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La conversion sans la religion

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ThéoRèmes3  (2012)Réfléchir les conversions

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Stéphane Madelrieux

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Référence électroniqueStéphane Madelrieux, « La conversion sans la religion », ThéoRèmes [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http://theoremes.revues.org/376 ; DOI : 10.4000/theoremes.376

Éditeur : ThéoRèmeshttp://theoremes.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur :http://theoremes.revues.org/376Document généré automatiquement le 09 mars 2013.© Tous droits réservés

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Stéphane Madelrieux

La conversion sans la religion1 L’intérêt de l’étude du psychologue et philosophe américain William James sur la conversion

religieuse est de nous faire comprendre qu’elle n’a rien d’un miracle, même lorsqu’elleproduit une délivrance inespérée chez un sujet qui n’espérait plus rien. Son approche estnaturaliste en un double sens. D’une part, elle vise à étudier la conversion religieuse commeun phénomène empirique, c’est-à-dire comme un fait qu’on peut étudier selon la méthodeempirique des sciences. D’autre part, elle revient à montrer que la conversion religieuse n’estpas une expérience unique en son genre, spécifiquement religieuse et sans rien de communavec les expériences non-religieuses. La deuxième thèse sur l’objet commande d’ailleurs lapremière sur la méthode : c’est parce que la conversion religieuse obéit à des lois générales del’esprit humain qu’on peut la décrire et tenter de l’expliquer par les méthodes ordinaires de lascience empirique. C’est parce qu’elle est une expérience naturelle, qui n’est pas coupée dureste des expériences humaines, qu’elle peut être décrite et expliquée sans faire intervenir deforces surnaturelles. Pourquoi alors étudier les conversions religieuses plutôt que des cas deconversions non religieuses, si des unes aux autres il y a continuité et non rupture ? L’intérêt estméthodologique : aux yeux de James, les conversions religieuses agissent comme des loupesqui nous permettent de mieux voir, par les formes extrêmes qu’ils prennent alors, les processusnaturels à l’œuvre dans tout esprit humain lorsque l’individu traverse une transformationprofonde de sa vie. C’est pourquoi le sous-titre de son livre, Les variétés de l’expériencereligieuse (1902) où l’on trouve cette étude, est sous-titré « Une étude de la nature humaine » :étude sur la nature humaine, et non sur des phénomènes surnaturels  ; étude sur la naturehumaine en général, et non sur l’homme spécifiquement religieux1.

2 Il ne faut guère pousser l’esprit d’une telle étude au-delà de ce que James a fait pour enconclure à une redéfinition nécessaire de l’expérience religieuse (une conversion naturalistedu concept, voudrait-on dire). Celle-ci n’est pas religieuse parce qu’elle aurait pour causeou pour objet un être surnaturel  ; elle est religieuse parce qu’elle affecte un sujet d’unemanière particulière. C’est ainsi que John Dewey dira, dans Une foi commune (1934),que l’adjectif «  religieux  » devrait désigner un aspect de l’expérience naturelle et nonl’objet d’une expérience surnaturelle. Il proposait ainsi de distinguer le «  religieux  » des« religions » constituées, afin d’« émanciper la qualité religieuse en la débarrassant des scoriesqui l’étouffent ou en limitent la portée, dans la mesure précisément où «  la prétention desreligions à posséder le monopole des idéaux et des moyens surnaturels supposés les favoriserconstitue un obstacle à la réalisation des valeurs proprement religieuses de l’expériencenaturelle  » [Dewey 2011, p. 93 et 1142]. Loin que les religions aient le monopole desexpériences religieuses, elles en seraient le principal obstacle, dans la mesure où ellestransposent indûment et hypostasient ce qui est une qualité observable de l’expérience enune entité supposée être première sur toute expérience. Certes, William James n’est pas alléjusque là, et il faut sans doute dire, ici comme ailleurs, que Dewey a cherché à déborderJames sur sa gauche3. James ménage en effet la possibilité d’une explication surnaturelle desexpériences de conversions religieuses, et son étude psychologique de l’expérience religieuseest bien prise dans un projet philosophique plus vaste visant à montrer expérimentalementl’existence et l’action d’un Dieu dans l’univers [Niehbur 1997]. Mais nous pouvons aisémentsouligner, dégager et même dissocier de ce projet plus général tous les aspects de son étudesur la conversion qui relèvent de l’approche naturaliste déjà indiquée. En bref, je proposede mutiler un peu James pour récupérer les éléments contribuant chez lui à la formationd’une conception naturaliste de l’expérience religieuse. J’avancerai pour cela une distinctionqui n’est pas chez lui et qui s’inspire de celle de Dewey, entre expérience religieuse de laconversion et expérience de la conversion religieuse.

3 Commençons par les exemples. James fonde son enquête non sur des questionnaires, maissur des études de cas, généralement sous forme de confessions et d’autobiographies, qui

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lui semblent particulièrement révélateurs. Dans le premier cycle du livre (conférences I àX), il élabore une sériation subtile des types psychologiques de religion en fonction de cequ’il considère être le plus ou moins grand degré de profondeur religieuse de l’expériencetraversée, le critère étant l’extension et l’intensité du mal dont la conversion délivre [cf.Madelrieux 2008, ch. IX]. La variété des expériences religieuses se trouve ainsi hiérarchiséede la manière suivante  : enthousiasme optimiste de l’esprit sain («  healthy-mindedness  »)pour qui le mal n’est pas réel (Walt Whitman, la Cure Mentale) ; insensibilité ou résignationpessimiste à la réalité du mal (Épicuriens, Stoïciens) ; renaissance de l’âme malade (« sicksoul  ») qui se délivre graduellement et volontairement d’un mal reconnu comme réel etinfectant l’ensemble de l’existence (première forme de la religion des deux-fois-nés ; Tolstoï,Bunyan) ; délivrance brusque et involontaire de l’âme malade lors d’une crise, par remise desoi et appel à une aide surnaturelle immédiate (deuxième forme de la religion des deux-fois-nés  ; John Wesley et le méthodisme, le revivalism en général). Bien que ce classement seveuille purement empirique et qu’il ne suppose pas pour être correct de faire l’hypothèse d’uneintervention réelle de forces surnaturelles, on voit néanmoins que James cherche à concilierscience et religion en ménageant la possibilité d’une telle hypothèse. D’une part, une tellehiérarchisation valorise comme plus profonde les expériences de conversion qui font appelde la part du sujet à une aide surnaturelle (âme malade) plutôt qu’à une simple conversionde son regard sur les choses naturelles (esprit sain4) ; d’autre part, parce qu’elle favorise, ausein de ces secondes expériences, celles qui s’apparentent le plus à des miracles, la délivrancene pouvant s’expliquer par les efforts conscients du sujet. L’explication psychologique de cesdernières expériences, comme des premières, restera bien chez James sur le plan naturel. Ilfera l’hypothèse d’une irruption de l’inconscient dans le champ de conscience pour expliquerces crises et le sentiment qu’a le sujet conscient d’une aide qui lui semble venir du dehors.Mais cette hypothèse, qui se veut scientifique, est également proposée par James dans le butde ne pas exclure la thèse théologique d’une intervention divine réelle – la théologie devantseulement accepter, si elle veut se mettre en règle avec la science, que Dieu insuffle de la forcemorale aux hommes via leur inconscient !

4 Nous pouvons cependant proposer une autre classification des mêmes expériences religieusesque James présente à titre de document dans ces conférences, en accentuant cette foisle caractère naturel des conversions. Trois grands types de conversion pourraient ainsiêtre dégagés. Le premier est bien illustré par le cas de conversion subite au catholicismed’Alphonse Ratisbonne, « un Juif Français libre-penseur » [James 1902/1985, p. 223/183] queJames cite dans sa conférence de conclusion sur la conversion. La scène se passe à Rome en1842 :

Sortant du café, je rencontrai la voiture de Monsieur B. [l’ami prosélyte]. Il s’arrêtaet m’invita pour un tour, mais me demanda d’abord de l’attendre quelques minutespendant qu’il s’occupait d’une affaire à l’église de San Andrea delle Fratte. Aulieu de l’attendre dans la voiture, je pénétrai moi-même dans l’église pour y jeterun coup d’œil. Elle était pauvre, petite et vide, et je crois bien que j’étais seulou presque. Aucune œuvre d’art n’attira mon attention, et je laissai vagabondermon regard sur son intérieur sans être arrêté par aucune pensée particulière. Jepuis seulement me rappeler un chien entièrement noir qui vint trotter puis tournerdevant moi tandis que je flânai. En un instant, le chien avait disparu, l’église touteentière s’était évanouie, je ne voyais plus rien…, ou plutôt, en vérité, je ne vis,ô mon Dieu, qu’une seule chose. […] J’étais là, prostré, à terre, le visage baignéde larmes, le cœur retourné, lorsque M. B. me rappela à la vie. Je ne pouvaisrépondre aux questions qu’il me répétait. Finalement, je pris la médaille que j’avaisautour du cou, et avec toutes les effusions de mon âme, j’embrassai l’image de laVierge, radiante de grâce, qu’elle contenait. Oui, c’était Elle ! C’était Elle ! [cequ’il a vu était une vision de la Vierge]. Je ne savais plus où j’étais. Je ne savaisplus si j’étais Alphonse ou quelqu’un d’autre. Je sentais seulement que j’étaistransformé, je pensais être un autre moi. Au fond de mon âme, je ressenti uneexplosion de joie […] Tout ce que je puis dire, c’est qu’en un instant, le voileest tombé de mes yeux, non un voile d’ailleurs, mais les multiples voiles dans

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lesquels j’avais été éduqué. […] Je sortis d’un sépulcre, de l’abysse des ténèbres,et j’étais vivant, parfaitement vivant. […] Je ne peux mieux dire pour expliquer cechangement qu’en le comparant au sommeil ou par l’analogie avec celui qui estné non-voyant et qui soudain ouvre les yeux sur le monde. […] Tout se passa dansmon for intérieur, et ces impressions, plus rapides que des idées, secouèrent monâme, la retournèrent, et la dirigèrent vers d’autre buts, d’autres directions. [James1902/1985, p. 224-226/184-185].

5 James a raison de voir dans l’expérience de conversion soudaine que relate ainsi Ratisbonneune rupture totale qui, en un instant, sépare la vie ancienne de la vie nouvelle. Le caractèreinvolontaire de la conversion est ici exprimé non seulement par la soudaineté de l’expérience,mais également par son caractère passif  : le sujet subit un processus extraordinaire detransformation de soi, dont il ne semble pas être l’auteur, mais qu’il explique par l’expérienced’une grâce surnaturelle (la vision de la Vierge). Les effets de cette expérience sont, de manièreimmédiate, une grande joie, l’impression d’une compréhension nouvelle et supérieure deschoses (les voiles qui tombent), et la réorientation pratique de sa vie vers d’autres intérêts. Cetype de conversion, dont le modèle classique dans la littérature chrétienne est celle de Paul,est une conversion religieuse, au sens où la conversion amène un non-croyant à adopter unereligion (ou un croyant d’une autre religion à changer de religion). La transformation vécue,voire subie, par le sujet est celle d’une vie non religieuse à une vie religieuse, où la religiondevient un centre d’intérêt permanent sinon central. Ce qui déclenche une telle conversion estune expérience qui, aux dires du sujet, a pour objet une puissance surnaturelle (ici la Vierge).

6 On peut distinguer de ce premier groupe d’expériences, bien illustré dans le livre, d’autresexpériences non moins abondamment citées par James, et dont le cas exemplaire peut êtrecelui de M. S. H. Hadley qui, après sa conversion, s’engagea dans les missions de secoursaux alcooliques :

Un mardi soir, j’étais assis dans un cabaret à Harlem ; je n’étais plus qu’un ivrognesans abri, sans amis, et presque sans vie. J’avais vendu ou engagé tout ce quipouvait me procurer à boire. Je ne pouvais plus dormir, à moins d’être ivre-mort.Il y avait bien des jours que je n’avais rien mangé, et pendant les quatre nuitsprécédentes j’avais souffert depuis minuit jusqu’au matin de delirium tremens.J’avais souvent dit : Je ne serai jamais un vagabond, jamais je ne serai réduit àcette extrémité, car si ce moment vient, je trouverai un asile au fond de la rivière.Comme j’étais assis là, pensif, je crus sentir une grande et puissante présence. Je nesavais pas alors ce que c’était. J’appris plus tard que c’était Jésus, l’ami du pécheur.Je m’avançai vers le comptoir et je donnai dessus un terrible coup de poing quifit vibrer tous les verres. Les gens qui buvaient là, debout, me regardaient avecune curiosité méprisante. Je dis que jamais plus je ne boirai de boissons fortes,dussé-je tomber mort au milieu de la rue ; et vraiment j’avais l’impression queje mourrais avant la fin de la nuit. Quelque chose me dit  : « si tu veux tenir tapromesse, va te faire enfermer ». J’allai au poste de police le plus proche et mefit enfermer. […] Le dimanche matin, en me lavant, je sentis que ce jour allaitdécider de mon sort. Vers le soir l’idée me passa par la tête d’aller à la Missionde Tempérance de Jerry Mac Auley. […] Il se leva, et, au milieu d’un profondsilence, il raconta sa propre expérience. Il y avait chez cet homme une sincéritéqui portait la conviction dans l’esprit, et j’en vis à me dire : « Serait-il possibleque Dieu pût me sauver, moi, tel que je suis ? ». J’écoutai les témoignages devingt-cinq ou trente personnes, toutes sauvées de l’alcool, et je pris la résolutiond’être sauvé ou de mourir immédiatement. Au moment où l’on nous y invita, jeme mis à genoux avec une foule de buveurs. […] Oh ! Quelle bataille se livraitpour ma pauvre âme  ! Une voix bénie me murmurait  : « Viens  !  »  ; le diabledisait « Fais attention ! ». Je n’hésitai qu’un instant, et puis, le cœur brisé, je dis :« Cher Jésus, peux-tu m’aider ? ». Jamais, avec des paroles humaines, je ne pourraidécrire ce moment. Bien que jusque là mon âme eut été remplie des plus noireténèbres, je sentis que le soleil le plus radieux illuminait mon cœur. Je sentis quej’étais un homme libre. Oh ! Quel sentiment précieux de sécurité, de liberté, deconfiance absolue en Jésus ! Je sentis que le Christ, avec toute sa lumière et toute

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sa puissance, était entré dans ma vie ; que véritablement mon passé s’était évanouiet toutes les choses pour moi étaient devenues nouvelles. [James, 1902/1985, p.201-203/166-167]

7 Le témoignage concorde ici avec le précédent : transformation subite de la personnalité, quin’est pas due selon le sujet à son effort personnel puisqu’il se sent au contraire impuissantà se réformer lui-même (même s’il en ressent le besoin urgent), mais à une «  grande etpuissante présence » que le sujet finit par identifier à Jésus. La conversion signe la ruptureentre vie ancienne inférieure et vie nouvelle supérieure, et la réorientation totale du sujet dansune nouvelle conduite. Les sentiments de libération, de joie, de certitude aussi, se retrouventd’un cas à l’autre. Les métaphores du passage des ténèbres aux lumières sont les mêmes ; lareconnaissance de l’ineffabilité de l’expérience également. Ce cas illustre cependant mieux leprocessus général de conversion tel que James le décrit :

être converti, être régénéré, recevoir la grâce, faire l’expérience de la religion,trouver une assurance, sont autant de formules qui dénotent le processus, graduelou soudain, par lequel un moi qui était jusque là divisé, conscient d’aller mal, d’êtreinférieur et malheureux, devient unifié et conscient d’aller bien, d’être supérieuret heureux, à la suite d’une prise de conscience plus forte des réalités religieuses[James 1902/1985, p. 189/157).

8 La condition psychologique d’une conversion est pour James une âme divisée entre plusieurstendances et émotions, tel l’alcoolique tiraillé entre sa compulsion pour la boisson et son désird’arrêter, ou tel le pécheur qui n’arrive pas à surmonter ses tentations tout en les reconnaissantpour ce qu’elles sont (cf. la classique description de la lutte entre les deux volontés chezAugustin). James considère que le champ conscience de l’individu est alors le lieu d’un conflitentre deux moi : un moi actuel et habituel qui occupe le centre du champ de conscience, celuiqui boit ou qui pèche et ne peut s’en empêcher, moi misérable dont il faudrait se déprendrepour aller mieux ; et le moi latent, qui n’est présent dans les marges du champ de consciencequ’à titre d’idéal, moi sobre ou moi saint, dont la seule représentation suffit à faire sentirl’infériorité de l’état présent du sujet. Le désespoir de l’âme malade est fait de cette lutteincessante entre ces deux moi discordants, et du dégoût de soi suite aux chutes répétées dans sapropre infériorité et du sentiment d’impuissance du sujet pour sortir de son moi actuel. Dans cesconditions, la conversion, d’un point de vue psychologique, signe le passage effectif au centredu champ de conscience du moi actuel inférieur au moi idéal supérieur, marquant une rupturedans l’histoire de la personnalité (deuxième naissance). Il y a unification de la personnalité,puisque le nouveau moi, au foyer du champ de conscience, vient harmoniser autour de luil’ensemble des idées, émotions, tendances, du champ de conscience en abolissant l’ancien(réorientation vers d’autres buts et intérêts, et, de manière plus générale, réorganisation de latotalité du champ de conscience).

9 Mais la différence réelle entre le premier et le deuxième cas est que le sujet ne se convertitpas tant à une religion qu’à une vie sobre, la religion étant ici non l’aboutissement maisl’instrument de cette transformation. Certes, ce qui déclenche une telle transformation estencore une expérience qui a pour objet, aux dires du sujet, une puissance surnaturelle (Jésus),quoiqu’il y ait plus de vague au sujet de sa nature, la présence que ressent le sujet ne recevantson nom que rétrospectivement, une fois adoptée l’interprétation du missionnaire. Mais noussommes ici en présence d’un cas mixte, qui peut facilement basculer d’un côté comme del’autre. James fait justement remarquer qu’il y a très peu de théologie doctrinale dans une telleexpérience : seulement l’idée d’une puissance supérieure qui peut venir en aide au momentoù le sujet avoue son impuissance à s’aider lui-même, et le sentiment que cette puissanceest effectivement venue à l’aide lorsque le sujet s’en est remis à elle. C’est ce minimalismethéologique qu’on retrouve au fondement des Alcooliques Anonymes, dont la création doitbeaucoup aux Variétés de l’expérience religieuse, et où la notion d’expérience spirituelle tendà remplacer celle d’expérience religieuse5. En vérité, James renvoie même à un autre cas, citépar le psychologue James H. Leuba dont il tire certains de ses témoignages, qui est « presque

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la conversion d’un athée, ni Dieu ni Jésus n’étant mentionné » [James 1902/1985, p. 203/168].Leuba rapporte en effet au sujet de John B. Gough, devenu lui aussi un grand défenseur dela tempérance, qu’il fut sauvé non par Jésus mais par un simple serveur de restaurant qui luiadressa quelques mots de sympathie dans la rue, ce qui lui fit prendre conscience que tousles liens avec l’humanité n’avaient pas été coupés. Leuba commente ainsi : « Ce qui importeest que le processus psychique de régénération ait lieu ; il importe peu de savoir grâce à quelinstrument » [Leuba 1896, p. 344]. Le second groupe d’expériences de conversion est donccelui où la religion intervient non pas comme effet de la conversion mais seulement commeson instrument, l’effet de la conversion étant de sortir d’une vie jugée inférieure, malheureusevoire misérable, sans interprétation nécessairement religieuse de cet état, qui aurait été assimilépar le sujet à une vie de péchés.

10 Le troisième groupe d’expériences citées par James ne fait référence à des «  réalitésreligieuses  » à aucun moment du processus. Pourtant, il obéit bien au même schémapsychologique aboutissant à une transformation radicale et subite de soi, et James le traiteexactement de la même manière que les autres, sur un pied d’égalité du point de vue des réalitéspsychologiques. Voici l’exemple cité le plus frappant :

A cette époque-là, je traversais pendant deux ans une pénible expérience, qui merendit presque fou. J’étais tombé ardemment amoureux d’une fille qui, toute jeunequ’elle était, était déjà une fieffée coquette. Quand je pense à elle maintenant, je lahais, et je m’étonne d’avoir pu jamais me laisser aller si complètement à subir sonattrait. Néanmoins, je succombai régulièrement à une sorte de fièvre et ne pouvaispenser à rien d’autre. […] Ce qu’il y avait de curieux, c’est qu’en même tempsque je recherchais sa main, je savais parfaitement au fond de moi-même qu’ellen’était pas faite pour être ma femme, et que jamais elle ne dirait oui. […] Ce qui estbizarre est la façon soudaine et inattendue avec laquelle tout s’est arrêté. J’allais àmon travail un matin après le petit déjeuner, pensant comme d’habitude à elle età ma misère, lorsque, comme si quelque puissance extérieure s’était emparée demoi, je me vis revenir en arrière et presque courir jusque dans ma chambre, où jesortis immédiatement toutes les reliques que je possédais d’elle, comme quelquescheveux, ses billets et ses lettres, des portraits d’elle. Je brûlai les cheveux et leslettres, et j’écrasai les portraits sous mon talon, dans une sorte de joie féroce pleinede revanche et de punition. Elle ne m’inspirait plus que haine et mépris, et je mesentais comme délivré du poids d’une maladie. Ce fut la fin […]. Depuis cettematinée bénie, j’ai repris possession de mon âme et ne suis plus jamais retombédans un piège similaire. [James, 1902/1985 p. 180 n. /150 n.]

11 Comme le dit James, c’est une conversion, d’ailleurs très courante, du type « se relever del’amour » (falling out of love) plutôt que «  tomber amoureux » (falling in love). Il insistelui-même sur la pureté du cas : deux moi en proie l’un avec l’autre, celui qui veut l’épouseret celui qui sait qu’il faut y renoncer, qui s’équilibrent si bien pendant un certain tempsque la vie de l’individu est discordante et divisée, donc malheureuse, lorsque soudain, nonpas progressivement mais dans une crise inattendue, l’équilibre instable se résout et basculeau profit de la nouvelle personnalité jugée supérieure. Même expérience de la délivrance(le «  fardeau ») et de la paix retrouvée que dans les cas précédents, même expérience ducaractère involontaire de la transformation, subie plus que conduite, comme si une « puissanceextérieure » s’était emparée du sujet. James cite des cas semblables de conversion à l’avaricede la part d’un héritier dispendieux et réduit à l’indigence, qui regagna petit à petit toute safortune. Il cite également plusieurs cas de « déconversion » religieuse qui sont proprementdes cas de « contre-conversion », où un individu perd soudainement la foi, à la suite d’uneexpérience banale (une petite phrase entendue) ou bouleversante (un homme bat sa femme),qui fait basculer l’ensemble de la personnalité vers le moi athée latent qui se développaitsouterrainement dans les marges de la conscience et trouve là l’occasion de venir occuper lecentre de gravité psychologique du sujet (cf. James 1902/1985, p. 176-179/147-149). Dansce groupe d’expériences, le sujet ne fait plus lui-même référence à un élément surnaturel – lamention même de la « puissance supérieure » étant une métaphore pour signaler la surprise du

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sujet de se voir lui-même agir comme il le fait. Ce sont des expériences sans doute rares dansla vie d’un individu, mais parfaitement naturelles.

12 Or, contrairement à ce que dit James, ce sont ces dernières expériences, et non les expériencesde conversions religieuses des deux premiers cas, qui agissent comme des loupes et nouspermettent de comprendre le processus général de la conversion. Ce sont elles qui mettentà nue les caractéristiques de l’expérience déjà présentes dans les deux premiers cas maismoins visibles car recouvertes par l’interprétation théologique préalable. L’interprétationthéologique que les sujets donnent de leur propre expérience dans les deux premiers casforme moins une loupe qu’un écran qu’il convient d’écarter pour comprendre la spécificitéde l’expérience de conversion. James pensait en effet pouvoir trouver la religion d’aborddans l’expérience religieuse, en deçà de toute organisation institutionnelle et de tout corpusparticulier de croyances et de pratiques. Mais il trahit la radicalité de sa propre méthodeempiriste en accordant le plus de profondeur religieuse aux expériences les plus chargéesthéologiquement, comme celles des Méthodistes. Dewey avait bien vu ce point : après avoircité un exemple de conversion tout à fait dans la ligne du premier et deuxième groupes quenous avons distingués (« Je me suis effondré, surmené, et me trouvai bientôt au bord d’un étatnerveux de prostration. Un matin, après une longue nuit blanche, je me résolus à cesser depuiser en moi et je commençai à puiser mes forces en Dieu, etc. », [Dewey 2011, p. 95]), il faitvaloir que si une telle expérience a une qualité religieuse, elle est recouverte par l’interprétationque le sujet en fait d’après le vocabulaire d’une religion particulière, celle dans laquelle il a étéélevé. Alors qu’une telle expérience de transformation subite de soi est sans doute communeà bien des époques et bien des cultures, chacun l’interprètera diversement en fonction del’appareil doctrinal qui lui est familier.

13 Pour dégager pour elle-même la qualité religieuse des expériences de conversion, il convientdonc de distinguer la qualité de l’expérience de son objet ou de sa cause supposée – ce queJames ne fait pas avec sa référence à la « prise de conscience plus forte des réalités religieuses ».Car la cause de la conversion peut ne rien avoir à faire avec la religion (la rencontre avecun passant, une phrase banale entendue par hasard). De même, la conversion n’est pas uneexpérience religieuse parce qu’elle serait l’expérience de quelque chose reconnu comme étantde nature religieuse (d’une entité telle que la Vierge, Jésus ou un Pouvoir Supérieur salvateur).L’objet de l’expérience, c’est plutôt le coup de poing violent sur le comptoir faisant vibrertous les verres et qui annonce la bouteille d’alcool que je briserai  ; ce sont les lettres etles photos que je déchire avec une joie rageuse ; c’est la médaille que j’embrasse dans uneeffusion de larmes. Mais ces expériences sont imprégnées d’une qualité religieuse, qu’il nousfaut encore préciser. Il en va de l’expérience religieuse comme de l’expérience esthétique :cette dernière n’est pas esthétique parce qu’elle est l’expérience de la beauté, mais la beautéest un nom dont on se sert pour qualifier certaines expériences que nous avons des objets,que ce soit un paysage, un vêtement, un être humain ou un assemblage de couleurs sur unetoile6. On peut aller plus loin et dire que le « religieux » est une qualité qui émerge ou peutémerger [Pihlström 2010, p. 216] au cours d’une expérience première, qui peut être touristique(visite d’un monument), pathologique (addiction) ou amoureuse (rupture), comme elle peutêtre esthétique, morale ou scientifique : la contemplation d’un paysage, le dévouement à unecause que l’on croit juste, la compréhension d’une loi de l’univers sont des expériences quipeuvent se charger d’une telle qualité religieuse, sans qu’il y ait jamais besoin de supposerun objet ou une cause surnaturels. Il convient donc de dissocier comme Dewey le fait lereligieux de la religion. En d’autres termes, pour montrer que le religieux est une qualiténaturelle de certaines expériences, il faut le dissocier de toute référence au surnaturel qui aété la manière dont cette qualité a été interprétée, mais on pourrait dire confisquée, par lesreligions. D’où la distinction entre l’expérience religieuse de la conversion et l’expérience deconversion religieuse : les expériences de conversion que nous avons citées sont religieuses,non pas parce qu’elles convertissent l’individu qui les traversent à une religion, mais parcequ’elles les convertissent à une autre conduite générale dans leur vie ou de leur vie. La seulechose que prouvent de telles expériences religieuses n’est pas l’existence de Dieu, mais la

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possibilité qu’ont les hommes de changer de vie, même lorsque ce changement semble horsde portée en l’état actuel.

14 Quelles sont donc les caractéristiques générales d’une telle expérience religieuse, ou plutôt,dans quelles conditions générales une expérience de n’importe quel ordre peut se charger d’unequalité religieuse ? James nous donne de précieuses indications dans ses analyses, que l’onpeut compléter ou corriger en s’aidant de celles de Dewey, dans le but de les dissocier à la foisde la théorie particulière du champ de conscience et des conclusions surnaturalistes qu’ellessemblent autoriser et qui semblent même les finaliser.

15 1. Il faut d’abord reconnaître la temporalité propre des expériences où la qualité religieuseapparaît ou peut apparaître. Ce sont des expériences de transformation, qui impliquent unavant et un après, la situation transformée venant répondre au problème qui se posait dans lasituation initiale. La conversion elle-même, si abrupte soit-elle dans les moments de crise, n’estdonc en réalité qu’une phase dans un processus temporel plus englobant, qui peut d’ailleursdurer des années. Comme le remarque James, la permanence de la conversion est une questionsecondaire [James 1902/1985, p. 208/257] : le fait qu’il puisse y avoir et qu’il y a dans bien descas des rechutes dans l’état « antérieur » n’annule pas l’expérience de la conversion elle-mêmelorsqu’elle est faite. En réalité, il n’y a jamais pur et simple retour à l’état initial – commesi rien ne s’était passé : comme le dit James à propos de Ratisbonne, les quelques minutesde crise ont modifié l’ensemble de son avenir, les rechutes n’ayant pas les mêmes qualitésaprès comme avant. En revanche, il semble nécessaire pour qu’il y ait conversion que l’étatinitial soit durable, de manière à ce qu’il façonne l’ensemble de l’existence de l’individu –cette caractéristique est liée aux suivantes.

16 2. Concernant la phase initiale, elle est marquée par une contradiction vécue entre l’actuel etl’idéal. Cette contradiction entre ce que je suis et ce que je voudrais être est ce que Jamesappelait le « moi divisé ». Souvent, l’idéal espéré est purement négatif, et la division s’exprimedans le fait de vouloir ne plus être la personne que je suis. Cette discordance entre soi etsoi peut être graduellement introduite et renforcée, au fur et à mesure d’un mécontentementgrandissant envers soi-même, à la suite de la réflexion ou de rencontres. Elle creuse en toutcas un écart entre la vie que je mène et celle que je voudrais vivre, mais, dans le cas spécifiquedes conversions, cet écart doit être vécu comme une contradiction et pas simplement commeun manque. Il ne s’agit pas en effet de réaliser un idéal qui serait déjà en puissance et donton ne serait séparé que par des circonstances extérieures qu’il faudrait conquérir, car l’actueln’est pas ici le premier stade de réalisation de l’idéal le long d’un processus linéaire, maisl’obstacle principal à sa réalisation, dans un processus nécessairement brisé. Pour devenir cequ’il désire être, l’individu doit se déprendre de ce qu’il est, et non pas se développer dans lamême direction. Il n’y a donc pas non plus de compromission ou de mélange entre les deuxqui soient possibles  : c’est l’un ou l’autre, de manière disjonctive. Le processus global estdonc celui d’une unité stable qui n’était pas questionnée, puis de la survenue d’une divisionqui crée une situation problématique demandant à être surmontée d’une manière ou d’uneautre ; la conversion est alors une des manières de surmonter cette division, par substitutiontotale d’une nouvelle existence à l’existence antérieure, atteignant ainsi une nouvelle unité,conquise et non plus donnée comme une évidence naturelle. James symbolise ce processuspar le basculement d’un polyèdre : d’abord stable car reposant sur l’une de ses faces, il estsoulevé, en équilibre instable sur une arrête, son mouvement étant tendu vers deux facespossibles, puis une chiquenaude le fait basculer entièrement sur l’autre face où il trouve unnouveau repos. Il n’y a pas enfin à supposer que cet idéal existe de manière séparé : l’idéal estrelatif à la situation présente, il n’est idéal que par rapport à la situation actuelle qu’on espèredifférente. Rigoureusement parlant, un idéal ne devient tel pour un individu que lorsqu’il n’estpas une simple représentation inerte et inefficace, mais lorsqu’il est un possible imaginé quidétermine réellement sa conduite, même de manière velléitaire – soit qu’il active un désirde changer (l’alcoolique), soit qu’il fasse alterner l’individu entre conduites habituelles etconduites nouvelles (l’amoureux).

17 3. Une telle logique du basculement fait déjà valoir l’aspect sans doute le plus caractéristiquedu religieux, à savoir la totalisation de l’expérience. La qualité religieuse peut en effet émerger

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au cours d’une expérience lorsque tous les aspects et dimensions de cette expérience setrouvent unifiés selon une même perspective. Dans les cas de conversions qui nous occupent,chacune des phases du processus forme un tout à sa manière, comme si l’ensemble del’existence de l’individu se concentrait sur un objet ou se résumait à une certaine conduite. Letémoignage de l’alcoolique est si frappant parce que l’ensemble de sa vie semble se réduireà une activité, boire – cette activité ayant, malgré lui, fini par déterminer l’ensemble de sesrapports au monde, aux autres et à lui-même. Il en va de même des cas où une maladie gravefinit par dévorer tous les aspects de l’existence au point que l’individu ne se définit plus quepar elle. C’est le cas encore des passions amoureuses où l’ensemble de l’emploi du tempss’organise autour de la prochaine rencontre à susciter. Mais c’est le cas, à une moindre échelle,dès qu’une passion exclusive dans un champ donné concentre la totalité de l’intérêt – tel ledisciple qui boit religieusement les paroles de son maître. Mais ce qui caractérise cette premièrephase est que cette totalisation de son expérience ne se fait pas ou ne se fait plus, à un momentdonné, sans résistance de la part du sujet – d’où l’âme divisée, qui annonce le basculementd’une totalité à l’autre. Le moment du basculement est lui aussi total, au sens où il n’y a deconversion que si la nouvelle condition s’impose en « expulsant » (James) la première, selon lalogique de la disjonction. Outre l’image du polyèdre, la célèbre figure ambiguë du canard-lapinaide à se représenter ce processus : le « changement d’aspect », comme le dit Wittgenstein,est un « saut d’un aspect à l’autre » [Wittgenstein 2004, p. 277 et 300]. La figure change dutout au tout, et il y a « conversion » dans la mesure où c’est la totalité de la figure qui prendun autre sens, les deux figures étant incompatibles et ne pouvant, en tout cas, être perçues enmême temps.

18 Comme le suggère Dewey, et comme est tout prêt de le reconnaître James, il ne faut pas direque l’expérience religieuse est l’expérience du tout, comme on le fait traditionnellement, maisdire que dès qu’il y a totalisation de l’expérience, il y a du religieux. James avait déjà défini lesdilemmes métaphysiques ou religieux dans La volonté de croire (1896) comme ceux portantnon sur tel ou tel fait dans le monde, mais sur la totalité des faits. Ces dilemmes posent toujoursla question de savoir quelle doit être notre réaction vis-à-vis de l’univers en son entier oude la vie en général7. Par exemple, le dilemme entre le matérialisme et le spiritualisme estmétaphysique pour James dans la mesure où il s’agit de savoir si l’univers en son entier estdirigé par des lois mécaniques ou s’il est guidé par un esprit qui veut le bien. Ce n’est doncpas une question de fait, que l’observation pourrait trancher, puisqu’elle porterait sur tel outel fait particulier ou sur le rapport de tels et de tels faits particuliers dans l’univers, maisc’est une question qui va au-delà de tout fait particulier et qui porte sur les faits considéréscomme formant un tout auquel on peut réagir selon une attitude générique. C’est d’ailleurspourquoi James définit les deux grands types de religions, celles de l’esprit sain et de l’âmemalade, par les deux grandes attitudes de l’optimisme et du pessimisme morbide, qui sontnon pas deux réactions locales à tel ou tel événement, mais deux grandes attitudes face aumonde considéré comme un tout, quel que soit les événements qui peuvent arriver au sujetdans ce monde. C’est la raison pour laquelle le pessimiste radical ou le mélancolique ne serapas convaincu par l’argument rationnel selon lequel il a tout de même vécu de bons momentsjusqu’à présent, et qu’il en vivra sans doute d’autres à l’avenir – car le calcul même des plaisirset des peines a perdu son sens pour celui qui considère que c’est sa vie même, en sa totalité, quiest « infectée » par le malheur, et pas tels ou tels moments particuliers, qui pourraient donc êtrecompensés par d’autres moments. En ce cas, ce qui est requis pour guérir, c’est précisément« une transformation de l’ensemble de la manière dont l’univers se présente [a transformationin the whole expression of reality] » [James 1902/1985, p. 151/127], une conversion totale duregard sur sa vie ou l’univers, et non pas seulement une manière différente de considérer telou tel événement particulier8.

19 4. La valeur de la conversion est à trouver dans les conséquences pratiques qu’elle entraînedans la vie de l’individu selon James, si bien que la dernière caractéristique de l’expériencereligieuse de conversion semble être l’état de joie suscitée par la délivrance du mal etl’unification de l’existence selon une autre perspective. Il faut néanmoins ne pas confondrecet état de libération avec la joie de l’optimiste. En réalité, la conversion peut être celle d’une

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vision béate du monde à une vision mélancolique et désespérée. James cite la conversion àl’athéisme du philosophe Jouffroy, lors d’une nuit mouvementée, et qui fut suivie « des joursles plus tristes de [sa] vie » [James 1902/1985, p. 177/147]. Il vaut donc mieux dire plusprudemment avec Dewey que « la véritable qualité religieuse dans l’expérience décrite estl’effet produit, le meilleur ajustement à la vie et à ses conditions et non pas la manière dontelle a été produite ou la cause de sa survenue. La façon dont l’expérience a opéré, sa fonction,déterminent sa valeur religieuse. Si la réorientation intervient vraiment, elle constitue, avec lesentiment de sécurité et de stabilité qui l’accompagne, des forces à prendre en compte pourelle-même » [Dewey 2011, p. 97-98]. Si la conversion a fonctionné et remplit sa fonction,alors l’expérience qui en suit est satisfaisante, non au sens où elle est plaisante, mais au sensoù elle satisfait à la solution du problème initial, qui était la division de l’existence et lacontradiction entre l’actuel et l’idéal. L’adoption d’une nouvelle perspective unifiante, d’unenouvelle attitude face au monde ou d’une nouvelle conduite dans son existence, est le seulrésultat pratique qui confère à la conversion son sens et sa valeur.

20 5. Il resterait à examiner l’aspect le plus problématique de cette expérience, qui en est pourtantle principal aux yeux de James, à savoir le caractère involontaire de la conversion. Ce n’estpas aux yeux de James un caractère comme un autre, mais le critère même du religieux ; orla sélection de ce critère n’est en réalité pas innocent : il fait partie de sa stratégie de sériationdes expériences religieuses qui pointent en direction de la possibilité d’une interventionsurnaturelle. Il commence son ouvrage en faisant de l’involontaire le critère de distinction entreexpérience morale et expérience religieuse [James 1902/1985, p. 40-50/41-48] : l’expériencemorale a toujours selon lui la forme d’une lutte et d’un effort volontaire pour surmonterune résistance intérieure ou un obstacle extérieur, alors que l’expérience religieuse est celled’un relâchement de l’effort, d’un renoncement à la lutte et d’un abandon de soi ou d’uneremise de soi. Il en résulte que plus une expérience est involontaire, plus elle sera religieuseà ses yeux. Il n’a alors pas de mal à hiérarchiser les expériences de conversions depuisla plus volontaire à la plus involontaire, en trouvant dans la conversion subite de l’âmemalade réduite à l’impuissance et incapable de lutter l’expérience la plus authentiquementreligieuse qui soit. Cela lui permet non seulement de rendre compte de telles expériencespar l’intervention de forces inconscientes qui travaillent à l’insu du sujet, mais égalementde laisser la porte ouverte à l’explication surnaturaliste («  il a vraiment été aidé par unepuissance supérieure, puisqu’il était lui-même impuissant »). James était à la recherche d’unetelle «  brèche dans le barrage de la routine scientifique, à travers laquelle le Mississippidu surnaturalisme pourrait s’engouffrer » [James 1986, p. 424 note 248.1], et la théorie del’inconscient (considérée d’ailleurs comme une porte laissant passer des influx d’énergievenant d’une source supérieure) le lui a fourni. Il a ainsi présenté son matériau de manière àrendre cette hypothèse plausible (à ne pas l’exclure en tout cas d’un point de vue scientifique).Or il n’y a pas de raison d’accorder une telle importance à l’involontaire dans les expériencesreligieuses ni d’en faire le critère même de telles expériences. D’un point de vue théorique,c’est sur ce point qu’on voit James le plus tributaire d’une théologie particulière dans l’analysede l’expérience religieuse. En insistant comme il le fait sur la « remise de soi », il acceptedans sa description une technique particulière liée aux religions du revival pour en faire lecritère de toute conversion digne de ce nom. Il va d’ailleurs jusqu’à dire que l’histoire duchristianisme non seulement est, mais devait être, celle d’une prise de conscience de plusen plus grande de la crise de la remise de soi comme essence même de la religion [James1902/1985, p. 211/173]. Mais d’abord ces exemples montrent qu’il n’y a jamais de conversionabsolument subite, qu’elles sont toutes préparées graduellement (même si la transformationpeut être subite) et ne se situent jamais hors contexte (ainsi, quinze ans avant la conversionde Ratisbonne, son frère s’était converti au catholicisme et était entré dans les ordres etl’ami évoqué dans le témoignage cherchait depuis longtemps à le convertir et c’est lui quilui avait donné la médaille de Marie – ce que le texte cité par James ne mentionne pas).Ensuite, les conversions graduelles, où l’individu hésite pendant longtemps, ont égalementtoutes besoin d’un basculement à un moment ou un autre : c’est une étape obligée pour lasubstitution d’une perspective totale à une autre, et ce basculement est indépendant d’une

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remise de soi. Enfin, « involontaire » peut vouloir dire deux choses d’après les exemples deJames. Soit il s’agit d’indiquer que le raisonnement délibératif n’a pas suffisamment de forcepour conduire l’individu à changer même s’il le désire, et c’est alors par un choc émotionnelque le basculement peut se faire s’il se fait [James 1902/1985, p. 197/163 et suivantes]. Soitl’involontaire se résume dans bien des cas au sentiment de surprise et d’étrangeté de se voirfaire, sous le coup d’une impulsion soudaine, une action qui sera fatale, au sens où elle déciderade l’avenir. C’est le cas de l’amoureux qui se voit agir au moment où il agit. Il s’agit d’un traitnaturel de certaines de nos actions et il est indépendant de toute technique de remise de soi.Nous ne nous remettons pas aux Furies lorsque nous entrons dans des accès de colère violente,même si la colère semble alors s’« emparer » de nous et nous posséder ! Puisque, dans les casde conversion, l’identité personnelle est en jeu et qu’un individu se transforme, il n’y a riende surprenant à ce que ce changement soit vécu de la part du sujet en train de changer commen’émanant pas véritablement de lui-même.

21 Surtout, d’un point de vue pratique, l’insistance sur la remise de soi est un des facteurs quicontribuent le plus fortement à empêcher les potentialités de l’expérience naturelle de sedéployer par l’appel à une puissance extérieure qui devrait en prendre le contrôle, selon lereproche que Dewey fait du danger pratique représentée par les interprétations théologiquesde l’expérience religieuse. Il va de pair avec la croyance théologique selon laquelle les moyensnaturels sont corrompus et impuissants, croyance qui contribue à cette impuissance même endisposant l’individu à attendre d’une autorité supérieure son salut. Elle empêche donc à latransformation de soi d’être intelligemment guidée et contrôlée, par une enquête sur les moyensnaturels de transformation (intellectuel, médical, psychologique, social, etc.). On le voit biendans le cas des Alcooliques Anonymes dont la charte recommande la remise de soi dans lesmains d’une puissance supérieure comme moyen de cure, même si par ailleurs le soutiencollectif est exploité. La reconnaissance de sa propre impuissance est alors recommandéecomme une condition préalable à la régénération. Le sophisme de son fondateur consistait àtirer la conclusion que seule une intervention surnaturelle peut venir en aide à l’alcoolique,du fait que son propre psychologue avait avoué son impuissance à le guérir compte tenu del’état actuel de la psychologie – ce qui est bien une manière de bloquer la voie du progrès de larecherche psychologique. Mais on trouve déjà des traces dans le texte de James de ce passagedu descriptif au prescriptif au sujet de la remise de soi, que James ne dégage pas seulementde l’observation, mais qu’il recommande comme moyen d’obtenir une expérience religieuseprofonde – au point que l’effort volontaire devient à ce moment là un obstacle à la guérisonselon lui. James décourage donc par là les recherches sur les moyens naturels de conversion ;c’est en tout cas une manière de ne pas les encourager. Il est d’ailleurs tout à fait surprenant,de la part d’un des pionniers de l’exploration de l’inconscient comme moyen thérapeutiquepour l’hystérie ou les troubles de la personnalité, qu’à aucun moment de son livre il ne proposeque le psychologue puisse intervenir, pour le faciliter, sur le processus d’incubation des forcesinconscientes qui explique selon lui ce type de transformation douloureuse de soi.

22 Les prétentions à une analyse naturaliste de la conversion chez James sont donc limitées parsa volonté de concilier cette analyse avec une explication surnaturaliste possible. Mais lesdeux ne sont pas conciliables : la différence théorique entre les deux positions fait bien iciune différence pratique dans les moyens recommandés, exploration expérimentale de tousles moyens naturels possibles ou remise de soi dans les mains d’une puissance surnaturelle.C’est pourquoi, d’un point de vue pragmatiste, on préférera le naturalisme plus radical deDewey. En somme, nous avons cherché à compléter les analyses rapides et abstraites deDewey grâce au riche matériau fourni par James, et à corriger l’analyse qu’en faisait Jamespar le point de vue fourni par Dewey. Ce naturalisme lutte sur un double front. D’une partil lutte contre les conceptions surnaturalistes du monde qui cherche en dehors de la nature leprincipe d’explication et de réalité des phénomènes naturels. D’autre part, il lutte contre lesformes réductionnistes de naturalisme (matérialisme, mécanisme), qui cherchent à ramener lesphénomènes naturels à un seul principe ontologique ou explicatif absolu, ce qui l’amène biensouvent à réduire les valeurs aux faits ou à en nier tout simplement la réalité.

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23 S’agissant de l’expérience religieuse de conversion, une telle position maintient donc à lafois que c’est une expérience naturelle, en continuité avec les autres expériences naturelles,et qui peut s’expliquer sans recourir à l’intervention de puissances surnaturelles  ; et qu’ils’agit néanmoins d’un type d’expérience spécifique ou d’une qualité spécifique qui peutémerger lors du cours naturel de nos expériences, dont l’explication par les causes (que ce soitdes forces psychologiques, conscientes ou inconscientes, des mécanismes organiques ou desconditions sociales) n’épuise pas la valeur – dans la mesure où cette valeur est donnée non dansl’origine de ces phénomènes, mais dans leurs conséquences pratiques sur la vie de l’individu(délivrance)9. Nous avons choisi, dans l’esprit de Dewey, de conserver le terme de « religieux »pour désigner cette qualité spécifique de l’expérience, en distinguant l’expérience religieusede conversion de l’expérience de conversion religieuse qui n’en est qu’une interprétation etune captation au service d’une conception surnaturaliste. Mais, comme lui, nous sommes toutprêts à l’abandonner si son association historique avec les religions constituait un obstacle à sacompréhension. L’important est de pouvoir étudier ce type d’expérience, sans limiter le corpusaux conversions religieuses, sans non plus le glorifier comme une expérience intense désirableet profonde, afin de dégager les moyens naturels permettant d’accompagner ou de faciliterle processus de transformation de soi, lorsqu’une telle transformation semble se produire ouqu’elle paraît inévitable dans la vie d’un individu.

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Skrupskelis

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Notes

1 Les Variétés de l’expérience religieuse est reconnu comme l’ouvrage fondateur de la psychologie de lareligion, discipline qui connaît son essor notamment aux États-Unis, mais dans un contexte internationalde recherche d’une « science des religions ». Avant James, certains psychologues américains, notammentautour de G. Stanley Hall à Clark University – qui fonde en 1904 le Journal of Religious Psychology andEducation – avaient déjà appliqué les méthodes empiriques de la psychologie à l’étude des phénomènesreligieux (cf. notamment les travaux de James H. Leuba et de Edward D. Starbuck, que James cite etcommente), mais l’ouvrage de James diffère sur plusieurs points qui en font l’ouvrage individuel leplus marquant de ce champ d’étude à peine naissant  : 1) différence d’étendue  : il ne se limite pas àun type de phénomène religieux contrairement aux études précédentes qui se penchaient par exemplesur le rapport entre adolescence et conversion, mais aborde aussi bien la prière que le mysticisme, lasainteté que la conversion, et discute aussi bien le rapport entre la neurologie et la religion que celuide la philosophie avec la religion ; 2) différence de méthode : il adopte une méthodologie entièrementempirique comme les précédentes études, mais au lieu de partir des données récoltées par questionnaireset traitées statistiquement, James privilégie l’interprétation des témoignages et biographies de grandesfigures religieuses ou d’individus dont les expériences religieuses présentent une intensité extraordinaire– James pensant que les formes extrêmes de l’expérience religieuse sont plus propice à en dévoiler lescaractères originaux que les questionnaires qui ne fournissent qu’un aperçu des formes moyennes etsocialement acceptées de la religion ; 3) différence de perspective  : enfin, le livre ne se présente passeulement comme un examen de la variété des expériences religieuses d’un point de vue psychologique,mais se pose la question de savoir si ces faits, correctement décrits et expliqués, n’auraient pas un sensplus profond permettant de fournir des éléments de réponse empiriques aux grandes questions de laphilosophie religieuse. Pour un bon aperçu des débuts de cette discipline par l’un de ses acteurs (ancienélève de James), et avec une comparaison États-Unis/France, cf. Pratt 1908.2 Pour une analyse de la religion chez Dewey du point de vue de son naturalisme, cf. Pihlströhm 2010.3 Morthon White écrivait à propos de la psychologie de Dewey, qu’il révisa complètement après salecture des Principles of Psychology de James : « Dewey would now out-James James » [White 1943,p. 107].4 Du point de vue psychologique qui est le sien, James ne fait pas ici de différence entre le termed’ « esprit » et celui d’ « âme ».5 Dans une lettre du 23 janvier 1961 adressée à Jung qui avait renoncé à le guérir, Bill W. (WilliamGriffith Wilson), le co-fondateur des AA, a explicitement déclaré l’influence qu’avait eu l’analyse desconversions par James dans son livre : « My release from the alcohol obsession was immediate. Atonce I knew I was a free man. Shortly following my experience, my friend Edwin came to the hospital,bringing me a copy of William James' Varieties of Religious Experience. This book gave me therealization that most conversion experiences, whatever their variety, do have a common denominatorof ego collapse at depth. The individual faces an impossible dilemma. In my case the dilemma hadbeen created by my compulsive drinking and the deep feeling of hopelessness had been vastly deepenedby my doctor. It was deepened still more by my alcoholic friend when he acquainted me with yourverdict of hopelessness respecting Rowland H. In the wake of my spiritual experience there came avision of a society of alcoholics, each identifying with and transmitting his experience to the next –chain style. If each sufferer were to carry the news of the scientific hopelessness of alcoholism to eachnew prospect, he might be able to lay every newcomer wide open to a transforming spiritual experience.This concept proved to be the foundation of such success as Alcoholics Anonymous has since achieved.This has made conversion experiences – nearly every variety reported by James – available on analmost wholesale basis. Our sustained recoveries over the last quarter century number about 300,000.In America and through the world there are today 8,000 AA groups. So to you, to Dr. Shoemaker ofthe Oxford Groups, to William James, and to my own physician, Dr. Silkworth, we of AA owe thistremendous benefaction.  » (http://www.silkworth.net/aahistory/billw_carljung012361.html). Sur cetteinfluence, voir Robertson 1988. Rappelons les trois premières « étapes » des AA, qui consonnent avecl’analyse générale de l’âme malade chez James transformée en méthode thérapeutique, et qui laissentla « Puissance supérieure » mentionnée dans un flou théologique certain : « 1. Nous avons admis quenous étions impuissants devant l’alcool – que nous avions perdu la maîtrise de notre vie. 2. Nous en

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sommes venus à croire qu’une Puissance supérieure à nous-mêmes pouvait nous rendre la raison. 3. Nousavons décidé de confier notre volonté et notre vie aux soins de Dieu tel que nous Le concevons » (http://www.alcooliques-anonymes.fr/aafr/qui-sont-les-aa/la-methode-aa/40-les-12-etapes).6 Analogie suggérée par Moore 1961, p. 253-254.7 « Lorsque les objets sont concrets, particuliers et familiers, nos réactions sont fermes et plutôt sûres –instinctives la plupart du temps. Je vois le bureau et m’appuie dessus ; je vois vos visages impassibles etcontinue ma conférence. Mais les objets ne demeurent pas concrets et particuliers : ils fusionnent dans desessences générales et ils s’additionnent pour former un tout – l’univers. Et alors l’objet qui se présente ànous, qui frappe à notre porte mentale en demandant de le laisser entrer, de le définir, de se décider à sonsujet et d’être rencontré en acte, est bien cet univers tout entier et son essence. Que sont-ils et commentles aborderai-je ? Tous les courants de la foi et de la philosophie se déversent ici. Les philosophies etles négations de la philosophie, les religions et les athéismes, les scepticismes et les mysticismes, leshumeurs émotionnelles établies et les biais pratiques habituels, se bousculent les uns les autres ; car,tous autant qu’ils sont, ils sont des essais, rapides, prolixes ou mesurés, pour répondre à cette imposantequestion » [James 1897/1979, p. 98/123].8 Sur l’influence des Variétés de l’expérience religieuse sur Wittgenstein et notamment sur sa conceptiondu Mystique (« 6.43 – […] le monde doit devenir par là totalement autre. Il doit pouvoir, pour ainsidire, diminuer ou croître dans son ensemble. Le monde de l’homme heureux est un autre monde quecelui de l’homme malheureux » [Wittgenstein 1993, p. 110]), voir Goodman 2004, ch. 2. J. Bouveressefait bien référence à la notion de conversion dans son commentaire de ces lignes  : « Le phénomènede la conversion religieuse, qui a dû retenir particulièrement l’attention de Wittgenstein, s’accompagneévidemment dans de nombreux cas d’un changement d’existence plus ou moins spectaculaire. Mais cequi est décisif, en fait, n’est pas la transformation qui peut intervenir dans l’existence phénoménale, c’estle fait que tout ce qui peut arriver désormais soit vécu autrement, ou que l’on ait l’impression de pouvoirle vivre autrement » [Bouveresse 1973, p. 138]. On se reportera aussi à l’idée de conversion d’une imagedu monde à une autre dans De la certitude (§ 92), et aux rapprochements que fait Philippe de Lara[Lara 2012]. Dewey dit de même : « Mais il est des changements qui interviennent en nous-mêmes, enrapport avec le monde dans lequel nous vivons et qui sont beaucoup plus vastes et profondément ancrés.Ils ne concernent pas simplement tel besoin, lui-même lié à tel ou tel aspect de notre environnement :ils concernent notre être dans son intégralité. De par leur portée, cette modification de nous-mêmes estdurable et elle subsistera envers et contre tout, que ces vicissitudes soient intérieures ou extérieures. Lesdifférents éléments de notre être se composent et s’harmonisent de sorte qu’en dépit des changementsdans les conditions particulières qui nous entourent, ces conditions sont également disposées, arrangéesen fonction de nous. […] Les religions prétendent susciter ce changement d’attitude générique et durable.Je souhaiterais renverser cet énoncé et dire que, dès lors que ce changement intervient, il y a attitudereligieuse. Ce n’est pas une religion qui la suscite, mais lorsqu’elle intervient, pour une raison ou pourune autre, par un moyen ou un autre, il y a posture religieuse et il y a fonction religieuse. » ; et plus loin,dans le même sens : « Toutes les religions qui se distinguent par une haute teneur morale se sont appuyéessur le pouvoir que possède la religion d’introduire une perspective dans nos existences fragmentées etmouvantes. Ici aussi, nous devons poser le problème à l’envers : au lieu de considérer que la religion estquelque chose qui introduit cette perspective, posons que tout ce qui introduit une véritable perspectivedans nos vies est religieux [Dewey 2011, p. 100-102 et p. 110].9 Si, comme le note Pierre Hadot, le mot latin de conversio correspond à la fois à la notion grecqued’epistrophê qui renvoie à l’idée d’un retour à l’origine et de metanoïa qui implique l’idée d’une mutationet d’une renaissance, le point de vue naturaliste sur la conversion que nous avons cherché à formulerrevient à conserver l’idée de conversion-transformation sans la notion de conversion-retour [Hadot,2012].

Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphane Madelrieux, « La conversion sans la religion », ThéoRèmes [En ligne], 3 | 2012, mis enligne le 30 décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http://theoremes.revues.org/376 ; DOI :10.4000/theoremes.376

À propos de l’auteur

Stéphane MadelrieuxUniversité Jean Moulin – Lyon 3 / IRPHIL

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Résumé

 Cet article vise à souligner l'aspect naturaliste de l'examen par William James de la notionde conversion, pour en montrer la valeur dans l'étude de l'expérience humaine bien au-delà des phénomènes considérés comme religieux, c'est-à-dire qui impliquent une positionsurnaturaliste ou des religions instituées. Bien que James lui-même organise son étude desconversions dans le souci de ménager une place à un tel surnaturalisme, il est possible, à lasuite de Dewey, d'interpréter sa démarche de manière à montrer que c'est au contraire lorsqu'ilest dissocié de la question du surnaturel que le concept de conversion acquiert sa plus grandepertinence pour l'étude de la nature humaine.

Entrées d’index

Mots-clés : Conversion, William James, John Dewey, Naturalisme, Psychologie de lareligion, Psychologie, Expérience religieuse