, p. 116-117, 119 et 134.

    8. W. Benjamin, L uvre dart lre de sa reproductibilit tech-nique [1935], trad. R. Rochlitz, uvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 113 (ainsi que p. 316 pour la version de 1938). Voir galement

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  • CRITIQUE26

    sociologie se livrer une telle esthtisation de la politique ? Enfin, la grande rversibilit de lordre et de la fte, du sacr et du sacrilge, du fascinans et du tremendum, tout cela ne manifestait-il pas, aux yeux de Benjamin, un vri-table dfaut de dialectisation historique et politique ? Ne devenait-il pas vident que lquivalence des contraires ris-quait de noyer les conflits luvre dans une situation aussi angoissante que pouvait ltre celle de lEurope en 1938 ? On se demande alors si Bataille et Caillois nont pas mis en uvre, cette poque, un paroxysme sans colre je ne dis pas sans angoisse qui aura fini dans les apories dune com-munaut virulente , puis tragique puis solitaire et dsuvre 9. Les contempteurs du Collge de sociologie eux-mmes souvent excessifs et injustes nauront-ils pas eu beau jeu de leur opposer lengagement lac des matres quavaient t Lvy-Bruhl, Durkheim ou Marcel Mauss 10 ? Et surtout de les renvoyer leur mconnaissance totale des plus lmentaires ralits sociales 11 cest--dire conflic-tuelles dans lEurope de 1938 ?

    *

    Aurait-on oubli Picasso ? Sa colre ? Celle de Carl Einstein qui avait derrire lui toute lexprience de la lutte

    L uvre dart lpoque de sa reproduction mcanise [1936], trad. W. Benjamin et P. Klossowski, crits franais, Paris, Gallimard, 1991, p. 140-171.

    9. CS, p. 27, 52-57, 316-318 et 797-816.10. Comme le fait Jean-Paul Sartre (CS, p. 872-873).11. Georges Sadoul, cit dans CS, p. 860. Il semble aussi injuste

    de faire du Collge de sociologie un organe plus ou moins fascisant comme on lentend encore dire que den ignorer les ambiguts politiques et l existence dissocie , ainsi que Bataille lnonce lui-mme (CS, p. 313-314). Symptomatiques de cette dissociation furent les destins respectifs de deux membres du Collge : dune part Anatole Lewitzky, lve de Marcel Mauss et membre du premier rseau de Rsistance cr en France, celui du muse de lHomme ; il sera arrt par les SS le 11 fvrier 1941 et fusill au mont Valrien le 23 fvrier 1942. Dautre part Jules Monnerot, contempteur dmile Durkheim et de Hannah Arendt, bifurquant de lanticommunisme radical au RPF du gnral de Gaulle, puis au Front National de Jean-Marie Le Pen.

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    spartakiste ? Cest ce qui apparat la lecture des confrences prononces en 1938 et 1939 dans le cadre du Collge de sociologie. Il est pnible dy constater labsence, non seule-ment de Picasso, mais encore de tous les artistes ou crivains alors mobiliss dans la lutte contre le fascisme, comme si les luttes engages dans la mouvance communiste se voyaient, par l mme, dlgitimes. Il est pnible dy constater lab-sence de Carl Einstein engag dans le combat espagnol ds lt 1936, dans le cadre de la colonne Durruti 12. Il est plus pnible encore dy voir gloses les victoires du fascisme en Allemagne et en Italie quand sont passes sous silence les luttes contre le fascisme qui battaient leur plein en Espagne (et qui, en toute logique, relvent aussi dune sociologie sacre du monde contemporain ). Comme si les ftes de Nurem-berg filmes par Leni Riefenstahl avaient plus dimportance thorique que lenterrement de Durruti deux cent cinquante mille personnes runies Barcelone film par Sebastin Perera et Juan Marin pour la CNT-FAI en 1936 13, ou que les bombardements de Guernica peints par Picasso en 1937.

    Le Collge de sociologie a-t-il oubli la colre primitive, sacre , politique, picturale de Picasso ? A-t-il oubli que le IIe Congrs international des crivains pour la dfense de la culture se tint en juillet 1937 Madrid il aurait d se tenir Valence, mais Valence tait dj sous les bombes fascistes avec pour prsident Jos Bergamn ? Ce mme Bergamn qui crivait, dans un texte publi en franais dans les Cahiers dart de la mme anne, ces lignes admirables sur la grande colre populaire de Picasso, lignes que net certainement pas dsavoues Carl Einstein :

    12. C. Einstein, La Columna Durruti y otros artculos y entrevistas de la Guerra Civil Espaola, d. U. Fleckner, trad. A. Schulz et J. J. Lahuerta, Barcelone, Mudito & Co., 2006. Id., La colonne Durruti [1936], trad. I. Kalinowski, Gradhiva, n 14, 2011, p. 253-256. Voir L. Meffre, Carl Einstein (1885-1940). Itinraires dune pense moderne, Paris, Presses de lUniversit de Paris-Sorbonne, 2002, p. 290-303. U. Fleckner, Carl Einstein und sein Jahrhundert. Fragmente einer intellektuellen Biographie, Berlin, Akademie Verlag, 2006, p. 419-425.

    13. S. Perera et J. Marin, El entierro de Durruti [1936], film en noir et blanc, 1016, dans La guerra filmada, Madrid, Filmoteca Espaola, 2009.

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  • CRITIQUE28

    La colre est donc si grande ? (Lope de Vega) Jai, plusieurs reprises, signal limportance de ce quon appela durant notre xviie sicle la colre espagnole . Et jai rappel ces paroles dun crivain valencien de lAcadmie des Nocturnes, dfinissant cette faon spcifiquement espagnole de motiver la volont par limpa-tience, de hausser la pense au degr de la colre. [] La colre est donc si grande ? Si grande tait, si grande est la colre espa-gnole que, dans sa manifestation simple et claire par la peinture debout, elle nous poignarde les yeux de son vidence. Ce dra-matique axiome vivant, cette vidence tragique sappelle Madrid 1808 et Madrid 1936. Elle sappelle Goya et elle sappelle Picasso. []La peinture, avec cette faon furieuse dentrer dans nos yeux, par-vient nous dire les choses avec le plus extrme esprit critique. les situer, les mettre dans une situation vritablement critique. Elle nous les dfinit et nous les polarise entre un oui et un non ima-ginatifs, qui, de sa lumineuse tincelle, coupe le circuit de tout un courant vif de la pense. Le courant de notre pense sinterrompt lumineusement par cette subite polarisation de la ralit en ses plus pures images cres. Et nous restons momentanment aveu-gls et dans lobscurit. [] Cest une peinture o la pense clate comme une fuse ou un explosif. [] Vu et non vu. Le mystre triomphant. Le tremblant mystre tout vif de la colre populaire espagnole saisi comme son feu parmi les ombres 14.

    On demeure impressionn par cette leon de libert recon-nue chez Picasso par Jos Bergamn. Or, cest la mme exac-tement que laissera Carl Einstein dans ses ultimes lettres Daniel-Henry Kahnweiler, mais aussi Picasso lui-mme :

    14. J. Bergamn, Le mystre tremble Picasso furioso , trad. J. Cassou, Jos Bergamn. Cahiers pour un temps, d. F. Delay et D. Letourneur, Paris, Centre Georges Pompidou, 1989, p. 99-104. Parmi limmense bibliographie de Guernica, on peut signaler R. Arnheim, The Genesis of a Painting. Picassos Guernica, Berkeley, Los Angeles et Londres, University of California Press, 1962 (d. 2002). H. B. Chipp, Picasso. Guernica. Histoire, laboration, signification [1988], trad. R. Marrast, Paris, d. Cercle dArt, 1992. F. Calvo Serraller, El Guernica de Picasso, Madrid, Tf. Editores, 1999. M. T. Ocaa (d.), Picasso : guerra y paz, Barcelone, Museu Picasso, 2004, p. 14-171. B. Atxaga (d.), De Gernika a Guernica, Barcelone, Ediciones La Central, 2007. A. Baldassari (d.), Guernica, 1937-2007, Paris, Muse national Picasso / Beaux Arts ditions, 2007. Voir galement le rcent travail consacr lexposition Picasso organise par la Rpublique espagnole en 1936 : S. Domnech (d.), Picasso 1936. Huellas de una exposicin, Barcelone, Museu Picasso, 2011.

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    libert libert de la colre, colre de libert dont lexercice de la peinture naura, jusquau bout, jamais t exclu :

    Du nouveau ; il y en a tous les jours ; des faits personnels aucun. Cest difficil[e] pour nous de nous [re]prsenter votre vie pacifique Paris, vie sans cet lment vital magnifique qu[e] reprsente la mort concrte, prcise et prsente. Vivre sans peur, voil lunique faon pour exister. Cest peut-tre banal, mais pour moi cest indis-pensable. Mais pour a, il faut comprendre la valeur positive de la mort (chose qui nexclu[t] pas de seffrayer dun rat). [] Pour la peinture, oui jy pense. Jai pris des notes. [] Picasso et Braque, comment quils ont travaill ? Ramassez pour moi quelques photos ou reproductions. [] Dites Picasso quil est un type chic, a cest clair. Sa conduite est [aus]si bien que sa peinture. On nchappe jamais la qualit de son talent 15.

    Chez nous [ Barcelone], les ouvriers vous [Picasso] connaissent maintenant ; ils savent que vous marchez fermement avec votre pays, et cest bien comme cela. Nous devons dfendre ces gens par tous les moyens. Si on pourra aprs crire et peindre libre-ment, cest verbalement seulement possible grce la rsis-tance espagnole. Je savais toujours que je dfendrai[s] en Espagne mon travail, la possibilit de penser et de sentir librement comme individu. [] Mon cher ami, soyez content, vous appartenez au meilleur peuple du monde, au meilleur pays. Vous pouvez en tre fier. Et je vous dis cela en connaissance de cause et aprs avoir pass par des choses quelquefois dures. Ne croyez pas que nous sommes des lyriques, des bnisseurs leau de rose, mais cest tout simplement la vrit. [] Je vous embrasse de tout cur, et comme cest chic de votre part, dailleurs trs naturel de votre part, daider les camarades 16.

    Georges DiDi-HubeRman

    15. C. Einstein, Lettres D.-H. Kahnweiler dautomne 1938 et de janvier 1939, Correspondance 1921-1939, d. L. Meffre, Marseille, Andr Dimanche, 1993, p. 98-99 et 109.

    16. C. Einstein, Lettre Picasso [jointe la prcdente] du 6 janvier 1939, ibid., p. 114-115.

    LA COLRE OUBLIE

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