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Master d’Études Médiévales Interdisciplinaires
Année 2014- 2015
La comparaison animalière : Usages et logiques médiévaux
Dans les écrits didactiques en Europe (XIIe- début du XVIe siècle)
Mémoire de Master présenté par Alice PERRIN
Sous la direction de Mme Laurence BUCHHOLZER-REMY
Juin 2015
1
En préambule de ce mémoire je souhaite adresser mes remerciements à ma tutrice de mémoire,
Laurence Buchholzer, pour sa proposition de sujet, son investissement et ses conseils avisés,
À Daniela Capin, qui m’a été d’une grande aide pour la compréhension de certaines sources,
À Emily Schmitt, relectrice attentive et intransigeante,
Ainsi qu’aux enseignants du MEMI, à mes amis et à mes proches, pour leur précieux soutien tout
au long du chemin de longue étude que furent ces années de Master.
Image de couverture : « Renart prêchant aux oiseaux », Royal 10 E IV, f. 49v.
Issu de :
http://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/ILLUMIN.ASP?Size=mid&IllID=40418
http://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/ILLUMIN.ASP?Size=mid&IllID=40418
2
Table des matières
Introduction ............................................................................................................................................. 4
La représentation animale dans la culture médiévale .......................................................................... 13
A) Homme et animal au Moyen Âge : un rapport ambigu ............................................................ 13
B) Les animaux comme « vocabulaire de Dieu » : des êtres à la multitude de symboliques… ..... 20
C) … Et miroirs de la société humaine ........................................................................................... 32
Les ouvrages didactiques : entre disparités et héritage commun ........................................................ 39
A) Des auteurs aux profils multiples [Fig.6] ....................................................................................... 39
B) Des ouvrages présentant bestiaire protéiformes, aux origines à la fois diverses et communes…
42
C) … Ainsi que des contenus homogènes calqués sur ceux des autorités ..................................... 50
Comment ces ouvrages s’adressent et s’adaptent-ils à leur public ? ................................................... 55
A) Les spécificités des ouvrages à portée didactique .................................................................... 55
B) Un public aux profils variés [Fig.7] ................................................................................................ 56
C) De l’usage des procédés didactiques ........................................................................................ 62
Une littérature sexuée pour une construction genrée ? ...................................................................... 74
A) Une éducation différente selon le sexe ? .................................................................................. 74
B) De la différence des comparaisons animalières selon le sexe du lectorat et du comparé ....... 87
C) L’instruction politique, un cas à part ? ...................................................................................... 92
Conclusion ............................................................................................................................................. 96
Sources et bibliographie ........................................................................................................................ 98
Table des abréviations ....................................................................................................................... 98
Sources imprimées ............................................................................................................................ 98
Dictionnaires et outils linguistiques ................................................................................................ 101
Littérature secondaire ..................................................................................................................... 101
Sites internet ................................................................................................................................... 111
Annexes ............................................................................................................................................... 113
Liste non exhaustive des ouvrages didactiques hors corpus .......................................................... 113
Figure 1 : Tableau récapitulatif des ouvrages ................................................................................. 113
Figure 2 : Le Livre des Trois âges, miniature cynégétique (fo5ro) .................................................... 116
Figure 3 : Fragment de gisant : chiens ............................................................................................. 117
Figure 4 : Justification du duc de Bourgogne .................................................................................. 118
Figure 5 : Miséricorde : Porcs jouant de l’orgue ............................................................................. 119
Figure 6: Tableau récapitulatif des auteurs ..................................................................................... 120
3
Figure 7 : Tableau récapitulatif du lectorat ..................................................................................... 121
Liste des comparaisons animalières ................................................................................................ 123
4
Introduction
« C'est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu'en voyant ils ne voient point, et qu'en
entendant ils n'entendent ni ne comprennent. »
[Matt.13.13]
« Bête comme une oie », « fier comme un coq », « détaler comme un lièvre », « ronger son
frein », « être connu comme le loup blanc », « dormir comme un loir »… La langue française
fourmille d’expressions faisant référence à un animal ou à ses caractéristiques, en le
comparant parfois à l’être humain – chose, nous le verrons, généralement connotée
négativement pour ce dernier. Les termes « animal » et « animaux », utilisés dans la présente
étude ont le sens actuel – en quelque sorte restrictif et non plus extensif – d’un « animal non
humain », créant une nécessaire opposition entre l’humain et l’animal, sens qu’il ne revêt que
très rarement au Moyen Âge, considérant que « l’ « animal » n’existe tout simplement pas
dans l’antiquité comme au Moyen Âge et que le terme « animé » conviendrait mieux pour
traduire ce concept1. » En effet, en latin se distinguent le bétail et les bêtes sauvages
(respectivement nommés pecus et bestia2), puis selon Pierre-Olivier Dittmar, apparaît en
Ancien Français le terme beste, qui « désigne tous les animaux sauf l’homme et qui est objet
d’un jugement de valeur négatif qui conduira à la « bestialité » de l’homme3. » Cependant,
nous allons ici utiliser le terme animal ici afin de rendre notre propos plus intelligible.
L’utilisation métaphorique, allégorique ou comparative4 de la figure de l’animal n’est pas
une innovation littéraire – elle est déjà présente chez les auteurs antiques, notamment chez les
fabulistes grecs comme Ésope ou Hésiode, et latins tel Phèdre, ainsi que dans la Bible – et
1 DITTMAR Pierre-Olivier, Naissance de la bestialité. Une anthropologie du rapport homme-animal dans les
années 1300, thèse de doctorat, dir. Jean-Claude Schmitt, 2010, p.6, note 13. Pour cela, l’auteur s’appuie sur F. Wolff. 2 Se référer au GAFFIOT Félix, Le grand Gaffiot, dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 2000. (rééd.)
3 Ibid., p.192.
4 Ces trois figures de style, bien que proches, sont à différencier. La comparaison rapproche deux idées ou
objets en établissant un rapport d’analogie entre eux et s’opère grâce à un terme comparant. Concernant la métaphore, elle n’utilise pas d’outil de comparaison –par opposition à la comparaison – et associe un terme à un autre, tout en utilisant un champ lexical différent. L’allégorie est une forme de représentation indirecte qui emploie une chose pour en représenter une autre, qui est le plus souvent une notion morale ou une idée abstraite. Elle représente donc un concept, une idée abstraite par une image concrète.
5
n’est pas non plus un unicum pour la période médiévale. En effet, on en trouve dans tout type
littéraire, allant des fabliaux aux poèmes, en passant par les exempla et les sermons, les traités
cynégétiques, les bestiaires, encyclopédies et volucraires. Comme le soulignent Christian
Heck et Rémi Cordonnier, « Peu de sociétés ont fait une telle place à l’animal dans toutes les
formes de la vie artistique, du décor des églises […] à tous les champs et supports de la
Création. Cette proximité est d’abord celle d’une société où les pratiques agricoles et
l’élevage tiennent une place centrale »5. De par cette importance et cette omniprésence de
l’animal dans la littérature, mais aussi dans les arts médiévaux, il peut paraître étonnant qu’il
ait été pendant longtemps si peu étudié par les historiens. En effet, les choses commencent à
changer à partir des années 1980, avec les travaux de Robert Delort6.
L’observation de la présence de comparaisons animalières dans des extraits de traités
didactiques médiévaux adressés aux femmes, faite par madame Buchholzer lors du cours
d’histoire des femmes et du genre donné en licence à l’université de Strasbourg, nous a amené
à nous poser la question de la fréquence de ces comparaisons, dans ce type d’écrits mais aussi
dans la littérature médiévale en général, voire même dans d’autres domaines de la vie
quotidienne. Ce constat invite à faire une étude, un bilan sur les références animalières.
L’utilisation de l’animal dans la production littérature médiévale, et particulièrement
dans les écrits à visée didactique, n’est pas fortuite. En effet, selon Michel Zink, « Dans la
littérature médiévale, l’animal, comme le reste de la création, n’est digne d’attention que pour
autant qu’il est porteur de sens7. » Sens que les bestiaires ont pour rôle d’élucider. Leur
connaissance, ainsi que celle des volucraires et des encyclopédies, est donc indispensable
pour éclairer le sens et l’utilisation des comparaisons animalières. De plus, le contenu de ces
ouvrages étant présent en arrière plan de toute comparaison, il est donc judicieux de connaître
ces trois types d’ouvrages adaptés à des publics différents, qui n’enseignent pas forcément
une connaissance scientifique des animaux, mais transmettent une lecture allégorisée du
monde animal, fondée sur des citations bibliques.
5 HECK Christian, CORDONNIER Rémy, Le bestiaire médiéval, Paris, Citadelles et Mazenod, 2011, p. 29.
6 Notamment l’ouvrage intitulé Les animaux ont une histoire, Paris, Seuil, 1984.
7 ZINK Michel, « Le monde animal et ses représentations dans la littérature française du Moyen Âge », dans Le
monde animal et ses représentations au Moyen âge (XIe-XVe s.) [Actes coll. XVème Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, Toulouse, 25-26 mai 1984], Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, 1985, p.47-71, ici p. 59.
6
Le bestiaire est donc un ouvrage consacré à la description et à l’interprétation allégorique
d’animaux, mais parfois aussi de pierres et de plantes. Ce terme peut également désigner la
partie zoologique des encyclopédies latines et françaises. Les bestiaires puisent leurs sources
dans le Physiologus, ouvrage rédigé en grec par un auteur anonyme, vraisemblablement à
Alexandrie au IIe siècle. Il est constitué de commentaires sur les animaux, plantes et pierres,
qui servent de support à l’énoncé de préceptes moraux, selon un déroulement repris dans les
bestiaires médiévaux : description – anthropomorphique plutôt que réaliste – de la « nature »
d’un animal (particularités physiques et comportementales), suivie de son explication
symbolique chrétienne tirée de la Bible, aboutissant à une leçon8. Un grand nombre de ces
ouvrages est rédigé en latin, ce dernier étant la langue des clercs et des savants. Le bestiaire
connaît un grand succès ainsi qu’une large diffusion, et ce sous diverses formes, comme en
attestent les traductions en langues vernaculaires comme le syriaque, l’éthiopien, le russe, le
flamand, le provençal, l’ancien anglais et l’islandais9, ainsi que des rédactions en langues
vernaculaires, comme pour le Bestiaire de Gervaise, rédigé en normand. Les bestiaires,
s’inspirant directement du Physiologus, apparaissent au XIIe siècle en Angleterre, et sont alors
réalisés pour les aristocrates, tels le Bestiaire d’Aaberden10
et le Bestiaire Ashmole 151111
,
rédigés tous les deux en latin et dont le style des enluminures présente une grande similarité.
Puis des adaptations se répandent dans le nord de la France et en Normandie. Les bestiaires en
latin sont apriori destinés aux clercs, ceux en langue vernaculaire, aux laïcs. Le plus ancien
bestiaire rédigé en français est celui de Philippe de Thaon aux alentours de 1121. Viennent
ensuite, parmi les plus connus, le Bestiaire de Gervaise datant d’entre la fin du XIIe
siècle et
le début du XIIIe siècle, puis le Bestiaire divin de Guillaume le Clerc de Normandie
12, et le
Bestiaire de Pierre de Beauvais, datant du XIIIe siècle. Quant au De animalibus d’Albert le
Grand, datant de la fin du XIIIe siècle, il est considéré comme marquant la fin du bestiaire en
tant que genre littéraire. En effet, l’auteur y note ses propres observations, et n’hésite pas à
8 Guide pédagogique BNF sur les livres d’animaux, téléchargé à cette adresse :
http://expositions.bnf.fr/bestiaire/pedago/fiches/1.pdf (dernière visite le 05/05/2014). 9 FLORES Nona C., Animals in the Middle Ages, New York, Routledge, 2000, p. 9.
10
Ce bestiaire a été rédigé et enluminé en Angleterre vers 1200. 11
Ce bestiaire date du premier quart du XIIIe siècle, et a probablement été produit au Nord de l’Angleterre. Il
contient 129 miniatures. 12
Cet ouvrage, datant d’environ 1212, reprend le Physiologus tout en utilisant des références profanes, en un ouvrage adressé à un lectorat laïc.
7
critiquer certaines autorités antiques, en une approche que nous pourrions qualifier de plus
savante des animaux qu’il décrit. S’inspirant de ces ouvrages, Richard de Fournival rédige
vers 1245 un bestiaire qui se différencie des autres, le Bestiaire d’Amours, qui n’est d’ailleurs
pas considéré comme faisant partie de la littérature allégorique ou didactique par Voichita-
Maria Sasu, mais comme appartenant au grand champ courtois13
. Dans cet ouvrage, les
comportements des animaux sont comparés à des comportements amoureux, mettant alors la
symbolique animale au service d’une rhétorique courtoise et non plus religieuse et morale14
.
Mais cette littérature ne se contente pas d’être écrite, elle est également illustrée. Le nom
de l’animal est accompagné d’une description des ses caractéristiques ainsi que d’une
représentation figurée car, « La mémoire a deux portes, la vue et l’ouïe ; et chacune ouvre sur
un chemin qui y conduit, la peinture et la parole »15
selon Richard de Fournival. D’après
Marie-Hélène Tesnière16
, ces illustrations sont stéréotypées et certaines puisent leur source
dans les pavements des mosaïques antiques.
Outre ces bestiaires, il existe des volucraires, qui sont parfois considérés comme faisant
partie du même genre que les premiers, car ils en reprennent la forme. Ces ouvrages, rédigés à
l’attention d’un public religieux, sont exclusivement basés sur les oiseaux. Ils sont constitués
de descriptions de leurs mœurs, assorties de commentaires moralisateurs et religieux, tel le De
avibus d’Hugues de Fouilloy, rédigé par le prieur au XIIe siècle. A l’instar des bestiaires, leurs
manuscrits sont illustrés.
Les encyclopédies, quant à elles, se développent au cours du XIIIe siècle. Il s’agit
d’ouvrages de compilation, qui se veulent être des inventaires du monde créé et qui se réfèrent
à Aristote, dont l’œuvre zoologique17
, traduite en latin, est redécouverte en Occident au milieu
du XIIe siècle. Parmi ces ouvrages on peut citer le De natura rerum de Thomas de
13
SASU Voichita-Maria, « Li bestiaires d’amour de Richard de Fournival » dans Le bestiaire, le lapidaire, la flore [Actes du colloque internationale, Université McGill, Montréal, 7-8-9 octobre 2002], éd. Rose Bidler et Giuseppe di Stefano, Montréal, Ceres, 2005, p.289-297., ici p.297. 14
Au sujet des bestiaires, se référer également à la notice sur Ménestrel : http://www.menestrel.fr/spip.php?rubrique719&lang=fr (dernière visite le 31/05/2014). Mise en ligne le 09/01/2008. 15
Voir http://expositions.bnf.fr/bestiaire/arret/3/index.htm (dernière visite le 05/05/2014) Mis en ligne en 2004. 16
TESNIÈRE Marie-Thérèse, Bestiaire médiéval : Enluminures, Paris, 2005, p.86. 17
Notamment l’Histoire des animaux ou Historia Animalium, rédigée en grec ancien au -IVe siècle, qui est un
recueil de faits liés aux êtres vivants, faisant un point sur les connaissances de l’époque relatives aux animaux.
http://www.menestrel.fr/spip.php?rubrique719&lang=frhttp://expositions.bnf.fr/bestiaire/arret/3/index.htm
8
Cantimpré ; le De Proprietatibus rerum, rédigé par le franciscain Barthélemy l’Anglais et
destiné aux prédicateurs, afin de leur fournir des exempla18
; Le Speculum majus écrit par le
dominicain Vincent de Beauvais, dont l’un des livres, intitulé le Speculum naturale, répertorie
les animaux. Quant au Livre du trésor, de Brunetto Latini, il s’agit de l’une des premières
encyclopédies destinées aux laïcs, dans laquelle l’auteur donne également des conseils
d’élevage – chose qui n’est pas sans rappeler les agronomes latins antiques.
Sans ignorer cette documentation, dont l’animal est le centre, notre étude privilégiera un
autre type d’ouvrages dans lequel les figures animales tiennent une place importante. Cette
étude se penchera sur les comparaisons – et par extension les métaphores – animalières
présentes dans les écrits didactiques dont la définition, selon Pierre Riché, est peu évidente
car :
« Le Moyen Âge est une époque où la plupart des écrits ont un but didactique et
pédagogique. Les clercs, les moines, les laïcs cherchent à former l'homme et le
chrétien. […] Que de livres qui s'intitulent Instructio, Educatio, Disciplina, Eruditio,
Speculum, Enseignement, Lehre, Doctrinal, Miroir, etc. qui sont destinés à
l'information des hommes et des femmes, sans pourtant être proprement dits des
ouvrages pédagogiques. Dans l'immense littérature médiévale en latin et en langue
vulgaire, il faut donc retenir les écrits qui ont pour but de former les enfants et les
adolescents, soit qu'ils s'adressent directement aux jeunes, soit qu'ils s'adressent aux
adultes qui ont pour charge d'éduquer les jeunes19
. »
Le choix des sources se base donc sur cette définition, mais également sur la liste dressée
par Léopold Génicot et ses collaborateurs concernant ce type de littérature dans l’Introduction
à la Typologie des sources du Moyen Âge occidental20
; sur la thèse de Karin Ueltschi
intitulée La didactique de la chair. Approches et enjeux d'un discours en français au Moyen
Âge ; sur celle d’Alice Hentsch intitulée De la littérature didactique du Moyen Âge
18
Cet ouvrage, rédigé en latin entre 1230 et 1240, est traduit en français par le chapelain Jean Corbechon à la demande de Charles V en 1372. Il l’est également en langue d’oc, espagnol, italien et flamand. Deux des livres qui le composent sont consacrés aux animaux : Les livres XII et XVIII. 19
RICHÉ Pierre, « Sources pédagogiques et traités d'éducation », dans Les entrées dans la vie. Initiations et apprentissages [Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 12e congrès], Nancy, 1981, p. 15-29., ici p.16. 20
Typologie des sources du Moyen Âge occidental. Introduction par Léopold Génicot, Turnhout, 1972, p. 29-30.
9
s’adressant spécialement aux femmes ; ainsi que sur des ouvrages généraux sur la question de
l’éducation au Moyen Âge.
Cette difficulté à trouver des critères définissant la littérature didactique médiévale est
également exprimée par Karin Ueltschi, qui note que la divergence apparaît dès lors que l’on
examine les dénominations différentes que peut recevoir une même œuvre21
. Cela se retrouve
dans le cas d’un document du corpus étudié, le Livre des Trois Âges – dont le titre a été donné
à une période postérieure à la rédaction du texte – poème rédigé en 1482 par Pierre Choinet à
l’attention du roi Louis XI, alors en fin de vie. L’éditeur du texte le considère comme « Un
poème moral mâtiné d’un traité d’éducation, voire d’un miroir au prince22
. » Il reste
cependant difficilement catégorisable car il présente les caractéristiques de différents types
littéraires, phénomène fréquent pour les ouvrages médiévaux. Cette complexité est, selon
Karin Ueltschi, « inhérente à la tentative de définition et de classification des savoirs qui
caractérise les XIIe et XIII
e siècles
23. »
C’est à dessein que ne sera pas utilisée l’expression « littérature didactique », et que celle
d’« écrits didactiques » lui sera préférée. Paul Zumthor dit en effet que le terme « littérature »
appliqué à la période médiévale est « ambigu, inadéquat et irremplaçable24
. », de plus, peut-on
réellement parler de « littérature didactique », alors que – comme nous avons pu le voir
précédemment – tous les ouvrages médiévaux ont potentiellement cette portée ? Utiliser cette
expression ne serait pas tenter d’enfermer dans un carcan contemporain, qui ne ferait donc pas
sens, les ouvrages de ce corpus ?
Les textes étudiés ici25
sont donc des ouvrages didactiques en vers ou en prose. Ils ne
sont pas forcément pédagogiques – c’est-à-dire, selon Pierre Riché, adressés aux jeunes ou à
leurs formateurs – car parfois destinés à continuer l’enseignement de sujets adultes. Nous
avons volontairement écarté les ouvrages spécialisés tels que les traités cynégétiques, les
21
UELTSCHI Karin, La didactique de la chair. Approches et enjeux d'un discours en français au Moyen Âge,
Genève, Droz, 1993. p.15.
22 PIERRE CHOINET, Le Livre des trois âges, éd. Lydwine Scordia, Rouen, PURH, 2009, p.86. Pour approfondir la
question du genre du Livre des Trois Âges, voir le chapitre VI intitulé « Le genre : Un " objet littéraire non identifié " ? », p. 80 -97. 23
UELTSCHI Karin, Approches et enjeux …, p. 15.
24 ZUMTHOR Paul, Performance, réception, lecture, Longueuil, 1990, p.69.
25 Se référer à la bibliographie des sources utilisées pour l’étude, p 99-100.
10
sermons, les fabliaux, les traités médicaux, les contenances de tables etc. pour nous pencher
sur des traités plus généraux, des manuels, des miroirs du prince26
, des poèmes, rédigés par
des auteurs masculins ou féminins – même si les premiers sont plus fréquents – clercs ou
laïcs, à l’attention de personnes de l’un des deux genres, novices, jeunes moines ou moniales,
ou laïcs, le plus souvent issus de la haute aristocratie, dans un but éducatif. Selon Danièle
Alexandre-Bidon, éduquer, c’est transmettre une culture, ce qui lui fait dire que « l’éducation
doit répondre à 3 exigences :
1) Transmettre les techniques et les valeurs reconnues par la société,
2) Préparer les jeunes27
à assumer les tâches et les rôles que cette société comporte ;
3) Permettre l’épanouissement de l’individu.28
»
Cette éducation, notamment dans le cas des femmes, mais aussi des hommes – en
témoignent notamment le Livre des Trois Âges, adressé au roi Louis XI, et le Livre des .iiii.
tenz d’aage d’ome dont chaque partie s’adresse aux hommes puis aux femmes et leurs donne
des enseignements jusque dans la vieillesse – ne s’arrête pas une fois le sujet sorti de
l’enfance, mais se poursuit tout au long de sa vie, et ce jusqu’à sa mort.
Pendant longtemps certains historiens ont pensé, à l’instar de Philippe Ariès, que la
civilisation médiévale « n’avait pas l’idée d’éducation29
.» Or, la production littéraire,
notamment celle de traités pédagogiques, de même que le développement des écoles urbaines
et la création des universités au XIIIe siècle montrent que ce souci éducatif est bien présent.
26
Les Miroirs du prince sont des ouvrages didactiques destinés à la formation politique du prince. Leur appellation prend racine à l’époque carolingienne, dans des ouvrages dans lesquels des auteurs comme Alcuin, Jonas d’Orléans et Hincmar de Reims dressent un portrait idéal du gouvernant sous forme de, selon J. Krynen, « traités des vertus chrétiennes et des devoirs moraux des rois. » (Se référer à VINCENT DE BEAUVAIS, De l’institution morale du prince, éd. Charles Munier, Paris, Cerf, 2010, p.31). À partir du X
e siècle, le changement
dynastique a un impact sur la conception du roi et de la royauté, et par extension sur les Miroirs, qui acquièrent progressivement « la fonction d’un manuel qu’il faut lire chaque jour en vue de se conduire et de se modifier. » (CHOPIN-PAGOTTO Myriam, « La prudence dans les Miroirs du prince », dans Chroniques italiennes, n
o60,
4/1999, p.87-98. Ici p. 89) À partir du XIIIe siècle, ces ouvrages sont renouvelés par le modèle du Policratius de
Jean de Salisbury. S’entame alors un second tournant, dans lequel il apparaît que l’idée carolingienne de la légitimité du prince reposant sur les vertus chrétiennes uniquement ne suffit plus.
27 Ici il s’agirait plutôt des « destinataires » qui, comme nous l’avons évoqué plus haut, ne sont pas forcément
jeunes. 28
ALEXANDRE-BIDON Danièle, LORCIN Marie-Thérèse, Système éducatif et cultures dans l'Occident médiéval: (XIIe-XVe siècle), Paris, Ophrys, 1998, p.3. 29
ARIÊS Philippe, L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1973, p. 463.
11
On le retrouve également dans la langue, comme le souligne Didier Lett, par le grand nombre
de termes existant en ancien français – environ une cinquantaine – pour désigner le fait
d’instruire ou d’enseigner30
. C’est volontairement que la présente étude n’aura pas d’espace
géographique plus restreint que l’Occident, afin de laisser le champ ouvert à des traités venant
de divers horizons, l’un des critères – arbitraire – de sélection étant l’existence d’une version
ou traduction en ancien français, français ou anglais de ces traités, afin de pouvoir plus
facilement les étudier et voir rapidement dans un premier temps s’il y avait une réelle
présence de comparaisons rendant l’étude possible.[Fig.1]
Mais ce critère ne nous empêche pas
de nous pencher sur des textes rédigés en anglo-normand mais aussi en latin31
. Ces derniers ne
sont pas intégrés au corpus, et leur contenu – notamment concernant la présence de
comparaisons – n’a donc pas été dépouillé, mais il serait intéressant de le faire dans le cadre
d’une étude plus poussée.
Concernant les limites chronologiques de l’étude, la « Renaissance du XIIe siècle », dont
les traducteurs sont les pionniers selon Jacques le Goff32
, est marquée par l’essor d’une classe
d’intellectuels, par l’apparition des bestiaires, l’épanouissement de la littérature courtoise et la
naissance de l’héraldique, domaines dans lesquels les animaux jouent un rôle symbolique
important. C’est également au milieu de ce siècle que les différents traités d’Aristote sur les
animaux sont redécouverts en Occident. Leur transmission se fait par des adaptateurs ou des
commentateurs arabes, tels Averroès ou Avicenne, desquels ils sont traduits en latin, d’abord
de l’arabe vers 1230 par Michael Scot, puis directement du grec par Guillaume de Moerbeke
vers 126033
. De plus, la plupart des traités pour moines ou moniales que nous avons pu
trouver, tel le Speculum Virginum ou le De institutione novitiorum datent de cette période.
Travailler sur des sources datant d’à partir du XIIIe siècle revenait donc à se priver d’une
tranche d’auteurs et de lectorat.
Le choix de la limite chronologique supérieure dépasse quelque peu la date la plus
communément admise comme marquant la « fin du Moyen Âge », soit 1492, le corpus
comprenant les Enseignements à sa fille d’Anne de Beaujeu, datant de 1503-1504. La
30
LETT Didier, Hommes et femmes au Moyen Âge : histoire du genre, XIIe-XV
e siècles, Paris, Armand Colin, 2013,
p. 77. 31
Une liste non exhaustive de ces ouvrages se trouve en annexe. Se référer à la p.113. 32
LE GOFF Jacques, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1985, p. 20. 33
TESNIÈRE Marie-Thérèse, Bestiaire médiéval : Enluminures, Paris, 2005, p.225.
12
présence de cet ouvrage est liée au fait qu’il apparaît dans la liste des sources didactiques et
pédagogiques présentées par Pierre Riché dans son article « Sources pédagogiques et traités
d'éducation », ce qui a motivé son insertion dans le corpus.
La présente étude porte sur l’analyse des comparaisons animalières que l’on trouve dans
certains écrits didactiques de la période s’étendant du XIIe au XV
e siècle, afin de tenter de
comprendre leurs mécanismes et de voir à quelles logiques elles répondent – logique d’une
construction sociale, logique littéraire – les deux, ou d’autres ? Par comparaisons animalières,
nous entendons les comparaisons, ou similitudines34
, entre êtres humains et animaux, mais
aussi les métaphores. Certaines portent sur des objets, des parties du corps ou des vices et
vertus, mais ce ne sont pas elles qui seront étudiées en profondeur ici. Elles ont toutefois été
relevées et seront abordées dans la partie concernant la manière dont les écrits didactiques
s’adressent et s’adaptent à leur public.
Afin de répondre à cette interrogation, il est tout d’abord nécessaire de faire un bilan sur
la représentation animale dans la culture médiévale, notamment pour saisir comment sont
pensées les relations entre les humains et les animaux. Ces derniers sont des symboles divins
ambivalents, mais également des miroirs de la société humaine. Nous nous intéresserons
ensuite aux spécificités des auteurs ainsi qu’à l’héritage commun présent dans le contenu des
ouvrages et des comparaisons. Après avoir étudié les particularités des auteurs, nous
effectuerons la même démarche avec le public de ces ouvrages. Cela nous permettra de tenter
de dégager les spécificités de ces textes et de comprendre les manières dont ils s’adaptent et
s’adressent à leur public. Finalement, nous nous interrogerons sur la question de construction
du genre, induite ou non, par ces écrits, en étudiant les différences existantes au sein
l’éducation, mais aussi dans les comparaisons relevées. Enfin, nous nous pencherons sur
l’instruction politique afin d’analyser s’il s’agit d’un cas à part dans les écrits didactiques.
34
En latin, le terme similitudo désigne aussi bien la ressemblance, que l’analogie, l’image ressemblante, les faits analogues, la comparaison et la monotonie.
13
La représentation animale dans la culture médiévale
A) Homme et animal au Moyen Âge : un rapport ambigu
« Dans l’immense répertoire de thèmes et de formes qui se développe dans ces
enluminures, l’animal est présent à tous les niveaux. Qu’il soit serviteur fidèle et
accompagnateur bienveillant, qu’il exprime l’humour de la fable ou de la parodie,
qu’il représente au contraire la vie sauvage, le danger, ou le mal, qu’il illustre les
créatures étranges des confins du monde, réelles ou faites de pure imagination, il
prend dans les images une place analogue à celle qui est la sienne, centrale dans la vie
et la culture des hommes du Moyen Âge35
. »
Ces phrases de Christian Heck et Rémi Cordonnier, même si elles s’appliquent avant tout
à la représentation enluminée de l’animal – non humain – au Moyen Âge, nous montrent bien
son omniprésence au sein de la société médiévale occidentale. Selon Michel Pastoureau, deux
courants de pensée apparemment contradictoires s’expriment au sujet des animaux36
. Le
premier considère que l’homme et l’animal sont opposés. Ce courant est dominant et explique
ce foisonnement de représentations animales, issu de la confrontation, de l’incessante
comparaison entre l’Homme et l’animal afin de se distinguer de ce dernier.
Un exemple de cette manière de penser le rapport humain-animal se retrouve dans un des
traités du corpus, le Mesnagier de Paris37
. Cette comparaison est insérée dans la partie du
traité concernant les péchés, et plus particulièrement celui de gloutonnie – c’est à dire de
gourmandise : « La seconde branche de gloutonnie si est quant une personne mange plus
souvent qu’elle ne doit, et sans neccessité ; car si comme l’Escripture dit : « mangier une foiz
le jour est chose d’ange, et mengier deux foiz le jour est vie humaine ; et troiz foiz ou .iiii., ou
plusieurs, est vie de beste, et non pas de creature humaine38
. » Dans ce passage, nous
pouvons constater que l’opposition humain/animal se fait sur une idée de tempérance face à la
nourriture, en une gradation du spirituellement plus élevé (l’ange) jusqu’au péniblement
35
HECK Christian, CORDONNIER Rémy, Le bestiaire médiéval, Paris, Citadelles et Mazenod, 2011, p.9.
36 PASTOUREAU Michel, Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2011, p.15.
37
Cet ouvrage, datant du XIVe siècle, est adressé par un bourgeois parisien, dont les éléments de biographie
sont rares, à son épouse. 38 BRERETON Georgine Elizabeth et MACKAY FERRIER Janet, éd., Le mesnagier de Paris, trad. Karin Ueltschi, Paris, Librairie générale française, 1994, p. 107.
14
déterminé par sa matière et ses instincts (la bête). L’humain se trouvant entre les deux, il est
donc pris entre ses qualités proches du Divin – grâce une certaine forme de contrôle et de
privation – et ses pulsions animales liées à sa matière, son corps fini. Notons qu’avec nos trois
repas par jour, pour ce bourgeois parisien du XIVe siècle, nous nous approcherions plus des
autres bêtes que des êtres humains ! Selon cette logique, l’animal occupe alors une place toute
désignée dans les ouvrages didactiques, puisqu’il s’agit pour l’humain – de par leur biais et
donc celui de l’éducation – de dépasser ses instincts pour se distinger au mieux des autres
animaux.
Cette idée de la supériorité de l’humain sur l’animal est également liée à celle de la
nomination des animaux par Adam, lors de la création du monde. Cette scène biblique,
souvent occultée dans les commentaires et les enluminures, émaille la littérature médiévale.
On la retrouve dans les Étymologies d’Isidore de Séville, dans lesquelles l’auteur précise que
c’est Adam qui nomme les animaux39
, ainsi que dans les bestiaires qui s’en inspirent,
notamment dans les chapitres concernant le bétail40
. Elle est également présente dans
l’encyclopédie de Barthélémy l’Anglais intitulée Le Livre des propriétés des choses, qui
introduit le chapitre sur les animaux terrestres par cette scène41
. D’après l’analyse
iconographique des enluminures représentant cet épisode de la création du monde faite par
Maÿlis Outters, plusieurs tendent à démontrer une supériorité de l’homme sur l’animal, voire
une domination42
. Cette scène est paradoxale, selon Pierre- Olivier Dittmar – comme l’est
finalement le rapport humains/animaux – car, « en même temps qu’elle réaffirme l’infinie
diversité des natures et des espèces sur terre, elle place de facto Adam dans un rapport
d’extériorité au monde animal ; elle renforce ainsi la division du monde en deux méta-
catégories dissymétriques, celle de l’homme d’un côté, et celle de l’animal de l’autre, qui
39 ORTALLI Gherardo, « Animal exemplaire et culture de l'environnement: permanences et changement », dans
L’animal exemplaire au Moyen Âge, Ve-XVe siècles [Actes du colloque international du musée d’histoire
naturelle d’Orléans, 26-27 Septembre 1996], dir. Jacques Berlioz et Marie Anne Polo de Beaulieu, Rennes,
1999, p. 41-50., ici p. 49.
40 OUTTERS Maÿlis, La nomination des animaux par Adam dans l'Occident latin du XIIe au XVe siècle : Étude
iconographique, Mémoire de deuxième année de Master sous la direction de Bruno LAURIOUX et Marie-Anne POLO de BEAULIEU., Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, Unité de Formation et de Recherche des Sciences Sociales et des Humanités Histoire médiévale, 2006, introduction. En ligne sur http://www.memoireonline.com/02/08/889/nomination-animaux-adam-occident-latin-xii-xv-eme-siecle-etude-iconographique.html 41
Ibid. introduction. 42
Ibid. introduction.
http://www.memoireonline.com/02/08/889/nomination-animaux-adam-occident-latin-xii-xv-eme-siecle-etude-iconographique.htmlhttp://www.memoireonline.com/02/08/889/nomination-animaux-adam-occident-latin-xii-xv-eme-siecle-etude-iconographique.html
15
regroupe l’ensemble des espèces animées à l’exception de l’homme. Par la stricte opposition
de ces deux termes, la nomination des animaux contribue à forger une vision « naturaliste »
du monde, fondée sur l’opposition entre Nature et Culture.43
» Cette idée de domination des
humains sur les animaux se retrouve dans le Doctrina pueril ou Livre de l’enseignement des
enfants de Raymond Lulle44
:
« Aux oiseaux Dieu a donné des ailes pour qu’ils puissent voler, des plumes pour se
couvrir. Aux bêtes, Il a donné des griffes en guise de chaussures […] A chaque
créature, Dieu a donné les facultés qui lui sont nécessaires. Aux hommes, Il a
destiné les chevaux pour voyager, les moutons pour se nourrir. Il a créé la laine
pour se vêtir, le feu pour se chauffer, le bœuf pour labourer. Toutes les autres
créatures, Dieu les a créées pour servir les hommes45
. »
Les animaux sont ici présentés par l’auteur comme étant des outils mis au service des
humains, créés par Dieu dans le but de servir ces derniers.
Outre cet épisode biblique, une autre idée vient justifier ce courant de pensée : celle qu’il
existe plusieurs natures de l’âme, différant selon la nature des êtres, qu’ils soient végétaux,
bêtes ou hommes. Or, cette idée d’âme existe déjà chez Aristote, qui en distingue quatre types
ou parts : l’âme nutritive ou végétative, qui appartient aussi aux être animés autres que
l’homme46
, l’âme motrice, qui n’en est pas une à part entière et qui permet aux animaux qui
en sont dotés de se mouvoir ; l’âme sensitive dont découlent les différents sens, et l’âme
intellective47. Nous la retrouvons dans certains traités d’éducation étudiés, comme chez
Raymond Lulle :
« Cinq puissances universelles sont présentes en l’âme : végétative, sensitive,
imaginative, rationnelle et émotive. Dans les arbres il n’y a pas d’âme sensitive ni
43
DITTMAR Pierre-Olivier, Naissance de la bestialité..., p.46. 44
Ce traité rédigé entre 1274 et 1276 et adressé par l’auteur à son fils Domingo, est l’un des premiers traités d'éducation en catalan. Il est traduit en français dès la fin du XIII
e siècle et porte, selon Raymond Lulle,
plusieurs titres possibles. 45 RAYMOND LULLE, Livre de l’enseignement des enfants: « Doctrina pueril », trad. Bernard Jolibert, Paris, C. Klincksieck, 2005, p.8.
46 ARISTOTE, De l’âme, trad. Jules Tricot, Paris, Librairie philosophique J.Vrin, 1995, (Bibliothèque des Textes
philosophiques), II.4, 414a 22-25, p. 86. 47
Ibid., II.2, 413b B, 2, 413b 11-17, p. 77.
16
rationnelle ; dans les bêtes c’est l’âme rationnelle qui est absente. Dans l’âme
humaine, en revanche, on trouve les cinq puissances parce que l’âme humaine
participe de toutes les sortes de créatures. […] Lorsque le corps d’un homme meurt,
ne va pas croire que l’âme rationnelle meure avec lui. Elle va au paradis, au
purgatoire ou en enfer selon ce qu’elle aura mérité. Les âmes végétatives, sensitives
et imaginatives, en revanche, meurent avec la mort du corps. C’est parce que ces
dernières sont de la même nature que le corps, qui est corruptible48
.»
Kathleen Walker-Meikle voit à travers les récits hagiographiques une assertion de cette
mainmise de l’humain sur l’animal, par la manière dont le saint noue une relation avec un
animal sauvage qui devient son compagnon, le « domestiquant » donc49
. Cela peut nous
amener à nous poser des questions d’ordre terminologique. En effet, est-il pertinent de parler
d’animaux domestiques, sauvages et de compagnie pour la période médiévale ? Existe-t-il des
équivalents à ces catégories ou ne sont elles que valables pour notre époque ? De plus, si elles
existent dans certaines conceptions médiévales, contiennent- elles les mêmes animaux ? Selon
Michel Pastoureau, pour les médiévaux sont « qualifiés de « domestiques » tous les animaux
qui vivent dans et autour de la maison (domus)50
». Mais qu’en est-il chez les auteurs du
corpus ? Le chevalier de la Tour Landry et l’auteur du Mesnagier de Paris parlent de bestes
ou d’ oisels sauvaige (dont font partie le lyon et la lyonnesce51
, les « corbeaulx, corneilles,
choues, voire les oiseaulx de proye comme espriviers, faucons melles, ostours, et les
semblables52
», mais également les « (d'un) sanglier, (ung) cerf, (une) biche » – qui d’après le
bourgeois parisien « ont nature sauvage53
. » Ils évoquent également les bestes privees mais
aussi les donmesches et les bestes champestres (dont font partie le mouton et l’aignel54
.) Ces
48
RAYMOND LULLE, Livre de l’enseignement des enfants …, p.127-128. 49
WALKER-MEIKLE Kathleen, Medieval Pets, Woodbridge, Boydell and Brewer, 2012, p.21. 50
PASTOUREAU Michel, Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2011, p.99. 51
GEOFFROY DE LA TOUR-LANDRY, Le livre du chevalier de la Tour-Landry pour l'enseignement de ses filles, éd. trad. Anatole de Montaiglon, Paris, P. Jannet, 1854, p.135-136. 52
ANONYME, Le Mesnagier de Paris, éd. Georgine Elizabeth Brereton et Janet Mackay Ferrier, trad. Karin Ueltschi, Paris, Librairie générale française, Le Livre de Poche, 1994. (Lettres gothiques), p.179-180. 53
Ibid., p.182. 54
Ibid., p.182.
17
catégories contiennent d’ailleurs des sous-catégories, comme celle des bestes devourantes qui
font partie des bestes sauvaiges :
« Item, autel est il des bestes sauvaiges qui sont devourans et ravissables, comme loups,
leons, leopars et les semblables, qui sont bestes farouches, fieres, cruelles, devuorans et
ravissables55
. »
La présence de cette dernière sous-catégorie s’explique par le fait qu’au Moyen Âge,
contrairement à maintenant « c’est par le biais de la dévoration, de la gueule, des dents et des
griffes que s’expriment la nature et la puissance des bêtes56
. » Au vu des éléments dont nous
disposons, il est toutefois difficile d’établir les nuances et les frontières existant entre ces
différentes catégories. Les auteurs citent parfois quelques animaux en faisant partie, mais ne
nous donnent pas les critères justifiant leur appartenance à ces catégories. Pour éviter au
possible cet écueil, et toute forme d’anachronisme, nous tenterons de ne pas utiliser les
catégories sauvage, domestique et de compagnie57
, afin d’éviter de passer à côté de nuances
de classification – et donc de pensée – qui nous échapperaient.
Robert Delort synthétise ainsi la situation : « L’homme doit dépasser la bête qu’il peut
aimer mais doit dominer58
. » Mais il existe un second courant de pensée concernant les
animaux dont les tenants évoquent l’existence d’une véritable communauté d’êtres vivants et
d’une parenté entre l’être humain et l’animal, en une conception à la fois aristotélicienne et
paulinienne. Il s’agit notamment des théoriciens de l’apocatastase – restauration finale de
toutes les choses en leur état d’origine, de l’état édénique après l’Apocalypse – dont l’un des
représentants majeurs est Jean Scott Erigène. Cette dernière approche introduit des questions
55
ANONYME, Le Mesnagier de Paris, éd. Georgine Elizabeth Brereton et Janet Mackay Ferrier, trad. Karin Ueltschi, Paris, Librairie générale française, Le Livre de Poche, 1994. (Lettres gothiques), p.182. 56
DITTMAR Pierre-Olivier, Naissance de la bestialité..., p.229. 57
Dans traduction de domesche donnée par le Trésor de la langue français informatisée, le terme « domestique » est mis entre guillemets, ce qui conforte notre choix de ne pas utiliser ce terme. De même, dans l’ouvrage de WALKER-MEIKLE Kathleen, le terme utilisé par l’auteur est « pets », traduisible en français par « animal de compagnie ». Ce terme commence à être utilisé au XVI
e siècle mais seulement en Ecosse et
dans le nord de l’Angleterre. (Se référer à: WALKER-MEIKLE Kathleen, Medieval Pets, Woodbridge, Boydell and Brewer, 2012, p.1.) Il ne nous semble donc pas judicieux d’appliquer ce terme aux animaux croisés dans le corpus. 58
DELORT Robert, « Les animaux en Occident du Xe au XV
e siècle », dans Le monde animal et ses
représentations au Moyen âge (XIe-XV
e s.) [Actes coll. XV
ème Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de
l’Enseignement Supérieur Public, Toulouse, 25-26 mai 1984], Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, 1985, p.11-45, ici p. 24.
18
concernant la nature des animaux, qui sont débattues à l’Université de Paris au milieu du XIIIe
siècle. Elles concernent notamment leur accès au ciel après la Mort, le fait qu’ils soient – tout
comme les humains – les enfants de Dieu, ou la possibilité de les traiter comme des êtres
moralement responsables59
. La pratique des procès d’animaux, qui émerge en Occident au
XIIIe siècle, montre la reconnaissance d’une certaine responsabilité de l’animal dans le cas où
il blesse grièvement un être humain60
. Ces questions au sujet du statut de l’animal, ainsi que
de la nature et du devenir de son âme sont toujours d’actualité. En témoigne le sujet posté, il y
a quelques années, sur un forum concernant les rats, par une jeune musulmane. Suite à la mort
de sa rate, elle voulait savoir ce qu’il advenait de l’âme de ces animaux après leur mort, et si
ils avaient une place au paradis dans l’Islam, car elle avait lu que dans cette religion, les rats
étaient considérés comme impurs. De même, les vifs débats ayant eu lieu en France autour du
statut des animaux domestiques en Octobre 2014, qui se sont soldés par l’adoption en Janvier
2015 par l’Assemblée Nationale de l’amendement visant à les reconnaître comme des « êtres
vivants doués et sensibles » – statut dont ils disposaient déjà dans les Codes rural et pénal,
mais non dans le Code civil. De même, à partir de la rentrée 2015, le Centre européen
d'enseignement et de recherche en éthique de l'université de Strasbourg proposera un Master
Ethique et sociétés comprenant une spécialisation intitulée « Animal : science, droit et éthique
»61
.
La prédominance du premier courant de pensée peut expliquer le foisonnement des
représentations animalières, des incessantes comparaisons entre l’humain et l’animal, afin de
les distinguer et donc peut expliquer pourquoi, dans la majorité des occurrences, le fait de
comparer un être humain à un animal est péjoratif. Cependant, il faut noter que la figure de
l’animal comme modèle à suivre existe également, et qu’elle est fréquente : on la retrouve
dans les exempla et les sermons, notamment avec la métaphore des abeilles, utilisée par
Thomas de Cantimpré dans son traité de morale pratique destiné aux prélats intitulé Bonum
universale de apibus62
(Le bien universel fondé sur les abeilles), dans lequel l’organisation
59
PASTOUREAU Michel, Bestiaires…, p. 15. 60
A ce sujet, se référer à PASTOUREAU Michel, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Seuil, 2004, p.29-48.
61 La visée principale de ce Master, et notamment de l’UE 5 intitulée « Droit de l’animal », est d’enseigner les
règles les règles qui s’appliquent aux animaux dans le but « d’assurer à ces derniers une protection plus efficace, qu’ils soient utilisés à des fins alimentaires, scientifiques, récréatives ou autres. » (Issu du guide téléchargé sur https://ethique-alsace.unistra.fr/uploads/media/NOUVEAU-Ethique_animale_02.pdf . Dernière visite le 08/06/2015)
https://ethique-alsace.unistra.fr/uploads/media/NOUVEAU-Ethique_animale_02.pdf
19
sociale de cet animal est comparée à celle d’une société humaine idéale. Cette utilisation
comparative ou métaphorique de l’abeille est également présente dans les Écritures et le
Physiologos. Cette figure de l’animal-modèle permet, dans la plupart des exemples glanés
dans le corpus étudié, de dénigrer les humains ne faisant pas ce que même les animaux sont
capables de faire, comme cela est visible dans cette comparaison, tirés du treizième chapitre
du Livre des états63
de Don Juan Manuel de Castille intitulé « Dans ce 13ème
chapitre, Julio dit
à l’enfant et lui explique pourquoi Jésus Christ voulut naître dans la crèche. » :
« Puis, les hommes doivent comprendre que le bœuf et l’âne, des animaux qui
mangent dans cette crèche, ont bien reconnu leur seigneur et leur créateur, et selon
leur pouvoir, lui firent révérence. Ainsi, combien sont-ils coupables eux-mêmes de
ne pas le reconnaître et de ne pas agir envers lui comme ils le devraient 64
!»
Par cette comparaison, l’auteur pointe clairement du doigt les personnes ne reconnaissant pas
Jésus en tant que fils et incarnation de Dieu – c’est-à-dire les Juifs et les Musulmans, ce qui
n’est pas innocent au vu du contexte politique de la Castille de l’époque65
. Ils sont d’autant
plus coupables, selon lui, que même des animaux – qui n’ont pourtant pas la raison qu’il
attribue à l’homme – ont pu reconnaître le Christ et agir en conséquence.
Mais cette ambivalence n’est pas l’apanage du rapport entretenu entre l’humain et
l’animal, elle est également présente dans la multitude de symboliques que peuvent endosser
les animaux représentés par l’humain au Moyen Âge.
63
Cet ouvrage, rédigé vers 1330, n’est pas un traité d’éducation à proprement parler, mais un essai de philosophie politique, adressé par l’auteur à un prélat. Cependant, Jean Manuel de Castille ayant écrit cet essai sous la forme d’un dialogue entre un maître et son élève, il m’a semblé pertinent de l’intégrer au corpus étudié. 64
JEAN MANUEL DE CASTILLE, Le livre des états de Don Juan Manuel de Castille: un essai de philosophie politique vers 1330, éd. Béatrice Leroy, Turnhout, Brepols, 2005, p. 227. 65
Pour plus de détails à ce sujet, se référer à JEAN MANUEL DE CASTILLE, Le livre des états …, p. 11-15.
20
B) Les animaux comme « vocabulaire de Dieu »66 : des êtres à la multitude de
symboliques…
L’ambivalence de l’animal-symbole est déclarée dans le Physiologos « Toutes les
créatures sont de double nature, à la fois louable et répréhensible67
. » L’animal peut donc
revêtir des significations très différentes, aucun n’est en lui-même le symbole d’un seul
concept, même si certains sont très fortement connotés de manière positive ou négative. Mais
cela dépend de l’animal, de la période et du milieu de l’auteur qui l’utilise. Le loup est un
exemple de la variation de la symbolique d’un animal dans le temps, ici entre le début et la fin
du Moyen Âge68
. En effet, revêtant au départ l’image d’un prédateur des troupeaux qui
n’attaque qu’occasionnellement les humains, il devient, avec le temps, un agresseur de ces
derniers. Cette chose découle, selon Gherardo Ortalli, de changements environnementaux et
culturels – tels que la migration de sous-espèces plus agressives et les apports du
christianisme – qui mènent à une disparition quasi-totale des connotations positives.69
Gherardo Ortalli souligne également la présence de tonalités différentes de l’usage
exemplaire selon les milieux sociaux-culturels qui en parlent ou l’utilisent. Selon lui, le chien
est souvent, par exemple, une figure positive chez les laïcs, par opposition aux écrivains
66
Formule de Jan Ziolkowski dans Talking Animal: Medieval Latin Beats Poetry, 750-1150, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1993, p. 34. 67
ORTALLI Gherardo, « Animal exemplaire et culture de l'environnement: permanences et changement », dans L’animal exemplaire au Moyen Âge, V
e-XV
e siècles [Actes du colloque international du musée d’histoire
naturelle d’Orléans, 26-27 Septembre 1996], dir. Jacques Berlioz et Marie Anne Polo de Beaulieu, Rennes, 1999, p. 41-50, ici p. 46-47.
68 Concernant les articles et ouvrages consacrés au loup, nous pouvons évoquer ceux de Gherardo Ortalli,
notamment « Entre hommes et loups en Occident : le tournant médiéval » , dans BODSON Liliane, éd., Regards
croisés de l’histoire et des sciences naturelles sur le loup, la chouette, le crapaud dans la tradition occidentale.
Journée d’étude – Université de Liège, 23 mars 2002, Liège, Université de Liège, 2003, pp. 15-32 (Colloques
d’histoire des connaissances zoologiques, 14) et « Animal exemplaire et culture de l'environnement:
permanences et changement », dans L’animal exemplaire au Moyen Âge, Ve-XVe siècles [Actes du colloque
international du musée d’histoire naturelle d’Orléans, 26-27 Septembre 1996], dir. Jacques Berlioz et Marie
Anne Polo de Beaulieu, Rennes, 1999, p. 41-50.
Ainsi que l’ouvrage contenant des études recueillies par GUIZARD-DUCHAMP Fabrice (éd.), Le loup en Europe
du Moyen âge à nos jours [ études réunies par Fabrice Guizard-Duchamp issues du colloque interdisciplinaire co-
organisé par le Centre d'étude et de recherche en histoire culturelle (CERHIC-Reims) et le Centre de recherche
Histoire, civilisations et cultures des pays du monde occidental (CRHICC-Valenciennes), tenu à la Médiathèque-
Cathédrale de Reims les 9 et 10 novembre 2006], Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2009.
(Recherches valenciennoises ; 29)
69
ORTALLI Gherardo, « Animal exemplaire et culture de l'environnement… », p. 47.
21
ecclésiastiques70
. Nous pouvons nuancer cette observation avec les comparaisons liées au
chien glanées dans notre corpus. En effet, cet animal apparaît, les deux fois où il est
mentionné, comme ayant une connotation péjorative chez le chevalier de la Tour Landry,
membre de la petite noblesse angevine du XIVe siècle. La première comparaison prend place
dans le trente-cinquième chapitre, intitulé « De ceulx qui firent fornication en l'esglise », dans
lequel l’auteur relate l’histoire d’un sergent et d’une femme ayant une relation sexuelle sur un
autel :
« ll avint en celle eglise à une vigiles de Nostre-Dame que un qui avoit nom Perrot
Luart et qui estoit sergent de Cande en la mer, si coucha avec une femme sur un
autel. Si advint un miracle qu'ilz eentreprindrent et s'entrebessonnèrent comme
chiens, tellement qu'ils furent aussy pris de toute le jour à journée, si que ceulx de
l'esglise et ceulx du paix eurent assez loisir de lez venir veoir ; car ils ne se povoient
departir, et convint que l'on venist à procession à prier Dieu pour eulx, et au fort sur
le soir ilz se departirent. Dont il convint que l'esglise feust puis dediée, et convint
par penitence qu’il alast par troix dimenches environ l'esglise et le cymetière, soy
batant et recordant son peché. Et pour ce a cy bon exemple comment l'en se doit
tenir nettement en sainte eglise71
. »
Ici, les « fornicateurs » – agissant, en sus, sur l’autel du lieu sacré qu’est église – sont
comparés à des chiens, car leur acte est moralement dégradant, humainement indigne, les
protagonistes n’ayant pas respecté la sacralité de la maison de Dieu. Un autre élément vient
apporter un regard complémentaire sur ce qui peut – ou non – être considéré comme étant un
comportement sexuel admissible au Moyen Âge. En effet, ma première interprétation, guidée
par la phrase de conclusion « Et pour ce a cy bon exemple comment l'en se doit tenir
nettement en sainte eglise. » avait été de dire que c’était le fait de forniquer sur l’autel et dans
l’Église qui était ici stigmatisé. Or, le pénitentiel72
de l’évêque Burchard de Worms, composé
70
ORTALLI Gherardo, « Animal exemplaire et culture de l'environnement... », p. 48. 71
GEOFFROY DE LA TOUR-LANDRY, Le livre du chevalier de la Tour-Landry pour l'enseignement de ses filles, éd. trad. Anatole de Montaiglon, Paris, P. Jannet, 1854. Version numérisée par Odile Halbert, p. 34. 72
Le pénitentiel est un manuel de tradition irlandaise, adressé aux prêtres, qui répertorie les péchés en les
associant aux peines de pénitence leur correspondant.
A ce sujet se référer à LE GOFF Jacques, TRUONG Nicolas, Une histoire du corps au Moyen Âge, L. Levi, Paris, 2003, p. 49-50.
22
au XIe siècle nous apporte des clefs de compréhension supplémentaire. En effet, il « demande
par exemple au marié s’il s’est « accouplé par-derrière à la manière des chiens73
». Vanter les
mérites d’une norme en matière de sexualité nécessite d’évoquer les pratiques inadmissibles,
la norme se construisant avant tout en définissant ce qui n’en fait pas partie. Les autorités,
qu’elles soient médicales ou théologiques, se voient donc contraintes d’évoquer ces positions
et pratiques hors normes afin d’en souligner les dangers ainsi que leur caractère contraire à la
morale74
. Albert le Grand, dans le De animalibus et dans le Commentaire des sentences,
donne une liste de positions qui entraînent le péché, notamment car elles empêchent la bonne
réception du sperme dans la matrice. Il les traite dans l’ordre de la moins à la plus grave, la
pire étant le coït retrorsum qu’il commente comme étant la position des juments75
. Ici, elle est
considérée comme étant celle des chiens. Cette position est inacceptable car, outre le fait
qu’elle est une potentielle entrave à la fécondation, elle relègue les humains la pratiquant au
rang de bêtes. L’utilisation de la comparaison animalière revient donc à définir certaines
pratiques sexuelles comme étant hors humanité. Outre le lieu et les protagonistes de l’action,
c’est donc également la manière de faire qui est problématique pour l’auteur et ses
contemporains et qui, par extension, conduit au double châtiment – le divin et l’humain, le
« naturel » et le sociétal – que sont le fait de « ne se povoient departir » et celui de la
nécessaire pénitence « Dont il convint que l'esglise feust puis dediée, et convint par penitence
qu’il alast par troix dimenches environ l'esglise et le cymetière, soy batant et recordant son
peché ». Cette idée d’un châtiment divin est appuyée par la phrase par laquelle le chevalier
clôt l’exemplum suivant celui-ci, intitulé « Du moine qui fist fornication en l’eglise » : « et, à
conforter ceste raison, Nostre Seigneur en a bien demontré appert miracle, comme vous avez
ouy qu’il a fait nagaires en ces deux eglises, comment il lui desplait que on ordist sa sainte
maison ne son eglise. »
La seconde comparaison, quant à elle, différencie trois types de chiens. Elle se trouve dans le
quarante-et-unième chapitre intitulé De la quarte folie de Eve : « Regardez-moy ces chiens et
ces mastins ; de leur nature ilz rechignent et abbayent, mais un gentil levryer ne le fera pas.
73
LE GOFF Jacques, TRUONG Nicolas, Une histoire du corps au Moyen Âge, L. Levi, Paris, 2003, p. 49. 74
RIBÉMONT Bernard, Sexe et amour au Moyen Âge, Paris, Klincksieck, 2012. (50 questions, no36), p.119.
75 Ibid., p.119-120.
23
Ainsi doit-il estre des gentilz hommes et des gentilz femmes76
. » Les chiens sont, dans cet
exemple, à nouveau connotés péjorativement, de même que les mâtins. Par opposition à ceux-
ci, le lévrier est présenté comme étant le modèle à suivre par les hommes et femmes nobles de
naissance – et par extension par les filles du chevalier – qui doivent se garder de tancier. Cette
figure est présente dans le Miroir des bonnes femmes, qui a été l’une des sources d’inspiration
du chevalier, et dans lequel l’auteur « invite les lectrices à comparer les chiens qui aboient
nuit et jour aux nobles lévriers toujours silencieux77
. »
Ce positionnement en faveur du lévrier est peut-être dû au fait qu’au Moyen Âge, ce chien,
ainsi que les oiseaux et le cheval sont souvent perçus comme étant l’apanage des nobles et
sont donc des marqueurs de l’appartenance sociale78
. Il en est de même de la possession de
certains animaux, que l’on qualifierait actuellement d’animaux de compagnie79
, sur lesquels
se penche Katrin Walker-Meikle dans l’ouvrage intitulé Medieval pets80
. Ces animaux, selon
leur exotisme, leur rareté, mais aussi le prix de leurs accessoires et de leur entretien, sont un
indicateur de statut social et de richesse81
.
76
GEOFFROY DE LA TOUR-LANDRY, Le livre du chevalier de la Tour-Landry pour l'enseignement de ses filles, éd. trad. Anatole de Montaiglon, Paris, P. Jannet, 1854, p.86. 77
LEQUAIN Elodie, L’éducation des femmes de la noblesse en France au Moyen Âge (XIIIe-XV
e siècle), Thèse de
doctorat, dir. Colette Beaune, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2005, p.283. 78
AURELL Martin, « Complexité sociale et simplification rationnelle : dire la stratification au Moyen Âge », dans Cahiers de civilisation médiévale, 48e année (n°189), Janvier-mars 2005, La médiévistique au XX
e siècle. Bilan et
perspectives. pp. 5-15, ici p. 12-13. Au sujet des animaux comme marqueurs sociaux, se référer également à FRAY Sébastien, L’aristocratie laïque au miroir des récits hagiographiques des pays d’Olt et de Dordogne (X
e-XI
e siècles), thèse de doctorat en histoire
médiévale, dir. Dominique BARTHÉLEMY, Paris, Université Paris-Sorbonne, Lettres et civilisations, 2011, p.767-769. 79
Voir la note 57 se trouvant à la p.17 de cette étude. 80
Cette catégorie d’animaux spécifique est définie en ces termes par l’auteur : « However, this book examines pets : animals chosen by humans simply to perform the task of being companions. Pet keeping is one of the most remarkable relationship between humans and animals. […] Unlike a fine horse or a falcon, which might also be treasured, nothing is asked of the pet, except to provide companionship and amusement. […] Pets are animals kept by humans for companionship. An animal only becomes a pet because human owner chooses to keep it as one. There are no pet in nature. A « pet »is thus an artificial, man-made category.». Les critères pouvant définir un animal de compagnie sont, selon l’auteur mais également selon Keith Thomas, le fait qu’il soit conservé à l’intérieur, qu’il n’est pas destiné à être mangé et auquel on a donné un nom. Se référer à : WALKER-MEIKLE Kathleen, Medieval Pets…, p.1-3. 81
WALKER-MEIKLE Kathleen, Medieval Pets…, p.53.
24
Une différenciation entre trois types de chiens est déjà présente dans le Livre du trésor de
Brunetto Latini82
dans les années 1260 :
« Une autres espèce est celle des lévriers. Ils sont qualifiés de « segus », c’est-
à-dire de poursuivants parce qu’ils suivent la bête jusqu’au bout. Parmi eux il en est
qui s’en tiennent toujours à ce qu’on leur a appris dans leur jeunesse, si bien que
les uns chassent les cerfs, les biches, et les autres bêtes des bois, tandis que les
autres chassant les loutres, les castors et les bêtes qui vivent dans l’eau. Ces chiens
nagent fort bien. Il existe encore d’autres chiens plus légers et plus rapides à la
course, qui sont capables d’attraper des bêtes dans leurs gueules. […] Une autre
espèce est celle des mâtins, grands et gros, d’une force remarquable ; ils chassent
les loups, les sangliers, les ours et tous les animaux de grande taille, et ils
combattent avec acharnement même contre l’homme83
. »
Ce type de distinction se retrouve également dans les traités cynégétiques comme dans le
Livre de chasse, de Gaston Phoebus84
, datant du XIVe siècle ; ainsi que dans les enluminures
du manuscrit Smith-Lesouëf 70 du Livre des trois âges. Ce dernier, faisant partie du corpus,
est accompagnée de représentations de quatre scènes de chasse dans lesquelles pas moins de
quarante-trois figures canines, dont les races sont identifiables, sont dépeintes85
. [Fig. 2]
De
même, dans l’héraldique, on distingue des types de chiens du point de vue morphologique86
.
Dans cet exemple, le lévrier prime sur les mâtins et sur les autres chiens. Il faut savoir que ce
canidé est en grande faveur tout au long du Moyen Âge87
, notamment chez les membres de la
noblesse, en témoigne le fait qu’il compose la majeure partie des représentations canines dans
l’armorial. Patrick Millet observe que, sur un échantillon de trois-cent armoiries, le lévrier et
82
Brunetto Latini est un laïc florentin, notamment notaire et chancelier, du XIIIe siècle. Ses ouvrages les plus
connus sont Li livres dou tresor, Il Tesoretto (Le petit Trésor) et la Rettorica (La Rhétorique). 83
PASTOUREAU Michel, Bestiaires…, p.15. 84
Gaston III de Foix-Béarn dit Gaston Phœbus est un seigneur de la Gascogne et du Languedoc, né en 1331 et mort en 1391. Le Livre de chasse est un traité cynégétique illustré, écrit en français et dicté à un copiste de mai 1387 jusqu'en 1388. Ce livre, qui connaît un grand succès est encore utilisé par Buffon à la fin du XVIII
e siècle.
85
PIERRE CHOINET, Le livre des trois âges, éd. Lydwine Scordia, Rouen, PURH, 2009, p.198-199. 86
MILLET Patrick Lucien, Le chien héraldique dans l'armorial européen, Puiseaux, Pardès, 1994, p. 57. 87
BORD Lucien-Jean et MUGG Jean-Pierre, La chasse au Moyen Age : Occident latin, VIe - XV
e siècle, [S. l.], éd.
du Gerfaut, 2008, p.230.
25
le braque représentent quatre-vingt-douze pour cent des chiens héraldiques, et que le seul
lévrier réunit soixante-dix pourcents de ceux-ci88
.
Dans le Mesnagier de Paris, la fidélité de l’épouse envers son mari est mise en parallèle
avec celle du chien envers son maître, et l’époux est ensuite comparé au chien de chasse dont
le maître prend soin. La figure du chien est donc ici positive.
« Des donmesches vous veez que ung levrier, ou mastin ou chiennet, soit en
alant par le chemin, ou a table, ou en lit, tousjours se tient il au plus pres de celluy
avecques qui il prend sa nourreture, et laisse et est estrange et farouche de tous les
autres. Et se le chien en est loing, tousjours a il le cuer et l’ueil a son maistre ;
mesmes se son maistre le bat et lui rue pierres apres luy, si le suit il balant la
queue ; et en soy couchant devant son maistre le repaise ; et par rivieres, par bois,
par laronnieres et par batailles le suit89
. »
« Aux chiens qui viennent des boiz et de la chasse fait l’en devant leur maistre,
et luy mesmes leur fait, lictiere blanche devant son feu, l’en leur oint de saing doulx
leurs piez au feu, l’en leur fait souppes et sont aisiez par pitié de leur travail. Et par
semblable, se les femmes sont ainsi a leurs mariz que font les gens à leurs chevaulx,
chiens, asnesmulles et autres bestes, certes les autres hostelz ou ilz ont esté serviz ne
leur sembleroit que prisons obscures et lieux estranges envers le leur, qui leur sera
donc ung paradiz de reppos. Et ainsi sur le chemin les maris avront regard à leurs
femmes90
. »
Chez les auteurs religieux, les connotations de l’animal-chien sont aux antipodes de celle vue
précédemment, donc négatives. Elles se rapprochent de celle croisée chez le chevalier de la
Tour-Landry, sauf dans le Li Livre de l'enseignement des rois, où le comportement du chien
est présenté comme étant un modèle à suivre par les juges :
« La .X. chose que li juges doit encliner a savoir pitié et misericorde de celi qui mal
fet, est la subjection et l’umilité de celi qui forfet, et [s‘il] s’umilie du tout et se met du
touten l’arbiitre et en la volenté du juge, l’en doittretier plus debonairement. Cer cil
88
MILLET Patrick Lucien, Le chien héraldique …, p. 58-59. 89
BRERETON Georgine Elizabeth et MACKAY FERRIER Janet, éd., Le mesnagier de Paris, trad. Karin Ueltschi, Paris, Librairie générale française, 1994, p .179-185. 90
BRERETON Georgine Elizabeth et MACKAY FERRIER Janet, éd., Le mesnagier... p.305.
26
fet contre reson qui ne deporte en aucune manière celui du tout s’umilie a lui. Quer
nous veons que les bestes le font, quer les chiens ne mordent mie, ne ne font mal a cesu
qui s’umilient a eus et qui se couchent a terre devant eus ; et cen dit le philosophe eu
.II. de rethorique que les chiens ne mordent mie ceus qui gisent et s’asient devant eus
[et] prouvent que l’umilité doit apesie[r] l’ire et le corrout de l’omme ; dont il apiert
bien que li juges doivent estre plus debonaires que plus crueus.91
»
Dans le De Institutione novitiorum de Hugues de Saint-Victor92
, ce sont les personnes n’ayant
aucune tenue en public qui sont comparées aux chiens : « Pire, d’autres, quand ils agissent ou
qu’ils écoutent, tirent la langue comme des chiens assoiffés, et, à chaque action, tordent les
lèvres comme s’ils tournaient une meule93
. »
Dans le De l’institution morale du prince 94
de Vincent de Beauvais, savant dominicain du
XIIIe siècle, les cajoleurs et les flatteurs sont comparés aux chiens, en se basant sur les
Écritures, dans le vingtième chapitre portant sur « les détracteurs et les adulateurs qui
fréquentent les cours » :
« C’est pourquoi on les compare aussi avec raison aux chiens, parce qu’ils
lèchent en flattant et mordent en dénigrant, selon l’Ecclésiaste XIX : Une flèche
plantée dans la cuisse d’un chien, telle est une parole dans le cœur du sot [Si
19,12.] Comme chien qui a une flèche dans la cuisse n’a de cesse qu’il ne l’ait
extirpée, ainsi le détracteur, qui entend ou pense du mal de son prochain, n’a de
cesse qu’il ne l’ait vomi95
. »
Une seconde comparaison prend place dans ce même chapitre :
91
GILLES DE ROME, Li livres du gouvernement des Rois, éd. S. P. Molenaer, New York, AMS Press, 1899, p.344. 92
Ce texte, rédigé vers 1125, est un manuel de savoir-vivre à l’attention des novices dans lequel l’auteur enseigne une discipline plutôt générale du comportement aux aspirants chanoines. 93
HUGUES DE SAINT VICTOR, « De institutione novitiorum », dans L’œuvre de Hugues de Saint-Victor, vol.1, éd. Patrice Sicard et Hugh Feiss, trad. Dominique Poirel et Henri Rochais, Turnhout, Brepols, 1997, p.243. 94
L’auteur écrit ce traité d’éthique politique dédié à Saint Louis et à son gendre Thibaut V de Champagne entre 1260 et 1262. 95
VINCENT DE BEAUVAIS, De l’institution morale du prince, éd. Charles Munier, Paris, Cerf, 2010, p. 243.
27
« Les flatteurs ne doivent pas être écoutés, mais plutôt repoussés : « Ne crois
pas ceux qui te couvrent d’éloges, mais ne va pas non plus prêter une oreille
bienveillante aux moqueurs, qui ont encouragé les flatteries en ta présence et, d’une
certaine manière provoqué la paralysie de l’esprit ; si tu les regardes derrières toi,
tu les surprendra à tortiller du chef derrière ton dos comme le font les cigognes, ou
à singer des mains des oreilles d’âne, ou a tirer la langue comme un chien brûlant
de soif 96
. » »
Chez cet auteur, le chien est le symbole de la flatterie sans retenue. Il est intéressant de
noter l’écho de l’image de cet animal assoiffé chez ces deux auteurs – malgré l’usage
différent qu’ils en font – témoignant d’un fond culturel commun, basé sur les Écritures et
leurs commentaires. La représentation du chien dans les Écritures explique peut-être la
connotation négative que prend cet animal dans les textes rédigés par des religieux. En
effet, dans la Bible, son image n’est guère positive. Aussi bien dans l’Ancien que dans le
Nouveau Testament, il est la figure de l’impudence et du dégoût : « Comme le chien
revient à son vomissement, le fou retourne à sa folie. » [Proverbes XXVI, 11.]. Dans le
Nouveau Testament, le récit au sujet d’une femme païenne rapporté par Marc [Mc VII,
24-30.] assimile le chien au païen par le biais d’une métaphore placée dans la bouche du
Christ97
mais, au Ve
siècle, Saint Augustin en fait l’image du converti au christianisme.
De même, le Livre de Tobie, relatant le voyage vers Ninive du jeune Tobias et de son
chien, met en avant la fidélité de cet animal98
. Même dans les écrits bibliques,
l’ambivalence de cette figure animale est présente.
En ce qui concerne la figure du chien dans des sphères autres que nobles ou
ecclésiastiques, pour lesquelles les sources sont plus rares, il apparaît, à travers un texte
écrit par Étienne de Bourbon vers 1260, que cet animal est l’objet d’une dévotion
populaire dans la Dombes, au nord de Lyon. Dans ce cas précis, le chien est vénéré sous
la forme d’un saint lévrier, nommé Guinefort, que son maître aurait injustement tué, et
qui est considéré comme étant un guérisseur d’enfants99
. Ce cas précis montre
particulièrement bien la dualité prêtée au chien. En effet, dans la légende, il est occis par
96
HUGUES DE SAINT VICTOR, « De institutione novitiorum »…, p. 284. 98
VANNEAU Victoria, Le chien : histoire d'un objet de compagnie, Paris, Autrement, 2014, p. 37-40. 99
Pour une étude plus approfondie à ce sujet, se référer à l’ouvrage de SCHMITT Jean-Claude, Le Saint lévrier : Guinefort, guérisseur d'enfants depuis le XIIIe siècle, Paris, Flammarion, 2004.
28
son maître – le châtelain – qui le soupçonne d’avoir tué son enfant. Il est par la suite
vénéré pour s’être interposé entre un serpent et l’enfant, et avoir ainsi sauvé son jeune
maître.
Malgré cette ambivalence de la plupart des figures animales, certaines s’affirment
comme étant connotées plutôt péjorativement, tel est le cas du loup, ou du crapaud qui orne
notamment les armoiries du Diable100
, et d’autres positivement comme l’agneau, qui est
considéré comme étant symbole du Christ. La brebis est un animal à connotation éminemment
positive qui apparaît à de nombreuses reprises (12 occurrences au total, 1 concernant
l’agneau, 2 les moutons en général et 9 les brebis) dans les sources étudiées. Dans les
bestiaires, le mouton est généralement l’objet de trois chapitres distincts : L’un concerne le
bélier, un autre la brebis et le troisième l’agneau101
. Chez Hildegarde de Bingen, il est décrit
ainsi : « Le mouton mâle ou femelle, est froid, mais plus chaud que le bœuf ; il est de nature
simple et humide, et n’a ni amertume, ni méchanceté102
. » L’une des caractéristiques
majeures de la brebis est, tout comme l’agneau – figure christique par excellence – envers
lequel elle fait preuve d’une grande tendresse, sa douceur. Vivant en troupeau, elle aime ses
congénères et celles-ci se protègent mutuellement du loup, aidées du mâtin et du berger.
Cependant, elle est de peu d’entendement et ne sait pas prendre de décision seule.103
Un bon
berger lui est donc nécessaire. Dans tous les exemples tirés du corpus, elle apparaît comme
étant un être passif, placide et toujours encadré par un pasteur – qui peut être la princesse, le
prince, le roi, le curé – parfois secondé par un chien, représentant l’armée, comme c’est le cas
dans le Livre des trois âges104
.
Ce peu d’entendement ainsi que cette qualité d’animal de troupeau, suivant « bêtement » ses
congénères, donne lieu à une comparaison peu flatteuse dans le Livre des Trois Vertus :
« Car qui plus en puet faire de quelque estat que ce soit, soient femmes ou hommes,
leur semble qu’ilz besoingnent le mieulx,et tout ainsi que les berbis suivent l’une
l’autres, s’il y en a aucun homme ou femme qui voye faire a aultre quelque oultrage ou
100
PASTOUREAU Michel, Figures de l'héraldique, Paris, Gallimard, 1996, p. 85. 101
PASTOUREAU Michel, Bestiaires …, p.116. 102
HILDEGARDE DE BINGEN, Physica : Le livre des subtilités des créatures divines, trad. Pierre Monat, Grenoble,
Jérôme Million, 2011, p.256.
103 PASTOUREAU Michel, Bestiaires …, p.117.
104 Voir annexes p. 141.
29
desordonnance en habit ou abillement, tantost les autres le suivent et dient il fault faire
comme les aultres105
. »
Cette comparaison de la masse aux moutons n’est en rien nouvelle, il apparaît en effet que
Cicéron utilise de nombreuses insultes faisant usage du terme pecus et de noms de bétail pour
désigner une foule inerte ou la passivité d’un individu106
.
A la brebis, nous pouvons opposer le cochon, ou pourceau. Le glissement de l’un à l’autre
est ici facilité par le truchement d’un exemplum rapporté par le chevalier de la Tour Landry :
« Si avint la nuit ensuivant en avision au chappelain par IJ foiz ou par troix,
qu'il lui semblait qu'il gardait une grant compaignie de brebis en un champ où
n'avoit point de herbe. Si les vouloit mettre en un pastis pour paistre, où il n'avoit
que une entrée, et en celle entrée avoit un porc noir et une truye couchiez au travers
du chemin. Ces porcs estoient cornuz ; si avoient sy grant paour lui et les ouailles
qu’ilz n'osaient entrer ou pastis et s'en aloient tantost arrière à leur toit, sanz paistre
ne sans mengier. Et puis une voix lui disoit : Laissiez-tu à entrer ne à obéir pour ces
bestes cornues ? et lors il s'en esveilla, et tout aussy comme il advint au prestre, il
advint celle nuit au chevalier et à la dame tout en la manière, maiz que il leur
sembloit qu'ils estoient devenuz le porc et la truie, et estoient cornus et ne vouloyent
laissier passer les brebis ou pastis107
. »
Cette anecdote oppose donc les brebis – incarnant symboliquement les fidèles – au porc et à la
truie, représentant le seigneur et sa femme préférant rester au lit plutôt que d’assister à la
messe et empêchant donc le chapelain de célébrer l’office. Le cochon, à la symbolique
ambivalente selon Michel Pastoureau108
– chose liée à héritage biblique mais aussi barbare et
gréco-romain – apparaît comme une figure éminemment négative dans les 5 comparaisons
relevées. En effet, il est l’incarnation d’humains vicieux, qu’ils soient gloutons ou
105
GEOFFROY DE LA TOUR-LANDRY, Le livre du chevalier de la Tour-Landry pour l'enseignement de ses filles, éd. trad. Anatole de Montaiglon, Paris, P. Jannet, 1854, p.158. 106 DITTMAR Pierre-Olivier, Naissance de la bestialité. Une anthropologie du rapport homme-animal dans les
années 1300, thèse de doctorat, dir. Jean-Claude Schmitt, 2010, p.301. S’appuyant sur B. Cuny-le Callet.
107 GEOFFROY DE LA TOUR-LANDRY, Le livre du chevalier de la Tour-Landry …, p.66-68. (p.29 pour la version en
partie numérisée.) 108
PASTOUREAU Michel, Bestiaires …, p.119.
30
paresseux109
. Il en est de même chez Hildegarde de Bingen, selon qui « le porc est chaud, il a
une nature ardente ; (…) il est glouton, toujours avide de manger, au point de ne pas faire
attention à ce qu’il mange, si bien qu’il mange parfois de