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LA COMTESSE DE SÊGUR OU LE BONHEUR IMMOBILE par Francis Marcoin Du château de Fleurville à l'auberge de l'Ange gardien, se construit un certain modèle de bonheur lié à un idéal état d'enfance. Francis Marcoin nous invite à saisir l'originalité idéologique, narrative et esthétique de l'univers romanesque proposé par la Comtesse de Ségur. , Les petites filles modèles, ill. Bertall, 1858 52 / LA REVUE DES LIVKES POUR ENFANTS

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LA COMTESSE DE SÊGUROU

LE BONHEUR IMMOBILEpar Francis Marcoin

Du château de Fleurvilleà l'auberge de l'Ange gardien,

se construit un certain modèle de bonheurlié à un idéal état d'enfance.

Francis Marcoin nous invite à saisirl'originalité idéologique, narrative et esthétique

de l'univers romanesque proposépar la Comtesse de Ségur.

,

Les petites filles modèles, ill. Bertall, 1858

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I l y a sans conteste de la violence dansl'œuvre ségurienne, que la critique

depuis quelques années assimile à une vio-lence de l'œuvre et de son auteur : terreur,barbarie, sadisme, autant de termes devenuscommuns pour désigner ce qui se passe auchâteau de Fleurville, apparenté dès lors àcelui de Sacher-Masoch. Ces lectures, loin denuire à la réputation de la Comtesse, luidonnent un intérêt supplémentaire qui lasort de la Bibliothèque Rosé en l'apparen-tant à quelque roman noir. On aime àretrouver les illustrations originales, deBertall ou de Castelli, qui jouent sur I'exa-cerbation des sentiments, sur les pulsionsféroces des personnages, sur tout ce qu'ilspeuvent présenter d'excessif, physiquementet moralement, de pointu, d'aigu, de désarti-culé... .

Face à Mme Fichini, mais en fin de compteface à elle-même, Sophie apparaît comme lapréférée, parce que la moins soumise, la plusimpatiente, et la plus disposée à provoquerl'événement. A l'opposé de Camille etMadeleine, trop sages et trop obéissantes,voilà quelqu'un qui s'affronte aux choses dumonde ! Bien plus, l'enfant authentique neserait trouvé que dans cette propension àcasser, crier ou désobéir, image répétitiveque nous présente notre modernité et qui, enfait, prive l'enfant de sa révolte, puisqu'elleest déjà représentée, codifiée, presque impo-sée.

On n'est pas loin de condamner Camille etMadeleine pour leur contentement bête et,plus définitivement encore, pour leurfadeur. Madeleine n'illustre même pas sonprénom, tellement significatif, tellement pro-grammatique, que dans ces mêmes annéesVictor Hugo l'attribue comme pseudonyme à

son pécheur repenti, Jean Valjean (le rap-prochement s'impose d'autant plus que laComtesse composera pour ses Comédies etProverbes un A tout pécheur miséricorde,sur le même thème, celui du forçat retournédans la société, mais avec d'autres conclu-sions).Dans Camille et Madeleine, plus que l'échode l'histoire romaine ou de l'histoire sainte,il faudrait plutôt lire camomille et madelei-ne, c'est à dire la douce fadeur sucrée desgoûters d'enfants ou de leurs remèdes, dontMarcel Proust gardera le plus vif souvenir.

La Comtesse n'avait-elle pas publié dès 1855une Santé des enfants, la plus décriée de sesœuvres, et la moins susceptible d'être rangéedans la catégorie du littéraire ? Pourtant,au-delà d'un propos plus ou moins autorisésur la médecine, on y voit poindre une pro-blématique qui ne variera pas : les tisanes,les infusions, tilleul, bourrache, mauve,fleur d'oranger, sont au premier rang, avecles bains, qui font intervenir les mêmesplantes. A cette fadeur mêlée d'une pointed'amertume, s'associe donc la tiédeur de cesdécoctions dans lesquelles on pourra plongerl'enfant, car « la peau des enfants est, àcause de son extrême finesse, plus sensibleque la nôtre aux influences du chaud et dufroid » (La santé des enfants, réédité dans leGrand Album Ségur, p. 216).

La Comtesse est donc pour les remèdesdoux, à base de fleurs. A l'entrée de sonœuvre romanesque, n'impose-t-elle pas cenom de Fleurville, un nom qui fait tellement« douce France », par opposition au domai-ne russe de Gromiline, véritable nom d'ogred'où devront fuir pour ne plus jamais yretourner le général Dourakine et ses com-pagnons ? (Gromiline réplique de Voronovo,

(1) A la différence de Pécoud, dont le graphisme de dessinateur de mode, substitué à ces traits féroces,va insister sur la rondeur des visages, des corps, des jupes et des robes qui bouffent.

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et qu'il faut aussi opposer au nom deLoumigny, le doux village de L'auberge del'Ange gardien).

Naissance du inonde

Avec son premier roman, Les petites fillesmodèles, la Comtesse de Ségur ne manquepas de nous faire assister à la constructiond'un monde privilégié qui, comme l'indiquele titre, va servir de modèle à une bonnepartie de son œuvre. Les petites fillesmodèles, les mamans modèles et le châteaumodèle lui fournissent les lignes d'un patronque ses autres romans essaieront de réactua-liser, dans une entreprise qui peut être vouéeà l'échec, comme dans François le bossu ouAprès la pluie le beau temps, ou réussie, auprix de transformations importantes, commedans L'auberge de l'Ange gardien.

Certes, ce petit monde résulte d'un accident,puisque d'une voiture de poste renversée, ilfaut dégager d'abord la petite Marguerite deRosbourg, toute couverte du sang de samère, puis celle-ci, et c'est bien une image denaissance qui s'impose ici : de cette violenceinitiale naîtra le plus grand des bonheurs,une société de femmes qui vont très vite déci-der de ne plus faire « qu'un ménage ».Toutes deux sont libres, M. de Fleurvilleayant été tué dans un combat contre lesArabes, et M. de Rosbourg ayant disparu enmer depuis deux ans. Les hommes néan-moins reviendront dans Les vacances, maispour se conformer à ce modèle féminin.Beaucoup d'oncles, de tantes, de cousins etde cousines, dans une organisation qui per-met en quelque sorte une dispersion del'affection, une moins grande tension amou-reuse entre parents et enfants, donc davan-tage de liberté de part et d'autre. La lecture

la plus immédiate et la plus naïve estd'abord sensible à ce charme de rapportsfamiliaux qui échappent au terrible face àface de la mère et de la fille, dans son intran-sigeance (Les malheurs de Sophie) ou sadémission (Quel amour d'enfant).

Femmes et de naissance noble, Mme deFleurville et Mme de Rosbourg sont dégagéesdu souci de se faire une position. A l'opposédu roman bourgeois de formation, le romanségurien ne vit pas sur le régime de laconquête, sinon celle de la tranquillité inté-rieure, que finiront par atteindre Sophie,Félicie (Diloy le chemineau), Gisèle (Quelamour d'enfant). Le triple modèle de laféminité, de l'aristocratie et de la religiontend à l'immobilité, régime paradoxal pourle roman 2. Le mode de composition privilé-gié de la Comtesse, l'enchaînement descènes, montre qu'il n'y a pas d'intrigue, detension vers un point final. D'où le senti-ment de la durée, dans un espace quel'homme n'a plus à aménager. Le château deFleurville est là, et bien là, déjà construit. Ilne suffit que d'y être, comme on disait auXVIIIe 3.

Le château constitue un modèle d'habitatpropre à protéger l'intimité des habitants,puisqu'il est à l'écart de toute demeure, pastrès loin sans doute du village, ouvert etfermé à la fois. Comme La Nouvelle Héloïse,il est fait pour être habité plus que pour êtrevu, et le potager remplace en partie le parc,comme le préconisait M. de Wolmar. C'estdire l'ambiguïté de ce lieu aristocratique,tout pénétré des vertus bourgeoises et trèséloigné du palais de Versailles et du paraîtremondain.A l'intérieur du château, la disposition des

(2) De même, revient le thème de la petitesse. Car se faire petit , pou r les grands de ce monde , est un

par t i pris esthétique en honneu r depuis longtemps.

(3) Cf. en cont ras te , l 'allusion régulière et toute négative, au « Juif e r r a n t »,

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pièces et des appartements autorise uneautonomie assez grande de chacun desmembres de la famille. Et si la Comtesse neprend jamais la peine d'établir un plandétaillé de la maison, les circulations qu'ellesuggère permettent de l'esquisser. Au débutdes Vacances, quand tout est en l'air au châ-teau de Fleurville, les petites filles vont etviennent, montent et descendent l'escalier,courent dans les corridors, tandis que lesmamans attendent plus calmement dans unsalon qui donne sur le chemin d'arrivée.Ainsi le château est-il d'abord montrécomme un espace où l'on peut circuler, danstous les sens, espace aéré, avec son escalieret ses corridors, mais un espace qui ménageaussi des lieux de repliement, les grandespersonnes pouvant échapper à l'agitationpuérile dans un petit salon, tout en pouvantcontinuer d'exercer une surveillance distrai-te, les enfants pouvant se remémorer lesbêtises des dernières vacances dans leurchambre. Complémentairement, le perron,l'entrée et la salle à manger favorisent laréunion, les enfants mangeant avec leursparents, contrairement aux usages qui semaintiendront encore longtemps.

Le mode de vie de l'aristocratie à la campagneparaît comme une existence privilégiée per-mettant aux valeurs d'enfance de se perpé-tuer dans l'âge adulte, tout en ménageant unespace privé pour l'enfant, anticipant sur unmodèle d'habitat qui ne se généralisera quedans la seconde moitié du XXe siècle : danstout pavillon agrémenté de son petit jardin, etoù le Français moyen réserve des chambres àses enfants, aménage une salle de jeux, onpeut voir une copie réduite du château fleur-vilien. Cette modernité s'observe encoredavantage si on se reporte à l'ouvrage deViollet-le-Duc, L'histoire d'une maison, paruen 1873, et qui aborde à peine la question.De la même façon, l'enfant aristocratiquerenvoie l'image idéale de l'enfant, celle que

toutes les couches de notre société vont cher-cher à imiter, parce qu'il bénéficie du milieule plus disponible qui soit. La petite fillemodèle, grâce à l'appui de celle queWinnicott appellera « la mère suffisammentbonne », a pu établir avec son environne-ment une relation de confiance, dans la quié-tude et sans projet immédiat, du moins sansprojet qui oblige à une constante contractionde tout l'être vers un but recherché.Privilège aristocratique sans doute, mais quiest ou devrait être celui de tout enfant, dansune expérience de soi que Masud Khan, dansun article admirable écrit en hommage àWinnicott, appelle « l'ère en jachère »(« lying fallow »). Ce domaine « intime, per-sonnalisé et non conflictuel » qui a été sapréoccupation constante, il en justifie le nomen nous livrant la définition du mot « fal-low » dans le dictionnaire Oxford :« Terre qui est bien labourée et hersée, maisqui n'est pas ensemencée pendant une ouplusieurs années » (Masud R. Khan, Etre enjachère, examen d'un aspect du loisir,« L'Arc » n°69,1977).

Cette disposition n'est pas un état d'inertie,ou d'oisive tranquillité d'esprit, mais un étattransitoire d'expérience, un mode d'êtreapparenté à une quiétude éveillée et à uneconscience réceptive et légère. L'enfant, parlà même, est autant éloigné du travail pro-ductif que du loisir organisé, dominéaujourd'hui par la technologie, l'organisa-tion et la peur du vide. Entretenir son petitjardin, bâtir des cabanes, se promener,cueillir des fleurs, autant d'activités qui neconduisent pas à l'oubli de soi.Le reph' intime dans le château n'a donc rienà voir avec « la désolation autodestructricequ'entraînent une retraite mystique hors dela vie et un emprisonnement du « soi » ratio-nalisé par une justification idéaliste de cetétat » (Masud Khan). En ceci, le mondeségurien se distingue radicalement de celui

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qui est institué dans les romans dévotieux del'époque, édités chez Lefort ou chez Périssepar exemple, et qui est dominé par la réclu-sion, la perte de soi dans le mariage mys-tique avec l'époux divin.

Il faut cependant le mettre en regard desautres écrits de la Comtesse, et notammentavec tel passage de sa Bible d'unegrand'mère, où elle a commencé par expli-quer qu'« avant Dieu, il n'y avait rien dutout ; c'est ce qu'on appelle le vide ou lenéant ».« Comme il devait s'ennuyer », s'exclameFrançoise !Grand'mère : Non, chère petite ; le bon Dieune s'ennuyait pas, parce qu'il était alorscomme à présent, infiniment heureux parlui-même.Armand : Comment pouvait-il être heureuxsans jamais s'amuser ?Grand'mère : Dieu est heureux par lui-même, tandis que nous, nous avons besoinde beaucoup de choses pour être heureux »(cité par A. Lanavère, « Le bonheur selonMme de Ségur », Mélanges offerts à JacquesRobichez, Cent ans de littérature française,SEDES, 1987).Dans cet ouvrage de religion, la Comtesse deSégur s'avance plus explicitement que dansses romans. Dit-elle davantage sa vérité ?rien n'est moins sûr, car l'écriture roma-nesque, sous ses procédés de masquage,échappe plus facilement aux obligationsd'orthodoxie. Mais philosophe sans le savoirni le vouloir, la Comtesse partage en mêmetemps quelques-uns des traits qui caractéri-sent le bonheur chrétien, perçu peut-êtrecomme un discours de résignation sociale,mais aussi à l'horizon d'une méditation spi-rituelle. Dans la Bible d'une grand'mère,elle expose en particulier la doctrine desBéatitudes, énumérée dans Le Sermon sur lamontagne, et qui sont les huit voies à suivrepour être assuré du bonheur souverain : la

pauvreté en esprit, la douceur, l'humilité,les larmes, la faim et la soif de la Justice, lamiséricorde, la pureté de cœur, la paix, et lapersécution et la souffrance, telles sont cesBéatitudes, si bien incarnées par Biaise,dont la vocation, ainsi que l'a montré LauraKreyder, est d'être un saint (L'enfance dessaints et des autres, Schena/Nizet, 1987). Lasainteté, telle était l'unique aspiration du filsaîné de la Comtesse de Ségur, toujours prêt àporter sa croix. Ce à quoi MonseigneurLandriot, dans ses Promenades autour demon jardin, (Victor Palmé, 1876), opposaitle propos de Fénelon, pour qui « vouloirâprement la gloire de Dieu, et à notre mode,c'est moins vouloir sa gloire que notrepropre satisfaction ».

« En somme, écrira plus tard AlbertDelplanque, être humble, parfaitementhumble, selon Fénelon, ce n'est pas s'humi-lier, ni s'abaisser, ni penser qu'on s'humilieet qu'on s'abaisse justement, ni préférer,par son choix, le mépris à l'élévation, cen'est plus penser à soi du tout » (La penséede Fénelon, Desclée de Brouwer et Cie,1930).Ne plus penser à soi, cela veut donc dire celad'abord : ne plus penser qu'on se sacrifie,qu'on donne. A la différence de Monseigneurde Ségur, Mme de Fleurville et Mme deRosbourg sont simplement simples, et Lespetites filles modèles atteignent d'emblée unpoint d'équilibre, en toute innocence, maisune innocence « contrôlée », point d'arrivéeplutôt que point de départ, cette « innocenceultérieure » dont parle Jankelevitch dansL'innocence et la méchanceté, bien qu'il ladistingue de celle de la Bibliothèque Rosé.

Reconstruire Fleurville

La Comtesse essaiera ensuite, plus ou moinsconfusément, de reconstituer ou de réamé-nager ce modèle. François le bossu, ou, plustard, Après la pluie le beau temps, n'arrive-

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ront guère qu'à édifier un château de car-ton-pâte, mélancolique réplique du châteaude Fleurville, tandis que L'auberge de l'Angegardien, davantage réceptive, accueillantepour de nouvelles personnes et de nouvellesclasses sociales, évite le ressassement, réacti-ve le modèle, tout en permettant, avec sonprolongement en Russie, de régler descomptes avec une lointaine et étrangèreenfance.

Dans François le bossu, M. de Nancérecherche bien la médiocrité, le repos, maisil ne peut reconstruire Fleurville parce qu'ilparle trop de sa retraite, qu'il fait trop dediscours et de leçons aux autres. Ce queJankelevitch nomme « l'équanimité », cetteégalité d'humeur, cet équilibre, de celui qui« fait ses enfances », peut donc aussi se révé-ler comme un « marasme » : « Et de là lecaractère blasé et statique de la sérénité quecet équilibre inspire, une fois rétabli, àl'homme raisonnable ; tout est compensé,égalisé, raboté dans l'universelle sordiditécommutative ; la « sérénité du sage » neréédite-t-elle pas, à un exposant supérieur,la béate satisfaction du rentier ? » (L'inno-cence et la méchanceté). Le contentement envérité n'est pas supérieur au contentementen erreur, et tout se passe comme si M. deNancé, en voulant imiter un modèle de vie,ne parvenait qu'à en mettre en évidence lecaractère inimitable, parce qu'il transformeen système ce qui relevait d'une intuition,d'un naturel, d'un élan, et qu'il vit lui-mêmedans la contrition et la contention. L'infirmi-té de François, son fils, manifeste l'ambiguï-té de cette situation, que l'on peut vraimentdire « bancale ».

M. de Nancé travaille à un livre sur l'éduca-tion des enfants et sur les sacrifices qu'ondoit leur faire (peut-être rêve-t-il, mais en setrompant , de réécrire Les petites fillesmodèles ?) : « Je vois bien, lui dit Christine,que vous restez toujours à la campagne pour

l'éducation de François ; que vous ne voyezque les personnes qui peuvent être utiles ouagréables à François. »Si François le bossu est un des romans lesplus noirs de la Comtesse, ce n'est pas enraison de violences ou de sévices : non pasl'enfer, mais un bonheur triste, un marasmesur lequel flotte le souvenir de Fleurville,auquel le lecteur le moins informé, s'il a luLes petites filles modèles et Les vacances, nepeut échapper, nous semble-t-il. M. deNancé a besoin de se dire que les enfantssont là pour être heureux : ce sera toute laproblématique du récit d'enfance, avanttout retour au pays perdu. « En ce temps-là,il y avait de beaux étés », écrira dans sonJournal François Mauriac, grand lecteur dela Comtesse de Ségur. Mais la littératureenfantine ne vit pas sur le regret d'un passé,elle prend l'enfance dans sa présence et sonévidence, spontanéité que perdent certainspersonnages séguriens.

Notons que la Comtesse prend soin de trans-poser cette dépression chez un homme : onpeut penser au père de son mari, qui se jetadans un étang. Dans l'espace euphoriquedemeure toujours un point menaçant, l'eaustagnante précisément, la mauvaise immobi-lité, toujours le marasme. Le château de M.de Nancé laisse le même souvenir opaque :aucune ouverture sur le monde et, de la partdu lecteur, aucune identification possible.Il n'est jusqu'au mariage de Christine avecFrançois qui ne ressemble à une prise devoile, au mariage avec le Christ, auquel laComtesse aurait pu assister en 1858, lorsquesa propre fille Sabine « dit adieu au monde àl'âge de vingt-huit ans, pour entrer au cou-vent de la Visitation », comme l'écrit Anatolede Ségur (dans Monseigneur de Ségur, Brayet Retaux, 1882). En effet, la jeune mariée,une fois terminée la cérémonie, « ayantdemandé à passer chez elle pour enlever sonvoile et sa belle robe de dentelle », se retrou-

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ve dans des pièces pleines de marbres etd'albâtre comme les lieux religieux : « Elle seretrouva enfin à Nancé comme jadis, chezelle, pour n'en plus sortir ».Modèle euphorique au début de l'œuvreségurienne, le château, avec son « parc »permet de vivre « sur un mode intermédiaireentre la clôture et la communication », pourreprendre une formule de Robert Mauzi(L'idée du bonheur au XVIIIe siècle). Maisensuite ce modèle subit comme une usure, etdemande une complète transformation, quisera réussie dans L'auberge de l'Ange gar-dien.

Sortir de FleurvilleEn effet l'auberge n'est plus l'Anti-Maison,cet archétype que l'on « retrouve presque àl'état pur dans les débuts de Gil Blas, deCandide, de nombre de romans d'apprentis-sage », où le héros naïf rencontre un repré-sentant paternel, détenteur amateurd'argent, affublé de grosses moustaches,d'armes imparables et de queues de billard »(Michel Picard, La lecture comme jeu, Ed.de Minuit, 1986), ce n'est plus, somme dansL'île au trésor l'antichambre de l'aventure,la chambre d'écho des histoires les plus ter-rifiantes et les plus attirantes : elle devientun lieu de séjour, gouverné par la féminité.Deux sœurs, Mme Blidot et sa sœur Elfy,vont recueillir deux enfants abandonnés,Paul et Jacques, mais aussi le soldatMoutier, puis le général Dourakine, puisencore le soldat Dérigny, qui se révélera lepère des deux garçons.Ainsi va vivre une communauté qui, assimi-lant partiellement l'auberge à une maison,l'en distingue toutefois assez fortement : onvoit quel espace de liberté peut se ménagerdans un lieu qui porte en soi la stabilité etl'ouverture : même si sa fonction premièreest presque entièrement perdue de vue,l'auberge reste un lieu d'accueil, une plusgrande disponibilité s'y fait sentir pour

l'étranger, à la différence du nid desfamilles, toujours si bien fermé. Entre tousces personnages, les liens affectifs sont à lafois solides et souples : Mme Blidot devien-dra vite pour les deux petits garçons« maman Blidot », c'est-à-dire une mamanqui n'en est pas tout à fait une, une mamandont on n'a conservé que le meilleur, de lamême façon que l'oncle, selon le psychana-lyste Gérard Miller, c'est le père sans le pire.

Paul et Jacques ont la même douceur queCamille et Madeleine. Bien plus, ils sontparés d'une féminité ainsi décrite :« S'ils sont gentils, bon garçons, bien éle-vés ? Je le crois bien ! Il n'y a qu'à les voir !jolis comme des Amours, polis comme desdemoiselles, tranquilles comme des curés »...Tout au long du roman, nul n'aura assez demots pour chanter la joliesse et la gentillessedes deux garçons, associées à une foule depetits gestes sur lesquels s'attarde la conteu-se : pour occuper son frère, Jacques inventedes jeux amusants avec de petites pierres,des brins de bois, des chiffons de papier. Al'instant de se mettre à table, le voici quihisse son frère sur sa chaise, et Moutier leurdonne une petite tape amicale. Dispersée,l'affection se fait plus douce, mais garde lesexigences de la proximité : « Ne voilà-t-il pasles soins maternels qui commencent ?s'exclame avec bonheur Mme Blidot.D'abord il me les faut coucher pas loin demoi et de ma sœur. »

L'auberge et son jardin constituent un petitdomaine protégé où l'enfant sent confusé-ment ce regard distrait qui veille sur lui.Regard souvent relayé par l'oreille :« Jacques et Paul disparurent dans lejardin ; on les entendait rire et jacasser ».L'auberge, entre jardin et rue, mieux que lechâteau encore, permet une petite explora-tion du monde. Et puis, les horaires y sontplus libres, les contraintes moins fortes, etMoutier peut s'installer à son aise pour

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fumer son cigare. Ici, le privilège, c'est de neplus être prisonnier de la cérémonie de l'éti-quette. Mais fondamentalement, ce bonheurimmobile, passant de Fleurville à Loumigny,s'il gagne encore en douceur, ainsi que lemontre le nom du village, réserve la possibi-lité d'un échange entre le monde du châteauet ce qu'on pourrait appeler le peuplemoyen, qui a sa noblesse d'âme. Dans ladédicace du Général Dourakine à Jeanne dePitray, la Comtesse écrit :« Tes frères Jacques et Paul m'ont servi demodèles dans L'auberge de l'Ange gardien,pour Jacques et Paul Dérigny. Leur positionest différente, mais leurs qualités sont lesmêmes ».

A l'inverse du bourgeois singeant le noble,lui empruntant son nom, son château et soncérémonial, les grands de ce monde se fontici représenter en tout petits : L'auberge del'Ange gardien montre donc la grandeur despetites choses, du repas campagnard, dupetit jardin, des occupations qui sont bienune manière d'être « en jachère », puisque leloisir des enfants reste léger : arroser le jar-din, désherber, jouer avec des brindilles...et l'invocation permanente à la sainte Viergeet à ses bienfaits prend moins l'allure d'unedévotion que de l'expression d'une conscien-ce attentive à son rapport au monde.D'une manière générale, il y a peu de diffé-rence, pour la Comtesse de Ségur, entre lemoment du travail et celui des vacances,plus ou moins extensible selon les besoins durécit. Ce qui est nommé vacances désigneplutôt le séjour à la campagne, pendant lesbeaux jours, par opposition à la résidenceparisienne. Les enfants continuent d'y rece-voir des cours, mais en quantité limitée,comme à Paris, l'absence d'école favorisantla continuité des rythmes. Mais cette conti-nuité caractérise aussi l'existence de MmeBlidot et de sa sœur : aubergistes, ellesgagnent leur vie en vivant, c'est-à-dire en

offrant à manger et à dormir. Les gestesqu'elles font pour les autres sont les mêmesque pour elles, elles vendent et elles donnenten même temps leur meilleur cidre, leurmeilleure eau-de-vie, si bien qu'elles peuventdire à Moutier : « Nous gagnons notre viesans trop de mal ; nous ne manquons de

Bien entendu, à la fin du cycle Dourakine,tout rentrera dans l'ordre convenu, desfamilles se formeront, et le généralDourakine aura transformé l'auberge enchâteau, en lui adjoignant les prés et les boisattenants, en faisant tracer des chemins, éta-blir des bancs, mettre des corbeilles defleurs... De même, s'il déclare « A l'Angegardien, nous sommes tous amis et touségaux », il oubb'e vite ses principes, mais levoyage en Russie, en révélant la nature ter-rible de cette société gouvernée par la ter-reur, montre le chemin qu'a dû parcourir cepotentat pour prononcer de telles paroles,inattendues si l'on pense à la réputation dela Comtesse. D'ailleurs, la seule progressionconstatée dans le cycle Dourakine, c'est bienl'apaisement du général, cette tranquillitéd'humeur gagnée contre ses colères formi-dables.

D'un lieu de transactions souvent sordidesou de curiosités inavouables, l'aubergedevient le support d'une véritable proclama-tion esthétique et morale qui oppose leroman de la Comtesse, publié en 1863, auxMisérables, publiés en 1862 : les mêmes rôlessont repris ; c'est d'abord la figure duvoleur de Claude Gueux, puis en 1838, dansles Contemplations (« un pauvre voleur apris un pain pour nourrir sa famille »Mélancholia). Ce voleur, allant de déchéanceen déchéance, se hissera finalement, avecJean Valjean, au rang des géants, sublimemais privé définitivement de tout bonheurréel. La Comtesse, elle, place Dérigny (dontl'épouse, morte, se prénommait Madeleine),

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dans le même dénuement extrême, maisréduit sa délinquance à une simple fuitedevant la conscription, justifiée par la peurde voir sa famille mourir de faim pendantson absence. Il faut en quelque sorte uneruse narrative pour épargner à son person-nage la condition de voleur, puisqu'il estarrêté par les gendarmes le jour même où ilvient de donner à ses enfants son derniermorceau de pain. La perte momentanée deses enfants, les angoisses affreuses que luiont causées cette séparation, sont en définiti-ve d'une moindre gravité que la déchéancedu voleur.De même, si l'auberge Thénardier devientl'auberge Bourdier, où Torchonnet, chargéd'un sac de charbon trop lourd, tient laplace de Cosette et de son seau d'eau, lesrôles vont être éclaircis, les mauvais sontvraiment mauvais et le doute hugolien (sont-ils bons ? sont-ils mauvais ?) disparaît. Cedoute serait par trop dérangeant, compro-mettrait la tranquillité d'âme et provoque-rait l'aventure, à laquelle la Comtesse serefuse.A l'inverse, lorsque la littérature enfantinevit sur le régime de l'aventure, la transactioninitiale qui lie le héros à son « kidnappeur »peut retrouver plus fidèlement les disposi-tions de la dramaturgie hugolienne : au débutde Sans famille, la scène où Vitalis achèteRémi, à l'auberge Notre-Dame, reproduitl'achat de Cosette par Jean Valjean, seulchangeant le point de vue, puisque l'histoireest racontée par le jeune garçon, partagéentre la crainte et la curiosité.

Refus de l'aventureSi Rémi passe du monde des femmes aumonde des hommes, l'auberge de l'Ange gar-dien est au contraire l'endroit où leshommes, soldats revenus de la guerre, sesoumettent à la loi des femmes. Le romanségurien commence là où finit le romand'aventure, quand s'arrête le voyage :

Jacques et Paul se retrouvent au petit matin,couchés au pied d'un arbre, comme plustard André et Julien au début du Tour de laFrance par deux enfants, mais ils serontdéposés immédiatement, adoptés, aimés,réconfortés. De même, Jean qui grogne etJean qui rit, partis à pied de Bretagne pourParis, ne tardent pas à rencontrer d'abordun étranger qui les fait manger, leur donnede l'argent, puis M. Kersac, qui les trans-porte dans sa carriole jusqu'à Vannes, leurfaisant gagner deux jours de voyage, pourfinalement leur payer une place de troisièmeen chemin de fer jusqu'à Paris.

D'autres auteurs féminins, malgré leur goûtpour la retraite et l'horreur du monde, selaisseront davantage tenter par les péripétiesmélodramatiques, dans la veine des deuxorphelines. Mais précisément, l'orphelin,avec la Comtesse de Ségur, est immédiate-ment élu. Dans Le mauvais génie, dont letitre, à l'évidence, constitue le pendant deL'Ange gardien, elle va jusqu'au bout de salogique puisque Julien est orphelin « pour devrai » : il ne retrouve pas ses parents à la findu roman. Mais si apparemment sontréunies toutes les données pour construirel'histoire d'un pauvre valet de ferme persé-cuté par ses patrons, Julien n'est pas lesouffre-douleur des Bonard. Bien plus, il estaimé, préféré même au vrai fils, qui subitl'influence de son mauvais génie.On perçoit donc la profonde originalité idéo-logique, esthétique et narrative de laComtesse qui ne fait rien comme les autres.C'est à peine si elle ménage un bref suspensau début du Mauvais génie, avec l'histoiredes dindes volées : Julien, pauvre et aban-donné de tous, victime des apparences,semble tout désigné pour servir de coupableà des maîtres aveugles. Mais la vérité ne tar-dera pas à éclater, et Julien n'aura plus àcraindre de personne.Ses misères passées sont rejetées en arrière-

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récit. M. Georgey, qui s'est pris d'amitiépour lui, se fait raconter « tous les petitsévénements de la vie de son protégé : sonenfance malheureuse, la misère de sesparents, la triste fin de son père mort ducholéra, et de sa mère, morte un an après dechagrin et de misère ». Nous n'aurons pasplus de détails, car cela, semble dire avecdésinvolture la Comtesse, vous l'avez déjà luou le lirez mille fois. Ce qu'elle détailleraplutôt, c'est l'attraction exercée par Julien :tout le monde veut de lui, mais il préfère res-ter avec les Bonard, tout simplement parcequ'il les aime.Avec Julien, se confirme aussi la transposi-

tion du modèle féminin chez le petit garçon :et de fait cette littérature de petites filles estpartagée par les garçons, comme le montrentles souvenirs d'écrivains (Mauriac, Cabanis,Montherlant). A quoi ces lecteurs sont-ilsd'abord sensibles, sinon à ce « petit monde »(le terme revient souvent, appliqué à laComtesse de Ségur), et si l'on définit la litté-rature par son rapport à la fiction, l'œuvreségurienne en constitue une introduction pri-vilégiée : dans la suspension du temps, loinde l'agitation de l'aventurier, l'enfant a toutle loisir de se sentir lecteur, d'être attentif àson mouvement intérieur, de ne jamaisoublier qu'il lit. •

LES ENFANTS PORTÈRENT LA POUPÉE Et» THIOMPHB

Les malheurs de Sophie, ill. André Pécoud,Hachette, 1930

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