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© J.-P.P. / AgroParisTech 1 Département des SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES & de GESTION Socle commun de 1ère année U.E. « Sociologie, Droit & Science Politique » Module intégratif « Institutions, politique agricole et politiques économiques de l’Union Européenne » Socle commun de 2ème année U.E. « L’ingénieur dans la cité » LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE & L’HISTOIRE DU DROIT Contribution à l’épistémologie des Sciences humaines pour l’ingénieur Jean-Pierre PLAVINET Maître de Conférences U.F.R. de SOCIOLOGIE Année universitaire 2011-2012

LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE & L’HISTOIRE … · de l’Union européenne ainsi que des éléments de base en Science politique sur l’arrière-plan historique de la construction

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Département des

SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES & de GESTION

Socle commun de 1ère année U.E. « Sociologie, Droit & Science Politique »

Module intégratif « Institutions, politique agricole et politiques économiques de l’Union Européenne »

Socle commun de 2ème année U.E. « L’ingénieur dans la cité »

LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE

& L’HISTOIRE DU DROIT Contribution à l ’épistémologie

des Sciences humaines pour l ’ ingénieur

Jean-Pierre PLAVINET Maître de Conférences U.F.R. de SOCIOLOGIE

Année universitaire 2011-2012

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SOMMAIRE Page

Observations introductives 3 0.1. Observations sur le fond 3 0.2. Observations sur la forme 4 0.3. Prologue I - LA GENESE DU DROIT : CERTITUDES & INTERROGATIONS 13 1.1. Les trois naissances du Droit 14 1.2 . Le Droit dans l’aire mythologique indo-européenne 16 1.2.1. Le fondement de l’Inde ancienne : fonctions et castes 16 1.2.2. A l’origine du Droit : le Sacré 19 1.2.3. Eléments de comparaison : Inde, Tibet et Chine 20 1.3. L’invariance du paradigme tri-fonctionnel dans l’histoire européenne 23 1.3.1. Les Etats Généraux de l’Ancien régime en France 23

1.3.2. Les « orfèvres » : l’émergence de la science juridique à partir des Universités 25

1.3.3. L’apport de l’Antiquité grecque, romaine et celtique 26 1.3.4. Trois figures pour deux fonctions face à l’enjeu du pouvoir : l’Empereur, le Roi, le Pape 31

1.4. Le legs du Droit de l’Ancien régime en France 40 1.4.1. La tendance à l’unification du Droit écrit par le pouvoir royal 40 1.4.2. L’autonomisation progressive de la justice 41 1.5. L’Allemagne, l’autre pays du Droit romain 44 1.6. L’Angleterre et l’émergence d’un modèle juridique distinct : le « common law » 45 1.7. Les Etats-Unis, paradis (ou enfer ?) du Droit 49 1.8. La formation de la Science politique moderne 51 1.9 Le paradigme tri-fonctionnel est-il encore d’actualité ? 57 1.9.1. L’émergence historique de la figure de l’ingénieur 59 1.9.2. La nouvelle confrontation de la Science et du Droit 59 II - LES PRINCIPALES THEORIES DU DROIT 64 2.1. La théorie du Droit naturel 64 2.2. La théorie du positivisme juridique 67 2.3. La théorie « historique » du Droit 70 2.4. Les théories de la déconstruction du Droit : 71 2.4.1. L’optique marxiste 71 2.4.2. L’optique anarchiste 73 III - LES RELATIONS DU DROIT AVEC LES AUTRES SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES ET DE GESTION 75 3.1. Droit et Science politique : la problématique de l’Etat de droit 75 3.2. Droit et Sociologie 79 3.2.1. Le champ commun du Droit et de la Sociologie : les « normes » 81 3.2.2. La Sociologie, une ouverture naturelle pour les juristes 83 3.3. Droit et Economie 85 3.4. Droit et Sciences de Gestion 92

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Conclusion 95 Annexe 1 : Portée historique des concepts juridiques et politiques du Droit romain 97 Annexe 2 : Concepts fondamentaux du Droit musulman 101 Annexe 3 : La formation de l’ordre juridique et juridictionnel français après 1789 103 Annexe 4 : Alfred JARRY, visionnaire surréaliste de la Science politique ? 106 Annexe 5 : La question foncière entre Droit, Economie et Science politique 108 L’auteur tient à remercier ses collègues de l’UFR de Sociologie et de l’UFR d’Economie & Gestion des politiques publiques pour leurs observations et suggestions sur la partie III.

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OBSERVATIONS INTRODUCTIVES 0.1. OBSERVATIONS SUR LE FOND L’unité d’enseignement « Sociologie, Droit, Science politique » de 1ère année a pour objectif de conférer à la formation des ingénieurs d’AgroParisTech une initiation indispensable à ces approches disciplinaires dans le cadre du Département des Sciences économiques, sociales et de gestion (SESG), d’autres unités d’enseignement effectuant les apports nécessaires en Economie, Sciences de Gestion ainsi que dans les disciplines de synthèse que sont « Agriculture comparée et développement agricole » et « Gestion du vivant et stratégie patrimoniale ». En 2ème année, cet apport initial est complété par l’unité d’enseignement « L’ingénieur dans la cité », axée sur les dimensions sociologique et juridique de la fonction diversifiée et de la responsabilité des ingénieurs dans le contexte socioéconomique et sociopolitique qui est le leur. Par ailleurs, une unité d’enseignement de 1ère année intitulée « Ethique et philosophie des sciences » sensibilise les élèves-ingénieurs à des questions plus ouvertes, notamment la confrontation entre le progrès scientifique et technique et l’approche philosophique au regard de la dimension éthique de l’appréhension des questions relatives au vivant. La Philosophie n’ayant pas vocation à être enseignée en tant que telle dans les Ecoles d’ingénieurs, cette unité d’enseignement s’inscrit dans le contexte des Sciences humaines, ou encore « Humanités », qui est plus large que les SESG. En ce sens, le présent document apporte un complément utile aux activités et travaux de cette seconde unité d’enseignement concernant essentiellement l’épistémologie des Sciences exactes qui sont la base même de la formation de l’ingénieur. Enfin, le module intégratif de fin de 1ère année « Institutions, politique agricole et politiques économiques de l’Union Européenne » implique des apports juridiques généraux sur le Droit de l’Union européenne ainsi que des éléments de base en Science politique sur l’arrière-plan historique de la construction européenne après la IIème guerre mondiale. L’Europe a t’elle des « racines chrétiennes » ? La Turquie est-elle européenne ? Qu’entend-on par « pays de common law » ? Etc.. Mais l’Europe n’est pas coupée du reste du monde, elle a historiquement « exporté » certains modèles et schémas juridiques et institutionnels/politiques sur d’autres continents. Ce document apportera des éléments de réponse aux futurs ingénieurs pour lesquel(le)s une carrière internationale a une chance non négligeable d’être européenne ou internationale. Par ailleurs, la France a été et demeure un Etat de premier plan en Europe, « exportateur » de certains de ses modèles et en particulier dans le domaine juridique ; ce document se focalise donc aussi sur la construction du Droit français dans le contexte européen. De par son incorporation à « Libres savoirs » de ParisTech en ligne, ce document présente aussi une utilité au niveau des établissements membres de ParisTech : il vise à élargir l’horizon de réflexion et d’insertion des élèves et étudiants des Ecoles d’ingénieurs ainsi que de l’Ecole des HEC. L’internationalisation croissante de l’insertion professionnelle des ingénieurs et managers implique donc que soient fournis des éléments de comparaison avec les pays non européens les plus importants sur le plan économique, tels que les Etats-Unis, la Chine, le Japon, l’Inde... Ces éléments doivent les inciter à avoir le souci systématique de resituer leur insertion professionnelle, voire personnelle, dans le contexte de la civilisation « régionale » ou planétaire approprié. Pour ce faire, maîtriser des éléments d’histoire du Droit et des institutions politiques à partir du contexte européen peut paraître utile, le reste des connaissances à acquérir ayant vocation à se faire sur place.

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En ce qui concerne le cursus « ingénieur » d’AgroParisTech, le présent document se rattache principalement à l’enseignement d’Introduction générale au Droit, réparti entre la 1ère (« IGD1 ») et la 2ème année (« IGD2 »), et plus particulièrement le cours « IGD1 ». Il présente, hors contrôle des connaissances, la genèse du Droit (I), du moins dans un contexte planétaire qui inclut la France et l’Union européenne, les principales théories du Droit qui en découlent (II), ainsi que les relations du Droit avec les autres disciplines relevant du Département SESG d’AgroParisTech (III). Il est précédé d’un « Prologue » comportant des thèmes de méditation analytique, qui se rattache à la dimension « Humanités » de l’exercice. Pour les ingénieurs ou les managers (HEC ou autres) en formation, le Droit est à la fois une science - au sens large de « discipline académique » - qu’il est difficile d’appréhender dans sa totalité et dans sa logique profonde, et aussi une technique, qu’il est nécessaire de parvenir à maîtriser sur un plan parcellaire/sectoriel plus ou moins vaste pour l’exercice de son métier, sans compter l’intérêt évident que cela représente dans la vie privée et citoyenne. Le problème essentiel de la formation juridique des ingénieurs et des managers de ParisTech réside dans l’impossibilité d’aborder directement la dimension technicienne de la discipline sans avoir certaines bases de la discipline en tant que science, et cela sous contrainte forte de dimensionnement chronologique eu égard au reste des apports de formation initiale à réaliser. A travers sa mise en ligne dans « Libres savoirs » de ParisTech, le présent document renforce la compréhension profonde du Droit en tant que science, et ceci dans la perspective de son articulation avec l’émergence historique des autres SESG. Cela étant, nous avons écarté de l’exposé la prise en considération détaillée des rapports historiques du Droit et de la Philosophie, qui nous semble davantage être du ressort des philosophes et nous aurait inévitablement mené en dehors des limites de notre compétence personnelle ; mais nous avons été amené à aborder ces rapports de façon occasionnelle. Dans un essai magistral qui traite de nombreux exemples dans le domaine du vivant (1), Alain SUPIOT fait du Droit la mise en oeuvre de la raison dans la société humaine. Il est en effet nécessaire que la vie en société soit à la fois « raisonnable » et « raisonnée », ce qui présente l’avantage de concilier à la fois le Droit en tant que science - le « raisonnable » issu d’une démarche rationnelle qui n’est pas scientifique au sens strict du terme mais qui est la résultante d’un processus historique long et complexe que nous nous proposons de résumer - et le Droit en tant que technique, c’est-à-dire le « raisonné » issu du syllogisme juridique appliqué aux problèmes concrets que rencontrent les ingénieurs. Pour planter le décor du « Droit-science » : « Le Droit relie l’infinitude de notre univers mental à la finitude de notre expérience physique et c’est en cela qu’il remplit chez nous une fonction anthropologique d’institution de la raison. (...). Instituer la raison, c’est ainsi permettre à tout être humain d’accorder la finitude de son existence physique avec l’infinitude de son univers mental. Chacun d’entre nous doit apprendre à inscrire dans l’univers du sens cette triple limite qui circonscrit son existence biologique : la naissance, le sexe et la mort. L’apprentissage de ces limites est aussi un apprentissage de la raison» (2). Nos collègues généticiens du Département SVS d’AgroParisTech, qui travaillent sur le vivant non humain, ne disent pas autre chose, mais dans le langage scientifique qui leur est propre. A cela nous pouvons donc ajouter l’apprentissage essentiellement utilitaire, mais aussi éthique de ces limites dans le domaine végétal, animal ou microbiologique ; et ce que nous 1 Alain SUPIOT : Homo juridicus - Essai sur la fonction anthropologique du Droit - « Essais » n° 626, Ed. du Seuil, 2009. Cet auteur est professeur de Droit du Travail, membre d l’Institut de France et anime la revue « Droit & Sociétés ». L’ouvrage fait partie des lectures recommandées de l’UE « Sociologie, Droit & Science Politique ». de 1ère année. 2 A. SUPIOT, op. cit., pp. 10 & 41.

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appellerons les « prothèses de la finitude » dans une perspective inévitablement anthropocentrique : la production primaire agro-sylvo-halieutique, l’alimentation, l’environnement, etc., soit le contenu des domaines du cursus de 2ème année. 0.2. OBSERVATIONS SUR LA FORME Sur le plan de la forme, deux conventions ont été retenues en ce qui concerne l’usage des majuscules : - au rebours des conventions régissant actuellement les publications, cet usage est systématique pour les disciplines des Sciences humaines, à des fins pédagogiques (« Droit », « Sociologie », « Economie », etc.), et cela vaut aussi pour les adjectifs, en concordance avec le document de cours développé « Introduction générale au Droit » (« Droit Civil », « Droit Administratif », etc.) ; - en ce qui concerne les noms propres de personnages historiques, sont intégralement en majuscules les noms des auteurs dont l’existence est à retenir en termes d’oeuvre digne d’intérêt (« DUMÉZIL », « CHIAPPINI », « LOCKE », etc.), mais restent sous forme conventionnelle les noms des personnages historiques tels que les souverains ou leurs grands serviteurs (« Justinien », « Louis XIV », « Colbert », etc.) ; de même, la fonction est désignée par une majuscule (« le Roi », « le Pape », « l’Empereur » ...) mais la minuscule est de rigueur pour un roi ou un empereur particulier. Enfin, on pourra observer que les personnages cités, que ce soit en majuscules ou en minuscules, sont quasiment tous de sexe masculin... Il n’y a là nul parti pris de notre part, mais simplement une fait objectif sur le plan historique : dans les sociétés humaines terrestres, les femmes ont été exclues de la vie intellectuelle pendant des siècles et des millénaires, jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle ; on relèvera la présence de quelques-unes dans le Prologue. 0.3. PROLOGUE Les sujets de réflexion proposés aux élèves et étudiants de ParisTech se répartissent en 3 thèmes : - Thème 1 : Régulation sociale et responsabilité dans les sociétés holistiques et les sociétés individualistes ; - Thème 2 : Une société a t’elle besoin du Droit? - Thème 3 : Le Droit en France : un paradoxe découlant d’une forte contradiction théorie-pratique.

Thème 1 : Régulation sociale et responsabilité des dirigeants dans les sociétés

holistiques et les sociétés individualistes (Sur ces concepts et leur transposition méthodologique, cf. cours de Sociologie, leçon 2)

« Il y a trois temps où le monde est fou : la période de mort d’homme, la production accrue de guerre, la dissolution des contrats verbaux » (Extrait du « Senchus Mor, Ancient Laws of Ireland », 1865, réédition critique de 1927 par Rudolf THURNEYSEN, philologue allemand spécialiste des langues et civilisations

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celtiques), cité par Georges DUMÉZIL, Mythe et épopée I (Epica minora), Ed. Gallimard, 1995 p. 644. L’auteur est présenté p. 14. Le « Senchus Mor » est le plus ancien recueil juridique européen connu et se rapporte à la civilisation celtique de l’Irlande ancienne (cf. note 55). Selon DUMÉZIL, qui commente la glose de ce texte, il faut entendre la « mort d’homme » comme étant causée exclusivement par la famine et les épidémies, puisque la guerre est mentionnée de façon distincte. Cet aphorisme, qui figure à la fois à la fin du prologue de l’ouvrage et dans sa partie III, paraît avoir une valeur puissante et prophétique, et est en phase avec certaines prophéties hindouistes, bouddhistes et amérindiennes (hopi notamment) concernant le déclin inexorable de l’humanité (« Kali Yuga » des hindouistes, « Age de fer » aboutissant à sa destruction progressive, sous l’effet de causes internes et externes). La célèbre « prophétie hopi » est gravée sur un rocher du sud des Etats-Unis, mais l’interprétation est évidemment sujette à caution, sur la forme et sur le fond (les prophéties ne sont pas « scientifiques »). Cet « Age de fer », par opposition aux Ages d’or, d’argent et d’airain qui le précèdent, met en scène cinq dégénérescences : diminution tendancielle de la durée de la vie (la tendance inverse observable actuellement étant illusoire), dégénérescence de l’environnement, dégénérescence de la pensée philosophique, déclin de la sensibilité des êtres humains, déclin de la capacité des êtres humains à résister aux émotions perturbatrices. A noter que « contrat verbal » est un pléonasme dans le contexte de la civilisation celtique ouest-européenne, les druides rejetant l’écriture en matière spirituelle, « scientifique » et juridique dans la triple fonction qui était la leur ; il faut donc comprendre par là : le non respect des engagements contractuels en général. Ainsi des guerres déclenchées sous prétexte de « purification politique » contre des Etats souverains au mépris de la Charte des Nations-Unies, qui a un caractère contractuel en Droit international public ; si l’on accorde quelque crédit à cette vision très ancienne des choses, et les deux autres conditions étant manifestement réunies, la situation mondiale actuelle n’incite pas à l’optimisme…

****** « La malchance est une faute impardonnable pour un prince. L’opinion publique chinoise tirait fort sagement les conséquences de ce principe en interprétant catastrophes naturelles et dérèglements climatiques comme des effets directs d’erreurs politiques de son monarque ou de débordements auxquels il était supposé s’être livré dans la vie intime. Inondations, sécheresse, nuages de sauterelles étaient autant d’indices que l’empereur n’était pas digne peut-être d’occuper sa position puisque, outre tous les autres sujets de mécontentement que pouvait engendrer sa politique, il n’était pas même pas capable d’assurer, de par son règne, la marche normale des saisons. C’est souvent par de tels signes que se manifestaient les périodes de déclin et de chute d’une dynastie régnante qui allait bientôt faire l’objet d’un « changement de mandat », c’est-à-dire d’une révolution. » (Les 36 stratagèmes / Traité secret de stratégie chinoise (traduits et commentés par François KIRCHER), Ed. JCLattès, 1991) Propos introductifs du 5ème stratagème, dénommé « Piller les maisons qui brûlent », classé dans la catégorie des « stratagèmes des batailles déjà gagnées » (les plus faciles à mener). Cet ouvrage fascinant n’a pas d’auteur connu, mais était la doctrine de la société secrète chinoise « Hongmen » ; on croit savoir qu’il est sans doute plus ancien. Le commentateur est sinologue et spécialiste de l’histoire militaire chinoise ; il a travaillé avec les cercles militaires et stratégiques de la République populaire de Chine. Dans les sociétés holistiques telles que l’ancienne société chinoise, l’Empereur est responsable de tout, et non pas seulement de la « gouvernance ». Dans les sociétés individuelles fondées sur la rationalité scientifique, les responsabilités sont dispersées, diffuses et souvent non identifiables ; ainsi, on explique assez facilement d’un point de vue scientifique les séismes, tsunamis, cyclones, inondations et sécheresses graves, mais on pourrait aussi les expliquer de façon non scientifique par la « colère de Gaïa » contre les dirigeants peu recommandables des principaux Etats du monde, voire de plus petits, autant dire tous, à quelques exceptions près (la Norvège, le Bhoutan et le Costa Rica, peut-être). Les régicides organisés sont devenus rares à l’époque contemporaine (Angleterre (1649), France (1793)), mais ils trouvent sans doute leur origine dans cette croyance, indépendamment de leur dimension incontestable de « règlement de comptes politique ». Si l’on transpose aujourd’hui cet enseignement émanant d’une sagesse très ancienne, il faut en déduire que, dans une organisation quelconque (entreprise, établissement public, organismes divers), les dirigeants seraient

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responsables de tous les désordres internes, même lointains ou très subalternes, et sont évidemment fautifs lorsqu’ils en créent eux-mêmes. Mais cela n’est pas toujours connu ou reconnu, notamment par les intéressés eux-mêmes ou ceux qui leurs servent de séides à l’extérieur. Ainsi, la souffrance au travail (harcèlement moral, « burn out », suicides) apparaît-elle comme relevant de la responsabilité morale exclusive des dirigeants de l’organisation : il resterait alors à transformer cette responsabilité morale en responsabilité juridique, ce qui est assez difficile. On retrouve en Europe occidentale la même idée dans le célèbre « Discours de Cerealis à l’assemblée de Trèves », tenu en 70-71 dans cette ville aujourd’hui allemande (Trier) selon l’historien romain Tacite (Histoires, IV, 73,74): « ...La cruauté des mauvais retombe sur nous, tout proche d’eux. On supporte les sécheresses, les pluies excessives et autres fléaux de la nature : supportez les déportements et la cupidité des puissants. Tant qu’il y aura des hommes, il y aura des vices, mais le mal n’est pas sans répit : il est compensé par des périodes de bien » (in : Jean-Pierre PICOT, Dictionnaire historique de la Gaule - Ed. la Différence, 2002, p. 237). Cerealis était légat de Basse-Germanie sous le règne de l’empereur Vespasien, et prononça ce discours à une assemblée de peuples gaulois convoquée à Augusta Treverorum (Trèves), dans le but de les dissuader de faire alliance avec le chef batave Civilis et ses alliés gallo-romains ou germano-romains qui envisageaient une rupture avec l’Empire romain en s’alliant avec les Germains et les Bretons contre Rome. Déçus par l’Empire romain, ces conjurés entendaient en effet créer une union batavo-germano-gauloise comprenant la Batavie (province de Hollande des Pays-Bas actuel), la Germanie occidentale et la Gaule (Narbonnaise exclue). Grâce à l’éloquence et surtout à la maîtrise de l’art militaire de Cerealis, l’Empire romain de l’époque échappa de peu à une scission territoriale majeure qui aurait pu modifier le cours de l’histoire : l’entrevue de Cologne / Köln (Colonia Agrippinensis) entre Civilis et d’autres conjurés visait constituer à un véritable « Empire gaulois », d’autant plus que 113 sénateurs (gallo-)romains faisaient partie de la conjuration. Le bannissement ou l’auto-bannissement de tout ce beau monde fut la sanction impériale (J.-P. PICOT, ibid., pp. 174, 175 & 683).

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Thème 2 : Une société a t’elle besoin du Droit ?

« Plus règnent tabous et défenses Et plus le peuple s’appauvrit

Plus l’on compte d’armes tranchantes Et plus le désordre sévit

Plus abonde l’intelligence Et plus se voient d’étranges fruits Plus s’allongent les ordonnances Et plus foisonnent les bandits. »

(LAO TZEU, Tao-te-king, stance 57, Collection « Sagesses » n° 16, Ed. du Seuil) Ce grand philosophe chinois a vécu au IVème siècle avant notre ère et a profondément marqué son époque. Il n’est pas avéré qu’il soit l’auteur du Tao-te-king, traité concis présenté sous forme poétique, mais la tradition le lui attribue. Ses vues un peu « anarchistes » s’opposent à celles d’un autre philosophe qui vécut à la même époque, CONFUCIUS (KONG FU TZEU) : celui-ci prône de son côté l’ordre social homothétique avec l’ordre naturel et le respect scrupuleux de l’état de droit, centré à l’époque sur la rigueur de l’appareil administratif impérial d’une part et le culte des ancêtres d’autre part. La doctrine confucianiste est considérée comme une « religion d’Etat » dans la civilisation chinoise. Cf. ci-dessous, 1.1.3..

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« Un cachet sur les registres Ne saurait parler pour quiconque.

Appose plutôt dans les cœurs Le sceau de l’action juste »

(TSANGYANG GYATSO, 6ème Dalaï Lama du Tibet (1683-1706)) Il est indéniable que le Droit a une dimension sèche, anonyme et barbare. En théorie pure, si chaque être humain pratique continuellement l’action juste « de cœur à cœur », le Droit et son fatras invraisemblable et baroque s’évanouiront comme un mirage. Il est à craindre que ce ne soit pas pour demain.

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« Les grands problèmes de l’humanité ne furent jamais résolus par des lois promulguées ; ils ne le furent, au contraire, qu’à la suite du renouvellement dans l’être individuel des positions intérieures. Si jamais il fut un temps où la réflexion authentique sur soi-même et où la maîtrise de soi qui en résulte constituent une absolue nécessité et leur recherche une démarche majeure, c’est bien notre époque catastrophique ». (Carl Gustav JUNG, Première préface à « Psychologie de l’inconscient », 1916) En plein milieu de la Ière Guerre mondiale, le grand psychologue pose ici une question fondamentale : est-ce vraiment la règle de droit (contraignante) qui va modifier les comportements humains négatifs, ici envisagés sous un angle plus collectif qu’individuel ? Cela renvoie à un débat encore plus vaste : le progrès humain est-il avant tout individuel/psychique ou collectif/politique ? Ou encore : faut-il changer la société pour changer l’individu, ou l’inverse ? On est tenté de répondre : les deux, mon général… Le sociologue Michel CROZIER a pu écrire, non sans vraisemblance, qu’on ne change pas la société par décret ; il est permis de penser qu’on ne la change pas davantage à coup de bonnes paroles ou de « prises de conscience », ou d’appel à la responsabilité individuelle Exemple : la « vulgate environnementale » pour les simples citoyens (« l’environnement, c’est l’affaire de tous »), qui a pour objet ou pour effet de masquer les responsabilités des plus puissants et des plus pollueurs. L’environnement, c’est en première et dernière analyse une question de pouvoir.

****** « Faire la loi est un art qui s’inspire du passé, qui exige « science et conscience » et une longue formation. Plus la société se développe, plus il devient difficile de lui assurer ordre et cohésion, plus le droit étend son empire et accroît sa complexité. Le rôle des « techniciens » est alors essentiel. Ainsi se construit le faisceau des acteurs qui participent à la naissance du droit, un Pouvoir qui l’édicte, un Peuple qui l’accepte, une Science qui le formule. » (Jean GAUDEMET, Les naissances du Droit, Montchrestien, 2006, lignes finales) Cet auteur (1908-2001) était un historien du Droit d’une érudition hors du commun, et spécialiste du Droit canonique. L’édition posthume de la 4ème édition de son ouvrage par sa fille, Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET, professeure à l’Université de Paris XI, a mis en perspective mieux que quiconque la genèse et l’évolution des systèmes juridiques, du moins dans le contexte euro-méditerranéen et proche-oriental. L’ouvrage cité est à la base de la partie I de ce document.

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Thème 3 : Le Droit en France « La France a l’honneur des plus belles et plus sages ordonnances qui soient en Europe, mais aussi la réputation de les faire plus mal exécuter qu’aucun autre Etat ». (Henri PUSSORT, Conseiller d’Etat et chef du Conseil de police de Paris de 1660 à 1670) Cf. ci-dessous, 1.4.1.. Pussort était l’oncle de Colbert, ministre du roi Louis XIV. Rien n’a vraiment changé depuis lors… C’est en cela que les arguments des économistes « mainstream » (cf. 3.3), selon lesquels les réglementations environnementales sont inefficaces, sont faux et/ou de mauvaise foi : pour être taxé d’inefficacité, encore faut-il exister ou fonctionner en pratique… C’est l’autorité chargée de faire respecter une réglementation donnée qui peut être taxée d’inefficacité si elle est défaillante ou complaisante. Mais il est certain qu’une réglementation ou une législation peut être inefficace par elle-même, par rapport à un objectif prédéterminé : cela reste alors à démontrer au cas par cas.

****** « Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires ; elles compromettraient la certitude et la majesté de la législation. Mais un grand Etat comme la France, qui est à la fois agricole et commerçant, qui renferme tant de professions différentes,

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et qui offre tant de genres divers d’industrie, ne saurait comporter des lois aussi simples que celles d’une société pauvre ou plus réduite » (Jean PORTALIS, Discours préliminaire au premier projet de Code Civil, 1800) Le législateur français actuel a bien oublié PORTALIS, en multipliant les lois de circonstance ainsi que les lois inutiles et purement idéologiques (reconnaissances de génocides réels ou allégués, tentative avortée d’introduire l’apologie du colonialisme dans l’éducation nationale, « neutrons législatifs », bavardages divers sur le système éducatif, multiplication des délits d’opinion…). A noter le sens ancien du terme « industrie », analogue à l’Anglais industry (activité économique) : l’industrie manufacturière n’apparaît véritablement qu’au XIXème siècle.

****** « La justice n’est point si inflexible qu’un peu d’humanité ne puisse se démêler au fond de sa sévérité. Et comme il n’y a de si humain que l’erreur, voilà pourquoi il y a des erreurs judiciaires. » (Alfred JARRY, La Chandelle Verte, II, 514, in : En verve, Ed. Horay, p. 56). L’auteur (1863-1907) est un homme de lettres humoriste. Sa pièce de théâtre principale, « Ubu roi » met en jeu la destruction de toutes les institutions (noblesse, justice, finances…) de la « Pologne », c’est-à-dire « nulle part ». L’assertion ne concerne donc pas que la France, et a une portée générale. Cf. ci-dessous 1.9.3 et annexe 4.

****** « Face à l’intervention du juge dans la vie publique, c’est un sentiment d’incompréhension qui semble s’emparer de ceux qui en découvrent la rigueur. Ceux : en clair notre « élite » - administrative, politique, financière – ces « nouveaux justiciables ». La sphère du droit est étrangère à l’univers étatique, comme elle l’est, plus largement, à l’ensemble de la société française. On y cultive les arts et les lettres, la technique et l’ingénierie ; on y forme une catégorie sui generis : les hauts fonctionnaires ; mais loin de la tradition britannique ou germanique, on n’y a pas d’élite juridique. Notre inculture en la matière est notoire. » (Laurence ENGEL : Le mépris du droit, Hachette-Littératures, 2000, p. 27) L’auteure est diplômée de l’ENA et de l’ENS, et expose le contexte général de la relation entre l’ingénieur et le Droit dans le contexte français : sous peine de revers graves, l’ingénieur du XXIème siècle devra « lutter contre le courant » de la relativisation et du mépris du Droit (culture de l’opportunité), souvent contre d’autres ingénieurs… Il n’est pas non plus impossible que ce mépris du Droit soit affiché dans l’appareil d’Etat, y compris au plus haut niveau de celui-ci : un tel Prince est alors voué à la chute, soit de façon brutale, soit de façon lente et inexorable, à moins qu’il ne se ressaisisse. Cette question est distincte de celle relative à l’affrontement des cultures de l’opportunité et de la légalité, ou encore de l’existence occasionnelle de pratiques de corruption : il est possible de remédier à ce phénomène par des mesures énergiques d’ordre administratif, ou par la voie contentieuse.

****** « La Norvège, longtemps faite de paysans indépendants qui décidaient ensemble de règles communes, est fière de sa conscience égalitaire, de son roi achetant une fois par an un ticket de tram. Elle a le culte de la loi. Il n’est pas rare dans les rues d’Oslo de voir des automobilistes sortir leur mètre pour mesurer la distance au trottoir, ce spectacle me laisse toujours pantoise, nostalgique de l’anarchie et des klaxons français. La Norvège veut croire en sa pureté. Il lui faut d’ailleurs périodiquement des sacrifices pour qu’elle se sente unie, humble et propre sur elle. Les médias brûlent ainsi régulièrement un homme ou une femme qui a fauté contre le dogme. (…) La France, elle, a longtemps courtisé le rêve social-démocrate, elle n’y est jamais parvenue. Ce rêve est contraire à sa structure mentale et féodale. Ce pays ne s’est jamais défait de sa tradition latine du village qui se tient à l’ombre du château, offrant sa confiance en échange d’une protection. Il ne rêve que de grandeur. Il

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s’amuse et se lasse vite des scandales qu’on y déterre, car il aime trop la toute puissance pour lui interdire ses caprices et ses écarts. Il finit toujours par pardonner. Les hommes politiques les plus véreux y connaissent une longévité rare. » (Eva JOLY, La force qui nous manque, Les Arènes, 2007, p. 184-188) Cette comparaison tranchée et très pertinente émane d’une personne qui, d’origine norvégienne (née Gro FARSETH), est devenue par les hasards de la vie mère de famille et magistrat en France, après avoir exercé d’autres fonctions. Juge d’instruction dans plusieurs affaires pénales complexes mettant en jeu de hauts responsables économiques et politiques français et francophones/africains – au point d’être surnommée la « gonzesse norvégienne » par feu le Président gabonais Omar BONGO qu’elle dérangeait beaucoup dans l’affaire « Elf » - elle a défrayé plusieurs fois la chronique pour son intransigeance et sa ténacité face aux personnalités de cet acabit qui ont été amenées à fréquenter son bureau au Palais de justice de Paris. Confrontée de ce fait à des menaces de mort diffuses assorties d’intimidations diverses, et pour des raisons relevant de sa vie privée, elle a rejoint son pays natal pour travailler au Ministère norvégien des affaires étrangères sur les questions de conditionnalité de l’aide au développement de son pays aux pays pauvres en ce qui concerne la corruption et la violation des droits fondamentaux de l’homme. Elle est aussi l’auteure de deux autres ouvrages publiés antérieurement. La promotion sortante de 2007 de l’Ecole nationale de la magistrature a voté majoritairement pour s’appeler « promotion Eva JOLY », au grand dam de la direction de l’Ecole. E. JOLY a été élue au Parlement européen en juin 2009 sur la liste « Europe Ecologie », et a été candidate à l’élection présidentielle de 2012 pour la formation politique « Europe Ecologie-les Verts » . Ces observations sont justes : malgré certaines apparences historiques (1789…), la France est resté un pays profondément féodal dans ses moeurs politiques et administratives, tant au niveau national (« grands corps de l’Etat », clans et réseaux divers générateurs de « chasses gardées » aux pratiques parfois douteuses) que territorial (les élus territoriaux dotés de pouvoirs excessifs par la décentralisation gèrent souvent ceux-ci en véritable féodaux, à travers les pratiques clientélistes, dont la source est cependant aussi d’origine latine/romaine). Le phénomène n’épargne pas le monde universitaire et de la recherche, ni celui des grands corps d’ingénieurs. Paradoxe: avec l’empereur Napoléon Ier et son Code Civil, le Droit français a rayonné sur l’Europe et une partie du monde, le français est la langue de travail de la CJUE, la pensée juridique française (et souvent francophone) tient honorablement son rang face à la concurrence anglo-saxonne, la France est « le pays de la loi » dans la langue chinoise, etc…, mais c’est la culture de l’opportunité qui prévaut en France de façon assez systématique sur la culture de la légalité. Ceci vaut spécialement pour la mise en œuvre du Droit de l’Environnement, d’où l’importance du contentieux associatif à l’encontre de l’Etat, des collectivités territoriales, des professions agricole et industrielles, etc…

****** « Nos concitoyens n’aiment pas la Justice. Ils n’y parviennent que lorsqu’elle leur donne raison ou se plie à leurs volontés autant qu’à leurs fantasmes. En fait, ils n’aiment la Justice que lorsqu’elle les sert, et encore. Même alors les bénéficiaires de telles décisions restent convaincus que le juge n’a fait que reconnaître leur bon droit. Ayant gagné son procès, une partie écrivit à son avocat : - La vérité a triomphé ! Par retour du courrier, son conseil répliqua : - Faites appel ! » (Eric de MONTGOLFIER : Le devoir de déplaire, Ed. Michel Lafon, 2006, p. 342-343) Même type de magistrat tenace et à l’esprit droit qu’Eva JOLY. On observe plus souvent une combinaison de la « culture de la soumission » (dans l’institution judiciaire ) avec la « culture de l’arrangement » (dans ses rapports avec la sphère socio-économique et politique). E. de MONTGOLFIER pourfend la connivence entre la culture de la soumission, qui affecte la magistrature (Parquet et siège) et la culture de l’arrangement, qui affecte le monde politique (notamment les élus territoriaux). A noter que celle-ci est identique au fond à la culture de l’opportunité qui affecte l’Administration. Dès lors, de sérieuses dérives sont observables en France. Plus récemment, il dénonce de façon récurrente l’esprit de lucre qui se répand dans la société française. Il a terminé sa carrière comme Procureur-Général près la Cour d’Appel de Bourges après avoir été de nombreuses années Procureur de la République près le TGI de Nice.

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« (...) On parle de réglementation. Soit, mais la question se pose : qui fabrique les règles ? Le capitalisme financier réitérait sa réponse : n’importe qui. Car le capitalisme financier n’était pas sans règles ; au contraire, il en foisonnait. N’importe quel banquier astucieux pouvait en fabriquer à son gré. De même, le néodémocrate, aussi dangereux dans son ordre que le néoconservateur, accepte toute règle, pourvu que son auteur soit au sens strict n’importe qui et qu’elle impose au sens strict n’importe quoi. Il y a eu un âge tragique de la Grèce ; il y aura eu de fait un âge boursier de la société moderne ; il coïncide avec ce que Foucault appelait la société du contrôle. Multiplication illimitée des règles, multiplication illimitée des sources de règles, les libertés n’y survivent pas. » (Jean-Claude MILNER : « Après la crise, quelle(s) révolution(s) ? », Le Monde, 15 juillet 2009, Débats p. 12) L’auteur de cet article est linguiste, philosophe et essayiste. Cet extrait, nécessairement bref, doit être replacé dans le contexte de l’ensemble de l’article pour être compris. J.-C. MILNER s’y interroge sur les causes et les conséquences de la crise internationale des marchés financiers de 2008/2009, et en tire trois leçons, cet extrait constituant la troisième d’entre elles. La première leçon consiste à poser que la cause essentielle de cette crise est la prégnance du modèle probabiliste dans la gestion des affaires humaines : il y a peu de chances pour que le pire se produise, en vertu de quoi il finit par arriver, parce que « la société moderne tourne au régime de l’illimité », avec des « entrecroisements illimités de séries illimitées ». La deuxième leçon pose que « le règne du capitalisme financier a confirmé l’émergence matérielle du n’importe qui », qui est favorisé par ailleurs par l’égalité de principe proclamée par la démocratie : point n’est besoin de détenir un savoir particulier ou des compétences très poussées pour gagner beaucoup d’argent à partir d’un clavier d’ordinateur (les « traders », héros des temps modernes...). Le « n’importe quoi » de la troisième leçon est donc la conséquence logique et directe du « n’importe qui » : le n’importe quoi dans la règle de droit n’est donc pas synonyme d’aberration , mais de contingence absolue, et la régulation juridique des marchés financiers en est l’illustration. J.-C. MILNER fait ici allusion au fait que le Droit des marchés financiers est largement déterminé par les professionnels eux-mêmes, la puissance publique se contentant de valider leurs choix : les dérives sont donc contenues dans les textes applicables, alors que ceux-ci, dans leur fonction normale, ont pour vocation de contenir les débordements ; sans que l’on puisse généraliser, on observe en effet que dans des domaines très techniques, les professionnels « font la loi » (ou plutôt ses applications réglementaires).

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I - LA GENESE DU DROIT : CERTITUDES & INTERROGATIONS La fonction juridique - dans son essence historique de régulation sociale aboutissant au système complexe actuel - semble être aussi vieille que l’humanité, ou presque. On est ici tributaire des connaissances historiques postérieures à l’invention de l’écriture, qui crée un premier filtre, et de la transmission de textes écrits à travers les siècles, ainsi que des découvertes archéologiques, ce qui crée un second filtre : des textes écrits importants ont pu disparaître, des découvertes archéologiques fondamentales restent sans doute à faire. Etant donné qu’il n’existe pas en effet dans la civilisation terrienne de transmission orale claire et universellement admise sur la régulation sociale, c’est nécessairement l’écrit qui fonde la connaissance de l’histoire du Droit, même si l’on sait que les systèmes de régulation oraux ont joué et jouent encore un rôle considérable en l’espèce, au point même de coexister avec les systèmes écrits, soit en complément, soit en opposition. « Ce qui rend les recherches conjecturales, c’est que la préhistoire juridique échappe à toute observation directe. Restent les inductions plausibles, mais toujours à base d’interprétation subjective, que l’on peut tirer des sociétés situées à l’orée de l’histoire, ou même des îlots de primitivisme survivant parmi nous. On peut, d’ailleurs, multiplier ces champs indirects de recherche en faisant porter l’investigation non pas seulement, comme il vient d’abord à l’esprit, sur la pratique de la règle, mais aussi - par une sorte de déplacement de l’objet de la preuve - sur le sentiment de la règle »(3). Les deux mots soulignés (en italique dans l’ouvrage) annoncent les deux parties de l’exposé du doyen CARBONNIER dans une contribution aux « Mélanges » en l’honneur du professeur Paul ROUBIER (1961), mais ils indiquent aussi que les historiens du Droit, qui sont traditionnellement juristes eux-mêmes, ont vocation à dialoguer avec les spécialistes d’autres Sciences humaines, parmi lesquels les anthropologues, les ethnologues et les sociologues si l’on se focalise sur les sociétés primitives et antiques. Dans les sociétés modernes, le dialogue à vocation à s’élargir à d’autres disciplines, comme l’Economie et les Sciences de gestion des entreprises et autres organisations, ainsi que, bien entendu, l’ensemble des Sciences dites « exactes » ou « dures ». En définitive, ce n’est pas l’existence de l’écriture qui conditionne l’existence d’un système juridique, mais l’existence du langage diversifié tel que pratiqué par les espèces du genre Homo : les animaux n’ont pas de rapports juridiques entre eux, même dans les sociétés animales sophistiquées sur le plan de l’organisation (abeilles, fourmis, marmottes...). Si l’histoire du Droit ne peut se déployer qu’à partir de l’invention de l’écriture et l’exploitation des sources écrites livrées par l’archéologie (textes gravés) et les archives historiques (les plus anciennes étant les papyrus égyptiens), les sociétés préhistoriques ont dû connaître des formes primitives de régulation juridique dans les groupes humains du type de la bande, de la horde ou de la tribu. A cet égard, il est possible que la « jurisprudence » des chefs ait créé un droit coutumier pour ces groupes, si l’on admet que le chef (éventuellement sous la forme d’un organe collégial) a pu concevoir quelque lassitude d’être périodiquement sollicité pour régler le même type de problèmes : accès aux armes, placement auprès du feu, partage du produit de la cueillette, de la chasse et de la pêche, accès aux ressources sexuelles/reproductrices, mais aussi peut-être relations avec les groupes extérieurs lorsqu’un début de pression démographique a entraîné des conflits sur les territoires de chasse et de cueillette... Mais on peut penser aussi au phénomène inverse, sorte de démocratie avant la lettre : la règle serait née d’un consensus entre les membres de groupe, que les chefs auraient été ensuite chargés d’appliquer dans le temps : théorie dite de la « précession de la règle » sur la jurisprudence, la

3 Jean CARBONNIER : Flexible Droit ; pour une sociologie du droit sans rigueur », 2ème partie, Titre I, Chapitre premier : « Sur le caractère primitif de la règle de droit », LGDJ, 10ème édition, 2001, p. 107.

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théorie opposée de la « précession de la jurisprudence (du chef) sur la règle collective (qui en est la conséquence) » ayant été exposée précédemment. La révolution néolithique a probablement entraîné une complexification considérable de ce droit coutumier : l’invention de l’agriculture et de l’élevage a dû nécessiter une nouvelle régulation concernant les ressources foncières disponibles et surtout une responsabilisation des membres concernés du groupe pour la non ingérence des animaux dans les cultures, mais aussi les premiers outils qui se superposent aux armes de chasse et de pêche sans les remplacer, ainsi que la gestion de l’eau pour l’irrigation dans les régions où celle-ci est nécessaire sur le plan climatique. A partir du Néolithique, cet hypothétique « Droit primitif », ou « pré-Droit », porte en effet sur la gestion du territoire et non plus seulement sur celle des ressources, sauvages ou domestiques. D’une certaine manière, les populations néolithiques ont probablement inventé un « pré-Droit de l’environnement/Droit rural », l’environnement ayant comme support le territoire, toujours et partout. L’hypothèque préhistorique étant levée, nous nous référerons essentiellement pour la suite de l’exposé, qui porte exclusivement sur l’époque historique, à deux maîtres éminents aujourd’hui décédés, cités dans le prologue : - le premier, Georges DUMÉZIL (1898-1986) était un érudit inclassable : historien spécialisé dans l’histoire des mythes, c’était aussi un linguiste hors pair maîtrisant le latin, le grec, le sanskrit et bon nombre de langues indo-européennes dont certaines ont disparu; nous verrons ultérieurement comment il s’insérait dans le milieu intellectuels français de la première moitié du XXème siècle ; - le second, Jean GAUDEMET (1899-2001), était un grand professeur de Droit, spécialisé en histoire de la discipline ainsi qu’en Droit canonique (le Droit de l’Eglise catholique romaine). 1.1. LES TROIS NAISSANCES DU DROIT L’ouvrage de J. GAUDEMET, dont la conclusion est citée dans le Thème 2 du Prologue, se divise en trois parties : « un droit sans juriste », « les souverains », « les orfèvres » (4). Pour illustrer la première partie au titre paradoxal et en préciser le contenu, l’auteur - qui n’emploie pas la majuscule pour désigner le Droit - annonce son plan : « D’où vient alors ce droit qui s’impose sans que les hommes aient cru, ou voulu le créer ? L’Histoire offre trois réponses : - le droit vient des cieux ; - il est révélé par les poètes et les ages ; il est l’oeuvre du temps » (5). Au début de l’Histoire, ce Droit « sans juristes » a donc deux source principales, l’une divine et l’autre terrestre, cette dernière se subdivisant en deux sources secondaires, l’une littéraire et l’autre purement « technique » : le temps, qui crée la coutume chez les êtres humains, complète les apports des dieux ou de Dieu chez les peuples monothéistes : le Décalogue du Dieu unique des Hébreux va influencer les deux autres religions monothéistes postérieures, le christianisme et l’Islam. Ce temps est aussi celui des poètes et des philosophes, qui tiennent occasionnellement des discours juridiques, mais qui s’inscrivent dans le contexte spirituel de l’époque. Inspirés par certaines divinités du moment et du lieu, les codes et lois de Mésopotamie sont précis, assez exhaustifs et fort répressifs ; le code d’Hammourabi est le

4 Nous reproduisons ici et dans d’autres citations le substantif « droit » sans majuscule, contrairement à notre convention initiale, par respect pour l’ouvrage du maître et les choix qui sont les siens. 5 J. GAUDEMET, op. cit., p. 1.

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premier code juridique humain connu dans son intégralité, non sans avoir été précédé par un autre code dont on n’a retrouvé qu’un fragment (6)). La Bible judéo-chrétienne, fondée sur le Décalogue, appartient aussi à cette catégorie, même si elle contient bien d’autres éléments que des considérations juridiques. Cependant, les juristes en tant que tels n’existent pas encore, et n’apparaîtront sur la scène que bien plus tard. Il n’est pas sans intérêt de porter attention à une tradition spirituelle lointaine à l’origine mais aujourd’hui bien présente en Europe, et à sa vision de la naissance du droit : dans la tradition bouddhiste tibétaine, d’origine indienne, la cosmogonie fait des êtres humains des descendants des dieux du « monde de la forme », qui ont trouvé la Terre agréable à vivre et ont perdu peu à peu leur capacité à remonter périodiquement dans le monde des dieux pour y consommer l’ambroisie, élixir de très longue existence, car, comme les dieux grecs, ils sont immortels à l’échelle humaine, mais non éternels. Pour survivre, ces dieux doivent donc « manger la terre », en commençant par le sol (« une couche crémeuse de la terre qui, pour eux, possédait saveur et pouvoirs nutritifs »), puis, du fait de leur lente dégénérescence, ils consomment la « céréale spontanée » qui pousse d’elle-même et que l’on récolte sans effort. Ensuite, leur dégénérescence se poursuivant, ils doivent passer à l’agriculture pour faire pousser les céréales et faire face à une multiplication des problèmes entre eux et de querelles sur le partage des ressources alimentaires et foncières, d’où l’apparition des formes primitives de propriété et des « chefs » pour maintenir l’ordre social, ancêtres des souverains (7). Cette vision légendaire des choses est en concordance avec l’hypothèse d’un droit coutumier primitif (8). Le mythe de l’âge d’or est très ancien et semble dépasser l’aire de civilisation indo-européenne, mais il concerne fortement celle-ci : « Pour tout un courant de pensée antique, l’âge d’or, à l’origine de l’humanité, avait été un Age sans lois. C’est notre perversion - ailleurs, on dira notre chute - qui a déterminé l’apparition du juridique, et l’aggravation de nos vices, de plus en plus, fait pulluler le droit. La Révolution, sous l’influence de Rousseau, devait reprendre à son compte cette nomogonie : elle fut persuadée que l’abondance des lois était la marque d’une civilisation corrompue, que le retour à l’âge d’or se ferait par une déjuridicisation de la société, par une espèce de désarmement juridique. La France réduirait le nombre et la complexité de ses lois (tel était l’esprit des deux

6 Le Code d’Hammourabi date d’environ 1750 BC. Les découvertes archéologiques montrent qu’une codification plus ancienne du Droit mésopotamien a existé vers 2400 BC, mais ce code ne nous est pas parvenu. 7 Kyabdje KALOU RINPOTCHÉ : Le Bouddha de la médecine et son mandala, Ed. Marpa, 1997, p. 34-39. Selon cette tradition, l’alimentation et son corollaire, l’excrétion des résidus du processus nutritionnel, sont à l’origine des maladies (l’indigestion étant la première maladie sur le plan chronologique), tout comme la reproduction sexuée humaine et son cortège de problèmes succède à la reproduction asexuée des dieux, par simple échange de rayonnement lumineux. Il semblerait que l’on puisse rapprocher ce schéma de celui du « péché originel » amenant la chute du paradis dans la tradition monothéiste, qui met davantage l’accent sur le travail (de la terre) comme condition de la survie de l’être humain. A noter que, bien que le bouddhisme soit d’origine indienne, l’aire de civilisation tibétaine ne connaît pas a priori le schéma trifonctionnel, ce qui fait que la religion, la philosophie et la science forment un tout dans cette tradition particulière que constitue la voie tibétaine du bouddhisme (Vajrayana) (cf. B. Alan WALLACE : Science et bouddhisme, Ed. Calmann-Levy, 1998, p. 175). Mais la cosmogonie hindouiste et la cosmogonie bouddhiste tibétaine sont très proches. 8 En revanche, elle s’écarte évidemment des données scientifiques admises à ce jour, selon lequel le genre Homo serait une branche autonome des grands singes ayant connu une évolution particulière (station debout et langage articulé), mais elle n’est pas incompatible, car ces hypothétiques humains d’origine « divine » ont pu se croiser avec les hommes d’origine animale. Sur la dualité humaine en matière de civilisation, cf. aussi poème introductif de CHÖGYAM TRUNGPA à son ouvrage « Shambala, le voie sacrée du guerrier », Ed. du Seuil, 1990, p. 25 : une partie des humains, les « guerriers » adeptes de la « confiance primordiale » du « Rigden impérial », n’a pas besoin du Droit pour se réguler, contrairement aux « lâches » qui n’ont pas été capables de mettre en oeuvre cette confiance. Mais il serait hâtif d’en déduire que les premiers sont les descendants exclusifs des dieux établis sur terre, l’épisode mythique de la scission dans la civilisation décrit dans le poème étant sans doute très postérieur à celui décrit par l’autre lama tibétain.

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premiers Codes de Cambacérès, rédigés en style lapidaire), et elle substituerait la conciliation à la juridiction »(9). La deuxième naissance du droit selon J. GAUDEMET met en jeu les « souverains » : ce sont les rois et les empereurs de l’Antiquité faisant œuvre de législation, mais aussi de justice (10), ce pouvoir judiciaire ayant étant historiquement voué à se diversifier en dehors de la personne du souverain pour des raisons techniques (cf. 1.4.2.). Il importe cependant de noter que tout cela n’implique aucunement une rupture avec la spiritualité ou la religion comme source du Droit, mais un déplacement notable du centre de gravité du pouvoir régulateur propre à la fonction juridique. Enfin vient le temps des « orfèvres », qui sont les juristes spécialisés. Dans l’Europe médiévale apparaissent les « légistes », qui maîtrisent le Droit au service du pouvoir spirituel/religieux, mais surtout du pouvoir temporel des souverains (cf. 1.3.4.). Le Droit devient donc à la fois une science et une technique : rédiger des ordonnances royales ou des « décrétales » papales, des contrats, des jugements... Mais il ne perd pas pour autant sa dimension « sacrée », ce qui renvoie à la sphère de la spiritualité, que l’on peut décomposer en deux acceptions : la religiosité et la mythologie (11). 1.2. LE DROIT DANS L’AIRE MYTHOLOGIQUE INDO-EUROPEENNE On ne peut pas parler d’une aire de « civilisation indo-européenne », par analogie avec la civilisation chinoise ou japonaise, par exemple, parce que cette « méga-civilisation » ou « méta-civilisation » a avant tout une base linguistique commune (12), et en second lieu une base mythologique commune. Etudiant cette base mythologique commune avec une parfaite maîtrise d’un grand nombre de ces langues anciennes, G. DUMÉZIL est amené à s’intéresser à la fonction juridique dans cette vaste aire planétaire qui comprend non seulement l’Europe géographique au sens le plus large (Caucase inclus), mais aussi le proche et le moyen Orient (Irak et Iran actuels), ainsi que le sous-continent indien.

1.2.1. LE FONDEMENT DE L’INDE ANCIENNE : FONCTIONS ET CASTES Analysant minutieusement les mythes des sociétés indiennes, iraniennes, grecques, latines, nordiques/germaniques, celtiques, caucasiennes, etc., DUMÉZIL a posé que ces sociétés tendaient à être structurées autour de trois fonctions dérivées de la société indienne ancienne, qui a d’ailleurs largement subsisté dans ce pays jusqu’à ce jour sous la forme des castes :

9 J. CARBONNIER, op. cit., p. 16. Sur Cambacérès, cf. annexe 3. 10 Cf. dans la Bible le célèbre jugement de Salomon, roi d’Israël, concernant deux femmes se disputant un enfant, mais aussi Louis IX, dit Saint-Louis, rendant la justice sous son chêne. 11 Ce que nous appelons « mythologie » n’est pas autre chose que les croyances spirituelles de nos prédécesseurs, et qu’ils vivaient comme religion avant la lettre. Les religions d’aujourd’hui sont probablement les mythes de demain ou d’après-demain. Le concept de spiritualité est plus large et nous paraît englober le mythologique et le religieux, forme codifiée et organisée socialement du mythe ou de la spiritualité. Dans le chamanisme, qui existe encore aujourd’hui, croyances mythiques et religieuses sont amalgamées car intimement liées à une société holistique, ou qui s’efforce de le demeurer. 12 Le sanskrit (« sam-skrita(m)» signifiant approximativement « oeuvre globale ») est la langue mère de la quasi-totalité des langues européennes, et de l’hindi actuel. Les langues européennes d’origine autre sont les langues finno-ougriennes (finnois, estonien, hongrois), l’albanais et le basque.

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- les « brahmanes » ont la quasi exclusivité de la pratique des rituels et des sacrifices religieux hindouistes ; ce ne sont ni des prêtres ni des moines, mais des laïcs ayant une sorte de monopole ou d’exclusivité ; ils doivent être préservés des « souillures » des autres castes ; - les « kshatrya » (aristocrates guerriers) ont le droit d’assister aux sacrifices offerts par les brahmanes, mais ne peuvent les pratiquer qu’en leur absence ; ils assument la fonction de protection de la société contre les ingérences extérieures ; - les « vaishya » sont les producteurs (paysans et artisans) qui permettent à tout le monde de survivre ; ils ne peuvent pratiquer les rituels, mais simplement y assister dans des conditions très limitées ; cette caste connaît une certaine diversification avec une tendance à l’autonomisation des commerçants et des prêteurs d’argent (banquiers avant la lettre, mais souvent usuriers). De plus, il existe des « hors castes », les « shudra », serviteurs parfois considérés comme une caste, les tribus aborigènes pré-aryennes, les « intouchables », etc. ; ce sont eux qui sont le plus tenus à l’écart par les membres des trois castes, et les brahmanes en premier lieu. Une société de castes implique en effet l’existence de règles diversifiées et précises sur les relations entre ces 4 composantes, dans le sens de la séparation et de l’absence de mélange (on vit et on se reproduit dans sa caste, ou « hors caste »). Ces prescriptions relatives au fonctionnement global de la société hindoue traditionnelle sont contenues dans les « lois de Manou », qui ne sont pas des lois au sens actuel du terme, mais un texte anonyme d’origine mythique transmis par la tradition hindouiste (13). Les castes sont le produit du démembrement du géant cosmique Purusha mis à mort afin que l’humanité puisse vivre, les trois castes correspondant aux différentes parties de son corps (tête = brahmanes ; thorax = ksatriyas ; abdomen = vaishyas), et Manou est le premier homme, le souverain mythique qui constate ces trois fonctions d’origine cosmique et en déduit les lois sociales afférentes, dans le moindre détail. La Constitution indienne actuelle prohibe les castes et prévoit une « discrimination positive » pour les « hors castes » en matière d’accès aux emplois publics, mais cela n’empêche pas les comportements anti-sociaux des tenants du système de perdurer, parfois de façon criminelle. Dans une optique comparatiste systématique, et en étudiant les mythes des systèmes polythéistes de l’aire indo-européenne, DUMÉZIL montre une forte permanence du schéma trifonctionnel (qu’il appelle « idéologie tripartie ») dans les sociétés antiques européennes, au-delà de son origine indo-iranienne : « Il est maintenant facile de mettre sur la première et la deuxième « fonctions » une étiquette couvrant toutes les nuances : d’une part le sacré et le rapport soit des hommes avec le sacré (culte, magie), soit des hommes entre eux sous le regard et la garantie des dieux (droit, administration), et aussi le pouvoir souverain exercé par le roi ou ses délégués en conformité avec la volonté ou la faveur des dieux, et enfin plus généralement la science et l’intelligence, alors inséparables de la méditation et de la manipulation des choses sacrées ; d’autre part la force physique, brutale, et les usages de la force, usages principalement mais non pas uniquement guerriers. Il est moins aisé de cerner en quelques mots l’essence de la troisième fonction, qui couvre des provinces nombreuses, entre lesquelles des liens évidents apparaissent, mais dont l’unité ne comporte pas de centre net : fécondité certes, humaine animale et végétale, mais en même temps nourriture et richesse, et santé et paix - avec les jouissances et les avantages de la paix - et souvent volupté, beauté et aussi l’importante idée du « grand

13 Ce phénomène d’anonymat et de grande ancienneté concerne au demeurant l’ensemble des textes fondateurs de l’hindouisme (Rig-Vedas, Upanishads, ...), qui est une religion polythéiste marquée, pour les croyants, plus par l’orthopraxie que par l’orthodoxie, comme l’est le judaïsme pour les religions monothéistes. A l’opposé, les trois grandes religions monothéistes sont fondées sur un seul Livre qui est la parole de Dieu, transmise indirectement (Bible judéo-chrétienne) ou directement (Coran) ; ce Livre est anonyme, mais nécessairement plus récent que ces textes hindous (avec un doute pour le judaïsme). Le bouddhisme a aussi des textes anonymes, notamment la « Prajnaparamita » (Perfection de sagesse). D’un point de vue rationaliste, cet anonymat est évidemment une fiction : ces ouvrages ont un ou plusieurs auteurs inconnus.

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nombre » appliquée non seulement aux biens (abondance) mais aussi aux hommes qui composent le corps social (masse). Ce ne sont pas là des définitions a priori, mais bien l’enseignement convergent de beaucoup d’applications de l’idéologie tripartie » (14). Ces considérations synthétiques attirent l’attention si l’on s’interroge sur la prise en charge du vivant dans la société : la gestion du vivant ressort à l’évidence de la troisième fonction, mais sa régulation juridique ET scientifique de la première, au niveau originel en tout cas. Elles montrent aussi qu’il existe une hiérarchie d’ordre protocolaire entre les trois fonctions, et que la souveraineté en tant qu’administration ressort de la première, mais qu’elle relève de la deuxième en tant que garantie de survie par la force militaire. Nous nous interrogerons ultérieurement (1.9.) sur la pertinence de ce « paradigme dumézilien » au début du XXIème siècle. GAUDEMET ne cite pas DUMÉZIL, ce qui est assez normal puisque son ouvrage ne prétend pas à l’interdisciplinarité et s’inscrit exclusivement dans la sphère juridique. Mais il est probable que ce maître avait connaissance des travaux de l’autre maître, ou bien, dans l’hypothèse inverse, il apparaît que leur réflexion séparée, à la fois sur le plan disciplinaire et sur le plan chronologique, aboutit aux mêmes constatations : la régulation juridique se diffuse historiquement à travers les trois fonctions qui caractérisent les sociétés occidentales d’origine indo-européenne. La première fonction au sens de DUMÉZIL correspond manifestement au « temps » de GAUDEMET, la deuxième aux « souverains », et la troisième aux « orfèvres », dans le sens où l’émergence des juristes spécialisés auprès des papes et des souverains coïncide avec celle de la naissance d’un droit autonome dans la sphère économique. Nous ne sommes pas en mesure d’examiner la pertinence de ce paradigme dans l’histoire à un niveau plus large que l’aire de civilisation indo-européenne eurasiatique, qui est extrêmement vaste par elle-même sur le plan géographique. Nous nous bornerons à faire deux observations concernant la diffusion des religions monothéistes au sein de cette aire première, mais aussi sur le Tibet, vaste royaume indépendant où se diffuse au VIIIème siècle le bouddhisme, d’origine indienne, mais qui se situe hors de l’aire indo-européenne sur les plans linguistique et mythologique. Les trois religions monothéistes (dites aussi « abrahamiques » ou « du Livre ») ont grosso modo la même conception de l’articulation de la loi civile et de la loi religieuse dérivée du Livre, ou à la rigueur de ses commentaires autorisés. Dans le judaïsme, la « halakha » constitue l’ensemble des préceptes que tout juif doit suivre, et qui ne concerne pas que l’alimentation (« kasherouth »). Le christianisme, variante autonomisée du judaïsme, prend une certaine distance vis-à-vis de ce système tout en maintenant le principe de la suprématie de la loi divine dans les affaires terrestres. Enfin, la loi religieuse islamique, qui a vocation à être appliquée dans la société de façon directe et intégrale, est la « charia » ; après la mort de Mahomet en 632, les docteurs de l’Islam ont une approche intégrée du Droit et de la Religion, conformément aux préceptes du Coran (15). Cette influence de la Religion sur le Droit a persisté à ce jour non seulement dans les pays situés dans la zone d’influence de l’Islam, mais aussi, en ce qui concerne le judaïsme, dans l’Etat d’Israël : bien que cet Etat soit en principe démocratique et pluraliste, les autorités civiles ont beaucoup de difficultés avec les « intégristes » religieux, qui font de même primer

14 Georges DUMÉZIL : Mythes et dieux des Indo-européens, Champs-l’Essentiel n° 232, Ed. Flammarion, p. 96. 15 Cf. Annexe 2 : Concepts de base du Droit musulman.

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la « loi divine » sur la loi civile et créent de fortes perturbations au détriment des citoyens ordinaires, pratiquants ou non. Au Liban, Etat démocratique à l’histoire complexe et occasionnellement violente, il existe un « statut personnel » applicable à des citoyens de confessions religieuses différentes pour les affaires privées, parallèlement à des mécanismes juridiques applicables à tout un chacun qui constituent l’essentiel du droit positif et ont été fortement influencés par le Droit français ; le même mécanisme existe aussi en Israël (tribunaux rabbiniques reconnus par la loi civile). Enfin, dans l’Europe issue de la chrétienté médiévale, des Constitutions actuelles font référence à Dieu (Pologne, Irlande...). Il est au demeurant fort singulier du point de vue « hexagonal », mais significatif du point de vue historique que l’Union européenne accorde en matière de dialogue avec la société civile un statut particulier aux Eglises et aux « organisations philosophiques » (16).

1.2.2. A L’ORIGINE DU DROIT : LE SACRÉ Philippe CHIAPPINI a étudié ce processus d’autonomisation du Droit par rapport au Sacré dans l’aire de civilisation indo-européenne, en s’appuyant notamment sur les travaux de DUMÉZIL, mais aussi en prenant en considération les prémices de la Science politique après l’époque médiévale (17). Ainsi il peut montrer l’origine et la persistance du serment dans le Droit moderne (18), parce que c’était un rituel majeur du Droit indo-européen que l’Eglise catholique n’est pas parvenue à éradiquer. La thèse centrale de cet auteur consiste à considérer que le christianisme met fin au paradigme indo-européen qui rattache le Droit à la première fonction, pour le séculariser et déboucher ainsi sur le « nihilisme » qui caractérise les sociétés modernes et va se retourner contre la domination cléricale sur la société (19). Cette désacralisation va aboutir à diviser l’unité primordiale du juridique dans le spirituel en deux sphères différenciées : le Droit Civil pour les affaires privées (donc concernant surtout la troisième fonction), d’une part, et les règles afférentes aux affaires publiques, c’est-à-dire la légitimité du pouvoir (deuxième fonction) à « dire le droit », d’autre part. La summa divisio du Droit Public et du Droit Privé n’a pas d’autre origine. A noter que l’ancêtre du Droit Commercial (lex mercatoria) apparaît de façon autonome dans l’histoire dans la troisième

16 TFUE, art. 17§3. Par « organisations philosophiques », il faut entendre essentiellement les obédiences de la Franc-maçonnerie, organisations fermées pratiquant des rites de type religieux mais aux préoccupations souvent fort peu spirituelles. L’article 11§2 du TUE prévoit pourtant le principe général d’une concertation des institutions de l’UE avec les organisations non gouvernementales de la société civile, ce qui englobe les institutions religieuses et assimilées. On doit en déduire que, pour l’UE, les idées religieuses et « philosophiques » ont droit à un statut spécial par rapport aux autres , ce qui n’est pas conforme à la laïcité « à la française » et a pu en partie influencer le vote négatif de l’électorat français au référendum de 2005 sur le prétendu «Traité constitutionnel ». 17 Philippe CHIAPPINI : Le Droit et le Sacré, Dalloz, 2006. Son ouvrage comprend trois parties : Le Droit aux sources du Sacré, le Sacré à l’oeuvre dans le Droit, le retrait du Sacré hors du Droit. Pour un autre exemple concernant la transmutation du sacrilège en infraction pénale dans la Grèce ancienne, cf. note 43. 18 Serment prononcé par les témoins devant une juridiction pénale avant leur déposition, à la demande de son président ; « assermentation » des agents chargés de l’exercice de pouvoirs de police judiciaire (générale ou spéciale), dans le but de conférer une force probante aux procès-verbaux qu’ils rédigent ; serment comme mode de preuve prévu par les articles 1357 à 1369 du Code Civil. 19 Par « nihilisme », il faut entendre l’absence de référence centrale et unifiée dans la société humaine, qui est devenue « individualiste » après avoir été « holistique » (cf. Prologue, Thème 1). Les tentatives présentes ou passées de deux religions monothéistes sur trois de dominer la société représentent une aspiration au retour de la société holistique pour mettre fin à la décadence de la société individualiste, ce qui n’a fait et ne fait qu’ajouter à la barbarie déjà existante ; par ailleurs, les démarches des organisations qualifiées de « sectes » (de façon souvent arbitraire et abusive) ou les pratiques dites « New Age » représentent une autre forme de volonté de retour à la société holistique, qui paraît effectivement le propre de l’homme.

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fonction avec le développement du commerce terrestre, du prêt d’argent et du change des monnaies, pour se connecter avec le Droit Civil au début du XIXème siècle. On retrouve cette référence au sacré dans les travaux du géographe Jean-Robert PITTE sur l’histoire du paysage français, qui peuvent dans une certaine mesure être extrapolés à d’autres pays européens voisins. Son ouvrage (20) se subdivise en deux grandes parties sur le plan chronologique : le sacré, qui s’étend de la préhistoire au XIVème siècle (approximativement), et le profane. Or la structuration et l’évolution des paysages est conditionnée par l’évolution du rapport juridique des hommes à la terre et à l’espace en général, y compris la voirie le réseau hydrographique. L’auteur montre de quelle manière l’influence spirituelle puis religieuse - avec la domination de l’Eglise catholique sur l’espace français et européen - a pu façonner les paysages ruraux et urbains pendant cette première période. Pendant la seconde, c’est le Droit profane qui supplante progressivement le sacré, d’où il n’était pas absent d’ailleurs.

1.2.3. ÉLÉMENTS DE COMPARAISON : INDE, TIBET & CHINE L’Inde ancienne, de religion hindouiste et par voie de conséquence soumise à la tradition des lois de Manou et au système des castes du modèle trifonctionnel dans sa version primitive, est constituée de petits royaumes entretenant des relations plus ou moins conflictuelles. Au IIIème siècle avant notre ère, un roi de la dynastie des Mauryas plus puissant que les autres, Ashoka (273-232 BC), entreprend par la guerre une vaste conquête qui l’amène à contrôler un territoire proche de l’Inde actuelle et à se proclamer empereur. Mais, sous l’influence du bouddhisme en plein essor, il adhère à cette religion nouvelle pour devenir un souverain pacifique ayant à coeur de faire oeuvre constructive en incorporant les valeurs bouddhistes à sa gouvernance (21). Au Tibet, dominé à l’origine par une religion d’origine chamanique, le Bön, le roi Trisong Detsen (704 ?-797) favorise au cours de son règne l’implantation du bouddhisme, né en Inde 12 siècles auparavant, avec l’aide de deux personnalités missionnaires venues de ce pays voisin. Simultanément, il utilise la loi religieuse pour rétablir un ordre social qui apparemment ne lui donnait pas satisfaction, en promulguant un code nouveau basé sur les valeurs du bouddhisme :

« Il y a trois lois : loi religieuse, loi royale, loi des steppes. Moi Trisong Detsen, roi du Tibet,

dorénavant je suis le roi de la religion. Que quiconque est sous ma puissance

porte la pleine rétribution de ses actes bons ou mauvais ! (...) Que si on brave la loi religieuse que j’édicte,

20 Jean-Robert PITTE : Histoire du paysage français, de la préhistoire à nos jours - Tallandier, 5ème édition, 2012. 21 Notamment le souci d’autrui, animaux compris : création d’hôpitaux, de refuges pour animaux, de puits le long des routes pour les voyageurs, etc.. Il fait par ailleurs graver la loi qu’il édicte (« dharma » en sanscrit, le « Dharma » étant la « bonne loi », ou la religion bouddhiste) sur des stèles de pierre ici et là. La roue à huit rayons qui figure au centre du drapeau indien actuel est la « roue d’Ashoka », symbole bouddhiste de « l’octuple sentier » qui découle de la « quatrième noble vérité » (existence d’une voie de la cessation de la souffrance). Dans la mythologie hindouiste telle que développée par le Mahabharata, Dharma (la Loi, la Justice) est une des trois divinités primordiale qui, s’accouplant à la femme de Pandu avec l’accord de celui-ci, lui donne trois fils, dont un certain Yudhisthira; dans le Rigveda, plus ancien que le Mahabharata, Dharma correspond à Mitra (le dieu juriste, plutôt amical et proche du peuple), étroitement associé à Varuna (le dieu magicien, plutôt inquiétant et lointain), et Yudhisthira a les attributs de Mitra (G. DUMÉZIL, op. cit., p. 155-180).

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à coup sûr tranchera la loi royale. Si profès au prieur, élève au précepteur,

domestique au maître, fils aux père et mère, cadet à l’aîné, femme au mari,

s’opposent, regimbent ou tuent, qu’on les brûle au feu ou qu’on les jette à l’eau !

Par ceps et geôle est inculquée aux méchants la crainte des lois. Sans lois dans le pays les méchants insolents oppriment,

Qu’on mette à nu sous le bâton levé ! Qu’on serre au cou la hart ! » (22) La « loi des steppes » dont il est ici question fait manifestement allusion à la troisième fonction, celle d’une paysannerie pratiquant le pastoralisme, nomade ou sédentaire, et qui avait certainement sécrété un droit coutumier pour organiser le pâturage en zone steppique, sanctionner les vols d’animaux, etc.. Le schéma trifonctionnel est bien observable, et l’on note que la deuxième fonction (« loi royale ») est bien autonome de la première, puisqu’elle met en oeuvre des sanctions opposées aux préceptes de la « loi religieuse » (exécuter ou châtier corporellement les délinquants et criminels). De la même manière, au Moyen Age ouest-européen, l’Inquisition de l’Eglise catholique ne torturait pas et ne mettait pas à mort, mais sous-traitait cette activité au « bras séculier » relevant du roi ou du seigneur. Si l’on s’intéresse à présent au grand pays voisin et dont le Tibet est historiquement bien distinct, la Chine, force est de constater que ce modèle trifonctionnel n’est pas perceptible. la civilisation chinoise fonctionne plutôt sur un modèle bifonctionnel : ciel/terre, yin/yang... et de nombreuses constructions ésotériques relèvent de 2n, et le nombre 3 joue le rôle d’ouverture vers l’infini dans la numérologie du système de pensée (23). L’histoire du Droit chinois semble montrer de balancier permanent entre la loi au sens juridique du terme (« fa ») et la loi morale, basée essentiellement sur le respect spontané des rites civils dans la population (« de ») (24), celle-ci ayant plus de poids que la première : « A l’origine, le Droit chinois contient les principes fondateurs suivants : la loi découle de la volonté de l’Etat ainsi que d’une base éthique qui en guide l’élaboration et l’application. Selon les confucianistes, qui privilégient en effet l’étiquette dans la gouvernance des relations sociales ou politiques, la loi n’est là que pour renforcer ou justifier un rite. (...) L’Empereur devait donc s’abstenir autant qu’il le pouvait de légiférer » (25).

22 PADMASAMBHAVA : Le Dict de Padma (« Padma Thang Yig » ), traduit du tibétain par Charles-Gustave Toussaint, Ed. Les Deux Océans, 1994, p. 269-271. L’auteur présumé de ce manuscrit retrouvé dans un monastère tibétain au début du XXème siècle, qui comporte des prophéties pour l’avenir du Tibet (dont l’invasion chinoise au XXème siècle), est une des deux personnalités appelées par le roi Trisong Détsen pour établir le bouddhisme au Tibet. Selon la tradition bouddhiste indo-tibétaine (Vajrayana), Padmasambhavava (« Guru Rinpotché ») ne serait pas un être humain ordinaire, mais un « second Bouddha ». Il apparaît en effet dans le Vajrayana deux fois à plusieurs siècles d’intervalle, et naît et disparaît dans des conditions extraordinaires ; dans cette optique, le « Padma Thang Yig » appartiendrait à la catégorie des « textes-trésor », cachés par Padmasambhava dans le milieu naturel aux fins d’être retrouvés par qui de droit au moment opportun. Sur les limites de la traduction « médiévaliste » de cet ouvrage par C.-G. Toussaint, cf. Philippe CORNU : Padmasambhava, Ed. du Seuil, 1997, p. 53-54. ; exemple : la « hart » (= noeud coulant du condamné à la pendaison). 23 Cf. notamment les 64 hexagrammes du « Yi King » (Livre des transformations, à caractère divinatoire). « Le Tao donne naissance à l’Un, / l’Un au Deux, le Deux au Trois ; / du Trois sont issus les dix mille êtres. / Les dix mille êtres, dos au yin, face au yang, / s’unissent au souffle primordial / pour produire l’harmonie. » (LAO TSEU, Tao tö king, stance 42, traduction et commentaire de Jean LÉVI, Albin Michel, 2009, p. 68). Dans cette optique : 64 = 10000. Mais il est bien précisé dans les « Quatre canons de l’Empereur jaune » (p. 173), qui font l’objet d’un commentaire conjoint au « Lao Tseu » de la part de cet auteur (cf. note 27), que le Tao a pour base 2n : le chaos primitif se scinde en deux, produit le « yin » et le « yang », qui se scindent chacun en deux pour produite les quatre saisons. Le Ciel et la Terre sont la manifestation respective du « yang » et du « yin » primordial. 24 Aussi orthographié en « tê » ou « tö ». « Tao tê king », ou « Tao tö king » = Livre de la Voie et de la Vertu. 25 Stéphanie BALME : Idées reçues : la Chine, Ed. Le cavalier Bleu, 2004, p. 78-79.

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Dans l’optique occidentale, le confucianisme apparaît comme une sorte de « religion laïque d’Etat », ce qui tendrait donc à confirmer l’hypothèse pour la Chine d’un modèle bifonctionnel, avec l’Empereur (ou l’Etat) d’une part, et la société civile d’autre part, c’est-à-dire essentiellement le tissu socioéconomique, ou encore la troisième fonction dumézilienne. L’Empereur chinois serait alors un amalgame des première et deuxième fonction, ce qui est cohérent avec la symbolique de l’Empereur, « fils du Ciel », et qui règne sur la Terre (26). Différente est l’optique taoïste, opposée au confucianisme : « Le Tao est à la fois source de la Loi et origine de l’Etre, si bien que l’instauration de l’ordre par l’exercice de la souveraineté a tout d’une cosmogenèse. Si la Loi possède un caractère transcendant en tant qu’expression du Principe ultime, le Principe ultime se résorbe, tout à la fin, dans l’action du sage qui apporte l’ordre à l’empire. (...) La loi qu’applique le souverain n’est donc nullement une construction arbitraire, humaine, fruit d’un contrat entre des sujets libres et égaux, mais la concrétion dans la société du Principe lui-même qui, au contact des hommes, de Voie se fait Loi .(27) » Au sein de cette vaste philosophie spirituelle qu’est le taoïsme va émerger un courant « légiste », qui rejette la prééminence de « de/tö », prôné par Confucius et ses disciples, pour faire de la loi (« fa »), telle qu’exprimée au travers de textes impériaux divers (ordonnances, édits...), l’expression de la volonté du Ciel, donc en dernière analyse du Principe ultime : « La Voie engendre la Loi. La Loi trace la ligne de partage entre le vrai et le faux comme le cordeau sépare le droit du courbe. Qu’un prince tienne la Voie et nul n’osera jamais violer la loi ni tenir ses édits pour lettre morte » (28). Mais il n’est pas à exclure que le peuple observe spontanément la Loi, dans certaines circonstances, ce qui tend à montrer que l’opposition au confucianisme n’est ni absolue ni irréversible : si l’abondance règne, le peuple acquiert le « sens de la honte » (29), et la loi écrite tend à devenir coutume, ce qui la rend moins nécessaire (30). Bien que convergents sur le rôle essentiel du Tao - principe philosophique de base - qui débouche sur le « dao » d’un point de vue profane ou appliqué a civilisation sociopolitique chinoise a été façonnée essentiellement par ces deux courants divergents sur le plan politique : les confucéens proposent de concrétiser cette démarche vertueuse sur le plan politique à travers l’exemple donné par les dirigeants, mais les taoïstes préfèrent opérer cette recherche en dehors des institutions sociales, dans la spontanéité naturelle (31). Cependant, taoïsme et confucianisme convergent dans la méfiance de l’approche juridique pure émanant du pouvoir politique (32). En ce sens, le courant « légiste » issu de certains milieux taoïstes et qui fut instrumentalisé par le premier empereur Qui Shi Huangdi au point de persécuter les lettrés

26 D’où sa responsabilité « sans faute » en cas de gros problèmes pour le peuple (cf. 0.3, Thème 2). 27 « Le Lao Tseu », suivi de « Quatre canons de l’Empereur Jaune » - Traduction et commentaire de Jean LÉVI, Ed. Albin Michel, 2009, p. 41-42. Les « Quatre canons... » en question ne sont ni des pièces d’artillerie ni des concubines, mais les règles fondamentales suivantes (cf. les « canons » de l’Eglise catholique) : être calme, réglé, civil et martial (J. LÉVI, op. cit., p. 145) . Noter que l’incertitude sur l’existence même de LAO TSEU en tant qu’auteur amène des commentateurs autorisés tels que J. LÉVI à transformer son nom en celui de l’ouvrage principal (le Tao-te-king = « le Lao Tseu ») ; même observation pour un autre ouvrage fondamental, le « Tchouang Tseu ». 28 J. LÉVI, op. cit., p. 125. Il s’agit des premières phrases des « Quatre canons... ». 29 Comprendre : il ne peut invoquer aucune excuse d’ordre socio-économique à ses mauvais comportements, comme on tend à le faire aujourd’hui dans les pays dits développés 30 .J LÉVI, op. cit., p. 135. 31 Cyrille J.-D. JAVARY : Les trois sagesses chinoises : taoïsme, confucianisme, bouddhisme - Albin Michel, 2010, p. 41-42. Selon cet auteur, « dao » peut être traduit préférentiellement par « conduite », dans les deux sens du terme, objectif (gouvernance) et subjectif (comportement). 32 C. JAVARY, op. cit., p. 129.

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confucéens en ordonnant la confiscation et la destruction de tous les livres en circulation (33) n’est guère représentatif du taoïsme dans son essence. 1.3. L’INVARIANCE DU PARADIGME TRI-FONCTIONNEL DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE

1.3.1. LES ETATS GENERAUX DE L’ANCIEN REGIME EN FRANCE Au-delà de l’Antiquité, le schéma trifonctionnel tel que définit par DUMÉZIL va perdurer longtemps dans l’histoire européenne, sans pour autant qu’on ait affaire à une société de castes. Ainsi l’Ancien Régime français connaissait la pratique de la réunion des Etats généraux par le Roi, lorsque le royaume connaissait des difficultés durables : clergé, noblesse et « le reste », qu’on appellera « Tiers Etat ». Leur dernière réunion en 1789, psychodrame tumultueux, devait entraîner la chute de la monarchie absolue ; d’un point de vue socioéconomique, le Tiers Etat ne représentait pas alors la paysannerie, mais plutôt la bourgeoisie enrichie dans les pratiques artisanales et commerciales ainsi que dans celles des professions intellectuelles émergentes (34), mais celle-ci devait nécessairement s’appuyer d’une manière ou d’une autre sur la paysannerie précarisée et appauvrie pour parvenir à ses fins politiques, tout comme les révolutionnaires russes de 1917. La société médiévale, à l’origine de l’Ancien Régime renversé en 1789, voit en effet l’avènement de ces trois « états », que l’on appelait aussi « conditions » : « La société s’est divisée en pure coutume et tout spontanément en trois « états » - on dirait aujourd’hui en trois classes - : ceux qui prient, oratores ; ceux qui combattent, bellatores ou pugnatores, et ceux qui travaillent de leurs mains, laboratores. Chacun de ces états a une fonction sociale particulière et un statut juridique approprié. Ce statut comporte des avantages que l’on qualifiera bientôt de privilèges, et aussi des charges et des incapacités corrélatives. Le système, si l’on peut ainsi qualifier une organisation sociale moulée sur les faits, postule et affirme l’union étroite des états dans la poursuite du bien commun du groupe. Il implique, d’autre part, une hiérarchie de divers états reconnus par tous ; tous sont utiles, indispensables même, mais certaines fonctions sociales sont plus importantes que les autres et ceux qui les exercent ont droit, par là même, à plus de considération. Ces idées générales sont couramment admises au XIIIème siècle.»(35).

33 C. JAVARY, op. cit., p. 141-144. Le but de cet « Empereur premier », comme il se nommait lui-même, n’était pas d’éradiquer le savoir, mais de recopier tous les livres confisqués sur la base d’une écriture unique, tout comme il entendait unifier les poids et mesures, très hétérogènes. 34 Albert RIGAUDIÈRE : Histoire du Droit et des Institutions dans la France médiévale et moderne - Ed. Economica, 2010, p. 805. Cet auteur souligne que, dans la composition des délégués du Tiers-Etat à cette date fatidique, les hommes de loi prédominent (avocats, procureurs, magistrats, professeurs, conseillers aux divers parlements), puis les propriétaires ruraux, et enfin les négociants et manufacturiers. Cf. Albert SOBOUL, Précis d’histoire de la Révolution française, Editions Sociales, 1962, p. 105 : « Quant au Tiers, près de la moitié de sa députation, forte de 578 membres, était composée de ces hommes de loi qui avaient joué un rôle si important au cours de la campagne électorale. Les avocats étaient environ 200 (...) ». 35 François OLIVIER-MARTIN : Histoire du Droit français, des origines à la Révolution, Ed. du CNRS, 2ème éd. 1995 (Ed. Domat-Montchrestien, 1948), § 178. Cet auteur nous paraît dans l’erreur lorsqu’il décrit cette société médiévale des « trois états » comme née spontanément de l’évolution socioéconomique en relativisant son aspect systémique ancré dans l’histoire : il s’agit bien selon nous de la prolongation dans l’histoire du paradigme trifonctionnel de DUMÉZIL, dont la référence est absente dans cet ouvrage. Cela s’explique sans doute par un cloisonnement disciplinaire important à cette époque chez les juristes, mais aussi par la chronologie des publications : si la théorie des trois fonctions est formulée par DUMÉZIL dès 1937, sa diffusion et son accessibilité au grand public sont plus tardives (publication en 1968 de « Mythe et Epopée-I »). F. OLIVIER-MARTIN est un historien du Droit formé notamment par les autres historiens du Droit qu’étaient Adhémar ESMEIN et Emile CHENON, et dont l’ouvrage s’inscrit dans le cursus universitaire juridique de l’époque. Par ailleurs, il reconnaît très honnêtement dans sa préface rédigée en 1947 que sa démarche n’est pas exempte

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La continuité avec l’ancien modèle indo-européen est flagrante. On doit observer que la solidarité objective entre les trois fonctions est déjà présente dans le mythe hindou de Purusha, à la base des « lois de Manou ». Toutefois, le modèle médiéval occidental montre une évolution significative sur deux points par rapport à ce paradigme indo-européen très ancien : il ne connaît pas de « hors castes », et une certaine mobilité sociale va apparaître peu à peu dans l’évolution d l’Ancien Régime. Dès le début, la noblesse alimente le clergé de ses membres en surnombre (hommes et femmes), puis des bourgeois enrichis peuvent accéder à la noblesse. Enfin, à l’exception des serfs, tout le monde peut accéder à la fonction religieuse, qui s’est au demeurant fortement paupérisée : les prêtres du clergé séculier et une partie des moines du clergé régulier sont souvent pauvres et doivent avoir une activité économique pour survivre, alors que les évêques et une partie du clergé régulier vivent dans l’aisance en profitant du travail des autres. Les « laboratores » qui travaillent de leurs mains ne sont pas les seuls à faire partie du « Tiers-Etat » : il convient de parler de « roture », celle-ci se définissant par défaut comme tout ce qui n’est pas « clerc » (= le clergé) ou noble, mais à l’exception des différentes couches paysannes relevant du servage, dont le statut n’est homogène ni dans le temps, ni sur le territoire. Si en effet le servage médiéval concerne la grande masse de la paysannerie, les bourgeois des villes et une partie de la paysannerie affranchie du servage (« vilains ») échappe à cette conditions et sont qualifiés de « roturiers » (36). Par comparaison, dans le modèle bifonctionnel chinois tel qu’exposé dans les « Quatre canons de l’Empereur jaune », on considère que : « Ciel et Terre ont des lois constantes, le peuple a des activités permanentes, nobles et roturiers des positions immuables. Il est une voie unique pour appointer les sujets et une mesure fixe pour en user. (...) En distinguant le noble du roturier, on marque la distance entre l’homme de bien et l’homme de peu. Et c’est en assignant à chaque état un signe distinctif que le noble et le vil sont hiérarchisés » (37). La genèse mythique de ce modèle bifonctionnel est exposée plus loin dans cet ouvrage, et correspond à une variante du mythe de Purusha dans la cosmogonie hindouiste (cf. 1.2.1.). Les juristes européens, qui vont jouer un rôle essentiel dans le processus révolutionnaire de 1789 en France, sont historiquement liés au clergé à partir du Xème siècle, puis à la bourgeoisie roturière, au même titre que certains grands serviteurs de l’Etat royal, ancêtres des technocrates d’aujourd’hui (Colbert, par exemple) ; ces juristes issus de la bourgeoisie ont pu occasionnellement être anoblis et constituer la « noblesse de robe », par opposition à la « noblesse d’épée », plus conforme à la figure dumézilienne du guerrier. Que ce soit en France ou dans les autres pays européens, le Droit est donc attaché à la première fonction au sens de DUMÉZIL, et revêt de ce fait implicitement une dimension « sacrée », qui perdure jusqu’à ce jour pour se traduire par un certain élitisme chez les juristes au regard des autres sciences humaines qui, exception faite de la philosophie, apparaissent beaucoup plus récemment dans l’histoire humaine.

d’arrières pensées idéologiques : « L’auteur ne dissimule pas qu’il s’est appliqué principalement à éclairer, à diverses époques, les rapports entre l’Etat et les forces sociales qui se sont spontanément organisées dans son cadre. Il est convaincu, à tort ou à raison, que l’établissement de rapports satisfaisants entre l’Etat et ces forces sociales ou « groupements intermédiaires » est le problème fondamental du temps présent et constitue la dernière chance d’échapper aux ravages de l’individualisme anarchisant, comme aux contraintes insupportables du totalitarisme». Cet auteur, qui s’inscrit dans le conservatisme bourgeois le plus traditionnel, affiche par ailleurs un cléricalisme affirmé, faisant occasionnellement l’apologie de l’Eglise catholique romaine et de sa religion, ce qui n’enlève rien à l’intérêt de cet ouvrage. 36 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 183. 37 J. LÉVI, op. cit., pp. 128 &134.

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1.3.2. LES « ORFEVRES » : L’EMERGENCE DE LA SCIENCE JURIDIQUE A PARTIR DES UNIVERSITÉS Les « légistes » sont les premiers spécialistes du Droit, discipline qui est enseignée dans les premières Universités créées à l’initiative de l’Eglise catholique, le Droit étant à égalité de dignité avec la Médecine, mais d’un rang inférieur à la Théologie. Les universités européennes les plus prestigieuses sont Paris (la Sorbonne), Orléans, Bologne (Italie) et Salamanque (Espagne). Bologne est le principal centre d’enseignement du Droit, Paris ayant la prééminence pour la Théologie. Elles se multiplient rapidement: Oxford, Prague, Montpellier, Vienne, Cracovie... C’est de cette époque que datent les « franchises universitaires », qui découlent de l’autonomie institutionnelle ecclésiastique par rapport au pouvoir temporel : les rixes entre étudiants ou entre ceux-ci et les « forces de l’ordre » de l’époque créent de graves et durables contentieux dans lesquels le Roi ou le Pape interviennent fréquemment. La licence (licencia docendi = permission d’enseigner) dans ces matières est le diplôme qui permet à l’étudiant de devenir enseignant de base. Elle est précédée par le baccalauréat, et peut être suivie par le doctorat, grade le plus élevé. Les premiers enseignants du Droit dans les universités sont des clercs, mais les laïcs nouvellement formés leur succèdent progressivement, et sont issus de la roture en général, les nobles n’ayant aucun attrait pour cette discipline diamétralement opposée au métier des armes, à moins qu’ils n’ambitionnent d’accéder à l’épiscopat. En France, certains deviennent conseillers du roi sous Louis IX (Saint-Louis), et atteignent un maximum d’influence sous Philippe IV (« le Bel ») pour décliner ensuite. Les légistes de Philippe le Bel, de concert avec les « avocats du Roi » devant les juridictions, sont parfois « plus royalistes que le roi » et développent des positions argumentées systématiquement en faveur du pouvoir royal dans les litiges, au point que le roi doit parfois prendre une position officielle opposée pour des raisons d’opportunité politique (38). Ces légistes jouèrent un rôle central dans la préparation de la spoliation de l’Ordre du Temple par Philippe le Bel, qui craignait, au vu de leur puissance militaire et financière, que le rapatriement des Templiers dans le royaume à la fin des croisades ne constituât une menace de coup de force au profit de la papauté : « Ceux qui l’entouraient étaient à son image, et pis sans doute serviles et dévorés d’ambition : d’abord Guillaume de Nogaret, puis Enguerrand de Marigny et Guillaume de Plaisians, tous « chevaliers-ès-lois », ayant pour Bible les Pandectes, mais aussi, chevillé au coeur, le culte de l’Etat. Ils travaillaient de tous leurs pouvoirs à centraliser l’administration, à affermir l’autorité du prince, mais aussi à lui procurer les indispensables subsides. Ce furent eux qui, pour une large part, créèrent cette administration exacte et sourcilleuse à laquelle l’indépendance, les privilèges des Templiers portaient ombrage » (39). A la même époque, l’équivalent des légistes français se constitue en « legal profession » à la cour royale de Londres. Le Droit tend donc à devenir une technique, et non plus simplement une science. Ces ancêtres des juristes professionnels d’aujourd’hui sont aussi les conseillers des papes. Ainsi, alors même que les souverains médiévaux ont commencé à devenir législateurs, l’Eglise catholique continue à s’ériger en législateur global dans le « Registre » (« Dictatus Papae » n° 7 de 1095) ; les papes sont à l’origine de « Décrétales » en la matière, et certains

38 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 235-238. 39 Georges BORDONOVE : Les Templiers ; histoire et tragédie - Marabout Université n° 292, 1985, p. 197-198. Sur les « Pandectes », cf. note 59.

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légistes, serviteurs zélés de la papauté, iront même jusqu’à créer de « Fausses Décrétales » attribuées au pape en fonction afin de renforcer ses prérogatives temporelles (40). Cependant, si le Moyen-Age est la période où le Droit romain est redécouvert en Europe occidentale, le système institutionnel et politique médiéval ne présente aucune ressemblance, même lointaine, avec la Rome antique : alors que celle-ci est dominée par les concepts fondamentaux de res publica et d’imperium et les concepts dérivés de potestas et d’auctoritas (41), l’Europe médiévale présente sur le plan institutionnel, donc aussi juridique, un paysage hétéroclite et sans structuration d’ensemble : des systèmes juridiques différents coexistent sur le même territoire et aussi par rapport aux mêmes personnes, dans certains cas ; il faudra attendre l’émergence progressive des Etats au XVIIème siècle, puis des Etats-nations au XIXème siècle pour que ce paysage devienne lisible, et acquière un certain caractère supranational avec la construction de l’Europe communautaire au XXème siècle, en tant que prolongation de traditions juridiques et de valeurs communes, comme le précisent les articles 2 et 6-3 du Traité sur l’Union Européenne (TUE) (cf. 3.1.).

1.3.3. L’APPORT DE L’ANTIQUITE GRECQUE, CELTIQUE ET ROMAINE DANS LA FORMATION DU DROIT EN EUROPE La Grèce ancienne, dont la civilisation fut incontestablement plus brillante que celle de la Rome antique, fut une civilisation assez peu juridique, du moins si l’on considère le Droit de façon spécifique et isolée. La cité grecque de l’époque classique (IIIème siècle BC) vit à l’heure du « nomos » (la loi humaine au sens le plus large, juridique ou morale), par opposition à « phusis » (la nature, soit la nature brutale et animale de l’homme), distinction produite par la pensée des philosophes appelés « sophistes ». A l’origine, la justice dans la société humaine est reflétée par deux concepts : en premier lieu « themis », la justice immanente ou cosmique, « l’ordre des choses », puis « dikê », la justice dans la société humaine qui va s’incarner dans le « nomos » (42). Les juristes spécialisés n’existent pas, le discours juridique est véhiculé par les philosophes, les poètes ou les historiens (43). Le règne de la loi, occasionnellement contesté par certains courants philosophiques, constitue un aspect 40 J. GAUDEMET, op. cit., p. 153-157. Cf. ci-dessous, note 71 sur la « Révolution pontificale » constituée par la « réforme grégorienne ». 41 A. RIGAUDIÈRE, op. cit., p. 30-32. Cf. Annexe 1. 42 J. GAUDEMET, op. cit., p. 14-15. Themis est une divinité très ancienne (antérieure au panthéon dominé par Zeus), fille de la Terre (Gaïa) et du « Ciel étoilé » (une des manifestations d’Ouranos). Zeus, grand séducteur de la gent féminine divine ou mortelle dans la mythologie grecque, engendre avec elle trois filles : Dikê (la Justice), Œkonomia (l’Ordre des choses dans le domaine économique), et Eirènê (la Paix). Dikê s’incarne de deux manières : la justice rendue par diverses institutions liées à l’évolution des cités grecques, et « nomos », la loi écrite ou coutumière. On appelle « thémistes » les aphorismes ou décisions inspirés par les dieux dans le monde humain. Cf. aussi Michel HUMBERT, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Dalloz, 1991 (4ème éd.), §§ 112-113. Il est remarquable que l’homothétie des panthéons grecs et romains (Zeus/Jupiter, etc.) donne un résultat quasiment nul en matière de Justice (cf. ci-après) : dans la Rome classique, la justice dérive directement du pouvoir politique du moment, elle n’est pas directement d’origine divine et est exclusivement liée à la deuxième fonction (M. HUMBERT, op. cit., §§ 223, 317-320, 334-336 428-433). Cependant, le concept de « magistrature » est commun aux deux civilisations antiques méditerranéennes, et il a sens plus large qu’à l’heure actuelle : cela englobe les responsables politiques de la cité, et l’on qualifie encore aujourd’hui le maire d’une commune de « premier magistrat » et les conseillers municipaux d’« édiles ». 43 J. GAUDEMET, op. cit., p. 16-24. Cf. les ouvrages de Louis GERNET : Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Albin Michel, 1917 (rééd. 2001) ; Droit et société dans la Grèce ancienne, Sirey, 1955. Cet auteur a pu ainsi démontrer que la notion de délit y a émergé comme un renouvellement de celle de sacrilège, ce qui est corroboré par les travaux de Philippe CHIAPPINI, exposés en 1.2.2..

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essentiel de l’identité athénienne face aux cités plus frustres (Sparte notamment) et surtout aux puissants et encombrants voisins de l’Empire perse, qui vivent sous un régime despotique et cruel, quoique non dénué d’ordre juridique. La montée en puissance de Rome dans le bassin méditerranéen fut un choc de civilisation pour les Grecs, qui en subirent diverses conséquences territoriales et politiques : « Pour le monde grec, Rome est une cité inouïe : chaque fois qu’elle fait la guerre, elle prétend mener une guerre juste. Rome a conquis le monde connu de l’époque en ne menant jamais que des guerres justes, ses ennemis étaient toujours dans leur tort. Un discours juridique masque déjà la réalité. Dans le monde grec, il n’en est pas ainsi. On ne dit pas que la force crée le droit, on dit que depuis toujours le plus faible doit obéir au plus fort et qu’il ne peut être question de droit et de justice qu’entre égaux. Ce qui, bien sûr, crée des problèmes énormes, abyssaux : qui sont les égaux ? Qui dit qui est égal ? » (44). Si les Grecs furent en définitive plus philosophes et « politologues » avant la lettre que juristes (cf. 3.1.), les Romains eurent une civilisation très juridique et ne produisirent guère de philosophes, tout au plus quelques penseurs dignes d’intérêt. Le Droit romain reste largement d’actualité en Droit Civil, comme on a pu le voir (45). La devise des Romains était « Armis et legibus » (« par les armes et les lois »), les armes pour l’extérieur, la loi (mais parfois aussi les armes) pour l’intérieur (46). Le texte fondamental de la République romaine constitué par la « Loi des XII Tables », exposées sur le forum de Rome, n’a pas été conservé dans son intégralité, mais on en connaît des fragments et des commentaires occasionnels à travers les écrits d’auteurs tels que Cicéron, qui était avocat. Outre sa fonction politique « impérialiste », cette devise permet de caractériser l’ancrage déterminé du Droit (« leges/legibus ») dans la deuxième fonction dumézilienne (« arma/armis ») et sa relativisation dans la première, ce qui expliquerait la présence du glaive au milieu de la balance dans l’allégorie de la Justice chez les Grecs (Thémis), que l’on utilise encore de nos jours. Mais on ne trouve guère l’équivalent de Thémis ou de Dikê dans le panthéon romain. Les travaux de DUMÉZIL ont cependant mis en évidence dans la civilisation romaine la plus ancienne de deux divinités secondaires porteuses de la fonction juridique, ou d’une certaine dimension de celle-ci (47) : - Dius Fidius est un aspect de Jupiter qui est lumineux, s’incarnant dans le prêtre porteur de lumière qu’était le « flamen dialis », le flamine, qui est l’équivalent du brahmane indien ; cette divinité est le garant de la fides, la bonne foi dans les serments et les contrats; il serait le correspondant de Mitra, le « dieu juriste » de l’Inde ancienne ; son premier serviteur est le roi-prêtre Numa Pompilius, successeur de Romulus, qui apporte à la cité ses leges/legibus, et y fait ériger le temple à Fides Publica, condition première de l’application de celles-ci ; - Terminus est une divinité marquant les limites sur le territoire des pouvoirs juridiques des propriétaires ou usagers de l’époque (bornes du parcellaire, notamment). Quid des Celtes, et en particulier des Gaulois, nos ancêtres présumés ? DUMÉZIL définit ainsi le pouvoir et les attributions des druides celtiques : « dominant tout, plus forte que les frontières, presque aussi supranationale que l’est la classe des brahmanes, la classe des 44 Cornélius CASTORIADIS : Thucydide, la force et le droit - Ce qui a fait la Grèce 3 (séminaires 1984-1985 : la création humaine IV) - Seuil, 2010, p. 67-68. Sur les ressorts et les modalités de la « guerre juste » à la mode romaine, cf. M. HUMBERT, op. cit., §§ 286-287. 45 Cf. en particulier la classification des choses en Droit Civil (cours IGD 2). 46 Cette conception est aussi celle des Etats-Unis, civilisation très juridique en interne, mais très « militariste » et « voyoucratique » en externe, et qui rejette de façon assez systématique le multilatéralisme en Droit international public, notamment en matière environnementale. L’invasion de l’Irak en 2003 est un véritable coup de force contre le Droit international, que l’ONU a validé après coup, se décrédibilisant un peu plus. Les « Américains » (étatsuniens») sont les Romains du monde moderne, au niveau planétaire, et ses Grecs sont la « vieille Europe », ou du moins ce qui en reste. 47 G. DUMÉZIL, op. cit., pp. 158, 167-168, & 181-182.

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druides (* dru-uid), c’est-à-dire des « Très Savants », prêtres, juristes, dépositaires de la tradition » (48). Il a aussi été soutenu que les druides gaulois avaient subi l’influence de Pythagore (mathématicien mais aussi philosophe) et étaient en fait plus des sages devenus juristes que des religieux (49) : ils exerçaient une fonction juridictionnelle en matière civile et pénale, y compris dans les querelles entre peuples gaulois à l’occasion des assises inter-tribales qui se tenaient chez les Carnutes (50). César, qui sut tirer habilement profit de cette propension à la discorde dans son entreprise de conquête, fait à ce sujet les observations suivantes dans son célèbre « De bello gallico » (VI, 14) : « Ce sont les druides qui tranchent presque tous les conflits entre Etats ou entre particuliers, et, si quelque crime a été commis, s’il y a eu meurtre, si un différend s’est élevé à propos d’héritage ou de délimitation, ce sont eux qui jugent, qui fixent les satisfactions à donner ou à recevoir. Un particulier ou un peuple ne s’est-il pas conformé à leur décision, ils lui interdisent les sacrifices. C’est chez les Gaulois la peine la plus grave. Ceux qui en sont frappés, on les met au nombre des impies et des criminels, on s’écarte d’eux, on fuit leur abord et leur entretien, craignant de leur contact impur quelque effet funeste, ils ne sont pas admis à demander justice ni à prendre part à aucun honneur » (51). Ce mécanisme de l’ostracisme est très répandu dans les sociétés antiques, dans lesquelles la dimension holistique est bien présente, même s’il ne s’agit pas de sociétés purement holistiques. L’Eglise catholique romaine devait développer un mécanisme similaire en pratique : l’excommunication, sanction la plus grave pour un croyant. De son côté, le géographe grec Strabon fait les observations suivantes sur les autres fonctions des druides (Géographie, IV, 4, 4) : « Les druides, également versés dans les sciences de la nature, se consacrent à la partie morale de la philosophie. Ces derniers sont considérés comme les plus justes des hommes et on leur confie à ce titre le soin de juger les différends privés et publics. Ils avaient même autrefois à arbitrer des guerres et pouvaient arrêter les combattants au moment où ceux-ci se préparaient à former la ligne de bataille, mais on leur confiait surtout le jugement des affaires de meurtre. Lorsqu’il y a abondance de ces dernières, c’est, estiment-ils, que l’abondance est promise à leur pays. Ils affirment, et d’autres avec eux, que les âmes et que les univers sont indestructibles, mais qu’un jour l’eau et le feu prévaudront sur eux » (52). Mais ce modèle gaulois s’écarte profondément du modèle romain qui le supplanta, en ce sens que la deuxième fonction, celle du pouvoir politique et militaire, a pu à Rome et ailleurs s’approprier la fonction juridique, ce qui ne semble pas avoir été le cas en Gaule ; et l’on ignore tout de ce Droit celtique propre à la Gaule. On a pu en revanche conserver jusqu’à nos jours une assez bonne connaissance des « Brehon Laws », le système juridique de la société celtique d’Irlande, où le modèle trifonctionnel a été observable (53): après avoir été éclipsées par la conquête anglo-normande à partir de 1169, ces « lois » de forme orale et d’origine druidique puis émanant de juges coutumiers après la conversion probable de la majorité des druides irlandais au monachisme chrétien furent consignées par écrit et survécurent

48 G. DUMÉZIL, op. cit., p. 87. 49 Jean-Louis BRUNAUX : Les druides, des philosophes chez les barbares, Seuil, 2009, p. 282-285. 50 J.-L. BRUNAUX, ibid., p. 286-292. 51 Cité par J.-P. PICOT, op. cit., p. 252. 52 J.-P. PICOT, op. cit., p. 253. L’expression « et d’autres avec eux » fait probablement allusion à la cosmogonie hindouiste et bouddhiste, dont il est prouvé qu’elle s’est diffusée au Proche et au Moyen Orient à partir de l’Inde. Les Grecs ont pu en avoir connaissance par l’intermédiaire des Egyptiens, la ville d’Alexandrie étant un extraordinaire foyer intellectuel de rencontres philosophiques et spirituelles, ou par des contacts avec d’autres peuples, notamment à travers la conquête d’Alexandre le Grand. Sur cette cosmogonie, cf. K. KALOU RINPOTCHÉ, op. cit., p. 23-46. 53 Pierre JOANNON : Histoire de l’Irlande et des Irlandais - Ed. Perrin, 2009, p. 17-20. Cet auteur signale que le contenu de ce Droit celtique insulaire est très peu répressif, très sophistiqué en matière civile (il accorde en particulier beaucoup de droits aux femmes), et que, si les différences sociales sont bien marquées, les trois fonctions duméziliennes ne se sont pas concrétisées dans un système de caste à l’indienne: la mobilité sociale est possible.

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parallèlement au Droit colonial anglais jusqu’au XVIIème siècle (54). Il convient d’observer que, de façon concomitante, l’Eglise d’Irlande resta autonome vis-à-vis de la papauté jusqu’au XIIème siècle, les communautés locales élisant leurs évêques en toute indépendance de Rome (55). Le Droit irlandais ancien paraît montrer une filiation avec les « lois de Manou » indiennes: « Les plus vieux passages des traités de Droit irlandais datent du VIIème, peut-être même du VIème siècle. Ils sont en vers, ordinairement des heptasyllabes se terminant par un dactyle (au rythme fixe), ce qui établit ainsi la nature orale de la tradition métrique. Quant au fond, ils appartiennent à un système de législation coutumière pour le quel le « Manavadharmashastra », les lois de Manou indiennes, offre d’étroits parallélismes. BINCHY a déjà attiré l’attention sur certaine ressemblances des livres de droit irlandais et indiens. Dans les deux pays la loi est faite de textes canoniques auxquels on attribue une origine sacrée, et dont l’interprétation exclusive est réservée à une caste privilégiée. Dans les deux pays il y avait aussi des écoles de droit, avec les traditionnelles variantes d’interprétation. (...) Les origines indo-européennes de la métrique irlandaise, jointes aux similitudes frappantes des droits hindous et irlandais (lesquelles dénotent, elles aussi, une origine indo-européenne), contribuent grandement à prouver que les « filid » irlandais, et par conséquent les druides celtiques, avaient hérité la même tradition que les brahmanes » (56). Dans la civilisation romaine, le Droit est au contraire progressivement produit par le système politique du moment (royauté, république, haut empire, bas empire) au détriment du système religieux polythéiste classique dérivé de celui de la Grèce et qui va entrer en crise pour être progressivement supplanté par le christianisme et divers cultes orientaux sous le bas empire : des empereurs romains comme Hadrien, Théodose 1er et surtout Justinien ont fait œuvre juridique majeure (57). Le schisme orthodoxe au sein du christianisme a accompagné (58) l’émergence d’un Droit byzantin, chronologiquement distinct du Droit romain, mais en fait son continuateur. Justinien, empereur romain d’Orient (482-565), est considéré comme le fondateur du Corpus Juris Civilis - ancêtre du Droit Civil actuel - tel qu’il influença le Moyen-Age puis, plus récemment, les rédacteurs du Code Civil dans la dernière décennie du XVIIIème siècle : outre un Code Justinien intégrant les apports des empereurs législateurs

54 Le « Senchus Mor » cité dans le Prologue (Thème 1) est la principale compilation des « Brehon Laws ». L’influence indienne sur certains mécanismes est manifeste, notamment le jeûne à mort du créancier insatisfait pour prouver la mauvaise foi du débiteur. Le recours à la « grève de la faim » jusqu’à la mort dans le mouvement républicain irlandais au XXème siècle (notamment celle de Bobby Sands et neuf autres prisonniers politiques au camp de Maze/Long Kesh en 1981) a cette origine lointaine, celtique et indo-européenne. 55 P. JOANNON, op. cit., p. 24-33. 56 Myles DILLON, Nora CHADWICK, Christian-J. GUYONVARC’H : Les royaumes celtiques - Fayard, 1974, p. 12-13. D.A. BINCHY est un des auteurs irlandais de référence sur les « Brehon Laws ». 57 Pour une brève rétrospective des sources du Droit romain de la période impériale, cf. M. HUMBERT, op. cit., p. 352-359, ainsi que A. RIGAUDIÈRE, op. cit., p. 30-34. L’ensemble des concepts juridiques et politiques de la Rome antique est résumé en annexe 1. 58 L’Empire romain d’Orient, dont la capitale était Constantinople (fondée par l’empereur Constantin en 330, antérieurement Byzance, ultérieurement Istamboul), naît formellement en 395 d’une scission qui se voulait simplement fonctionnelle entre les deux fils de l’empereur Théodose (347-395) : Honorius (Empire d’occident, capitale Rome), et Arcadius (Empire d’Orient, capitale Constantinople). Cette cité étant la « seconde Rome », les Byzantins s’appelèrent « les Romains » aussi longtemps que leur Empire d’Orient dura, et, par voie de conséquence, le Droit byzantin n’est que le prolongement du Droit romain de l’Empire uni. Sa langue officielle était le latin, mais le grec était la principale langue usuelle de fait. Le schisme orthodoxe émerge progressivement au Vème siècle, alors que l’Eglise catholique romaine n’existe pas encore vraiment en tant que telle, sous l’autorité du Pape. Sur cette question, cf. Charles DIEHL & Georges MARÇAIS : Histoire du Moyen-Age, Tome III (Le monde oriental de 395 à 1081), P.U.F., 1936, pp. 22-37. La naissance de la tradition orthodoxe dans le christianisme par opposition à la papauté est étroitement liée à l’autonomisation de l’empereur d’Orient par rapport à son homologue d’Occident tout en trouvant sa source immédiate dans un débat théologique fondamental sur la nature du Christ. Mais le Droit romain ne connut point de schisme...

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antérieurs, son oeuvre comprend un Digeste (59) qui représente une entreprise doctrinale colossale destinée à la magistrature, et les Institutes, manuel à portée plus pratique et destiné aux étudiants en Droit ; à cela il convient d’ajouter les Novelles, oeuvre législative propre cet empereur (60). En Europe occidentale, l’oeuvre de Justinien fut redécouverte par les premiers « glossateurs » au Xème siècle, qui aboutissent à une doctrine juridique basée sur le Droit romain à peu près cohérente au XIIème siècle. En particulier, le Digeste fut repris par les « glossateurs » les plus éminents aux XIIème et XIIIème siècle, suivie par les « commentateurs » (ou « post-glossateurs »), principalement à Orléans et à Bologne (61). Ce sont ceux-ci qui sont à l’origine de la fécondation croisée entre Droit romain (Corpus Juris civilis) et Droit canonique (Corpus Juris canonicii), le Droit interne de l’Eglise catholique romaine mais qui est applicable dans une très large mesure à la société civile. C’est au Moyen-Age que les travaux des théologiens catholiques, notamment, ont revalorisé considérablement le Droit romain en le complétant par des solutions nouvelles, au point que de nombreux mécanismes de Droit Privé actuel – surtout en procédure et en droit de la preuve – remontent à cette époque (62). Ainsi l’usucapion (ou prescription acquisitive) est-il le fruit d’une réflexion théologique sur la « preuve du diable » (probatio diabolica ), qui rend impossible, de proche en proche en remontant le cours du temps, la preuve de la propriété immobilière par titre écrit, ce que les Romains avaient déjà compris. J. GAUDEMET résume ainsi l’apport considérable du Droit canonique au Droit Civil ou Pénal, parallèlement à l’apport historique du Droit Romain (63) : - les modalités de prises de décision collective (majorités/unanimité) par application de l’adage « quod omnes tangit, (ab omnibus tractari et approbari debet) » (« tout ce qui intéresse un groupe doit être décidé par ce groupe ») ; - le statut du corps diplomatique (immunités, extraterritorialité...) : - les fondements de la responsabilité pénale ; - les mécanismes de base de la procédure (principe du double degré de juridiction, notamment) ; - la protection possessoire ; - l’acte de promulgation et le principe de non rétroactivité des lois ; - la personnalité juridique ; - de nombreux mécanismes concernant les contrats et les obligations, etc. Si le Droit canonique est à l’origine un ensemble de règles propre à l’institution ecclésiastique, rien ne s’opposait à ce que la papauté, héritière subjective de l’empereur 59 « Digesta » en latin, « Pandectes » en grec. La tradition juridique allemande « reçoit » dès le XVIème siècle l’« usus modernus Pandectarum » (l’utilisation moderne des Pandectes) pour la développer de façon propre au XVIIIème et au XIXème siècle ; le « pandectisme », avec lequel « le Droit romain se présente comme une discipline scientifiquement construite, dans une systématisation par déductions logiques » (J. GAUDEMET, op. cit., p. 349). Ces travaux de systématisation inspireront la construction du Code civil de l’empire allemand (« Bürgerliches Gesetzbuch »/BGB) de 1900. De cette puissance de la tradition juridique allemande remontant à Justinien résulte que pour la CJUE l’allemand est la deuxième « langue du Droit », après le français, la langue anglaise étant peu adaptée à cette discipline malgré le poids des grands cabinets d’avocats anglo-saxons en Europe et au niveau international. En Europe occidentale, l’oeuvre de Justinien fut redécouverte par les premiers « glossateurs » au Xème siècle, qui aboutissent à une doctrine juridique basée sur le Droit romain à peu près cohérente au XIIème siècle, largement influencée par ailleurs par le Droit canonique dans ses applications séculières. 60 Ch. DIEHL & G. MARCAIS, op. cit., pp. 67, 82-88. 61 J. GAUDEMET, op. cit., p. 300-306. 62 Cf. J. GAUDEMET, op. cit., pp. 122-131 & 321-328. 63 J. GAUDEMET, op. cit., p. 322-323.

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romain, adoptât le Droit romain comme Droit séculier dans son ensemble. Mais les tensions politiques entre le pape et l’empereur romain-germanique incitèrent le premier à développer la dimension séculière du Droit canonique (64). S’interrogeant sur l’apparentement du « créateur juridique » aux prophètes sur la question des « commencements de l’Etat », le sociologue Pierre BOURDIEU rappelle que les canonistes du XIIème siècle « ont inventé l’Etat moderne, toutes ces choses qui sont devenues évidentes et banales dans notre esprit » (65). Ils ont donc fait oeuvre non seulement juridique, mais aussi politique. En fait, et malgré ce long détour historique par Byzance, le Droit romain survécut discrètement à la fin de l’Empire d’Occident lorsque les dynasties franques (d’origine germanique) supplantèrent le monde gallo-romain ; ce n’est pas l’oeuvre de Justinien qui fut conservée, mais celle de Théodose Ier, qui proclama le christianisme religion d’Etat de l’Empire romain peu avant son éclatement entre l’Orient et l’Occident (66).

1.3.4. TROIS FIGURES POUR DEUX FONCTIONS FACE A L’ENJEU DU POUVOIR JURIDIQUE : L’EMPEREUR, LE ROI ET LE PAPE L’évolution de l’empire d’Orient jusqu’au Xème siècle, période à laquelle il entre en déclin, montre une concentration des première et deuxième fonctions entre les mains de l’empereur, les patriarches de l’Eglise orthodoxe n’ayant pas la prééminence sur lui sur le plan spirituel (67). En sens inverse, au Moyen-Age et au début des Temps modernes, le Pape de l’Eglise catholique romaine détient sans contestation possible le pouvoir spirituel sans parvenir à développer un pouvoir temporel durable dans ses Etats, mais doit surtout faire face à des dissidences de la part de certains souverains qui, forts de leur « onction divine » comme le roi de France, entendent intervenir en matière spirituelle, soit sur le plan doctrinal comme dans l’empire d’Orient, soit de façon plus fonctionnelle, notamment en exerçant un contrôle conjoint ou exclusif sur la nomination des évêques. Deux catégories de souverains européens eurent des rapports hautement conflictuels avec la papauté : les rois de France, en particulier Philippe le Bel (68), et certains empereurs romains-germaniques (69). L’ultime escarmouche 64 J. GAUDEMET, op. cit., p. 313. Sur cette tension politique, cf. 1.3.4.. 65 Pierre BOURDIEU : Sur L’Etat ; cours au Collège de France 1989-1992 - Seuil, 2011, p. 81. 66 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 16. Cf. aussi, J. GAUDEMET, op. cit., p. 99-104 : ce qui est connu comme le « Bréviaire d’Alaric », promulgué en 506, a pour dénomination officielle Lex romana wisigothorum, et reprend principalement le Code théodosien. Comme les Burgondes, les Wisigoths étaient des Francs « stabilisés » territorialement puis militairement intégrés à la Gaule romaine après avoir été des envahisseurs « barbares », et leur christianisation les a amenés à mitiger leur Droit coutumier franc avec le Droit romain. De ce fait, il y a eu une certaine continuité du Droit romain en Occident avant la grande redécouverte de l’oeuvre de Justinien au XIème siècle. 67 Ch. DIEHL & G. MARCAIS, op. cit., p. 486-495. 68 Philippe le Bel envoya la missive suivante au pape Boniface VIII : « Philippe, par la grâce de Dieu, roi des Français, à Boniface, prétendu souverain pontife ; peu ou point de salut. Que votre suprême démence sache que, dans le temporel, nous ne sommes soumis à personne. » Il fit brûler publiquement une bulle papale interdisant au clergé de verser des subsides aux autorités laïques sans sa permission, puis envoya son légiste Guillaume de Nogaret arrêter le pape ; le vieil homme, malmené par un soufflet, n’y survécut point (« attentat d’Agnani »). Puis, après avoir fait procéder à l’empoisonnement de son successeur Benoît XI, qui avait très logiquement excommunié Nogaret pour cet acte impensable, Philippe le Bel intrigua pour faire élire son candidat à la papauté, Clément V, ce qui provoqua le « grand schisme d’Occident » de 1378 à 1417 : deux papes, l’un à Rome, l’autre en Avignon (G. BORDONOVE, op. cit., p. 197). Non sans états d’âme, Clément V remercia le roi en prononçant la dissolution de l’Ordre du Temple en 1312, tandis que le roi organisait un procès falsifié des dirigeants de l’Ordre et les faisait brûler vifs à Paris. 69 La première phase du conflit entre l’Empereur et le Pape fut la « querelle des investitures » (1076-1122) sur la nomination des évêques, puis le « conflit du Sacerdoce et de l’Empire » dans l’Allemagne et l’Italie de

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avant le renversement de la royauté en 1789 se produisit en 1768 entre Louis XV et le pape Clément XI, qui avait cassé plusieurs édits du duc de Parme, son petit-fils, comme contraire aux libertés et immunités ecclésiastiques (70). Plus récemment, Napoléon Ier, empereur des Français de 1804 à 1815, réédita la démarche de Philippe le Bel tendant à subjuguer la papauté à ses fins de domination politique et territoriale (71). Car la papauté est aussi, d’une certaine manière, le premier Etat moderne et centralisé au-delà des questions purement spirituelles. On appelle parfois « Révolution pontificale » la « réforme grégorienne » lancée par le pape Grégoire VII entre 1075 et 1122, et qui, selon un historien étatsunien du Droit, est à l’origine de la tradition juridique occidentale (72). Le modèle de la papauté, Etat centralisateur avec application d’un principe de subsidiarité (73), n’est que la prolongation historique du modèle institutionnel romain après la fin de l’Empire d’occident (74). C’est probablement ce « mélange des genres » entre les deux fonctions qui est à l’origine du déclin historique lent et inexorable de la « chrétienté », système bâtard qui succède au « christianisme », tradition spirituelle authentique de la première fonction. Si ce modèle institutionnel et son corpus juridique cohérent (75) ont vocation à se diffuser lentement chez les souverains de l’époque, en s’appuyant occasionnellement sur le modèle impérial d’origine romaine, la papauté s’affaiblit continuellement sur le plan spirituel avec l’éclosion de la Réforme protestante qui débute au XVème siècle et va faire basculer bon nombre de souverains européens vers le protestantisme. Dans le cas particulier du royaume d’Angleterre, l’arrivée du protestantisme calviniste se cumula avec l’émergence d’une version « nationale » du catholicisme qui a perduré jusqu’à ce jour, l’anglicanisme : le roi Henry VIII entendait en effet épouser et répudier ses favorites selon son bon plaisir et au mépris des règles canoniques (76) . Cependant, malgré le parallélisme linguistique, le « gallicanisme »

l’époque (1157-1250). En Italie, les partisans du Pape étaient les « guelfes », et ceux de l’Empereur les « gibelins ». 70 Auguste LONGNON : La formation de l’unité française ; leçons professées au Collège de France en 1889-1890, Ed. A. & J. Picard, 1922 (réimpression en 1969), p. 355. Louis XV fit procéder en représailles à l’occupation jusqu’en 1774 du Comtat Venaissin, l’enclave du Pape autour d’Avignon. Le régime pontifical sur ce territoire fut renversé localement dans le contexte de 1789. 71 Napoléon Ier fut excommunié par le pape Pie VII après l’arrestation à Rome en 1809 de celui-ci par le général de gendarmerie Radet, et sa déportation à Savone (Ligurie). Ce pape, qui avait pourtant consenti à sacrer l’empereur en 1804, avait en effet eu l’audace de protester contre l’annexion de ses Etats dans le cadre de la conquête napoléonienne de la péninsule italique divisée en entités politiques diverses. Extraits des échanges (H. MÉTHIVIER, Les débuts de l’époque contemporaine (1789-1851), classe de 1ère, Hatier, 1960, p. 216-217) : - Napoléon : « Je suis Charlemagne, l’épée de l’Eglise » ; - Pie VII : « Votre Majesté établit en principe qu’Elle est empereur de Rome. Nous répondons, avec la franchise apostolique, que le Souverain Pontife, devenu, depuis tant de siècles (...) souverain de Rome, ne reconnaît point (...) dans ses Etats aucune autre puissance supérieure à la sienne (...), que l’Empereur de Rome n’existe pas (...) ». 72 Harold J. BERMAN : Droit et Révolution ; l’impact des réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale - Fayard, 2011, p. 34-36. 73 Ce principe juridique, qui est un des principes de base du Droit de l’Union européenne (TUE, art. 5§3, & Protocole sur l’application du principe de subsidiarité et de proportionnalité), est d’origine ecclésiastique et a eu pour fonction historique de réguler une organisation territorialement étendue dans un contexte de communications lentes et incertaines exclusivement terrestres (chevauchée) : l’échelon supérieur ne s’occupe que de ce que l’échelon inférieur ne peut pas efficacement traiter (paroisse/diocèse/Saint-Siège) 74 A. SUPIOT, op. cit., p. 283. 75 Selon BERMAN (op. cit., p. 34), ce corpus se concrétise par le traité de Gratien (vers 1140), intitulé de façon significative « Concordance des canons discordants ». Cf. J. GAUDEMET, op. cit., pp. 127, 255 & 306-308. 76 L’Eglise anglicane, qui a rompu avec le Pape, demeure catholique sur le fond mais est bicéphale : l’archevêque de Canterbury est son chef spirituel, la Reine (ou le Roi) son chef temporel. Ce modèle est d’une

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français n’est pas son équivalent : les « gallicans » sont les partisans de la suprématie royale sur l’autorité pontificale, et les « ultramontains » sont les partisans de la suprématie papale sur les souverains. Initiée par Philippe le Bel, la démarche gallicane se poursuivit avec la « Pragmatique Sanction de Bourges » de 1438 (77). Elle atteignit son apogée sous Louis XIV, de mentalité particulièrement absolutiste, qui fit adopter en 1682 par l’Assemblée du clergé français la « Déclaration gallicane » en quatre points (78) : - l’indépendance absolue du pouvoir temporel du Roi par rapport au pouvoir spirituel du Pape ; - l’autorité particulière des anciens canons (les nouveaux canons doivent avoir l’assentiment royal); - la supériorité du concile universel sur l’opinion papale ; - la nécessité de l’assentiment de l’Eglise pour rendre infaillibles les positions papales (79). Napoléon Ier reprit à son compte cette Déclaration dans le sénatus-consulte du 17 février 1810, qui prétend rétablir le droit qu’ont toujours eu les empereurs de confirmer la nomination des papes et exiger qu’avant son installation « le pape jure, entre les mains de l’empereur des Français, soumission aux Quatre Articles ». La papauté s’affaiblit à nouveau lors du coup de tonnerre de la Révolution française de 1789, qui marginalise fortement l’Eglise catholique en la divisant au sujet du serment d’allégeance au nouveau régime politique, et en adoptant diverses mesures de déchristianisation (80). Après avoir perdu l’exclusivité de l’éducation en 1882 (lois de Jules Ferry sur l école publique laïque, gratuite et obligatoire), l’Eglise va se trouver radicalement séparée de l’Etat français en 1905 suite à ses ingérences politiques incessantes au XIXème siècle aux côtés de la réaction royaliste et bourgeoise. Au niveau central du Saint-Siège romain, l’institution se fige en effet de façon durable dans le conservatisme le plus réactionnaire sous le pape dont le règne fut le plus long au XIXème siècle, Pie IX. La publication de l’encyclique Quanta cura en 1864, assortie d’une annexe dénommée Syllabus (« catalogue des principales erreurs de notre temps »), fait savoir à l’Europe que l’Eglise condamne « tout ce qui bouge » : la démocratie, le scientisme, l’indifférentisme philosophique, etc... L’encyclique n’oublie pas de remâcher les griefs anciens contre les juifs et le protestantisme. La dernière des opinions énumérées que les croyants sont invités à « tenir pour entièrement réprouvées, proscrites et condamnées » se lit : « Le Pape peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme, la société moderne. » Cette période de glaciation idéologique ne prendra vraiment fin qu’avec le concile Vatican II au XXème siècle, sous le pontificat de Jean XXIII.

certaine manière proche de celui de l’Empire romain d’Orient, si ce n’est que l’Empereur y avait la prééminence sur les patriarches (équivalent des archevêques de l’Eglise catholique) dans le domaine spirituel. 77 Ordonnance promulguée par le roi Charles VII à la suggestion d‘une Assemblée des Notables tenue à Bourges et reproduisant le décret du concile de Bâle limitant le pouvoir du Pape dans la « collation des bénéfices », c’est-à-dire l’affectation des titres ecclésiastiques des abbayes, chapitres et autres institutions de l’Eglise, au profit du pouvoir de nomination des évêques et de recommandation des souverains. Elle fut abolie par le Concordat de Bologne conclu en 1516 entre François Ier et Léon X, mais le Parlement de Paris et l’Université entravèrent son application (F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 353-359). Le gallicanisme ne se limitait donc pas au pouvoir royal et avait des appuis dans d’autres institutions. 78 La question concrète au sein d’un débat plus large était le « droit de régale » (droit pour le Roi de percevoir les revenus des évêchés vacants). Le premier article reprenait, en les complétant, les propositions antérieures de l’Université de la Sorbonne dominée par le courant gallican, mais avec une forte minorité ultramontaine menée par les jésuites : l’Eglise ne peut déposer les rois ni délier leurs sujets de l’obligation découlant du serment de fidélité qu’ils ont prêté (A. RIGAUDIÈRE, op. cit ., p. 509-510). 79 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 367. 80 A. SOBOUL, op. cit., pp. 285-290 & 495-497. Sur ce point, on appréciera à sa juste valeur l’emploi de l’adverbe « même » dans l’article 10 de la DDHC de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».

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Cette orientation conservatrice est toutefois contrebalancée par un « catholicisme social » assez marginal, mais qui apparaît chez les religieux puis les laïcs avec l’inflexion constituée par la proclamation de la « doctrine sociale de l’Eglise » dans l’encyclique Rerum novarum de 1891, sous le pontificat de Léon XIII. Cherchant à allumer un contre-feu à la progression des idées socialistes dans les couches populaires, le pape invite les Etats à développer une législation sociale minimale et les employeurs à rémunérer leurs salariés convenablement, tout en reconnaissant la légitimité de leur propriété sur les entreprises. Avant ce tournant dans l’exercice de la papauté, des précurseurs tels que le prêtre Henri LACORDAIRE (1802-1861), adoptèrent des positions audacieuses pour l’époque concernant la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ainsi que cette forte parole au sujet des rapports entre l’intervention législative et la liberté (notamment la liberté contractuelle) : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». H.J. BERMAN résume le processus historique antérieur en distinguant pour l’Europe deux « Révolutions » en longue période qui vont clore le cycle de la « Révolution pontificale » du XIème siècle : - la « Révolution allemande » (1517-1555), issue de la Réforme luthérienne ; - la « Révolution anglaise » (1640-1689), issue de la Réforme calviniste ; Ensuite viennent deux Révolutions en courte période, que l’on désigne par leur année initiale, sans que l’on puisse dire précisément quand elles « se terminent » : - la « Révolution française » de 1789, qu’il qualifie de « rationaliste déiste » ; - la « Révolution russe » de 1917 - en faisant l’hypothèse simplificatrice que la Russie est « principalement » européenne - qu’il qualifie de « socialiste athée ». Chacune de ces Révolutions va bouleverser l’état du Droit, non seulement dans les pays considérés, mais sur un plan géopolitique plus large : pays voisins ou plus lointains, voire extra-européens. C’est en ce sens que l’étude de la « construction européenne » a une portée beaucoup plus large que l’émergence de l’UE actuelle ou de l’aire du Conseil de l’Europe : d’abord en raison de la dimension extra-européenne mythique fondamentale étudiée par DUMÉZIL, ensuite en raison de la diffusion des modèles juridiques et institutionnels européens hors d’Europe. Le Saint-Empire romain-germanique représente en Europe occidentale une résurgence fantasmatique de l’Empire romain d’Occident, avec Charlemagne, qui se fait sacrer empereur par le Pape en 800, après que son père, Pépin le Bref, ait adopté cette pratique en tant que roi franc de la dynastie carolingienne. Cet empire ne devait pas survivre directement à Charlemagne, mais connut une résurgence durable peu après avec Otton Ier (962) ; un de ses successeurs, Otton III, se fait appeler significativement « Empereur Auguste des Romains », à l’instar de Charlemagne . Après une apogée aux XIIIème et XIVème siècles, cet empire connaît un long déclin et ne cesse formellement d’exister qu’en 1806, lors de la conquête napoléonienne. Puis l’Empire allemand (81) contemporain émerge en 1871 dans le contexte de l’unification progressive de l’Allemagne, au profit du roi de Prusse qui devient « Kaiser ». La forme impériale est aussi adoptée par l’Autriche en 1745 : deux empires vont donc coexister dans le monde germanique jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale. Ce modèle impérial devait réapparaître de 1933 à 1945 sous forme d’un régime totalitaire

81 L’expression « Deutsches Reich » est la traduction allemande de « Regnum Teutonicorum » , par opposition au « Regnum Francorum » (« Frankreich » en allemand), mais son usage est tardif (XIXème siècle).

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barbare et délirant, le « troisième Reich » (82). Le « Führer » (guide) est la nouvelle dénomination du souverain de ce « Reich ». D’une très grande cohérence, l’ordre juridique nazi émanait intégralement du projet personnel d’Adolf Hitler, développée historiquement par tout un courant de pensée faisant des Germains les descendants directs des Aryens de l’Inde et par voie de conséquence une « race » supérieure. L’idéologie nazie présentait donc une cohérence non moins grande sur le plan de l’application du modèle tri-fonctionnel avant même sa formulation : ancrée à l’origine dans la troisième fonction (le monde du travail dévasté par le chômage et l’inflation), la doctrine nationale-socialiste de Hitler développa ensuite un éclairage singulier de la première fonction (magnification de la mythologie germanique/nordique et affirmation d’une connexion ethnique privilégiée avec les Aryens de l’Inde, parfaitement fantasmatique), pour enfin déboucher sur une forme de souveraineté autoritaire et dévastatrice sur les plans intérieur et extérieur en ce qui concerne la deuxième fonction (83). Le point 19 du programme de 1920 du parti nazi (NSDAP) (84) dispose : « nous exigeons le remplacement du Droit romain servant un ordre mondial matérialiste par un Droit commun allemand ». C’était là faire oeuvre radicale, car le Droit allemand était un développement clair et direct du Droit romain, mâtiné de romantisme mais effectivement non dépourvu d’un certain esprit national populaire (« Volksgeist ») (85) ; en admettant que cette particularité ait pu susciter chez Hitler et les nazis une inspiration pour ce point 19 de leur programme, on ne voit pas clairement ce que peut être ce « Droit commun allemand », sinon une compilation de droits coutumiers régionaux. Dans le domaine du vivant (troisième fonction), le régime nazi montra des préoccupations d’avant-garde et développa des programmes originaux, ce qui ne manqua pas d’être exploité par certains « policiers de la pensée » contemporains qui voient dans l’écologie politique un projet totalitaire en faisant semblant de confondre juxtaposition et lien de causalité (86). Parmi ceux-ci, on doit mentionner certains historiens italiens, occasionnellement repris par des auteurs français ou autres, qui accusèrent DUMÉZIL d’avoir été idéologiquement complice des nazis parce qu’il avait construit son « idéologie tripartie » sur une base

82 Le « deuxième Reich » est celui que nous venons d’évoquer (1871-1918), et le « premier Reich » est l’empire de Charlemagne, qui apparaît comme un souverain à la fois français et allemand sur le plan historique ; de façon significative, pendant la IIème guerre mondiale, la division des Waffen SS composée de volontaires français s’appelait « division Charlemagne ». 83 Aussi curieux que cela puisse paraître, le régime nazi avait entrepris de forger une sorte de nouvelle religion, du moins une certaine forme de « spiritualité » ou de « philosophie » : cela incombait à un département de l’organisation SS dénommé « Ahnenerbe » (= l’héritage de la conscience, approximativement). Ces recherches à la fois mythologiques et ethnicistes ont amené ces « chercheurs » à s’intéresser non seulement à la civilisation indienne, mais aussi à la civilisation tibétaine. La « svastika » nazie est d’origine indo-tibétaine (« sauwastika », tibétain « yungdrung ») et n’a évidemment rien à voir sur le plan symbolique avec ce qu’on en fait les nazis, tout comme la croix celtique, autre symbole solaire, qui a été en quelque sorte « confisquée » par des mouvements d’extrême droite identitaires et néo-nazis. C’est un peu comme si l’on disait que l’usage du symbole de la faucille et du marteau entrecroisés, toujours utilisés dans les formations politiques qui se réclament du communisme, notamment les trotskystes, est une apologie des camps staliniens de sinistre réputation. 84 NSDAP = Nationalsozialistische Arbeiterpartei Deuschlands (Parti national-socialiste ouvrier allemand). La version originale est : « Wir fordern Ersatz für das der materialistischen Weltordnung dienende römische Recht durch ein deutschen Gemeinrecht ». 85 Cf. ci-dessous 1.5. et 2.3.. 86 Lois de protection de la biodiversité, mais « ethniquement pure ». Le Reichsführer SS Heinrich Himmler, ingénieur agronome, fut actif dans la promotion de l’agriculture biodynamique, agriculture biologique « cosmique » et très empreinte de la première fonction. A noter que le créateur de l’agriculture biodynamique, Rudolf STEINER (1861-1925) fut accusé de connivence idéologique avec les nazis sur certains points de sa doctrine anthroposophique, probablement à cause de cette continuation postérieure à sa mort. Nous ne ferons pas l’honneur aux « policiers de la pensée » spécialistes de l’amalgame de les citer, aux lecteurs et lectrices de les découvrir...

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mythologique et linguistique indo-européenne, et que l’idéologie nazie avait à sa manière exploité la même idée, au demeurant fort répandue à l’époque. Le sociologue Pierre BOURDIEU dénonça brillamment cette posture affligeante, que nous qualifierons pour notre part de ridicule et détestable à la fois (87). On observe qu’il prend aussi au sérieux le concept de civilisation indo-européenne sur le plan de la tradition juridique en conférant aux travaux du linguiste Emile BENVENISTE (1902-1976) une portée transdisciplinaire (88). Décidément très puissant, ce fantasme impérial issu de l’antiquité romaine fut repris à son compte par le sultan ottoman Mehmed Fatih qui s’empara de Constantinople en 1453 et renversa l’Empire romain d’Orient, puis prit de façon singulière pour un « non européen »le titre de « Kayzer-i-Roum » (« Empereur des Romains » en arabe) (89). Il concerna encore la Russie des tsars (90), mais aussi la France. Exerçant un pouvoir autoritaire en tant que « Premier Consul » dans le régime réactionnaire du « Consulat » issu de la période contre-révolutionnaire du « Directoire », Napoléon Bonaparte devait le reproduire en se faisant couronner empereur par le pape en 1804, reprenant la tradition du roi de France se faisant sacrer par l’archevêque de Reims depuis Pépin le Bref, ce qui procède de la même démarche symbolique. En revanche, c’est par plébiscite que son petit-fils présumé Louis-Napoléon se fit proclamer empereur en 1852 après un coup d’état en 1851, le pape du moment ayant probablement été enclin à rejeter une telle requête de la part d’un personnage aussi opportuniste et insignifiant. Deux Etats du continent américain connurent quelques phases impériales : le Brésil (1822-1889) et le Mexique (1822-1823, puis 1864-1867). On doit enfin mentionner l’épisode lamentable d’un dictateur africain, « grand ami de la France », qui se fait sacrer « empereur de Centrafrique » en 1977... Il n’est pas jusqu’à la petite Irlande qui ne fut concernée par cette démarche, quoique de façon tout à fait spécifique. En 1003, le roi Brian Boru, régnant sur le petit royaume celtique de Dal gCais dans l’ouest de l’île mais étant parvenu à fédérer de nombreuses forces dispersées pour vaincre les Vikings, se fait sacrer « imperator Scottorum » dans la cathédrale d’Armagh, siège de l’archevêque primat d’Irlande (91).

87 P. BOURDIEU, op.cit., p. 285-287. Les « policiers de la pensée » sont cités en partie. Ces accusations sont ridicules en premier lieu: les idées de DUMÉZIL n’ont pu en effet influencer Hitler et les nazis, puisque c’est en 1938 qu’il formule sa théorie pour la première fois, dans un cercle intellectuel français très restreint qui n’était certainement pas perméable en direction des milieux nazis allemands ; ce n’est qu’après que cette théorie eût accédé à la célébrité « grand public » (dans les années 60) qu’il s’est trouvé (dans les années 80) quelques historiens italiens « policiers de la pensée » pour insinuer ou affirmer l’existence de connivences ou d’une complaisance pour le nazisme chez ce grand humaniste ou chez ceux qui prolongent sa réflexion. Ces accusations sont détestables en second lieu, parce qu’elles ont tendance à se répéter et à devenir pratique coutumière : le suivisme académique (citations successives ou croisées dans les sacro-saintes publications des chercheurs) aboutit à répandre des imbécillités intellectuelles à grande vitesse. 88 P. BOURDIEU, op. cit., p. 79-80. 89 Ce détail historique est à ranger dans les arguments plaidant en faveur de l’européanité de la Turquie actuelle, d’autant plus que, d’un point de vue strictement ethnique, les ancêtres des Turcs ont la même origine géographique (« Turkestan », « Turkmenistan »...) que les Indo-aryens ou Indo-européens : l’Asie centrale... 90 Le mot russe « tsar » dérive de « César », tout comme le mot allemand « Kaiser ». Ivan le Terrible est le premier prince russe a prendre le titre de tsar en 1547. 91 P. JOANNON, op. cit., p. 40-41. Noter que l’ancienne auto-désignation des Irlandais en latin était « Scotti », et c’est en raison des mouvements migratoires anciens entre le nord de l’Irlande et l’Ecosse que les Ecossais ont été appelés « Scots/scottish » en anglais, alors que la population autochtone de l’Ecosse était constituée des Pictes (« Picts »), qui étaient aussi présents en Irlande. Conséquence : le gaélique d’Ecosse est très proche du gaélique d’Irlande, dont il provient, la langue picte étant mal connue. Les Romains, en revanche, appelaient les Irlandais « Hiberni » et les Ecossais « Caledoni ».

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Cette démarche symbolique du sacre du souverain a son importance dans l’exercice du pouvoir législatif par celui-ci, en ce que la deuxième fonction dumézilienne exerce le pouvoir juridique au nom de la première, qui en est le dépositaire historique, mais aussi, dans une certaine mesure, au nom du peuple qui constitue la troisième fonction, en vertu du legs historique du passage de la République à l’Empire à Rome (92). Dans la société médiévale, les canonistes débattront à l’infini pour savoir si le pouvoir royal, succédané historique du pouvoir impérial, procède de Dieu (qui « le veut ») ou du peuple (93). En 1789, la souveraineté populaire trouvera un nouveau fondement mystique dans la Nation, liée à la notion de patrie (là où l’on naît, sur le territoire des pères) : « La Nation, le Roi, la Loi » fut la devise de la République jusqu’au régicide de 1793. Le paradigme impérial romain est donc sous jacent au Moyen Age, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime et même après en France, et il devait se maintenir plus longtemps dans les mondes germanique et slave. Mais la suprématie de l’Empereur sur le Roi a aussi un sens politique, cette dimension temporelle dérivant sans doute de la dimension spirituelle que l’on vient d’évoquer, mais aussi d’une certaine dimension de souveraineté populaire incarnée par la noblesse et l’Eglise : « L’empereur est au-dessus des ducs. Il fait les rois. Cette puissance politique trouve son expression dans la législation que (la Diète) « fait » et défait à son gré et qui, édictée par l’Empereur, sert aussi son pouvoir. Comme l’empereur romain du VIème siècle, l’empereur germanique est « loi vivante ». Soutenue par les légistes, forte des souvenirs romains, la législation impériale n’est cependant pas toute-puissante. Elle a besoin du concours des princes territoriaux. Ceux-ci parfois le marchandent. La législation impériale se fait dans les Diètes. A côté des Palatins on y rencontre les grands feudataires, laïcs (les ducs) et ecclésiastiques (en particulier les archevêques de Trêves, Cologne, Mayence) qui disposent des droits régaliens. La Diète élit le souverain, celui qui, par le sacre à Rome, deviendra l’Empereur. Elle l’assiste, quand il juge ou légifère. Aussi a t’on pu parler d’un « caractère contractuel » de la législation impériale »(94). Cette suprématie symbolique de l’Empereur sur les rois (ceux de l’empire et ceux d’à côté !) devait pousser les légistes français du Moyen Age à aller jusqu’à poser que « le Roi est Empereur en son pays » , ce qui pouvait s’interpréter de deux manières : - interprétation immédiate et évidente : l’empereur romain-germanique n’avait aucun droit sur le royaume de France ; - interprétation profonde et audacieuse : le roi de France lui-même était un autre descendant symbolique de l’empereur romain (95) ; - interprétation accessoire : le roi de France est « plus » empereur que le pape ne peut l’être. La « dimension impériale » de la royauté française peut se justifier de façon simple : « Le royaume de France est directement issu du démembrement de l’empire de Charlemagne. C’est le traité de Verdun, conclu en 843 entre les trois fils de l’empereur Louis le Pieux, qui créa le royaume de France tel qu’il a subsisté sans modifications bien apparentes jusqu’à la fin du Moyen Age. Mais, par suite de l’établissement de la féodalité, qui est, paraît-il, l’une des phases nécessaires de toute civilisation, le pouvoir royal était presque nul dans la majeure partie du royaume français. Les limites de cet état ne différaient pas sensiblement de celles de la France actuelle, si ce n’est vers l’est ; du côté de la Lorraine, en effet, il n’atteignait pas toujours la Meuse et, plus au sud, il ne dépassait sur aucun point la Saône, ni le Rhône, dont la rive droite ne lui appartenait pas exclusivement » (96). 92 Sur les rapports entre le souverain et le peuple chez les Romains, cf. Annexe 1. 93 J. GAUDEMET, op. cit., p. 170-172. 94 J. GAUDEMET, op. cit., p. 145. La « Diète » est le nom de l’assemblée délibérante qui se réunit à un jour fixé à l’avance (« die dicta ») ; le terme a été conservé dans la Pologne actuelle, et apparaît dans l’allemand « -tag » ou le scandinave « -dag ». A noter que le régime nazi ne supprima pas le « Reichstag » issu de la république de Weimar, bien qu’il fût devenu une assemblée croupion du fait de la suppression du pluralisme politique. 95 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 235 & 460. J. GAUDEMET, op. cit., p. 137. Cette position des légistes français s’appuyait confortablement sur deux décrétales papales distinctes. 96 A. LONGNON, op. cit., p. 2-3.

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Lorsqu’il fallut réformer les Universités en 1598, le droit pour le roi Henri IV de réglementer les études en tant qu’« empereur en son pays » fut proclamé solennellement par de Thou, premier président du Parlement de Paris et légiste, alors même que l’Eglise, donc le pape du moment, était l’autorité de tutelle des Universités. La maxime fut aussi invoquée en France à l’encontre du pape lors des Etats généraux de Blois en 1588 pour tenter justifier le gallicanisme, mais le roi arbitra par prudence en faveur de l’ultramontanisme (97). Cette prééminence historique de la figure de l’Empereur sur celle du Roi ne prendra fin qu’avec la Ière Guerre mondiale au XXème siècle ; elle s’explique par son ancrage dans chacune des trois fonctions de DUMÉZIL tel qu’hérité de l’Antiquité romaine (cf. Annexe 1). On serait tenté de résumer ce conflit entre les figures symboliques du Pape, de l’Empereur et du Roi pour le contrôle des fonctions juridique et politique sous l’image de deux « chaises musicales » (les première et deuxième fonction duméziliennes) que se disputent ces trois figures, la musique et son arrêt occasionnel étant le processus événementiel historique. C’est d’une toute autre logique que relève la figure de l’Empereur dans la civilisation chinoise : nul Roi ou Pape à concurrencer, mais simplement une position de « mandat céleste » qui en fait un « despote éclairé » au sens occidental du terme (98). L’Empereur apparaît en Chine au IIIème siècle BC comme un roi (Quin Shi Huangdi) qui a acquis la prééminence sur les autres, suite à la période dite des « royaumes combattants » et qui instaure un régime despotique sur un vaste territoire issu de ses conquêtes, et Ashoka procède de même en Inde à la même époque. Il semble donc y avoir un socle commun planétaire à l’émergence de la figure de l’Empereur à partir de celle du Roi, qui lui préexiste, et cela implique en pratique la conquête ou la maîtrise d’un vaste territoire impérial, alors qu’un royaume peut rester minuscule. Cependant, même les Grecs, qui fonctionnaient territorialement sur la base de cités de faible étendue et qui eurent de graves difficultés pour tenir tête au puissant empire perse voisin, connurent la tentation impériale à deux reprises : - expédition athénienne de colonisation de la Sicile et du sud de l’Italie (« Grande Grèce »), qui échoue au profit des Romains en pleine expansion territoriale ; - Alexandre III, roi de Macédoine, soumet l’ensemble de la Grèce et conquiert progressivement l’empire perse pour aller jusqu’en Inde du nord, sans lendemain. Le régime impérial chinois durera jusqu’en 1911, pour céder la place à un régime républicain, dont la République populaire actuelle est indirectement issue à travers l’émergence insurrectionnelle décisive du Parti communiste chinois dans le processus politique entre les deux guerres mondiales, puis pendant la résistance chinoise à l’invasion japonaise conjointement avec le généralissime républicain Chiang Kai-shek. Dans la civilisation japonaise, plus tardive et fortement influencée par la Chine sur le plan de la philosophie politique confucianiste et par la Corée sur la plan de la religion (importation du bouddhisme et du taoïsme se superposant au shintoïsme, la religion traditionnelle), l’Empereur est un descendant mythique de la déesse du soleil. Sa figure politique (« tennô ») apparaît au VIIème siècle à travers la prééminence du monarque du royaume du Yamato, qui est au départ plus un médiateur entre les féodaux de l’époque qu’un véritable roi (« ôkimi ») ; ce régime royal pré-impérial promulgue en 604 une « Constitution en 17 articles », 97 A. RIGAUDIÈRE, op. cit., pp. 323 & 600. 98 On appelle « despotisme éclairé » la doctrine des souverains européens du XVIIIème siècle qui s’entouraient des conseils des philosophes des Lumières, voire entretenaient ces philosophes à leur cour (Frédéric II de Prusse, Catherine II de Russie...), afin d’exercer leur fonction conformément à la « raison », mais sans renoncer à l’absolutisme. La Révolution française de 1789 provoqua la disparition de ce courant.

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« recommandations d’ordre général qui reflètent une conception selon laquelle l’ordre ici-bas doit refléter l’ordre de la nature » et tendant à « construire un Etat sino-bouddhique » (99). Puis l’empire japonais apparaît en tant que tel à travers le changement de nom de « Yamato » en « Nihon » (ou « Nippon »), pays du Soleil levant, sous l’influence du taoïsme venu de Corée mais d’origine chinoise. L’imitation du modèle chinois se traduit par l’institution d’une bureaucratie d’Etat importante et l’édiction de codes juridiques très complets, portant sur le Droit Pénal et le Droit Administratif, mais très peu sur le Droit Civil, puisque, comme dans la Chine impériale, la prégnance conservatrice des rites et de la morale confucianistes le rendent quasiment inutile (100). Le code « Daiho » de 701 devait avoir une influence postérieure pluriséculaire sur le Droit japonais. La figure de l’Empereur existe toujours au Japon et sa personne reste sacrée du fait de son ancrage mythique, mais son instrumentalisation antérieure dans le processus impérialiste et nationaliste/belliciste en Extrême-orient mené par les gouvernements japonais jusqu’à la IIème Guerre mondiale lui interdit toute intervention spontanée dans les affaires publiques, ses faits et gestes étant extrêmement encadrés par ses services et le gouvernement (101). Mais si l’Empereur en tant que figure semble disparaître de la scène juridique et politique occidentale au XXème siècle, le concept d’empire (sans empereur) connaît un renouveau avec l’expansion coloniale qui commence au XVème siècle avec la redécouverte de l’Amérique par Christophe Colomb, pour le compte du roi d’Espagne Charles-Quint qui était aussi à la tête du Saint-Empire. Le colonialisme européen, qui se développe d’abord dans les Amériques puis à partir du XVIIIème siècle en Asie, Afrique et Océanie recrée une nouvelle forme d’empire, à l’échelle potentiellement planétaire. Le colonialisme donne naissance à l’impérialisme qui peut s’afficher dans certains cas (102), ou rester implicite. Dans le cas très particulier des Etats-Unis, les colonisés émancipés deviennent immédiatement colonisateurs et impérialistes (103). En ce qui concerne le Japon, « l’impérialisme japonais est tardif et régional, mais son expansion est rapide » (104).

99 Pierre-François SOUYRI : Nouvelle histoire du Japon, Perrin, 2010, pp. 70 & 81-86. 100 P.-F. SOUYRI, op. cit., p. 114-123. Cette référence au « Soleil levant » marque symboliquement l’autonomisation politique et symbolique vis-à-vis de la Chine, « Empire du Milieu » pour lequel le Japon est naturellement le « pays du soleil couchant »... 101 Ainsi la prise de parole exceptionnelle de l’empereur Akihito le 16 mars 2011 lors de la catastrophe naturelle et technologique frappant le nord de l’île principale de Honshu doit-elle être considérée comme une tentative de conjurer le sort en mobilisant cette ascendance mythique pour venir en aide aux moyens temporels débordés et accablés par la conjonction des trois catastrophes (séisme majeur créant un tsunami dévastateur, et accident nucléaire majeur consécutif). Mais cette prise de parole n’a pu se faire qu’avec l’accord du gouvernement en place. 102 Au XIXème siècle, la reine Victoria est « impératrice des Indes », et l’empire britannique survit symboliquement aujourd’hui sous la forme du « British Commonwealth » : la reine d’Angleterre st théoriquement le chef de 16 Etats (Canada, Australie, Kenya, etc.). L’empire (colonial) français » en Afrique et sur d’autres continents est une expression usitée jusqu’au milieu du XXème siècle, alors même que la France métropolitaine n’a plus de régime impérial ni même royal. 103 Noam CHOMSKY : Futurs proches ; liberté, indépendance et impérialisme au XXIème siècle, Ed. Lu, 2010, p. 27 : « Les Etats-Unis sont sans doute le seul pays qui ait été fondé en tant qu’« empire naissant », pour reprendre les mots du père de la nation, Georges Washington ». L’impérialisme étatsunien, découlant de la victoire militaire et politique des Etats-Unis dans les deux guerres mondiales et de la suprématie économique acquise de ce fait sur l’Europe, connut un coup d’arrêt avec sa défaite dans la guerre du Vietnam (1964-1975) et une défaite symbolique avec l’attaque terroriste islamique dévastatrice à New York du 11 septembre 2001. Sa défaite morale et idéologique est déjà acquise (émancipation des Etats d’Amérique latine, scandale international de la prison d’exception de Guantanamo...). Après la confiscation par la guerre de territoires mexicains en 1846-1848, les premiers actes impérialistes à caractère ouvert des Etats-Unis sont la conquête de la Floride en 1818, puis l’annexion de Cuba, Porto-Rico et Hawaï en 1898. A la même époque, l’île caraïbe d’Hispaniola (Haïti + République dominicaine actuels) fait l’objet d’une annexion de fait. Auteur principal de la déclaration

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1.4. LE LEGS DU DROIT DE L’ANCIEN RÉGIME EN FRANCE

1.4.1. LA TENDANCE A L’UNIFICATION DU DROIT ÉCRIT La longue transition entre la fin de l’Empire romain d’occident en 476 et la société dite moderne, qui apparaît à la fin du Moyen Age (105) avec la période connue sous le nom de « Renaissance », marque la prédominance en Europe d’un droit coutumier et géographiquement éclaté qui tend à connaître des poussées périodiques de passage à la codification écrite sous l’impulsion de certains souverains. En France, l’élaboration du Code Civil dans la dernière décennie du XVIIIème siècle a été précédée par les tentatives de certains rois et/ou des légistes de l’époque qui les assistaient de codifier par écrit le maximum de règles de droit dans le royaume ; on se bornera à mentionner deux phases essentielles : - au XVIème siècle, plusieurs ordonnances royales tendent à unifier le droit dans certains domaines (106) ; - au XVIIème siècle, Pussort, sous l’autorité de son neveu Colbert, ministre de Louis XIV, élabore des ordonnances, puis, de façon plus limitée, d’Aguesseau sous Louis XV(107). En Droit Privé, il s’agissait de mettre fin aux distorsions créées par la partition du royaume entre « pays de droit écrit » (au sud) et « pays de droit coutumier » (au nord). En Droit Public, il s’agissait de conforter les fonctions « régaliennes » (108) et d’en préciser le contenu. Les fonctions régaliennes actuelles, héritière des prérogatives royales de la deuxième fonction, revêtent une dimension juridique fondamentale : défense, police, justice, relations internationales et émission monétaire (aujourd’hui transférée à la Banque centrale européenne). Le pouvoir réglementaire lié aux missions de police administrative générale ou spéciale et les sanctions administratives sont le legs de cette situation. Certaines de ces anciennes ordonnances royales (à l’époque où la loi votée par un Parlement n’existait pas) produisent encore des effets juridiques aujourd’hui (109). d’indépendance, Thomas Jefferson, président des Etats-Unis de 1801 à 1809, considérait comme allant de soi la prise de contrôle progressive de tout le continent américain, pour le plus grand bonheur des peuples « libérés ». 104 P.-F. SOUYRI, op. cit , p. 481 : conquêtes de Taïwan en 1895, du Liaodong et du sud de Sakhaline en 1905, de la Corée en 1910, de la Mandchourie en 1930 et d’une partie importante de la Chine à partir de 1937 jusqu’à la défaite de 1945. 105 Celle-ci est généralement fixée à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, qui marque la fin de l’Empire gréco-asiatique d’orient, héritier de l’Empire romain d’orient : à l’est, pas de transition, un Empire chasse l’autre, avant que l’Empire ottoman ne se désagrége au XIXème siècle et au début du XXème siècle pour donner naissance à la Turquie moderne. 106 L’Ordonnance de Villers-Cotterets (1539) de François Ier restreint la compétence de la justice ecclésiastique, organise les procédures contentieuses et impose l’usage de la langue française en lieu et place du latin ou des parlers vernaculaires. L’Ordonnance de Moulins (1566), prise sous la régence de Charles IX par Marie de Médicis, comprend de nombreuses modifications sur la réforme de la justice qui seront reprises par le Code Civil. 107 J. GAUDEMET, op. cit., p. 155-160 . 108 Etymologiquement, « régalien » = « royal » (doublet linguistique). 109 On peut citer l’Ordonnance de Moulins (1566), qui joue un rôle pivot pour les « droits d’eau fondés en titre », constituant des « droits antérieurement établis » au sens de l’article L 210-1 du Code de l’Environnement. S’agissant de la délimitation du domaine public maritime, l’Ordonnance sur la Marine de 1681 (Colbert/Louis XIV) est restée en vigueur jusqu’à l’entrée en vigueur du CG3P en 2006 (art. L 2114, al. 3), et a été considérée comme un chef d’oeuvre législatif par les commentateurs ultérieurs. Une ordonnance de Henri IV prise en 1607 sur l’alignement des immeubles bâtis par rapport à la voie publique a survécu telle quelle aux articles L 112-1 et

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1.4.2. L’AUTONOMISATION PROGRESSIVE DE LA JUSTICE Mais la souveraineté juridique ne porte pas seulement sur le pouvoir d’édicter une législation : elle emporte aussi la faculté de juger, de trancher des litiges. Dans l’Antiquité, la justice est d’abord exercée par la première fonction, celle du « sacré »., puis par la deuxième, celle de la souveraineté politico-militaire. En tant que composante de la deuxième fonction, la noblesse médiévale développe un rapport nouveau au droit car l’évolution du système féodal fait apparaître des « seigneurs justiciers », parallèlement à la fonction juridictionnelle du roi et de l’Eglise. L’émergence de cette couche spécifique s’explique par l’évolution complexe du système institutionnel mérovingien puis carolingien, où la justice était rendue au nom du roi (ou de l’empereur) par des comtes qui étaient mobiles et tenaient des « plaids » périodiques en présidant des jurys populaires (110), vers le système féodal consécutif à l’avènement de la dynastie capétienne, dans lequel la justice (« haute » et « basse ») est principalement exercée par le seigneur, mais aussi par l’Eglise. La justice royale coiffe l’ensemble, avec une autonomisation croissante de la fonction judiciaire de la cour du roi, à travers la « cour de Parlement » (« curia regis in parlamento »), qui émerge en 1250 et peut être occasionnellement présidée par le roi (111). Par la suite, cette cour va se démultiplier dans les provinces, les « Parlements » étant les ancêtres des actuelles Cours d’appel ; ce sont des « cours souveraines » (i.e. cours « statuant au nom du souverain »). En fait, deux mouvements sont décelables : a) la « cour de Parlement » centrale (parisienne) essaime en province pour y tenir des « Grands Jours » ; b) des « parlements » sont créés directement dans certaines provinces pour des raisons historiques et politiques particulières (112). Outre leur fonction juridictionnelle d’appel sur les décisions des juridictions inférieures (« arrêt » de la procédure), les Parlements/parlements ont pour mission d’enregistrer les ordonnances royales afin d’assurer leur publicité et leur opposabilité dans la province, et un « droit de remontrance » au souverain dans le but de l’amener à revenir sur sa décision. Les Parlements peuvent par ailleurs rendre des « arrêts de règlement » à portée générale dans certaines conditions, ce qui crée une source de droit supplémentaire ; ces sources de droit à portée générale sont légitimées par leur qualité de cour souveraine (113). Si l’on ajoute à cela

L 112-2 du CVR, qui ont été reconnus conformes à la Constitution, sous réserves (CC, 2 décembre 2011, n° 2011-201 QPC, Consorts D)., 110 Cette tradition franque - donc germanique - de justice populaire est à l’origine de l’importance des « jurys » dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni et Etats du Commonwealth), et, de façon plus indirecte, aux Etats-Unis. En France, le jury de la Cour d’Assises de droit commun est la seule survivance de cette tradition. Mais elle a aussi des origines plus lointaines dans l’Antiquité romaine et grecque (cf. Annexe 3, note 294). 111 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 43, 62, 103-105, 166-174. Le seigneur justicier n’est pas le descendant institutionnel du comte justicier mérovingien, rendant la justice au nom du Roi, mais du propriétaire « immuniste » (église, monastère ou grand propriétaire bénéficiant d’un privilège d’immunité judiciaire octroyé par le Roi), qui exerce une justice privée hors de la compétence comtale, donc indirectement royale. On voit donc apparaître progressivement une justice ecclésiastique parallèlement à la justice seigneuriale, la cour du roi faisant office de juge d’appel et de cassation à la fois. Sur le domaine royal, la justice est rendue par les baillis et sénéchaux, qui sont des administrateurs à titre principal. Le prévôt est un juge royal de droit commun ayant une compétence de principe là où baillis et sénéchaux n’en ont point. 112 A. RIGAUDIÈRE (op. cit., p. 362-370) fait utilisation pédagogique de la majuscule et de la minuscule en distinguant « le Parlement », ses « Grands Jours » provinciaux et les « parlements » provinciaux institués directement (Bretagne, Bourgogne, Provence...). 113 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 400.

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la pratique fréquente du refus d’enregistrement de certaines ordonnances, on constate que les Parlements jouent un rôle politique croissant au détriment du pouvoir royal, au point qu’en 1756 le Parlement de Paris lance l’idée que les Parlements provinciaux ne sont que les « classes » d’un Parlement unique, indivisible et distribué spatialement pour des raisons purement techniques (114). Doté d’un ressort territorial immense (d’Amiens à Aurillac !), le Parlement de Paris avait déjà été un des acteurs de la « Fronde », mouvement de contestation de l’absolutisme du pouvoir central du cardinal Mazarin lors de l’interrègne Louis XIII-Louis XIV : le 13 mai 1648, le Parlement parisien, opposé à une réforme de la fiscalité des offices voulue par Mazarin, convoque les trois autres cours souveraines de Paris (Grand Conseil, Chambre des Comptes et Cour des Aides) pour adopter, « dans l’intérêt du public et la défense de l’Etat », un « arrêt d’Union » entre les quatre juridictions solidaires face à l’autoritarisme cardinalice : « Sur la base de ce texte, tous les parlements du royaume reprennent le thème de la solidarité et soutiennent constituer un corps unique qui, en toutes circonstances, doit faire bloc » (115). Cet épisode majeur de l’autonomisation du pouvoir juridique par rapport au souverain dans le contexte français fut précédé par de nombreuses considérations doctrinales émanant de « parlementaires » (donc de juges) tendant à soumettre la royauté elle-même au Droit, en effectuant une distinction entre « lois du royaume » - à la discrétion du roi en place - et « lois fondamentales » - applicables au Roi lui même et d’origine « naturellement » divine (116). Ce sont les prémices du Droit Constitutionnel moderne qui apparaissent au XVIème siècle en France dans ce débat de juristes ; d’un point de vue rétrospectif, ceux-ci assument pleinement leur rôle dans la première fonction dumézilienne. Dès lors, le ver était dans le fruit : cette autonomisation croissante des juges des « cours souveraines » pose les prémices du débat du XXème siècle sur le « gouvernement des juges » en Science politique, et, en attendant, la tension politique croît considérablement au XVIIIème siècle entre le pouvoir royal et les Parlements. Les révolutionnaires de 1789 en tireront les conséquences qu’ils estimaient fondées, à savoir la toute-puissance du peuple législateur et une méfiance profonde pour les juges soupçonnés d’infidélité potentielle au nouveau régime républicain, alors même que leur dissidence leur avait été fort utile pour saper l’absolutisme royal (117). Ils étaient d’autant plus fondés à le vouloir que les juges appartenaient malgré tout à la noblesse de robe, par opposition avec la « noblesse d’épée » qui descendait des seigneurs du Moyen Age et constituait l’ossature de la cour du Roi à Versailles ; de plus, ils achetaient leur charge au Roi tout comme les officiers ministériels d’aujourd’hui l’achètent à l’Etat (notaires, huissiers...), étaient souvent corrompus, extrêmement lents, et recevaient des plaideurs des « épices » (dons en nature), ce qui rendait leur impartialité problématique dans le règlement des litiges (118). La montée en puissance de la noblesse de robe paraît résulter d’un effet de contrepoids lié au déclin de la noblesse d’épée, qui perd progressivement son « capital spécifique » du fait de l’émergence d’une armée de métier et des maîtres d’armes d’origine roturière pour l’enseignement de l’escrime (119). Commentant un des facteurs qui sont à l’origine du « mépris du droit » dans l’oligarchie française actuelle, Laurence ENGEL fait l’analyse suivante :

114 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 393-408. 115 A. RIGAUDIÈRE, op. cit., p. 664. 116 A. RIGAUDIÈRE, op. cit., p. 515-521. 117 « Le juge doit être la bouche de la loi » (Robespierre, reprenant ROUSSEAU). Interdiction des « arrêts de règlement » par l’article 5 du Code Civil de 1804, toujours en vigueur. 118 Cf. sur ce plan la savoureuse - et unique - comédie de Racine : « Les Plaideurs ». 119 P. BOURDIEU, op. cit. , p. 315.

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« On peut s’étonner en effet du rejet des parlements d’Ancien Régime - là où était rendue la justice - par les révolutionnaires français, alors qu’ailleurs, en Angleterre notamment, ils ont été le vecteur d’un processus continu de démocratisation. C’est que leur position dans l’échiquier social français a joué davantage que la force politique qu’ils pouvaient représenter en termes d’équilibre des pouvoirs institués. (... ) (suit une parenthèse de l’auteure sur les débats récurrents sur la réforme de la justice en France, NdA)...on a l’impression d’un coche manqué en 1789, qui a empêché que soit mis en forme le second axe de la réforme de la justice précédemment évoqué. Les juges adoptent en effet, pour une part, une attitude proprement révolutionnaire : c’est la question du rôle politique dévolu aux parlements qui peut leur valoir ce qualificatif. Sur le plan institutionnel, les magistrats sont du côté de la modernisation des structures et de la liberté politique, en s’inscrivant contre le pouvoir absolutiste et le despotisme ministériel. (...) L’écart sociologique qui existait entre la magistrature et les forces vives de la Révolution a donc prévalu sur des connivences politiques, qui, au nom de la modernisation des institutions, aurait pu se développer » (120). Une des premières initiatives de l’Assemblée législative qui succéda à l’Assemblée constituante de 1789 fut d’adopter la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire, qui pose l’incompétence des juridictions de droit commun pour trancher les litiges concernant la puissance publique, c’est-à-dire le nouvel Etat et son Administration ; cette loi fut confirmée par la loi du 16 fructidor an VIII, et ces deux lois sont toujours en vigueur (121). Telle est la base de l’autonomie doctrinale et juridictionnelle du Droit Administratif français actuel, le Droit Constitutionnel émergeant parallèlement avec le vote d’une constitution par une assemblée élue. Les juges de la période révolutionnaire sont aussi élus, avec une exigence de diplôme universitaire ou une équivalence professionnelle (122). C’est à l’époque pré-révolutionnaire que la Science politique débute son processus d’autonomisation par rapport à la science juridique. En 1748, le Président du Parlement de Guyenne, un certain Charles de Secondat, baron de la Brède et de MONTESQUIEU, publie un ouvrage intitulé « L’esprit des lois » , fruit d’une vingtaine d’années de travail, et qui pose les fondements du libéralisme politique moderne et de la théorie de la « séparation des pouvoirs » (123). MONTESQUIEU, qui était un haut magistrat de l’Ancien Régime, est considéré comme un des fondateurs de la Science politique en France et en Europe. Admirateur de la « Constitution anglaise » (cf. ci-dessous 1.6.), il se montre partisan d’une monarchie constitutionnelle de ce type. Les lois au sens juridique du terme (« civiles et politiques ») ne sont que l’application dans une société d’une loi plus vaste, qui est la « raison » : les lois en général - y compris les lois scientifiques, qui ne sont pas encore dénommées ainsi, mais bien présentes dans son esprit à travers des références à « l’ordre cosmique » - « sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses », mais ont vocation à être « propres au peuple pour lequel elles sont faites » (124). Cette affirmation de principe d’un pluralisme juridique souhaitable annonce l’émergence de l’Etat-nation générant sa législation propre, qui peut différer de celle des Etats voisins, schéma qui perdure de nos jours avec comme atténuation la primauté du Droit de l’Union européenne sur le Droit interne de l’Etat membre. MONTESQUIEU est aujourd’hui considéré comme le principal fondateur de la Science politique en France, et le précurseur du libéralisme politique moderne et de la théorie de la séparation des pouvoirs, que mettront en application les constituants américains en 1786. Enfin, apparaît sous l’Ancien Régime un phénomène supplémentaire qui va complexifier un peu plus les « naissances du Droit » au sens de J. GAUDEMET : les juridictions déléguées 120 L. ENGEL, op. cit., p. 61-65. 121 Pour les détails et l’évolution ultérieure, cf. Annexe 3. 122 A. SOBOUL, op. cit., p. 162-163. 123 MONTESQUIEU : L’esprit des lois (2 tomes), Garnier, 2011. 124 J. GAUDEMET, op. cit., p. 175-177.

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d’exception, ayant une compétence particulière non fondée sur un territoire comme les bailliages ou les Parlements (125). Dans le domaine du vivant, il convient de citer les « maîtrises des eaux et forêts », qui ont à la fois des fonctions administratives et juridictionnelles en matière de police des forêts, de la chasse et de la pêche ; ces instances s’étaient créées au XIVème siècle comme démembrement des pouvoirs des baillis et sénéchaux, et avaient été organisées par l’ordonnance de Colbert de 1669 sur les eaux et forêts (126). On peut citer aussi les « amirautés », compétentes pour l’ensemble des affaires maritimes, civiles et militaires ; les préfets maritimes actuels, amiraux aux compétences mixtes, sont les descendants de ces amirautés, avec les services des «affaires maritimes » en matière civile et administrative, aujourd’hui incorporés aux Directions interrégionales de affaires maritimes, et les Directions départementales des territoires et de la mer. Mais le fait le plus marquant est sans doute l’émergence des « juridictions consulaires » au XVIème siècle, ancêtres des Tribunaux de Commerce actuels : ce sont des juridictions corporatives (juges élus) qui tranchent les litiges entre commerçants de façon rapide et peu coûteuse, au grand dam des juridictions de droit commun qui n’ont eu de cesse de demander au roi leur suppression, en vain. Le débat continue aujourd’hui, avec ce « serpent de mer » que constitue la réforme des Tribunaux de Commerce, occasionnellement suspectés de favoritisme. 1.5. L’ALLEMAGNE, L’AUTRE PAYS DU DROIT ROMAIN Dès le XIIème et le XIIIème siècle, l’Empire romain-germanique fait figure de précurseur en matière de Droit constitutionnel. Ayant à diriger un territoire vaste et diversifié sur les plans culturel et linguistique, certains empereurs font quasiment oeuvre de fédéralisme avant son invention officielle par les colons américains qui rompent avec la Couronne britannique pour créer les Etats-Unis d’Amérique au XVIIIème siècle. En particulier, la « Constitution » issue de la Diète de Worms en 1231 fait de l’Allemagne une fédération de territoires (127). C’est donc sans difficulté qu’à l’issue de la IIème Guerre Mondiale l’Allemagne et l’Autriche deviendront des fédérations de « Länder » aux pouvoirs importants, contrastant avec le régime nazi hyper-centralisateur (gouvernorat des « gauleiter »). Le mouvement sera prolongé dans le sens de l’autonomie progressive amenant à l’indépendance chez les montagnards suisses au XIVème siècle, et la Confédération helvétique a perduré jusqu’à ce jour. Le modèle fédéral fera ultérieurement souche sur le continent américain : Etats-Unis puis Canada et Brésil. L’Inde a une apparence fédérale, mais demeure un pays assez centralisé. La tradition juridique allemande « reçoit » dès le XVIème siècle l’« usus modernus Pandectarum » (l’utilisation moderne des Pandectes, donc du Digeste) pour la développer de façon propre au XVIIIème et au XIXème siècle : on appelle ce courant doctrinal le « pandectisme », pour lequel « le Droit romain se présente comme une discipline scientifiquement construite, dans une systématisation par déductions logiques » (128). Ces travaux de systématisation inspireront la construction du Code civil de l’Empire allemand

125 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 412-415. 126 On trouve cependant des traces d’un Droit forestier autonome dès Charlemagne. De façon remarquable, le premier Code Forestier apparaît en 1827, à une époque où, en dehors des deux codes de procédure civile et « criminelle » (= pénale), n’existent que le Code Civil, le Code Pénal et le Code de Commerce. Sur l’histoire du Droit Forestier, cf. notamment Benoît LE MEIGNIEN : La forêt, objet du droit administratif, Thèse de Droit Public soutenue à Aix-en-Provence le 4 juillet 2009, p. 15-32 127 J. GAUDEMET, op. cit., p. 144-148. 128 J. GAUDEMET, op. cit., p. 349.

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(« Bürgerliches Gesetzbuch »/BGB) de 1900. De cette puissance de la tradition juridique allemande remontant à Justinien résulte qu’au niveau européen l’allemand est la deuxième « langue du Droit », après le français, la langue anglaise étant peu adaptée à cette discipline. Les juristes allemands de cette époque subissent aussi l’influence du Droit Civil français issu du « Code Napoléon » de 1804, mais maintiennent une tradition romaniste autonome tendant à faire de leur droit national un « Professorenrecht » plus accentué qu’en France, où c’est la jurisprudence de la Cour de Cassation qui a traditionnellement la suprématie sur la doctrine. Cette tendance historique est moins nette à l’heure actuelle, la parenthèse nazie de 1933 à 1945 puis la partition de l’Allemagne en deux Etats politiquement antagonistes jusqu’en 1991 ayant introduit une brèche profonde dans ce système humaniste commun à la plupart des états européens ; depuis lors, le Droit allemand n’a eu de cesse de s’aligner sur les normes les plus modernes, voire d’inspirer le Droit des Etats voisins (129). 1.6. L’ANGLETERRE ET L’ÉMERGENCE D’UN MODELE JURIDIQUE DISTINCT : LE « COMMON LAW » Dans l’Europe actuelle, et même au niveau international en ce qui concerne les Etats d’origine européenne, on oppose traditionnellement sur le plan juridique le modèle (ou le droit) anglo-saxon au modèle (ou au droit) continental, représenté principalement par la France et l’Allemagne. Au Moyen-Age, le royaume d’Angleterre connaît en effet une évolution du système juridique sensiblement différente de celle qui prévaut dans le royaume de France et dans l’Empire romain-germanique. En premier lieu, l’occupation romaine y a été moins durable et moins profonde que sur le continent. Ensuite, et par voie de conséquence, les apports successifs de populations germaniques (Saxons notamment) et scandinaves (Danois principalement) tendent à instaurer un droit coutumier d’un poids beaucoup plus important. L’Eglise a cependant développé dans l’île son Droit canonique et exerce un quasi-monopole juridictionnel jusqu’à la conquête normande de 1066. A partir de cette époque, des tribunaux laïcs se superposent aux tribunaux ecclésiastiques pour trancher les litiges qui ne sont pas de la compétence de ceux-ci selon le droit coutumier. Les coutumes sont juridiquement valides sur le plan local lorsqu’elles remplissent certaines conditions : caractère immémorial, « raisonnable » (un concept clé du Droit anglais encore aujourd’hui !), certitude sur la nature des droits conférés et sur le destinataire de ceux-ci, compatibilité avec les autres coutumes, caractère permanent et non contraire à une source de droit supérieure (130). L’expression anglaise « common law » désigne la constatation historique par les juges itinérants de l’époque - comme l’étaient les comtes carolingiens sur le continent - de la similitude des coutumes d’une région à l’autre, dans le cadre du contrôle de l’administration

129 S’agissant de la France, on peut mentionner l’option entre deux systèmes pour la gestion des sociétés anonymes (SA) (C. Com., art. L 225-17 à L 225-95-1), ainsi que l’introduction en 1985 de sociétés à un seul associé (EURL et EARL). 130 Christian BOUSCAREN, Rosalind GREENSTEIN, Alexandre CORDAHI : Les bases du Droit anglais ; textes et vocabulaire, Ed. Ophrys, 1981, p. 18.

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locale par le pouvoir royal (131). Un droit non écrit, mais appliqué dans l’ensemble du royaume sur cette base commune, émergea donc lentement du XIème au XIIIème siècle, au cours duquel furent publié les « Year Books » rassemblant pour chaque année les décisions de justice par types de litige, car ce système appelait logiquement l’instauration de la « règle du précédent » (« case law »). Par la suite, le « case law » fut complété par des études doctrinales (« English Reports » ), puis par les « Law Reports » publiés par une instance spécialisée à partir de 1865 ; parmi ceux-ci émergent les « All England Reports », qui rassemblent les décisions de principe les plus importantes (132). Mais le roi d’Angleterre, « fontaine de justice » puisque reconnu par l’autorité ecclésiastique et assisté par elle (133), devint la deuxième source de droit de rang égal au « common/case law », sous la dénomination « equity ». Les justiciables pouvaient en effet transmettre des pétitions écrites à la Cour de justice du souverain (Curia Regis) afin d’obtenir une réponse écrite à caractère exécutoire (« writ », que l’on traduit en français par « rescrit »), dans la mesure où le « common law » n’avait pas réponse à tout et où l’une ou plusieurs des cinq conditions de validité de la coutume venaient à manquer (134). Le développement de ce mécanisme devait amener la création auprès du roi de la Chancellerie (« Chancery »), le poste de « Lord Chancellor » étant occupé initialement par un religieux, d’où une influence certaine du Droit canonique sur la solution (135). En cas de divergence entre les deux systèmes, « equity » l’emportait sur « common law », mais il parut nécessaire en contrepartie de soumettre cette justice royale à la règle du précédent, et, suite à de fortes tensions au XVIIème siècle entre les deux pouvoirs, cette dualité juridictionnelle se maintint aussi tardivement qu’à la fin du XIXème siècle, date à laquelle le Parlement adopta une loi faisant ressortir les deux types de « case law » dans les mêmes juridictions (136). La troisième source du Droit anglais fut naturellement la loi issue du premier système parlementaire du monde. On observe la trace d’un premier Parlement dès 1265, qui ressemble un peu aux Etats Généraux français, et cette préfiguration du Parlement anglais actuel à l’époque de la dynastie Tudor n’est pas très différent des Parlements français, si ce n’est qu’il n’en existait qu’un au niveau national, ou plutôt « royal » (137) : il combine une activité judiciaire avec une activité « normative » qu’on ne peut pas encore qualifier de législative, le Roi (ou la Reine) détenant en principe le pouvoir sur ce plan. Mais, contrairement aux

131 Toutefois, J. GAUDEMET (op. cit., p. 142) donne à l’expression « common law » un sens sensiblement différent : ce droit est « commun » aux prédécesseurs des Normands de Guillaume le Conquérant (Danois, Saxons...) et à ceux-ci. 132 C’est un peut l’équivalent des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » institués par le Conseil Constitutionnel français en 1971. 133 Comme les rois de France, les rois (ou reines) d’Angleterre reçoivent l’onction archiépiscopale lors de leur couronnement. 134 J. GAUDEMET, ibid.,. Le système des « writs » fut définitivement bloqué en 1285 (interdiction d’en créer de nouveaux, mais possibilité de compléter les anciens). L’auteur estime que cette base de « writs » accumulés constitue le socle de la « common law ». 135 Un des Chanceliers les plus célèbres de l’histoire anglaise fut, sous le règne du célèbre Henry VIII aux multiples épouses successives, Thomas MORE (ou MORUS) (1478-1535) auteur de l’« Utopie ». Théologien, juriste et administrateur, il fut condamné à mort pour avoir refusé de reconnaître le roi comme chef de l’Eglise anglicane en lieu et place du pape, alors même qu’il était très critique sur la dégénérescence de l’Eglise catholique. Thomas MORE échangeait beaucoup avec le théologien néerlandais ERASME (« ERASMUS ») (1466-1536), auteur de l’« Eloge de la folie ». Ces deux ouvrages sont des oeuvres majeures du patrimoine culturel européen. « Erasmus » n’est donc pas qu’un « bon plan » pour faire du tourisme (notamment sexuel) sous prétexte de mobilité académique. 136 C. BOUSCAREN, R. GREENSTEIN, A. CORDAHI, op. cit., p. 20. 137 H.J. BERMAN, op. cit., p. 352-355.

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Parlements français qui ont un caractère permanent, le Parlement anglais ne se réunit qu’épisodiquement à l’initiative du souverain. Il comprend déjà les deux Chambres qui ont perduré à ce jour : la « House of Lords », qui rassemble des représentants de l’aristocratie héréditaire et du haut clergé, et une « House of Commons », qui comprend deux représentants par ville ou par comté. On constate donc que le modèle trifonctionnel de DUMÉZIL est toujours perceptible, si ce n’est que les fonctions religieuse et guerrière sont agglomérées dans la « Chambre haute ». Le « common law » avait institué la « Royal Prerogative », qui désigne les domaines qui relèvent de la volonté exclusive du souverain, comme la fiscalité. Une querelle durable affecta à ce sujet les relations entre James Ier Stuart et une partie des juridictions qui contestaient les « prerogative courts » en s’appuyant sur le « common law ». Parmi les juges dissidents - dont ceux du « King’s Bench », ironiquement - un des plus hauts magistrats de l’époque, Sir Percy COKE, joua un rôle central en se faisant élire à la Chambre des Communes et en impulsant la « Petition of Right » de 1628. Cet acte instituait une sorte de cliquet juridique au profit du Parlement pour le champ d’application de la « Royal Prerogative », qui ne pouvait dès lors que diminuer ou au plus demeurer constante. Le roi Charles Ier céda en apparence, mais s’abstint de convoquer le Parlement entre 1629 et 1640 afin de priver ce texte d’effet. Mais la montée en puissance des « puritains » adeptes de la Réforme calviniste d’origine suisse (Zwingli puis Calvin) face à un retour rampant vers la liturgie catholique de l’Eglise anglicane aux pouvoirs très étendus amena une révolte religieuse en Ecosse, qui contraignit le roi à convoquer le Parlement en 1640 pour financer la guerre de répression. Décidé à ne plus se laisser berner comme en 1628, le Parlement décida de siéger indéfiniment - d’où son surnom de « Long Parliament » -, adopta progressivement une compétence générale en matière fiscale puis vota plusieurs lois aboutissant à liquider les « prerogative courts » en transférant leurs compétences aux « common law courts », le tout sur un fond de conflit religieux larvé opposant le Parlement « puritain » à l’anglicanisme et au catholicisme. Ce conflit déboucha sur la guerre civile et l’arrivée au pouvoir d’Oliver Cromwell, dictateur puritain et par ailleurs grand massacreur du peuple irlandais catholique ; il s’en prit au Parlement lui-même en l’épurant des éléments jugés indésirables, puis en procédant purement et simplement à sa dissolution en 1653 pour le remplacer par plusieurs Parlements nommés par lui (« Rump Parliament » /Parlement croupion). La monarchie, la Chambre des Lords et la Chancellerie furent même temporairement abolies jusqu’à la mort de Cromwell en 1658. En 1659, les vestiges du « Long Parliament » décidèrent de liquider le Parlement cromwellien et rappelèrent le roi Charles II exilé aux Pays-bas en 1660 ; celui-ci accepta de ne pas revenir sur les acquis du « Long Parliament » et accorda un pardon généralisé, sauf aux régicides et aux insurgés irlandais. Pour la première fois dans l’histoire, une monarchie devient « constitutionnelle », mais sans Constitution proclamée explicitement. On considère toutefois que le « bloc de constitutionnalité » du Droit anglais - pour employer rétrospectivement un concept de base du Droit public français contemporain - est constitué par 4 textes : - la Magna Carta (Grande Charte) du roi Jean Sans Terre, qui accepte en 1215 de se déposséder de certaines de ses prérogatives aux profit de l’ aristocratie ; - la « Petition of right » de 1628, déjà présentée, bien que certains auteurs lui dénient toute dimension constitutionnelle ; - l’ « Habeas Corpus Act », adopté par le Parlement en 1679, qui protège l’individu contre l’arrestation et la détention arbitraires, pratiques courantes dans les monarchies européennes ; - le « Bill of rights » de 1689, sans doute le plus important de tous, et qui clôt la période de la « Révolution anglaise » au sens de H.J. BERMAN.

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Le nouveau roi « importé » des Pays-Bas, Guillaume d’Orange, devenu William III, accepte la reconnaissance de 13 droits au profit de la représentation parlementaire, donc indirectement du peuple anglais, parmi lesquels : - le droit pour le Parlement de siéger de façon régulière, et non selon le bon plaisir du souverain ; - la liberté électorale (absence d’ingérence du souverain dans le processus électoral) ; - l’immunité parlementaire (libre expression des députés, sans risque d’incarcération) ; - droit de co-décision du Parlement pour la suspension d’une loi par le souverain ; - même droit pour la levée d’une armée en temps de paix ; - interdiction des cautions excessives pour l’application de l’Habeas Corpus ; - caractère raisonnable des sanctions pénales (amendes ou en nature). Sur le fond, la philosophie du Droit de COKE consistait à poser que le « common law » était le Droit anglais lui-même, issu d’un long et laborieux processus historique, et que le champ d’application des prérogatives royales ne pouvait empiéter sur le sien dans la mesure où ses principes fondamentaux avaient un rang supérieur à celles-ci. Ses idées furent développées de façon plus ample par ses continuateurs, John SELDEN (1584-1654) et surtout Matthew HALE (1609-1676). SELDEN était avant tout un historien, et avait développé une philosophie historique du Droit anglais qui allait beaucoup plus loin qu’une simple théorie du Droit (138). HALE était encore plus polyvalent : non seulement juriste, mais aussi théologien anglican, philosophe et scientifique, il s’efforça de fournir dans ses ouvrages une vue d’ensemble du « common law » et de son histoire. En Angleterre, c’est donc sous l’étendard du « common law » théorisé par COKE, SELDEN et HALE que l’absolutisme royal entre très tôt en déclin, en comparaison de la France et de l’Allemagne. Sur le plan symbolique, le premier régicide institutionnel de l’histoire européenne est anglais : le roi catholique Charles Ier est exécuté en 1649 sur décision du « Parlement croupion » dévoué à Cromwell, bien avant le régicide français de 1793 au détriment de Louis XVI. Simultanément, sur le plan politique, ce régime original du « Lord Protector » préfigure le fascisme italien et l’intégrisme religieux contemporain au niveau international (139). A partir de 1689, les lois adoptées par le Parlement (« acts », mais « bills » lorsqu’elles sont en discussion) ont une valeur supérieure au « common/case law ». Dans tous les cas, c’est la « rule of law », y compris au détriment éventuel du pouvoir central, et cela ne pouvait pas ne pas influencer les penseurs continentaux, notamment en France. A. SUPIOT fait observer à cet égard que, dans l’expression « rule of law », le terme « law » désigne aussi bien le Droit objectif, issu d’un système de type « romain-germanique » et ayant la loi comme élément central, que les solutions juridiques jurisprudentielles, basées sur la règle du précédent. Il en résulte que les droits subjectifs des personnes (« rights ») auront tendance à être plus fréquemment d’origine jurisprudentielle que législative/réglementaire dans un système de « common law », alors que c’est l’inverse dans les systèmes juridiques dérivés du Droit

138 H.J. BERMAN, op. cit., p. 406-410. 139 Contrairement à Hitler qui était un despote absolu, Mussolini était un dictateur soumis à un contre-pouvoir limité mais non négligeable issu de son parti politique : le « Grand Conseil fasciste », qui le déposa en 1943 suite aux négociations secrètes du maréchal Badoglio avec les Alliés, ce qui l’amena à créer l’éphémère « République de Salo » jusqu’à son arrestation et son exécution par la Résistance. Le « Parlement des saints » (sic) et les autres Parlements fictifs créés par Cromwell s’apparentent à l’organe de régulation d’un régime fasciste, hybridisé avec un régime intégriste sur le plan religieux.

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romain, dans lequel la lex joue un rôle central et le juge un rôle subordonné, soit essentiellement la France et l’Allemagne : « Dans la culture de « common law », c’est le juge et non la Couronne (l’Etat) qui incarne la source ultime de la légitimité, donc de la figure totémique de la loi (« Law ») et il n’y a pas de mot pour désigner l’unité normative d’où les droits individuels tirent leur sens et leur portée » (140). On observe que ce modèle juridique anglo-saxon du « common law » est fortement marqué à l’origine par la première fonction dumézilienne (rôle essentiel de l’institution ecclésiastique, rôle effacé du souverain) mais aussi par la troisième, celle du peuple qui se donne son droit coutumier avant d’exercer la souveraineté législative en élisant les premiers députés de l’Histoire. Par voie de conséquence, cet « Etat minimum », qui contraste fortement avec la tradition française et germanique en la matière, s’est révélé un cadre propice au développement du libéralisme économique au XIXème siècle, et a pu inspirer positivement les dissidents émigrés aux colonies qui créèrent les Etats-Unis d’Amérique au XVIIIème siècle, l’existence de la Constitution fondatrice étant le seul élément de rupture formelle avec la métropole. D’une manière générale, ce modèle anglo-saxon se caractérise par l’application de la « rule of law » à tous les acteurs du système et un pouvoir très important des juges. Autre trait distinctif : l’absence de juridictions administratives, issues du démembrement historique de l’administration du pouvoir central ; elles existent au contraire en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Espagne... et d’une manière générale dans les pays dans lesquels la deuxième fonction a été prépondérante au Moyen Age et dans les Temps modernes. 1.7. LES ÉTATS-UNIS : LE « PARADIS » (OU L’ENFER ?) DU DROIT C’est probablement aux Etats-Unis que la « rule of law » a trouvé son terrain d’élection. les juristes praticiens, juges et avocats (« lawyers »), jouent un rôle essentiel dans la régulation de la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale. Les actions en responsabilité civile devant les juridictions prolifèrent et les enjeux financiers en termes de demandes et de sommes accordées atteignent des niveaux astronomiques. Il faut évidemment y voir une forme d’extension du système anglais du « common law » dans un contexte colonial à l’origine, mais avec l’importante différence de l’adoption en 1786 de la deuxième Constitution de l’histoire - après la Corse - élément qui fait défaut au Royaume-Uni. Le recours à cet outil juridique nouveau était rendu nécessaire du fait de l’absence d’applicabilité du « common law » de la métropole aux colonies américaines, au profit d’un régime politico-militaire d’exception. Cette Constitution initiale et ses 27 Amendements peuvent être invoqués devant n’importe quelle juridiction à l’encontre de la loi fédérale ou de la loi d’un Etat. La liberté d’expression est absolue et ne connaît pas les limitations récurrentes dont la France est coutumière. On reconnaît le lointain héritage franc du Droit anglais au recours fréquent au système du « jury », non exclusivement en matière criminelle. Héritage de l’habeas corpus anglais, le recours à la détention provisoire ou à la garde à vue est très limité, mais la fortune du justiciable et sa capacité à financer un bon « lawyer » est déterminante. Enfin, la prolifération des litiges en matière de responsabilité civile a amené un développement des modes de règlement non juridictionnels des litiges (« alternative dispute resolutions ») tels que 140 A. SUPIOT, op. cit., p. 28.

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l’arbitrage et la transaction. Mais le modèle du « common law » est bien perceptible à travers le poids très important de la jurisprudence et de la règle du précédent dans l’équilibre des sources du Droit, alors même que la coutume est inexistante du fait de l’absence d’histoire réelle d’un « peuple » ( ?) passé directement du statut de colonisé à celui de colonisateur des territoires amérindiens et des voisins de culture hispanique. Le système juridique du « common law », ensemble constitué par les Etats-Unis d’une part, et le Royaume-Uni et la plupart de ses anciennes colonies devenues indépendantes, d’autre part, tend à dominer la scène internationale dans le monde des affaires au détriment du « Droit continental » concrétisé par la France et l’Allemagne principalement. Ces influences contradictoires sont tangibles dans l’élaboration et l’application du Droit de l’Union européenne, où l’axe franco-allemand reste encore solide. Mais la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE jusqu’au 30 novembre 2009), tout comme celle de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg fonctionne plutôt sur le mode du « common law » en termes de portée: c’est la règle du précédent qui s’applique (141), ce qui n’est pas vraiment le cas en France avec la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat. La jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis a une influence déterminante sur la vie juridique du pays, puisqu’elle équivaut en pratique aux deux juridictions précédentes (142) amalgamées au Conseil Constitutionnel français. La prégnance du Droit aux Etats-Unis suscite des prolongements en matière de philosophie politique et sociale. Ainsi Ronald DWORKIN, ancien rédacteur de justice, est devenu professeur et auteur internationalement reconnu dans ce domaine (143). Les juristes apprécient en particulier son apport à la définition entre principes et règles en Droit. 1.8. LA FORMATION DE LA SCIENCE POLITIQUE MODERNE On observe donc qu’en longue période la dimension juridique se déploie successivement de la première à la troisième fonction dumézilienne, sans qu’aucune des trois ne puisse en conserver ou en acquérir l’exclusivité. De ce fait, le Droit a cessé de relever exclusivement de la première fonction (magique/religieuse) : il a été approprié par la deuxième fonction (rois et seigneurs justiciers), puis par la troisième, pour la raison d’ordre sociologique exposée ci-dessus, mais aussi pour deux autres, qui relèvent de considérations économiques et philosophico-politiques : - la sphère économique tend à générer son propre Droit, en dehors de l’emprise des deux autres sphères, que cela indiffère : les « coutumes » régionales fixent notamment les usages agricoles auxquels le Droit Rural moderne va renvoyer occasionnellement et

141 Formule type dans les arrêts rendus sur renvoi préjudiciel d’une juridiction nationale : « ...la Cour dit pour droit :(...) ». 142 Du moins dans les domaines juridiques qui ne relèvent pas exclusivement de la compétence des Etats, qui ont chacun leur propre Cour Suprême. 143 Principaux ouvrages de R. DWORKIN traduits en français : L'Empire du droit (Law's Empire), PUF, 1994 ; Prendre les droits au sérieux (Taking Rights Seriously), PUF, 1995 ; Une question de principe (A Matter of Principle), PUF, 1996.

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exceptionnellement, certains commerçants créent un droit coutumier qui leur est propre, la lex mercatoria, ancêtre du Droit Commercial moderne, pour partie (144) ; - la diffusion des idées nouvelles, qui contestent la suprématie de la noblesse et du clergé, le pouvoir absolu et l’arbitraire, chez les intellectuels issus des couches sociales de la troisième fonction (philosophie des « Lumières »), donne lieu à des discours juridiques sans toujours émaner de juristes à proprement parler : ainsi, Jean-Jacques ROUSSEAU fait oeuvre philosophique et aborde le système juridique et politique dans son « Contrat social », par exemple, MONTESQUIEU constituant l’exemple inverse du juriste qui élargit sa réflexion à la sphère politique. L’influence des idées de ROUSSEAU (1712-1778) sur la scène politique ultérieure fut considérable, et le demeure aujourd’hui : il fut le premier philosophe à analyser les maux humains comme étant essentiellement d’origine sociale et collective, et non pas tant dans la nature humaine considérée individuellement. En ce sens, il devait inspirer bon nombre de dirigeants révolutionnaires français, Robespierre en particulier, puis, de façon plus générale, toutes les personnalités qui développèrent une pensée et une pratique révolutionnaire par la suite en s’appuyant sur d’autres corps de doctrine (marxistes et anarchistes notamment) (145). « Alors que MONTESQUIEU réservait le pouvoir à l’aristocratie et VOLTAIRE à la haute bourgeoisie, ROUSSEAU affranchissait les humbles et donnait le pouvoir à tout le peuple. Il assignait pour rôle à l’Etat de réprimer les abus de la propriété individuelle, de maintenir l’équilibre social par la législation sur l’héritage et par l’impôt progressif. Cette thèse égalitaire, dans le domaine social aussi bien que politique, était chose nouvelle au XVIIIème siècle ; elle opposa irrémédiablement ROUSSEAU à VOLTAIRE et aux Encyclopédistes » (146). A partir du XVIIIème siècle, c’est par conséquent la deuxième fonction, celle du souverain, qui est la plus attaquée par ces idées nouvelles, porteuses d’une nouvelle triade, la séparation des pouvoirs : dans cette théorie nouvelle, le pouvoir exécutif - qui est royal dans la plupart des cas - doit être contrebalancé par un pouvoir législatif émanant du peuple (donc principalement de la troisième fonction) et un pouvoir judiciaire indépendant des deux premiers, qui applique les lois émanant du troisième pour l’essentiel, et du premier dans une certaine mesure. La Constitution corse de Pasquale Paoli de 1755, révoquée par la conquête française de 1769, sera la première à mettre ces idées en oeuvre dans le monde (147), suivie par la Constitution des Etats-Unis d’Amérique en 1786 et par les Constitutions françaises successives à partir de 1789 ; puis une partie de l’Europe et du monde suivront aux XIXème et XXème siècles. Mais on trouve trace de l’expression « Constitution de l’Etat » dans des ouvrages doctrinaux du XVIème siècle (148). Le premier pays non occidental à se doter d’une Constitution est le Japon en 1889 : la « Constitution impériale du Grand Japon » combine de 144 La lex mercatoria ne concerne que les commerçants pratiquant le commerce terrestre interrégional des grandes foires (donc « international » avant la lettre), les banquiers et les cambistes. Il ne concerne pas les activités commerciales usuelles qui, comme les activités artisanales, sont régies par les corporations dont les règles sont fixées par le seigneur dans les « villes de bourgeoisie » et par le corps municipal dans les « communes » et les « villes de consulat » ; en revanche, les métiers artisanaux et des transports sécrètent un droit coutumier qui leur est propre au sein des « communautés de métier », « confréries », « gildes ou hanses marchandes », dénommées par la suite de façon générale « corporations » (F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 124-128). 145 Pour le vaste courant marxiste, cf. entre autres : Lucio COLLETTI, De Rousseau à Lénine, Ed. L’esprit des lois / Gordon & Breach, 1972, p. 209-266. 146 A. SOBOUL, op. cit., p. 54. 147 Pasquale di Paoli (Pascal Paoli) (1725-1807) est le père fondateur du mouvement nationaliste corse, « u babbu di a nazione », le père de la nation, la mère de la nation corse étant… la « Vierge Marie », d’où le choix du chant catholique « Diu vi salve Regina » comme hymne national corse. Incompréhensible pour les Français « hexagonaux », mais non pour les « duméziliens ». Fondant sa légitimité historique sur les deux premières fonctions duméziliennes, le mouvement nationaliste corse a donc des fondements sérieux et puissants. 148 A. RIGAUDIÈRE, op. cit., p. 501.

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façon ambiguë et originale la démocratie parlementaire et des pouvoirs effectifs très étendus pour l’empereur, dont la caractère sacré et inviolable de la personne est rappelé (149). Le second pays du continent américain à adopter une « Constitution fédérale » est le Mexique en 1824 ; ce pays comprend à l’époque le Texas, la Californie, le Nouveau-Mexique et l’Arizona, incorporés par la suite aux jeunes Etats-Unis pratiquant une politique expansionniste. Alors qu’en Europe l’absolutisme royal montre des signes de fatigue et que la papauté est progressivement marginalisée dans les affaires temporelles, le projecteur se braque sur les relations entre les deuxième et troisième fonction au sens de DUMÉZIL, plus précisément sur la légitimité du souverain en matière de législation appliquée à la vie économique et sociale. Ph. CHIAPPINI montre l’existence d’une dualité de pensée assez affirmée parmi certains penseurs anglais majeurs des XVIIème et XVIIIème siècles: HOBBES et LOCKE. Pour Thomas HOBBES (1588-1679), « la souveraineté s’identifie au pouvoir de dire le Droit », « l’Etat est l’institution qui fonde le Droit et le légitime » (150) ; il est aux yeux de CHIAPPINI un des fondateurs de la Science Politique moderne, avec MACHIAVEL, dirigeant administratif florentin (1469-1527) qui opéra un renversement de paradigme concernant la fonction de souveraineté en l’autonomisant totalement de la fonction religieuse (151). Pour John LOCKE (1632-1704), la légitimité de l’Etat provient du consentement de ceux qui s’en remettent à lui pour pouvoir gérer leurs affaires paisiblement, soit la troisième fonction; il anticipe les concepts de « contrat social » et de « citoyenneté » et voit dans l’Etat de droit une amélioration de l’Etat de nature, qui est spontanément harmonieux et positif, mais précaire, alors que HOBBES y voit au contraire un chaos ou une barbarie qui met en scène les hommes dressés les uns contre les autres : « homo homini lupus » (l’homme est un loup pour l’homme), et cela rend nécessaire l’Etat de droit pour le contrecarrer . « Pour LOCKE, la société politique n’est que le produit d’une renonciation partielle et provisoire des hommes aux droits et aux pouvoirs qui sont les leurs dans l’Etat de nature et le pouvoir restera toujours limité par les droits naturels dont le peuple reste le véritable dépositaire » (152). Cette idée d’un contrat implicite reliant le souverain au peuple a été notamment développée par des théologiens et juristes protestants, que l’on a pu qualifier de « monarchomaques » car ils dénonçaient l’absolutisme royal aboutissant en pratique à l’intolérance religieuse (153). Nous avons vu (1.1.5.) avec H.J. BERMAN le caractère « révolutionnaire » de la Réforme protestante et son impact profond en Europe sur les plans à la fois juridique et politique/institutionnel. HOBBES, qui avait été impliqué dans la tourmente politique de la Révolution anglaise (154), était fils de pasteur et eut la même idée, mais dans une perspective différente : les hommes instituent par une sorte de contrat social et politique le pouvoir du souverain régulateur de leur animalité fondamentale. Il donna à son principal traité, publié en 1651, le nom de « Leviathan », terme d’origine biblique signifiant « Grant Tout » : il s’agit

149 P.-F. SOUYRI, op. cit., p. 473-475. 150 Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 275. 151 MACHIAVEL : Le Prince, Le Livre de Poche n° 879. Son ouvrage majeur a initialement été publié post mortem en 1532, ROUSSEAU dira de lui : « En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. « Le Prince » de Machiavel est le livre des républicains. » 152 Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 273. 153 A. RIGAUDIÈRE, op. cit., p. 480-483. Il s’agit de François HOTMAN (1524-1590), professeur de Droit à Strasbourg et à Genève notamment, et de Théodore de BÈZE (1519-1605), théologien et successeur de Calvin. Cf. Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 270-272. 154 Cf. ci-dessus, 1.6.. HOBBES fut le précepteur des futurs rois Charles II et Jacques II, vécut les années du conflit entre Charles Ier et le Parlement, et s’exila volontairement en France de 1640 à 1652, sans rompre cependant avec Cromwell ; il revint auprès de Charles II.

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d’un Etat totalitaire édictant autoritairement les lois nécessaires, qui ne s’identifient pas aux préceptes religieux et ont bien un caractère civil et politique. De fait, la Science politique émergente de l’époque se saisit du concept juridique du contrat pour construire diverses théories sur l’ordre sociopolitique optimal, en envisageant l’application d’un modèle contractuel non pas tant entre le peuple et le souverain qu’entre les individus qui composent le peuple: « Dans l’histoire de la pensée, la conception de la société comme un contrat utilitaire passé entre des individus rationnels s’impose au XVIIème siècle, avec les théories du contrat social de GROTIUS, HOBBES, PUFENDORF, LOCKE, etc.. Ces dernières accompagnent l’invention de l’individu autonome à la même époque. En effet, des individus supposés indépendants les uns des autres, et seuls responsables de la définition d’un ordre quelconque, ne peuvent être associés sans leur consentement préalable » (155). On est ici à l’opposé du système indien des castes, forme primitive du paradigme de DUMÉZIL : l’individu n’y peut disposer d’aucune autonomie, en théorie et en pratique. Le « contrat social » de ROUSSEAU est d’une nature encore différente et a une portée politique profonde, potentiellement révolutionnaire : « On doit à ROUSSEAU d’avoir parachevé et clarifié la réflexion sur le contrat social. Poussant à son terme logique l’idée que toute légitimité repose sur le consentement de l’individu, il démontre que la souveraineté réside uniquement dans la multitude qui décide de se constituer en peuple. Seule l’assemblée du peuple manifeste par ses votes la volonté générale à laquelle chaque individu a accepté de se soumettre par le contrat social. La souveraineté du peuple est inaliénable ; si le peuple passe un pacte de gouvernement avec un autre souverain que lui-même, il se dissout lui-même. (156)» De nos jours, en France, on entend parfois des personnalités politiques parler de « pacte républicain » ; cette notion, passablement floue et quelque peu moralisatrice, est sans doute une variante actualisée du « contrat social » : elle semble impliquer une adhésion globale au système en place, notamment à l’ordre juridique constitutionnel (157). De fait, tous ces « contrats » ou « pactes » sont purement virtuels et peuvent être qualifiés de « fantasmes rationnels » ; ce ne sont pas des contrats aux yeux des juristes (158). A un niveau affinitaire, la pensée de MONTESQUIEU se situe plutôt dans la filiation de celle de LOCKE que de celle de HOBBES, mais le fil directeur de son discours est différent : c’est la rationalité qui domine, et non la dimension purement philosophique de réflexion sur la nature humaine et la société. Par la suite, la Science politique se base sur l’observation empirique - MONTESQUIEU avait beaucoup étudié la monarchie constitutionnelle anglaise, sorte de prototype des démocraties représentatives à venir - et non plus sur la spéculation théorique : cette démarche sera reprise au XIXème siècle dans les ouvrages d’Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), « De la démocratie en Amérique » et « L’Ancien régime et la Révolution ». Mais cette Science politique ne va pas aisément émerger comme discipline universitaire reconnue, comme c’est le cas aujourd’hui (159) ; c’est ce qui explique la création

155 Jacques GÉNÉREUX : La dissociété - Seuil, 2006, p. 247. Cet auteur est professeur à « Sciences Po » et s’interroge sur les causes de la désagrégation sociale observable actuellement dans les sociétés occidentales. Les mots soulignés sont en italique dans le texte, mais nous avons réservé ici l’italique aux mots et expressions en latin. Sur GROTIUS et PUFENDORF, cf. 2.1.. 156 J. GÉNÉREUX, op. cit., p. 272. 157. A titre personnel, nous n’avons jamais rien signé... 158 François OST : Le temps du Droit, Ed. Odile jacob, 1999, p. 59. Cet auteur est juriste et philosophe du droit, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles, directeur de l’Académie européenne du Droit, et a été président de la Fondation pour les générations futures. Spécialiste du Droit de l’Environnement et des droits de l’homme, il est aussi l’auteur d’un brillant essai intitulé « La nature hors la loi ; l’écologie à l’épreuve du droit », Ed. La Découverte, 1995. 159 Aujourd’hui, en dehors des IEP de Paris ou de province, les Sciences politiques sont communément enseignées à l’Université, conjointement avec le Droit, qui peut dans d’autres contextes être enseigné conjointement avec l’Economie, la Gestion ou les Sciences sociales en général.

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en 1872 de l’Ecole libre des Sciences politiques, en marge de l’Université, et sa transformation en établissement public en 1945 seulement (Institut d’Etudes Politiques, ou encore « Sciences Po »). Le XVIème siècle voit avec le français Jean BODIN (1530-1596) apparaître un concept qui va prospérer dans la Science politique à venir : la République, dérivé du latin res publica, que l’on traduit encore aujourd’hui par « chose publique » (160). Il ne s’agit pas du régime politique qui s’oppose à la royauté ou à l’empire, mais de la souveraineté politique, autonomisée de tout pouvoir religieux ou impérial et ayant sa propre logique et sa propre dynamique. BODIN était un juriste ouvert à l’Economie, à l’Histoire et à la Philosophie, et considérait que l’autonomie fonctionnelle du souverain par rapport au pouvoir religieux ne le dispensait pas de procéder « à l’image de Dieu » (imago Dei). La pensée de MACHIAVEL est indifférente à cette dimension : elle met au premier plan l’Etat en tant qu’impératif absolu, le Prince étant en charge de sa conduite par tous les moyens possibles, sans avoir de comptes à rendre à personne ; il est plus précisément chargé de défendre l’acquis territorial, mais aussi de l’étendre, au besoin par la conquête (161). Ce que ne manquera pas de faire l’« empire sans Empereur » de la période d’expansion coloniale, puis de la période impérialiste contemporaine, en tant que démarche politique des grandes puissances européennes ainsi que des Etats-Unis d’Amérique. La pensée de HOBBES se situe quant à elle entre celles de BODIN et MACHIAVEL. Dans le contexte anglais, la pensée de BODIN devait inspirer le roi James Ier Stuart dans son « bras de fer » avec ses opposants parlementaires, dont COKE (162) ; ce roi écrivit lui-même un ouvrage pour défendre ses conceptions absolutistes. Par ailleurs, HOBBES attaqua la philosophie juridique et politique de COKE, mais ce fut HALE qui lui apporta la contradiction la plus résolue pour défendre son vieux maître et « élargir le débat » : de façon très logique, HOBBES défendait la suprématie du pouvoir royal face au « common law » dans la querelle sur l’étendue de la « Royal Prerogative », et contestait l’idée innovante de COKE consistant à concevoir le Droit - donc le « common law » à titre principal - comme le produit d’une raison artificielle, car cela reviendrait à miner l’autorité du souverain. « La réponse de HALE à HOBBES se démarquait toutefois du discours de COKE en ce que HALE raisonnait non pas en tirant argument de l’histoire particulière de la « common law » anglaise, mais principalement à partir de la nature du droit en général, dont on trouve l’illustration dans l’histoire du droit anglais, mais également dans l’histoire d’autres systèmes juridiques. HOBBES avait cherché des réponses intemporelles à des questions intemporelles. Sa philosophie était a-historique, et il s’opposait à l’historicisme de COKE parce qu’il estimait qu’aucune vérité ni aucune leçon ne pouvait être tirée de l’histoire » (163). On peut voir un précurseur plus ancien de MACHIAVEL dans le courant « légiste » du taoïsme chinois, qui développe des considérations explicites en Science politique à l’époque confucéenne. Le souverain (l’Empereur) détient en effet un « mandat céleste » et exerce les deux pouvoirs du Ciel (164) :- - le pouvoir positif du Ciel serein : création de richesses, bonne administration des sujets prospères et des choses, notamment la terre et ses fruits ; - le pouvoir négatif du Ciel courroucé : exercice des châtiments sur les sujets.

160 Cf. note 41 et annexe 1. 161 A. RIGAUDIÈRE, op. cit., p. 477-480. 162 H.J. BERMAN, op. cit., p. 389-395. 163 H.J. BERMAN, op. cit., p. 428. 164 J. LÉVI, op. cit., p. 169-171.

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Simultanément, l’Empereur combine l’élaboration et l’application de la loi (« fa ») à l’art de la manipulation (« shu »), qui relève de la dimension policière de la politique (165), et se rapproche sur ce point du modèle occidental machiavélien. A noter que l’art de la manipulation relève aussi de la stratégie militaire, dont la civilisation chinoise est porteuse en premier au niveau planétaire, mais l’Empereur (ou le Roi) doit ici laisser agir le Général sans interférence (166). Dans la civilisation indienne, il y eut au moins un précurseur de MACHIAVEL en la personne de Kautilya (350-283 BC), brahmane, conseiller de l’empereur Chandragupta et auteur d’un traité de Science politique intitulé « Arthashastra ». Il participa à la mise en place d’un ordre institutionnel assez autoritaire et visant à l’efficacité et à la stabilité du régime impérial maurya, avant l’arrivée au pouvoir d’Ashoka et l’adoption d’une ligne plus « comportementaliste » inspirée par son adhésion aux valeurs du bouddhisme - il ne semble pas qu’il se soit converti, ce qui eût été politiquement délicat pour lui - mais sans remise en cause intégrale du système autoritaire de Kautilya. Cette mise en balance des idées de Kautilya et d’Ashoka est une source d’inspiration pour les réflexions d’Amartya SEN sur la justice en matière de philosophie politique (167). La pensée de MACHIAVEL et HOBBES est à l’origine de l’émergence du concept de « raison d’Etat », qui est encore invoquée aujourd’hui pour affaiblir ou saborder purement et simplement les mécanismes de régulation juridique de l’Etat de droit (168), et, plus prosaïquement, de la « culture de l’opportunité » qui a souvent le dessus sur la « culture de la légalité », dans l’Administration française notamment. Sur ce plan, la France (ou l’Italie) contemporaine est parfois plus proche d’un régime autoritaire africain (ou autre), ou encore d’une « république bananière » latino-américaine, que des pays civilisés (anglo-saxons, nordiques et germaniques...), dans lesquels le moindre soupçon d’irrégularité entraîne usuellement la démission préventive d’un ministre ; c’est d’autant plus aisé que l’opinion publique française ne paraît pas très préoccupée de déontologie politique (169). Cette autonomisation progressive de la fonction royale par rapport à l’autorité spirituelle officielle est observable : si le roi de France, bien qu’enclin au « gallicanisme », continue à recevoir le sacre traditionnel à Reims, cela tend à devenir une tradition formelle dépourvue de conséquences effectives. La continuité du pouvoir royal, soigneusement encadrée par des rituels autres que le sacre de la part d’un entourage administratif et courtisan attentif, a amené

165 J. LÉVI, op. cit., p. 173. 166 Cf. les nombreuses traductions françaises des « 13 Leçons sur l’art de la guerre» de SUN TSE (ou SUN ZU ou SUN ZI), ainsi qu’un autre ouvrage préfacé et commenté par Jean LÉVI : Les 36 stratagèmes ; manuel secret de l’art de la guerre », Rivages poche / Petite Bibliothèque, Payot, 2007. Qui maîtrise les « 13 Leçons » et les « 36 Stratagèmes » réussit tout dans la vie. 167 Amartya SEN : L’idée de justice - Champs-Essais n° 1029, Flammarion, 2012 (édition anglaise : 2009)., p. 107-111. Né en 1933, A. SEN est actuellement professeur de Philosophie et d’Economie à l’Université de Harvard, et a obtenu le « prix Nobel » d’Economie en 1998. Traduction personnelle du terme « Arthashastra » par cet auteur: Economie politique. 168 Un ancien ministre, célèbre pour sa faconde méridionale, a pu dire à propos d’affaires peu claires impliquant l’appareil d’Etat français : « La démocratie s’arrête là où commence la raison d’Etat » ; tout commentaire semble superflu. Par ailleurs, l’adjectif « machiavélique » étant devenu péjoratif dans la langue courante, pour désigner un mélange élevé de cynisme et de perversité dans une démarche humaine individuelle ou collective, on utilise le terme « machiavélien » pour désigner la pensée de MACHIAVEL d’un point de vue descriptif. 169 Cf. sur ce point les propos d’Eva JOLY dans le Thème 3 du Prologue.

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l’émergence à l’époque contemporaine de la « théorie des deux corps du Roi » (170) : le Roi a à la fois un corps mortel comme celui des autres hommes, et un corps mystique, immortel, qui est la continuité du pouvoir royal bien organisée. Cette construction débouche sur les théories politiques modernes de la continuité de l’Etat et sur le principe de continuité du service public en Droit Public ; elle trouve une application particulière dans le régime binaire de la domanialité de l’Etat propriétaire public : domanialité publique (critère de l’affectation à l’utilité publique) et domanialité privée (assimilable en général à la propriété privée) (171). Elle peut aujourd’hui s’investir dans les thèmes du développement durable et du droit des générations futures à hériter d’une planète encore vivable : « Le principe d’origine canonique, laïcisé par les légistes, suivant lequel « La fonction ne meurt pas » est une des fictions fondatrices sur lesquelles ont reposé l’émergence et le développement de ce qu’on appelle l’Etat. Doté d’une personnalité distincte de celle de la figure humaine qui la représente, faillible et mortelle, la personnalité morale prêtée à l’Etat par les juristes est un dégradé laïcisé du corps mystique dont la théologie médiévale faisait l’un des attributs de l’Eglise » (172). Sur le plan « international » avant la lettre, la Science Politique européenne des débuts trouve probablement un terreau favorable dans le traité de Westphalie de 1648, qui met fin à la « Guerre de 30 ans » entre les puissances européennes du moment et qui fut particulièrement dévastatrice pour les populations civiles. Outre l’accession à l’indépendance des Pays-Bas et des cantons suisses, ce traité pose le principe de l’autonomie des Etats, y compris les petits Etats germaniques issus de l’Empire qui sont conviés à se concerter dans une « Diète », assemblée délibérante qui représente donc très indirectement les peuples de ces entités. La « loi du plus fort » et la pratique des coalitions fluctuantes et opportunistes reculent, sans toutefois disparaître. Au niveau symbolique, la deuxième fonction de la souveraineté prend la prééminence sur la première fonction passée de la spiritualité vaste et grandiose à la religiosité oppressive et de bas étage. On s’efforce de mettre fin aux guerres de religion internes et parfois externalisées par la consolidation du principe « tel Prince, telle religion » (« cujus regio, ejus religio ») : les sujets du Prince sont donc invités à adopter la religion de celui-ci, ou à émigrer vers des contrées plus favorables si le droit au culte privé ne leur suffit pas, ce qui sera le cas de nombreux protestants français après la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. La première adoption du principe remonte à la « Paix d’Augsbourg » de 1555, que H.J. BERMAN choisit comme date de clôture de la « Révolution allemande » induite par la Réforme luthérienne (173), mais ce principe nouveau ne régissait alors que les Etats allemands et les seules relations entre catholicisme et luthéranisme. Si aujourd’hui ce principe n’est plus acceptable dans l’Union européenne ou aux Etats-Unis où prévaut la liberté religieuse aux niveaux individuel et public, il représentait à l’époque un progrès certain. H.J. BERMAN accorde une grande importance au traité de Westphalie : « La Paix de Westphalie établit le fondement juridique formel du système moderne des Etats européens, dans lequel chaque Etat acquiert son statut par son adhésion au système. La Paix accorda également aux catholiques,

170 Ernest KANTOROWICZ : Les deux corps du roi, Ed. Gallimard, 1989. Notons que cet auteur germano-américain, historien, aurait admis franchement sa lacune concernant l’étude de l’histoire du Droit français pour aboutir à cette théorie, qui est essentiellement juste (source : Wikipedia). Son importance ne doit donc pas être surestimée. 171 Ce système existe aussi pour la Couronne britannique : la reine (actuellement) possède dans son domaine privé les « Channel Islands » (Iles anglo-normandes), ce qui a pour conséquence d’exclure de l’Union européenne dans une large mesure ces territoires britanniques européens et de les transformer en « paradis fiscal » de proximité... Même observation pour l’île de Man, en mer d’Irlande. Fondement juridique : TFUE, art. 355 § 5 (c). 172 Yves RAZAFINDRATANDRA : Questions sur l’émergence d’un Etat écologique - Environnement & Technique n° 304, mars 2011, p. 20-24. 173 H.J. BERMAN , op. cit.,, p. 105-108.

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luthériens et calvinistes dont la religion différait de celle qui avait été établie par le pouvoir politique la liberté de conscience, le droit au culte privé et le droit à émigrer »(174). C’est donc au XVIIème siècle que l’Europe politique atteint une configuration proche de la configuration actuelle, exception faite de sa partie orientale : outre les éléments rappelés ci-dessus, on observe que le Portugal recouvre en 1668 son indépendance historique vis-à-vis de l’Espagne. Il faudra cependant attendre le XIXème siècle pour voir se réaliser à la suite de processus laborieux l’unité italienne (1861) et l’unité allemande (1871). Mais l’Irlande reste une nation colonisée et opprimée par la couronne britannique : l’« Union Act » de 1800 crée le « Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande », qui deviendra « ... et d’Irlande du nord » suite au traité anglo-irlandais de 1921 mettant fin à la guerre d’indépendance déclenchée en 1916 par les nationalistes irlandais; malgré l’adhésion simultanée du Royaume-Uni et de l’Irlande à la Communauté économique européenne (CEE) en 1973, la guerre d’indépendance n’a jamais vraiment cessé et l’île n’a toujours pas recouvré son unité historique malgré une certaine forme de dépassement institutionnel du conflit (175). Dans ces mouvements d’émancipation des peuples, les personnalités politiques de premier plan sont souvent des avocats, hommes de discours et de plume : Thomas Jefferson en Amérique, David O’Connell en Irlande, Giuseppe Mazzini en Italie, Lajos Kossuth en Hongrie... Nous avons vu que ce n’est pas la civilisation ouest-européenne qui a inventé la Science politique, mais que la Chine l’a devancée sur ce point de façon très ancienne à travers la réflexion philosophique. Sur ce point, il convient de souligner que la Grèce antique, et plus particulièrement la civilisation athénienne, a été aussi le théâtre d’une réflexion de type politique à partir de la Philosophie (Platon, Aristote...), mais en relation avec le Droit (« nomos »). Pour les Grecs, « nomos » est le produit de l’organisation politique de la cité qui s’institue, se pense comme telle et peut se remettre en cause (« politeia »), sur la base de l’égalité entre les citoyens ; ce n’est pas la loi du plus fort qui est érigée en Etat de droit, ni l’expression d’un « Droit naturel » ayant « phusis » comme origine (176). 1.9. LE PARADIGME TRI-FONCTIONNEL EST-IL ENCORE D’ACTUALITÉ ? Aujourd’hui, il serait intéressant d’analyser en profondeur la société occidentale pour y rechercher la persistance du modèle trifonctionnel à la lumière de la problématique du vivant : malgré le processus de complexification socio-économique et politique lié à la mondialisation, la troisième fonction englobe clairement la science et ses applications technologiques dans l’industrie – dans le domaine du vivant ou non – tout en continuant à concerner les activités agricoles, artisanales et commerciales (services marchands compris). L’heure des ingénieurs a donc sonné, celle des « managers » devant attendre un peu plus pour sonner au XXème siècle. Les ingénieurs sont d’abord les serviteurs de la fonction militaire du souverain, pour passer au service organisé par le pouvoir de la troisième fonction (ingénieurs agronomes en particulier). 174 H.J. BERMAN , op. cit., p. 340-341. 175 Il est singulier et remarquable que le vice Premier Ministre d’Irlande du nord actuel soit Martin MacGuinness, ancien commandant de la brigade de Derry de l’IRA « Provisional » au début de la décennie 70 - son très jeune âge à l’époque l’ayant fait surnommer « the boy general » - puis un des 7 membres de l’Army Council (organe politico-militaire suprême du mouvement républicain irlandais) pendant de nombreuses années. 176 C. CASTORIADIS, op. cit., pp. 118, 188, & 208-210. Toutefois, dans le contexte socioculturel de l’époque, cette égalité exclut les esclaves, les femmes, les « métèques », etc..

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1.9.1. L’ÉMERGENCE DE LA FIGURE DE L’INGÉNIEUR Dans le cadre français, cette arrivée sur la scène de la figure de l’ingénieur au titre de la troisième fonction mais au service de la deuxième s’effectue sous l’Ancien Régime : c’est en effet avant 1789 qu’apparaissent les corps des « Eaux et Forêts » (ordonnance de Colbert de 1681) puis des « Ponts et Chaussées », constitué définitivement en 1716, ainsi que les ingénieurs géographes, institués par Louvois et Vauban, autres grands commis du roi Louis XIV (177). L’innovation technique de la cartographie militaire ouvre la longue période des transferts de technologie de la sphère militaire à la sphère civile de l’économie productive, devenue récemment dans une certaine mesure une « économie de l’immatériel » : ainsi des techniques satellitaires en matière de communication et de télédétection, qui succèdent à la cartographie photographique aérienne permise par le développement de l’aviation civile et militaire, puis de la communication mondiale par le réseau Internet, inventé sous la dénomination « Arpanet » par la DARPA des Etats-Unis (178). Vauban, d’origine roturière et tardivement anobli, fut à l’origine du Génie militaire français en tant que spécialiste des fortifications, tant sur le plan défensif qu’offensif (art poliorcétique) ; l’invention de la « forteresse bastionnée » par les ingénieurs italiens avait considérablement modifié la configuration du château fort médiéval centrée sur le donjon, celui-ci perdant sa raison d’être. Mais il s’intéressa aussi aux communications fluviales et fut à l’origine des premiers canaux intérieurs, notamment le canal du Midi entre la Garonne et la Méditerranée qui avait à l’origine comme objectif ambitieux de permettre le basculement de la flotte royale entre Atlantique et Méditerranée : cela se limita finalement aux seuls matériels. D’origine militaire, les ingénieurs arrivent dans la sphère civile du fait de la nécessité pour le pouvoir royal d’améliorer les communications terrestres, pour des motifs relevant autant de la nécessité économique de favoriser la circulation des marchandises que des préoccupations militaires classiques. Les Romains n’avaient pas agi autrement après leur conquête de la Gaule, en développant un impressionnant réseau à grande échelle (« national » avant la lettre) de voies dallées, larges et rectilignes au maximum, les chemins de terre gaulois étroits et sinueux ne permettant que des déplacements locaux. Institué de façon permanente en 1716, le corps des Ponts et Chaussées acquiert son autonomie par rapport aux services financiers royaux en 1743 de par l’action de Trudaine, et l’Ecole de formation des ingénieurs est créée en 1747. La « nature » hostile aux hommes doit être domestiquée par les grands travaux appropriés. « Sur le terrain, ces ingénieurs, en tentant de parvenir à la maîtrise des différentes phases du projet de construction, remettent en cause l’ancien mode d’organisation du travail des corporations et des systèmes de compagnonnage. En même temps que se forme un « esprit de corps », s’élaborent les fondements d’un nouvel idéal, guidé par la rationalité technique et économique, et d’une idéologie sur le rapport de la communication à la Nature et à la Raison. La communication a comme mission de faire advenir la nature rationnelle, la bonne nature. Car il y a une nature irrationnelle et mauvaise. Une nature qui sépare, s’interpose entre les hommes, et est à l’origine des préjugés »(179).

177 Armand MATTELART : L’invention de la communication - La Découverte, 2011, pp. 21-25. D’origine chilienne, cet auteur est professeur émérite de sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris VIII. 178 DARPA = Defense advanced research program agency. Organisme rattaché aux forces armées des Etats-Unis d’Amérique. Nous pronostiquons à titre personnel le transfert de technologie de la sphère militaire à la sphère civile de l’alimentation et des soins de santé par voie cutanée (« vêtements intelligents »), d’ici 20 ans. 179 A. MATTELART, op. cit., p. 23.

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Si l’on examine en comparaison l’histoire du corps des ingénieurs forestiers, l’administration des « Eaux et Forêts » est officiellement créée en 1820, mais on trouve trace d’un « service » des Eaux et Forêts dès 1319 ; l’Ecole nationale des Eaux & Forêts est créée à Nancy en 1824, juste avant la reprise en main par le pouvoir royal de Charles X de la forêt française très dégradée par les défrichements massifs consécutifs à la période révolutionnaire et napoléonienne (Code Forestier de 1827) (180). Elle fusionne en 1965 avec l’Ecole nationale du génie rural, créée en 1919, pour devenir l’ENGREF, Ecole interne d’AgroParisTech à partir de 2007. L’invention de l’ingénieur agronome en 1848 est à peine plus tardive (181). Confrontés à de graves menaces militaires, les révolutionnaires de 1789 récupèrent en quelque sorte les ingénieurs à finalité mixte au service du nouvel ordre politique : l’Ecole Polytechnique est créée en 1794 par la fusion de l’appareil de formation du corps des ingénieurs militaires et des ingénieurs des Ponts et Chaussées, ce qui aboutit à la création d’une seconde école de ce nom en tant qu’école d’application de l’Ecole Polytechnique (aujourd’hui Ponts ParisTech). Avant que les ingénieurs des Eaux et Forêts ne prennent ultérieurement en main la gestion des petits cours d’eau (non domaniaux), soumis à de fortes pressions assorties de conflits d’usage, ce sont les ingénieurs des Ponts et Chaussées qui effectuent ces tâches. Le cadre législatif de cette police administrative spéciale est systématisé par le loi du 8 avril 1898 relative au régime des eaux, qui instaure un cadre législatif unifié intégrant les « règlements de rivière » spécifiques et divers adoptés le plus souvent sous le règne de Charles X ou Louis-Philippe (182). Cette loi est la première « loi sur l’eau », avant les lois plus récentes de 1964, 1992 et 2006, et toutes sont intégrées au Titre Ier du Livre II du Code de l’Environnement (C. Env., art. L 210-1 & ss.). Le corps des ingénieurs des Mines apparaît quant à lui en 1810, mais l’Ecole correspondante est fondée sous l’Ancien Régime (1783).

1.9.2. LA NOUVELLE CONFRONTATION DE LA SCIENCE ET DU DROIT Les sciences dites « exactes » ou « dures », qui ont connu leur propre évolution dans l’histoire humaine, ne pouvaient pas ne pas interférer de façon croissante avec le Droit à l’époque contemporaine qui voit le développement du capitalisme industriel au XIXème siècle puis la multiplication des innovations techniques dans la « société de consommation » au XXème siècle. Or le XIXème siècle, caractérisé par un développement inédit des sciences et techniques, amena l’apparition de doctrines nouvelles incorporant des considérations économiques, sociales, politiques et philosophiques/spirituelles, mais assez peu juridiques, à l’exception de considérations d’ordre constitutionnel. La pensée d’Auguste COMTE, déjà présenté, devait beaucoup à celle de Claude-Henri de SAINT-SIMON (1760-1825), auteur inclassable dans le découpage disciplinaire moderne (183). Influencé par le développement scientifique et l’essor des mathématiques du début du XIXème siècle, SAINT-SIMON proposa de lutter contre la crise sociale comme contre une maladie organique et désigna, parmi les responsables de cette crise, les légistes et les métaphysiciens, « littéraires » sources de perturbations indésirables. Dans un ouvrage intitulé « le Nouveau Christianisme », il prône la reproduction du modèle d’organisation et 180 Jacques LIAGRE : La forêt et le Droit ; Droit forestier et Droit général applicable à tous bois et forêts - Ed. La Baule, 1997, §§ 78-83. 181 http://www.agroparistech.fr/Histoire-d-AgroParisTech,6.html. 182 Dispositions actuelles : C. Env., art. L 215-1 à L 215-18. 183 A. MATTELART, op. cit., p. 101-109.

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d’expansion de l’Eglise catholique au profit de la « doctrine industrielle » comme modèle d’organisation sociopolitique et socioéconomique global. Il reprend aussi l’esprit des Encyclopédistes, mais en rejetant leur esprit critique qui n’est plus de mise. Afin de faciliter la circulation monétaire et le crédit pour favoriser le développement industriel, notamment pour procéder à de grands travaux d’infrastructure tels que les canaux sur des isthmes continentaux, SAINT-SIMON préconisa l’établissement d’un « parlement industriel » composé de trois chambres : - une « chambre d’invention » de 300 membres composée de 200 ingénieurs civils, 50 poètes et 50 artistes ; - une « chambre d’examen » de 300 membres, à savoir 100 mathématiciens, 100 physiciens spécialistes des « corps bruts » et 100 physiciens des « corps organisés » ; - une « chambre des communes », chargée de l’exécution des décisions prises par les chambres précédentes. Mais SAINT-SIMON ne négligeait pas la dimension spirituelle et prévoyait l’existence de trois « grands prêtres » : un pour l’industrie, un pour la science, et un « prêtre social » ayant la prééminence sur ceux-ci, chargé de l’ordre juridique et de l’organisation du pouvoir sanctionnateur. Ses disciples fondèrent une Eglise avec deux « Pères » (dont un polytechnicien), ce qui provoqua le courroux du Vatican, puis créèrent des communautés d’adeptes de la doctrine, les « saint-simoniens ». Dans la perspective dumézilienne, il semble que son projet utopique visait à fusionner les première et troisième fonctions, en liquidant la deuxième. L’idée de mettre au pouvoir des hommes de savoir au pouvoir à la place des souverains était absolument neuve au début du XIXème siècle, mais connut ensuite d’autres développements, en particulier entre les deux guerres mondiales du XXème siècle : un groupe de polytechniciens « apolitiques » fut à l’origine du groupe « X-Crise », qui fournit un certain nombre de cadres au régime de l’Etat français du maréchal Pétain. De nos jours, on peut observer parmi les Alumni les plus anciens de ParisTech des adeptes discrets mais convaincus de la « technoscience politique ». SAINT-SIMON développa aussi une vision européenne en prônant un rapprochement franco-anglais comme axe de la construction de son ordre idéal en Europe. Mais son idéal est clairement transnational, et basé sur les réseaux de communication matériels et les « grands travaux » qu’ils impliquent. « De la doctrine du philosophe de l’industrialisme sur la production de réseaux artificiels comme moyens de porter remède à la crise du corps politique, ses disciples extrairont, d’abord, un discours sur les vertus rédemptrices des nouvelles techniques et, ensuite, une stratégie de transition à l’âge positif à travers les réseaux de communication et ceux de la finance »(184). D’un point de vue rétrospectif, la pensée de SAINT-SIMON est inclassable. On en fait souvent le précurseur du socialisme utopique de PROUDHON, FOURIER, CABET, etc., donc indirectement du « socialisme scientifique » de MARX et ENGELS, qui lui rendirent effectivement hommage, mais de fait ces deux penseurs majeurs, philosophes, économistes et sociologues, s’inspirèrent de nombreux autres auteurs dont la pensée n’avait rien de « socialiste ». De notre point de vue, c’est le cas de SAINT-SIMON, qui était en fait le précurseur de la technocratie réformiste « apolitique » du XXème siècle, et la personnalité des créateurs de la fondation qui a porté son nom en est l’illustration. Sa préoccupation principale était en effet clairement contre-révolutionnaire, alors même qu’il critiquait fortement l’immobilisme des régimes autoritaires européens issus de l’aristocratie. Si SAINT-SIMON était partisan de changements profonds dans la société, avec priorité au développement 184 A. MATTELART, op. cit., p. 109.

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industriel et aux infrastructures territoriales, cela devait se faire de façon graduelle et sans convulsions politiques révolutionnaires. Par ailleurs, il détestait le Droit, dans lequel il voyait, non sans vraisemblance, un facteur de conservatisme. En 1982, est créée en France à l’initiative de personnalités ayant différents sensibilités politiques - mais plutôt « de gauche » - la « Fondation SAINT-SIMON », qui instaure une certaine forme de « positivisme économique » : la rédemption viendrait de la mondialisation et des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), qui remet en cause l’autonomie du politique et l’Etat providence issu de la IIème Guerre Mondiale dans les pays européens. Elle s’est dissoute en 1999, apparemment parce que la « pensée unique » qu’elle a contribué à générer s’est diffusée dans l’appareil médiatique ainsi que chez les soi disants intellectuels et les prétendus « experts », la promotion institutionnelle permanente de ceux-ci étant assurée par celui-là avec zèle et constance. On peut résumer la « pensée unique » de la façon lapidaire suivante : le pouvoir politique, même supranational (Union européenne notamment), doit céder la prééminence à la « logique économique » de l’ordre capitaliste mondialisé, portée par les entrepreneurs et les « experts » qui commentent leur action, et la dimension « éthique » de cette ordre est confiée à des spécialistes patentés du discours « philosophique », qui sont de notre point de vue à Platon ou à Kant ce que le pâté de foie industriel est au foie gras authentique de nos terroirs. Les concepts clés du discours de la pensée unique sont « complexité » et « incontournabilité », et le citoyen est instamment prié de bien vouloir suivre, électoralement et intellectuellement parlant. Cependant, la seconde moitié du XXème siècle est celle d’une certaine remise en question de la prééminence de la science et d’une vision technicienne des affaires du monde ce qu’on pourrait aussi qualifier sous une forme réductrice d’idéologie du progrès (185), qui fait partie elle aussi de la « pensée unique ». L’image du scientifique désintéressé et grand ami de l’humanité a considérablement reculé pour laisser la place à celle d’un milieu opportuniste donnant dans la compromission avec le système capitaliste marchand et d’une certaine tendance à l’irresponsabilité sociale en longue période. S’agissant des progrès scientifiques et techniques, les excès du machinisme ruinant la santé physique et mentale des travailleurs, les implications militaires destructrices (ambivalence de l’énergie nucléaire et des techniques microbiologiques et chimiques...), les dérives de la brevetabilité (vivant, informatique...) en matière de propriété intellectuelle sont autant de facteurs qui, avec d’autres, créent un champ de contestation du nouveau pouvoir scientifique en tant que fleuron de la troisième fonction dumézilienne. Parmi ces penseurs de la contestation, on doit citer Jacques ELLUL (1912-1994) (186), qui était à la fois historien du Droit, sociologue, théologien protestant et militant écologiste associatif avant la lettre. Pour J. ELLUL, la Science a pour ainsi dire disparu, pour laisser place à la Technique, devenue une fin en soi pour les besoins du système économique en place et pour le plus grand profit de ses thuriféraires : fuite en avant où l’on fait un peu n’importe quoi dans une optique à court terme, en pensant que la Technique du moment (t+1) 185 Il est étrange, mais significatif quant à l’influence profonde du scientisme, que la langue française n’admette point « régrès » comme opposé à « progrès », alors que nous avons « progressif » et « régressif », « progresser » et « régresser »... Le XXIème siècle s’annonce pourtant bien comme celui du « régrès » : progrès en apparence, décadence régressive en réalité, mais cela reste bien sûr à « voir »... 186 Jacques ELLUL est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels on retiendra : La technique ou l’enjeu du siècle (Ed. Economica, 1990); Le bluff technologique (1988, Ed. Hachette « Pluriel » 2001). Pour une introduction générale à la pensée ellulienne, plus connue aux Etats-Unis qu’en France, cf. Jean-Luc PORQUET : Jacques ELLUL l’homme qui avait (presque) tout prévu, Ed. Cherche-Midi, 2003 (références en couverture à la crise de la « « vache folle », des OGM agricoles, etc…). J . ELLUL est un adversaire redoutable de la culture traditionnelle ingénieur/aménageur et un inspirateur des « néo-luddites » tels que les « faucheurs volontaires » de plantes OGM et les agresseurs prévisibles des « nanoscientifiques » et des « nanotechnologues ».

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réparera les erreurs de la Technique au moment (t). Ses analyses portent assez peu sur le Droit lui même, mais sa focalisation sur la prolifération des solutions techniciennes dans la société moderne lui fait écrire ceci à propos de la « fureur réglementaire » observable : « (...) l’homme pense pouvoir dominer par la réglementation cette prolifération, il pose des règles, fait des organigrammes, trace des cadres et se convainc qu’ainsi l’on verra enfin clair dans les activités. Or ce qu’il arrive à produire c’est une multiplicité réglementaire, à la fois tatillonne (car comment cerner le réel proliférant si on n’entre pas dans le détail) et contradictoire (car il n’y a pas encore de possibilités de synthèse..). Cette réglementation finit par décrocher elle-même totalement de la réalité, et du fait de sa densité, de sa complexité, de vient à son tour elle-même un réel encombré et provoquant l’encombrement » (187). Dans le domaine du vivant, les controverses éthiques qui se sont développées depuis quelques décennies ont pu paraître constituer un contrepoids à cette « technicisation » de l’outil juridique. Mais on peut se demander si les débats éthiques sur les questions les plus aiguës du domaine du vivant ne reflètent pas un certain retour de la première fonction, ou en tout cas une volonté de la société civile de rééquilibrer les pouvoirs réels qui sont en jeu : ce sont donc une ou plusieurs règles juridiques nouvelles qui vont amener ce rééquilibrage, et l’on en appelle à la première fonction (considérée sous l’angle éthique et juridique, avec une influence religieuse plus ou moins discrète) pour arrêter les dérives de la troisième. Le Droit, en effet, n’a pas cessé de relever des de la première fonction : les Eglises et autres organisations religieuses peuvent influencer l’adoption de règles sur certains sujets à travers le débat éthique, la Technique tirant évidemment en sens contraire. La sphère éthique ressort clairement de la première fonction dumézilienne, soit que le débat éthique constitue un préalable à l’adoption de nouvelles règles de droit qui font défaut, soit qu’il vise plus prosaïquement - et beaucoup plus fréquemment - à modifier les règles juridiques existantes au profit de l’utilitarisme hybridé de l’activisme technoscientifique et de l’économie de marché, en faisant reculer ou sauter des barrières morales d’origine religieuse. Tout comme le pouvoir scientifique général, le pouvoir médical, qui relève historiquement de la première fonction, semble s’être quelque peu encanaillé dans la troisième, sous l’influence déterminante de l’industrie pharmaceutique qui développe ses activités de recherche et développement de nouveaux médicaments comme bon lui semble, le marché étant censé tout orienter de façon optimale (188). On a vu récemment émerger récemment un nouveau paradigme : la « société de l’immatériel »... En premier lieu, il s’agit d’une illusion manifeste dans la mesure où l’offre accrue de services implique une quantité incroyable de gadgets technoscientifiques générateurs de déchets en quantité importante et occasionnellement dangereux sur le plan qualitatif. En second lieu, sa réalité n’est pas discutable : les services marchands et la propriété intellectuelle se sont considérablement développés, mais ce phénomène est étroitement conditionné par la division internationale du travail tendant à localiser les activités industrielles dans les pays émergents, où règnent dans des proportions variables les « trois dumpings » : dumping social (salaires de misère et conditions de travail déplorables), dumping fiscal et financier (attirer les investissements par toutes sortes d’avantages financiers) et dumping environnemental (ériger la destruction de l’environnement en facteur de compétitivité pour les « Etats-poubelles »). Tout cela n’a rien d’irréversible et peut être purement conjoncturel, en longue période du moins. 187 Jacques ELLUL : Le bluff technologique, Hachette, 2004 (1988), p. 128. 188 D’où les controverses sur les médicaments génériques, le biopiraterie des médecines des « peuples racines », l’invention de maladies mentales fictives par l’OMS destinées à écouler des molécules inventées par la recherche appliquée , etc

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Or, dans sa conception initiale, la troisième fonction dumézilienne concerne essentiellement l’économie productive (agriculture et artisanat de production, prémices de l’industrie contemporaine). Doit-en en déduire qu’il faut maintenant incorporer à cette troisième fonction la « société de l’immatériel »? Le débat public a vu l’émergence du concept de bulle, synonyme de fragilité : « bulle » des marchés financiers que les Etats prétendument souverains (UE comprise) sont priés de « rassurer », « bulle » de certaines activités liées à internet, dictature de la communication tous azimuts au détriment du fond des choses, dictature médiatique du sport, tyrannie du commerce international avec ses trois dumpings, « pouvoir psy » inquisiteur, omniprésent et puissant facteur de dégénérescence collective, etc.. De plus, la Science, censée avoir été inventée pour le bien de l’humanité, semble s’être transformée en une puissance menaçante et de plus en plus incontrôlable, et fait l’objet d’une contestation radicale qui inquiète les dirigeants politiques et économiques, mais aussi les scientifiques eux-mêmes, qui ont largement perdu leur aura psychosociale. En tout état de cause, le modèle trifonctionnel n’est plus vraiment observable, et on est peut-être passé subrepticement à un modèle quadrifonctionnel, la quatrième fonction étant clairement parasitaire et improductive, tout en « créant de la valeur pour l’actionnaire ». Société de services, société de l’immatériel, société de la (prétendue) connaissance, la société dite post-moderne offre le spectacle de la disparition de la première fonction, de la décrépitude de la deuxième et d’une énorme interrogation sur le maintien ou la mutation radicale de la troisième. A. SUPIOT observe à cet égard que « le pouvoir des Etats a reculé, mais c’est souvent au profit de celui de l’argent, des juges, des experts ou des médias » (189). Sans prétendre réviser le schéma de DUMÉZIL ni le remettre en question, nous serions plutôt tenté d’y voir une tentative de subversion du système antérieur par des « hors castes » d’un genre nouveau, parasites à l’état pur, courtisés pour des raisons d’opportunité sociopolitique par la deuxième fonction (190). Les conséquences de cette apparition de la fonction « bulle » sur le Droit sont très perceptibles par les juristes d’aujourd’hui : montée en puissance du Droit de la propriété intellectuelle, largement détourné de sa finalité première qui est de favoriser l’innovation, développement d’un système juridique autonome et quasiment autogéré pour les marchés financiers (191), qu’il serait question de « moraliser » alors même qu’aucune organisation internationale n’existe pour ce faire et que ces règles déjà très favorables pour les professionnels intéressés sont fréquemment violées (192). Une oeuvre littéraire française mentionnée dans le prologue (la pièce de théâtre « Ubu Roi » d’Alfred JARRY) nous paraît bien illustrer cette revanche des « hors castes » sur les trois fonctions historiques, sur le mode humoristique/délirant certes, mais avec un arrière-plan symbolique très profond (Annexe 3).

189 A. SUPIOT, op. cit., p. 230. 190 Le renflouement à fonds perdus et aux frais du contribuable du système bancaire international par les Etats occidentaux en 2009, en vertu du principe « too big to fail », en est la manifestation la plus éclatante. Sur l’autonomie fonctionnelle du Droit des marchés financiers, véritable « jus proprium », au sens de GAUDEMET. La mutation de la profession bancaire, composante officielle de la troisième fonction dans la société hindoue elle-même, est significative à cet égard : en termes d’affectation des ressources collectées, le financement de l’économie productive tend à décliner au profit de la spéculation pour compte propre ou pour le compte de clients privés qui ne sont pas nécessairement des entreprises cherchant à optimiser le montant leurs immobilisations incorporelles à caractère financier ou de leurs liquidités. 191 Cf. notre cours « Droit des marchés financiers » sur « Libres savoirs de ParisTech » (« DMF12 »). 192 Cf. l’analyse de J.-C. MILNER dans le Thème 3 du Prologue. Cf. surtout Jean de MAILLARD, magistrat spécialisé dans la délinquance économique et financière : L’arnaque ; la finance au-dessus des lois et des règles, Gallimard, 2010.

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II - LES PRINCIPALES THÉORIES DU DROIT On résumera sommairement la question en exposant préalablement qu’il existe deux grandes théories générales du droit : l’école du « Droit naturel » (ou « jusnaturalisme ») (2.1.) et le « positivisme juridique » (2.2.). Certains auteurs, dont H.J. BERMAN, considèrent qu’il existe une théorie classique supplémentaire qui vient s’ajouter au positivisme et au jusnaturalisme (193), l’Ecole historique du Droit (2.3.). A cela il convient d’ajouter la critique marxiste ou anarchiste, qui rejette toutes ces approches au profit d’une conception relativiste du droit, qui est indissolublement au postulat philosophique du matérialisme historique ; on peut donc qualifier ces approches de « déconstruction du Droit » (2.4.). 2.1. LA THÉORIE DU DROIT NATUREL On peut poser raisonnablement que l’optique du jusnaturalisme est la conséquence directe du rattachement historique du Droit à la fonction religieuse/magique : la règle de droit s’impose « naturellement » au pouvoir qui l’édicte, elle lui préexiste et a vocation à lui survivre. La mise en oeuvre du Droit naturel implique donc de rechercher la norme juridique à édicter dans des principes extrajuridiques préexistants, de type religieux ou philosophique. Cette norme - qui est plus souvent un principe qu’une règle précise - a un caractère intemporel et universel, elle peut tout juste être adaptée à la marge aux spécificités du peuple concerné par son application. Ainsi, les théologiens chrétiens du Moyen Age reconnaissaient la légitimité du souverain comme source du droit, mais à la condition qu’il se conforme à la « loi divine », d’essence supérieure et indiscutable, donc « naturelle ». Mais nous avons vu (cf. 1.3.3.) que la Grèce antique, à l’apogée de sa civilisation, rejetait cette approche, et que les Romains, adeptes de la « loi du plus fort », ne se posaient guère ce genre de question. Si chacune des trois religions monothéistes développe un discours juridique découlant directement de la révélation dans un Livre (pour le Droit musulman, cf. Annexe 2), l’approche du Droit naturel en Europe est essentiellement chrétienne. Elle est sous-jacente chez les théologiens catholiques médiévaux, en particulier Thomas d’Aquin (1225-1274), qui entend concilier la foi et la raison dans l’élaboration de la règle, mais aussi l’anglais Guillaume d’Ockham (1285-1347), qui, avec l’italien Marsile de Padoue (1275-1347), fonde celle-ci sur la volonté à la fois divine et humaine ; incidemment, ces deux théologiens s’opposent aux prétentions temporelles de la papauté dans ses querelles avec les souverains. Puis elle s’affirme de façon plus directe dans le contexte de la « Révolution allemande » induite par la Réforme luthérienne : Philipp Melanchthon (1497-1560), théologien et « intellectuel global » brillant proche de Martin Luther, quoique moins intransigeant que lui dans son opposition à l’Eglise établie, développa une philosophie juridique tendant à aligner le droit positif dans les territoires allemands de l’époque sur le Droit naturel (194). Selon lui, l’ontologie du Droit naturel réside dans la nature essentielle de l’homme, et non pas dans la possibilité de la confirmation des prescriptions de la loi divine par la raison comme le soutenaient les

193 H.J. BERMAN, op. cit., p. 415-418. Cette « théorie historique du Droit » serait d’origine française et remonterait au XVIème siècle, mais la note 70 de la page 417 de son ouvrage renvoie à des publications étatsuniennes qui ne nous sont pas aisément accessibles, donc nous ne sommes pas en mesure de nommer ces précurseurs. Il s’agit certainement des « auteurs coutumiers » étudiés par J. GAUDEMET (op. cit., p. 357) , et qui esquissèrent un « droit coutumier français » s’écartant volontiers du Droit romain, en particulier Charles DUMOULIN et Guy COQUILLE. 194 H.J. BERMAN, op. cit., p. 146-161.

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théologiens catholiques. La raison humaine fait en effet l’objet chez les luthériens d’une méfiance légitime du fait de sa corruption par le péché, et seul l’accès direct à la Bible et en particulier aux Dix commandements crée le fondement de la capacité de l’homme à respecter le Droit naturel. Melanchthon fait ici application de la « théorie des deux royaumes » développée par Luther : le royaume des cieux est régi par la grâce et la foi et est l’affaire de la relation directe du croyant avec Dieu, et le royaume de ce monde est régi par le Droit, qui a pour fonction de gérer le péché et la mort dans la société humaine et qui émane des puissances séculières (« Obrigkeit »). Les théologiens catholiques avaient au contraire développé la « théorie des deux glaives », selon laquelle le pouvoir spirituel (l’Eglise et le Pape à sa tête) et le pouvoir temporel (les souverains) opéraient en interaction permanente. On entrevoit les importantes conséquences de cette évolution, dans le sens de la sécularisation et de l’autonomisation du Droit par rapport à la Religion, mais encore l’absence d’opposition fondamentale entre « Droit naturel » et « positivisme juridique » : cet « usage civil de la loi chez Luther a contribué à fonder les théories modernes du positivisme juridique » (195). On peut définir cette application civile du Droit comme la menace de la sanction (peine) qui a pour fonction d’éviter le mal et de favoriser le bien dans la société, l’application théologique du Droit étant la prise de conscience de l’incapacité d’éviter le mal et d’accomplir le bien par le jeu d’une raison incertaine et corrompue. A ces deux usages ou applications posés par Luther, Melanchthon ajouta une troisième application dite pédagogique, qui avait pour fonction de maintenir dans le droit chemin les moins mauvais des hommes, y compris les « justes » ou les « saints » qui ne sont toutefois jamais parfaits. C’est ici que la Science politique embryonnaire prend le relais du Droit. Le Droit positif issu des souverains a donc vocation à refléter le Droit naturel, surtout si l’on veut que les sujets respectent des souverains qui doivent donner le bon exemple en respectant et en faisant respecter la loi divine. Le clivage entre les deux premières fonctions duméziliennes n’est donc pas absolu, même s’il est plus accentué que sous l’égide de l’Eglise catholique. En Angleterre, HALE admet que le Droit naturel s’impose au souverain, alors que COKE subordonnait son applicabilité à l’incorporation de ses solutions dans le « common law ». HALE admet aussi le Droit positif historiquement accumulé (Droit constitutionnel avant la lettre) comme s’imposant au souverain, ce qui montre sa filiation avec SELDEN et COKE, mais sur une base plus limitée. Par ailleurs HALE ne confond pas « Droit naturel » et « loi divine », le premier étant plus large et plus « international » que la seconde, qui en fait intégralement partie. L’école du Droit naturel en tant que telle paraît avoir été fondée par le néerlandais GROTIUS (1583-1645), qui était à la fois théologien et juriste. Cet auteur a particulièrement travaillé sur l’ébauche d’un Droit international public à partir de la question de la libre navigation maritime, proposition contre laquelle SELDEN s’éleva : l’Angleterre entendait contrôler la navigation maritime à son profit exclusif, tout comme l’Espagne et le Portugal. Puis elle a été développée par des juristes allemands, notamment Samuel PUFENDORF (1632-1694), qui était disciple de GROTIUS et de René DESCARTES (1596-1650), mathématicien et philosophe français ; son premier ouvrage s’intitulait de façon significative « Eléments de jurisprudence naturelle par la méthode mathématique ». On voit donc que cette école entend aussi s’appuyer sur la rationalité scientifique, et non pas simplement sur des présupposés religieux. Lors de la phase finale d’adoption du Code Civil sous le régime impérial de

195 H.J. BERMAN, op. cit., p. 145.

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Napoléon Ier en 1804, Jean PORTALIS a pu écrire que « la raison, en ce qu’elle gouverne indéfiniment tous les hommes, s’appelle « droit naturel » » (196). Cette équation fondamentale « Nature = Raison » est décelable non seulement chez les jusnaturalistes GROTIUS et PUFENDORF, mais aussi chez ces grands précurseurs de la Science politique que furent HOBBES et LOCKE, à travers l’opposition entre un « état de nature » et un « état civil », celui-ci dernier résultant d’un « contrat social » entre les hommes désirant quitter celui-là: « C’est en premier lieu cette évidence que la société préexiste aux hommes qui s’est trouvée effacée par l’invention moderne de l’individu autonome. Dans les théories du contrat social, la société n’est plus qu’un artifice, une oeuvre commune des individus. Pour poser les fondements rationnels de ce contrat, les philosophes se sont donc demandés dans quelle situation se trouvent les hommes avant la conclusion d’une quelconque convention politique : c’est ce qu’ils appellent l’état de nature. (...) Cette opposition (entre état de nature et état civil, NdA) est paradoxale, car, dans un autre sens, le pacte social qui est censé unir les hommes en société résulte d’une loi de la nature. La théorie du pacte social s’inscrit dans une philosophie du droit naturel : ce qui est bien ou juste est ce qui est conforme à la nature. Par conséquent, la société se justifie par le fait qu’il est conforme à la nature humaine de constituer une société » (197). Une large partie de la doctrine française de l’Ancien Régime fut influencée par le Droit naturel, en particulier en la personne de Jean DOMAT (1625-1696) : dans son oeuvre maîtresse (« Les lois civiles dans leur ordre naturel »), cet auteur ramène tout le système du Droit civil, hérité du Droit romain mais revisité par le Droit canonique, à l’obligation religieuse fondamentale d’amour du prochain (198). En ce sens, le Droit romain était bien une source de Droit naturel, mais désordonnée dans sa forme parce que les Romains n’avaient pas la « bonne religion ». De façon intéressante, DOMAT considérait qu’il y avait quatre composantes dans le Droit français : - le Droit romain ; - le Droit canonique, dans la mesure où les rois de France ont accepté ses solutions ; - les ordonnances royales ; - les coutumes des provinces. Un représentant français remarquable du jusnaturalisme fut un catholique convaincu, Michel VILLEY (1914-1988) : historien du Droit, spécialiste du Droit romain, il développa une réflexion doctrinale qui devait le positionner comme un philosophe du Droit. Inspiré essentiellement par la pensée d’Aristote, philosophe grec qui développa une réflexion sur la politique et la pensée rationnelle en général, ainsi que par la théologie de Thomas d’Aquin au Moyen-Age, il devint une sorte de marginal dans le monde académique français dont il pourfendait les « modes » : sociologisme, scientisme, etc. mais surtout les adeptes les plus marqués du positivisme juridique. Il fut un réactionnaire, au sens premier et descriptif du terme, mais talentueux et très productif. Un autre juriste français a illustré la présence de l’école du Droit naturel en France : Tancrède ROTHE (1851-1935), qui se réclamait lui aussi de la pensée chrétienne et rédigea entre 1885 et 1912 un « Traité de droit naturel théorique et appliqué » en 6 volumes, plus un volume posthume consacré à l’illustration du caractère « naturel » du droit de propriété (199). 196 Jean PORTALIS : Discours préliminaire au premier projet de Code Civil, Ed. Confluences, 1999, p. 24. De même, le mariage est un « acte naturel », tout comme sont « naturelles » les conditions d’âge minimum pour se marier, les obligations réciproques entre époux, etc.. 197 J. GÉNÉREUX, op. cit., p. 248-250. 198 J. GAUDEMET, op. cit., p. 354-356. 199 Tancrède ROTHE : De la propriété ; Traité de droit naturel historique et appliqué - Ed. LGDJ, 1969. Les 6 volumes ont pour thème « Définitions ; devoirs naturels de l’homme ; de la souveraineté » (tome I), « Du mariage » (tome II), « De la famille » (tome III), « Droit laborique » (tome IV), « Droit laborique corporatif (I) »

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La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, intégrée au « bloc de constitutionnalité » français par le Conseil d’Etat en 1971, mentionne en son préambule les « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ». La référence au « sacré », qui n’est pas synonyme de « religieux » mais qui l’englobe sans s’y limiter, fournit un exemple de la pertinence de l’analyse de Ph. CHIAPPINI sur les relations entre le Droit et le Sacré, (cf. 1.2.2.). L’article 2 de la DDHC énumère les « droits naturels et imprescriptibles » de l’homme : liberté, propriété, sûreté et résistance à l’oppression ; son article 4 édicte que « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». La DDHC a influencé la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ainsi que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH) de 1950, qui a été complétée par des Protocoles. Ces textes introduisent par rapport à la DDHC des éléments nouveaux liés au rejet des pratiques nazies de persécution ciblée et massive à l’encontre des opposants politiques, mais surtout d’extermination d’une partie de la population (Juifs, Tsiganes...) pour des motifs idéologiques : droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, etc.. 2.2. LA THÉORIE DU POSITIVISME JURIDIQUE Le positivisme juridique, théorisé par le juriste allemand Hans KELSEN (1881-1973) dans son ouvrage intitulé « Théorie pure du droit » (200), ne veut voir comme origine de la règle juridique que la volonté politique du moment, qui doit cependant être conforme à une « norme fondamentale » (« Grundnorm »). Cette vision est évidemment particulièrement adaptée à l’époque actuelle où prédomine dans le monde la démocratie représentative fondée sur une Constitution en tant que norme fondamentale, mais sa dimension technicienne et apparemment neutre bute sur une impasse théorique : d’où vient le contenu de cette « norme fondamentale » ? On n’échappe pas à un certain retour à la problématique du Droit naturel, ou à celle de l’Ecole historique. D’un point de vue plus pratique, F. OST fait observer qu’il y a eu du Droit avant le Droit issu du pouvoir institutionnel, parce que, d’une part, le « début du Droit » est chronologiquement indéterminé et, d’autre part, le pouvoir institutionnel est traçable sur le plan historique, mais non la norme juridique ou pré-juridique en tant que telle (201). En ce sens, l’approche positiviste est pratique pour caractériser les systèmes juridiques contemporains, mais peu crédible si l’on remonte à des temps plus lointains. Par ailleurs, si le Droit est là où est l’Etat, il peut servir de paravent à un régime totalitaire et exterminateur tel que le régime nazi qui a concerné l’Allemagne entre 1933 et 1945, ou encore le régime stalinien en URSS, ce que les jusnaturalistes ne peuvent accepter. Aujourd’hui, en raison de son origine religieuse, on voit que le jusnaturalisme peut très bien servir de paravent à une théocratie oppressive de type islamique fondamentaliste, ou autre. Quant aux droits de l’homme, ils peuvent faire l’objet d’une approche différente de (Tome V), « Droit laborique corporatif (II) » (tome VI). « Droit laborique » = Droit du travail, Pour une qualification politique instructive de l’auteur : « Un juriste lillois contre -révolutionnaire : Tancrède Rothe et la politique » - Revue d’Histoire des Facultés de Droit et de la science juridique n° 7, 1988. Il est certain que la pensée de cet auteur a influencé la doctrine corporatiste du régime de l’Etat français dirigé par le maréchal Pétain de 1940 à 1944 avec comme devise « Travail, Famille, Patrie », ce qu’on ne saurait lui reprocher rétrospectivement et eu égard à sa date de décès. 200 Cet ouvrage date de 1934 et a été traduit en français en 1962 par Charles EISENMANN, professeur de Droit Public, et publié aux éditions Dalloz. 201 F. OST, op. cit., p. 58.

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l’approche classique occidentale : ainsi certains commentateurs chinois, las des critiques récurrentes de leur pays pour ses violations nombreuses et persistantes des droits de l’homme au sens occidental du terme, ont pu affirmer que des droits de l’homme essentiels consistaient à posséder une voiture individuelle et un téléphone portable... et que ceux-là du moins étaient en fort progrès en Chine ! L’influence manifeste du Droit naturel dans la DDHC de 1789 ne fait obstacle à ce que ce texte ait aussi une forte dimension positiviste, liée à la manifestation de la volonté d’instaurer un Etat républicain de type nouveau contre l’absolutisme royal et son pouvoir arbitraire. En définitive, le Droit naturel est tout aussi artificiel que l’approche positiviste, mais avec un côté apparemment « bon enfant » qui peut être profondément mystificateur : à l’instar du développement durable, les droits de l’homme apparaissent souvent comme une « auberge espagnole ». De ce fait, les deux optiques sont plus complémentaires que concurrentes, et on l’observe au demeurant dans la classification quadripartite de DOMAT sur les sources du Droit français. Le juriste italien Norberto BOBBIO a pu le montrer brillamment dans un de ses ouvrages (202). Bien qu’il incline nettement vers le Droit naturel, cet auteur fait observer que « les morales les plus différentes ont parfois trouvé refuge, selon les époques et les occasions, dans le giron du droit naturel. » Dans son optique de confrontation entre les pensées de HOBBES et LOCKE, Ph. CHIAPPINI montre une filiation certaine entre le premier et KELSEN, et entre le second et l’école du Droit naturel (203). Cependant, l’approche positiviste du Droit est bien antérieure à KELSEN, qui est simplement le juriste qui l’a théorisée de façon magistrale au XXème siècle. Le positivisme juridique avant la lettre consiste à faire prévaloir sur toute autre approche le « Droit positif », c’est-à-dire le Droit qui est directement observable, explicite, et non pas un Droit qui est implicite et quelque peu caché, comme le Droit naturel. Or expliciter le Droit à un moment donné suppose un effort formel de systématisation, donc de « codification », que cette codification soit l’oeuvre du souverain ou de ses ministres - les « ordonnances-codes » de Colbert ou de d’Aguesseau - ou plus tard celle des grands commentateurs de la doctrine, tels que ceux de l’Ecole de l’exégèse au XIXème siècle en France, qui commente le Code Civil de 1804 (204). Il en résulte que le positivisme juridique implique l’absence de jugement de valeur sur le contenu des règles de droit, contrairement à l’approche jusnaturaliste. Les positivistes avant KELSEN ont donc été l’ensemble des juristes qui ont fait oeuvre de codification et de commentaires doctrinaux d’un Droit émanant du pouvoir politique du moment : dans un premier temps, un souverain qui était en général un monarque absolu, et dans un second temps le peuple souverain faisant oeuvre législative dans le cadre de la démocratie représentative moderne. De par sa respectabilité apparemment insurpassable, celle-ci implique plus que jamais que les juristes du temps présent adhèrent à la démarche positiviste, que ce soit dans la formation universitaire ou dans les métiers du Droit. Le positivisme juridique apparaît historiquement comme issu de la Révolution française de 1789 (205), les juristes de l’Ancien Régime ayant largement préparé le terrain. Le terme « positivisme » n’a pas été inventé par les juristes, mais par le philosophe Auguste COMTE (1798-1857), qui a proposé un système philosophique basé sur une conception intégrée du progrès incluant les Sciences exactes et les Sciences humaines, ce qui l’a amené à 202 Norberto BOBBIO : Essais de théorie du droit (avec la collaboration de Christophe AGOSTINI), Ed. Bruylant, 1999. 203 Ph. CHIAPPINI, op . cit. , p. 275. 204 J. GAUDEMET, op . cit. , 205 H.J. BERMAN, op . cit., p. 46.

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envisager une « Physique sociale » ( !). La démarche positiviste implique le rejet de tout présupposé d’ordre métaphysique ou idéologique dans les Sciences humaines, tout comme dans les Sciences exactes. A. COMTE avait lui aussi élaboré une triade, qui ne portait cependant pas sur les fonctions sociales mais sur les étapes de l’évolution de l’humanité en états successifs : théologique, métaphysique et « positif ». Ce troisième stade a un caractère ultime et amène au bonheur de l’humanité. L’avenir allait se charger de lui donner tort, mais, sur le plan épistémologique, ce concept de positivisme devait permettre l’essor ultérieur de nouvelles Sciences sociales, en particulier la Sociologie, dont A. COMTE apparaît comme un précurseur, pour ne pas dire un fondateur. La sociologie du Droit distingue quatre dimensions dans le positivisme juridique : - sur le plan philosophique, c’est une approche empirique et non métaphysique, par opposition au jusnaturalisme ; - sur le plan méthodologique/cognitif (définition du champ disciplinaire), c’est l’assimilation du Droit à la production de l’autorité légitime du moment (Etat en général) ; - sur le plan idéologique (conséquence directe du point précédent), c’est l’injonction d’obéissance à l’ordre établi par cette autorité légitime (adage romain « dura lex, sed lex », acceptation par Socrate de la peine de mort que lui inflige la cité athénienne, etc.) ; - sur le plan épistémologique, c’est une théorie qui « est fondée sur quelques axiomes qui ne permettent pas de franchir le fossé qui existe entre le droit et les sciences sociales » (206). Ce dernier point renvoie à ma question générale de la coopération interdisciplinaire, en particulier avec la Sociologie (cf. 3.2.). Dans sa réflexion « Sur l’Etat », le sociologue P. BOURDIEU accorde une grand importance au rôle de la pensée juridique sur son objet d’étude. Cette pensée aboutit en effet à instituer celui-ci en tant que fiction juridique (207). Il ne procède pas à des développements sur le positivisme juridique en tant que tel, mais pointe du doigt sur ce sujet la « pieuse hypocrisie des instances juridiques suprêmes de l’Etat, du Conseil d’Etat » (208), ce qui revient à dire que l’objectivité affichée de la démarche positiviste appliquée au Droit est plus un affichage qu’une réalité intrinsèque : « Les juristes sont des gens qui à la fois affirment l’officiel, même dans ces cas limites où il faut officiellement transgresser l’officiel. (...) Le juriste est un professionnel officiellement mandaté pour créer ex officio des fictions officielles » (209). Cet auteur montre par ailleurs le développement lent et inexorable sous l’Ancien Régime d’un « principe juridique » à caractère universaliste, qui est celui du mérite simplement viager lié à l’acquisition d’un capital de savoir spécialisé, par opposition au « principe dynastique », qui est celui du sang et de l’hérédité sans acquisition de capital particulier : « Les juristes jouent évidemment un rôle fondamental dans la construction de l’Etat puisqu’ils sont juges et parties : ils sont ceux qui peuvent légitimer le monarque - les théories de l’absolutisme, qui justifient la transmission dynastique de la façon la plus radicale, sont produites par des juristes. Ce qui n’exclut pas que les juristes, se mettant de plus en plus à fonctionner comme un champ, sont aussi divisés et que d’autres juristes mettent leur compétence juridique au service de la défense d’un autre fondement possible de l’autorité, à savoir l’autorité à base constitutionnelle » (210). La complicité historique du positivisme juridique avec le pouvoir étatique est donc marquée su sceau de l’équivoque : la neutralité apparente des juristes qui se prévalent de la démarche positiviste serait un trompe-l’oeil. Prenant l’exemple des « lits de justice » sous l’Ancien 206 André-Jean ARNAUD & Maria José FARIÑAS DULCE : Introduction à l’analyse sociologique des systèmes juridiques - Bruylant, 1998, p. 168. 207 P. BOURDIEU, op . cit., p. 57. 208 P. BOURDIEU, op . cit., p. 78-84. 209 P. BOURDIEU, op . cit., p. 95. 210 P. BOURDIEU, op . cit., p. 422.

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Régime, P. BOURDIEU montre que l’objectif ultime du juriste français façonné par l’Histoire est d’avoir « le dernier mot », quel que puisse être le contenu de celui-ci : « Les juristes vont se battre avec les mêmes armes pour des fins opposées et, par exemple, ils vont jouer avec un petit nombre de formules qui viennent soit du droit canon, soit du droit romain, soit de ce mixte de droit canon et de droit romain qui s’est développé entre le XIIème et le XVIème siècle. Comme dans les luttes de nombre de sociétés archaïques, celui qui gagne est celui qui arrive à tourner en sa faveur une formule canonique. En fait, la logique des luttes symboliques consiste à avoir le dernier mot, en particulier sur un mot de la tribu, c’est-à-dire sur un mot très important, devant lequel tout le monde est obligé de s’incliner » (211). 2.3. LA THÉORIE HISTORIQUE DU DROIT H.J. BERMAN fait du juriste anglais Matthew HALE (présenté en 1.6.) le fondateur de cette théorie, alors que les historiens européens du Droit tendent à considérer que l’émergence de ce courant, dans la mesure où ils le reconnaissent, est allemande et plus tardive : Friedrich Karl von SAVIGNY (1779-1660) en serait le chef de file (212). Sa théorie, basée sur le concept de « Volksgeist » (« esprit du peuple »), s’inscrivait dans le vaste courant de pensée du romantisme allemand à forte dimension nationaliste, donc marqué ultérieurement de la suspicion d’avoir inspiré les nazis (213). François OST fait les observations suivantes sur cette école : « Influencée par le romantisme allemand, l’Ecole du Droit historique entend réagir à la fois contre le rationalisme universaliste de l’Ecole du Droit naturel du XVIIIème siècle et contre le légalisme positiviste du mouvement de la codification qui, selon l’exemple français, prétend réduire le droit à la loi. A l’opposé de ces thèses, SAVIGNY et ses disciples entendent affirmer le fondement populaire et organique du droit, ancré dans la tradition nationale, ainsi que, au plan des sources du droit, la prévalence de la coutume et de la doctrine par rapport à la loi. Enraciné au plus profond de la conscience populaire dont l’origine est immémoriale, le droit connaît un développement non pas mécanique et instrumental, mais organique et coutumier : il marche du même pas que la nation elle-même » (214). SAVIGNY ne saurait être considéré comme un précurseur de la vision nazie du Droit caractérisée par le rejet du Droit romain, car il était résolument « romaniste », tout comme son élève Georg PUCHTA (1798-1846), qui substitua le « Volksgeist » au « Bewusstsein des Volkes » (savoir populaire) de SAVIGNY (215). Ainsi celui-ci était hostile à l’application du Code Napoléon (Code Civil de 1804) en Allemagne, invoquant le risque de blocage sclérosant de l’évolution spontanée du « Volksgeist » du fait de la codification elle-même (216). SAVIGNY rejetait fermement la théorie du Droit naturel parce que trop universel et surtout non ancré dans l’histoire d’un peuple particulier, mais aussi le positivisme juridique parce que celui-ci ignorait la formation du Droit par le peuple pour l’attribuer de façon fantasmagorique au souverain du moment. Le « Juristenrecht », c’est à dire la doctrine juridique (« Droit des juristes »), émane de groupements intermédiaires (« Stände ») entre le peuple et les spécialistes de la discipline qui doivent insérer le Droit dans un système cohérent et rationnel. Dans cette perspective, SAVIGNY se défiait du pandectisme (cf. 1.5.) pour lui préférer le

211 P. BOURDIEU, op. cit., p. 501. Le « lit de justice » est la démarche consistant pour le roi de France à venir en personne devant un Parlement (le Parlement de Paris le plus souvent), pour le contraindre à statuer comme il l’entend dans une certaine affaire ; ce faisant, il ne fait que reprendre un pouvoir historiquement délégué. Mais cela donne lieu à un débat savant entre les juristes royaux (héritiers des légistes du Moyen-Age) et les juristes professionnels du Parlement, d’où le propos de l’auteur. 212 H.J. BERMAN, op. cit., p. 25-26. 213 Cf. ci-dessus, note 83, à propos du « Droit commun allemand » cité dans le point 19 du programme de 1920 du NSDAP. Il pourrait s’agir d’une synthèse idéologique de droits coutumiers régionaux. 214 F. OST, op. cit., p. 67. 215 Les deux concepts étant identiques en essence, la plupart des historiens du Droit attribuent le « Volksgeist » à SAVIGNY. 216 J. GAUDEMET, op. cit., pp. 216-219 & 362-365.

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retour au Code de Justinien, alors que son successeur PUCHTA adhéra à ce vaste mouvement de synthèse systématique qui aboutit au Code civil allemand (BGB) de 1896, entré en vigueur en 1900. Le positivisme l’avait alors emporté. Il est important de souligner que l’Ecole allemande historique du Droit comportait aussi une tendance anti-romaniste, dite « germaniste ». Elle comptait Jacob GRIMM (1785-1863), qui était aussi grammairien et surtout connu comme auteur de contes pour enfants, et surtout Georg BESELER (1809-1888) ; il est probable que c’est ce dernier auteur qui, à travers son traité sur le Droit privé commun allemand publié entre 1847 et 1851, a influencé la conception nazie du Droit telle qu’exprimée dans le point 19 du programme du NSDAP. 2.4. LES THÉORIES DE LA DÉCONSTRUCTION DU DROIT

2.4.1. L’OPTIQUE MARXISTE Issue des travaux de Karl MARX (1818-1883) et Friedrich ENGELS (1820-1895), la théorie marxiste range les idées et concepts en général dans la « superstructure », qui est conditionnée par l’« infrastructure », c’est-à-dire les transformations économiques spontanées et accompagnées par le Politique (l’évolution des systèmes politiques) et l’Idéologique (philosophique et religieux) : « On dit en général que la superstructure est le reflet, dans les institutions politiques et juridiques, dans les coutumes et dans la conscience des hommes, de l’infrastructure économique. Les idées dominantes dans la société française contemporaine, par exemple, y ont été engendrées par les rapports de production établis : le fait de la propriété privée est devenu dans les esprits et dans les lois, le droit à la propriété ; l’Etat l’impose et en demeure le garant ; l’inégalité sociale se trouve justifiée par les systèmes philosophiques en honneur, etc. (...) Les idées et opinions ne sont ni absolues ni éternelles. Elles obéissent à la loi du mouvement, de la transformation de toutes choses, et des relations réciproques entre les choses et les phénomènes. Cette conception, découlant elle aussi de l’observation et de l’analyse scientifique, parce qu’elle donne la primauté à la base matérielle, est appelée le MATÉRIALISME HISTORIQUE » (217). Dans cette optique, les marxistes posent en premier lieu le caractère mystificateur de la théorie du Droit naturel, produit direct ou indirect de la pensée religieuse ou d’une métaphysique fumeuse à fonction équivalente. Le Droit naturel est donc la première cible de la critique marxiste, qui démonte aisément les préjugés religieux sources d’oppression et de manipulation des hommes, les élucubrations philosophiques de type kantien, la morale de la classe dominante du moment promue par les idéologues « bourgeois », etc.. Ce qui fait ou a pu faire la force historique de la théorie marxiste, c’est qu’elle constitue à la fois une vision philosophique, économique et sociologique du monde, au-delà même de l’observation de la société européenne du XIXème siècle ; à ce titre, il ne saurait y avoir de théorie marxiste du Droit qui serait d’essence purement juridique. Dans l’introduction à un de ses ouvrages publié en 1921, Nicolas BOUKHARINE (1888-1938) positionne le marxisme soviétique de l’époque par rapport à la « science sociale bourgeoise », ce qui inclut à ses yeux la Philosophie, l’Economie et la Sociologie. Mais il précise que l’Histoire et la Sociologie sont les plus importantes, et que, par voie de conséquence, la théorie du matérialisme historique est la Sociologie marxiste (218). 217 Pierre JALÉE : L’exploitation capitaliste ; initiation au marxisme, Ed. Maspero, 1974, p. 36-37. Les termes en italique et en majuscules sont d’origine. 218 Nicolas BOUKHARINE : La théorie du matérialisme historique ; manuel populaire de sociologie marxiste - Ed. Anthropos, Paris, 1971, p. 10-15. L’auteur fit aussi en 1914 oeuvre économique dans la lutte contre « l’idéologie bourgeoise » en publiant : L’Economie politique du rentier ; la théorie de la valeur et du profit de l’école autrichienne, critique de l’économie marginaliste - Ed. EDI, Paris, 1967. Principal intellectuel du Parti

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La cible facile de l’école du Droit naturel étant éliminée, et l’Ecole historique allemande étant disqualifiée pour le même péché d’idéalisme philosophique, le positivisme juridique de KELSEN constituait pour les épigones de MARX et ENGELS un adversaire plus coriace. Evguenyi PASHUKANIS (1891 - ?), bolchevik léniniste qui exerça la fonction de vice-ministre de la Justice de l’URSS, critiqua radicalement KELSEN dans son ouvrage « La théorie générale du droit et le marxisme » (219). La perspective du passage au communisme authentique (220) amènerait inéluctablement le dépérissement du Droit au profit de ce qu’ENGELS appelait « Gemeinwesen », ou encore la simple administration des choses dans une société apaisée et non conflictuelle. Cet avenir radieux du communisme est une forme d’eschatologie laïque au même titre que les principales religions qui prévoient une libération quelconque à terme dans la vie terrestre elle-même (221), et l’eschatologie constitue une forme de réaction à la tendance à la dégénérescence de l’humanité en longue période. Dans cette perspective, la théorie marxiste du dépérissement du Droit est en concordance avec les théories anciennes liées à l’Age d’or, qui est « sans Droit ». On peut aussi voir ici une convergence ponctuelle entre la pensée « marxienne-engelsienne » de PASHUKANIS et celle de SAINT-SIMON, qui voyait dans le Droit plus un problème que la solution du problème. Mobilisant les connaissances historiques de l’époque concernant l’Europe occidentale et plus particulièrement l’aire germanique, ENGELS s’efforça dans un ouvrage publié en 1884 de montrer le caractère relatif et « non naturel » de trois piliers de l’ordre juridique, à travers la concomitance de leur apparition historique : la famille, la propriété privée et l’Etat (222). Le sens de l’histoire étant la progression inéluctable vers le communisme, ces trois institutions avaient vocation à disparaître à peu près en même temps dans la période de transition du capitalisme au communisme, mais cela implique évidemment que les révolutionnaires mènent communiste soviétique, « enfant chéri du parti » dont Lénine fit un éloge nuancé dans son testament politique, il fut écarté du pouvoir par Staline et fusillé en 1938 avec de nombreux autres cadres politiques et militaires de l’URSS. Dans son style inimitable, l’histoire officielle de ce parti énonce au sujet des tristement célèbres et interminables « procès de Moscou » de 1937/1938: « Le tribunal soviétique condamna les monstres boukhariniens et trotskistes à être fusillés. / Le Commissariat du peuple à l’Intérieur exécuta le verdict. / Le peuple soviétique approuva l’écrasement de la bande boukharinienne et trotskiste et passa aux affaires courantes » (Commission du Comité central du PC(b) de l’URSS, Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’URSS (approuvée par ledit Comité central en 1938), chapitre XII § 4 « Liquidation des débris boukhariniens et trotskistes, espions, saboteurs et traîtres à la patrie (...) » - Editions en Langues étrangères, Moscou, 1949, p. 384-385. A la fin de son réquisitoire, le procureur général de l’URSS Vichinsky avait appelé à « tuer ces chiens enragés ». BOUKHARINE fut « réhabilité » en 1988 par le gouvernement de l’URSS. 219 Evguenij Bronislavovitch PASHUKANIS : La théorie générale du droit et le marxisme – Ed. EDI, 1970. Précédé d’une présentation par Jean-Marie VINCENT et d’une analyse critique du théoricien marxiste autrichien Karl KORSCH rédigée en 1930. Juriste devenu bolchevik en 1912, d’origine lituanienne, PASHUKANIS a disparu dans un goulag quelconque, victime des mêmes purges staliniennes. Le tristement célèbre Vichinsky remplaça le Ministre de la Justice Stutchka (supérieur de PASHUKANIS) après la mort de Lénine en 1924, date de la publication de cet ouvrage en URSS; PASHUKANIS exerçait alors une influence considérable au sein de la « section juridique » de l’Académie communiste. Il fut « réhabilité » en 1956, après la mort de Staline en 1953. Malgré l’existence de travaux plus récents de marxistes français et européens sur le Droit, on considère que cet ouvrage est la référence en la matière. 220 Il n’est pas inutile de rappeler que le communisme est une société idéale et harmonieuse, sans classes sociales et sans Etat, selon la définition originelle de MARX et ENGELS dans le « Manifeste du parti communiste » de 1848. Il n’y a donc jamais eu de « régime communiste » en URSS, ni en Chine, ni ailleurs (Vietnam, Corée du nord…), mais des dictatures bureaucratiques s’accommodant fort bien d’un capitalisme rampant ou avéré… De ce fait, PASHUKANIS pensait que le Droit dépérirait avec l’Etat dans la transition au communisme, ce que ne pouvaient accepter les staliniens, adeptes du capitalisme bureaucratique d’Etat et ayant besoin d’un système juridique oppressif pour perpétuer leur domination. 221 Messianisme judéo-chrétien, « millénarisme »... 222 Friedrich ENGELS : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. Ed. du Progrès, 1976.

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une lutte déterminée contre ces trois institutions qui se conditionnent et se protègent mutuellement. ENGELS démontre en particulier le caractère artificiel, et non naturel, du droit de propriété sur la terre. Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire, celui-ci ne peut qu’être en effet soit le produit d’une dépossession violente d’usagers du sol en place, soit le résultat de l’attribution de « terres vierges » - hypothèse très peu probable en Europe occidentale - par une autorité politique quelconque, telle que l’empire romain attribuant des terres à des vétérans de la légion pour qu’ils aient un moyen de subsistance et se tiennent tranquilles sur le plan politique. On trouvera en annexe 5 quelques considérations sur les mystifications interdisciplinaires sur la question foncière, dans lesquelles le Droit joue un rôle plutôt passif de reflet.

2.4.2. L’OPTIQUE ANARCHISTE L’anarchisme est un courant politique peu connu et à l’importance souvent sous-estimée, qui estime possible une société sans Etat, avant même d’être sans classes. En ce sens, le communisme est à l’origine synonyme d’anarchie, mais le marxisme et surtout les épigones de MARX vont conférer au communisme une orientation étatique qui devait échouer historiquement (fin de l’URSS en 1991, conversion de la Chine au capitalisme avec maintien de la dictature politique de type stalinien), probablement pour cette raison. Cependant, au XIXème siècle, tout ce monde se réclame du « socialisme », projet qui implique le renversement du système économique capitaliste par tous les moyens, légaux ou illégaux ; cela a bien changé... Le socialisme, dont le but ultime était le communisme (ou l’anarchie), représente à l’évidence le pouvoir absolu de la troisième fonction dumézilienne et implique le démantèlement des deux autres (223), ce qui pose le problème de l’évolution du Droit dans un tel système, qu’il soit « utopique » ou à prétention « scientifique » (MARX et ENGELS). Le principal théoricien de l’anarchisme au XIXème siècle est Michel BAKOUNINE, dont les partisans disputent aux socialistes marxistes le contrôle de la 1ère Internationale ouvrière (Association internationale des travailleurs), créée en 1867. BAKOUNINE est un fervent admirateur d’Auguste COMTE, dont la « philosophie positive » constitue à ses yeux la « science universelle », et qui voit dans l’émergence d’une « science nouvelle », la Sociologie, « le dernier terme et couronnement de la philosophie positive » (224). Mais, en tant qu’adepte du matérialisme philosophique et qu’ennemi juré de l’idéalisme en général, BAKOUNINE rejette le Droit comme relevant d’un système de pensée métaphysique trop acoquiné avec une religion honnie dans toutes ses variantes, ce qui est rigoureusement exact d’un point de vue historique : « Il est une catégorie de gens qui, s’ils ne croient pas (en Dieu, NdA), doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’humanité : prêtres, monarques, hommes d’Etat, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répéteront à l’unisson ces paroles de Voltaire : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer » . (...) En un mot, nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel,

223 Une vision très claire de cette perspective est fournie par les paroles du dernier couplet de l’« Internationale », hymne communiste historique composé en 1871, année de l’insurrection révolutionnaire de la Commune de Paris : « Ouvriers, paysans, nous sommes / Le grand parti des travailleurs, / La terre n’appartient qu’aux hommes, / L’oisif ira loger ailleurs (...). » 224 Michel BAKOUNINE : Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, Ed. G. Nataf, 1969, p. 94-97. Morceau choisi : « (...) nous ne pourrons réaliser notre liberté et notre prospérité dans le milieu social qu’en tenant compte des lois naturelles et permanentes qui le gouvernent ».

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convaincue qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie »(225). On appréciera la mise en équivalence des avocats et des économistes parmi les oppresseurs, l’auteur précisant même dans le deuxième paragraphe de l’opuscule « Dieu et l’Etat » qu’il ne faut pas oublier les « économistes libéraux » parmi les « adorateurs effrénés de l’idéal » que sont les théologiens, moralistes, politiciens, etc.. Ce jugement nous paraît conserver une certaine actualité. Au sujet de l’Economie, dans le premier paragraphe de cet opuscule inachevé, BAKOUNINE procède à une reformulation personnelle de la pensée de COMTE sur les trois stades du développement humain, en établissant les correspondances suivantes : a) L’animalité humaine : Economie sociale (on dirait aujourd’hui « Economie publique », NdA), et privée (on dirait aujourd’hui : les Sciences de Gestion, NdA) ; b) La pensée : la Science (Sociologie comprise) ; c) La révolte : la Liberté politique absolue en action contre un ordre social injuste et oppressif. MARX prenait l’Economie plus au sérieux, en adoptant la théorie de la « valeur travail » de l’économiste anglais David RICARDO (1772-1823) parmi les bases de son système, les deux autres étant le matérialisme philosophique de Ludwig FEUERBACH (1804-1872), pionnier de l’athéisme, et la dialectique du « sens de l’Histoire » du philosophe Friedrich HEGEL (1770-1831), rejeté par BAKOUNINE. Ce dernier voue à la Science une admiration sans bornes, mais rejette à l’avance tout gouvernement de scientifiques comme aussi nuisible que tous les autres. Nous venons de voir que ces positions extrêmes sur le Droit mettent en lumière des considérations relevant de la Politique et que la Sociologie apparaît à cette époque comme une excroissance des sciences exactes en plein essor dans le domaine des sciences humaines. Il convient donc d’aborder à présent les relations historiques entre Droit et Science politique, Sociologie et enfin Economie.

225 Michel BAKOUNINE : Dieu et l’Etat , brochure militante de la Librairie Publico préfacée par Elisée RECLUS & Carlo CAFIERO, date indéterminée, pp. 10 & 30. A noter p. 31 une formule choc illustrant la magnification de la troisième fonction : « En vue de la liberté, de la dignité et de la prospérité humaines, nous croyons devoir reprendre au ciel les biens qu’il a dérobés et nous voulons les rendre à la terre. »

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III LES RELATIONS DU DROIT AVEC LES AUTRES SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES ET DE GESTION 3.1. DROIT & SCIENCE POLITIQUE : LA PROBLEMATIQUE DE L’ETAT DE DROIT Si l’on oppose « état de droit » à « état de fait » dans l’apprentissage juridique de base, il faut à l’évidence entendre « état » dans le sens de « situation ». Il existe aussi un concept d’« Etat de droit », qui concerne l’Etat moderne issu des circonstances historiques et géographiques du pays ou du groupe de pays que l’on étudie. On a vu qu’avec MACHIAVEL l’Etat devenait une puissance autonome ayant sa propre raison d’exister et de perdurer, la « raison d’Etat », qui est tournée vers la satisfaction des besoins de la société du moment tel que le souverain les perçoit et les veut : fondateur ou tout au moins précurseur de la Science politique moderne, MACHIAVEL annonce d’une certaine manière HOBBES en coupant radicalement le lien historique entre la première et la deuxième fonction du paradigme de DUMÉZIL pour établir une relation privilégiée entre le deuxième (le souverain qui organise et anime son Etat) et la troisième (les forces vives du corps social), alors que BODIN n’allait pas aussi loin et voyait dans le souverain une « image de Dieu » (imago Dei). Dans cette perspective, l’état de droit à un moment donné est le produit de la volonté politique du moment, telle qu’elle émane du souverain. Il n’est pas nécessaire que ce souverain soit autoritaire, la souveraineté populaire est possible, même si elle n’est guère à l’ordre du jour au XVIème siècle, sauf à un niveau local et de façon tout à fait exceptionnelle. L’idée d’une forme démocratique de gouvernement, qui est très ancienne (Grèce antique), devient un « possible » alors que la pensée scholastique médiévale inspirée de l’antiquité romaine et revisitée par l’autorité duale de l’Empereur et du Pape devait mener des raisonnements tortueux qui prêtent à sourire aujourd’hui dans la mesure où ils prétendaient voir la souveraineté du peuple derrière le pouvoir absolu d’un roi de l’Ancien Régime, en France ou ailleurs. Dès lors va se développer un courant qui va penser le Droit comme pur produit de la souveraineté, les valeurs qu’il véhicule devenant contingentes et non plus prédéterminées, ce qui constitue une des conceptions de l’Etat de droit sur trois que l’on définit ainsi : « La théorie de l’Etat de droit est née dans le champ juridique pour répondre au besoin de systématisation et à l’impératif de fondation du Droit Public. (...) Dès l’origine, plusieurs conceptions de l’Etat de droit se sont en effet affrontées : l’Etat de droit sera posé, tantôt comme l’Etat qui agit au moyen du droit, tantôt comme l’Etat qui est assujetti au droit, tantôt encore comme l’Etat dont le droit comporte certains attributs intrinsèques ; ces trois versions (formelle, matérielle, substantielle) dessinent plusieurs figures possibles, plusieurs types de configuration de l’Etat de droit, qui ne sont pas exemptes d’implications politiques » (226). L’auteur fait observer que le point de vue formaliste a tendu à l’emporter sur les deux autres. L’Etat de droit est alors un simple régime institutionnel, ce qui débouche sur le positivisme juridique dans l’optique de KELSEN : on étudie le système en place sans se préoccuper du contenu des règles de droit, comme prétend le faire l’école du Droit naturel. J. CHEVALLIER montre aussi l’opposition entre l’optique continentale (franco-allemande notamment, dite aussi « romano-germanique ») et anglo-saxonne, celle de la « rule of law », déjà présentée, et ceci bien que cette expression soit la traduction habituelle de « Etat de droit » en Anglais : dans le premier système, on a une distribution des habilitations juridiques sous forme de compétences attribuées dont l’exercice est contrôlé par des juridictions spécialisées telles que les juridictions administratives ou la juridiction constitutionnelle ; dans le second, c’est la deuxième optique qui l’emporte, avec la supériorité de la loi (et de la Constitution aux Etats-

226 Jacques CHEVALLIER : L’Etat de droit, Montchrestien, 5ème éd., 2010, p. 13.

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Unis) et le contrôle de l’Etat par les juridictions de droit commun, sans « privilège de juridiction » pour l’administration étatique, avec une tendance au « gouvernement des juges ». Les deux orientations étant présentes dans l’Union européenne, la problématique est ainsi résumée par le Premier Président de la Cour de Cassation française dans un discours officiel : « Si l’intégration européenne conduit à l’émergence d’un fonds juridique commun, elle a aussi pour effet d’aboutir à la lente élaboration de procédures hybrides empruntant leurs caractéristiques à la fois à la « common law » et au droit continental. L’accusatoire se diffuse dans l’inquisitoire et réciproquement. L’indépendance du pouvoir judiciaire s’affermit. Mais ce rapprochement à l’échelon européen n’exclut pas la concurrence des systèmes au niveau mondial. Nés tous deux en Europe, le droit romano-germanique ou droit continental et la « common law » demeurent les modèles juridiques les plus répandus et les plus influents de par le monde. Ce sont deux logiques, en partie différentes, reposant l’une sur l’autorité d’une jurisprudence censée « découvrir le droit », et l’autre sur un ensemble de normes préalablement édictées, voire idéalement codifiées. chacune a ses mérites comme ses inconvénients. Dans les pays de « common law », le droit se construit essentiellement à partir de situations vécues. Ce système est considéré comme concret et pragmatique. Mais il se révèle aussi extrêmement coûteux pour la société, en temps et en argent, et souvent fort inégalitaire. Quant au droit continental, s’il est plus lisible, plus cohérent et plus prévisible, il peut lui arriver de pécher par excès d’abstraction, de complexité et d’éloignement des réalités sociales. En outre, il réserve aux activités publiques un traitement différent du droit commun. Il résulte de cette coexistence concurrente une sorte de mouvement de ciseaux : en Europe, une alliance de raison entre droit continental et « common law », s’accompagnant d’enrichissements mutuels ; sur d’autres continents, un divorce entre eux d’autant plus conflictuel que les intérêts économiques sous-tendus sont importants » (227). Dans l’optique continentale, il existe toutefois des divergences entre l’école juridique allemande et l’école juridique française au XIXème et au début du XXème siècle, notamment sur la conception de l’Etat-nation, mais aussi une tendance à la convergence et au dialogue des juristes malgré les tensions politiques entre les deux pays (228). L’Etat nation est un concept qui s’oppose historiquement à l’Etat dynastique caractéristique des sociétés traditionnelles où la deuxième fonction, celle du souverain, décide de sa reproduction de façon autonome, soit à travers des actes de « bon plaisir », soit en ayant recours à un droit coutumier issue des dynasties fondatrices - la dynastie franque des Mérovingiens pour la France. Par voie de conséquence, le « principe juridique » émerge et prend de la force face à un « principe dynastique » déclinant (229). L’émergence de l’Etat de droit, auquel le souverain lui-même est soumis en tant que forme historique particulière de l’Etat, est un processus lent et différencié selon les pays ; dans le cas français, il commence bien avant 1789, mais l’émergence de l’Etat nation républicain dont la devise est jusqu’en 1793 « La Nation, la Loi, le Roi » lui confère un élan nouveau. Pour KELSEN, l’Etat de droit se caractérise par l’identité fondamentale de l’Etat et du droit (schéma dit « moniste »), à l’opposé de la conception anglo-saxonne (schéma dit « dualiste ») et de conceptions intermédiaires. Ordre étatique et ordre juridique seraient équipollents, ou bien, en d’autres termes, « le droit règle sa propre création », mais on bute alors sur la question de la légitimité de la norme suprême de l’édifice, c’est-à-dire en général la norme constitutionnelle, ou, à la limite, un bloc de normes supranationales tels que les droits de l’homme ou des droits environnementaux définis au niveau international. Entre les deux

227 Vincent LAMANDA : Discours prononcé lors de l’audience solennelle de début d’année judiciaire le 9 janvier 1992 - Rapport annuel 2012 de la Cour de Cassation, Documentation française, p.64-65. 228 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 16-41. 229 P. BOURDIEU, op. cit., p. 493-494. L’auteur prend l’exemple significatif des « lits de justice » de l’Ancien Régime français, lorsque le roi se rendait en personne au Parlement pour imposer l’enregistrement d’un édit contesté par l’instance juridictionnelle : il symbolise le principe dynastique en déclin qui résiste à la montée en puissance du principe juridique.

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guerres mondiales, il n’est pas encore question de cela, et le niveau juridique étatique constitue l’horizon indépassable de cette réflexion fondamentale sur l’Etat de droit. L’émergence à cette époque d’Etats-nations totalitaires (URSS stalinienne, Allemagne nazie, Italie fasciste) suscitent l’apparition de théoriciens qui posent la prééminence de la volonté politique sur l’ordre juridique pour expliquer le phénomène : l’allemand Carl SCHMITT (1888-1985) estime que la validité de l’ordre juridique (donc de l’Etat de droit) est subordonné à un acte de souveraineté consistant à examiner si la situation est normale ou exceptionnelle, auquel cas l’Etat de droit est remplacé par une sorte d’Etat de force, ce qui revient à légitimer le régime nazi ; du côté italien, l’aristocrate ésotériste Julius EVOLA (1898-1974) développe une conception proche en privilégiant la figure du souverain guerrier néo-païen inspiré par les dieux, mais son intransigeance doctrinale l’amène à être rejeté sur ce plan tant par les nazis que par les fascistes mussoliniens, alors qu’il fréquentait assidûment leurs intellectuels, et à se quereller avec SCHMITT. On retrouve d’une certaine manière chez celui-ci et EVOLA les considérations de PASHUKANIS sur le côté fétichiste et manipulateur du discours juridique fondamental, mais le raisonnement mené par ce théoricien marxiste est différent de celui de ces deux théoriciens du totalitarisme. KELSEN, qui publie sa « Théorie pure du droit » en 1934, avait évidemment connaissance des travaux de SCHMITT et d’EVOLA (230), et s’est efforcé de construire une ligne de défense contre ce qui n’était en définitive que le développement jusqu’à l’absurde de son positivisme juridique. Il devait préciser que l’Etat de droit authentique se caractérise par quelques attributs essentiels : - soumission des juridictions et de l’Etat (Gouvernement principalement) à la loi, votée par un Parlement issu d’élections libres dans un contexte de pluralisme politique ; - responsabilisation des membres du Gouvernement ; - indépendance des juridictions par rapport à l’Etat ; - garantie de droits et libertés fondamentaux pour les citoyens. Cette conception a perduré de nos jours (231). L’Union européenne est un supra-Etat de droit, ce qui implique que tout pays candidat à l’adhésion doit respecter ces normes (critères dits « de Copenhague », suite à leur formulation par un Conseil européen tenu en1993 dans cette ville), comme le précisent les « considérants » 2 et 4 du Préambule du TUE : (...) (2) S’inspirant des héritages culturels, humanistes et religieux de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’Etat de droit, (...) ; (4) Confirmant leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect de droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’Etat de droit , (...).» L’Etat de droit est ensuite défini plus précisément aux articles 2 et 6-3 du TUE : (art. 2) « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». (art. 6-3) « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, font partie du Droit de l’Union en tant que principes généraux ».

230 Les principaux ouvrages de Carl SCHMITT sont publiés en 1922 (« Théologie politique ») et 1927 (« Théorie de la Constitution »), donc avant l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il ne semble pas que cet auteur ait été nazi, mais on considère aujourd’hui qu’il s’est compromis avec ce régime, alors que de nombreux intellectuels allemands ont quitté le pays après 1933. EVOLA entretenait quant à lui des rapports de connivence tumultueux avec la frange intellectuelle du mouvement fasciste italien et de l’organisation SS en Allemagne. 231 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 50.

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Il est à noter que si l’Etat de droit implique ce qu’il est convenu d’appeler le libéralisme politique (régime parlementaire issu d’élections libres avec pluralisme politique), il n’implique en aucune manière un système économique basé sur le libéralisme économique, c’est-à-dire le capitalisme libéral ; l’Etat de droit peut tout à fait caractériser un système économique « interventionniste », voire « dirigiste », comme l’admet la démarche du positivisme juridique, la seule qui permet un dialogue généralisé... Inversement, on observe au niveau mondial que le capitalisme libéral s’accommode très bien d’un Etat dictatorial : tel est le cas notamment de la Chine, qui n’est pas actuellement un Etat de droit au sens occidental du terme. La déconnexion entre ces deux libéralismes est totale, ce à quoi il convient d’ajouter le libéralisme moral, qui est lui aussi déconnecté des deux autres. C’est pourquoi l’apologie ou la critique du libéralisme en soi n’a pas de sens et reflète la confusion mentale la plus absolue. Dans le contexte français, la référence au « libéralisme », sans autre précision, et sous réserve du contexte du discours véhiculant le terme, est généralement à prendre dans le sens économique, dans la mesure où le débat qui se déroule depuis trois décennies environ tend à re-légitimer, puis à consolider l’économie de marché au détriment de l’économie dirigée ou l’économie mixte qui avait prévalu auparavant dans ce pays. Si l’on accepte, avec Serge-Christophe KOLM, que l’Economie est historiquement une branche de la Philosophie qui s’est autonomisée - comme la Science politique dans une certaine mesure - il faut admettre que le libéralisme politique qui est un des critères e l’Etat de droit est fortement corrélé au libéralisme économique, même si celui-ci n’en dérive pas nécessairement et en toutes circonstances (232). Le positivisme juridique de KELSEN rencontre un consensus très large chez les juristes ouest-européens modernes, même chez ceux qui sont critiques de sa construction théorique rigide et peu imaginative, ou qui sont adeptes de l’école du Droit naturel ou du marxisme (ces derniers étant une espèce rare) : seule l’approche positiviste fonde en effet la légitimité et la crédibilité de cette communauté épistémologique des juristes dans le domaine des Sciences humaines. En se posant comme science humaine à égalité de principe avec les autres sur le plan méthodologique, la science juridique se dépouille de son aura liée à la première fonction dumézilienne sur le plan historique. Mais cette humilité apparente n’est pas dénuée d’hypocrisie, car l’Etat de droit débouche mécaniquement sur le « culte du Droit » et sur une coupure entre le champ juridique et celui de la politique (donc avec la Science politique) (233) ; plus concrètement, à la différence des autres disciplines des Sciences humaines, les juristes opérant certains choix (avocats et cadres d’organisations diverses) détiennent un pouvoir effectif contre les dirigeants publics et privés dans la société du moment, pour autant qu’elle relève de l’Etat de droit, alors que les économistes chercheraient plutôt dans leur majorité à « participer à la décision publique » et que les sociologues ou les « politistes » (éventuellement politologues) n’ont pas d’influence effective en dehors du bavardage médiatique. Mais la tendance dominante en Economie a monté récemment une machine de guerre conceptuelle que nous allons aborder plus loin : l’analyse économique du Droit (AED) (cf. 3.2.), qui tourne résolument le dos à toute démarche « positiviste » vis-à-vis de l’ordre juridique en place. Dans cette optique, l’Etat de droit et sa sécurité juridique normée ne seraient donc plus seulement une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour la bonne santé de l’économie d’un pays ou d’un ensemble de pays - voire le monde entier ; le Droit devrait être purement et simplement subordonné à l’Economie et à son analyse sur les points

232 Serge-Christophe KOLM : Philosophie de l’Economie - Seuil, 1986, p. 278-280. 233 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 59-62.

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du contenu général des règles, de l’ordonnancement des sources et d’organisation du système juridique (cf. 3.2.). La démarche positiviste, en Droit comme dans les autres disciplines du vaste domaine SESG, implique une approche objective de type scientifique. L’Economie a pu avoir cette démarche dans son histoire, mais semble s’en éloigner radicalement pour devenir purement idéologique. Tel n’est pas le cas de la Sociologie, la « distanciation » du sociologue par rapport à l’objet de son étude étant de rigueur, c’est en quelque sorte le « positivisme sociologique »: - on ne porte pas de jugement a priori ou a posteriori sur ce qu’on observe ; - on décrit ce qu’on observe et on s’efforce de l’expliquer (problème néanmoins de l’objectivité de la grille de lecture et des postulats épistémologiques). 3.2. DROIT & SOCIOLOGIE Les relations entre le Droit et la Sociologie se caractérisent par une interaction souvent féconde. En tant que discipline, la Sociologie naît au XIXème siècle, donc plus tardivement que l’Economie (cf. 3.3.) ou la Science politique (cf. 3.1.). En France, Auguste COMTE en est un précurseur, mais il est philosophe à titre principal. Son positivisme va toutefois exercer une influence sur le fondateur de l’école française de Sociologie, Emile DURKHEIM (1858-1917). S’interrogeant sur les fondements de la pensée juridique en Europe sans remonter aussi loin que DUMÉZIL, François TERRÉ, professeur de Droit Privé, insiste beaucoup sur ces deux auteurs lorsqu’il aborde la « pensée française » (à un niveau trans-disciplinaire), la « pensée anglaise » étant plutôt marquée par l’approche philosophique à prédominance utilitariste (BENTHAM) avec un peu de Droit naturel (BLACKSTONE), la « pensée allemande » présentant à la fois un courant philosophique (KANT, FICHTE, HEGEL, HUSSERL ...) et un courant purement juridique (SAVIGNY, IHERING...) qui rejette globalement le Droit naturel et qui aboutira à KELSEN au XXème siècle ; enfin, il mentionne une importante « pensée italienne » orientée vers la philosophie du Droit (ROSMINI, CROCE, ROMANO...), avec une réaction anti-positiviste et jusnaturaliste suite à l’expérience du régime fasciste, N. BOBBIO s’efforçant de dépasser la contradiction entre ces deux grandes écoles (234). Il semblerait donc que l’interaction réciproque entre la Sociologie et le Droit soit une spécificité française et n’ait pas de portée générale. Toutefois, Max WEBER (1864-1920), fondateur de la Sociologie allemande a d’autant mieux intégré les apports du Droit à sa pensée qu’il était juriste de formation. Cet auteur était en fait un érudit aux compétences interdisciplinaires affirmées, qui intégrait aussi la démarche de l’historien et les apports de la pensée économique de son époque (Werner SOMBART notamment) ; il a produit à ce titre des analyses fouillées et brillantes sur les sociétés antiques, qui constituent un complément très utile à la pensée de DUMÉZIL dans l’approfondissement de l’étude de la troisième fonction (235). On admet qu’il est le fondateur de la Sociologie du Droit, ou Sociologie juridique (236). Celle-ci s’est développée par la suite dans divers pays européens, ainsi qu’aux Etats-Unis.

234 François TERRÉ : Introduction générale au Droit, 4ème éd., Dalloz, 1999, §§ 138-142. 235 Max WEBER : Economie et société dans l’Antiquité (précédé de « Les causes sociales du déclin de la société antique »). Ed. La Découverte, 1998. Les principaux ouvrages sociologiques de Max WEBER sont « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », « Economie et société », et « Le Savant et le Politique ». 236 A.-J. ARNAUD & M. J. FARIÑAS DULCE, op. cit ., p. 68-77.

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En tant qu’historien des religions antérieures au monothéisme considérées sous l’angle de la mythologie, DUMÉZIL devait croiser la route des sociologues français qui s’étaient intéressés au « fait religieux » dans les sociétés humaines. Il suivit en particulier dans la décennie 1930-1939 les cours de Marcel MAUSS (1872-1950), qui évolua de la Sociologie à l’Anthropologie, et Marcel GRANET (1884-1940), sinologue et disciple de DURKHEIM. En 1938, il présente sa théorie de l’« idéologie tripartie » à l’Institut français de Sociologie, où MAUSS et GRANET lui font bon accueil, contrairement aux historiens latinistes de l’époque, qui n’admettaient pas que leur chers Romains fussent prédéterminés dans leurs croyances par leurs prédécesseurs de l’ensemble indo-iranien. DUMÉZIL rendit hommage à MAUSS et GRANET pour leur contribution à son itinéraire intellectuel dans son discours de réception au Collège de France en 1949 (237). Mais DUMÉZIL rejetait le « méthodologisme » de DURKHEIM (238), tout comme un autre historien des religions, Mircea ELIADE, ami de DUMÉZIL, rejette le « sociologisme » du même auteur, qui s’était selon lui assez imprudemment aventuré dans la sociologie des religions primitives (239). A cette époque, un objet d’études donné avait tendance à rassembler les intellectuels dans un débat multidisciplinaire fécond et parfois passionné, alors qu’aujourd’hui le cloisonnement disciplinaire sévit, tendant à multiplier les « chasses gardées » et à entraver les projets interdisciplinaires ou transdisciplinaires. Un sociologue allemand, Ferdinand TÖNNIES (1855-1936) était parvenu à des conclusions proches de celles de DUMÉZIL concernant la prééminence de l’autorité sacerdotale sur les autres dans les sociétés holistiques. Dans celles-ci - qu’il appelle « communauté » (« Gemeinschaft »), par opposition à « société » (« Gesellchaft ») - l’autorité sacerdotale incarne la dignité de la sagesse, généralement liée aux croyances religieuses ou assimilables (mythiques, sacrées), parallèlement à l’autorité paternelle qui tend à devenir celle du prince dans l’autorité ducale », liée à la dignité de la force, et à l’autorité judiciaire, qui reflète la dignité de l’âge et qui est nécessaire pour que l’autorité ducale puisse remplir son office dans la lutte commune du clan contre les ennemis de la communauté. A la limite, c’est la figure paternelle, éventuellement chef de clan, qui peut concentrer ces trois autorités ou dignités. Cet auteur décrit en définitive, en utilisant une terminologie différente, le positionnement du Droit entre les deux premières fonctions duméziliennes, la troisième étant implicite (240). Mais la dichotomie communauté/société demeure à un niveau relatif et ne doit pas être considérée comme une succession linéaire dans le temps : même la société la plus individualiste et la plus éloignée en apparence du modèle holistique, comme la nôtre, conserve des traits communautaires. 237 G. DUMÉZIL, op. cit ., p. 36. 238 G. DUMÉZIL, op. cit., p. 229. 239 Mircea ELIADE : La nostalgie des origines, Ed. Gallimard, 1991, p. 33-38. Cet auteur signale par ailleurs (p. 40) que Marcel MAUSS, référence commune à DUMÉZIL et à lui-même, fut autant anthropologue que sociologue. Il affirme aussi sa préférence pour l’école allemande de sociologie de la religion, dont Max WEBER fit partie. Il observe enfin (p. 207-209) une convergence de base entre DURKHEIM et MAUSS dans une publication commune en 1902 sur une origine purement sociale de la religion, avant que ces deux auteurs ne prennent des chemins divergents. 240 Ferdinand TÖNNIES : Communauté et société (in : La société ; les plus grands textes d’Auguste Comte et Emile Durkheim à Claude Levi-Strauss, préface d’Edgar MORIN, Le Nouvel Observateur & CNRS Editions, 2011, p. 137-143). Ce texte a deux versions différentes : une de 1887, sous titrée « Traité sur le communisme et le socialisme comme formes culturelles existantes », et une autre de 1912, plus ample et sous-titrée « Catégories fondamentales de la sociologie pure », qui est celle de cette publication. Le sous-titre de la première version montre le fort impact des idées révolutionnaires socialistes à l’époque, mais TÖNNIES oppose le « communisme » (primitif), époque de la « communauté » au « socialisme » , époque de la « société », n’employant pas ces termes dans leur acception politique habituelle.

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3.2.1. LE CHAMP COMMUN DU DROIT ET DE LA SOCIOLOGIE : LES « NORMES » Comme ils ont pu procéder avec le fait social religieux, les sociologues du XXème siècle sont naturellement amenés à s’intéresser au monde du Droit en tant que phénomène social, mais surtout en tant que système technique incontournable dans la régulation générale : on peut ignorer le religieux sans risque dans un véritable Etat de droit, mais on ne peut faire de même avec le juridique, sous peine de s’égarer gravement et rapidement dans l’analyse. Au sens le plus large, la norme sociale ne se confond pas avec la norme juridique (la règle de droit), elle l’englobe en puisant d’abord ses sources dans la sphère religieuse et philosophique (première fonction), pour se développer ensuite dans la sphère de la souveraineté (fonction juridique et judiciaire du souverain, deuxième fonction), et enfin dans la troisième fonction technico-économique. Les juristes d’aujourd’hui emploient le terme « norme » dans deux sens : synonyme de « règle » (241) (on opposera dans l’étude d’une loi nouvelle les « dispositions normatives » aux « dispositions proclamatoires », par exemple), et dans le sens restreint de la norme technique (NF, EN, ISO...), source de droit à caractère indicatif. Pour les sociologues, la règle de droit est une forme particulière de norme sociale, ce qui peut les amener à s’interroger sur la formation de la règle de droit et la manière dont son application est vécue par les groupes sociaux de toute sorte (délinquance et criminalité, rejet, élaboration de systèmes juridiques parallèles...) (242). Aujourd’hui comme hier, ces échanges entre juristes et sociologues sont fréquents et constructifs : les sociologues ont besoin de comprendre le fonctionnement de l’ordre juridique à un moment donné et en un lieu donné, les juristes ont besoin de comprendre « pourquoi ça ne marche pas » au même moment et au même lieu. Ainsi, TÖNNIES a été fortement influencé par les travaux de Henry SUMNER MAINE (1822-1888), juriste et anthropologue/sociologue britannique, qui a étudié les sociétés anciennes de ce double point de vue ; cet auteur, assez conservateur sur le plan politique, déplorait le passage d’une société (communautaire) basée sur le « statut » à une société (individualiste) basée sur le « contrat », et mit en évidence la grande différenciation des règles des sociétés humaines entre le lien du sang et le lien du sol (243), ainsi que trois stades dans l’évolution des modes de gouvernance des sociétés : tribal, universel et territorial. Le doyen CARBONNIER, grand professeur de Droit Civil et auteur de manuels de référence pour des générations de « civilistes », est de ceux-là : en sous titrant « Pour une sociologie du 241 En latin, « norma » = équerre (maîtrise de l’angle droit pour l’architecture), et « regula » = règle (maîtrise du trait droit pour celle-ci ainsi que pour le parcellaire agraire, ce qui facilite la mesure de la superficie). Avant l’invention de l’angle droit (importance pratique du théorème de Thalès !), c’est le cercle (ou l’ellipse) et la sphère qui dominaient l’architecture. La coexistence de l’équerre et du compas dans les symboles franc-maçonniques illustre cette continuité historique de l’architecture universelle, au sens exotérique et ésotérique. 242 On peut citer l’ouvrage de Howard BECKER : Outsiders, Métailié, 1985 (original : 1963 aux Etats-Unis). Il s’agit des « déviants », qui peuvent être soit dans l’illégalité (fumeurs de cannabis), soit dans la légalité mais « mal vus » (musiciens et danseurs de jazz). La distanciation sociologique implique de ne pas s’arrêter aux catégories juridiques pour analyser la « déviance ». 243 Cette problématique du « sang » (le lien biologique et social familial) et du « sol » (le lien de voisinage et celui de l’entité territoriale sociopolitique commune) est au centre des choix des Etats-nations sur l’attribution de la nationalité aux personnes physiques, mais aussi, par exemple, des choix juridiques nationaux sur la question de la maternité de substitution (contrat de gestation pour autrui, « mères porteuses ») : ainsi la Cour de Cassation refuse t’elle à des parents français la filiation biologique d’enfants nés aux Etats-Unis d’une « mère porteuse », le contrat de gestation pour autrui étant nul selon l’article 16-7 du Code Civil.

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droit sans rigueur » son recueil d’articles dispersés intitulé « Flexible droit » (244), ce juriste entend par là montrer son respect et son intérêt pour l’autre discipline, et préciser que ses réflexions ne revêtent pas la rigueur méthodologique qui est celle des sociologues. Ayant entrepris de faire de la sociologie sans pour autant faire le sociologue, il reprend les réflexions de Henri LÉVY-BRUHL (245) pour apporter aux sociologues et aux esprits curieux en général ses connaissances. Fils du sociologue Lucien LÉVY-BRUHL, H. LÉVY-BRUHL (1884-1964) était lui aussi un juriste devenu sociologue, mais dans une mesure plus importante que J. CARBONNIER, et non sans ressemblance avec l’itinéraire de Max WEBER. J. CARBONNIER reprend et illustre les deux « théorèmes fondamentaux de sociologie juridique» formulés par H. LÉVY-BRUHL (246) : 1) Premier théorème : le Droit est plus grand que les sources formelles du Droit ; exemples (enrichis par nous-même) : les systèmes de régulation parallèles et non officiels (règles des jeux d’enfant, les règles des jeux d’argent et de hasard non officiels, « jurys d’honneur », duels arbitrés par des « témoins », « tribunaux » des organisations parallèles (paramilitaires, mafieuses...), « crimes d’honneur » et mutilations sexuelles au détriment des femmes dans certains pays islamiques, « code pachtoune » régissant pour l’essentiel la vie d’un peuple réparti sur le Pakistan et l’Afghanistan et souvent contraire aux lois officielles de ces deux pays... 2) Second théorème : le Droit est plus petit que l’ensemble des relations entre les hommes ; exemples : influence de la morale dominante du lieu et du moment sur les comportements humains, « règles » de politesse et de bonnes manières, services rendus entre amis, exercice collectif de croyances religieuses... Dans un opuscule plus récent, J. CARBONNIER rappelle cette « loi fondamentale » des sciences humaines: « Le droit n’est pas seul à régler, rythmer la vie de la société, à imposer aux hommes en société une certaine unité de conduite. L’individu est enserré dans plusieurs réseaux de normes. Le droit en est un, non pas le seul, ni toujours le plus efficace. On distingue communément le droit et les moeurs. Mais le concept de moeurs recouvre lui-même des réalités diverses : les règles de cérémonial, de politesse, d’honneur, de langage, d’hygiène, voire la manière de s’asseoir ou de se coucher, etc., tout cela qui a l’air insignifiant est réglé par la société globale (quelquefois par le milieu particulier)» (247). Il n’en reste pas moins que le Droit constitue un ensemble de normes dont la transgression a généralement des conséquences plus effectives que celle des normes non juridiques. Plus récemment, d’autres sociologues ont étudié la place des mécanismes juridiques dans la société. Pierre BOURDIEU (1930-2002) met en exergue la « force du Droit », qui dérive notamment de l’adaptabilité du langage des juristes, mélange subtil de langage ordinaire et de langage spécialisé, à toute nouveauté appréhendée par le Droit (248). Mais certains sociologues vont plus loin et enrichissent leurs travaux en s’immergeant dans le monde clos et élitiste des juristes. Ainsi Bruno LATOUR, alors professeur de Sociologie à MinesParisTech, a obtenu un statut d’observateur pendant plusieurs mois à la Section du contentieux du 244 Cf. note 3. 245 Henri LÉVY-BRUHL : Sociologie du droit. Que sais-je ? n° 951. 246 J. CARBONNIER, op. cit., p. 11-24 (« Hypothèses fondamentales pour une sociologie théorique du droit »). 247 Jean CARBONNIER : Droit et passion du droit sous la Vème République - Flammarion/Champs Essais n° 819, 2010, p. 114. 248 Pierre BOURDIEU : La force du Droit. Eléments pour une sociologie du champ juridique ; Actes de la recherche en Sciences sociales, 1986, 64 ; p. 3-19. Ses considérations sur le Droit sont jugées incohérentes par A. SUPIOT, à partir de citations coupées de leur contexte toutefois (op. cit., p. 120-121)

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Conseil d’Etat, et a rendu compte de la « fabrique du Droit Administratif » par la juridiction suprême de cette branche du Droit dans un ouvrage, en respectant le secret des délibérations (249). Sa lecture est enrichissante pour les juristes « publicistes », qui étudient la jurisprudence du Conseil d’Etat, ses « oracles sibyllins » et ses « mystères », mais elle l’est tout autant pour les ingénieurs qui doivent se garder de sa censure pour la mise en oeuvre de leurs projets qui prennent la forme de l’acte administratif unilatéral. Par ailleurs, la sociologue Dominique SCHNAPPER a rendu compte de son expérience de juge constitutionnel après la fin de son mandat (250).

3.2.2. L’OUVERTURE SOCIOLOGIQUE CHEZ LES JURISTES Au début du XXème siècle, le Droit Public français se stabilise sur le plan académique et doctrinal, et les grands professeurs du moment s’efforcent de construire un système cohérent en matière d’articulation du Droit Administratif, qui se développe à partir de 1870, et du Droit Constitutionnel (lois constitutionnelles de 1875 caractérisant le régime politique de la IIIème République), qui est directement issu du processus historique de 1789 et de ses suites. Deux de ces professeurs de Droit Public vont émerger et faire oeuvre durable dans un contexte de rivalité certaine : Maurice HAURIOU (1856-1929), professeur à l’Université de Toulouse, et Léon DUGUIT (1859-1928), professeur à l’Université de Bordeaux. Ce sont des références bibliographiques largement citées encore aujourd’hui dans les publications doctrinales et dans les colloques des juristes « publicistes ». HAURIOU construit son système doctrinal autour du concept de « puissance publique », c’est-à-dire l’ensemble des prérogatives de l’Etat et d’autres personnes publiques face aux intérêts privés, soit l’avatar de l’imperium romain via la souveraineté des premiers « politistes »). De son côté, DUGUIT échafaude le sien autour du concept - ultra-moderne à l’époque - de « service public », issu de la jurisprudence du Tribunal des Conflits (décision « Blanco » de 1873). HAURIOU était donc très classique, solide et peu innovant, et considérait comme un « anarchiste de la chaire » DUGUIT, qui se permettait de critiquer fortement (« déconstruire », pourrait-on dire) des concepts de base tels que la personnalité morale ou les droits subjectifs (251). En mettant le service public et ses prestations matérielles et immatérielles au service des citoyens/administrés au centre de son système, DUGUIT faisait ressortir son affinité avec la Sociologie, en particulier avec la pensée de DURKHEIM, avec lequel il avait beaucoup échangé (252), alors qu’HAURIOU se situait dans la perspective classique de l’imperium républicain élitiste. En remettant en cause l’Etat en tant que personne morale et en qualifiant la souveraineté de l’Etat (« puissance publique ») de simple croyance, DUGUIT en arrivait à considérer que la « norme sociale » précède nécessairement la « norme juridique », ce qui revient à dire que le Droit est essentiellement un « fait social ». En « jetant par dessus bord » (selon ses propres termes) les droits subjectifs, DUGUIT amène avant l’heure la critique de l’individualisme

249 Bruno LATOUR : La fabrique du Droit ; une ethnographie du Conseil d’Etat - Ed. La Découverte, 2002. 250 Dominique SCHNAPPER : Une sociologue au Conseil Constitutionnel - Ed. Gallimard, 2010. 251 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 36-41. L’auteur montre bien l’opposition doctrinale entre DUGUIT et HAURIOU, mais aussi quelques points communs. 252 J. CARBONNIER, op. cit., p. 109. Les deux grands professeurs s’étaient en effet côtoyés à l’Université de Bordeaux. Ce qu’il est convenu d’appeler « l’effet cantine » ne date pas d’aujourd’hui.

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méthodologique dans le domaine des SESG d’aujourd’hui (253) ; il accorde une importance fondamentale à deux sentiments collectifs créateurs de cette norme sociale : celui de la sociabilité (volonté que soit sanctionné tout acte attentatoire à la solidarité sociale) et celui de la justice (volonté de faire respecter le principe d’égalité, principe fondamental du Droit Public). L’influence de DURKHEIM et de sa vision d’une société solidaire et cohérente non dénuée de sévérité ou d’exigence morale est ici manifeste. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que DUGUIT ait repris d’A. COMTE l’idée que la propriété privée avait une fonction sociale, aux fins de l’harmoniser avec la propriété publique - sociale par hypothèse - pour l’administration du territoire. Cette idée devait lui attirer les foudres de T. ROTHE, jusnaturaliste farouchement « antisocialiste », au sens large du terme et non au sens étroit de ce vaste courant politique émergeant au XIXème siècle : « C’est là (cette théorie de DUGUIT, NdA) une nouvelle forme de la socialisation de l’homme rejetée par nous au tome premier (...), forme que nous avons déjà visée dans le présent volume à propos de la propriété de l’homme sur lui-même car de cette interdépendance sociale on fait en doctrine une dépendance absolue. Indiquer cette solidarité comme une cause d’obligation entre les hommes n’est certes pas faux, mais on a tort de la présenter comme unique et fondamentale. C’est fermer les yeux à l’évidence non seulement de la respectabilité de l’individu ou de la personnalité humaine (...), mais surtout de notre subordination à Dieu notre Auteur, et les ouvrir sur une cause nulle en soi d’obligation » (254). Cette filiation de COMTE à DUGUIT en passant par DURKHEIM n’a pas échappé au doyen CARBONNIER : « D’Auguste COMTE, qui redécouvrit la société en inventant la sociologie, vint une formule choc : l’homme n’a d’autre droit que d’accomplir toujours son devoir. La constitution de la Seconde République, en 1848, n’hésita pas à énumérer les devoirs du citoyen. Sur cette ligne de pensée, au début de notre siècle, Léon DUGUIT - un grand nom du droit constitutionnel - nia carrément la notion de droit subjectif et se fit fort de reconstruire sans elle tour le système juridique : le droit objectif distribue, attribue des compétences aux intérêts individuels et collectifs » (255). En retour, les travaux de DUGUIT influenceront des sociologues du Droit, notamment Georges GURVITCH (1894-1965), auquel le doyen CARBONNIER se réfère volontiers (256). G. GURVITCH incarne une tradition sociologique dite « structurale », différente de celle de DURKHEIM : il faut entendre par là qu’elle a été notamment influencée par le marxisme (257). Son remarquable ouvrage de synthèse publié en 1940 (« Eléments de sociologie juridique ») reprend les travaux des principaux sociologues du Droit (WEBER et DURKHEIM), de PASHUKANIS, des juristes-sociologues (DUGUIT, HAURIOU, CARBONNIER...), des « précurseurs et fondateurs de la sociologie juridique » (ARISTOTE, HOBBES, SPINOZA, GROTIUS, LEIBNIZ, MONTESQUIEU...), et d’un grand nombre d’auteurs européens de diverses disciplines (historiens, philosophes...) du XXème siècle peu connus aujourd’hui. Sur le plan méthodologique, cet auteur distingue les couches suivantes pour la Sociologie du Droit : 253 Le droit subjectif est attaché à la personne, physique ou morale, donc à l’individu ou toute entité productrice ou consommatrice (l’agent économique des économistes) ; l’individualisme méthodologique consiste à poser que seul le comportement individuel influence la société, et que tout ce qui est collectif n’a pas d’influence réelle ou n’a pas à être pris en considération. L’Economie est la principale discipline dominée, voire ravagée par cette croyance, alors que la Psychologie et - avec quelques réserves - la Philosophie sont les seules sciences humaines où l’individualisme méthodologique est de rigueur. 254 T. ROTHE, op. cit., p. 434-435. 255 J. CARBONNIER, Droit et passion du droit..., p. 122. 256 J. CARBONNIER, op. cit., p. 18-19, Principales publications de G. GURVITCH à ce sujet : « L’idée de droit social » (1932) ; « L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit » (1935). Et surtout (cf. ci-après): « Eléments de sociologie juridique », Ed. Aubier, 1940 - Rééd. Dalloz, 2012. 257 G. GURVITCH était marxiste et avait participé activement à la Révolution russe de 1917, mais avait quitté la Russie lorsque la dérive autoritaire impulsée par Lénine et Trotsky puis concrétisée par Staline commençait à se révéler.

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- la « sociologie juridique systématique » (ou « microsociologie du droit »), qui étudie le rapport fonctionnel entre la réalité sociale et les « espèces de droit » (qui ne se limitent pas à la production étatique) ; - la « sociologie juridique différentielle », qui se place du point de vue « macrosociologique » (« typologie juridique des groupements particuliers ») et du pluralisme des systèmes juridiques observables au niveau planétaire (« typologie juridique des sociétés globales ») ; - la « sociologie juridique génétique », qui a pour objet « l’étude des régularités tendancielles à l’intérieur de chaque type de systèmes juridiques » ainsi que « l’étude des facteurs de ces régularités et plus généralement de toutes les transformations de la vie du droit ». M. HAURIOU avait été quant à lui influencé par le positivisme ambiant de l’époque, de COMTE à DURKHEIM, mais était inspiré par la doctrine sociale de l’Eglise catholique, sans donner véritablement dans le jusnaturalisme. Il publia des écrits sociologiques qui ont été récemment rassemblés (258). A l’opposé de DUGUIT, qui déclarait ironiquement « n’avoir jamais déjeuné avec une personne morale », HAURIOU développe le concept juridique de personne morale pour l’élargir à celui d’institution, ainsi définie (on dirait plutôt « organisation » aujourd’hui) : « (...) une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ; pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s’organise qui lui procure des organes ; d’autre part, entre les membres du groupe social intéressé à la réalisation de l’idée, il se produit des manifestations de communion dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures. » Un exemple édifiant de dialogue entre les deux disciplines, et d’autres encore, est fourni par un ouvrage collectif de Louis ASSIER-ANDRIEU sur la coutume dans la France rurale du XXème siècle (259). Issu d’une commande du ministère de la Justice, et ouvrage met en oeuvre, outre la Sociologie, l’Anthropologie, l’Histoire sociale, l’Histoire du Droit et le Droit Rural. L’usage, qui constitue la coutume lorsqu’il acquiert une dimension d’intemporalité et d’universalité (dans un contexte territorial donné toutefois, ou dans une aire de civilisation), est d’abord un fait social dans le contexte de la troisième fonction au sens de DUMÉZIL, qui va subir un processus de maturation doctrinale tendant à le transformer en source de droit, sous une condition essentielle : ne pas être contraire à une règle écrite plus récente, ce qui rappelle le rapport entre « equity » et « common law » dans l’histoire du Droit anglais. 3.3. DROIT & ECONOMIE L’Economie en tant que science autonome naît essentiellement au XVIIIème siècle, mais avec quelques éléments précurseurs, notamment dans la Grèce antique: dans la mythologie grecque, l’Economie est soeur de la Justice et de la Paix (260), cette dernière figure pouvant être considérée comme un embryon de la Science politique. Par suite, elle se développe dans le discours philosophique, notamment chez Aristote, qui a aussi écrit sur la politique. Il est

258 Maurice HAURIOU : Ecrits sociologiques (rassemblés par Ronan TEYSSIER), Ed. Dalloz, 2008. Cet ouvrage comporte cinq articles distincts. 259 Louis ASSIER-ANDRIEU (sous la direction de) : Une France coutumière ; enquête sur les « usages locaux » et leur codification. Ed. du CNRS, 1990. Le coordinateur est l’auteur du premier chapitre « Usage local, usage légal : lecture sociologique d’une frontière du droit » (p. 23-41), et du chapitre VII « Le concept d’usage dans la culture juridique, essai d’interprétation » (p. 187-207). Sur la coutume, cf. aussi J. CARBONNIER, op. cit., p. 118-130) (« La genèse de l’obligatoire dans l’apparition de la coutume ») et p. 131-135 « Scolie sur la coutume »). Cf. encore J. GAUDEMET, op. cit., p. 25-63, développements détaillés de l’histoire de la coutume, application du « Temps, naissance du Droit ». 260 Cf. note 42.

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donc pertinent de considérer l’Economie comme une diversification de la Philosophie sociale (261), mais, dans l’optique du paradigme dumézilien, c’est la science qui reflète directement l’apogée historique de la troisième fonction, la fonction productive assurant la reproduction de la société : comprendre et mesurer la production et la distribution des richesses sur des marchés mettant en jeu la monnaie comme équivalent général de toutes marchandises. Certaines de ses écoles anciennes ne sont pas dénuées de liens avec la Science politique émergente (mercantilisme tendant à maximiser le solde positif de la balance commerciale du pays, « bullionisme » tendant à accumuler de l’or au profit de l’Etat). Mais l’Economie est aussi la science qui assure le plénitude de l’individu agissant qui se libère progressivement des tutelles collectives parrainées par les premières et deuxième fonction, l’homo oeconomicus. Lorsque Adam SMITH écrit son célèbre traité sur « La richesse des nations » en prônant le libre-échange en matière de commerce international, il pense plus aux bourgeois commerçants et à toute l’économie induite par leur enrichissement qu’aux souverains et à leur coffre-fort. La qualification d’Economie politique est donc à prendre dans un triple sens, dans la chronologie historique : - elle signifie d’abord que le pouvoir politique doit prêter attention aux lois de l’Economie, au sens large que MONTESQUIEU donnait au concept de « loi », ce qui paraît incontournable à l’heure actuelle, mais qui n’allait pas de soi à l’époque de SMITH ; - elle signifie ensuite que la science économique a vocation à conseiller ce pouvoir dans son exercice de la politique (anglais « politics ») dans l’élaboration de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui - pléonasme - une « politique publique » (anglais « policy ») ; - elle peut et doit être interprétée aussi comme une acceptation du système politique dominant, qui n’est pas une « variable d’ajustement » aux yeux des économistes libéraux, contrairement à la vision qu’ont les juristes de la question... Influencée par la philosophie utilitariste de Jeremy BENTHAM (1748-1832), l’Economie politique classique telle que développée par John Stuart MILL (1806-1873) est a-morale et ne risque donc pas d’interférer avec le Droit qui entretient des rapports étroits avec la Morale sans se confondre avec elle. BENTHAM était aussi un juriste « pénaliste », qui avait bien développé l’analyse coût-bénéfices en matière de sanctions pénales venant contrecarrer les effets de certains plaisirs (262). On peut voir en lui un précurseur de l’ « Etat gendarme » ou « Etat minimum » préconisé par les économistes libéraux purs et durs, tels que Friedrich von HAYEK (cf. ci-dessous). Par ailleurs, l’Economie politique devient au cours du XIXème siècle une « science positive » au sens d’A. COMTE, en s’efforçant de raisonner selon la méthode scientifique généraliste de Claude BERNARD d’une part, et en ayant recours à la modélisation mathématique, ce que le Droit n’a pas encore commencé à faire, d’autre part (263). Mais elle devient aussi progressivement « Economie normative », dans le sens où elle

261 S.-C. KOLM, op. cit., p. 19. 262 En tant que « pénaliste », BENTHAM s’intéressa à la criminologie ainsi qu’à son traitement par le système pénitentiaire, et fut un précurseur des prisons modernes où les détenus sont surveillés sans savoir par qui et s’ils le sont ou non : système dit « Panoptique », que le romancier George ORWELL requalifiera en « Big Brother » au XXème siècle dans son ouvrage « 1984 », compte tenu des évolutions technologiques. 263 Si l’on excepte les équations simplistes de MARX dans « Le Capital », ce sont Antonin-Auguste COURNOT (1801-1877) puis Léon WALRAS (1834-1910), précurseurs de l’Economie quantitative, qui s’est considérablement développées depuis lors, fournissant une présomption (très réfragable) de scientificité aux travaux des économistes contemporains. A noter qu’HAYEK devait marquer sa distance avec cette vogue de l’Economie quantitative dans son discours de réception du Prix de la Banque royale de Suède pour l’Economie, improprement dénommé « Prix Nobel d’Economie » : "...what looks superficially like the most scientific procedure is often the most unscientific..." "This way lies charlatanism and worse." F. A. von Hayek - Prize Lecture». Nobelprize.org.15 Apr 2011 ; http://nobelprize.org/nobel_prizes/economics/ laureates/1974/hayek-

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ne préoccupe pas simplement d’expliquer les phénomènes économiques et de s’efforcer de les prédire, mais de préconiser aux Etats souverains ou aux entités supranationales les mesures à prendre ou à éviter : c’est pourquoi on parle aujourd’hui d’Economie publique, expression qui reflète à merveille la prédominance de la troisième fonction dumézilienne sur la deuxième. Une telle rupture avec l’approche positiviste tend un creuser un fossé profond entre l’Economie d’une part et le Droit et la Sociologie d’autre part. A la fin du XIXème siècle et pendant la première moitié du XXème siècle, l’Economie est enseignée comme une matière annexe dans les Facultés de Droit, alors que la Sociologie est déjà adulte et autonome. Par la suite, des Facultés de Sciences économiques et autres se créent. Tout cela a créé des rancoeurs, et la caste des juristes, non dénuée d’arrogance, porte une part de responsabilité dans ce divorce et ce clivage ; cela étant, les juristes sont rarement sectaires et accueillent sans rechigner - positivisme oblige - dans le champ juridique des concepts et mécanismes provenant des autres disciplines du champ des SESG. Ainsi du Droit de la Concurrence, qui est la mise en forme juridique de la théorie des marchés : les pratiques anti-concurrentielles des entreprises font l’objet de mesures de prévention et de répression. Le Droit de l’environnement est fortement influencé par l’Economie de l’environnement, en particulier à travers l’application contrastée et erratique du principe pollueur-payeur (264), l’application de l’évaluation environnementale aux « biens publics » que sont la biodiversité et les « aménités », les quotas d’émission des gaz à effet de serre, l’obligation de procéder à une analyse coût-bénéfices pour les expropriations pour exposition aux risques naturels ou technologiques, etc.. Mais, dans le contexte de la mondialisation, se pose le grave problème de la déconnexion totale entre les accords fondateurs de l’OMC de 1995 et le Droit international de l’environnement, caractérisé par des accords multilatéraux au champ d’application variable ; l’Organe du règlement des différends de l’OMC a les apparences d’une juridiction, alors qu’il est constitué de « panels d’experts » sans aucune légitimité juridique et sans diversité sur le plan de l’approche technico-économique. Encore faut-il observer que l’OMC s’inscrit malgré tout dans le Droit international public dans un domaine nouveau (existence de 4 Traités), alors que rien n’est fait ni ne semble devoir être fait en matière de régulation mondiale des marchés financiers. La question de l’impuissance des Etats face à la régulation sauvage de l’économie ET des politiques économiques nationales ou supranationales (UE notamment) par les marchés financiers a pu montrer l’aveuglement de la plupart des économistes, pour lesquels les marchés sont efficients en toutes circonstances par hypothèse. Jean de MAILLARD, magistrat spécialiste de la délinquance et de la criminalité économique et financière et enseignant à l’IEP de Paris, montre l’aveuglement des économistes analysant les crises graves de la sphère financière internationale depuis 2007 et toujours d’actualité : ils ignorent délibérément le caractère massif des comportements frauduleux des professionnels, qui tendent à détraquer un système dont les règles et normes sont déjà largement à leur avantage, et qui visent à imposer de nouvelles normes qui auront elles aussi vocation à être transgressées (265). A notre sens, cet aveuglement est le produit direct du caractère fantasmagorique de la théorie économique dominante et de l’absence de distanciation de la discipline avec ses objets d’étude, et cette fantasmagorie est elle-même le produit direct de l’empirisme subjectif qui sévit dans la discipline et qui est généralement camouflé derrière l’appareillage trompeur de l’Economie lecture.html. 264 Sur ce point (la non application fréquente de ce principe), le « retour d’expérience » textuel et jurisprudentiel des juristes vers les économistes devrait beaucoup intéresser ces derniers, mais on ne l’observe guère. 265 Jean de MAILLARD : L’arnaque ; la finance au dessus des lois et règles - Gallimard, 2010, p. 216-221.

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quantitative à base mathématique. L’Economie tend donc à cesser d’être une science pour devenir une idéologie, voire une nouvelle religion, mais ce phénomène de dégénérescence suscite des contre-tendances qui commencent à faire parler d’elles. En bonne logique, la jeunesse universitaire qui lit ces lignes ne devrait pas se laisser abuser par les discours fantasmagoriques qu’on lui distille, et, d’un point de vue plus normatif, devrait ne pas se laisser abuser... Un certain nombre d’économistes actuels ou récents ont produit des discours sur le Droit et doivent être connus, à défaut d’être étudiés dans le monde des ingénieurs en formation, et cela d’autant plus que ces auteurs ont souvent développé des compétences autres, telles que la philosophie politique ou sociale (Friedrich von HAYEK, John RAWLS...), voire le Droit lui-même (Ronald DWORKIN). Mais on est loin du potentiel d’un Max WEBER, qui était à la fois sociologue à titre principal, et juriste et économiste à titre accessoire, ou d’un Cornélius CASTORIADIS (philosophe, économiste et juriste). Le plus grand théoricien du libéralisme économique intégral - pour ne pas dire « intégriste » - fut l’autrichien Friedrich von HAYEK (1899-1992), qui a exposé dans son ouvrage majeur « Droit, législation et liberté » sa conception de l’articulation de l’Economie et du Droit : le Droit doit se borner a distribuer des droits de propriété aux agents économiques, et tout a vocation à se passer de la meilleure façon possible dans le meilleur des mondes possibles pour autant que l’Etat ne prétende pas se mêler de justice sociale et de réduction des inégalités socioéconomiques. Sur le plan institutionnel, cet auteur préconise un Etat minimal qui n’édicte pas de règles trop techniques, des lois générales devant malgré tout être adoptées par une assemblée contrôlée étroitement par une Cour constitutionnelle inspirée par une « Grundnorm » (au sens de KELSEN) consistant en ce postulat libéral absolu. HAYEK est donc le fondateur de l’analyse économique du Droit (266), mais aussi un auteur qui tend, de bonne ou de mauvaise foi, à déformer ou falsifier l’histoire de la discipline : il prétend en effet que le système de « common law » anglo-saxon est la continuation authentique du Droit romain (considéré à partir de la codification et des compilations de Justinien), et que le système romano-germanique (« statute law »), qui prévaut notamment en France, serait en quelque sorte déviationniste, alors que c’est l’inverse (267). De façon logique, HAYEK se range dans le camp de l’Ecole du Droit naturel et rejette le positivisme juridique. Les deux autres théoriciens principaux de l’analyse économique du Droit (AED) sont Richard POSNER et Gary BECKER. Inspiré par la philosophie pragmatique à l’honneur aux Etats-Unis, POSNER s’oppose à HAYEK sur la référence au Droit naturel, mais adhère au modèle du « common law » en tant que basé sur la coutume, nécessairement « positive » en économie de marché puisqu’elle émerge spontanément des interactions entre agents économiques, et surtout sur le rôle essentiel du juge et des voies de recours pour trancher les litiges en faisant éventuellement oeuvre prétorienne (création d’une règle de droit dans le silence de la loi). BECKER développe l’idée de POSNER selon laquelle le système juridique aboutit en 266 Thierry KIRAT & Frédéric MARTY : Economie du Droit et de la réglementation - Mémento LMD, Gualino, 2007, p. 22-26. Autres ouvrages sur la même question, d’un professeur d’Economie et de Droit à Mines ParisTech : François LÉVÊQUE, Economie de la réglementation, La Découverte, 2004. 267 C’est la lecture attentive de J. GAUDEMET (op. cit., p. 92-104 : « L’Empereur législateur ») qui nous permet de réfuter cette position de HAYEK. Le rôle essentiel du juge romaniste est bien celui d’appliquer une législation impériale, et accessoirement la coutume praeter legem et secundum legem ; la pratique de rescrit impérial, transposée plus tard dans le royaume d’Angleterre (« writ »), n’a eu ni l’importance ni la portée que HAYEK lui confère. En ce sens, le « common law » est un accident de l’histoire du Droit en Europe, et le modèle romano-germanique est le véritable continuateur du Droit romain, relayé par les trois figures du Pape, de l’Empereur et du Roi (cf. 1.3.4.).

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dernière analyse à fixer un prix à des transactions en dehors des marchés, y compris dans la sphère extra-économique (relations affectives, délinquance et criminalité...). La règle de droit a pour fonction de permettre aux agents économiques rationnels, opportunistes et maximisateurs de l’utilité pour eux-mêmes de respecter ou de transgresser une règle, d’où la possibilité de faire évoluer celle-ci de façon volontariste si elle se révèle inefficace. Tous ces auteurs se situent dans la filiation de l’utilitarisme de BENTHAM. En définitive, « l’homo juridicus est considéré comme un homo œconomicus parfait, purement maximisateur et opportuniste » (268). On distingue trois approches théoriques possibles pour configurer dans l’absolu les relations entre l’Economie et le Droit (269) : - application du positivisme juridique : indépendance du système juridique et préexistence social-historique (270) du Droit: inutilité de l’analyse économique pour juger de l’efficacité d’un système juridique donné (vaste ou restreint), si le manquement à la règle est sanctionné de façon systématique ou suffisamment fréquente ; l’efficience de la règle se confond avec l’efficacité de la règle ; - approche utilitariste : la règle de droit est exogène au système économique mais est intégrée au calcul économique des agents, elle a donc un caractère « performatif », et son efficacité est conditionnée par les résultats de l’analyse micro-économique de son application ; il y a alors dissociation entre efficience et efficacité pour la règle de droit ; - approche institutionnaliste : si l’on fait intervenir le facteur temps, les règles de droit influencent les phénomènes de régularité, de signification et de stratégie dans les actions humaines, en phase avec la sociologie de Max WEBER ; cette approche recherche le dépassement de la problématique efficience vs. efficacité vécue au niveau microéconomique pour la replacer au niveau macroéconomique et sociétal. Aucune de ces trois approches n’est étrangère au juriste faisant preuve d’ouverture interdisciplinaire et ne peut le choquer ou le surprendre. La première constitue l’arrière-plan incontournable fondant la prévalence historique du Droit sur l’Economie et la raison d’être de la caste, la deuxième est particulièrement adaptée à l’étude de la responsabilité civile ou pénale des acteurs ou des agents économiques, et la troisième est pertinente pour les branches fonctionnelles modernes telles que le Droit de la Concurrence ou le Droit de l’Environnement et de l’Urbanisme. Elle ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et, si la première paraît dépassée. Ce qui est au centre des débats sur l’efficacité économique du Droit en ce qui concerne l’orientation générale des règles qu’il édicte, c’est le degré, d’une part, et le contenu de l’intervention publique du législateur et du pouvoir réglementaire dans les affaires privées, d’autre part. Mais les économistes sont unanimes pour reconnaître au législateur le droit, et même le devoir, d’instituer la propriété privée (« ownership ») des biens et de certains droits patrimoniaux, et/ou, de façon plus large, des « droits de propriété » (« property ») que les juristes appréhendent sous la dénomination de « droits d’usage de... » ou de « droit d’accès à... ». Sur ce type le problème, les dialogues interdisciplinaires achoppent souvent sur le

268 Th. KIRAT & F. MARTY, op . cit., p. 16. 269 Th. KIRAT & F. MARTY, op . cit., p. 18-19. 270 Au sens donné à cette qualification par C. CASTORIADIS dans ses ouvrages, notamment « L’institution imaginaire de la société », Seuil, 1975. Cette vision de la prééminence de l’évolution sociopolitique générale dans le processus historique est notamment celle du marxisme, qui a été celle de CASTORIADIS dans sa jeunesse, et sur laquelle il a effectué un bilan mitigé.

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manque de rigueur conceptuelle et terminologique des économistes, qui dissertent et modélisent sur la base de concepts non définis. Cette fascination/obsession des économistes pour la propriété privée des biens en général, et de la terre en particulier, remonte en fait à l’école des Physiocrates du XVIIème siècle, partisans du développement d’une agriculture capitaliste et croyant que seule la terre et ses « fruits naturels » étaient source de valeur. HAYEK n’a fait que la reprendre à son compte en tant que théoricien du libéralisme intégral protégé par un Etat-gendarme fort dont la seule fonction est la surveillance et la répression des manants de tout poil mécontents de leur sort. En tant que porte-parole de l’aristocratie foncière dynamique et d’une partie de la bourgeoisie impliquée dans la propriété rurale qui cherchaient à maximiser leurs revenus, les Physiocrates, tout comme HAYEK plus tard, adhéraient volontiers à l’école du Droit naturel, le législateur étant là pour révéler des lois naturelles préexistantes et non pour en créer de façon artificielle (271). C’est sur ce point que l’on mesure la rupture de l’Economie dominante avec la démarche positiviste qui est celle des juristes et des sociologues : ceux-ci acceptent la possibilité que la terre ne fasse pas l’objet d’une propriété privée à un niveau général, c’est une question de choix social-historique, donc politique. On trouvera en annexe 5 les éléments d’observation et de discussion appropriés sur le caractère prétendument naturel du droit de propriété, lorsqu’il est appliqué au foncier. Reprenant cette idée triviale de la fonction du Droit distributrice de droits de propriété pour les agents économiques (272), Ronald COASE l’a croisée avec la problématique de l’Economie de l’entreprise, donc avec la démarche tendant à connaître et maîtriser les coûts de production ou de distribution dans la Gestion des entreprises. Cet auteur a en conséquence développé sa théorie des coûts de transaction en posant la nécessité d’une distribution préalable des droits de propriété sur les biens arbitrée par le rôle du juge lorsque ces biens font l’objet d’une contestation positive (conflit d’usage) ou négative (allégation de source de pollutions et nuisances) (273). L’AED a toute sa validité pour autant qu’elle se borne à être interdisciplinaire et descriptive, mais non dogmatique et prescriptive : ainsi des élucubrations de la Banque mondiale selon laquelle le « common law » serait plus favorable à la croissance économique que le « statute law » (274). Point n’est besoin de faire des enquêtes approfondies pour comprendre qu’est plus favorable au « business » qu’aux exclus du système - environnement naturel compris - un système minorant l’interventionnisme du législateur, qui peut faire oeuvre sociopolitique en protégeant les faibles, et magnifiant l’autonomie de la volonté des contractants, la « soft law » des bonnes pratiques, des usages et des « conventions » au sens économique du terme, le tout sous le contrôle de juges tout-puissants adhérant volontiers aux idées dominantes ou « reçues »... 271 A. SOBOUL, op. cit., pp. 49-50 & 53-54. 272 Il convient de signaler que les économistes, qui ont rarement le même souci de rigueur que les juristes dans la définition des concepts qu’ils utilisent, qualifient de « droits de propriété » de simples droits d’usage ou d’accès à une ressource. Cette approximation dans la forme reflète souvent des raisonnements qui se veulent logiques mais qui sont très approximatifs. 273 Ronald COASE : La firme, le marché et le Droit - Diderot Editeur, Arts et Sciences, 1997 (1988 pour l’édition étatsunienne). Cet auteur a reçu le prix Nobel d’Economie en 1991 et est le fondateur du « Journal of Law & Economics » . Sous le titre « Le coût du Droit », ont été publié en 2000 (Ed. PUF) deux de ses articles majeurs et un chapitre de l’ouvrage précédent : « Le problème du coût social » (1960), « Notes sur le problème du coût social » (chapitre 6 de l’ouvrage précédent), et « La structure institutionnelle de la production » (1991). 274 Th. KIRAT & F. MARTY, op. cit., p. 171-178.

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Cette démarche a fait l’objet d’un essai brillant en 1985, de la part d’un avocat d’affaires franco-étatsunien (275). Le fond de ces discours est caché, mais décelable : l’économie de marché mondialisée a supplanté les pouvoirs politiques qui restent essentiellement nationaux, parfois supranationaux (Union européenne notamment), mais le Droit, dans ses réalisations issues du processus social-historique, crée une barrière institutionnelle puissante à la subjugation absolue du Politique par l’Economie triomphante et arrogante (276) ; comme il serait « politiquement incorrect » de revendiquer ouvertement le primat de l’Economie sur le Politique, on s’efforce d’y parvenir par des moyens détournés en développant des discours du primat de l’Economie sur le Droit via une conception offensive de l’AED. Non seulement ce discours économiste tourne le dos à l’approche positiviste du Droit, de la Sociologie et de la Science politique, qui implique l’inexistence d’une prééminence quelconque d’une discipline sur une autre, mais il adopte une position que nous pouvons qualifier de « négativisme », voire de « négationnisme », l’objet de la négativité ou de la négation étant tout simplement l’Histoire et l’« institution imaginaire de la société » ou du « social-historique » au sens de CASTORIADIS ; dès lors, le dialogue s’arrête de lui-même, les positions se figent et la suspicion intellectuelle s’installe. C’est un constat largement partagé, y compris par de nombreux économistes, que d’affirmer que l’Economie « mainstream » actuelle tend à devenir « autiste » sur le plan épistémologique (277). Cependant, cette tendance à l’autarcie disciplinaire empreinte d’aveuglement et d’arrogance intellectuelle contraint occasionnellement les économistes à sortir de ce ghetto épistémologique pour résoudre le lancinant problème de la « justice », puisque l’Economie ne peut traiter que de l’efficacité dans un vague but philosophique de « bien-être » général. C’est pourquoi, comme dans le cas de l’invraisemblable battage de ces économistes autour d’un article médiocre du scientifique Garrett HARDIN que nous n’hésitons pas à qualifier de « tragédie des lieux communs » (cf. Annexe 5), ils font souvent faire grand cas des travaux de John RAWLS (278). Cet auteur, qui se réclame de la « philosophie politique », raisonne sur un plan totalement « an-historique » et s’interroge sur les concepts de justice et d’équité en matière économique, en alignant laborieusement et selon une logique subjectiviste plus qu’approximative des considérations empiriques dans un style qui n’est pas sans rappeler celui de COASE. Comme celui-ci, il déploie un raisonnement à prétention universelle sur une base socio-économique et politique limitée sur le plan historique/diachronique (capitalisme libéral, démocratie représentative, omnipotence du juge en système de « common law »...). Cela ne signifie pas bien entendu que les travaux de ces auteurs soient sans intérêt aucun, et ce sont des références incontournables sur le plan académique que les étudiants et élèves-ingénieurs doivent pieusement citer et commenter, mais leur contribution à la culture humaine est plus limitée qu’on veut nous le faire croire.

275 Laurent COHEN-TANUGI : Le droit sans l’Etat ; sur la démocratie en France et en Amérique - PUF, 1985. Problème : il n’y a pas de Droit sans Etat, ni d’Etat sans Droit, même aux Etats-Unis... Cette analyse ne résiste pas à celle de Pierre LEGENDRE, par exemple. 276 Pour mémoire : déconnexion des accords fondateurs de l’OMC de l’ensemble des accords multilatéraux sur l’environnement ainsi que des conventions de l’OIT, « dictature » de fait des agences de notation sur les politiques économiques, impunité des « banksters » créateurs de chaos durable dans l’économie internationale, etc. 277 Cette expression autocritique émane d’un ancien professeur d’Economie rurale à l’ex INAPG (AgroParisTech aujourd’hui), qui avait été expert à la Banque Mondiale. 278 Le principal ouvrage de John RAWLS est « Théorie de la justice », Ed. du Seuil, 1987. Il l’a complété et mis en harmonie avec d’autres travaux dans « La justice comme équité, une reformulation de la Théorie de la justice », Ed. La Découverte, 2010.

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Dans son ouvrage récent intitulé « L’idée de justice », l’économiste indien A. SEN a fourni une analyse fortement critique de la pensée de RAWLS. Il sait gré à celui-ci d’avoir posé que la justice dérivait de l’équité, mais il estime que ses réflexions sur la caractérisation de celle-ci sont insuffisantes en termes de fondements dans la pensée philosophique occidentale. A notre sens, la supériorité de la vision de SEN sur celle de RAWLS sur le même sujet vient tout simplement de ce que cet auteur, d’origine indienne et cultivé en dehors de ses compétences d’économiste, n’a pas subi comme les auteurs étatsuniens incontournables tels que RAWLS l’amnésie relative de l’an-historicisme qui fait des « wasps » (279) un peuple sans histoire, coupé de ses racines indo-européennes, donc sans conscience profonde de l’essence des choses. Il est significatif à cet égard que SEN face référence au début de son ouvrage aux lois de Manou, à la période de l’empire d’Ashoka et aux théories politiques de Kautilya, ainsi qu’à la distinction dans la jurisprudence indienne traditionnelle entre « niti » et « nyaya » pour désigner la « justice » (280). D’une manière générale, les juristes ne voient pas en ces auteurs manifestement survalorisés par les économistes « mainstream » en mal de prothèse épistémologique des interlocuteurs pertinents et crédibles, mais la situation évolue dans le sens d’une certaine complaisance ou d’une certaine résignation. Dans son « Homo juridicus », A. SUPIOT exécute de façon quelque peu discutable RAWLS en quelques lignes de bas de page, en faisant cependant justement observer que cet auteur suppose un fondement contractuel - intrinsèquement faux - à la généralisation d’une approche « utilitariste » pour évaluer la dimension « juste » d’un mécanisme ou d’une politique économique. D’un point de vue qui ne se limite pas à un plaidoyer pro domo, (défense et illustration du Droit en tant que discipline), cet auteur juge sévèrement la dérive actuelle de l’Economie, qu’il assimile à la dérive scientiste classique. Il procède à une critique radicale de l’AED et de toute cette école de pensée étatsunienne, qui en définitive réinvente le jusnaturalisme sous une forme « juréconomique » : « (...) On distribue les droits comme on distribuerait des armes, et ensuite que le meilleur gagne ! Ainsi débité en droits individuels, le Droit disparaît comme bien commun. (...) Le mouvement « Law & Economics », dont la fascination gagne même les Facultés de Droit françaises, généralise ainsi à tout comportement humain l’anthropologie rustique du Droit des contrats, c’est-à-dire la figure de l’homme qui sait ce qu’il veut et ce qui est mieux pour lui. (...) Abandonnant le froc du Droit naturel pour les habits neufs de l’analyse économique, es juristes peuvent continuer de se reposer sur l’idée qu’un ordre mondial transcende les législations nationales, qui doivent s’en faire les instruments. Dans l’orchestration du thème de la « mondialisation », la Science économique a conquis la position magistrale de discours fondateur de l’ordre universel, ne laissant en propre au Droit que la maigre partition des droits de l’Homme » (281). 3.4. DROIT & SCIENCES DE GESTION Les Sciences de Gestion naissent au début du XXème siècle, principalement aux Etats-Unis, dans la mesure où l’Economie de l’époque ne permet pas d’optimiser la fonctionnement des entreprises, devenues grandes et complexes. L’exemple topique est celui de la préconisation de la tarification au coût marginal en concurrence pure et parfaite : à supposer que cette

279 Wasp = «White anglo-saxon protestant ». A savoir la première vague de peuplement d’origine anglaise et écossaise sur la côte est de l’Amérique du nord au XVIème siècle au détriment des Amérindiens autochtones, les Irlandais n’arrivant que bien plus tard avec la grande famine du milieu du XIXème siècle, de même que les Européens originaires d’autres pays (Italiens, Polonais...). A noter que la présence française à la même époque était « diffuse » et plutôt commerciale que colonisatrice. 280 A. SEN, op. cit., p. 18-21, & p. 44-48. Sur Ashoka, cf. ci-dessus 1.2.3.. . « Niti » désigne la justice idéale et abstraite, et « nyaya » la justice empirique et concrète qui peut émaner de l’ordre social existant. Le législateur premier, Manou, crée de multiples « niti » à partir du mythe de Purusha (cf. 1.2.1.). 281 A. SUPIOT, op. cit. , p. 26-27 & 142-146.

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condition soit réalisée, il est impossible en pratique de connaître ce coût marginal, et il est déjà très difficile de connaître le coût moyen des produits vendus sur une période donnée. D’où la nécessité d’agir sur d’autres leviers. Si l’on fait abstraction de l’apport des travaux récents d’Armand HATCHUEL, Professeur à MinesParisTech, on ne dispose guère d’ouvrage de référence sur l’origine et l’évolution des Sciences de Gestion, sans doute parce qu’elles sont plurielles, hétérogènes et évolutives. On renverra sans s’appesantir sur les grands ancêtres du début du XXème siècle que sont le Français Henri FAYOL, l’Américain Frederick TAYLOR pour l’organisation industrielle et l’Australien Elton MAYO pour la gestion des ressources humaines dans les entreprises en général. C’est évidemment un Droit du Travail naissant qui a été confronté à la rudesse de la Technique pour les ouvriers et les employés dans les entreprises. Si l’époque contemporaine est celle de la Technique au sens de Jacques ELLUL, c’est aussi celle du Management. La critique radicale de cet aspect complémentaire de la Technique a été formulée par un autre historien du Droit, Pierre LEGENDRE, formé à l’Ecole des Chartes et considéré lui aussi comme un philosophe et un sociologue. Il s’avère que cette catégorie d’intellectuels – en voie de disparition, dans la mesure où les historiens remplacent de plus en plus les juristes dans cet exercice passionnant – joue un rôle essentiel dans la démystification de ces discours et de ces pratiques souvent dévastatrices pour l’individu et la société. Leur propos vient contredire radicalement le discours convenu et généralisé sur une société mondialisée et en bouleversement permanent : si la première partie de la proposition est juste, le bouleversement permanent du monde n’est qu’un mirage, et, au contraire, nous vivons dans un monde étonnamment stable… « La compétition partage le monde en deux camps. Il y a les gagnants et les perdants. Sous la main de fer du Marché. Mais le marché universel n’est pas un pouvoir aveugle. C’est un assemblage de règles, venu du fond des traditions occidentales et sans cesse perfectionné. Sans les grandes inventions juridiques, sans le contrat et la résolution des conflits par les juges, le Management n’existerait pas. Les conseillers juridiques et les cabinets d’avocats sont les maîtres d’oeuvre de cette construction colossale. Le droit des affaires est la pointe avancée du Management mondial» (282). En tant que technique, le Droit a évidemment vocation à être une Science de gestion, tout comme l’Economie peut l’être aussi, mais toutes les entreprises n’ont pas de direction ou de service dédié au Droit ou à l’Economie. La dimension sociologique de leurs activités est le plus souvent gérée par la direction chargé de la Mercatique (en français courant « Marketing »). Mais, quel que soit le mode d’intégration de la fonction juridique à l’organisation d’une entreprise, chaque fonction de celle-ci comporte nécessairement une dimension juridique plus ou moins importante. La Comptabilité générale est la discipline qui est la plus juridique, puisqu’il existe une législation et une réglementation comptables, largement fixées par des règlements de l’UE reprenant des conventions internationales ; elle interagit fortement avec la fiscalité, le Droit Fiscal étant une branche autonome du Droit Administratif. La Finance doit respecter un certain nombre de dispositions du Code Monétaire et Financier (CMF) et du Code de Commerce. La Gestion des ressources humaines doit respecter le Code du Travail et le Code de la Sécurité Sociale. Le Code de la Consommation concerne les fonctions commerciales et la Mercatique (« Marketing » en franco-globish). La Gestion de production doit respecter le Code du Travail pour les affaires de sécurité et d’hygiène des salariés, mais aussi le Code de 282 Pierre LEGENDRE : Dominium mundi, l’Empire du Management - Ed. Mille et une nuits, 2007, p. 48-49. Il est aussi l’auteur de la préface à l’ouvrage de H.J. BERMAN que nous avons abondamment cité.

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l’Environnement si les activités sont polluantes, etc.. La Stratégie de l’entreprise doit naviguer entre les écueils du Droit de la concurrence et du Droit de la propriété intellectuelle, et s’approprier le Droit de l’Urbanisme et de l’Environnement pour les nouvelles implantations des établissements ou « sites » sur le territoire... Mais, s’il est assez aisé de mesurer la performance financière ou commerciale d’une entreprise, sa « performance juridique » est malaisée à définir. Cependant, si on le rapporte à la fonction stratégique des entreprises et de leurs groupements (« lobbies »), l’influence sur la formation des règles de Droit, ou leur modification substantielle, on a pu voir émerger une « instrumentalisation stratégique du Droit » qui aboutit à l’émergence du concept d’intelligence juridique, (283) parallèlement à l’intelligence économique. Celle-ci est plus ancienne et entretient avec le Droit une relation contrastée (284) : - le Droit favorise l’intelligence économique, qui s’appuie sur de nombreux mécanismes juridiques d’accès légal aux informations destinées à être synthétisées et converties en service marchand apporté au « client » au sens large (en externe ou en interne à l’organisation) ; - le Droit entrave l’intelligence économique en constituant diverses barrières (infractions pénales) à l’accès aux informations souhaitables, pour des raisons d’ordre public. Mais les Sciences de Gestion, qui s’appuient sur le Droit pour exister et se développer, le bousculent et le remettent en question, tout comme les sciences exactes fondamentales et appliquées le font sur les questions bioéthiques. Ce qui est remis en question est à la fois le contenu du Droit, ses règles de fond et ses principes fondamentaux, et la lenteur de ses procédures de modification et d’adaptation des règles existantes, en comparaison du rythme rapide de changement induit par la démarche et les réflexions managériales (285).

283 Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale / MERKATIS : L’intelligence juridique, un nouvel outil stratégique - Economica, Paris, 2004. 284 Thibault du MANOIR de JUAYE : Le Droit de l’intelligence économique - LexisNexis/Litec, 2007. 285 A. MATTELART, op. cit., p. 377-397 (postface à l’édition 2011 de son ouvrage).

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CONCLUSION

La première leçon à tirer de cet exposé nécessairement réducteur est la complémentarité et l’unité dans la diversité des Sciences humaines en général et des SESG en particulier. Unité dans l’objet central et indépassable de la réflexion : le comportement individuel et collectif dans la société. Diversité dans les positionnements épistémologiques et dans les relations de filiation et d’articulation d’une discipline avec une autre. Quelle que soit la date de son entrée en scène dans l’histoire humaine, aucune d’entre elles n’est « meilleure » ou « plus performante » que les autres, mais on aura sans doute au niveau individuel des affinités particulières avec une discipline ou une autre. Toutefois, l’intérêt particulier du Droit est sa primauté historique et l’ouverture d’esprit qu’il suscite nécessairement si l’on s’intéresse à son histoire dans un contexte national ou élargi, tel que celui de l’Union européenne ou de l’aire géographique « anglo-saxonne » du « common law », de l’Islam, etc. Par ailleurs, dans l’exercice de leur métier dans un contexte fréquemment mondialisé et multiculturel, les ingénieurs et managers ont tout intérêt à prendre au sérieux ces éléments de culture générale transdisciplinaire, en s’abstenant d’avoir la témérité de penser que toutes ces considérations « ne servent à rien » pour l’exercice de leur métier. Ainsi, s’agissant plus spécifiquement du Droit, les ingénieurs et managers de ParisTech doivent être conscients de ce vaste et riche contexte historique dans la construction et la gestion de leurs relations avec les juristes, qu’ils soient collègues de travail ou partenaires extérieurs, y compris le cas extrême où l’on a des démêlés avec la justice judiciaire ou administrative. Les juristes restent plus ou moins consciemment attachés à la splendeur historique de la première fonction dumézilienne, qui leur permet encore d’en remontrer concrètement au souverain d’aujourd’hui et à plus forte raison aux composantes influentes de la troisième fonction. D’où notre affirmation selon laquelle les juristes constituent une « caste » : cela va plus loin que le simple « esprit de corps » qui caractérise de nombreuses professions ou fonctions socio-économiques (les grands corps d’ingénieurs, par exemple) ; il y a aussi le sentiment d’appartenir à une élite, au risque de paraître manquer de modestie. Cet aspect élitiste est justifié d’un point de vue pratique : dans certains cas, maîtriser le Droit revient à détenir une arme puissante, voire « de destruction massive » dans certains cas, et le juriste sera alors redouté. De façon plus générale, on consulte un juriste comme on consulte un médecin, ou encore comme on consulte les chefs militaires en temps de crise lorsqu’on exerce le pouvoir politique, alors qu’on ne consulte pas vraiment les « experts » en matière de Sciences économiques et sociales, qui ne détiennent pas de savoir « dur » et nagent dans un empirisme parfois dévastateur qui les rend peu crédibles au niveau collectif : on se contente de leur donner la parole, ou de la leur laisser prendre, et on n’est nullement obligé de prendre leurs propos au sérieux en toute circonstance. A l’opposé, la crédibilité du juge qui sanctionne, de l’autorité indépendante qui régule ou du policier qui arrête et place en garde à vue ne fait guère de doute, même si le sujet n’est pas d’accord avec ce qu’on lui inflige... En ce sens, les juristes ont plus en commun avec les scientifiques des « sciences exactes » sur le plan épistémologique, même si le contenu de leur savoir est très différent ; cela crée une connexion intéressante avec le monde des ingénieurs, lorsque ceux-ci opèrent bien dans leur champ traditionnel de connaissances, ainsi qu’avec celui des chercheurs. Il convient de ne pas oublier non plus que la première fonction dumézilienne, spirituelle et juridique, est aussi celle de la magie. A la limite, on peut considérer l’ordre juridique lui même comme une sorte de « magie temporelle » ou une croyance comme une autre… Si l’on considère les sphères dirigeantes (les prétendues « élites » qui ne sont qu’une oligarchie), on

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croit que l’on va « résoudre » un problème nouveau en créant une règle de droit nouvelle, et l’on s’aperçoit que cela ne change rien, soit parce que corps social y est irréversiblement réfractaire, soit parce qu’il s’agit d’une gesticulation médiatique parmi beaucoup d’autres ; on croit de même que tous les citoyens progressent de façon inéluctable vers la vertu légaliste, individuellement et collectivement, ou plutôt on fait semblant de le croire. A l’instar de la Religion qui prétend guider le cours de la condition humaine au besoin par la contrainte (régimes politiques cléricaux) mais toujours par un discours insistant et récurrent sur la Morale ou l’Ethique, le Droit serait aussi une énorme illusion d’optique tout en constituant un système aux enjeux contraignants très concrets (sanctions, voies d’exécution). C’est en cela que les juristes sont invités aussi à faire preuve de modestie : leur « machine » n’a pas un rendement très élevé, et le « prisme juridique » d’examen des réalités du monde est très déformant. Cependant, c’est un prisme où l’on voit TOUT, et rien n’échappe à l’attention et à la curiosité de la caste des juristes, qui se montrent par voie de conséquence en général capables d’une ouverture d’esprit par rapport aux autres sciences. Au-delà même de la sphère juridique, l’excellence professionnelle de l’ingénieur ou du manager ainsi que leur insertion citoyenne impliquent qu’ils/elles fassent preuve d’humilité et d’ouverture d’esprit dans le vaste domaine des Sciences humaines. ***************************************************************************

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ANNEXE 1 : PORTÉE HISTORIQUE DES CONCEPTS POLITIQUES & JURIDIQUES

DU DROIT ROMAIN (N.B. : les références aux §§ entre parenthèses, en lieu et place des notes de bas de page, renvoient à l’ouvrage de Michel HUMBERT, op. cit.). A) LE RÉGIME POLITIQUE : Res publica, consuls et magistrature L’histoire politique du monde romain se subdivise en trois grandes périodes : la royauté, la république et l’empire, ce dernier étant traditionnellement divisé entre « haut-empire » et « bas-empire ». Les analyses comparatives indo-européennes de Georges DUMÉZIL portent exclusivement sur la période de la royauté, alors que les historiens du Droit et des institutions accordent peu d’importance à celle-ci et se concentrent sur les périodes républicaine et impériale, riches d’enseignement pour comprendre le Moyen Age et la société contemporaine en Europe. Le concept de res publica paraît avoir été inventé par Tacite, au début de ses Annales (1,1). Il illustre le passage de la royauté au régime consulaire, ou encore républicain. Le pouvoir cesse de relever du domaine privé des rois, pour passer dans le domaine public, cela devient donc une affaire publique, la « chose publique » (§ 239). A. RIGAUDIÈRE traduit res publica par « Etat » (op. cit., p. 32), dans l’optique post-romaine qui est la sienne : les affaires publiques s’incarnent dans des institutions, et celles-ci sont régies par des lois, ou à la rigueur par la coutume. Dans son ouvrage majeur « Du contrat social » (Livre II, chapitre 6), ROUSSEAU donne en 1762 la définition contemporaine de la République, qui est compatible avec la vision romaine antique : « J’appelle donc République tout Etat régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seulement l’intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. tout gouvernement légitime est républicain : j’expliquerai ci-après ce que c’est que gouvernement. Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société ». A Rome, la res publica implique en pratique non seulement un processus législatif, mais aussi l’existence de magistrats, ceux qui sont « plus » (magis), par opposition à ceux qui sont « moins » (minus), qui servent (ministres). Les consuls sont les premiers magistrats qui apparaissent en 509 BC (§ 241). D’autres magistrats apparaissent ultérieurement : - les préteurs sont institués en 367 BC lors de la crise institutionnelle de la sécession de la plèbe (cf. ci-dessous, D): ce sont des magistrats judiciaires, en matière civile et pénale ; - les édiles, qui ont la charge de la vie municipale (approvisionnement, police des marchés, organisation des jeux, quelques pouvoirs judiciaires mineurs...) - les questeurs jouent un rôle d’instruction dans les affaires criminelles et ont des pouvoirs financiers (gestion des finances publiques et contrôle des comptes des gouverneurs provinciaux). B) LE POUVOIR : imperator et imperium, auctoritas et potestas, auspicium Lorsqu’il accède au pouvoir en 800, Charlemagne est couronné à Rome par le pape Léon III, qui le qualifie d’Augustus imperator romanus gubernans imperium (Auguste, empereur des Romains, gouvernant l’empire), alors même que les Romains n’existent plus. Les empereurs romains-germaniques qui lui succèdent utilisent le même type de périphrase, et Napoléon Ier

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dira dans sa polémique avec le pape : « Je suis Charlemagne, l’épée de l’Eglise » (cf. note 70). Comment en est-on arrivé là ? L’empire et ses empereurs successifs renvoient naturellement à imperium et imperator, mais ces concepts apparaissent sous la république. L’imperator est avant tout un consul devenu chef de guerre auquel le sénat et le peuple romain (« SPQR » des inscriptions gravées et des insignes militaires portés au combat) confient le pouvoir (potestas), en le revêtant d’une dimension divine lui conférant une autorité spirituelle/magique (auctoritas) (§§ 401-408). Les fondements juridiques du pouvoir impérial romain sont l’imperium proconsulaire, la puissance tribunicienne (lien organique/historique avec le peuple) et l’auctoritas, la potestas consistant en la somme des deux premiers fondements (§§ 414-418). L’imperium confère à l’empereur trois prérogatives : - le pouvoir de commandement militaire (en tant qu’imperator), le simple pouvoir militaire particulier étant celui du chef, ou du général (dux) ; - le pouvoir de proclamer des édits pour l’ensemble de l’empire, c’est-à-dire de légiférer ; - le pouvoir de rendre la justice, sans exclusivité toutefois. La société romaine de la période royale avait été marquée au contraire par une séparation systématique de la potestas (le pouvoir concret) et de l’auctoritas (l’autorité morale) Contrairement à la potestas, l’auctoritas n’apporte aucun pouvoir particulier, mais elle tend à la sanctifier en quelque sorte (286). Mais la potestas dénuée d’auctoritas perd sa légitimité, même si elle produit quelques effets immédiats. La période républicaine est celle de l’imperium consulaire, legs de la période royale. C’est un pouvoir absolu, à la foi civil et militaire, et il s’agit bien ici de potestas ; il doit cependant être entérinée par les « comices curiates », assemblée de tout le peuple, qui traduit symboliquement l’autorisation donnée au consul de solliciter du dieu de la cité la collation de ses pouvoirs par le biais des auspices (auspicium) (§ 224 & §§241-243), et il s’agit bien là d’auctoritas. L’ auspicium est exercé par le pontifex maximus. prêtre qui relève de la première fonction dumézilienne. L’imperium consulaire - et par voie de conséquence l’imperium proconsulaire ultérieur de l’empereur, qui « fait fonction » de consul - a donc un ancrage sacré. Son origine est très ancienne, puisqu’elle est étrusque et antérieure à la fondation de Rome elle-même. Sur le terrain, l’imperium se traduit par la présence d’un nombre variable de licteurs qui portent les faisceaux, symbole du pouvoir, et qui précèdent le titulaire. D) « SPQR » (« senatus populusque romanus ») : peuple, patriciens, plébéiens, sénat, comices Le populus est historiquement la totalité des citoyens de la Cité fondée par Romulus, et inclut donc les patriciens, parmi lesquels se recrutent les consuls et les sénateurs (conscripti). Le sénat (« senatus ») est composé à l’origine des « patres » (les pères, dont dérive le terme patricien), qui sont les descendants des familles royales, puis s’élargit aux « conscripti », qui ne le sont pas (§ 225 & § 247). Les patriciens sont à l’origine les descendants des patres, mais la définition tend à s’élargir par la suite. Jusqu’en 367 BC, seuls les descendants des patres peuvent devenir consuls et sénateurs et assurer l’interrègne en cas de vacance du pouvoir consulaire (§ 249) ; ce dernier mécanisme est une illustration de l’auspicium. Par la suite, il sera d’usage de s’adresser aux sénateurs au mode vocatif en disant « patres conscripti ».

286 A. RIGAUDIÈRE, op. cit., p. 31.

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La plèbe (plebs) est une fraction du populus qui se révolte en 493 BC pour des raisons économiques et fait sécession aux portes de Rome. Ses chefs sont les tribuns, qui sont élus, phénomène nouveau ; cette élection se fait par tribus, et son assemblée (concilia plebis) deviennent ultérieurement les « comices tributes », par analogie avec les « comices centuriates » des patriciens. Ceux-ci consistaient à l’origine en l’assemblée du populus en armes, qui était répartie en centuries ; ce groupe de 100 hommes deviendra l’unité militaire de base des légions romaines. Les comices tribute jouent un rôle effectif et ont des pouvoirs de légitimation des dirigeants. Les tribuns de la plèbe, élus par l’assemblée de la plèbe, ne détiennent pas d’imperium, mais l’auxilium, sorte de droit de veto à caractère général (puissance tribunicienne). Ils détiennent des pouvoirs civils d’ordre politique essentiels, tels que la convocation du Sénat, mais le Sénat s’accapare la puissance tribunicienne à partir du règne de Vespasien, ainsi que l’imperium de la désignation et de l’investiture de l’empereur. Ils exercent aussi une fonction juridictionnelle importante, notamment à l’encontre des anciens consuls qui ont failli à leurs devoirs. E) LA LOI, LA JUSTICE, LE DROIT : lex, jus, jurisdictio, jurisprudentia La loi (lex) est la principale source du Droit (jus). La « loi des XII Tables », gravée à l’intention du public au forum de Rome, concerne le Droit privé et est une conquête de la plèbe face à l’arbitraire consulaire dans l’exercice de la jurisdictio (« dire le droit ») (§ 462). Ce pouvoir juridictionnel (ou judiciaire, puisque les juridictions administratives n’ont pas encore été inventées) est ensuite dispersé entre les comices (centuriates et tributes) pour les affaires pénales, des tribunaux spécialisés (quaestiones), les juges privés pour les affaires civiles et les gouverneurs des provinces. Le rôle du préteur dans la jurisdictio est considérable, mais son rôle est essentiellement procédural. Enfin, le régime impérial qui succède à la République instaure à la fois des juges-fonctionnaires et un tribunal suprême auprès de l’empereur, et confère une fonction juridictionnelle au Sénat pour les affaires graves (§§ 430-433). Sous la République, les lois sont préparées par le Sénat et un consul, et votées par les comices tributes en général (rarement par les comices centuriates), et ce jusqu’au règne d’Auguste, premier empereur ; par la suite, la fonction impériale confisque l’élaboration de la loi à son profit exclusif. Le Sénat joue un rôle consultatif à travers les « sénatus-consultes » destinés aux magistrats qui l’élaborent. Le plébiscite est une loi particulière, adoptée par le concile de la plèbe. Sous l’Empire, on appelle « constitutions impériales » l’ensemble constitué par quatre sources de Droit, qui dérivent de l’imperium et sont empreintes de l’auctoritas (§ 458) : - les édits impériaux, à portée générale ; - les décrets, jugements rendus par l’empereur ou son conseil, mais susceptibles de « faire jurisprudence » ; - les rescrits, réponses écrites à des questions posées par des juges, des fonctionnaires, ou des particuliers ; - les mandats, instructions à caractère administratif adressées aux magistrats et aux fonctionnaires.

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Sous la République, c’est d’abord le consul qui détient le pouvoir judiciaire à titre principal, au titre de l’imperium. A partir de 367 BC, le préteur devient le magistrat (au sens actuel du terme) à titre principal, mais il ne fait qu’organiser le procès, après avoir affiché à son entrée en fonction sur un tableau peint en blanc (album) un édit qui énumère les actions en justice qui sont ouvertes pour les justiciables (§§ 454-457). C’est de cette variabilité dans le temps des solutions potentielles que viennent les expressions « créations prétoriennes » ou « droit prétorien » pour désigner à l’heure actuelle les innovations jurisprudentielles en l’absence de texte applicable, dans toutes les branches traditionnelles du Droit à l’exception du Droit Pénal. Le juge qui tranche le litige sur cette base de recevabilité est privé et désigné par les parties, équivalent des arbitres ultérieurs. Le rôle des juristes consiste à étudier tout cela, dans la durée ; ils rédigent des traités et enseignent. La science du Droit est dite jurisprudentia. Le terme est donc à l’origine plutôt synonyme de doctrine que de jurisprudence, si l’on considère le sens actuel de ces termes. Mais jurisprudentia désigne aussi l’activité de consultation, de conseil juridique ; autonome sous la République, cette fonction est absorbée par le conseil impérial et le système des rescrits. F) IMPACT HISTORIQUE DU SYSTÈME JURIDIQUE ET INSTITUTIONNEL ROMAIN EN EUROPE Le Droit Civil du modèle continental (France et Allemagne principalement) dérive du Droit romain, qui a aussi influencé le modèle du « common law » ; celui-ci s’est largement constitué à partir de la technique du rescrit émanant du roi d’Angleterre. Certains concepts du Droit Civil sont des termes francisés directement à partir du latin : dol, usucapion, usufruit... La distinction opérationnelle de la possession et de la propriété et son corollaire, la protection possessoire, est le fruit de l’imperium prétorien (§ 494). La loi des XII Tables consacre l’existence d’un droit écrit, accessible à tous en principe, et a pour conséquence l’adage Nemo censetur ignorare legem, facteur de sécurité juridique générale, donc de civilisation. Sur le plan institutionnel, la République romaine inaugure le vote populaire des comices, qui était toutefois déjà présent à Athènes. Plus tard, dans la société médiévale, les canonistes débattront à l’infini pour savoir si le pouvoir royal, dérivé du pouvoir impérial, procède de Dieu (qui « le veut ») ou du peuple (287). En 1789, la souveraineté populaire trouvera un nouveau fondement mystique dans la Nation, liée à la notion de patrie (là où l’on naît, sur le territoire des pères) : « La Nation, le Roi, la Loi » fut la devise de la République jusqu’au régicide de 1793.

287 J. GAUDEMET, op. cit., p. 170-172.

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ANNEXE 2 : CONCEPTS FONDAMENTAUX DU DROIT MUSULMAN

Dans les sourates dites du troisième groupe, Mahomet avait ébauché l’esquisse d’un Etat islamique (288). Cela fut mis en oeuvre dans le système du califat (ou « khalifat »), dans lequel le souverain exerce aussi une fonction de direction spirituelle, quoique éclairée par les docteurs de la foi. Ce système, propre à l’Islam sunnite (mais non chi’ite), s’étend progressivement aux VIIIème et IXème siècle de l’Arabie jusqu’à l’Afghanistan et à la Chine occidentale, ainsi qu’au Maghreb (appelé alors Berbérie), puis en Espagne (289). La « charia » se confond donc dans une large mesure avec la loi du souverain, et cette situation perdure aujourd’hui, à des degrés divers, dans les Etats dont l’appartenance territoriale et historique à l’Islam (« dar el Islam ») s’exprime dans la Constitution, ou la tradition constitutionnelle à défaut de texte fondateur. Comme dans les Universités de l’Europe chrétienne, le Droit (« fiqh ») est enseigné dans les écoles religieuses parallèlement à la Théologie coranique. Parmi les grands noms du Droit musulman, on doit citer Averroès (1126-1198), qui était aussi philosophe (très inspiré par Aristote), physicien, astronome et médecin, et qui exerçait la fonction de « cadi » (juge). Averroès s’affronta à une autre grand juriste, Ghazâlî, sur la question de la pertinence de la philosophie : celui-ci la rejetait et faisait une interprétation plus conservatrice du Coran sur le plan de la « charia » (290). Averroès est contemporain du rabbin philosophe Maïmonide (1135-1204), qui présentait le même profil épistémologique pluridisciplinaire que lui, et produisit des travaux sur la « halakha », la loi religieuse propre au judaïsme. Cependant, il semble que, contrairement à l’Islam, le Droit n’a pas vraiment émergé comme discipline distincte de la Théologie dans le judaïsme, probablement parce que les juifs «en diaspora » n’avaient pas d’entités politiques à gérer et étaient sur le plan juridique soumis à l’arbitraire des souverains chrétiens ou musulmans sous l’autorité desquels ils vivaient. Toutefois, dans les deux cas, on a clairement affaire à l’application la plus classique du Droit naturel : les prescriptions juridiques découlent directement des prescriptions religieuses. Le Droit musulman (ou islamique) trouve sa source dans les versets dits « juridiques » ou « législatifs » du Coran, ainsi que dans la « tradition prophétique », c’est-à-dire la doctrine constituée par les énonciations des « docteurs de la foi », ou théologiens. Le théologien s’appelle « mufti » dans la tradition sunnite, et « mollah » dans la tradition chiite ; dans les degrés supérieurs du clergé chiite, le mollah prend le nom d’« hodjatoleslam » et d’« ayatollah ». Les théologiens sont reconnus par leurs pairs, et indépendants (en principe) du pouvoir politique. En revanche, les juges (« cadis ») et les notaires (« adels ») sont nommés par le pouvoir politique et administratif, c’est-à-dire le calife ou ses descendants constitutionnels actuels. Dans l’histoire du Droit musulman (tradition sunnite), on distingue à partir du IIIème siècle de l’Islam (vers l’an 1000) quatre grandes écoles : malékite, hannafite, chafiite et hanbalite. Ces 288 Charles DIEHL & Georges MARÇAIS : Histoire du Moyen-Age, Tome III (Le monde oriental de 395 à 1081), P.U.F., 1936, p. 178-185. 289 Il est mis en application sous une forme moderne et modérée au Maroc, dont le roi est « Commandeur des croyants », et fait par ailleurs l’objet de la revendication islamiste extrémiste (revendication de l’instauration d’un Emirat islamique d’Afghanistan, par exemple). L’émir est un chef militaire qui est en même temps directeur de la prière (imam) et administrateur, ce qui aboutit au même résultat que le califat, mais selon un processus logique (et chronologique) différent ; le calife peut dans les grandes villes déléguer sa fonction juridique aux « cadis » (juges) (Ch. DIEHL & G. MARÇAIS, op. cit., p. 350). 290 Philosophie-Magazine n° 49, mai 2011, p. 73-83.

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écoles se différencient de par leur propension plus ou moins grande à innover en s’éloignant de la lettre du Coran sans trahir sa signification profonde. Les deux premières ont un contenu doctrinal et jurisprudentiel autonome plus prononcé, et sont basées respectivement sur les concepts d’« istislah » (intérêt général bien compris) et d’ « istihsan » (ce que l’on estime être le bien). Les deux autres se réfèrent plus étroitement au Coran et aux « hadiths » (paroles et actions attribuées à Mahomet) et n’admettent pas l’innovation, elles sont plus « traditionnalistes » (291). Ces écoles sont corrélées à des zones géographiques où la religion musulmane est dominante, voire exclusive : - Maghreb et Afrique noire pour l’école malékite ; - Turquie et ancienne zone d’influence de l’empire ottoman (Liban, Syrie, Irak...) pour l’école hanafite ; - Egypte pour l’école chafiite ; - Arabie saoudite et pays voisins pour l’école hanbalite.

291 Le Monde des Religions n_ 31, septembre-octobre 2008.

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ANNEXE 3 : LA FORMATION DE L’ORDRE JURIDIQUE

ET JURIDICTIONNEL FRANÇAIS APRÈS 1789

L’ordre juridictionnel issu de la Révolution française n’est pas sorti du néant, surtout en matière pénale : « La plupart de nos institutions judiciaires n’ont également de moderne que la forme qui les a reconstituées : l’institution du juge d’instruction est née de la procédure extraordinaire par récolements et confrontations qui fut établie en France dans les premières années du XVIème siècle. L’institution du ministère public, sortie au XIVème siècle de la lutte des juridictions royales contre la féodalité, s’est maintenue avec le même caractère, et on pourrait presque ajouter avec les mêmes attributions. Nos juges permanents ne font que continuer, souvent avec la même compétence, les bailliages et sénéchaussées et les cours de parlement. Le jury lui-même, si la définition de ses pouvoirs est nouvelle, prend son origine dans les héliastes d’Athènes, dans les judices jurati des quaestiones perpetuae de Rome, dans les boni homines appelés dans les justices de la première race, dans le concours des vassaux et des hommes de fiefs aux justices seigneuriales, dans la présence des bourgeois dans les assises des communes du XIIème siècle, dans celles des pairs de l’accusé dans les cours féodales. Enfin, dans le Code pénal même, si le système de la pénalité a été renouvelé, l’incrimination qui juge et apprécie la moralité des faits, qui pose les différents degrés de leur moralité, qui recherche et analyse les nuances qui les séparent, cette incrimination, en qui résident toutes les difficultés du droit pénal, a pris la plupart de ses règles, de ses distinctions, de ses appréciations dans les études de nos anciens légistes » (292). Ainsi, les révolutionnaires de 1789 font acte de conservatisme en maintenant le principe de séparation du pouvoir administratif, hérité du pouvoir royal sous l’angle exécutif, et du pouvoir judiciaire, si ce n’est que le nouveau pouvoir judiciaire républicain n’est plus connecté avec le pouvoir royal et ses « lits de justice » : « Ce principe a été posé par l’article 13, titre II, de la loi du 16-24 août 1790, ainsi conçu : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit les opérations des corps administratifs ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ». Cette disposition a été reproduite par la constitution du 3 septembre 1791 (chapitre IV ; section II, article 3, et chapitre V, article 3), par la constitution du 5 fructidor an III, et par la constitution du 22 frimaire an VIII, article 52. C’est à cette disposition que se rattache l’article 127 » (du Code Pénal napoléonien de 1810, cf. ci-dessous) (293). Sur le plan organique, il en résulte le principe de la séparation des fonctions juridictionnelles de Droit Privé et de Droit Public, celles-ci étant héritières des prérogatives judiciaires royales pour les affaires publiques, et celles-là ayant la même origine pour les litiges privés. Par la suite, des juridictions administratives spécialisées sont créées en 1799 : les « conseils de préfecture », qui deviendront les Tribunaux administratifs en 1954, complétés par les Cours administratives d’appel en 1987. Le Conseil d’Etat apparaît aussi en 1799 (voir ci-dessous). Toutefois, les ministres conservent des fonctions juridictionnelles jusqu’en 1889 (294). Par ailleurs, cette loi de 1790 instaure : - pour le Droit Civil : des « juges de paix » au niveau des cantons (prédécesseurs des Tribunaux d’instance), des « tribunaux de district » au niveau de ces subdivisions des nouveaux départements, qui deviendront « tribunaux civils » sous l’Empire et qui prendront l’appellation de « Tribunaux de grande instance » en 1958, date à laquelle les Tribunaux d’instance succèdent aux juges de paix ; 292 Faustin HÉLIE : Préface aux « Leçons de Droit criminel contenant l’explication complète des Codes pénal et d’instruction criminelle » de Joseph-Edouard BOITARD, Ed. Cotillon & Fils (Libraires du Conseil d’Etat), 1872, pp. XI-XII. Le premier était Président de chambre à la Cour de Cassation, et le second professeur à la Faculté de Droit de Paris. Les deux codes commentés sont d’origine napoléonienne (1810 et 1808, cf. ci-dessous) et modifiés au cours du XIXème siècle. 293 J.-E. BOITARD, op. cit., p. 244. 294 Le Conseil d’Etat met fin à ce système dans son arrêt « Cadot » du 13 décembre 1889. Le recours hiérarchique (non contentieux) auprès d’un ministre est la subsistance de cette période dite du « ministre-juge ».

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- pour le Droit Pénal : des « tribunaux de simple police » pour les infractions municipales (futurs Tribunaux de police), des « tribunaux de police correctionnelle » (futurs Tribunaux correctionnels) et des « tribunaux criminels » départementaux (futures Cours d’assises) ; on y observe un retour à la tradition germanique du jury, avec un jury d’accusation, puis un jury de jugement ; - pour ces deux branches traditionnelles du Droit Privé, un « Tribunal de Cassation », mais qui est articulé avec le « Corps législatif », donc l’Assemblée des députés élus au suffrage universel. La Cour de Cassation ne remplace ce Tribunal en tant que juridiction autonome suprême qu’en 1804, sous le régime impérial, alors que le Corps législatif n’est plus élu au suffrage universel. Entre-temps, en effet, le coup d’Etat du 19 brumaire an VIII (9 novembre 1799) amena l’arrivée au pouvoir du général Napoléon Bonaparte, qui établit un régime autoritaire. L’un des instigateurs de l’événement, l’abbé Sieyès, ancien révolutionnaire et pilier du Tiers-Etat en 1789, devient Consul provisoire (avec Bonaparte et un certain Roger Ducos) et prépare une Constitution nouvelle, imposée en définitive par Bonaparte sans vote aucun d’une quelconque assemblée élue. La Constitution du 22 frimaire an VIII disperse le pouvoir législatif entre quatre instances, au profit du Premier Consul, Bonaparte, qui a seul l’initiative des projets de lois. Ceux-ci sont rédigés par le Conseil d’Etat, dont il nomme les membres et qu’il préside, puis discutés au Tribunat, sans possibilité d’amendement, et votés en silence par le Corps législatif après audition des conseillers d’Etat et des tribuns concernés. Les 100 membres du Tribunat et les 300 membres du Corps législatif sont nommés par le Sénat conservateur, organe coopté de 80 membres. Ce Sénat, dont les membres sont nommés à vie et comprennent Sieyès et Ducos, fait aussi fonction de contrôle de constitutionnalité des lois votées par le Corps législatif, et nomme les juges de la Cour de Cassation. Les nouveaux Consuls (le Deuxième Consul Cambacérès, et le Troisième Consul Lebrun) cooptent avec Sieyès et Ducos 31 sénateurs, qui a leur tour cooptent les autres. Cambacérès est juriste et ancien député de la Convention, et Lebrun ancien secrétaire du Chancelier Maupeou sous l’Ancien Régime. Par voie de « sénatus-consultes », le Sénat décide des révisions constitutionnelle : ainsi du passage du Consulat à l’Empire en 1804, après que Bonaparte ait été nommé « Consul à vie » en 1802 au titre d’une nouvelle Constitution, dite « de l’an X ». En 1799, le suffrage universel n’est pas officiellement supprimé, mais il ne sert qu’à désigner les candidats à ces instances (les « notables »), et ce ne sera même pas appliqué. Le Conseil d’Etat est principalement composé de juristes (parmi lesquels Portalis et Tronchet, président de la Cour de Cassation), mais aussi quelques militaires de haut rang et des savants comme Chaptal et Fourcroy, ainsi que Crétet, responsable du corps des ingénieurs des Ponts & chaussées. Il exerce déjà des fonctions consultatives et contentieuses dans les domaines où la Cour de Cassation n’est pas compétente, comme aujourd’hui, et adopte les « règlements d’administration publique », en application des lois (295). Au Sénat, on observe aussi la présence de militaires et de savants (Monge, Lacépède, Laplace, Cabanis...) Préparée par les conseillers d’Etat Cambacérès, Tronchet et Merlin de Douai, la loi du 27 ventôse an VIII (18 mars 1800) réorganise l’ordre juridictionnel issu de la loi de 1790, mais à

295 Ces décrets « portant règlement d’administration publique » subsisteront jusqu’en 1980, date à laquelle ils sont remplacés par les « décrets en Conseil d’Etat ».

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la marge. Elle instaure les « Tribunaux d’Appel », dont les ressorts coïncident approximativement avec ceux des Parlements, et qui deviennent par la suite les Cours d’appel. La période impériale est aussi celle de l’adoption des trois codes concernant les branches traditionnelles du Droit (Droits du Travail et de la Sécurité sociale exclus), ancêtres des codes actuels, et de deux codes de procédure : Code Civil (1804), Code de procédure civile (1806), Code de Commerce (1807), Code d’instruction criminelle (1808) - ancêtre du Code de procédure pénale - et Code Pénal (1810). Le Code Civil est la grande affaire du Premier Consul, puis de l’empereur. Une commission du Conseil d’Etat l’élabore à partir de 1801 : elle est composée de PORTALIS, Cambacérès, Tronchet et Bigot de Préameneu ; Bonaparte vient fréquemment participer en personne aux travaux, jusque tard dans la nuit. Une première révision de ce code initial intervient en 1807, et c’est cette version qui est dénommée « Code Napoléon ». Celui-ci entendait que le code, formellement parfait par hypothèse, se suffise à lui-même, sans commentaires complémentaires de la doctrine universitaire : « un commentaire, mon code est perdu » fut sa réaction lorsqu’on lui présenta les premières analyses doctrinales de l’oeuvre en 1808. Ensuite, Merlin de Douai, Procureur général près la Cour de Cassation, publie par nécessité un « répertoire » de ses réquisitions constituant son interprétation du code, et inaugure ce qu’il est convenu d’appeler l’« Ecole de l’Exégèse ». Par crainte révérencielle de l’ire impériale, les représentants de cette école se bornent à suivre scrupuleusement le plan du code, mais des auteurs ultérieurs (DEMOLOMBE, AUBRY & RAU...) s’en écartent et rédigent des traités académiques (appelés « cours ») qui constituent encore des références pour la doctrine « civiliste » actuelle (296). Enfin, le Ier Empire est celui de l’institution du Droit des finances publiques, comme branche du Droit Public, avec la comptabilité publique : la Cour des Comptes est créée en 1807, mais elle ne contrôle qu’une faible partie des dépenses publiques, l’essentiel restant à la discrétion de l’empereur. La comptabilité publique actuelle, dominée par les principes de séparation des ordonnateurs et des comptables (héritage de l’Ancien Régime depuis le XIVème siècle) et de la responsabilité des comptables publics sur leurs biens propres, a peu évolué depuis cette époque.

296 J. GAUDEMET, op. cit., p. 370-372.

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ANNEXE 4 : Alfred JARRY, visionnaire surréaliste de la Science politique ?

Dans la pièce de théâtre « Ubu Roi », le Père Ubu, voyou absolu et crapule indéfendable, mène implacablement sa stratégie consistant à parvenir au pouvoir par tous les moyens (complot et régicide), s’enrichir par tous les moyens (racket fiscal du peuple, confiscation des biens des nobles), « tuer tout le monde », et « s’en aller », sans que l’on sache vraiment s’il entend vivre de ses rentes ou récidiver compulsivement. Mais il est hautement symbolique que « tuer tout le monde » consiste pour lui à faire « passer à la trappe » et exécuter les magistrats (première fonction dumézilienne) et les nobles (deuxième fonction), sans oublier les « financiers » qui n’approuvent pas sa réforme fiscale, qui accompagne le racket fiscal, et qui ressortent de la troisième fonction pour partie mais aussi de la deuxième (technocrates gérant la sphère de la circulation monétaire). Le programme du Père Ubu pour la magistrature fait figure de précurseur de la tendance à la privatisation des fonctions régaliennes dans une optique ultra-libérale (extrait de l’Acte III, Scène II, d’ « Ubu Roi ») :

PÈRE UBU Je vais d’abord réformer la justice, après quoi nous procéderons aux finances.

PLUSIEURS MAGISTRATS Nous nous opposons à tout changement.

PÈRE UBU Merdre. D’abord, les magistrats ne seront plus payés.

MAGISTRATS Et de quoi vivrons-nous ? Nous sommes pauvres.

PÈRE UBU Vous aurez les amendes que vous prononcerez et les biens des condamnés à mort.

UN MAGISTRAT Horreur.

DEUXIÈME Infamie.

TROISIÈME Scandale

QUATRIÈME Indignité.

TOUS Nous nous refusons à juger dans des conditions pareilles.

PÈRE UBU A la trappe les magistrats ! (Ils se débattent en vain)

MÈRE UBU Eh ! Que fais-tu, Père Ubu ? Qui rendra maintenant la justice ?

PÈRE UBU Tiens ! moi. Tu verras comme ça marchera bien.

MÈRE UBU

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Oui, ce sera du propre. Quant aux paysans (composante productive de la troisième fonction), le Père Ubu ne peut tous les tuer - d’autant plus qu’il est attentif à son approvisionnement alimentaire en tant que gros mangeur - et doit se contenter de leur extorquer le maximum de « Phynance », les tuant économiquement. On observe avec intérêt que le modèle trifonctionnel du Père Ubu comprend cette dernière, mais aussi la « Physique » et... la « Merdre », mot initial de la pièce « Ubu Roi », qui fit scandale à l’époque et provoqua des échauffourées à plusieurs reprises dans les salles. Le « hors caste » assoiffé de domination doit en effet s’appuyer sur ces trois éléments relevant clairement et en bloc de la troisième fonction, et s’incarnant dans une impressionnante panoplie d’artefacts (« crocs à... », « bâtons à... », « sabres à... », « ciseaux à... », etc.), sans oublier la célèbre « machine à décerveler » destinée à réprimer les « rentiers », qui est peut-être la vision prémonitoire de l’abrutissement généralisé devant les écrans, télévisuels ou autres. Telle est la technologie ubuesque, au service exclusif du pouvoir du tyran (297). La « ‘Pataphysique », que le Père Ubu a inventé « parce que le besoin s’en faisait généralement sentir » (298) est essentiellement dérivée de la « Physique ». On sait en effet qu’Alfred JARRY fut lycéen à Rennes et participa avec ses condisciples au « chahut » chronique d’un professeur de physique, M. Hébert. Dans les multiples poèmes ou pièces le concernant et composés par les potaches sur le mode de la dérision, son nom fut transformé en « père Eb », « Ebon », « Ebance », « Ebouille », etc., pour aboutir au « père Ubu » de la geste littéraire définitive bien connue, dont « Ubu Roi » n’est que la pièce principale et la plus célèbre ; on en déduit que M. Hébert dut prononcer en classe une formule du type « la physique est une science qui a été inventée parce que le besoin s’en faisait généralement sentir » . L’emploi de l’adverbe « généralement » laisse entendre qu’il n’y avait pas l’unanimité sur ce point, donc que la ‘Pataphysique a malgré tout des ennemis irréductibles. Si l’on prend la liberté d’articuler la pensée de JARRY avec celle d’ELLUL, on peut considérer que la extension la Physique ubuesque recouvre la Technique, donc la Technoscience en général. Mais celle-ci génère d’importants besoins de financement et implique l’intervention de la « Phynance » - aujourd’hui l’économie monétaire développée jusqu’à l’explosion rampante du système à travers l’installation durable du risque macroprudentiel global/mondial - afin d’aboutir à une situation homéostatique clairement identifiable : la « Merdre » pour quasiment tout le monde dans le monde entier. Ainsi le programme des « banksters » actuels était déjà annoncé dans cette oeuvre géniale, à la portée sous-estimée et généralement limitée à l’expression de l’humour français de la « Belle Epoque », précurseur de celui du mouvement surréaliste.

297 Un programme dérivé du Père Ubu implique encore une triade, que les DUMÉZIL du futur sauront apprécier à sa juste valeur en tant que mythe fondateur de la société de consommation et de l’information (ou médiatique) : « Tudez, décervelez, coupez les oneilles ! ». Toute ressemblance avec la télévision actuelle, non encore inventée à l’époque de JARRY, est pure coïncidence... 298 Adverbe souligné par nous. Son emploi signifie qu’il y avait consensus sur cette invention d’une discipline de synthèse (on a su faire cela dans l’histoire d’AgroParisTech), mais non unanimité. L’apostrophe avant le « P » majuscule est essentielle pour la compréhension profonde du concept.

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ANNEXE 5 : LA QUESTION FONCIERE ENTRE DROIT, ECONOMIE & SCIENCE POLITIQUE PROPRIETE, AGRICULTURE & TERRITOIRE Dans l’Europe médiévale, la propriété privée au sens moderne du terme n’existe pas. On ne peut pas davantage parler de « propriété publique ». L’accès au foncier est dominé par la distinction entre « domaine éminent » et « domaine utile » (299). Le premier relève de l’autorité au seigneur en général, qui peut être le roi dans certains cas, le second est caractérisé par les droits d’usage des individus et des groupes sociaux sur les terres, droits dont le contenu est variable selon les lieux et les caractéristiques du maître du domaine éminent, qu’on ne peut pas qualifier de propriétaire au sens moderne du terme. Mais le tenancier agricole ne l’est pas davantage, et il ne bénéficie pas des droits que les législations actuelles des Etats nations accordent aux locataires. On observe donc en Europe un amas de droits d’usage ou de regard hétéroclites sur le foncier agricole et forestier, mais aussi sur l’eau, les cours d’eau, plans d’eau, et leurs usages (abreuvement animal, irrigation, pêche, moulins...), qui conditionnent largement la vie paysanne. « Le droit féodal se caractérise avant tout par la confusion de la souveraineté et de la propriété. Le seigneur exerce sur les terres et sur les hommes un pouvoir de contrôle de juridiction. Il exerce la police et rend la justice. Comme il exerce son pouvoir sur le pays, le seigneur va faire entrer les rivières sous son autorité. Cette prérogative devient insensiblement proche de la propriété. En fait, ce n’est pas de propriété qu’il faut parler, mais de justice, la justice que le seigneur impose sur la forêt, sur les ponts, sur les chemins, s’exerce aussi sur la rivière. Le contrôle de la rivière s’exerce sur tous ses usages (300). » En France, l’invention et la formalisation du droit de propriété par l’article 544 du Code Civil en 1804 constituent donc une révolution, surtout dans ses applications au foncier : « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Ce droit n’est donc pas absolu, mais il est exclusif. Il implique en pratique le « droit de se clore » (C. Civ., art. 647) (301). Pour les économistes de l’école des Physiocrates, ce système unifié, simple à comprendre et à appliquer, apparaît comme une des conditions du progrès technique et économique en agriculture, dans un contexte où les disettes sont fréquentes. Le nouveau régime politique républicain laisse cependant la possibilité de conserver certains droits collectifs comme la « vaine pâture » (droit de faire paître les troupeaux sur certains espaces n’appartenant pas aux propriétaires des animaux), en fonction du type d’assolement applicable sur le territoire considéré. De même, l’article 542 du Code Civil prévoit la possibilité de laisser aux habitants d’une commune ou d’une section de commune l’usage collectif de « biens communaux » ou « sectionnaux », généralement de la forêt ou des pâturages extensifs ; mais la législation prévoit la possibilité pour la commune de s’en emparer juridiquement et de faire passer ces biens dans le domaine privé communal (302). De même, des « droits d’usage » peuvent exister dans certaines forêts, mais le Code Forestier de 1827 les traque impitoyablement et interdit leur constitution dans les forêts relevant du régime forestier (303). 299 Hélène PAULIAT : Le droit de propriété dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel et du Conseil d’Etat, tome I - PUF, 1994, p. 156-163. 300 Jean-Louis GAZZANIGA, Xavier LARROUY-CASTERA, Philippe MARC, Jean-Paul OURLIAC : Le droit de l’eau - Litec, 2011, §15. 301 Cf. notre cours de socle commun AgroParisTech (sur « Libres Savoirs » de ParisTech) « Introduction générale au Droit », § 2.2.1.1.2.. 302 CGCT, art. L 2421-1 à L 2421-20. 303 CF, art. L 241-1 à L 241-7, L 242-1 à L 242-3.

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La portée socioéconomique du droit de propriété a donné lieu à des controverses constitutionnelles et politiques célèbres au cours de la Révolution française. Si la DDHC de 1789 proclame le caractère naturel du droit de propriété sans le définir, la Déclaration des droits de l’homme de 1793, plus radicale et plus « sociale », dispose que « la propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie », ce qui fut repris par l’article 5 de la Constitution « thermidorienne » de l’an III (1795) impulsée par Boissy d’Anglas, physiocrate discret, sans doute parce que le texte de 1793 restait fort modéré sur ce point. Avant sa liquidation dans le processus de la « Terreur » qu’il avait si bien contribué à alimenter, Robespierre avait proposé sans succès au cours des débats sur la Déclaration de 1793 une conception très différente de la propriété comme institution sociale, aux antipodes du Droit naturel: « la propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi » (304). L’article 544 du Code Civil de 1804, resté inchangé à ce jour, est la traduction législative d’un compromis entre ces deux approches, l’approche thermidorienne restant prédominante. Une contestation radicale de la propriété privée apparut avec la « conjuration des Egaux » : Gracchus Babeuf, qui avait exercé la profession de feudiste au profit de la noblesse (305) et en avait conçu une vive horreur, préconisa la collectivisation du foncier et d’autres biens immobiliers ; ce programme était celui d’une société secrète, la « société des Egaux ». Il fut guillotiné en 1795 suite à la préparation d’un coup d’Etat contre le régime réactionnaire thermidorien, mais une autre membre prééminent de cette société, Buonarroti, survécut et transmis ce programme aux révolutionnaires socialistes de la seconde moitié du XIXème siècle. Depuis lors, la suppression de la propriété privée du sol demeure une constante de tout programme de changement social radical ; elle fut mise en oeuvre notamment par les révolutions russe et chinoise du XXème siècle. Mais cette idée n’a rien de révolutionnaire en elle-même, elle est tout simplement rationnelle: des économistes libéraux du XVIIIème siècle tels que RICARDO ont critiqué comme un investissement improductif et constitutif d’une source de revenus opposée au profit légitime, la rente foncière. Celle-ci se trouve accaparée historiquement par la classe des propriétaires fonciers, mais est distribuée aujourd’hui de façon plus opaque et plus dispersée entre diverses catégories d’agents économiques (banquiers, spéculateurs immobiliers, notaires...). Conscient de son poids énorme pour le développement de l’agriculture moderne et en particulier pour l’installation de jeunes agriculteurs, un ancien ministre de l’Agriculture qui a eu en charge l’agriculture « productiviste » des années 60 a pu proposer de la supprimer progressivement en France (306). On ne s’étonnera donc pas si, même encore aujourd’hui, la doctrine juridique puisse adopter des positions purement idéologiques sur la question du caractère « naturel » du droit de propriété, ces positions anciennes des jusnaturalistes ou des économistes ultra-libéraux tels que HAYEK pouvant revêtir des habits neufs lorsque est invoquée la dimension écologique de ce droit (307).

304 A. SOBOUL, op. cit., pp. 327 & 394. 305 Les feudistes étaient des experts en cadastres anciens (les « terriers ») et dont le travail consistait à justifier le maintien ou le rétablissement des droits féodaux des nobles au détriment de la paysannerie locale. 306 Edgar PISANI : L’utopie foncière - Ed. Gallimard, 1978. 307 Cf. par exemple Joseph HUDAULT : Renaissance écologique de la propriété agricole - Revue de Droit Rural n° 406, oct. 2012, p. 34-37.

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Dans d’autres contrées comme l’Amérique latine, la classe des propriétaires fonciers et la rente foncière n’ont rien de théorique et constituent une des bases de l’oligarchie, avec certains intérêts industriels et financiers. Des groupes et tribus indiens y sont parfois obligés d’acquérir la propriété formelle de ce qu’ils possèdent déjà de façon immémoriale afin de pouvoir vivre en paix face à cette composante de l’oligarchie recourant volontiers à la violence illégale. LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE AGRICOLE ET LE STATUT DU FERMAGE Une des manières de s’accommoder de la propriété et de la rente foncières fut l’aménagement législatif du statut des agriculteurs non propriétaires dans le sens d’une moindre précarité. Ainsi, l’Irlande colonisée sur le plan foncier/agraire fut soumise au régime implacable d’exploitation économique et d’oppression politique de la couronne britannique, qui provoqua dans ce pays la « Grande Famine » au milieu du XIXème siècle suite à l’expansion foudroyante du mildiou de la pomme de terre. Les mouvements de révolte agraire y ont alterné avec les mouvements de révolte politique tout en se combinant à eux (308). La « Land league » irlandaise revendiqua les « 3 F » : - « Fair rent » : un fermage qui ne soit pas exorbitant (« rack rent ») ; - « Free sale » : le droit de transférer la jouissance des terres à d’autres, en particulier aux descendants ; - « Fixity of tenure » : le droit au renouvellement du bail au profit du preneur en place, sauf exception à justifier. Dans un système où prédomine le faire-valoir indirect, la satisfaction de ces revendications conditionne à l’évidence l’efficacité technico-économique de l’agriculture, mais, pour le gouvernement britannique de Gladstone au pouvoir à l’époque, c’était aller trop loin. De plus, il est certain que face à ces imperfections l’accession au droit de propriété moderne a une forte attractivité, comme en matière de logement. Le statut du fermage et du métayage adopté en France en 1945 et son évolution ultérieure jusqu’à ce jour (309) apporte aux fermiers et aux métayers des droits et garanties importants, et favorise leur accession à la propriété au moyen du droit de préemption. D’une manière générale, les ingénieurs du vivant qui sont amenés à travailler sur ces questions relatives au foncier agricole et forestier en Europe, voire dans certaines régions françaises particulières, ont intérêt à intégrer ces dimensions historiques dans leur analyse, en recherchant les sources d’information pertinentes (écrites ou orales, sur le terrain). LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE, UN DROIT « NATUREL » ? Si l’on élargit la réflexion à la dimension planétaire, et même en la limitant à l’Europe, le caractère « naturel » du droit de propriété n’est tout pas simplement pas crédible en termes de « gros bon sens » si l’on considère l’éventail des possibles quant à sa genèse sur le plan historique. L’argument des « terres vierges » a servi à de nombreuses reprises à justifier le colonialisme expropriateur des Européens en Afrique ou en Amérique au détriment des peuples autochtones, auxquels le droit de propriété étaient totalement étranger, mais qui étaient bien « en place » et qui avaient sans doute une autre conception du « Droit naturel » (Aborigènes australiens, Noirs d’Afrique du sud, Indiens d’Amérique du nord...). 308 La Grande Famine divisa par deux la population de l’île ; faute d’état-civil fiable, on ne peut estimer cette énorme diminution que par une fourchette très approximative : entre 1 et 1,5 million d’Irlandais moururent, et autant émigra (P. JOANNON, op. cit., p. 314). 309 CRPM, art. L 411-1 à L 418-5.

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En admettant même que le droit de propriété foncière ait pu être historiquement « naturel » en quelques endroits du globe, on connaît avec certitude et en sens inverse un nombre impressionnant de cas où la propriété privée n’a jamais existé, et non pas seulement au fin fond des forêts équatoriales ou du désert australien. Par exemple, elle n’a aucune existence historique en Corse : l’histoire agraire de l’île, colonie française généralement non reconnue (310), montre que la Corse a connu, avant l’arrivée dévastatrice des administrateurs, juristes et agronomes français au XVIIIème siècle, une « propriété communautaire » aux antipodes de la propriété privée, proche du « communisme primitif » au sens marxiste du terme, et comparable à des systèmes agraires collectivistes de type andin ou asiatique (311). La colonisation politique et administrative française a littéralement imposé son système importé du continent, principalement à travers l’usurpation des biens communaux (312). Cela explique en partie l’émergence d’un mouvement nationaliste violent au cours de la seconde moitié du XXème siècle à partir de conflits fonciers agricoles dans la plaine orientale de l’île (occupation de la cave vinicole d’Aléria et émergence du FLNC en 1976), qui était traditionnellement « a terra di u cumunu », et alors que l’Administration française avait tenté de régler la question de la reconversion agricole de certains rapatriés d’Algérie au détriment de la paysannerie locale en pratiquant une discrimination économique manifeste en matière de politique agricole et en favorisant à la marge une « colonisation de peuplement » dans la plaine orientale. Le caractère prétendument naturel de la propriété privée du sol est « la vérité de l’homme blanc » (313), et rien d’autre. LA « TRAGÉDIE DES LIEUX COMMUNS » Afin d’illustrer le caractère incontournable de la propriété foncière privée, les économistes citent souvent un article d’un écologue scientifique compétent, Garrett HARDIN, sur la « tragédie des communs » (314). Or l’étude attentive de cet article montre que le point de vue de cet auteur n’est pas celui-là ; il explique simplement qu’on n’a le choix qu’entre trois solutions pour gérer un bien foncier susceptible d’usage collectif : soit le privatiser, soit le nationaliser (propriété étatique) en faisant le pari que le propriétaire sera un adepte du développement durable, soit mettre en place ou conserver une gestion collective cohérente et éclairée sur le plan du maintien des équilibres écologiques. L’invocation de cet auteur extérieur par une science économique fonctionnant en circuit fermé a toutes les chances d’être falsificatrice, et nous n’aborderons même pas les insuffisances propres à l’analyse de HARDIN lui-même ; elle montre accessoirement que l’autarcie épistémologique n’est pas tenable et tend à générer la « mauvaise foi intellectuelle » et la désinformation pure et simple. Une réaction salutaire a été la démarche de l’économiste étatsunienne Elinor OSTROM

310 Dominique GRISONI, Wassissi IOPUE, Camille RABIN (sous la direction de) : Ces îles que l’on dit françaises, L’Harmattan, 1988. Actes du colloque international de Lyon de 1987. Contient une modeste et brève « Contribution sur la question agraire » de notre part, p. 129-134 (comparaison historique entre Antilles, Kanaky et Corse). 311 Jean DEFRANCESCHI : Recherches sur la nature et la répartition de la propriété foncière en Corse de la fin de l’Ancien régime jusqu’au milieu du XIXème siècle (2 tomes), Ed. Cyrnos & Méditerranée, 1986. Thèse de doctorat d’Etat soutenue en 1983 au CNRS. 312 J. DEFRANCESCHI, op. cit., Tome 1, p. 201. 313 Patrick SILBERSTEIN :« Colonialisme : tordre le cou à l’hydre de Lerne conceptuelle » (In : D. GRISONI, W. IOPUE, C. RABIN, op. cit., p. 21-24). 314 Garrett HARDIN : The tragedy of the commons, Nature, 13 décembre 1968 (texte original aisément accessible sur Wikipedia). Les « communs » sont des espaces agricoles où les membres d’une communauté rurale disposent de droits d’accès égaux (pâturages, espaces boisés). Les « biens communaux » de l’article 542 du Code Civil appartiennent à cette catégorie.

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(1933-2012), qui a réhabilité la faisabilité de la gestion collective des biens communs - à ne pas confondre avec les biens publics - sur la base d’études de terrain et de travaux interdisciplinaires (315).

315 Elinor OSTROM : La Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles - Ed. De Boeck, 2010. Elle a partagé le « prix Nobel d’Economie » en 2009 avec Oliver WILLIAMSON.