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exhume Le rapport Brazza Nous sommes venus jusqu'ici car là où nous étions ce n'était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. Le monde, de nos jours, est hostile aux Transparents. René Char En 1903, le journaliste britannique Edmund Morel en- treprend de lancer une campagne européenne interna- tionale contre les abus du « caoutchouc rouge » (sanglant) de l’État indépendant du Congo, le futur Congo belge, alors soumis au pouvoir discrétionnaire du roi des Belges Léopold II. Côté Congo français, les abus sont réputés moins criants. Néanmoins ils sont assez réels pour provoquer quelques remous dans la presse et au parlement au cours de l’année 1904-1905. En 1905, pour tenter de faire taire les rumeurs et calmer l’impatience des autres puissances coloniales de la région, les autorités fran- çaises se sentent obligées de dépêcher sur place une mission d’inspection. Telle est l’origine de la dernière mission en Afrique de Pierre Savorgnan de Brazza, partie le 5 avril 1905 de Marseille, qui entraîna la mort de l’explorateur, le 14 septembre 1905, à l’escale du retour à Dakar. Le rap- port qui fut rédigé par le ministère à partir des archives de la mission, jugé explosif, ne fut jamais publié. Il fut oublié et on le crut perdu. En mars 2014, Le passager clandestin publiera ce rapport pour la première fois, dans la collection Les Transparents, dans une présentation détaillée de Catherine Co- query-Vidrovitch et accompagné de nombreux autres documents inédits. Après sa mort, l’ensemble des archives de la mission Brazza fut remis au ministre des Colonies. Le travail des compagnons de Brazza avait été remarquable. Une douzaine de gros rapports d’au moins une centaine de pages chacun avaient été rédigés sur place, entre juin et septembre 1905, Brazza ayant exigé que tout fût prêt avant le retour en France. Ces documents fournissent les bases d’un procès en règle du régime concessionnaire mis en œuvre à la fin du siècle précédent pour exploiter les ressources (caoutchouc et ivoire, surtout) de la colonie. Un système inefficace, coûteux pour l’État et surtout à l’origine d’abus massifs et intolérables. Ils montrent aussi comment les représentants de l’État français sur place ne pouvaient ignorer ces dérives, comment ils les toléraient voire recouraient eux-mêmes à certaines pratiques analogues dans certaines partie du territoire. Ils suggèrent en outre, même si le rapport final se défendra bien de l’entériner, que ces repré- sentants du pouvoir et notamment le gouverneur Gentil, en poste à l’époque, mirent tout en œuvre pour em- pêcher le travail des inspecteurs. La collection Les Transparents à paraître en mars 2014 de 1905

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exhume

Le rapport Brazza

Nous sommes venus jusqu'ici car là oùnous étions ce n'était plus possible.On nous tourmentait et on allait nous asservir. Le monde, de nos jours, esthostile aux Transparents.

René Char

En 1903, le journaliste britannique Edmund Morel en-treprend de lancer une campagne européenne interna-tionale contre les abus du « caoutchouc rouge »(sanglant) de l’État indépendant du Congo, le futurCongo belge, alors soumis au pouvoir discrétionnairedu roi des Belges Léopold II. Côté Congo français, les abus sont réputés moinscriants. Néanmoins ils sont assez réels pour provoquerquelques remous dans la presse et au parlement aucours de l’année 1904-1905. En 1905, pour tenter defaire taire les rumeurs et calmer l’impatience des autrespuissances coloniales de la région, les autorités fran-çaises se sentent obligées de dépêcher sur place unemission d’inspection.

Telle est l’origine de la dernière mission en Afrique dePierre Savorgnan de Brazza, partie le 5 avril 1905 deMarseille, qui entraîna la mort de l’explorateur, le 14septembre 1905, à l’escale du retour à Dakar. Le rap-port qui fut rédigé par le ministère à partir des archivesde la mission, jugé explosif, ne fut jamais publié. Il futoublié et on le crut perdu.

En mars 2014, Le passager clandestin publiera ce rapport pour la première fois,dans la collection Les Transparents, dans une présentation détaillée de Catherine Co-query-Vidrovitch et accompagné de nombreux autres documents inédits.

Après sa mort, l’ensemble des archives de la mission Brazza fut remis au ministre des Colonies. Le travaildes compagnons de Brazza avait été remarquable. Une douzaine de gros rapports d’au moins une centainede pages chacun avaient été rédigés sur place, entre juin et septembre 1905, Brazza ayant exigé quetout fût prêt avant le retour en France. Ces documents fournissent les bases d’un procès en règle du régime concessionnaire mis en œuvre à la findu siècle précédent pour exploiter les ressources (caoutchouc et ivoire, surtout) de la colonie. Un systèmeinefficace, coûteux pour l’État et surtout à l’origine d’abus massifs et intolérables. Ils montrent aussi comment les représentants de l’État français sur place ne pouvaient ignorer ces dérives,comment ils les toléraient voire recouraient eux-mêmes à certaines pratiques analogues dans certaines partiedu territoire. Ils suggèrent en outre, même si le rapport final se défendra bien de l’entériner, que ces repré-sentants du pouvoir et notamment le gouverneur Gentil, en poste à l’époque, mirent tout en œuvre pour em-pêcher le travail des inspecteurs.

La collection Les Transparents

à paraître en mars 2014

de 1905

Au final, le rapport Brazza dénonce de véritables crimes contre l’humanité commis dans la colonie adminis-trée par la France. Il montre aussi le hiatus entre la vision coloniale officielle et la réalité, et permet de com-prendre le poids exercé par les intérêts privés sur la politique coloniale.

Au nom des intérêt supérieur de la nation française, le gouvernement de l’époque décida, en 1907 d’enterrerle rapport. Ce qu’il s’agissait éviter à tout prix, c’est que l’on comprît que ces abus, nombreux et fréquents,n’avaient en fait rien d’exceptionnels. Trois scandales similaires au moins menaçaient d’éclater ou avaientfait du bruit au cours de la même période, confirmés par les nombreux rapports locaux qui dénonçaient pé-riodiquement ces pratiques meurtrières. Le 7 mai 1907, il fut donc décidé d’imprimer « 10 exemplaires numérotés et destinés à demeurer confiden-tiels » sur le budget général du Congo français. Un exemplaire fut remis au ministre et on enferma les neufautres dans le coffre-fort du ministère. Le texte publié ici est bien le rapport final original. À travers cettehistoire singulière c’est la question même de la mémoire et de l’écriture de l’histoire coloniale française eteuropéenne qui sont posée à nouveau frais, comme l’explique Catherine Coquery-Vidrovitch, seule histo-rienne française à avoir eu connaissance du rapport, dès 1965 :

Tout se passe comme si on avait affaire à un cas d’amnésie collective, ou plutôt à une volonté collective dene pas savoir, de ne pas se souvenir. Pendant des décennies, ce n’est pas qu’on oubliât Pierre Savorgnande Brazza lui-même – on le célèbre encore aujourd’hui –, mais on ne s’intéressa pas à son ultime rapport.Pire, on se convainquit qu’il était désormais impossible d’en prendre connaissance. Lorsqu’il était cité, c’étaitbien souvent pour déplorer son absence ou sa disparition. On supposa en outre qu’il ne présentait pasd’intérêt, puisqu’il avait été établi par une commission coloniale peu transparente.

En définitive, personne ne semble avoir eu l’idée toute simple d’aller le chercher là où d’évidence il setrouvait : dans les archives du ministère des Colonies d’une part, ouvertes jusqu’en 1920 dès la deuxièmemoitié du XXe siècle, et dans celles du Quai d’Orsay d’autre part. Ce manque de curiosité, ou plutôt cedésir, inconscient ou non, de ne pas inventorier le passé colonial, dure encore aujourd’hui. En témoignent,notamment, les polémiques de ce début de XXIe siècle, à l’occasion de lois dites « mémorielles », la loi Tau-bira de 2001 sur l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, d’une part, la tentative d’adjoindre à loidu 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Françaisrapatriés » un article sur les « effets positifs » de la colonisation, d’autre part.

La raison d’être de la présente édition est, sur des faits précis, d’établir aussi fidèlement que possible lesavoir tel que nous l’ont transmis des documents originaux, inédits, abondants et librement consultables,seule façon de prendre sereinement connaissance de la totalité de notre passé.

D I F F U S I O N P O L L E N

Éditions le passager clandestin 1, rue de l’Eglise 72240 Neuvy-en-Champagnewww.lepassagerclandestin.fr

Presse : Frédérique [email protected] 12 96 83 58