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© (1998) Swiss Political Science Review 4(4): 11-31 La Communauté européenne, entre Etat fédéral et Fédération d'Etats Jean-Marc FERRY Résumé Du traité de Rome au traité d'Amsterdam, la construction européenne a élaboré sa Constitution politique latente. Entre Etat fédéral et Fédéra- tion d'Etats, il s'agit de la quête d'un concept. Deux paradigmes juridi- ques sont mis à l'épreuve: l'idée d'un droit des citoyens du monde qui se voit aujourd'hui réactualisée dans la perspective d'une démocratie cosmopolitique supposant un véritable Etat (Habermas, Held), et le droit des peuples, réinvesti dans la perspective constructiviste d'une "société politique des nations bien ordonnés" (Rawls). Paradigme "su- pranational" des droits de l'homme, ou paradigme "international" du droit des gens. La Constitution implicite de l'Union européenne ne se réduit pas à celle d'une Société des nations. Son originalité consisterait plutôt à consacrer, sur le plan d'un droit des gens, les valeurs transpo- sées des droits de l'homme, ceci sur un spectre large qui comprendra sans doute les droits d'intégrité (ou droits civils fondamentaux), de par- ticipation (droits civiques fondamentaux), de solidarité (droits sociaux fondamentaux), de personnalité (droits moraux fondamentaux). Introduction Les contributions présentées dans ce dossier posent la question de l'Etat eu- ropéen dans l'esprit d'une recherche située à mi-chemin entre le descriptif et le normatif. Il ne s'agit pas tant de ce que doit être la constitution politique de l'Union européenne, que de la façon dont cette constitution, en l'état la- tent où elle se trouve, doit être comprise. L'effort qui nous réunit est donc de concevoir la forme politique de l'Europe du point de vue d'une cohérence possible, laquelle se situe sans doute entre l'Etat fédéral et la Fédération d'Etats. Mais, y a-t-il un concept pour cet entre-deux? Ou doit-on se rési- gner à considérer que l'Europe qui se fait sous nos yeux est, et restera, un "objet politique non-identifié"?

La Communauté Européenne, Entre Etat FéDéral et FéDération D'Etats

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© (1998) Swiss Political Science Review 4(4): 11-31

La Communauté européenne, entre Etat fédéral et Fédération d'Etats

Jean-Marc FERRY

Résumé Du traité de Rome au traité d'Amsterdam, la construction européenne a élaboré sa Constitution politique latente. Entre Etat fédéral et Fédéra-tion d'Etats, il s'agit de la quête d'un concept. Deux paradigmes juridi-ques sont mis à l'épreuve: l'idée d'un droit des citoyens du monde qui se voit aujourd'hui réactualisée dans la perspective d'une démocratie cosmopolitique supposant un véritable Etat (Habermas, Held), et le droit des peuples, réinvesti dans la perspective constructiviste d'une "société politique des nations bien ordonnés" (Rawls). Paradigme "su-pranational" des droits de l'homme, ou paradigme "international" du droit des gens. La Constitution implicite de l'Union européenne ne se réduit pas à celle d'une Société des nations. Son originalité consisterait plutôt à consacrer, sur le plan d'un droit des gens, les valeurs transpo-sées des droits de l'homme, ceci sur un spectre large qui comprendra sans doute les droits d'intégrité (ou droits civils fondamentaux), de par-ticipation (droits civiques fondamentaux), de solidarité (droits sociaux fondamentaux), de personnalité (droits moraux fondamentaux).

Introduction

Les contributions présentées dans ce dossier posent la question de l'Etat eu-ropéen dans l'esprit d'une recherche située à mi-chemin entre le descriptif et le normatif. Il ne s'agit pas tant de ce que doit être la constitution politique de l'Union européenne, que de la façon dont cette constitution, en l'état la-tent où elle se trouve, doit être comprise. L'effort qui nous réunit est donc de concevoir la forme politique de l'Europe du point de vue d'une cohérence possible, laquelle se situe sans doute entre l'Etat fédéral et la Fédération d'Etats. Mais, y a-t-il un concept pour cet entre-deux? Ou doit-on se rési-gner à considérer que l'Europe qui se fait sous nos yeux est, et restera, un "objet politique non-identifié"?

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Or, notre pari est qu'il existe bel et bien un concept adéquat à cette réali-té. L'"européologie", dont E. Husserl pensait qu'elle serait l'avenir de la phi-losophie, est une discipline qui doit s'ouvrir à différentes sciences – non seulement à ce nouveau "trivium" des études européennes, que constituent aujourd'hui le droit, l'économie et la science politique, mais également aux savoirs réflexifs de l'histoire et de la philosophie. Une revue de science poli-tique s'honorera de s'ouvrir à ces diverses disciplines, lorsqu'il s'agit d'éluci-der un problème aussi complexe que la forme politique de l'Europe. Aussi partirons-nous, pour cette Introduction, de considérations faisant écho à des conceptions philosophiques déjà classiques, mais qui nous invitent à pro-blématiser fortement la perspective d'un Etat métanational. On se demande-ra en particulier ce que vaut l'idée cosmopolitique pour penser l'Europe.

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D'un point de vue philosophique, l'idée politique de l'Europe ne se réfère pas immédiatement à l'"esprit d'un peuple" (Volksgeist), lequel trouverait en principe son organisation et son achèvement dans l'Etat, mais, peut-être, à partir de ce que Hegel nommait "esprit du monde" (Weltgeist), indiquant par là l'état d'esprit et de liberté (ou de non-liberté) qui préside, pour une époque donnée, aux relations internationales entre les peuples, à travers une confrontation où chacun peut tenter de faire valoir son propre "principe". Hegel distinguait trois niveaux éthiques: à l'esprit immédiat ou naturel, correspond la famille; à l'esprit divisé ou phénoménal, la société civile; à l'esprit d'un peuple organisé, l'Etat.1 Quant à l'esprit du monde, milieu des relations internationales, c'est-à-dire de la confrontation ou de l'interaction entre les principes nationaux, il ne semble pas admettre de consécration ins-titutionnelle. On est alors tenté, mais par un jeu de l'imagination un peu li-bre, de compléter le tableau, en suggérant que l'Etat cosmopolitique s'indi-que en quelque sorte comme le "lieu vide" de l'esprit du monde. Cependant, Hegel jugeait inconsistant le cosmopolitisme. Or, ce refus d'une identité politique "postnationale" mérite, chez lui, d'être pris au sé-rieux. S'il est vrai que des motifs nationalistes ont pu inspirer certains des arguments qui sous-tendaient sa critique du libéralisme (critique appuyée sur l'idée d'une irréductibilité principielle de l'Etat à la société civile), il est important de ne pas réduire à ces motifs son refus de l'Etat cosmopolitique. Le fondement d'un tel refus renvoie à une raison sans doute profonde et

1 On suppose que Hegel a emprunté l'expression "société civile" à Adam Ferguson dont l'ouvrage

intitulé Essai sur l'histoire de la société civile, fut publié à Londres (1767), traduit en allemand (1768), et en français (1783). Nous disposons maintenant de la traduction révisée, annotée et introduite par Claude Gautier (Paris: PUF, 1992).

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contraignante: l'esprit du monde ne vit, en effet, que dans et par l'interac-tion, la confrontation – éventuellement violente – entre les esprits des peu-ples (ou principes nationaux). Il est alors conséquent que, pour Hegel, l'idée kantienne de l'Etat cosmopolitique, essentiellement pacificateur, ne soit qu'une fausse consécration de l'esprit du monde. Si le concept générique de l'Etat est bien celui d'une intégration réalisant la vitalité éthique de l'esprit au niveau d'un peuple, il s'ensuit que l'Etat cosmopolitique, quelles que soient, par ailleurs, les réserves que Kant exprimait à l'égard d'un Etat mon-dial – lequel profilerait le spectre redoutable d'une "monarchie universelle" fauteuse de guerre civile permanente (et donc, contradictoire avec le projet de paix perpétuelle) –, l'Etat cosmopolitique doit bien, de toute façon, en tant qu'Etat, réaliser le concept d'une intégration de l'esprit du monde en l'esprit d'un peuple, même s'il s'agit d'une intégration supranationale. Mais l'idée d'un tel "peuple" n'est alors qu'une simple postulation vide, dépourvue d'effectivité – ou alors, il s'agit du peuple dont le principe triomphe à la fin de l'Histoire. Nous pourrions, à cet endroit, parler d'un "dilemme hégélien": ou bien l'esprit du monde reçoit une consécration institutionnelle, qu'il ne peut redevoir qu'à la Constitution d'un Etat cosmopolitique, et alors cet es-prit perd le principe de sa vitalité (lequel consiste dans l'interaction politi-que et la confrontation historique des esprits nationaux singuliers), en résol-vant cette confrontation dans l'unité réconciliée d'un peuple planétaire, à moins qu'il n'aille se confondre avec celui du peuple dominant, ce qui nous renvoie à l'empire; ou bien on récuse fondamentalement, en raison de cette contradiction, la perspective de l'Etat cosmopolitique, et on renonce par là même à concrétiser le concept et donc la réalité de l'esprit du monde. C'est-à-dire que l'on renonce simplement à envisager la réalisation d'une vie éthi-que s'accomplissant au plus haut niveau pensable par la philosophie politi-que. Mais, ce faisant, Hegel priverait son concept d'esprit du monde de ce qui lui tenait le plus à cœur: la vie de l'esprit ayant accompli ce "pas de la rai-son", qui consiste à se donner l'effectivité positive des institutions et des lois, pour s'achever dans l'Etat. Au lieu de cela, l'inachèvement voulu de l'intégra-tion politique tend à rendre à l'état de nature les relations entre les Etats na-tionaux. L'énergie des peuples doit alors se retremper dans un milieu qui n'est pas celui de la réconciliation des Etats et de leur volonté singulière, médiée par le droit des gens ou, a fortiori, élevée à la volonté universelle dans le milieu d'un droit cosmopolitique. La vie éthique censément réalisée et achevée au niveau de l'organisation étatique propre à chaque esprit natio-nal, doit, suivant ce schéma, s'éprouver plutôt dans la guerre perpétuelle. Cette inflexion "schmittienne" fait que la souveraineté des Etats s'affirme à travers le jus ad bellum contre les prétentions d'un jus cosmopoliticum, et sans même, apparemment, compenser cette immédiateté par les vertus "civi-

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lisantes" d'un jus gentium propre à orienter, quant à lui, sinon vers un Etat cosmopolitique, du moins, vers une Société des nations. Une telle consé-quence s'explique-t-elle par le fait que l'Etat cosmopolitique représenterait, dans la systématique hégélienne, non pas un troisième moment, mais un quatrième, ce qui perturberait peut-être l'architecture générale du système, marquée par la tiercéité? Je ne pense pas. Mais voyons la question sous un angle plus vaste: le "troisième" moment de la vie éthique est le moment de l'Etat; il correspond à la vie organisée de l'esprit d'un peuple en tant que na-tion, et il (n')est ultime (qu')au regard de la période de l'esprit objectif, qui conduit de la famille à l'Etat (national), en passant par la société civile. Or, la façon dont Hegel situe les Etats dans les relations internationales ressem-ble à celle avec laquelle il avait pu, dans un autre contexte, implicitement situer les familles, quant à leurs relations mutuelles, avant l'émergence d'une société civile et du droit des personnes, qui y correspond. Ce moment préalable est celui de la lutte pour la reconnaissance (entre les familles), comme il pourrait être celui de la guerre entre les nations. Sur un plan in-terne, ce moment est censé préparer le droit des contrats, caractéristique du principe de la société civile, tout comme, mutatis mutandis, les guerres en-tre les peuples ont, sur un plan externe, préfiguré l'avènement des traités, puis des conventions et chartes, caractéristiques d'une Société des nations, comparable à celle qui tend à s'organiser réellement, avec – remarquons le – des impulsions données à chaque lendemain de guerre mondiale. Il est alors aisé d'imaginer une seconde période, au regard de laquelle le moment ul-time de la première serait le moment initial de la seconde. En tant qu'il ré-alise l'Etat, c'est bien, en effet, le moment ultime; mais, en tant qu'il inau-gure entre les Etats un autre état de nature, ainsi que l'avait bien vu Kant (1986), il s'agit d'un moment initial. De ce point de vue, les nations sont regardées comme l'équivalent logi-que, non des individus, mais des familles.2 Leur constitution devrait alors porter vers l'extérieur les produits de la civilité, de la légalité et de la publi-cité, acquis et retenus comme en puissance dans chaque Etat moderne, afin de construire une Société des nations, puis un Etat cosmopolitique, mais à condition – et c'est la "leçon" presque paradoxale de Hegel – à condition qu'un tel Etat n'intègre pas les esprits nationaux sur le mode d'une réduction de l'esprit du monde à l'esprit d'un peuple. Ce dernier n'aurait, de ce fait, nul

2 Des gens peuvent s'imaginer former une nation, en tant qu'ils forment une ethnie consciente de sa

particularité, mais s'ils ne sont pas parvenus au stade de l'organisation politique, ils sont, pour Hegel, simplement victimes d'une illusion nationaliste, car il n'est pas de nation qui ne possède (ou ne soit en passe de posséder) son Etat.

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autre en dehors de lui, son identité sombrerait alors sans doute avec la sup-pression de l'altérité, et ce serait la faillite de l'esprit du monde lui-même.3 Maintenant, il serait étrange que Hegel n'ait pas envisagé au moins comme une probabilité historique (sinon une nécessité conceptuelle) la ten-dance de l'esprit à multiplier, en dehors de chaque organisation statonatio-nale singulière, les produits de la légalité, ainsi que de la civilité et de la publicité. Il ne pouvait pas exclure, par conséquent, la perspective d'une "Société des nations", anticipée par Kant en ces termes, et affirmée par lui comme étant une existence future certaine. En revanche, il ne pouvait consentir à envisager la résolution des "principes nationaux" en un seul, sans que la conception de l'Etat mondial, qui en résulte, soit alors vidée de toute substance et, comme telle, une pure chimère. Or, nous pouvons tirer profit de ces considérations pour faire avancer la problématique philosophi-que de l'Etat européen, en même temps que l'"énigme" semble s'en durcir. Elle serait toutefois dissipée, si l'on montrait comment l'Union européenne peut trouver son organisation et son achèvement autrement que sur un mode étatique conventionnel, et donc suivant la dialectique des rapports entre les peuples d'Europe, mais sans qu'il faille cependant renoncer à l'idée d'un peuple européen, bien que cela semble contenir une contradic-tion.4 Voici une question qui échoit à toute européologie philosophique: comment un peuple européen peut-il parvenir à la réalité, sans que cela ne se traduise par un rétrécissement de l'esprit européen, sa réduction à un

3C'est ce que j'ai tenté, par ailleurs, de formaliser dans le cadre de réflexions sur une reconstruction postmétaphysique de la raison historique (Ferry 1991).

4 C'est ce que pensait Kant; du moins peut-on le supposer à la lecture de cette réflexion extraite du Second article définitif en vue de la paix perpétuelle. Ici, revêtent plus que jamais toute leur impor-tance les expressions utilisées par Kant pour désigner le type d'organisation politique, qui serait adap-té, selon lui, à l'objectif d'une paix définitive entre les nations. Kant parle, en effet, d'un Völkerbund, ou fédération de peuples, “mais qui ne serait pas pour autant nécessairement un Völkerstaat; et il tente à la suite cette justification “Sinon il y aurait là une contradiction; parce que chaque Etat implique le rapport d'un supérieur (le législateur) à un inférieur (qui obéit, à savoir le peuple), mais de nombreux peuples n'en formeraient qu'un seul en un Etat, ce qui contredit la présupposition (étant donné que nous avons à considérer ici le droit des peuples les uns envers les autres, pour autant qu'ils constituent un certain nombre d'Etats différents, et ne doivent pas se confondre en un seul Etat)”. Or, cette phrase, comparée à son énoncé antécédent, trahit – chose rarissime, chez Kant – les symptômes d'une hésita-tion qui frise l'inconséquence logico-sémantique. De fait, Kant exprime, quelques lignes plus loin, la conviction sous-jacente qu'il n'avait pas encore fait passer: “Aux yeux de la raison, il n'y a pas, pour des Etats entretenant des relations réciproques, d'autre moyen de sortir de l'absence de légalité, source de guerres déclarées, que de renoncer, comme les individus, à leur liberté sauvage (sans loi), pour s'accommoder de la contrainte publique des lois et former ainsi un Völkerstaat (civitas gentium) crois-sant sans cesse librement, qui s'étendrait à la fin à tous les peuples de la terre”. C'est alors que Kant révèle le fond de sa pensée, en ce qui concerne l'Etat cosmopolitique: “Mais, comme d'après l'idée qu'ils se font du droit des gens, ils (les Etats) ne veulent point du tout de ce moyen, et rejettent in hypo-thesi ce qui est juste in thesi, à défaut de l'idée positive d'une république universelle, il n'y a (si l'on ne veut pas tout perdre) que l'ersatz négatif d'une fédération (Bund) permanente, sans cesse élargie, qui puisse préserver de la guerre et contenir le torrent de ces dispositions hostiles et opposées au droit; pourtant le danger de leur déchaînement subsiste (…)” (Kant 1795/1986; traduction personnelle).

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esprit national singulier? Car, sinon, il est clair que la réalité politique de l'Europe se tiendrait en-deçà du principe cosmopolitique, pendant constitu-tionnel de l'esprit du monde. Or, il n'y a, autant que je puisse voir, qu'un déploiement pluraliste de l'Etat entendu comme la "réalité effective de l'idée éthique", i.e. comme ce qui “a son existence immédiate dans les mœurs, son existence médiatisée dans la conscience de soi, dans le savoir et dans l'activité de l'individu” (Hegel 1975: §257), qui puisse, semble-t-il, aider à résoudre cette difficulté. On partirait ainsi de la saisie philosophique la plus haute de la conception conventionnelle de l'Etat (celle de Hegel), mais en révisant le paradigme sous lequel y est appréhendée l'Idée éthique. Pratiquement, il s'agit de la vie portée par les flots de communication, que la Publicité peut seule transfor-mer en une force politique. Entre les peuples de la Communauté, un sens commun se formerait alors en tant qu'opinion publique servant de soubas-sement à une volonté politique, elle-même procéduralisée à travers des pro-cessus décisionnels remis aux ressources normatives des différents registres de discours. Tel serait le milieu politiquement irrigué dans lequel pourrait substantiellement s'ancrer, entre les Etats membres de l'Union, l'élément d'un Etat européen dont le concept soit dépouillé de toute hypostase théolo-gico-politique. Mais ce n'est là que "la moitié du chemin", d'où l'on n'a en-core en vue qu'une réactivation de la société politique; un chemin que, ce-pendant, peut baliser aussi l'argumentation juridique. D'un point de vue juridique, en effet, la Communauté européenne se trouve dans une situation où les normes en vigueur sur un plan communau-taire sont virtuellement sous-déterminées par le contexte de leur application, quant au sens dans lequel elles se laissent interpréter. C'est un trait saillant de sa différence avec des nations politiquement bien intégrées et culturelle-ment homogènes. A la suite de G. Timsit (1991), Mireille Delmas-Marty (1994) propose de distinguer trois aspects sous lesquels une norme juridique peut recevoir un sens d'application plus ou moins univoque: premièrement, la prédétermination du sens de la norme publique positive dépend de l'ins-tance qui l'élabore légitimement, et correspond donc au "moment du législa-teur"; deuxièmement, la codétermination qui dépend de l'instance habilitée à "dire la norme", pratiquement, et à la faire valoir contre les dérogations éventuelles, correspond au "moment du juge"; troisièmement, la surdéter-mination dépend du contexte de sens commun, qui conditionne et spécifie en arrière-plan les interprétations possibles de la norme de façon plus ou moins univoque et consensuelle, et correspondrait, si l'on veut, au "moment du citoyen" regardé à la fois comme le destinataire de la norme et comme le porteur (avec ses concitoyens) de l'opinion publique où s'exprime en prin-cipe l'esprit du droit correspondant.

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Il s'ensuit que plus le contexte sociopolitique d'application de la norme est culturellement consistant et homogène, plus le sens de cette norme se trouve alors univoquement spécifié quant aux interprétations auxquelles elle peut donner lieu chez les intéressés, et plus la surdétermination de la norme par le contexte est donc forte. Il y va, en effet, de la signification de la norme juridique comme de tout symbole au sens de Charles S. Peirce. C'est-à-dire que le sens de la norme dépend autant de son processus de reconnais-sance que de son processus de production. Dans les nations bien intégrées politiquement, et culturellement homogènes, la situation de la norme juridi-que tend à être caractérisée par la structure suivante: prédétermination forte – codétermination faible – surdétermination forte. Cette structure marque logiquement l'apogée des intégrations nationales.5 La norme communautaire offre une structure logique inversée par rap-port à cette présentation conventionnelle (tableau 1). Pour des raisons qui tiennent à la dilution du pouvoir normatif et décisionnel (prédétermination faible), mais aussi et peut-être surtout à l'hétérogénéité culturelle des desti-nataires (surdétermination faible), la codétermination par le juge (et le juge dit "européen" en particulier) gagne un rôle prépondérant, au détriment du législateur, d'un côté, du citoyen, de l'autre. Cela vaut du moins, tant que la Communauté européenne n'a pas été élaborée, soit jusqu'à la forme conven-tionnelle d'un système étatique disposant d'un pouvoir normatif centralisé (renforçant la prédétermination), soit jusqu'à la forme postconventionnelle qui retiendrait la substance d'une culture politique partagée, sans cesse acti-vée au sein d'espaces publics de confrontations menées en direction d'objets pratiques (afin de renforcer la surdétermination). Tableau 1: Structure logique de la norme communautaire Niveau de détermination Echelle d'application Prédétermination Codétermination Surdétermination National + - + Communautaire - + -

A la différence, encore une fois, de nations politiquement bien intégrées, la Communauté européenne doit donc faire face à une situation déséquilibrée,

5 Mireille Delmas-Marty explique que l'on assiste aujourd'hui à un rééquilibrage où s'opère une

sorte de convergence entre des systèmes juridiques que leur tradition nationale respective contrastait de façon typique – par exemple, entre le système britannique d'un droit essentiellement prétorien et coutumier, et le système français, où le droit écrit est prépondérant, tandis que le juge devrait en prin-cipe simplement appliquer les dispositions constitutionnelles, légales, décrétales, réglementaires en vigueur. L'évolution des choses aurait fait cependant que, d'une part, le système britannique est devenu moins prétorien et moins coutumier, tandis que le système français, par le biais, entre autres, du droit administratif, présente des pans entiers pour lesquels la création jurisprudentielle est centrale.

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en ce qui concerne la détermination de ses normes publiques; et c'est aussi un point de vue fonctionnel: renforcer la sudétermination du droit commu-nautaire, qui justifie l'ouverture d'un espace public transnational, propre à fournir l'impulsion d'une société politique européenne. Ainsi envisagé, l'Etat européen ne serait, au demeurant, qu'une concréti-sation de l'Etat contemporain en général, plutôt qu'une figure atypique, car, si les nationalismes s'exacerbent un peu partout, c'est aussi bien par un effet de désarroi trahissant le fait que le principe national se trouve d'ores et déjà déclassé par l'esprit du temps, ce dont les opinions paraissent prendre confusément conscience. C'est pourquoi, là où les nationalismes s'affirment aujourd'hui, ils le font, plus que jamais auparavant, sur un mode réactif. Au-jourd'hui, en dépit des apparences, l'esprit d'un peuple ne saurait foncière-ment s'accorder à l'esprit du temps qu'en s'élevant au-delà du principe natio-nal, pour aller gagner, si l'on ose dire, l'idée cosmopolitique sur les hauteurs de l'esprit du monde. La démocratie cosmopolitique s'annonce alors comme la formule constitutionnelle seule apte à vraiment réaliser la liberté des peu-ples au-delà de l'affirmation de soi simple, en direction d'une communica-tion nouée entre les différentes cultures nationales sur la base d'une recon-naissance réciproque plus profonde que celle qui se trouve formellement inscrite dans les implications du droit international général. Là se tient la réalité postconventionnelle de l'Idée éthique conférant sa substance à l'Etat. Elle transcende en même temps l'affirmation de la volonté, concept dont Hegel avait fait la catégorie centrale de sa philosophie de l'esprit, et appelle donc à une révision par rapport à la façon dont Hegel concevait ce qu'il nommait le "but final" de l'Etat, ou, à tout le moins, les moyens dont se ser-virait l'Etat pour réaliser ce but. Cela n'empêche pas de souscrire à sa criti-que du libéralisme, car c'est seulement dans la mesure où le principe de la société civile a subverti les cadres étatiques nationaux; dans la mesure où les sociétés civiles ont su se dénationaliser avant les Etats, ou plus rapide-ment qu'eux, que la vision libérale du monde semble être à la pointe de la réalité en marche. Mais elle s'en révélera plutôt à la traîne, lorsque des es-prits auront su en nombre entrevoir assez clairement cette vérité d'un Etat dont la tâche ne se limite pas en soi à organiser un peuple sur le principe national, mais consiste plus généralement, et plus profondément aussi, à mettre tous les peuples à niveau de l'Idée éthique suprême, laquelle serait logiquement appelée (si elle n'est pas un pur fantasme) à se manifester dans une reconnaissance mutuelle institutionnalisée des peuples responsables. Cette reconnaissance réciproque, virtuellement universelle, serait assortie d'une reconnaissance commune des principes positifs, propres à stabiliser un tel ordre cosmopolitique, fondé sur la coresponsabilité. Alors, il nous faudra penser une organisation de cette sorte, nettement au-delà du principe

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de la société civile, et au delà de la conception libérale de l'Etat, telle que Hegel l'a critiquée et telle qu'elle prévaut de fait, à l'heure actuelle, plus que jamais, à travers les décisions intergouvernementales et les pratiques déré-gulatoires du pouvoir installé dans les instances internationales et les grou-pes multinationaux. Ce détour permet de préciser la question principale que pose à la science politique la construction européenne: pourquoi pas le fédéralisme étatique? Pourquoi vouloir contourner l'unité politique que l'Europe pourrait engager sur la "voie allemande" d'édification d'un Etat fédéral? Comment, dans ce cas, mener à bien une telle orientation postétatique? Si des arguments réalis-tes semblent plaider contre le constructivisme d'une intégration étatique, d'autres arguments tout aussi réalistes semblent s'opposer à ce que l'Union soit abandonnée au flou constitutionnel. Que propose-t-on alors en échange d'un renoncement pur et simple à l'orientation fédéraliste? J'évoquerai à cet endroit l'un des arguments les plus évidents, parmi ceux que l'on suppose réalistes et qui militeraient contre la voie d'une intégration étatique de l'Union européenne. Il concerne cet aspect essentiel de la souve-raineté des Etats, qu'est leur politique extérieure et la libre détermination de cette politique. Non seulement il semble impossible, mais également injuste d'imposer à un Etat national en général (et aux Etats membres de l'Union en particulier) une orientation diplomatique (pour la conduite, par conséquent de ses relations avec d'autres Etats du monde à l'extérieur de l'Union) que cet Etat jugerait contraire à ses intérêts vitaux, comme on dit, mais aussi à ses droits subjectifs, à commencer par les droits d'intégrité et de souveraine-té, tels qu'ils se trouvent consacrés dans les dispositifs du droit international. Il y va à la limite d'une liberté négative principielle: celle qui consiste à re-fuser une mesure sur une clause de conscience. Ici, on peut admettre qu'il en aille de même pour les Etats que pour les individus. Dans la mesure, en ef-fet, où les Etats ont effectivement la qualité de personnes à part entière, une qualité de personne morale, que leur confère juridiquement la compétence reconnue d'agir de façon responsable, et au nom de leurs peuples respectifs, ils jouissent autant que les personnes physiques de ce "droit de la particula-rité", que toute société bien ordonnée doit reconnaître – y compris la socie-tas magna correspondant à une Société des nations – et que tout Etat juste – y compris la Civitas maxima correspondant à l'Etat cosmopolitique – aurait l'obligation constitutionnelle de respecter. Il n'est pas conforme au droit des peuples que la souveraineté des Etats-membres soit limitée par des objectifs politiques qui leur seraient imposés sans plus, suivant la loi majoritaire. En revanche, la souveraineté des Etats peut fort bien être limitée par des droits fondamentaux développés au ni-veau d'une Constitution de l'Union. Cependant, un droit cosmopolitique ne

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saurait faire l'impasse sur le droit des gens, en tant que ce dernier représente un concept normatif pour le droit international. Encore une fois, cela ne veut pas dire qu'on ne puisse ni ne doive juger conséquent, au regard même du droit, de limiter la souveraineté des Etats en général; et cela n'empêche même pas, à vrai dire, que l'exercice de la souveraineté, en ce qui concerne les Etats membres d'une Communauté politiquement ambitieuse, se voie procéduralisé par des dispositifs qui reviendraient à introduire un tempéra-ment au principe de la décision unanime, en faisant progressivement valoir la procédure majoritaire dont l'extension, ainsi que le lecteur pourra l'appré-cier dans le détail, est d'ailleurs en cours au sein de l'Union européenne, afin d'obtenir une meilleure cohésion politique. Mais, contrairement à ce que semble insinuer Habermas (1996), la médiation des Etats nationaux, et de leur droit reconnu selon le principe d'égale liberté, est indispensable à la constitution d'un Etat cosmopolitique, lequel ne saurait s'appuyer simple-ment sur une constitutionnalisation universelle des droits fondamentaux individuels, mais devrait résulter d'une reconnaissance également constitu-tionnelle des droits fondamentaux des peuples.6 Une autre question est de demander s'il conviendrait d'ajouter au prin-cipe d'égale liberté un (deuxième) principe, principe de solidarité entre les Etats appelés à la Communauté. C'est ce que, d'ores et déjà, l'Union euro-péenne a mis en place, ainsi que nous le verrons dans cet article. En prendre acte pour une théorie de la justice cosmopolitique serait conforme à l'esprit d'une transposition pleine et entière des principes de la Théorie de la justice, de John Rawls, à l'idée d'un ordre international réalisant, comme il le dit, “une société politique juste de peuples bien ordonnés” (Rawls 1996: 64). Dans Le Droit des gens, cependant, Rawls se contente du principe libéral d'égale liberté, et il renonce donc à prévoir que le principe social de solidarité, qui correspond approximativement au deuxième principe de Théorie de la justice, reçoive une consécration au niveau d'un Etat des sociétés bien ordonnées. D'ailleurs, Rawls refuse la perspective d'un Etat mondial en général, qu'il comprend implicitement, il est vrai, de façon conventionnelle. Il s'appuie, pour justifier ce refus, explicitement sur Kant7, dont la pensée, à ce sujet, est pourtant plus complexe et nuancée, pour ne

6 Habermas reproche à Kant de ne pas avoir conçu proprement l'Etat cosmopolitique à partir de son concept – irréductiblement individualiste – des droits de l'homme. Il s'ensuit que Kant s'en serait remis aux Etats-nations souverains pour assurer un ordre mondial pacifique, au lieu de faire des cosmopoli-tes, ou citoyens du monde, les véritables sujets d'un droit opposable à leur propre Etat, et donc, aussi, les seuls détenteurs légitimes de la source du pouvoir politique suprême. Ce faisant, il fait des droits fondamentaux des individus la seule clé de voûte constitutionnelle de l'Etat cosmopolitique. A l'in-verse, John Rawls préfère la stratégie "internationale" consistant à prendre pour base de la "société politique des Etats justes” les droits fondamentaux des peuples (ou droits des gens).

7 “Je suis ici l'exemple de Kant qui suppose, dans son Projet de paix perpétuelle (1795), qu'un Etat mondial – j'entends un régime politique unifié, doté des pouvoirs légaux normalement exercés par les Etats centraux – serait soit un despotisme global, soit un empire fragile déchiré par une guerre civile

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sujet, est pourtant plus complexe et nuancée, pour ne pas dire subtile.8 Et il ne raisonne pas non plus, comme on peut s'en douter, sur le problème spécifi-que d'une union politique européenne. A vrai dire, seule la méthode du raison-nement, i.e. la stratégie conceptuelle pour parvenir à un droit commun des peuples mérite d'être saluée comme une contribution. Mais John Rawls ne cherche absolument pas à innover en ce qui concerne le contenu d'un tel droit commun: “j'estime”, déclare-t-il, “que les principes de justice entre des peu-ples libres et démocratiques incluront certains principes familiers reconnus depuis longtemps comme des composantes du droit des gens” (1996: 57).9 La trivialité du contenu normatif ne saurait surprendre, une fois que l'on a situé le sens de l'entreprise rawlsienne en général. En revanche, le mini-malisme de ce contenu peut davantage intriguer. A-t-il partie liée avec la façon dont John Rawls aménage pour Le Droit des gens la méthode cons-tructiviste éprouvée dans Théorie de la justice? Rawls se demande, en effet, comment, entre des sociétés répondant à des principes d'organisation forte-ment différents, réaliser cependant un accord sur des principes communs de justice. Il a pour souci pratique d'ouvrir la possibilité d'un droit des peuples offrant la base commune d'une "société des sociétés politiques", fédérant les peuples justes du monde, quelles que soient par ailleurs leurs conceptions

permanente, dans la mesure où les régions et peuples divers essayeraient de conquérir leur autonomie politique.” (Rawls 1996: 56).

8 Kant redoutait explicitement la perspective d'un Etat mondial, en tant que "monarchie univer-selle", laquelle ne saurait gouverner efficacement, et engendrerait probablement une instabilité perma-nente, cumulant les inconvénients redoutés de la guerre de tous contre tous et du "grand Léviathan", car, disait-il, “un despotisme, qui, tuant les âmes, y étouffe les germes du bien, dégénère tôt ou tard en anarchie”. C'est pourquoi il préférait limiter les perspectives à une "Union fédérative", car, bien qu'une telle union “n'empêche pas les hostilités, la raison préfère pourtant cette coexistence des Etats à leur ré-union sous une puissance supérieure aux autres et qui parvienne enfin à la monarchie universelle”. Mainte-nant, Kant ne dit pas que le risque de l'anarchie totalitaire serait une fatalité inhérente à la construction d'un Etat des Etats républicains. La prudence qu'il manifestait à l'égard d'une construction étatique suprana-tionale (mondiale), d'une part, ne correspond pas à sa conception "stratégique" d'un Etat cosmopoliti-que s'édifiant à partir des seuls Etats de droit, et d'autre part, cette prudence ne l'empêcha pas, en effet, de considérer dans le même texte, et, ainsi qu'on l'a vu, de déclarer comme "juste in thesi" l'avènement d'un Etat cosmopolitique réalisant, autant que l'on puisse voir, la Constitution d'un Etat fédéral répu-blicain. Il pensait cependant que l'orgueil des Etats nationaux ne pourrait y consentir. Ces réflexions se trouvent dans le Projet de paix perpétuelle (1795), mais dans Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), Kant ose affirmer l'avènement d'un "Etat cosmopolitique", qui, à lire de près sa Huitième proposition, ne se réduit sans doute pas à l'idée, présentée dans la Septième proposi-tion, d'une "Société des nations". L'affaire se complique du fait que Kant prévoit ou pressent aussi la for-mation inévitable d'une "Alliance pacifique", qui pourrait, à l'image de ce qui se prépare en Europe et pour le monde atlantique, constituer, avec l'union monéraire, les prérequis d'un véritable Etat.

9 Les peuples (en tant qu'organisés par leur Etat) sont libres et indépendants, leur liberté et leur in-dépendance doivent être respectées par les autres peuples; les peuples sont égaux et auteurs des ac-cords qu'ils donnent; les peuples possèdent le droit à l'auto-défense, mais non le droit à la guerre; les peuples doivent respecter un devoir de non intervention; les peuples doivent respecter les traités et engagements; les peuples doivent respecter certaines restrictions spécifiques sur la conduite de la guerre (qu'on suppose motivée par l'auto-défense); les peuples doivent respecter les droits de l'homme.

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de l'ordre juste, du moment qu'elles ne sont pas "déraisonnables". Le défi théorique de Rawls consiste alors à construire l'épure d'une société bien ordonnée des sociétés bien ordonnées, de telle sorte que ses principes de base satisfassent à un minimum de justice et réalisent un accord aussi large que possible entre les nations du monde. Comme chez Kant, l'association des peuples justes doit consister notamment en une alliance de paix ayant pour tâche d'assurer la défense des peuples justes contre les Etats hégémo-niques; et comme Kant, encore, Rawls compte sur les vertus critiques de l'espace public pour "amener au bout du compte toutes les sociétés à respec-ter ce droit et à devenir des membres autonomes et à part entière de la socié-té des peuples bien ordonnés, et de garantir par là même en tous lieux les droits de l'homme” (Rawls 1996: 82).10 Cela profile, sinon un Etat cosmopo-litique, du moins un concept assez fort de Société des nations. Convenons qu'il ne s'agit pas, en effet, d'un concept faible, car la societas magna, que Rawls esquisse à partir de l'idée du droit des gens, réalise davantage qu'une simple coexistence pacifique; davantage, autrement dit, que les conditions d'un concept simplement négatif de la paix entre les nations (si l'on entend par "concept négatif de paix" la simple coexistence reposant sur une absten-tion de la guerre). Il s'agit plutôt, chez Rawls, d'un consensus positif sur des principes auxquels un point de vue moral peut adhérer, et justifier l'adhésion de tout peuple juste, de sorte que l'ordre international ainsi projeté contribue déjà à réaliser les préconditions d'un concept positif de paix, différent, par conséquent, de celui dont Kant se contentait, et plus proche de ce à quoi Ha-bermas, pour sa part, fait appel. On parle de "concept positif de paix", dès lors que sa base consiste dans une justice politique portant au-delà des conditions minimalement requises pour un commerce international. Or, de façon intéressante, mais sans le justifier bien explicitement, Rawls introduit pour sa construction idéale du droit des gens le réquisit d'un mini-mum partagé de droits de l'homme, c'est-à-dire le prérequis d'un droit com-mun interne à chaque société bien ordonnée. Cela trahit la visée implicite d'une société politique des nations justes, qui dépasse le simple concept de société civile. Le contenu du droit commun interne, dont Rawls requiert la condition, se limite aux droits "les plus fondamentaux" touchant à la vie, à la propriété, ainsi qu'à une égalité formelle de traitement juridictionnel entre les personnes de même statut. Il est donc dépourvu d'originalité innovative par rapport aux dispositifs les plus anciens de l'Etat libéral. Quant au droit

10 Rawls ajoute: “Pour réaliser cet objectif, les peuples bien ordonnés doivent établir entre eux des institutions et des pratiques nouvelles qui jouent le rôle de centre fédératif et de forum public pour exprimer leur opinion et leur politique commune envers les autres régimes (…). Ce centre fédératif peut être utilisé à la fois pour formuler et pour exprimer l'opinion des sociétés bien ordonnées. Elles peuvent y mettre à jour publiquement les institutions injustes et cruelles des régimes oppresseurs et expansionnistes, ainsi que leurs violations des droits de l'homme”.

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commun externe, lequel concerne spécifiquement le droit des gens et non plus les droits de l'Homme, c'est-à-dire les droits fondamentaux des peuples et non plus les droits fondamentaux des individus, il innove davantage, par rapport au droit positif (le droit international général), bien qu'il en reprenne l'essentiel.11 Si l'on fait réserve des aspects concernant l'idée d'une politique extérieure commune à la "Société" des Etats justes du monde (mais est-ce alors toujours une simple société?), la Constitution qui s'esquisse chez Rawls pour les fédérer ne retient que le minimum de principes d'ordre, consacrés historiquement par le libéralisme politique. Dans Le Droit des gens, comme dans Théorie de la justice, John Rawls recourt au modèle contractualiste de la "position originelle". Mais, à présent, il s'agit, par hy-pothèse, de conclure un "contrat social international" ou de "second degré", entre les nations justes du monde, en vue d'un droit commun des peuples. Ce qui différencie alors le droit des gens au sens de Rawls d'un droit cos-mopolitique tel que le concept s'en précise depuis Rousseau et Kant jusqu'à Habermas et Held aujourd'hui, avec des implications institutionnelles de plus en plus fortes, c'est que le droit des gens ne prétend encadrer spécifi-quement ni les relations entre des cosmopolites compris littéralement comme "citoyens du monde", ni les rapports entre les Etats nationaux et les individus ressortissant à ces Etats, ni, bien sûr, les rapports entre les pou-voirs publics métanationaux qui sont au moins présupposés à la sanction effective du droit commun et les pouvoirs publics nationaux. J'entends par droit des gens, écrit Rawls, “une conception politique du droit et de la jus-tice qui s'applique aux principes et aux normes du droit international et à sa pratique” (Rawls 1996: 39). Ou encore: “Le droit des gens contient les concepts et les principes grâce auxquels le droit international peut être jugé”

(Rawls 1996: 51). Or, nous voyons bien l'enjeu de cette différence, en ce qui concerne la forme politique de l'Europe, dès lors que l'on accepte de l'envisager sous l'"idée régulatrice" de la démocratie cosmopolitique. C'est une façon d'ins-truire le débat sans cesse repris – dans cet article – entre un système dit "fé-déral" et un système "confédéral", ou, pour mieux dire, entre l'Etat fédéral et la Fédération d'Etats, entre le Bundesstaat et le Staatenbund. La différence, en effet, entre un concept normatif de jus gentium et l'idée encore philoso-phique du jus cosmopoliticum est redoublée par le contraste qui en résulte au niveau des implications politiques: tandis que la Société des nations à laquelle correspond le concept normatif du droit des gens fait connaître une

11 “Par peuple, j'entends les personnes – et ceux qui dépendent d'elles – considérées comme un

corps constitué, et organisées par leurs institutions politiques qui établissent les pouvoirs de l'Etat. Dans les sociétés démocratiques, les personnes seront des citoyens, alors que dans les sociétés hiérar-chiques et les autres, elles seront des membres”. (Rawls 1996: 47).

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constitution implicite qui suggère tout au plus un embryon d'Etat libéral, l'Etat cosmopolitique formé à partir du droit du même nom (dont le contenu resterait cependant à énoncer et préciser) pourrait fort bien, a priori, réaliser les ambitions politiques résultant des prétentions normatives que recèlent les droits fondamentaux, toutes générations mises en semble, qu'il s'agisse donc des droits civils, civiques ou sociaux, voire culturels et moraux. Il serait, en effet, fallacieux d'insinuer (comme le fait Rawls) que les droits de souveraineté et d'intégrité, qui sont une transposition, sur le plan des relations internationales, des droits libéraux de première génération, seraient seuls susceptibles de réunir un consensus universel entre les nations justes du monde, libérales ou non, en ce qui concerne la régulation de leurs rapports mutuels. D'autres auteurs ont obtenu de la méthode constructiviste de Rawls un catalogue autrement développé de droits communs fondamen-taux,12 genre de Bill of Rights, beaucoup plus ambitieux et innovateur que celui que Rawls retient, quant à lui, pour encadrer les relations internationa-les.13 Il n'y a pas de contradiction entre la solidarité des nations et l'auto-nomie des Etats. On peut concevoir au contraire que la liberté des peuples ait tout à gagner d'une justice consistant à "charger" ainsi de droits fonda-mentaux de seconde et troisième générations le cadre de coresponsabilité destiné à organiser les relations mutuelles entre les peuples sur un principe de solidarité. Afin de réaliser de cette façon la vie éthique des nations – ce qui constituerait la substance même de l'Etat cosmopolitique –, il n'est pas alors besoin d'intégrer celles-ci dans un Etat unitaire, de sorte que leur prin-cipe respectif se trouve fondu en un esprit commun unique. Il n'est pas besoin, autrement dit, de supprimer la médiation que représentent les Etats nationaux, véritales "sujets logiques" du droit des gens, pour ne plus considérer que les individus comme seuls sujets possibles ou légitimes de droits fondamentaux susceptibles d'entrer en vigueur sur un plan universel.

12 Il est vrai qu'ils se donnaient la tâche différente de dégager, sans considérer les Etats, un ensem-

ble de droits fondamentaux que tous les individus, pris globalement et directement, en tant que "ci-toyens du monde" ou cosmopolites, pourraient raisonnablement adopter, à supposer que leurs points de vue et intérêts puissent être suffisamment décentrés pour gagner une position d'impartialité. Rawls fait référence, à ce sujet, à Barry (1989). Nous pouvons y raccrocher les études de Beitz (1979). Dans la même ligne néo-kantienne, voir également Linklater (1982).

13 C'est David Held (1995), qui a, semble-t-il, donné les développements les plus audacieux, en dé-veloppant l'idée – plus proche de Kant que de Rawls – d'une "démocratie cosmopolitique" dont l'édifi-cation est pensée cependant, suivant la méthode constructiviste de Rawls, en analogie avec la position originelle. Il s'agit de déterminer les conditions positives d'autonomie. A l'issue de ce Gedankenexpe-riment, on arrive à sept catégories de droits qui doivent être respectés pour créer les conditions permet-tant à l'individu de tendre vers l'autonomie idéale: droits à la santé, incluant le bien-être physique et émotionnel; droits sociaux, incluant l'éducation universelle; droits culturels, incluant la liberté d'ex-pression; droits économiques, incluant le revenu minimum garanti; droits civiques, incluant la liberté d'association et la liberté d'information; droits pacifiques, incluant le droit à la sécurité; droits politi-ques, incluant le droit de vote et le traitement égal devant la loi.

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Que manque-t-il alors à une Société des nations pour être un Etat (virtuellement) cosmopolitique? Considérons, tout d'abord, deux stratégies concurrentes: • Ou bien l'ensemble des droits fondamentaux est constitutionnalisé au niveau métanational pour former la clé de voûte d'un droit commun interne des Etats. C'est la stratégie de "premier degré". On peut évidemment consti-tutionnaliser plus ou moins de droits fondamentaux. L'importance de l'Etat cosmopolitique varie en fonction de cela. Mais on peut aussi – et ç'en serait l'occasion – mettre constitutionnellement en place le principe de subsidiari-té, en en détaillant l'application pour la mise en vigueur de chaque grand type de droits. Si seuls les droits fondamentaux individuels (droits de l'homme) sont consacrés au niveau constitutionnel (par exemple, dans le Préambule de la Constitution), alors nous avons affaire à un Etat métanational unitaire. Il s'agit d'un cas-limite théorique. Plus plausible est le schéma d'un Etat méta-national fédéral, bien qu'il n'en existe aucun exemple réel à l'heure actuelle. Du point de vue de la constitution politique interne, cependant, l'idéal dé-mocratique d'un Etat fédéral supranational requiert que soient consacrés, outre les droits fondamentaux individuels, certains principes généraux du droit international, c'est-à-dire certains droits fondamentaux des peuples (droit des gens), afin notamment que les Etats-membres, ou mieux, les Etats fédérés participent égalitairement à la définition de la politique commune, jouissent d'une certaine autonomie pour leur organisation interne, se recon-naissent réciproquement, quant à leurs principes respectifs, etc. • Ou bien seuls des principes généraux du droit international général, c'est-à-dire des éléments fondamentaux du droit des gens se trouvent consacrés pour former sur cette base juridique une fédération d'Etats souverains. C'est la stratégie de "second degré". Là, il n'est pas question de fédérer les nations par une constitution, mais tout au plus par une convention. On peut aussi parler de chartes ou encore de traités pour désigner les éléments juridiques susceptibles de constituer un lien fédératif entre les Etats nationaux. Ce qui importe, c'est que l'élément fédératif n'est tiré ici, pour l'essentiel, que des droits fondamentaux des peuples, et non plus des droits fondamentaux des individus. Cette figure n'excède alors guère le modèle d'une Société des na-tions, laquelle peut être nommée Organisation (comme l'OCDE), ou Al-liance (comme l'OTAN), ou Union (comme l'UEO), ou encore, Association (comme l'ALENA). Mais elle peut aussi être politiquement renforcée dans le sens d'une Fédération d'Etats, dès lors que l'on ajoute à cette Société des réquisits de droits communs fondamentaux des individus, et que l'on fait du respect de ces droits par tous les Etats-membres une condition sine qua non de leur appartenance à la Fédération. Ainsi en va-t-il dans la conception rawl-sienne d'une Société politique des peuples bien ordonnés; ainsi, également, dans la conception de l'Union européenne.

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Toutefois, la constitution implicite de la Communauté européenne dé-passe spécifiquement l'ambition rawlsienne, d'abord, en ce qu'elle poursuit une intégration politique indéfinie, et donc, peut-être, illimitée; ensuite, parce que l'organisation interne des relations entre les Etats-membres repose sur des principes dont la portée substantielle ne se limite pas à une transpo-sition des droits fondamentaux de première génération. J'entends par là que les droits d'intégrité et de souveraineté, revenant aux Etats-membres, ne sont pas davantage marqués, au profit des Etats, que les droits de participa-tion et d'autonomie, ainsi même que les droits de solidarité et de coopéra-tion. C'est comme si, autrement dit, la Communauté européenne avait consacré, sur le plan d'un droit commun des peuples (ou droit des gens), les éléments transposés qui correspondent aux droits fondamentaux individuels (ou droits de l'homme), civils, civiques et sociaux.14 Là se tient une originalité profonde de l'Union européenne. Il s'agit d'une possibilité sans doute appelée à être développée jusqu'au point de maturité constitutionnelle où la forme politique de l'Europe manifestera clairement son originalité. En attendant, il nous incombe de déceler cette originalité, en l'anticipant presque, et de la lire, pour ainsi dire, entre les lignes. C'est pourquoi la troisième hypothèse, que je formule à présent, ne se présente pas comme une proposition personnelle sur ce que doit être l'Union européenne, mais plutôt comme une indication ou une suggestion quant à la façon dont elle peut être comprise. • L'ensemble des droits fondamentaux est transposé au plan international pour former un droit commun externe des Etats. Comme chez Rawls, se-raient exclues les sociétés ne remplissant pas les trois conditions de justice politique minimale, et surtout la première, soit: “(être) attachée à la paix et (poursuivre) ses buts légitimes à travers la diplomatie et le commerce, et par d'autres moyens pacifiques”.15 On verra tout de suite pourquoi c'est là une condition absolument nécessaire. Mais, à la différence de Rawls, le droit commun unissant les Etats-membres pourrait résulter d'une transposition non-limitative des droits de l'homme vers les droits des gens. Cette figure est consistante, bien qu'elle soit intermédiaire entre le Bundesstaat et le

14 Inversement, la consécration proprement communautaire de ces derniers, en tant que droits

communs des individus, ne s'étend pas sur un spectre large, et, dans l'état actuel, la Constitution juridi-que latente de la Communauté européenne en tant que telle ne retient guère, en dépit des louables orientations d'une Charte sociale, que les droits civils et civiques fondamentaux.

15 Rawls désigne trois conditions d'une société hiérarchique bien ordonnée, ou encore, d'une société minimalement juste, que son principe soit égalitaire ou hiérarchique: outre la première que l'on a men-tionnée, que (deuxièmement) son “système juridique (soit) guidé par une conception de la justice vi-sant le bien commun”; troisièmement, qu'elle “respecte les droits de l'homme fondamentaux”, c'est-à-dire “certains droits minimaux aux moyens de subsistance et de sécurité (le droit à la vie), à la liberté (le droit de résistance à l'esclavage, à la servitude et aux occupations forcées) et à la propriété person-nelle qui s'exprime par les règles de la justice naturelle (par exemple, l'exigence que des cas similaires soient traités de manière similaire)”. (Rawls 1996: 64-67).

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Staatenbund, entre l'Etat fédéral et la Fédération d'Etats. Nous parlons à cet endroit d'une Communauté politique postnationale, virtuellement cosmopo-litique, même si elle ne s'étend pas à la totalité des nations du monde, ni même à un grand nombre d'entre elles: il suffit qu'elle se compose de plu-sieurs Etats bien intégrés en eux-mêmes, initialement indépendants les uns des autres, libres de leurs décisions, c'est-à-dire autonomes, et jouissant en général de tous les droits reconnus aux Etats souverains. Pour constituer une telle Communauté, nous avons besoin au minimum d'un corpus substantiel de droits des peuples dont l'internalisation dans une quasi-Constitution (semblable à celle qui résulte de ces traités de type particulier que sont les Traités de Rome, Maastricht et Amsterdam) procède elle-même d'une trans-position des droits fondamentaux civils, civiques, sociaux et moraux, au plan des relations entre les peuples qui constituent distinctement la Com-munauté. Celle-ci acquiert alors son cadre minimal, en tant que Communau-té juridique métanationale, sans qu'il soit besoin pour ce faire de développer le droit commun à partir des droits fondamentaux individuels constitutionnali-sés au niveau de l'Union, comme dans la première hypothèse (celle de l'Etat fédéral supranational). Mais, afin de parvenir ensuite à une démocratie cos-mopolitique, avec toutes les exigences que porte en lui l'Etat moderne, une "ruse libérale" se recommande alors: constitutionnaliser au niveau d'un droit commun métanational la liberté de migration des individus à l'inté-rieur de la Confédération, ainsi que les droits spécifiquement destinés à leur ouvrir la possibilité d'accéder au statut de ressortissants de l'un des Etats-membres de leur choix. Je parle alors d'une "stratégie postnationale". Les deux libertés auxquelles il vient d'être fait allusion constituent à vrai dire la clé de voûte stratégique de l'édifice. Elles sont susceptibles d'aména-gements divers, mais il est important de remarquer qu'elles ressortissent l'une et l'autre à un concept rigoureux du droit cosmopolitique, concept de même esprit et à peine plus ambitieux que celui, minimaliste, que Kant avait énon-cé en son temps. L'édification d'une Communauté cosmopolitique se laisse envisager sur une stratégie proche de celle dite de "second degré", stratégie internationale ou, si l'on préfère, intergouvernementale; plus proche, en tout cas, que de la stratégie de "premier degré", stratégie globale, ou encore, su-pranationale, qui peut, quant à elle, ne consacrer, comme droits fondamen-taux, que ceux des individus (les droits de l'homme), à l'exclusion des droits des peuples (ou droits des gens), sans que son principe n'en soit altéré. Par-tant, l'intégration étatique supranationale peut même, en théorie, se limiter drastiquement au modèle unitaire, en faisant reposer la légitimité de l'ordre cosmopolitique, directement, sur les individus-citoyens, sans nécessairement devoir reconnaître à cet égard le "pilier" des Etats. Dans la pratique, cepen-dant, le modèle supranational devrait pour le moins se décentraliser en direc-

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tion de l'Etat fédéral. Mais, même alors, l'élément de droit des gens qui inter-vient pour sa constitution ne se développe pas systématiquement sur la voie d'une transposition large des droits fondamentaux individuels au plan des relations intrafédérales – entendons, une transposition incluant les principes d'intégrité (droits civils fondamentaux), de participation (droits civiques fon-damentaux), de solidarité (droits sociaux fondamentaux) et de personnalité (droits moraux fondamentaux), au profit des peuples en tant que tels, c'est-à-dire pour encadrer et normer constitutionnellement les relations des Etats fédé-rés entre eux et avec l'Etat fédéral. Au lieu de cela, l'Etat fédéral tend à diluer les droits des peuples dans ceux des individus, en réduisant les souveraine-tés nationales à des autonomies régionales, et en compensant intelligemment cette perte au profit des individus, par des gains de participation locale. Bien qu'elle ne soit pas alignée sur le principe étatique en général, la stratégie d'édification d'une Communauté cosmopolitique, telle que nous l'esquissons, ne se réduit pas à celle que j'avais mentionnée (en référence à Rawls) pour l'édification d'une Société des nations ou d'une Fédération d'Etats. Aussi l'ai-je présentée sous un autre vocable: comme une stratégie postnationale, laquelle devrait assumer une "ruse libérale". De quoi s'agit-il? D'un moyen détourné de réaliser l'intégration juridique qui, de façon plus directe mais probablement plus autoritaire (et donc, peut-être, moins effi-cace à long terme), serait obtenue par la stratégie supranationale. Mais comment la stratégie "postnationale", pourtant moins directe, pourrait-elle alors atteindre les mêmes résultats substantiels que la stratégie "supranatio-nale"; et pourquoi, dans cette perspective, les "deux libertés cosmopoliti-ques" joueraient-elles un rôle déterminant? Parce que ce sont les individus qui, dans la pratique, consacreront, à l'intérieur de la Communauté, le sys-tème de droit interne, ou jus civitatis, qui leur convient le mieux. On sup-pose que s'opère quelque chose comme une sélection immanente des institu-tions politico-juridiques – non par l'effet d'une Providence, mais parce que les intéressés plébiscitent ce qui leur convient le mieux. Sous la condition générale que l'on vient d'énoncer: celle des "deux libertés cosmopolitiques" fondamentales, le choix des intéressés est clairement décisif, s'ils jouissent des droits civiques fondamentaux; et il est déjà influent, à défaut même de ces droits démocratiques, dès lors que les conditions rawlsiennes des socié-tés bien ordonnées sont, en général, réunies pour eux.16 Ainsi, chaque Etat-membre, à travers ce que sa constitution sociale recèle d'originalité ou de vertu, est mis en concurrence avec ses partenaires. Se trouve par là sauve-

16 Il est intéressant, sinon significatif, que John Rawls ait justement prévu le droit à l'émigration pour les ressortissants des sociétés hiérarchiques. Il est indispensable, écrit-il, “du fait de l'inégalité de la liberté religieuse sinon pour une autre raison, qu'une société hiérarchique autorise le droit à l'émigra-tion”. (1996: 68). Rawls ajoute en note: “Avec certaines qualifications, les sociétés libérales doivent aussi garantir ce droit”.

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gardé, mais sur un mode civilisé, l'élément de vitalité, qui constitue l'objec-tion principale, objection "hégélienne" riche d'intuition, à l'Etat cosmopoli-tique. Aussi est-il important que les agents responsables de l'intégration communautaire européenne comprennent la valeur de cette confrontation, et en préservent la vitalité, plutôt que d'"harmoniser" d'urgence les systèmes juridiques organisant les grands domaines de la vie, ce qui supprime par en-haut la confrontation des expériences. Contre cette tendance sclérosante, la formalisation du principe de subsidiarité offre une voie d'issue largement acceptée. Un authentique et vaste débat public à ce propos serait une occa-sion – peut-être, l'occasion par excellence – d'activer la société politique européenne, base indispensable de tout Etat possible à venir. Sur un plan conceptuel, en tout cas, il semble que la formule postnatio-nale de la communauté cosmopolitique soit consistante. Elle l'est déjà néga-tivement, dans la mesure où elle réalise le maximum d'intégration politique compatible avec l'exigence de nations fortement constituées. Il n'est aucune expérience historique qui puisse fonder la prétention d'un Etat à fédérer da-vantage que des pays, non des nations, c'est-à-dire des entités peu structu-rées initialement sur le plan politique, ne possédant généralement pas de représentation diplomatique propre, et qui, d'un point de vue culturel, n'op-posaient guère à leur intégration de résistance assise sur la force logistique d'une civilisation autonome de l'écrit. Rien de tout cela, évidemment, dans l'Europe d'aujourd'hui. La "matière" culturelle et politique à intégrer est au-trement consistante, lorsque l'on a affaire avec des vieilles nations dont cer-taines ont failli représenter à elles seules une civilisation, et qui, presque toutes, peuvent exciper d'un principe possédant assez de caractère pour constituer un "modèle" (même s'il n'est pas nécessairement à suivre). On parle ainsi des modèles allemand, britannique, danois, français, hollandais, suédois, autrichien, suisse, comme étant déjà bien constitués, tandis que le "modèle européen", comme on dit, commence tout juste à se chercher. C'est un signe parmi d'autres de la primauté spirituelle des nations européennes sur les instances communautaires, que, généralement, la forme politique de l'Europe ne se laisse guère penser autrement que sur des modèles nationaux: République Fédérale Allemande, Etats-Unis d'Amérique ou Confédération helvétique. Cette seule considération suffirait à débouter la prétention à éri-ger la Communauté européenne en un Etat fédéral, si toutefois ceux qui s'ef-forcent de concevoir politiquement l'Europe ne se sentaient légitimement appelés à envisager sa Constitution au-delà d'une simple Fédération d'Etats, tandis qu'ils n'entrevoient rien que de bâtard et d'incohérent entre ces deux pôles: un néant politique. Mais je soupçonne qu'en ce qui concerne la consti-tution véritable de l'Union européenne, ce soit plutôt l'écran théorique des mo-dèles préformés, qui brouille la perception de la réalité.

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Die Europäische Gemeinschaft, zwischen Bundesstaat und Staa-tenbund Vom Römer Vertrag bis zum Vertrag von Amsterdam hat das europäi-sche Bauwerk seine latente politische Verfassung erarbeitet. Es geht um die Suche eines Konzeptes zwischen Bundesstaat und Staatenbund. Zwei rechtliche Paradigmen werden auf die Probe gestellt: Die Idee ei-nes Weltbürgerrechtes, welches gegenwärtig in der Perspektive einer kosmopolitischen Demokratie, die einen wirklichen Staat voraussetzt, eine Reaktualisierung erfährt (Habermas, Held), und das Recht der Völker, welches in die konstruktivistische Vision einer politischen Ge-sellschaft der wohlgeordneten Nationen neu investiert wird (Rawls).

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"Supranationales" Paradigma der Menschenrechte oder "internationa-les" Paradigma des Völkerrechtes. Die implizite Verfassung der Euro-päischen Union lässt sich nicht auf jene eines Völkerbundes vermin-dern. Ihre Originalität würde eher darin bestehen, auf der Ebene eines Völkerrechtes die umgesetzten Werte der Menschenrechte zu festigen, und zwar in einem weiten Spektrum, welches zweifellos das Recht auf Unversehrtheit (oder zivile Grundrechte), auf Mitsprache (bürgerliche Grundrechte), der Solidarität (gesellschaftliche Grundrechte) und der Persönlichkeit (moralische Grundrechte) umfassen wird. The European Community between Federal State and Federa-tion of States Beginning with the Treaty of Rome and ending with the Treaty of Am-sterdam, the European Community has elaborated a latent constitution. At issue is a solution lying between a Federal State or a Federation of States. Two legal paradigms are being tested: The idea of universal citizenship as part of a cosmopolitan Democracy presupposing a real state (Habermas, Held), and international law as part of a constructivist vision embracing a “political society of well-ordered nations” (Rawls). A "supranational" human rights paradigm on the one hand, and an "in-ternational" law paradigm on the other. The implicit constitution of the European Community cannot be reduced to the League of Nations principles. As part of international law its originality would more likely embrace the right of integrity (or of fundamental civil rights), of politi-cal participation (basic civic rights), of solidarity (basic social rights), and of personality (basic moral rights).

Jean-Marc FERRY, Prof., 24, avenue de l'Hippodrome, B-1050 Bruxelles. Paper submitted 2 October 1998; accepted for publication 2 November 1998.