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La coupe mortelle - Eklablogekladata.com/4NzVk-BmjRpoukeoJuXgkb50vvA/CLARE-Cassandra-L… · Clary. Le videur haussa les épaules : — C'est bon, passe. Le gamin se faufila comme

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  • Jen'aipasdormiEntrel'exécutiond'unechoseterribleetlaconceptionpremière,tout

    l'interimestunevisionfantastique,unrêvehideux.Legénieetsesinstrumentsmortels

    tiennentalorsconseil,etlanaturehumaineestcommeunpetitroyaumetroubléparles

    fermentsd'uneinsurrection.

    WilliamShakespeare,JulesCésar,acteII,scène1

    (traductiondeFrançois-VictorHugo)

    Premièrepartie:

    Descentedanslesténèbres

    [..]pourchanterleChaosetlanuitéternelle.GrâceàlaDivinitéquimeprotège,jesuis

    descendudanslesespacesténébreux,etjeremontesansaucunaccidentauxlieuxquetu

  • éclaires.

    JohnMilton,LeParadisperdu

    1

  • ChARiVARi

    —Tuplaisantes!ditlevideurencroisantlesbrassursontorsemassif.

    Ilbaissalesyeuxverslegarçonausweat-shirtrougeetsecouasatêterasée:

    —Tunevaspasentreraveccemachin.

    Lacinquantained'adolescentsquipatientaientenfileindiennedevantle

    Charivaritendirentl'oreille.L’attenteétaitlongueavantd'entrerdansleclub,

    surtoutledimanche,et,engénéral,ilnesepassaitpasgrand-chosedanslafile.Les

    videursétaientdugenrecoriaceetnerataientpasceuxquiavaientl'airdechercher

    labagarre.Commetouslesautres,ClaryFray,quinzeans,quiétaitvenueavecson

    meilleurami,Simon,sepenchapourmieuxentendredansl’espoirqu'unpeu

    d'actionsurviendrait.

    Legaminbranditl'objetenquestionau-dessusdesatête.Onauraitditunpieu

    enbois,trèspointu:

    —Allez!Çafaitpartieducostume.

    Levideurlevaunsourcil:

    —Ahbon?Ettuesdéguiséenquoi?

    Legaminsourit.«Ilestplutôtbanal,pourleCharivari»,songeaClary.Ses

    cheveuxteintsenbleuélectriquesedressaientsursatêtecommelestentaculesd'un

    poulpeeffarouché,maissonvisagen'arboraitaucuntatouagenipiercing

    sophistiqué.

    —Enchasseurdevampires.

    Iltorditlepieucommeunbrind'herbedanssamain:

    —C'estducaoutchouc.Vousvoyez?

    Ilavaitdegrandsyeuxd'unverttroplimpide:ilsétaientdelacouleurde

    l'antigeletdel'herbeauprintemps.«Desverresdecontact,probablement»,pensa

  • Clary.Levideurhaussalesépaules:

    —C'estbon,passe.

    Legaminsefaufilacommeuneanguilleàl'intérieur.Claryadmirale

    mouvementdesesépaulesetsafaçonderejetersescheveuxenarrière.Nonchalant,

    voilàl'adjectifquesamèreauraitemployépourledécrire.

    —Ilt'atapédansl'œil,pasvrai?demandaSimond'untonrésigné.

    Clarylegratifiad'uncoupdecoudedanslescôtes,maisneréponditpas.

    Leclubétaitnoyésousdespanachesdefuméeartificielle.Desspotscolorés

    éclairaientlapistededansed'uneféeriedebleusetdevertsacidulés,d'orsetde

    rosesvifs.

    Legarçonausweat-shirtrougecaressalelongpieueffiléavecunsourire

    satisfait.Unvraijeud'enfant:ilavaitsuffid'unpetitcharmepourdonneràson

    armeuneapparenceinoffensive.Uncoupd'œilauvideuret,àlasecondeoùleurs

    regardss'étaientcroisés,letourétaitjoué.Biensûr,iln'avaitpasbesoindesedonner

    tantdemal,maisçafaisaitpartiedujeu,agiraunezetàlabarbedesTerrestres,les

    berner,s'amuserdeleursyeuxhagardsetdeleurairimbécile

    Maisleshumainsavaientdesusagesbienàeux.Legarçonparcourutduregard

    lapistededanse,oùdesTerrestresvêtusdecuiretdesoieagitaientleursbrasfrêles

    parmilescolonnesmouvantesdefumée.Lesfillessecouaientleurscheveux,les

    garçonsbalançaientleurshanchesmouléesdecuirnoir,etleurpeaunueluisaitde

    sueur.Toutecettevitalité,cetteénergiequ'ilsdégageaientluidonnaientletournis.Il

    réprimaunegrimace.Cesgaminsneconnaissaientpasleurchance.Ilsignoraient

    toutdesonmondedépourvudevie,éclairéparunsoleildecendre.Leursexistences

    seconsumaientcommelaflammed'unechandelle.

    Sonarmeàlamain,ilavançaitverslapistelorsqu'unefillesedétachadelafoule

  • desdanseurspourveniràsarencontre.Illadévisagea.Elleétaitbelle,pourune

    humaine:descheveuxnoirscommedel'encre,etdesyeuxcharbonneux.Elle

    portaitunelonguerobeblanche,decellesquelesfemmesrévélaientautrefois.Des

    manchesbouffantesendentellecouvraientsesbrasfins.Asoncoupendaitune

    lourdechaîneenargentornéed'unepierrerouge,grossecommelepoingd'un

    nouveau-né.Ill'appréciad'uncoupd'œil:ils'agissaitd'unbijouprécieux.Comme

    elles'approchait,ilsemitàsaliver.Laviesemblaits'échapperd'ellecommedusang

    d'uneplaiebéante.Ellesouritenpassantprèsdeluietl'appeladuregard.

    Illasuivit;ilsentaitdéjàlegoûtdesamortsurseslèvres.

    C'étaittoujoursunjeud'enfant.Ilimaginaitlaforcevitaledelafillesepropager

    commedufeudanssespropresveines..Ceshumainsétaientd'unebêtise!Ils

    possédaientunbieninestimable,qu'ilsneprenaientpaslapeinedeprotéger.Ils

    gâchaientleurviepourdel'argent,pourdessachetsdepoudre,pourlesourire

    charmeurd'unétranger.Lafille,telunfantômeblême,s'enfonçadanslerideaude

    fuméecolorée.Soudain,elleseretournaet,souriante,relevasarobepourlui

    montrersescuissardes.

    Ils'avançaverselled'unpasnonchalant.Saprésencetouteprocheluichatouillait

    lapeau.Deprès,elleétaitmoinsjolie:sonmascaraavaitcoulé,etlasueurcollaitles

    cheveuxsursanuque.Al'odeurdemortquisedégageaitd'elles'ajoutaitlerelentà

    peineperceptibledeladépravation.«Jetetiens»,songea-t-il.

    Avecunsouriretranquille,lafilles'adossaàuneporte,surlaquelleétaitpeinten

    lettresrouges:ENTREEINTERDITE-RESERVE.Elletâtonnaderrièreellepourtrouverla

    poignée,ouvritlaporteetseglissaàl'intérieur.Danslapénombre,ildistinguades

    caissesempiléesetdescâblesenrouléssurlesol.Iljetauncoupd'œilpar-dessusson

    épaulepours'assurerquepersonnenel'épiait.Siellevoulaitdel'intimité,elleallait

  • êtreservie.

    Ilentraàsontour,sanss'apercevoirqu'ilétaitsuivi.

    —Bonnemusique,pasvrai?ditSimon.

    Claryneréponditpas.Ilsdansaient,oudumoinss'efforçaientdedanser,se

    balançantd'avantenarrièreetsepenchantbrusquementdetempsàautrecomme

    s'ilsvenaientdefairetomberunelentilledecontact,coincésentreungroupe

    d'adolescentscorsetésdeteretunjeunecoupled'Asiatiquesquis'embrassaientavec

    fougue.Ungarçonàlalèvrepiercéedistribuaitdel'ecstasy;leventilateurfaisait

    volerlespansdesonpantalondetreillis.Claryneprêtaitpasgrandeattentionàses

    voisins,sonregardétaitfixésurlegarçonauxcheveuxbleusquiavaitnégociépour

    entrerdansleclub.Ilrôdaitaumilieudelafouleavecl'airdechercherquelque

    chose.Safaçondebougerluiétaitfamilière..

    —Moi,jem'amusecommeunfou,poursuivitSimon.

    Claryendoutait.Simon,commetoujours,détonnaitparmilesclientsduclub,

    avecsonjeanetsonvieuxT-shirtarborantl'inscriptionMADEINBROOKLYN.Avecses

    cheveuxcoupésenbrosse-châtainfoncé,etnonrosesouverts-etseslunettes

    perchéesdeguingoissurleboutdunez,ilavaitl'airdesortird'unclubd'échecs.

    —Mmm...

    Clarysavaitpertinemmentqu'ilavaitacceptédel'accompagnerauCharivari

    pourluifaireplaisir,etqu'ils'ennuyaitferme.Elle-mêmeignoraitpourquoielle

    aimaitcetendroit.Était-ceparcequelesvêtementsetlamusiqueycréaientune

    atmosphèreIrréelle?Là,elleavaitl'impressiondevivrelaviedequelqu'und'autre,

    loindesapropreexistencesansintérêt.Maisjamaisellen'avaiteulecrandeparlerà

    quelqu'und'autrequeSimon.

    Legarçonauxcheveuxbleuss'éloignadelapiste.Ilsemblaitunpeuperdu,

  • commes'iln'avaitpastrouvécequ'ilcherchait.Clarysedemandacequiarriveraitsi

    ellel'abordaitpourseprésenteretluiproposerdevisiterleslieux.Danscecas,peut-

    êtresecontenterait-ildeladévisageravecfroideur.Amoinsqu'ilnesoittimide,lui

    aussi.Peut-êtrequ'illuiseraitreconnaissantdeluiparler,ens'efforçantdenepasle

    montrer,commetouslesgarçons.Maiselles'enapercevrait.Peut-être..

    L'inconnuauxcheveuxbleussefigeabrusquement,commeunchiendechasseà

    l'arrêt.Clarysuivitsonregardetaperçutlafilleenrobeblanche.

    «Bon,pensa-t-elleenravalantsadéception,c'estcommeça.»Lachanceuse,

    sublime,étaitlegenredefillequeClaryauraitaimédessiner:grande,mincecomme

    unfil,avecunelonguecrinièredecheveuxnoirs.Mêmeàcettedistance,Clary

    voyaitlependentifrougeàsoncou.Ilsemblaitbattreteluncœursouslesnéonsde

    lapiste.

    —JetrouvequeDJBatfaitunboulotexceptionnel,cesoir,ditSimon.Qu'est-ce

    quetuenpenses?

    Pourtouteréponse,Clarylevalesyeuxauciel:Simondétestaitlatrance.Elle

    reportasonattentionsurlafilleenrobeblanche.Dansl'obscuritéetlafumée

    artificielle,letissuclairsemblaitbrillercommeunphare.Pasétonnantquelegarçon

    auxcheveuxbleuslasuivecommesousl'effetd'unsortilège,tropfascinépour

    remarquerlesdeuxsilhouettesennoirquisefaufilaientderrièreluiàtraversla

    foule.

    Clarys'arrêtadedanserpourobserverlesdeuxgarçons,grandsetvêtusdenoir.

    Ellen'auraitpassuexpliquercommentelleavaitdevinéqu'ilslesuivaient,maiscela

    nefaisaitpasl'ombred'undoute.C'étaitpeut-êtreleurallure,régléesurlasienne,ou

    leursregardsattentifs,lagrâcefurtivedeleursmouvements.Unevagueinquiétude

    l'envahit.

  • —Aufait,repritSimon,jevoulaistedirequedepuisquelquetempsjeme

    travestis.Ah,etjecoucheavectamère.J'aipenséqu'ilfallaittemettreaucourant.

    Lafilleavaitatteintlemurduclub,etouvertuneportesurlaquelleétaitécrit:

    ENTREEINTERDITE.Ellefitsigneaugarçondevenir,etilsdisparurentderrièrela

    porte.Celan'avaitriend'extraordinaire,uncouplequisecachaitdansuncoin

    sombrepoursebécoter;cequiétaitbizarre,enrevanche,c'étaitlefaitqu'ilssoient

    suivis.

    Clarysehissasurlapointedespiedspourdominerlafoule.Lesdeuxgarçonsen

    noirs'étaientarrêtésdevantlaporteetsemblaientengrandeconversation.L'unétait

    brun,l'autreblond.Leblondfouilladanssapocheetensortitunobjetlongeteffilé

    quiétincelasouslesstroboscopes.Uncouteau.

    —Simon!s'écriaClaryenluiagrippantlebras.

    —Quoi?fitSimonavecinquiétude.Jenecouchepasavectamère,tusais.

    J'essayaisseulementd'attirertonattention.Nonqu'ellesoitmoche,c'estunefemme

    trèsattirantepoursonâge.

    —Tuasvucestypes?

    Claryagitafrénétiquementlamain,manquantéborgneraupassageunegrosse

    fillequidansaitprèsd'elle.Cettedernièreluijetaunregardassassin.

    —Pardon!Tuvoiscesdeuxtypeslà-bas,prèsdelaporte?

    Simonplissalesyeux,puishaussalesépaules:

    —Jenevoisriendutout.

    —Regardemieux!Ilssuivaientlegarçonauxcheveuxbleus..

    —Celuiquit'atapédansl'œil?

    —Oui,maislaquestionn'estpaslà.L'und'euxasortiuncouteau.

    —Tuenessûre?

  • Simonscrutalefonddelasalleetsecoualatête:

    —Jenevoistoujourspersonne.

    Ilredressalesépaulesd'unairimportant:

    —Jevaischercherlasécurité.Toi,turestesici.

    Ils'éloignaenjouantdescoudes.Claryseretournajusteàtempspourvoirle

    blonddisparaîtrederrièrelaporte,l'autresursestalons.Ellejetaunregardautour

    d'elle:Simonenétaittoujoursàessayerdequitterlapiste,maisilnefaisaitpas

    beaucoupdeprogrès.Elleauraitbeaucrier,personnenel'entendraitet,letempsque

    Simonrevienne,ilseraitpeut-êtredéjàtroptard.Ensemordantlalèvre,Claryse

    frayauncheminparmilafoule.

    —Commenttut'appelles?

    Lafilleseretournaetsourit.Unelumièreténuefiltraitàtraverslesfenêtresà

    barreauxdelaréserve,noirciesparlacrasse.Descâblesélectriques,desdébrisde

    boulesdediscoetdespotsdepeinturejonchaientlesol.

    —Isabelle.

    —Joliprénom.

    Ils'avançaverselleenprenantsoind'éviterlescâblesabandonnésparterre.

    Danslapénombre,elleétaitpresquediaphanedanssarobeblanchequiluidonnait

    l'aird'unange.Ceseraitunplaisirdelafairedéchoir..

    —Jenet'avaisjamaisvueavant.

    —Tuveuxsavoirsijevienssouventici?Gloussa-t-elleensecouvrantlabouche

    desamain.

    Elleportaitundrôledebraceletautourdupoignet,justesouslamanchedesa

    robe.Ens'approchantunpeu,ils'aperçutqu'ils'agissaitenfaitd'untatouage

    représentantunenchevêtrementdelignes.

  • Ilsefigea:

    —Tu..

    Iln'eutpasletempsdeterminersaphrase.Aveclarapiditédel'éclair,lafillelui

    assenauncoupdanslapoitrine.S'ilavaitétéhumain,ilenauraiteulesoufflecoupé.

    Ilreculaets'aperçutqu'elletenaitàlamainunobjet,unfouetscintillantquivint

    s'enroulerautourdeseschevillesetluifitperdrel'équilibre.Iltombaàterreetse

    torditdedouleurensentantlacordeenmétals'enfoncerprofondémentdanssa

    chair.Lafillesemitàrireetvintdeposterau-dessusdelui.Prisdevertige,ilsongea

    qu'ilauraitdûs'yattendre.Unehumainen'auraitjamaisportéunerobecomme

    celle-ci.Cetterobeétaitdestinéeàcouvrirsoncorps..chaqueparcelledesoncorps.

    Isabelletirafermementsurlefouetpourl'avoirbienenmain.Unsourire

    venimeuxflottaitsurseslèvres.

    —Ilestàvous,lesgars.

    Unriregraves'élevaderrièrelui,etilsentitdesmainsl'agripper,lesouleveretle

    jetercontrel'undespiliersenbéton.Ilsentitlapierrehumidecontresondos.Puison

    luisaisitlesbraspourlesattacheravecuncâble.Commeilsedébattait,son

    agresseurcontournalepilierpourluifaireface:ils'agissaitd'ungarçondumême

    âgequ'Isabelle,ettoutaussiséduisant.Sesyeuxfauvesbrillaientdansl'obscurité

    commedeséclatsd'ambre.

    —Alors,dit-il,ilyenad'autresavectoi?

    Leslienstropserrésentaillaientlachairdugarçonetlesangluipoissaitles

    poignets.

    —Dequiparles-tu?

    —Allons!

    Legarçonauxyeuxfauveslevalesmainspourfaireglisserlesmanchesdeson

  • habitnoir,révélantlesrunestatouéessursespoignets,surledosetlapaumedeses

    mains.

    —Tusaistrèsbienàquituasaffaire.

    Legarçongrinçadesdents:

    —AunChasseurd'Ombres,répondit-ilaveccolère.

    Soninterlocuteurluiadressaungrandsourire:

    —Jet'aieu.

    Clarypoussalaportedelaréserveets'avançaàl'intérieur.Pendantquelques

    secondes,ellecrutqu'iln'yavaitpersonne.Lesseulesfenêtres,trophautespour

    qu'onpuisselesatteindre,étaientmuniesdebarreaux;lesbruitsdelarue,leklaxon

    d'unevoiture,uncrissementdefreins,luiparvenaientfaiblement.Lapiècesentaitla

    vieillepeinture,etuneépaissecouchedepoussièrerecouvraitlesolmarqué

    d'empreintesdepas.

    «Iln'yapersonneici»,pensaClaryenregardantautourd'elleavecstupéfaction.

    Ilfaisaitfroiddanslapiècemalgrélachaleurdumoisd'aoûtquirégnaitau-dehors.

    Unesueurglacéeluicoulaitdansledos.Ellefitunpasetsepritlespiedsdansdes

    câblesélectriques.Ellesepenchapourlibérersachaussuredetennis,etc'estalors

    qu'elleentenditdesvoix.Lerired'unefille,etungarçonquirépondaitd'unton

    brusque.Enseredressant,ellelesvit.

    Àcroirequ'ilss'étaientmatérialisésdevantellecommeparmagie.Lafilleen

    robeblancheavecdelongscheveuxnoirspareilsàdesalgueshumides.Asescôtés,

    lesdeuxgarçons,legrandavecdescheveuxdelamêmecouleurquelessiens,etle

    blond,pluspetit,dontlachevelurebrillaitcommeducuivredanslapâlelumière

    filtrantparlesfenêtres.Leblond,lesmainsdanslespoches,faisaitfaceaujeune

    punk,quiavaitlesmainsetleschevillesattachéesàunpilieraveccequiressemblait

  • àunecordedepiano.Sestraitsétaientdéformésparlasouffranceetlapeur.

    Lecœurbattant,Claryseglissaderrièrelepilierleplusprocheetrisquaunœil

    del'autrecôté.Leblondfaisaitlescentpas,lesbrascroisés.

    —Bon,lança-t-il,tunenousastoujourspasditsid'autresdetonespècesont

    venusavectoi.

    «Detonespèce?»Clarysedemandaàquoiilpouvaitbienfaireallusion.Avait-

    elleatterriaubeaumilieud'uneguerredegangs?

    —Jenesaispasdequoituparles,réponditlegarçonauxcheveuxbleusd'unton

    àlafoismaussadeetplaintif.

    Legrandbrunpritlaparolepourlapremièrefois!

    —Ilparledesautresdémons.Tusaiscequ'estundémon,pasvrai?

    Leurprisonnierdétournalatête,labouchecrispée.

    —Démon,récitaleblondentraçantavecsondoigtdeslettresinvisibles,désigne,

    d'unpointdevuereligieux,unhabitantdel'enfer,unserviteurdeSatan.Maisdans

    lecontextedel'Enclave,cenomfaitréférenceàtoutespritmaléfiquenéendehorsde

    notredimension..

    —Çasuffit,Jace,ditlafille.

    —Isabellearaison,intervintlegarçonbrunInutiledenousfaireuneleçonde

    sémantiqueoudodémonologie.

    «Ilssontdingues,songeaClary.Complètementdingues!»

    Jacerelevalatêteetsourit.Sonattitudeavaitquelquechosedefarouchequi

    rappelaàClarylesdocumentairessurleslionsqu'elleavaitvusàlatélé.Lesgrands

    fauvesenchasseavaientcettemêmefaçondeleverlatêtepourflairerl'air.

    —IsabelleetAlectrouventquejeparletrop,dit-ilavecassurance.Ettoi,qu'est-ce

    quetuenpenses?

  • Legarçonauxcheveuxbleusneréponditpastoutdesuite.

    —J'aidesinformationspourvous,dit-ilenfin.JesaisoùestValentin.

    JacesetournaversAlec,quihaussalesépaules.

    —Valentinestàsixpiedssousterre,ditJace.Cettechosesemoquedenous!

    Isabellerejetasescheveuxenarrière:

    —Tue-le,Jace.Ilnenousapprendrarien.

    Jacelevalamain,etClaryvitétincelerlalamedesoncouteau.Bizarrement,elle

    étaittransparentecommeduverre,etsemblaittranchantecommeuntessonde

    bouteille.Lemancheétaitsertiderubis.

    Leprisonniersemitàhaleter.

    —Valentinestderetour!s'écria-t-ilentirantsurlesliensquiretenaientses

    mains.Toutlemondeinfernalestaucourant..Jepeuxvousdireoùilest..

    Unelueurdecolères'allumadanslesyeuxdeJace:

    —Parl'Ange,chaquefoisqu'oncaptureunedecesVermines,ilfautqu'ellenous

    serinelamêmechose.Ehbien,nousaussi,noussavonsoùestValentin:enEnferet

    toi..tuvaslerejoindre.

    N'ytenantplus,Clarysortitdesacachetteets’écria:

    -Arrêtez!Vousnepouvezpasfaireça!

    Jucepivotaet,sousl'effetdelasurpriselâchalecouteau.IsabelleetAlecse

    retournèrenteuxaussi.Lemêmeétonnementselisaitsurleurvisage.Legarçonaux

    cheveuxbleus,frappédestupeur,cessadesedébattredanssesliens.

    —Qu'est-cequec'estqueça?demandaAlecendévisageanttouràtourClaryet

    sescompagnons.

    —C'estunefille,réponditJace,unefoisrevenudesasurprise.Tuasforcément

    déjàvuunefilleavant,Alec.TasœurIsabelleenestune.

  • IlfitunpasversClaryencillantcommes'iln'arrivaitpasàencroiresesyeux.

    —C'estuneTerrestre,ajouta-t-ilcommepourlui-même.Etpourtantellepeut

    nousvoir.

    —Biensûrquejepeuxvousvoir,ditClary.Jenesuispasaveugle,voussavez!

    —Oh,maissi,rétorquaJaceensebaissantpourramassersoncouteau.

    Seulement,tunelesaispas,Tuferaismieuxdedéguerpir,pourtonproprebien.

    —Jen'irainullepart.Sij'obéis,vousletuerez.

    Ellemontradudoigtlegarçonauxcheveuxbleus.

    —C'estexact,ditJaceenjouantavecsoncouteau,Qu'est-cequeçapeuttefaire?

    —M-mais,bafouillaClary,onn'assassinepaslesgenscommeça.

    —Tuasraison.Onn'assassinepaslesgens.

    Ilmontralegarçonauxcheveuxbleus,quiavaitfermélesyeux.Clarycrutqu'il

    s'étaitévanoui.

    —Cecin'estpasunêtrehumain,petitefille.Çaressembleàunêtrehumain,ça

    parlecommeunêtrehumain,etpeut-êtremêmequeçasaignecommeunêtre

    humain.Mais,enréalité,ils'agitd'unmonstre..

    —Jace,protestaIsabelle.Çasuffit!

    —Vousêtesfous!SoufflaClaryenreculant.J'aiappelélapolice,voussavez.Elle

    seralàd'unmomentàl'autre.

    —Ellement,décrétaAlec.

    Cependantledouteselisaitsursonvisage.

    —Jace,est-ceque..

    Iln'eutpasletempsdefinirsaphrase.Acetinstant,legarçonauxcheveuxbleus

    poussauncridéchirantet,aprèss'êtrelibérédesesliens,sejetasurJace.

    Ilsroulèrentsurlesol,etlesoi-disantdémonlacéralebrasdeJacedesesdoigts.

  • Clarycrutlesvoirétincelercommedesgriffesdemétal.Ellereculaetvouluts'enfuir,

    maissepritlespiedsdansuncâbleets'affalaparterre.ElleentenditIsabellehurler.

    Roulantsurlecoté,EllevitlegarçonauxcheveuxbleusassissurletorsedeJace»ses

    griffesdégoulinantdesang.

    IsabelleetAlecseruèrentsurlui.Lafillebranditsontfouet.Legarçonaux

    cheveuxbleuslacéralachairdeJacedesesgriffesenprojetantdesgouttelettesde

    sang.Commeillevaitlamaindenouveau,lefouetd’isabelleclaquasursondos.Il

    poussaunhurlementettombasurlesol.

    Aussirapidequelefouetd'Isabelle,Jaceroulasurlecoté.Soncouteauétincela

    danssamain,etilplantalalamedanslapoitrinedesonadversaire.Unliquide

    noiratreéclaboussalemanchedel'arme.Legarçonsecourba,émitungargouillis

    répugnantetsoncorpsseconvulser.Jaceserelevaavecunegrimacededouleur.Sa

    chemisenoireétaitcouvertedetachessombre.Ilbaissalesyeuxverslacréaturequi

    setordaitàsespiedsetsepenchapourarracherlecouteausouillédeluplaie.

    LegarçonauxcheveuxbleusfixaJacedesesyeuxexorbitésetlâchaentreses

    dents:

    —LesDamnésvousemporteronttous.

    Jacepoussaunrugissementdecolère.Legarçonrouladesyeux,etsoncorps

    agitédesoubresautss’affaissa,seratatinaetfinitpardisparaître.

    Claryserelevaensedébattantaveclecâbleélectrique.Commepersonnene

    prêtaitattentionàelle,elleenprofitapourreculerverslaporte.Alecavaitrejoint

    Jaceetsoutenaitsonbrasblesséentirantsurlamanchepourexaminerlablessure.

    Claryallaitprendrelafuite,maisIsabelleluibarralepassage,lefouetàlamain.La

    lanièredoréeétaitmaculéedesubstancenoire.Ellelefitclaquer,etClarysentit

    l'extrémitédufouets'enroulerautourdesonpoignet.Elleeutunhoquetdesurprise

  • etdedouleur.

    —Espècedepetiteidiote!SifflaIsabelle.Jaceafaillimourirpartafaute.

    —Ilestdingue,répliquaClaryenessayantenvaindelibérersonpoignet:la

    lanièredufouets'enfonçaunpeuplusdanssachair.Vousêtestousdingues!Vous

    vousprenezpourquoi,desvengeursmasqués?Lapolice..

    —Lapolices'enmoque,d'habitude,tantqu'iln'yapasdecorps,ditJace.

    Lebrasblesséplaquécontresontorse,ilsedirigeaversClaryenlouvoyantentre

    lescâbles.Alecluiemboîtalepas,levisagefermé.Claryjetauncoupd'œilà

    l'endroitoùlegarçonavaitdisparuetnesutquerépondre.Iln'yavaitpasmême

    unetracedesangsurlesol,paslamoindrepreuvequ'ilaitexisté.

    —Quandilsmeurent,ilsretournentdansleurdimension,expliquaJace.Aucas

    oùtuteposeraislaquestion.

    —Jace,marmonnaAlec,soisprudent.

    Jacelâchasonbras.Sonvisageétaitbarbouillédesang.Clarylefixa:illuifaisait

    encorepenseràunlion,avecsesyeuxclairsunpeuespacésetsescheveuxblond

    foncé.

    —Ellepeutnousvoir,Alec,dit-il.Elleensaitdéjàtrop.

    —Alors,qu'est-cequejefaisd'elle?demandaIsabelle.

    —Laisse-lapartir,réponditJacetranquillement.

    Isabelleluilançaunregardmi-surpris,mi-furieux,maisneprotestapas.Elle

    libéraClary,quisedemandaitenmassantsonpoignetendoloricommentsetirerde

    cemauvaispas.

    —Ondevraitpeut-êtrel'emmeneravecnous,suggéraAlec.JepariequeHodge

    seraitcurieuxdelarencontrer.

    —Pasquestionqu'ellevienneàl'Institut!déclaraIsabelle.C'estuneTerrestre.

  • —Enes-tucertaine?ditdoucementJace.

    Lecalmequiperçaitdanssavoixétaitbienplusinquiétantquelesprotestations

    d'Isabelleoulacolèred'Alec.

    —As-tudéjàeuaffaireauxdémons,petitefille?demanda-t-ilàClary.T'es-tu

    déjàpromenéeavecdessorciers,as-tubavardéavecdesEnfantsdelaNuit?

    —Jenesuispasunepetitefille,marmonna-t-elle.Etjenecomprendsrienàce

    queturacontes.

    «Vraiment?ditunepetitevoixdanssatête.Tuasvucegarçondisparaître

    commeparmagie.Jacen'estpasfou.C'estseulementtoiquiessaiesdetepersuader

    ducontraire.»

    —Jenecroispasaux..auxdémonsouquelquesoit..

    —Clary?

    LavoixdeSimonrésonnadanslapièce.Claryfitvolte-face.Ilsetenaitsurle

    seuildelaréserve,accompagnéparl'undesvideurs.

    —Tuvasbien?demanda-t-ilenscrutantlesténèbres.Qu'est-cequetufaislà,

    touteseule?Qu'est-ilarrivéauxtypes..tusais,ceuxquisebaladentavecun

    couteau?

    Claryledévisageasansrépondre,puisregardaderrièreelle,àl'endroitoùse

    tenaientJace,IsabelleetAlec.Jace,vêtudesachemiseensanglantée,lecouteauàla

    main,luisouritavecunhaussementd'épaulesàlafoiscontritetmoqueur.

    Visiblement,lefaitqueniSimonnilevideurnepuissentlesvoirnelesurprenaitpas

    lemoinsdumonde.

    Et,bizarrement,Clarynes'enétonnapasnonplus.Ellesetournalentementvers

    sonami,s'imaginantsansmalcequ'ildevaitpenserd'elle,deboutlà,touteseule,

    danscetteréservehumide,lespiedsprisdansdescâblesélectriques.

  • —J'étaissûredelestrouverici,dit-ellesansconviction.Maisilfautcroirequ'ils

    n'ysontpas.Jesuisdésolée.

    ElleregardatouràtourSimon,dontl'expressioninquiètesemuaitenembarras,

    etlevideur,quisemblaitsimplementagacé.

    —J'aidûmetromper.

    Derrièreelle,Isabelles'esclaffa.

    —Jen'ycroispas!lançaSimontandisqueClary,postéesurleborddutrottoir,

    s'efforçaitdésespérémentdehéleruntaxi.

    LesbalayeursavaientremontéOrchardStreetpendantqu'ilssetrouvaientau

    Charivari,etlebitumedétrempébrillaitdansl'obscurité.

    —Jesais,dit-elle.Tupensaisqu'ilyauraitdestaxis.Maisoùsont-ilstouspassés,

    undimanchesoiràminuit?Peut-êtrequ'onauraitplusdechanceducôtéde

    HoustonStreet?

    —Quiparledestaxis?Tu..Jenetecroispas!Jerefusedecroirequecestypes

    aientdisparucommeça.

    Clarypoussaunsoupir:

    —Peut-êtrequ'iln'yavaitpasdetypesavecdescouteaux,Simon.Peut-êtreque

    j'aiimaginétoutecettehistoire.

    —Impossible.

    Simonlevalamain,maisletaxiquiarrivaitenfacepassasansralentiren

    l'éclaboussantd'eausale.

    —J'aivutonvisageenentrantdanslaréserve.Tusemblaismortedepeur,on

    auraitditquetuavaisvuunfantôme.

    ClaryrepensaàJaceetàsesyeuxdefauve.Ellebaissalesyeuxverssonpoignet,

    àl'endroitoùlefouetd’isabelleavaitdessinéuneestafiladerouge.«Non,pasun

  • fantôme,songea-t-elle,quelquechosed'encoreplusbizarre.»

    —Jemesuistrompée,voilàtout,conclut-elled'untonlas.

    Elles'étonnaitelle-mêmedenepasluiavoiravouélavérité;maisill'auraitprise

    pourunefolle.Etpuis,quelquechoseluidisaitqu'ellefaisaitbiendegardertoutcela

    pourelle.Était-ceàcausedusangnoirquiavaitéclaboussélecouteaudeJace,oude

    lavoixdecedernierquandilluiavaitdemandésielleavaitdéjàparléàdesEnfants

    delaNuit?

    —Etpasqu'unpeu!Ons'estpayéunebellehonte,répliquaSimon.

    Iljetaunregardendirectionduclub,devantlequels'étiraittoujoursunefile

    d'attente.

    —Jedoutequ'onnouslaisseunjourentrerauCharivari!

    —Qu'est-cequeçapeuttefaire?Tudétestescetendroit.

    Clarylevadenouveaulamain:unevoiturejaunes'avançaitverseuxdansle

    brouillard.Cettefois,letaxis'arrêtaaucoindelaruedansuncrissementdepneus,

    etlechauffeurdonnaungrandcoupdeklaxonpourattirerleurattention.

    —Finalement,onadelachance.

    Simonouvritlaportièreetseglissasurlabanquettearrièreplastifiée.Clary

    l'imitaenrespirantl'odeurfamilièredestaxisnew-yorkais,unmélangedevieux

    mégots,decuiretdelaqueàcheveux.

    —Brooklyn,lançaSimonauchauffeuravantdesetournerversClary.Écoute,tu

    peuxtoutmedire,tusais.

    Claryhésitauninstantpuishochalatête

    —Biensûr,Simon.Jesais.

    Elleclaqualaportièrederrièreelleetletaxis'enfonçadanslanuit.

    2

  • SecretsEtMensonges

    Leprincedesténèbresenfourchasoncoursiernoir,lespansdesacapeen

    zibelineflottantderrièrelui.Uncercled'orretenaitsesbouclesblondes,laragedela

    bataillefigeaitlestraitsdesonbeauvisageet..

    —Etsonbrasressemblaitàuneaubergine,marmonnaClary,exaspérée.

    Sondessinn'étaitpasdutoutressemblant.Avecunsoupirellearrachalafeuille

    desoncarnetdecroquisetlaréduisitenbouleavantdelalancercontrelemur

    orangedesachambre.Lesolétaitdéjàjonchédepapiersfroissés,preuvequesa

    créativiténeprenaitpasladirectionsouhaitée.Elleregrettapourlamillièmefoisde

    nepastenirunpeuplusdesamère.Jocelyneréussissaittoutcequ'elledessinaitou

    peignait,etsanslemoindreeffort,apparemment.

    Claryôtasesécouteurs-interrompantSteppingRazoraubeaumilieud'une

    chanson-etfrottasestempesdouloureuses.Elleentenditlasonneriestridentedu

    téléphonerésonnerdansl'appartement.Aprèsavoirjetésoncarnetsurlelit,ellese

    levad'unbondetcourutausalon,oùlevieilappareilrougetrônaitsurunetable

    prèsdelaported'entrée.

    —ClarissaFray?

    Lavoixàl'autreboutdufilluisemblaitfamilièremaiselleneparvintpas

    àl'identifiertoutdesuite,Elleenroulalefildutéléphoneautourdeson

    doigt:

    —Oui?

    —Bonjour,c'estmoi,letypeaucouteauquetuasrencontréhierau

    Charivari.J'aibienpeurdet'avoirfaitunemauvaiseimpression,etj'espérais

    quetumedonneraisunechancedemeracheter...

    —SIMON!

  • Claryéloignalecombinédesonoreillecommeiléclataitderire:

    —Cen'estpasdrôledutout!

    —Maissi!Tun'aspaslesensdel'humour.

    —Crétin!

    Clarys'adossaaumurensoupirant:

    —Tuneriraispassituavaisétéàmaplacehiersoirenrentrant.

    —Pourquoi?

    —Mamère.Ellen'apasappréciémonretard.Elles'estinquiétée.Le

    mauvaisplan.

    —Quoi?Cen'estpasnotrefautes'ilyavaitdesembouteillages!protesta

    Simon.

    Entantquecadetdetroisenfants,ilavaitunsensaigudel'injustice

    familiale.

    —Ehbien,ellenevoitpasleschosessouscetangle.Jel'aidéçue,elles'est

    faitdusoucipourmoi,blablabla.Jesuislefléaudesonexistence,ditClary

    enreprenantlestermesexactsemployésparsamère,auxquelss'ajoutaitun

    soupçondeculpabilité.

    —Alors,tuespunie?demandaSimonenhaussantlavois.

    Claryentenditunbrouhahadeconversationsdanslecombiné.

    —Jenesaispasencore.MamèreestsortieavecLukesematin,etilsne

    sontpasencorerentrés.Oùes-tu,aufait?ChezÉric?

    —Oui,onvientjustedeterminerlarépète.

    UnbruitdecymbalesretentitderrièreSimon.Clarytressaillit.

    —EricparticipeàunelecturedepoésieauJavaJonessenoir,poursuivit

    Simon,faisantréférenceaucafédechezClary,quidonnaitparfoisdes

  • concerts.Toutlegroupevientl'encourager.Tuveuxtejoindreànous?

    —Oui,d'accord.

    Clarysetutettiranerveusementsurlefildutéléphone:

    —Attends,non.

    —Vousvoulezbienlafermer,lesgars?criaSimon.

    Ausonétouffédesavoix,Clarydevinaqu'iltenaitlecombinééloignéde

    sabouche.Unesecondeplustard,ilétaitderetourautéléphone,etsavoix

    trahissaitunecertainetension:

    —C'étaitunouiouunnon?

    —Jenesaispas.Mamèreesttoujoursfurieuseàcaused'hiersoir.Jen'ai

    pastrèsenvied'enremettreunecoucheenluidemandantunefaveur.Sije

    doism’attirerdesennuis,jepréfèrequecesoitpourautrechosequeles

    poèmesbidond'Éric.

    —Allons,iln'estpassimauvaisqueça!

    SimonetÉric,sonvoisindepalier,seconnaissaientdepuistoujours.S'ils

    n'étaientpasaussiprochesqueSimonetClary,ilsavaientforméungroupe

    derockaudébutdel'annéescolaireaveclesamisd'Eric,MattetKirk.Toutes

    lessemaines,ilsrépétaientassidûmentdanslegaragedesparentsd'Éric.

    —Etpuis,cen'estpasunefaveurquetuluidemandes,repritSimon.C'est

    unconcoursdeslamorganisédanstonquartier,pasuneorgie.Tamèrepeut

    venirsielleveut.

    Claryentenditquelqu'un-probablementÉric-crier:

    —UNEORGIE!

    S'ensuivituneautreexplosiondecymbales.Elleimaginasamèreentrain

    d'écouterÉricliresapoésieetellefrémit.

  • —Jenesaispas,dit-elle.Sivousdébarqueztousici,ellerisqued'avoir

    peur.

    —Alors,jeviendraitoutseul.Jepasseteprendre:onpeutyaller

    ensembleàpied.Tamèren'yverrapasd'inconvénient.Ellem'adore.

    Claryneputs'empêcherderire:

    —Preuvequ'elleadesgoûtsdiscutables,situveuxmonavis.

    —Personneneteledemande.

    Surcesmots,Simonraccrochaparmilescrisdesautresmembresdu

    groupe.Aprèsavoirreposélecombiné,Claryparcourutlesalonduregard.

    Chaquerecoindelapiècetémoignaitdestalentsartistiquesdesamère,des

    coussinsenveloursfaitsmainquis'empilaientsurlecanapérougeaux

    tableauxdeJocelynequiornaientlesmurs.C'étaient,pourl'essentiel,des

    paysages:lesruessinueusesdeManhattannimbéesd'unelumièredorée;

    desscènesdeProspectParkenhiver,sesétangsgrisbordésd'unedentellede

    glace.

    Surlemanteaudelacheminéetrônaitunephotoencadréedupèrede

    Clary,unhommeblondauxyeuxrieursetàl'airpensif,quiposaiten

    uniformedemilitaire.Ilavaitétédécorépouravoirserviàl'étranger.

    Jocelyneconservaitcertainesdesesmédaillesdansunepetiteboîteàcôtéde

    sonlit.Cesmédaillesn'avaienteuaucuneutilitélorsqueJonathanClarkavait

    encastrésavoituredansunarbreauxalentoursd'Albany...Claryn'était

    mêmepasnée.

    Aprèslamortdesonmari,Jocelyneavaitreprissonnomdejeunefille.

    Ellen'évoquaitjamaislepèredeClary,maisellegardaitlaboîtegravéede

    sesinitiales,J.C.,sursatabledenuit.Outrelesmédailles,ellerenfermait

  • quelquesphotos,unealliance,etunemèchedecheveuxblonds.Parfois,

    Jocelyneouvraitlaboîte,tenaitdélicatementlamèchedecheveuxdansses

    mainspendantquelquesinstants,puislaremettaitdanslaboîte,qu'ellene

    manquaitjamaisdeverrouiller.

    Lebruitdelaclédanslaported'entréetiraClarydesarêverie.Elle

    s'installaenhâtesurlecanapéetfitminedes'absorberdansl'undeslivresde

    pochequesamèreavaitlaisséssurlatablebasse.Jocelyneconsidéraitla

    lecturecommeunpasse-tempssacré,etd'ordinaireellen'aimaitpas

    interrompreClaryaumilieud'unlivre,mêmepourlasermonner.

    Laportes'ouvritavecunbruitsourdetLukeentra,lesbraschargésde

    boîtesencarton.Aprèslesavoirposéesparterre,illuiadressaungrand

    sourire.

    —Bonjour,Onc...Bonjour,Luke,lançaClary.

    Illuiavaitdemandédeneplusl'appelerOncleLukeenvironunan

    auparavant,sousprétextequecelaluidonnaituncoupdevieux,enplusde

    luirappelerLaCasedel'oncleTom.Etpuis,avait-ilpréciségentiment,iln'était

    pasvraimentsononcle,justeunamiprochedesamère,quilaconnaissait

    depuistoujours.

    —Oùestmaman?...

    —Ellegarelacamionnette,répondit-ilenredressantsagrandecarcasse

    maigreavecungrognement.

    Ilportaitsonuniformehabituel:unvieuxjeanetunechemiseenflanelle.

    Unepairedelunettesunpeutorduesétaitjuchéedetraverssursonnez.

    —Rappelle-moipourquoicetimmeublen'apasd'ascenseurdeservice?

    —Parcequ'ilestvieuxetqu'iladucaractère,réponditClarydutacautac.

  • C'estpourquoifaire,cesboîtes?

    LesouriredeLukes'évanouit.

    —Tamèreveutmettredel'ordredanssesaffaires,répondit-ilenévitant

    sonregard.

    —Quellesaffaires?

    Lukefitungestevaguedelamain:

    —Destrucsquitraînent.Tusaisbienqu'ellenejetterien.Alors,qu'est-ce

    quetufabriques?Turévises?

    Ilattrapasonlivreetsemitàlireàvoixhaute:«Lemondegrouille

    encoredecescréaturesdiversesmépriséesparlapenséerationnelle.Féeset

    gobelins,fantômesetdémonsrôdenttoujours...»

    IlscrutaClarypar-dessusseslunettes:

    —C'estpourlelycée?

    -LeRameaud'or?Non,lescoursnecommencentpasavantdeux

    semaines.

    Claryluirepritlelivre:

    —C'estàmamère.

    —Jemedisaisaussi...

    —Luke?

    —Mmm?

    Lelivredéjàoublié,ilfouillaitdanslatrousseàoutilsprèsdelacheminée

    :

    —Ah,levoilà.

    Ilsortitungrosdérouleurdescotchenplastiqueorange,qu'ilcontempla

    avecsatisfaction.

  • —Queferais-tusituétaistémoindequelquechosequepersonned'autre

    nepourraitvoir?demandaClary.

    Lukelaissaéchapperledérouleurdescotch,quiatterritdansl'âtre.Ilse

    baissapourleramasseretréponditsanslaregarder:

    —Tuveuxdiresij'étaisleseultémoind'uncrime,cegenredechose?

    —Non,s'ilyavaitd'autrespersonnesautour,maisquetuétaisleseulà

    voirquelquechose.Quelquechosed'invisiblepourtoutlemonde,saufpour

    toi.

    Lukeparuthésiter.

    —Jesaisqueçaal'airdingue,poursuivitClaryd'untonnerveux,

    seulement...

    LesyeuxdeLuke,sibleusderrièrelesverresdeseslunettes,seposèrent

    surelleavecaffection:

    —Clary,

    tu

    es

    une

    artiste,

    comme

    ta

    mère.

    Ça

    signifiequetuvoislemondedifféremment.Tupossèdescedonde

    distinguerlabeautéetlalaideurdansleschoseslesplusbanales.Çaneveut

    pasdirequetuesdingue...Tuesjustedifférente.Iln'yariendemalàêtre

  • différent.

    Claryreplialesjambesetappuyalementonsursesgenoux.Danssa

    tête,ellerevitlaréserve,lefouetd'ord'Isabelle,legarçonauxcheveuxbleus

    entraind'agoniseretlesyeuxfauvesdeJace.Labeautéetlalaideur.

    —Simonpèreétaitencoreenvie,tucroisqu'ilseraitunartiste,luiaussi

    ?

    Lukeparutdécontenancé.Avantqu'ilaitpurépondre,laportes'ouvrità

    lavoléeetlamèredeClaryentradanslapièceenfaisantclaquersesgrosses

    chaussuressurleparquetciré.ElletenditàLukeuntrousseaudeclésetse

    tournaverssafille.

    JocelyneFrayétaitunefemmemince:sescheveuxétaientunpeuplus

    sombresqueceuxdeClaryetdeuxfoispluslongs.Ilsétaiententortillésdans

    unélastiquerouge,etletoutétaitmaintenuenplaceparuncrayon.Elle

    portaitunesalopettetachéesurunT-shirtlavande,etdeschaussuresde

    marcheauxsemellesimprégnéesdepeinture.

    OndisaittoujoursàClaryqu'elleressemblaitàsamère,maisellen'en

    avaitpasconscience.Ellesavaientlamêmesilhouettemince,lamême

    poitrinemenueetlesmêmeshanchesétroites.CependantClarysavaitqu'elle

    nepossédaitpaslabeautédesamère.Pourêtrebelle,ilfallaitêtregrandeet

    élancée.QuandonétaitpetitecommeClary,quimesuraitmoinsd'unmètre

    soixante,onétaitjustemignonne.Nijolienibelle,mignonne.Avecses

    cheveuxcarotteetsesjouescribléesdetachesderousseur,elleneressemblait

    pasvraimentàunepoupéeBarbie.

    Jocelyneavaitaussiunedémarcheélégante,quifaisaitsetournerlestêtes

    sursonpassage.Clary,àl’inverse,necessaitdetrébucher.Quandlesgensse

  • retournaientsurelle,c'étaitparcequ'ellevenaitdetomberdanslesescaliers...

    —Mercid'avoirmontélesboîtes,ditlamèredeClaryensouriantàLuke.

    Ilneluirenditpassonsourire.Clarysentitsonestomacsenouer.

    —Désolée,ilm'afalludutempspourtrouveruneplace,poursuivit

    Jocelyne.Lamoitiédelavilleaprissavoitureaujourd'hui...

    -Maman?interrompitClary.Àquoivontservircesboîtes?

    Jocelynesemorditlalèvre.Lukejetauncoupd'œilducôtédeClary

    commepourencouragerJocelyneàparler.D'unmouvementbrusque,elle

    repoussaunemèchederrièresonoreilleetrejoignitsafillesurlecanapé.

    Enlaregardantdeplusprès,Clarys'aperçutquesamèreétaitépuisée.

    Elleavaitlesyeuxcernésetbouffis.

    —C'estàcaused'hiersoir?demandaClary.

    —Non,réponditsamèreavecempressement,puiselleajoutaaprèsune

    hésitation:Peut-êtreunpeu.Tun'auraispasdûmefaireuncouppareil.Tu

    vauxmieuxqueça.

    —Jet'aidéjàprésentémesexcuses.Qu'est-cequisepasse?Situasdécidé

    demepunir,dis-le,qu'onenfinisse.

    —Jen'aipasl'intentiondetepunir,déclarasamèred'unevoixtendue.

    Ellejetauncoupd'œilàLuke,quisecoualatête:

    —Dis-lui,Jocelyne.

    —Vousvoulezbiencesserdeparlerdemoicommesijen'étaispaslà?

    S’impatientaClary.Qu'est-cequevousavezàm'annoncer?

    Jocelynepoussaungrossoupir:

    —Onpartenvacances.

    LevisagedeLukesevidadetouteexpression.

  • —C'estdeçaqu'ils'agit?Vouspartezenvacances?,Alors,pourquoitout

    cemystère?

    —Jenecroispasquetum'aiescomprise.Nouspartonstouslestroisen

    vacances,toi,moietLuke.Alaferme.

    —Oh.

    ClarysetournaversLuke,quiregardaitparlafenêtre,lesbrascroisés,la

    mâchoireserrée.Ellesedemandacequilecontrariaitàcepoint.Iladoraitla

    vieillefermesituéeaunorddel'ÉtatdeNewYork,qu'ilavaitachetéeet

    restauréelui-mêmequelquedixansauparavant,etils'yrendaitdèsqu'ilen

    avaitl'occasion.

    —Onpartpourcombiendetemps?

    —Nousypasseronslerestedel'été.J'aiachetécesboîtesaucasoùtu

    voudraisemporterdeslivres,dumatérieldepeinture...

    —Lerestedel'été?Jenepeuxpas,maman.J'aidesprojets:Simonetmoi,

    nousavionsprévud'organiserunefêteavantlarentrée,etj'aiplusieurs

    sortiesavecmongroupededessin,sansparlerdesdixcoursquirestentà

    Tisch...

    —JesuisdésoléepourTisch!Quantàtesautresprojets,ilspeuventêtre

    annulés.Simoncomprendra,ettongroupededessinaussi.

    Autoninflexibledesamère,Clarycompritqu'elleneplaisantaitpas.

    —Maisj'aipayépourcescoursdedessin!protesta-t-elle.J'aiéconomisé

    toutel'année!Tum'avaispromis.

    EllesetournabrusquementversLuke:

    —Dis-lui!Dis-luiquecen'estpasjuste!

    Lukenedétournapaslesyeuxdelafenêtre:

  • —C'esttamère.C'estàelledeprendrelesdécisions.

    Clarys'adressadenouveauàJocelyne

    —Jenecomprendspas!Pourquoi?

    —Ilfautquejem'éloigneunpeu,Clary,réponditCelle-cid'unevoix

    tremblante.J'aibesoindetranquillitépourpeindre.Etpuis,l'argentsefait

    rare,cesdernierstemps...

    —Tun'asqu'àvendredesactionsdepapa,lançaClaryaveccolère.C'est

    cequetufaisd'habitude,non?Ecoute,parssituenasenvie.Çam'estégal,je

    peuxresterseuleici.Jetravaillerai,jepeuxdécrocherunboulotdansun

    Starbucksouailleurs.Simonm'aditqu'ilsembauchaientenpermanence.Je

    suisassezgrandipourprendresoindemoi...

    —Non!

    LetontranchantdeJocelynefitsursauterClary.

    —Jeterembourserailescoursdedessin,Clary.Maistuviensavecnous.Je

    netedonnepaslechoix.Tuestropjeunepourresterseuleici.Ilpourrait

    t'arriverquelquechose.

    —Quoi?Qu'est-cequetuveuxqu'ilm'arrive?

    Claryentenditungrandbruit,ets'aperçutqueLukeavaitfaittomberl'un

    destableauxencadrésappuyéscontrelemur.Illeremitenplace,visiblement

    contrarié.Quandilseredressa,sonvisageétaittendu.

    —J'yvais,lança-t-ilensedirigeantverslaporte.

    Jocelynesemorditlalèvre:

    —Attends.

    Elleseprécipitaàsasuiteetlerattrapaaumomentoùilposaitlamainsur

    lapoignée.Claryl'entenditmurmurer:

  • —...Bane.Jen'aipascessédel'appelercestroisdernièressemaines.

    D'aprèssamessagerievocale,ilestenTanzanie.Quefaire?

    —Jocelyne,tunepeuxpascontinuercommeçaéternellement.

    —MaisClary...

    —Claryn'estpasJonathan.Tun'espluslamêmedepuiscejour-là,mais

    Claryn'estpasJonathan.

    «Qu'est-cequemonpèrevientfairelà-dedans?»songeaClary,médusée.

    —Jenepeuxpasl'empêcherdesortir.Ellenelesupporteraitpas.

    —Biensûr!réponditLukeaveccolère.C'estuneado,pasunanimalde

    compagnie.Presqueuneadulte.

    —Sionquittaitlaville...

    —Parle-lui,Jocelyne.

    AumomentoùLukes'apprêtaitàsortir,laportes'ouvrit.Jocelynepoussa

    unpetitcri:

    —DouxJésus!

    —Non,cen'estquemoi,déclaraSimon.Bienqu'onm'aitdéjàditquela

    ressemblanceétaitfrappante.

    Duseuil,ilfitsigneàClary:

    —Tuesprête?

    —Tuécoutesauxportes,maintenant,Simon?demandaJocelyne.

    —Non,jeviensjusted'arriver.

    IlregardatouràtourJocelyne,quiétaitlivide,etlevisagefermédeLuke:

    —Quelquechosenevapas?Vouspréférezquejevouslaisse?

    —Cen'estpaslapeine,réponditLuke.Nousavionsfini,jecrois.

    Ilsortitenbousculantlegarçon,dévalal'escalierd’unpaslourd,etpeu

  • aprèsonentenditlaportedel'immeubleclaquer.

    Simonentradansl'appartement,l'airmalàl'aise:

    —Jepeuxrevenirplustard.Cen'estpasunproblème.

    —Ceseraitpeut-être...commençaJocelyne,maisClaryl'interrompitense

    levantd'unbond:

    —Laissetomber,Simon.Onyva.

    Elle?pritsonsacsuspenduàuncrochetprèsdelaporte,lejetasurson

    épauleetlançaunregardnoiràsamère.

    —Aplustard,maman.

    —Clary,tunecroispasqu'ondevraitendiscuter?

    —Onauratoutletempsdelefairependantles«vacances»,rétorquaClary

    d'untonvenimeux.Mem'attendspas,ajouta-t-elleet,prenantlebrasde

    Simon,ellelepoussahorsdel'appartement.

    Avantdes'éloigner,legarçonlançaunregardcontritàJocelynequise

    tordaitlesmainsdansl'entrée,l'airéploré.

    —Aurevoir,madameFray!cria-t-il.Passezunebonnesoirée!

    —Oh,laferme,Simon!AboyaClaryavantdeclaquerlaportederrière

    eux,sanslaisseràmèreletempsderépondre.

    —Bonisang,tuvasm'arracherlebras!protestaSimontandisqueClaryle

    traînaitdansl'escalierenfaisantclaqueravecfureursestennisvertessurles

    marchesenbois.Ellelevalesyeux,s'attendantàsurprendresamèreentrain

    delesépierdepuisleseuil,maislaportedel'appartementétaitfermée.

    —Désolée,marmonna-t-elleenlâchantlepoignetdeSimon.

    L'immeubledeClary,commelaplupartdesconstructionsdeParkSlope,

    étaitjadislapropriétéexclusived'unerichefamillenew-yorkaise.Destraces

  • desamagnificencerévoluesubsistaientencoreçàetlà:dansl'escalieren

    spirale,lesolenmarbreébréchéduhalld'entréeetlagrandeverrièredu

    plafond.Àprésent,lademeureétaitdiviséeenappartements.Claraetsa

    mèrepartageaientleslieuxavecuneautrelocataire,unefemmed'uncertain

    âge,installéeaurez-de-chaussée,quitenaituneboutiqued'ésotérisme.Elle

    sortaitrarementdechezelle,bienquelesclientsnesoientpasnombreux.

    Uneplaquedoréefixéesurlaporteannonçait:MadameDorothea,

    devineresseetprophétesse.

    Uneodeurentêtanteprovenantdelaporteentrouverteavaitenvahile

    hall.Claryentenditunmurmuredevoix.

    —Contentdevoirquesesaffairesmarchentdutonnerre,ditSimon.

    Prophète,cen'estpasunemploitrèsstable,denosjours.

    —Pourquoifaut-iltoujoursquetufassesdusarcasme?PestaClary.

    Simonclignadesyeux,visiblementdécontenancé.

    —Etmoiquicroyaisquetuaimaisbienmonironie...

    ClaryallaitrépondrequandlaportedeMmeDorotheas'ouvritetun

    hommesortitdanslehall.Grand,lapeaumate,desyeuxmordoréspareilsà

    ceuxd'unchat,etdescheveuxnoirsébouriffés.Ildécochaunlargesourireà

    Clary,découvrantdesdentsblanchesetpointues.Ellesesentitprisede

    vertigeeteutl'impressionqu'elleallaittournerdel'œil.

    Simonladévisageaavecinquiétude:

    —Tuvasbien?Tunevaspastomberdanslespommesaumoins?

    —Quoi?Non,non.

    —Ondiraitquetuasvuunfantôme.

    Clarysecoualatête.Illuisemblaitavoiraperçuquelquechose,maiselle

  • avaitbeauseconcentrer,cesouvenirluiéchappait.

    —Jedoisavoirlaberlue!J'étaissûred'avoirvulechatdeDorothea.

    Puiselleajouta,unpeusurladéfensive:

    —Jen'airienmangédepuishier.Jesuisunpeuàcotédemespompes.

    Simonpassaunbrasréconfortantautourdesesépaules:

    —Allez,jet'inviteaurestau!

    —Jen'enrevienspasqu'ellem'aitfaitcecoup-là,selamentaClarypourla

    quatrièmefoisenpoursuivantunrestedeguacamoleàl'aided'unnacho.

    Ilsavaientfaithaltedansunrestaurantmexicainduvoisinage,une

    échoppebaptiséeNachoMama.

    —Voilàqu'ellem'obligeàm'exilerpendantlerestedel'été,commesime

    punirtouteslessemainesnesuffisaitpas!

    —Oh,tusais,toutlemondeaseslubies,detempsentemps,ditSimon.Ta

    mèreplussouventquelesautres,c'estvrai.

    Ilsouritau-dessusdesonburritoauxlégumes.

    —C'estça,rigole,lançaClary.Cen'estpastoiqu'onemmènedeforceau

    milieudenullepartpourDieusaitcombiendet...

    Simoninterrompitsatirade:

    —Ho!Jen'ysuispourrien,moi!Etpuis,c'estprovisoire.

    —Qu'est-cequetuensais?

    —Ehbien,jeconnaistamère,répondit-ilaprèsunsilence.Toietmoi,on

    estamisdepuis...quoi,dixans?Elleasescaprices,maisellechangerad'avis.

    Clarypritunpimentdanssonassietteetsemitàlegrignoterd'unair

    pensif:

    —Ahbon?Tulaconnais,toi?Moi-même,jen'ensuispassûre.

  • Simonladévisagea,interloqué:

    —Jenetesuisplus,là.

    —Elleneparlejamaisd'elle.Jenesaisriendesajeunesse,desafamilleou

    desarencontreavecmonpère.Ellen'amêmepasdephotosdemariage!A

    croirequesavieacommencéàmanaissance.C'estcequ'ellemerépond

    toujoursquandjelaquestionneàcesujet.

    —Oh,commec'esttouchant!commentaSimonavecunegrimace.

    —Non,c'estbizarre.J'ignoretoutdemesgrands-parents.Jesaisjusteque

    lesparentsdemonpèren'ontpasététrèsgentilsavecelle,maistoutdemême

    !Delàànepasvouloirrencontrerleurpetite-fille...

    —Peut-êtrequ'ellelesdéteste.Peut-êtrequ'ilsontétéinsultantsouuntruc

    dugenre,suggéraSimon.Etpuis,elleacescicatrices...

    —Quellescicatrices?

    Simonavalaunegrossebouchéedeburrito:

    —Cespetitesbalafressurledosetlesbras.J'aivutamèreenmaillotde

    bain,tusais.

    —Jen'aijamaisremarquédecicatrices,ditClary.Tuasdûrêver.

    Simonladévisageaavecétonnement.Ilétaitsurlepointdeluirépondre

    quandleportabledeClarysonnaaufonddesasacoche.Ellejetauncoup

    d'œilaunuméroquis'affichaitsurl'écran:

    —C'estmamère.

    —Jel'aidevinéàtatête.Tudécroches?

    —Jen'aipasenviedeluiparlerpourlemoment.

    Elleressentitunpincementdeculpabilitéquandlasonneries'interrompit,

    relayéeparlamessagerie.

  • —Jeneveuxpasmedisputeravecelle.

    —Tupeuxtoujourstereplierchezmoienattendant.Resteaussi

    longtempsqu'ilteplaira.

    —Ehbien,elleseserapeut-êtrecalméeentre-temps.

    Claryappuyasurleboutondesamessagerie.Lavoixdesamère

    trahissaitsanervosité,maismanifestementelleessayaitdedétendre

    l'atmosphère:«Chérie,jesuisdésoléesijet'aipriseaudépourvuavecmon

    projetdevacances.Onendiscuteraquandtuserasrentrée.»Clary,partagée

    entrelaculpabilitéetlacolère,éteignitsontéléphoneavantlafindumessage.

    —Elleveutqu'onenparle.

    —Ettoi,tuasenviedediscuteravecelle?

    —Jenesaispas.Tuvastoujoursàlalecturedepoèmes?

    —J'aipromisquej'irais.

    Claryselevaenrepoussantsachaise:

    —Jeviensavectoi,jel'appelleraiaprès.

    Commelabandoulièredesasacocheavaitglissélelongdesonbras,

    Simonlaremitenplaced'unairabsent,maissesdoigtss'attardèrentsurson

    épaule.

    Dehors,l'airgorgéd'humiditéfaisaitfriserlescheveuxdeClary.LeT-

    shirtbleudeSimonluicollaitàlapeau.

    —Alors,quoideneufaveclegroupe?demanda-t-elle.Ilsfaisaientun

    sacréboucanautéléphone!

    LevisagedeSimons'éclaira:

    —Çaroulepournous.Mattprétendconnaîtrequelqu'unquipourrait

    nousdécrocherunconcertauScrapBar.Etpuis,ons'estremisàchercherun

  • nom

    —Ahoui?

    Claryréprimaunsourire.LegroupedeSimonn’avaitjamaisécritune

    seulechanson.Ilspassaientleplusclairdeleurtempsdanssonsalonàse

    disputersurlechoixd'unnometd'unlogopourlegroupe.Elledoutait

    parfoisqu'ilssachentjouerd'uninstrument.

    —Qu'est-cequevousaveztrouvé?

    —OnhésiteentreSeaVegetableConspiracyetRockSolidPanda.

    Clarysecoualatête:Lesdeuxsontnuls.

    —ÉricasuggéréLawnChairCrisis.

    —Peut-êtrequ'Éricdevraits'enteniràsesjeuxvidéo.

    —Danscecas,ilfaudraitqu'onsedégoteunnouveaubatteur.

    —Ah,Éricjouedelabatterie?Jecroyaisqu'ilsecontentaitderaconter

    auxfillesdel'écolequ'ilfaisaitpartied'ungroupepourlesimpressionner,

    —Tun'yespas,réponditSimond'untonjovial.Figure-toiqu'Érica

    tournélapage.Ilaunecopine.Ilssortentensembledepuistroismois.

    —Waouh,ilssontpresquemariés!IronisaClaryencontournantun

    couplequipromenaitunbambindansunepoussette:unepetitefilleavecdes

    couettesretenuespardesbarrettesenplastiquejaune,quiserraitcontreelle

    unepoupéeavecdesailesbleuesstriéesd'or.

    Ducoindel'œil,Clarycrutvoirlesailess'agiter.Elledétournalatête.

    —Cequisignifie,poursuivitSimon,quejesuislederniercélibatairedu

    groupe.Ortusaisquedraguerlesfilles,c'esttoutl'intérêtd'êtredansun

    groupe.

    —Jecroyaisquec'étaitlamusique.

  • Unhommeavecunecanneluicoupalaroutepours'engagerdans

    BerkeleyStreet.Clarydétournalesyeuxdepeurqu'ilneluipoussedesailes,

    untroisièmebrasouunelanguefourchuedeserpent.

    —Etpuis,ons'enfichequetun'aiespasdecopine.

    —Non,pasmoi,réponditSimond'untonmorne.Bientôt,jeseraileseul

    célibatairedulycéeavecWendell,leconcierge,quisentleproduitpourles

    vitres.

    —Aumoins,tusaisqu'ilesttoujoursdispo.

    SimonfusillaClaryduregard:

    —Cen'estpasdrôle,Fray.

    —IlresteSheilaBarbarino,alias«laFicelle»,suggéraClary.

    Entroisième,Sheilaétaitassisedevantelleencoursdemaths.Achaque

    foisqu'ellesebaissaitpourramasseruncrayon,cequiarrivaitsouvent,Clary

    avaitunevueimprenablesursonstringquidépassaitdesonjeansupertaille

    basse.

    —C'estelle,lacopined'Éric,luiappritSimon.Enattendant,ilm'a

    conseillédejetermondévolusurlafillelamieuxrouléeetdeluidemander

    desortiravecmoidèslejourdelarentrée.

    —Ericn'estqu'unsalemacho,observaClary,quin'avaitaucuneenviede

    savoirqui,parmilesfillesdel'école,répondaitàcecritère,d'aprèsSimon.

    C'estpeut-êtrelenomquevousdevriezdonneraugroupe,lesSalesMachos.

    —Çasonnebien,réponditSimon,imperturbable.

    Claryluifitunegrimace.Aumêmemoment,sonportablesemitàsonner.

    —C'estencoretamère?demandaSimon.

    Claryacquiesça.Ellesereprésentasamère,seuledansl'appartement,et

  • neputs'empêcherdeculpabiliser.EllelevalesyeuxversSimon,qui

    l'observaitavecinquiétude.Sonvisageluiétaitsifamilierqu'elleauraitpuen

    dessinerlescontourslesyeuxfermés,ellesongeaauxsemainesdesolitude

    quil'attendaient,loindelui,etremitletéléphonedanssonsac:

    —Viens,onvaêtreenretardpourtaséancedelecture.

  • 3

    CHASSEURd'OMbRES

    QuandilsentrèrentauJavaJones,Éric,déjàsurscène,sebalançaitd'un

    piedsurl'autrederrièrelemicro,lesyeuxmi-clos.Ils'étaitfaitdesmèches

    rosespourl'occasion.Matt,l'airhagard,tapaitàcontre-rythmesurun

    djembé.

    —Çaprometd'êtresupernul,chuchotaClaryenprenantSimonparla

    manchepourl'entraînerverslasortie.Sionsedépêche,onpeutencore

    prendrelafuite.

    Simonfîtnondelatête,l'airdécidé:

    —Jesuisunhommedeparole.

    Puis,redressantlesépaules:

    —Jevaistechercheràboiresitunoustrouvesunsiège.Qu'est-cequite

    feraitplaisir?

    —Justeuncafé.Noircommemonâme.

    SimonsedirigeaverslecomptoirpendantqueClaryallaits'asseoir.

    Lecaféétaitbondé,pourunlundi:laplupartdesfauteuilsetdescanapés

    défraîchisétaientréquisitionnéspardesadolescentsquiprofitaientdeleurs

    soiréeslibrespendantlasemaine.L'odeurducaféimprégnaitl'atmosphère.

    Claryfinitpartrouverunecauseuselibredansuncoinsombre,aufonddela

    salle.Laseulepersonneàproximité,uneblondeendébardeurorange,était

    absorbéeparsoniPod.«Bon,pensaClary,avecunpeudechance,Ericne

    noustrouverapasici.»

    Soudain,lablondesepenchapourtapersurl'épauledeClary:

    —Excuse-moi,c'esttoncopain?

  • Ensuivantleregarddelafille,Clarysepréparaitdéjààrépondre:«Non,

    jeneleconnaispas»,quandelles'aperçutquecettedernièrefaisaitallusionà

    Simon.Ilsedirigeaitverselles,lestraitscrispésparlaconcentration,

    s'efforçantdenepasrenverserlecontenudesgobeletsqu'iltenaitàlamain.

    —Euh...non.C'estjusteunami

    Lafilleeutungrandsourire:

    —Ilestmignon.Ilaunecopine?

    Claryhésitaunesecondedetropavantdesecouerlatête.Lafilleluijeta

    unregardsuspicieux:

    —Ilestgay?

    L'arrivéedeSimondispensaClaryderépondre.Lablondes'empressade

    luitournerledostandisqu'ilposaitlesgobeletssurlatableets'installaità

    côtédeClary.

    —Jedétestequandilssontàcourtdetasses.Cestrucs-làsontbouillants!

    Ilsoufflasursesdoigtsenfaisantlagrimace.Clary,quil'observait,

    réprimaunsourire.Jusqu'alors,ellenes'étaitjamaisdemandésiSimonétait

    séduisant.Ilavaitdejolisyeuxsombres,etils'étaitunpeuétofféaucoursde

    l'annéeprécédente.Avecunebonnecoupedecheveux...

    —Pourquoitumefixescommeça?J'aiquelquechosesurlenez?

    «Jedoisleluidire,songeaClarysanspouvoirs'yrésoudre,bizarrement.

    Jeneseraispasuneamiedignedecenomsijeneleluidisaispas.»

    —Neregardepastoutdesuite,maislablondelà-bastetrouvemignon,

    chuchota-t-elle.

    Simonjetauncoupd'œilendirectiondelafille,quiétaitplongéedansun

    magazinedemangas:

  • —CelleavecleT-shirtorange?

    Claryhochalatête.Simonsemblaitdubitatif:

    —Qu'est-cequitefaitpenserça?

    «Dis-lui.Vas-y,dis-lui.»AumomentoùClaryouvraitlabouchepour

    répondre,ellefutinterrompueparunsifflementaigu.Ellesecouvritles

    oreillesavecunegrimacetandisqu'Eric,surscène,luttaitavecsonmicro.

    —Désolé,lesgars!Bon,jem'appelleEric.Audjembé,c'estmonpote

    Matt.Monpremierpoèmes'intitule«Sanstitre».

    Avecuneexpressiondouloureuse,ilsemitàgémirdanslemicro:

    —Allons,maforceaveugle,allons,mesreinsinfâmes,déversezvotre

    aridezèlesurchaqueprotubérance.

    Simonseratatinadanssonfauteuil:

    —Jet'enprie,nedisàpersonnequejeleconnais.

    Clarys'esclaffa:

    —Quiutiliseencorelemot«infâme»?

    —Eric,réponditSimond'untonlugubre.Illeglissedanstoussespoèmes.

    —Turgideestmontourment!ScandaEric.L'agonies'yterreetenfle!

    ClaryserapprochadeSimon:

    —Bref,àproposdelafillequitetrouvemignon...

    —Aucunintérêt,lacoupaSimon.Ilyaquelquechosedontjeveuxte

    parler.

    Claryledévisageaavecsurprise.

    —FuriousMolen'estpasunnompourungroupe,dit-elle.

    —Rienàvoir.C'estausujetdenotreconversationdetoutàl'heure.

    Concernantmoncélibat.

  • —Oh,fitClaryavecunhaussementd'épaules.Oh,jenesaispas.

    DemandeàJaidaJonesdesortiravectoi,suggéra-t-elle,faisantréférenceà

    l'unedesraresfillesdeStXavierqu'elleappréciait.Elleestsympa,etelle

    t'aimebien.

    —JeneveuxpassortiravecJaidaJones.

    Claryéprouvasoudainuneboufféederessentimentinexplicable:

    —Tun'aimespaslesfillesintelligentes?Tupréfèreslesidiotesbien

    roulées?

    —Cen'estpasça,réponditSimon,quisemblaitperdrepatience.Jen'ai

    pasenviedeluiproposerdesortiravecmoiparcequeçaneseraitpas

    honnêtedemapart...

    Ils'interrompit.Clarysepenchaverslui;ducoindel'œil,ellevitla

    blondesepencher,elleaussi,pourmieuxentendre.

    —Pourquoi?

    —Parcequej'aiquelqu'und'autreentête.

    —Ah...

    Simonavaitviréauvert,commelejouroùils'étaitcassélachevilleen

    jouantaufootdansleparcetqu'ilavaitdûrentrerchezluienboitant.Clary

    sedemandapourquoilefaitd'avoirunfaiblepourquelqu'unlemettaitdans

    untelétatd'anxiété.

    —Tun'espasgay,si?

    Simonsedécomposa:

    —Sijel'étais,jeseraismieuxhabillé.

    —Alors,quiest-ce?InsistaClary.

    Elleétaitsurlepointd'ajouterques'ilétaitamoureuxdeSheilaBarbarino,

  • Éricluiarracheraitlesyeux,quandelleentenditquelqu'untousser

    bruyammentderrièreelle.C'étaitunesortedetouxmoqueuse,legenrede

    bruitquel'onfaitpourdissimulerunfourire.

    Elleseretourna.

    Aquelquespasd'elle,elleaperçutJace,assissuruncanapévertdélavé.Il

    portaitlesmêmesvêtementsnoirsquelaveilleauclub.Sesbrasnusétaient

    couvertsdecicatrices.Ilavaitdegrossesmenottesauxpoignets,etClary

    distingualemancheenosd'uncouteaudanssamaingauche.Illaregardait

    droitdanslesyeuxavecunsourireamusé.Ilsemoquaitd'elle!Enplus,

    Claryenétaitabsolumentcertaine,ilnesetrouvaitpaslàcinqminutesplus

    tôt.

    —Qu'est-cequ'ilya?

    Simonavaitsuivisonregard.Ilétaitclair,d'aprèsl'expressioninchangée

    desonvisage,qu'ilnepouvaitpasvoirJace.

    «Maismoi,jetevois.»Jaceluifitsignedelamaingauche;unanneau

    brillaitàsondoigt.Ilselevaetsedirigead'unpastranquilleverslaporte.

    Médusée,Claryleregardas'éloigner.

    EllesentitlamaindeSimonsursonbras.Ellel'entenditvaguement

    prononcersonnom,s'inquiéterdecequin'allaitpas.

    —Jerevienstoutdesuite,s'entendit-ellerépondreenselevantd'unbond,

    oubliantpresquedereposersongobeletdecafé.

    Elleseprécipitaverslaportesousleregardhébétédesonami.

    Clarysortitentrombe,terrifiéeàl'idéequeJaceaitdisparutelunfantôme

    danslesténèbresdelaruelle.Elleletrouvaadosséàunmur.Ilvenaitde

    sortirunobjetdesapocheetappuyaitsurdesboutons.Illevadesyeux

  • surprisenl'entendantrefermerlaporteducaféderrièreelle.

    Danslalumièredéclinantedusoir,sescheveuxavaientdesrefletscuivrés.

    —Lespoèmesdetonamisontminables.

    Claryledévisageasansrépondre,prisedecourt:

    —Quoi?

    —J'aidit:sespoèmessontminables.Ondiraitqu'ilaavaléun

    dictionnaireavantdevomirdesmotsauhasard.

    —Jemefichedesespoèmes!réponditClaryaveccolère.Jeveuxsavoir

    pourquoitumesuis.

    —Quiaditquejetesuivais?

    —Et,enplus,tunousécoutais.Est-cequetuveuxbienm'expliquercequi

    sepasse,oudois-jeappelerlapolice?

    —Pourleurdirequoi?demandaJaceavecmépris,Quedesgens

    invisiblestepersécutent?Crois-moi,petitefille,lapolicen'irapascoffrer

    quelqu'unqu'ellenepeutpasvoir.

    —Jet'aidéjàditdenepasm'appelerpetitefille,!Moi,c'estClary.

    —Jesais.Jolinom.DulatinClara,claire,pure!Tuconnaislelatin?

    —Non,etjenecomprendsrienàcequetumeracontes.

    —Tuasbeaucoupàapprendre,décrétaJaceavecunelueurdemépris

    dansleregard.Tun'aspasl’airdifférentedesautresTerrestres,etpourtanttu

    peuxmevoir.C'estunmystère.

    —C'estquoi,uneTerrestre?

    —Quelqu'unquiappartientaumondedeshumains.Quelqu'uncomme

    toi.

    —Toiaussi,tueshumain!

  • —C'estvrai.Maisjenesuispascommetoi.

    Savoixnetrahissaitaucuneagressivité.Ilneparaissaitpassesoucier

    qu'ellelecroie.

    —Tut'imaginesquetuessupérieur.C'estpourçaquetut'esmoquéde

    nous.

    —J'airiparcequelesdéclarationsd'amourm'amusentbeaucoup,surtout

    quandlesentimentn'estpaspartagé.EtparcequetonSimonestleplusbanal

    desTerrestresquej'aierencontré.Enfin,parcequeHodgetesoupçonned'être

    dangereuse.Saufque,sic'estlecas,tun'escertainementpasaucourant.

    —Moi,dangereuse?répétaClaryavecstupéfaction.Jet'aivutuer

    quelqu'unhiersoir.Jet'aivuluienfonceruncouteaudanslescôtes,et...

    «EtJel'aivutelacérerlesbrasavecsesdoigtscommedeslamesderasoir.

    Jet'aivusaigner,etpourtant,àteregarder,oncroiraitqu'ilnet'estrien

    arrivé.

    —Jesuispeut-êtreuntueur,réponditJace,mais,moi,jesaiscequejesuis.

    Peux-tuendireautant?

    —Jesuisunêtrehumainordinaire,commetuviensdelefaireremarquer.

    QuiestceHodge?

    —Monprofesseur.Et,àtaplace,j'attendraisavantdemequalifier

    d'ordinaire.Laisse-moivoirtamaindroite.

    —Mamaindroite?Sijetelamontre,tumelaisserastranquille?

    —Biensûr,ditJaced'untonmoqueur.

    Clarytenditlamaindemauvaisegrâce.Eclairéeparlalumière

    s'échappantdesfenêtresvoisines,elleétaitpaleavecsesphalangespiquetées

    detachesderousseur.Bizarrement,Clarysesentaitaussinuequesielleavait

  • ôtésonT-shirtpourluimontrersapoitrine.Illuipritlamainetlaretourna

    danslasienne.

    —Rien,dit-il,unpeudéçu.Tun'espasgauchère,n'est-cepas?

    —Non,pourquoi?

    Jaceluilâchalamainavecunhaussementd'épaules:

    —LaplupartdesenfantsdeChasseursd'Ombressontmarquéssurla

    maindroite-ougauche,s'ilssontgaucherscommemoi-dèsleurplusjeune

    âged'uneruneindélébilequilesdoted'unehabiletéparticulièreavecles

    armes.

    Illuimontraledosdesamaingauche,sansqu'elledétectequoiquece

    soitd'anormal.

    —Jenevoisrien.

    —Détends-toi.Attendsqu'ellevienneàtoi,commeonattendqu'unobjet

    remonteàlasurfacedePeau.

    —Tuesfou!

    ElleobéitcependantetseconcentrasurlamaindeJace,lesminuscules

    lignesdesphalanges,lesjointuresdesesdoigts...

    Etsoudain,unmotifnoirapparutsurledosdesamaincommeunsignal

    pourpiétonquis'yseraitallumé:unmotifnoirenformed'œil.Ellecligna

    despaupières,etlesymboledisparut.

    —C'estuntatouage?

    Ilbaissalamainetsouritaveccondescendance:

    —Peutmieuxfaire.Cen'estpasuntatouage,c'estuneMarque.Unerune

    impriméedansnotrepeau.

    —Etelleaméliorelemaniementdesarmes?

  • Clarytrouvaitcetteexplicationdifficileàcroire,maispasplusimprobable

    quel'existencedeszombies,parexemple.

    —LesMarquescorrespondentàdifférenteschoses!Certainessont

    indélébiles,maislaplupartdisparaissentunefoisqu'ellesontétéutilisées.

    —C'estpourçaquejenevoispasdesymbolessurtonbrasaujourd'hui?

    Mêmequandjemeconcentredessus?

    —Exactement.JesavaisbienquetupossédaislaSecondeVue.

    Jaceregardaleciel:

    —Ilfaitpresquenuit.Ondevraityaller.

    —On?Tum'avaisditquetumelaisseraistranquille.

    —J'aimenti,répondit-ilsanslamoindregêne.Hodgem'adonnél’ordre

    deterameneràl'Institutavecmoi.Ilveutteparler.

    —Pourquoiça?

    —Parcequetuconnaislavérité,désormais.Çafaitaumoinscentansque

    nousn'avonspascroiséunTerrestrequiconnaissaitnotreexistence.

    —Notreexistence?Tuveuxparlerdesgensdetonespèce?Deceuxqui

    croientauxdémons?

    —Deceuxquilestuent.NoussommesdesChasseuresd'Ombres.Enfin,

    c'estcommeçaquenousnousfaisonsappeler.LesCréaturesObscuresont

    destermesmoinsflatteurs.

    —LesCréaturesObscures?

    —LesEnfantsdelaNuit.Lessorciers.Lepeupledesfées.Lesêtres

    magiquesdecettedimension.

    Clarysecoualatête:

    —Attends,jepariequ'ilyaaussidesvampires,desloups-garousetdes

  • zombies?

    —Évidemment.Bienqu'ontrouvecesderniersplusausud,làoùvivent

    lesprêtresvaudous.

    —Etlesmomies?Iln'yenaqu'enEgypte?

    —Nesoispasridicule!Personnenecroitauxmomies.Ecoute,Hodge

    t'expliqueratoutçaquandtuleverras.

    —Etsi,moi,jen'aipasenviedelevoir?lançaClaryencroisantlesbras.

    —C'esttonproblème.Jet'emmène,degréoudeforce.

    Claryn'encroyaitpassesoreilles:

    —Tumenacesdemekidnapper?

    —Vudecettemanière,oui.

    Claryallaitprotesteravecvéhémence,maiselleenfutempêchéeparla

    sonneriestridentedesontéléphone.

    —Vas-y,réponds,situveux,ditJace,magnanime.

    Lasonneries'interrompitpourreprendrequelquessecondesplustard.

    Claryfronçalessourcils:samèredevaitêtreterriblementinquiète.Se

    détournantdeJace,ellesemitàfouillerdanssonsacetensortitsonappareil:

    —Maman?

    —Oh,Clary.Oh,Dieumerci.

    Clarysentitunfrissondepaniqueluiparcourirl'échiné.Samèresemblait

    affolée.

    —Toutvabien,maman.J'arrive,jesuisenroute…

    —Non!s'écriaJocelyned'unevoixétranglée.Nerentrepasàlamaison!

    Tum'entends,Clary?Nerentresurtoutpasàlamaison.VachezSimon.Va

    directementchezlui,etrestelà-basjusqu'àcequejepuisse…

  • Unbruitdefondcouvritsavoix:celuid'unobjetlourdquisefracassesur

    lesol.

    —Maman!criaClary.Maman,tuvasbien?

    Unbourdonnementassourdissantretentitdanslecombiné.Lavoixde

    Jocelynes'élevaau-dessusduvacarme:

    —Promets-moidenepasrentreràlamaison,VachezSimonetappelle

    Luke...Dis-luiqu'ilm'aretrouvée...

    Sesparolesfurentnoyéessousunraffutterrible,commeduboisqui

    explosesousunchoc.

    —Quit'aretrouvée?Maman,tuasappelélapolice?Tuas...?

    Claryfutinterrompueparunbruitquidevaitrestergravédanssa

    mémoire:unsifflementsonore,suivid'unchocsourd.Elleentenditla

    respirationaffoléedesamère,puissavoix,étrangementcalme:

    —Jet'aime,Clary.

    Ensuitesontéléphones'éteignit.

    —Maman!criaClary.Maman,tueslà?

    «Findel'appel»,annonçal'écran.Pourquoisamèreavait-elleraccroché

    ainsi?

    —Clary,qu'est-cequisepasse?demandaJace.

    C'étaitlapremièrefoisqu'ellel'entendaitl'appelerparsonprénom.Sans

    luiprêterattention,elleappuyafiévreusementsurlebouton«rappel»deson

    portable.Maiselleneperçutquelesignal«occupé».

    Sesmainssemirentàtrembler.Alorsqu'elleessayaitderecomposerle

    numérodesamère,letéléphoneluiglissadesmainsetsefracassasurle

    trottoir.Elles'agenouillapourleramasser;malheureusement,ilétaithors

  • d'usage.Auborddeslarmes,ellejetal'appareilauloin.

    —Arrête,ditJaceenlarelevant.Qu'est-cequis'estpassé?

    —Donne-moitonportable,ditClaryens'emparantdel'objetenmétal

    noirquidépassaitdelapochedesachemise.Ilfautque...

    —Cen'estpasuntéléphone,ditJacesansfaireminedelerécupérer.C'est

    unDétecteur.Tunesauraspast'enservir.

    —Ilfautquejepréviennelapolice!

    —D'abord,raconte-moicequis'estpassé.

    Clarytentadesedégager,envain:illuitenaitlebrasd'unepoigne

    d'acier.

    —Jepeuxt'aider,fit-il.

    Clarysentitunerageaveugles'emparerd'elle.Sansmêmeréfléchir,ellese

    jetasurJaceetluilacéralesjouesdesesongles.Lasurpriselefitreculer.

    Aprèss'êtredégagéebrusquement,ellecourutendirectiondeslumièresdela

    SeptièmeAvenue.

    Unefoisdanslarue,elleseretourna,s'attendantpresqueàtrouverJace

    sursestalons.Maislaruelleétaitdéserte.Pendantuninstant,ellescrutales

    ténèbres,hésitante.Commeriennebougeait,ellepivotasursestalonset

    courutendirectiondesamaison.

    4

  • LeVorace

    Lunuits'étaitencoreréchauffée,etcourirluidonnaitl'impressionde

    nagerdansdelasoupe.Aucoindesarue,elleduts'arrêteraupassage

    piéton.Elleattenditentrépignantquelesignalpasseauverttandisqueles

    voituresdéfilaientdansunballetdephares.Ellevoulutrappelerchezelle,

    maisJacen'avaitpasmenti:sontéléphonen'enétaitpasun.Oudumoins,il

    neressemblaitàaucundestéléphonesqueClaryavaitpuvoirjusqu'à

    présent.LesboutonsduDétecteurnecomportaientpasdechiffres,maisdes

    symbolesbizarres,etiln'yavaitpasd'écran.

    Enremontantlarueaupasdecoursejusquechezelle,ellevitqueles

    fenêtresdupremierétageétaientéclairées:signequesamèreétaitàla

    maison.«OK,sedit-elle.Toutvabien.»Ellesentitsonestomacsenoueren

    entrantdansl'immeuble.L'ampouleduplafonnieravaitgrillé,etlehallétait

    plongédansl'obscurité.Lesténèbressemblaientdissimulerquelqueprésence

    secrète.Clarycommençaàmonterlesescaliersentremblant.

    —Oùallez-vous?demandaunevoixderrièreelle.

    Claryfitvolte-face.Commesesyeuxcommençaientàs'habituerà

    l'obscurité,elledistingualaformed'ungrandfauteuilinstallédevantlaporte

    closedeMmeDorothea.Biencaléedanssonsiège,lavieillefemme

    ressemblaitàungroscoussin.Dansl'obscurité,Clarynevoyaitqueles

    contoursrondsdesonvisagepoudré,l'éventailendentelleblanchequ'elle

    tenaitàlamain,etletroubéantdesabouchequandellerepritlaparole:

    —Tamèrefaitunsacréraffutlà-haut.Qu'est-cequ'ellefabrique?Elle

    déplacelesmeubles?

    —Jenecroispas...

  • —Etl'ampouledelacaged'escalieragrillé,tuavaisremarqué?

    Dorotheatapotalebrasdufauteuildesonéventail:

    —Est-cequetamèrepeutfairevenirsonpetitamipourlachanger?

    —Luken'estpas...

    —Etlaverrièreabesoind'uncoupdechiffon,elleesttrèssale.Pas

    étonnantqu'ilfassenoircommedansunfour,ici.

    «Luken'estpaslepropriétaire»,eutenviederépondreClary,outréepar

    cetteattitude,typiquedesavoisine.Unefoisqu'elleauraitfaitvenirLuke

    pourchangerl'ampoule,elleluidonneraitd'autrescorvées:fairesescourses

    chezl'épicier,changerlejointdesadouche...Unjour,elleluiavaitfait

    découperàlahacheunvieuxcanapéqu'ellevoulaitsortirdel'appartement

    sansavoiràdémonterlaporte.

    —Jeluidirai,réponditClaryensoupirant.

    —Tuferaisbien.

    Dorothearefermasonéventaild'unmouvementbrusquedupoignet.

    L’inquiétudedeClarygranditencorelorsqu'ellearrivasursonpalier.Un

    raidelumièrefiltraitparlaporteentrouverte.Elleentra,lapeurauventre.

    Al'intérieur,toutesleslumièresétaientallumées,répandantuneclarté

    aveuglantequiluifitmalauxyeux.

    Lesclésdesamèreainsiquesonsacroseétaientposessurlapetite

    étagèreenferforgéprèsdelaporte,Al’endroitoùelleleslaissaittoujours.

    —Maman?appelaClary.Maman,jesuislà!

    Pasderéponse.Claryentradanslesalon.Lesdeuxfenêtresétaient

    ouvertes,etlabriseagitaitlevoilageblancdesrideaux.Soudain,levent

    tomba,lesrideauxs'immobilisèrent;Clarys'aperçutquelescoussinsavaient

  • étééventrésetleursentrailleséparpilléesdanslapièce.Lesétagèresavaient

    étérenversées,leurcontenujetéparterre.Lebancdupianogisaitsurlecôté,

    etlespartitionschériesdeJocelyneavaientsubilemêmesortquelereste.

    Maisleplusterrifiant,c'étaientlestableaux.Tousavaientétéarrachésde

    leurcadreetlacérés:desfragmentsdetoilegisaientsurlesol.Levandale

    avaitdûseservird'uncouteau,latoileétanttroprésistantepourêtre

    déchiréeàmainsnues.Lescadresvidesfaisaientpenseràdessquelettes

    nettoyésdeleurchair.Clarysentitsagorgeseserrer.

    —Maman!Gémit-elle.Oùes-tu?Maman!

    Lecœurbattant,elleseprécipitadanslacuisine.Elleétaitvide.Les

    placardsétaientouverts,etlesdébrisd'unebouteilledeTabascogisaientsur

    lelinoparmidestraînéesdesaucerouge.LesgenouxdeClarysedérobèrent

    souselle.Ellesavaitqu'elledevaitquitterl'appartementsansattendre,

    trouveruntéléphone,appelerlapolice.Maistoutcelaluisemblaitsiirréel!Il

    luifallaitd'abordretrouversamère,s'assurerqu'elleallaitbien.Etsides

    cambrioleursétaiententrés,sisamères'étaitbattue...?

    Maisquelsétaientlescambrioleursquipartaientsansemporterun

    portefeuille,ouencorelatélé,lelecteurDVD,l'ordinateurportablehorsde

    prix?

    Ellesedirigeaverslachambredesamère.Cettepièceaumoinsétait

    restéeintacte.L'édredonfleuricousuparJocelyneétaitsoigneusementplié

    sursacouette.Dansuncadreposésurlatabledenuit,uneClarydecinqans

    souriait,petitvisageencadrédebouclesroussesavecdesdentsmanquantes.

    Unsanglotluinoualagorge.«Maman,gémitunevoixdanssatête,qu'est-ce

    quit'estarrivé?»

  • Lesilenceluirépondit.Non,paslesilence...Unbruitrésonnasoudain

    dansl'appartement,etClarysentitsescheveuxsedressersursatête.On

    auraitditqu'unobjetlourdvenaitdeheurterlesol.Puiselleentenditune

    espècedefrottement,commesiquelquechoserampaitendirectiondela

    chambre.L'estomacnouéparlapeur,elleseretournalentement.

    Nevoyantpersonnedansl'embrasuredelaporte,ellepoussaunsoupir

    desoulagement.Puisellebaissalesyeux.

    Tapiesurlesol,unelonguecréaturecouverted'écailléslafixaitdeses

    innombrablesyeuxnoirsenfoncésdanssoncrânearrondi.Lachose,àmi-

    cheminentreunalligatoretunmille-pattes,avaitungrosmuseauaplatiet

    unequeueterminéeparundardquifouettaitl’airdefaçonmenaçante.

    Campéesursesnombreusespattes,elleétaitprêteàbondir.

    UnhurlementdéchiralagorgedeClary.Ellereculaentitubant,trébucha

    ettombaaumomentoùlacréaturesejetaitsurelle.Lajeunefilleroulasurle

    côté,lemonstrelamanquad'uncheveuetglissaenlabourantleparquetde

    sesgriffes.Ilfitentendreungrondementsourd.

    Claryserelevatantbienquemalets'élançaverslehall.Maislachoseétait

    plusrapidequ'elle.Ellebonditdenouveau,etseposaau-dessusdelaporte,

    oùellerestasuspenduetelleuneénormearaignéemalfaisante,fixantClary

    desesinnombrablesyeux.Elleouvritlentementlagueule,révélantune

    rangéedecrocsdégoulinantdebaveverdâtre,puisdardaunelanguenoire

    toutensifflantetengargouillant.Horrifiée,Clarys'aperçutquelessonsémis

    parlacréatureétaientenréalitédesmots.

    —Petitefille,sifflait-elle.Chair.Sang.Manger,oh,manger.

    Elledescenditpeuàpeulelongdumur.Clary,quiavaitpassélestadede

  • laterreur,étaitfigéedansuneespècedetorpeurglacée.Reculantdequelques

    pas,elles'emparad'unephotoencadréeposéesurlebureauàcôtéd'elle-

    elle,samèreetLukeàConeyIsland,justeavantdemonterdanslesautos

    tamponneuses-etlajetasurlemonstre.

    Lecadrerebonditsurlacréatureetallas'écrasersurlesoldansunbruit

    deverrebrisé.Elleneparutpass'enapercevoiretcontinuasalente

    progressionenfaisantcraquerleverresoussespattes.

    —Luibroyerlesos,ensucerlamoelle,boireàsesveines...

    LedosdeClarytouchalemur.Ellenepouvaitplusreculer.Ellesentit

    quelquechosebougerdanssapocheetsursauta.Fouillantdedans,elleen

    sortitl'objetenplastiquequ'elleavaitdérobéàJace.LeDétecteurvibrait

    commeuntéléphoneportable.Ilétaitsichaudqu'illuibrûlaitpresquela

    paume.Ellerefermasamaindessusaumomentoùlacréaturebondissaitsur

    elle.

    Clarytombaenarrière,etsatêteetsesépaulesheurtèrentlesol.Elle

    essayaderoulersurlecôté,maislacréatureétaittroplourde:ellel'écrasait

    detoutsonpoids.Soncontactvisqueuxluidonnalanausée.

    —Manger,manger,grognaitlemonstre.Maisc'estinterdit,deserégaler.

    Sonhaleinechaudepuaitlesang.Claryétaitauborddel'asphyxie,elle

    avaitl'impressionquesescôtesallaientexploser.Samainquitenaitle

    Détecteurétaitcoincéesouslecorpsdelabête;ellesedébattitpourtenterde

    ladégager.

    —Valentinn'ensaurarien,sifflaitlacréature.Iln'ajamaisparléd'une

    petitefille.Valentinnesemettrapasencolère.

    Elleouvritlentementlagueuleensoufflantsonhaleinepestilentielledans

  • lafiguredeClary.

    Celle-ciparvintenfinàlibérersamain.Avecunhurlement,ellefrappala

    chosepourl'aveugler.ElleavaitpresqueoubliéleDétecteur.Commela

    créatureavançaitversellesagueulebéante,elleluiplantal'objetdansla

    mâchoire,etsentitdesgouttesdesaliveacidedégoulinersursonpoignet,son

    visageetsagorge.Elles'entenditcriercommedetrèsloin.

    L'airpresqueétonné,lacréaturereculad'unbond,leDétecteurlogéentre

    sescrocs.Ellepoussaungrognementfurieuxetrejetalatêteenarrière.Clary

    lavilavalerl'objetd'unseulmouvementdelagorge.«Ensuite,c'estàmoi,

    pensa-t-elle,affolée.C'estàmoi...»

    Cependantsanscriergare,lachosecommençasoudainàseconvulser.

    Secouéedespasmesincontrôlables,elletombasurledos,battantl'airdeses

    nombreusespâttes,tandisqu'unliquidenoirs'écoulaitdesagueule.

    Haletante,Claryroulasurlecôtéetserelevapéniblement.Elleavait

    presqueatteintlaportequandelleentenditquelquechosesifflerau-dessusde

    satête.Ellevoulutsebaisser,maisilétaittroptard.Quelquechoseheurtasa

    nuque,etellesombradanslesténèbres.

    Deslumièresbleues,blanches,rougesluitransperçaientlespaupières.Ily

    eutunbruitaiguquis'amplifiacommelehurlementd'unenfantterrifié.

    Claryeutunhaut-le-cœuretouvritlesyeux.

    Elleétaitallongéesurl'herbehumideetglacée.Danslecielnocturneau-

    dessusdesatête,l'éclatargentédesétoilesétaitéclipséparleslumièresdela

    ville.Jaceétaitagenouilléprèsd'elle.Lesmenottesquientravaientses

    poignetsprojetaientdesrefletsargentéstandisqu'ildéchiraitleboutdetissu

    qu'iltenaitdanssesmains.

  • —Nebougepas.

    Clarygrimaça:lehurlementdanssesoreillesluidéchiraitlestympans.

    Elledésobéit,tournalatête,etunedouleurfulguranteluiparcourutledos.

    Ellegisaitsuruncarréd'herbederrièrelesrosierssoigneusemententretenus

    deJocelyne.Lefeuillagemasquaitenpartielarue,oùunevoituredepolice

    garéelelongdutrottoir,legyrophareallumé,faisaithurlerdessirène.Un

    petitgroupedevoisinss'étaitdéjàrassemblédevantl'immeublequanddeux

    policiersuniformesortirentdelavoiture.

    Lapolice.Clarytentadeseredressereteutunautrehaut-le-cœur.

    —Jet'aiditdenepasbouger!PestaJace.CeVoracet'aeueàlanuque,

    maisiln'apaseuletempsdetetuer.Ilfautqu'ont'emmèneàl'Institut.Tiens-

    toitranquille.

    —Cettechose...lemonstre...Ilaparlé!

    Clarysemitàtremblerdefaçonincontrôlable.

    —Tuasdéjàentenduparlerundémon?

    Avecdesgestesdélicats,Jaceglissalabandedetissusouslanuquede

    Claryetlanouaautourdesoncou.Elleétaitenduited'unesubstancecireuse

    quiluirappelaitlebaumequ'utilisaitsamèrepourhydratersesmains

    abîméesparlapeintureetl'essencedetérébenthine.

    —LedémonduCharivariavaitl'apparenced'unêtrehumain,lui.

    —C'étaitunEidolon.Ilschangentdeformeàleurguise.LesVoracesne

    peuventpaschangerd'apparence.Pastrèsjolisàregarder,maisilssonttrop

    bêtespours'ensoucier.

    —Iladitqu'ilallaitmedévorer.

    —MaisilneTapasfait.Tul'astue.

  • Jacefinitdenouerlebandageets'assit.AugrandsoulagementdeClary,

    ladouleurdanssoncousecalma.Elleseredressatantbienquemal:

    —Lapoliceestlà.Ondevrait...

    —Ilsnepeuventrienpourtoi.Quelqu'unadut’entendrecrieretlesa

    prévenus.Neuffoissurdix,cenesontpasdevéritablespoliciers.Lesdémons

    n’ontpasleurpareilpourdissimulerleurstraces.

    —Mamère,parvintàarticulerClarymalgrésagorgeenflée.

    —LepoisonduVoracecirculedanstesveinesensemomentmême.Tu

    serasmortedansuneheuresitunevienspasavecmoi.

    Jaceserelevaetluitenditlamainpourl'aideràsemettredebout:

    —Viens.

    Laterrecommençaàvalser.Jacepassaunbrasautourdesépaulesde

    Clarypourlasoutenir.Uneodeurdesaleté,desangetdemétalémanaitde

    lui.

    —Tupeuxmarcher?

    —Oui,jecrois.

    Claryjetauncoupd'œilàtraverslesbuissonsépais.Ellevitlesdeux

    policierss'avancerdansl'allée.L'undesagents,unefemmeblondeetmince,

    tenaitunetorcheélectrique.Quandelleeutlevésatorche,Clarys'aperçutque

    samainétaitdécharnéecommecelled'unsquelette.

    —Samain...

    —Jet'avaisbienditqueleplussouventonavaitaffaireàdesdémons.

    Est-cequ'onpeutpasserparlaruelle?

    Clarysecoualatête:

    —C'estmuré.Iln'yapasd'issue...

  • Sesmotsfurentnoyésparunequintedetoux.Elleportalamainàsa

    boucheets'aperçutqu'elleétaitrougedesang.Ellepoussaungémissement.

    Jaceluisaisitlepoignetetleretournapourexposeslachairpâleet

    vulnérabledel'intérieurdesonbrasauclairdelune.Leréseaudeveines

    bleuesquisedessinaitsouslapeauacheminaitlesangempoisonnéjusqu'à

    soncœuretsoncerveau.Clarysentitsesgenouxsedérobersouselle.Elle

    s'aperçutqueJaceavaitunobjettranchantàlamain.Elletentadesedégager,

    maisillaretintd'unepoignedefer.Ellesentitquelquechosetranspercersa

    chair.Lorsqu'ilrelâchasonétreinte,elleconstataqu'unsymbolenoir

    semblableàceuxquicouvraientsapeauàluiétaitimprimédanslecreuxde

    sonpoignet.Ilétaitconstituédecerclesconcentriques.

    —Àquoiçasert?

    —Aterendreinvisible,réponditJace.Temporairement.

    Ilglissadanssaceinturel'objetqueClaryavaitd'abordprispourun

    couteau.C'étaitunlongcylindrelumineuxdel'épaisseurd'undoigt,acéréà

    uneextrémité.

    —C'estmastèle,expliqua-t-il.

    Clary,tropoccupéeàseconcentrerpournepastomberàlarenverse,n'en

    demandapasdavantage.Lesolbougeaitsoussespieds.

    —Jace,gémit-elleens'affaissantcontrelui.

    Illarattrapasansdifficulté,commesiveniràlarescoussedesfillesqui

    tombaientdanslespommesfaisaitpartiedesesactivitésquotidiennes.Et

    c'étaitpeut-êtrelecas.Illapritdanssesbrasetluimurmuraquelquechoseà

    l'oreille:Clarycrutl'entendreprononcerlemot«Alliance».Ellerelevala

    tête,maisnevitquelesétoilesdanserdanslecielnoir.Puistoutsebrouilla,

  • etmêmel'étreintedeJaceneputl'empêcherdetomber.

  • 5

    L'EnclaveetL’allience

    —Tucroisqu'ellevaseréveiller?Çafaitdéjàtroisjours!

    —Donne-luiunpeudetemps.Lepoisondémoniaqueestpuissant,etce

    n'estqu'uneTerrestre.Ellen'apasderunesquilaprotègent,commenous.

    —LesTerrestresmeurentd'unrien,j'ail'impression.

    —Tais-toi,Isabelle!Tusaisqueçaportemalheur,deparlerdemortdans

    lachambred'unmalade.

    «Troisjours»,songeaClary,plongéedansunbrouillardprofond.Son

    cerveau,commeenglué,fonctionnaitauralenti.«Ilfautquejemeréveille.»

    Maiselles'ensentaitbienincapable.

    Sesrêveslaretenaient,l'unaprèsl'autre,unerivièred'imagesqui

    l'emportaittelleunefeuillemortemalmenéeparlecourant.Ellevitsamère

    allongéesurunlitd'hôpital,lesyeuxcernésd'ecchymoses,levisageblême.

    EllevitLuke,juchésuruntasd'ossements.Jace,unepaired'ailesblancheset

    duveteusesdansledos.Isabelle,assise,nue,sonfouetd'orenrouléautour

    d'elle,Simon,sespaumesouvertesmarquéesd'unecroixauferrouge.Des

    angesenflammes.Desangestombantduciel.

    —Jet'avaisbienditquec'étaitlamêmefille.

    —Jesais.Unepauvrepetitechose,hein?Jaceprétendqu'elleatuéun

    Vorace.

    —Oui.Lapremièrefoisquejel'aivue,j'aicruqu’ils'agissaitd'unefée.

    Maisellen'estpasassezjolie.

    —Ehbien,onnepeutpasdirequeçaaide,d'avoirdupoisondémoniaque

    danslesveines.Est-cequeHodgeal'intentiond'appelerlesFrères?

  • —J'espèrequenon.Ilsmedonnentlachairdepoule.Semutiler,comme

    ça...

    —Nousaussi,onsemutile.

    —Jesais,Alec,maiscen'estpaspermanent.Etçanefaitpastoujours

    mal...

    —Avecl'âge,oui.Apropos,oùestJace?C'estluiquil'asauvée,non?Je

    pensaisqu'ilviendraitprendredesesnouvelles.

    —Hodgem'aditqu'iln'estpasvenulavoirdepuisqu'ill'aamenéeici.Il

    doits'enmoquer.

    —Parfoisjemedemandes'il...Regarde!Elleabougé!

    —Ilfautcroirequ'ellevivra,enfindecompte.

    Soupir.

    —JevaisprévenirHodge

    Claryavaitl'impressionquesespaupièresétaientscellées.Enlesouvrant,

    ellesentitpresquesapeausedéchirer.Elleclignadesyeuxpourlapremière

    foisdepuistroisjours.

    Elledistinguauncield'unbleulimpideau-dessusdesatête,ainsiquedes

    nuagesvaporeuxetdesangespotelésavecdesrubansdorésnouésautour

    despoignets.«Suis-jemorte?sedemanda-t-elle.Leparadisressembledoncà

    ça?»Ellefermalesyeuxpourlesouvrirdenouveau,Cettefois,ellecomprit

    qu'ellecontemplaitunplafondvoûté,surlequelétaientpeintsdesnuageset

    deschérubins.

    Elleseredressaavecdifficulté.Chaqueparcelledesoncorpslafaisait

    souffrir,enparticuliersanuque,Elleregardaautourd'elle.Elleétaitallongée

    surunlitenferrecouvertd'undrapdelin,aumilieud'unelonguerangéede

  • litsidentiques.Surunepetitetableàcôtédesonlitétaientposésunpicheten

    porcelaineetunetasse.Desrideauxdedentellesuspendusauxfenêtres

    masquaientlavue,maisellediscernaitlefaibleronronnementdutraficau-

    dehors,omniprésentàNewYork.

    —Alors,tut'esenfinréveillée,ditunevoixcassante.Hodgeseracontent

    del'apprendre.Nouspensionstousquetufiniraisparmourirdanston

    sommeil.

    Clarytournalatête.Isabelleétaitperchéesurlelitvoisin.Seslongs

    cheveuxdejaisétaientdivisésendeuxnattesépaissesquitombaientplusbas

    quesataille.Sarobeblancheavaitfaitplaceàunjeanetunhautbleu

    moulant,maislependentifrougebrillaittoujoursàsoncou.Sestatouages

    avaientdisparu;sapeauétaitlisseetaussiblanchequelelait.

    —Désoléedetedécevoir,réponditClaryd'unevoixenrouée.C'estdonc

    ça,l'Institut?

    Isabellelevalesyeuxauciel:

    —Est-cequ'ilyaaumoinsunechosequeJacenet’auraitpasdite?

    Clarypartitd'unequintedetoux:

    —Donc,c'estl'Institut?

    —Oui.Tuesàl'infirmerie,tul'aurassansdoutedeviné.

    Clarygrimaça,ressentantunedouleurcuisanteàl’estomac.Isabellela

    dévisageaavecinquiétude:

    —Tuasmal?

    Ladouleurreflua,maisClaryéprouvaitunesensationd'aciditédansla

    gorgeetlatêteluitournait.

    —Monventre...

  • —Ahoui.J'aifaillioublier.Hodgem'aditdetedonnerçaàtonréveil.

    Isabellepritlepichetenporcelaineetversaunepartiedesoncontenu

    danslatasse,qu'elletenditàClary.C'étaitunliquidetroubleetfumantqui,

    outreuneodeurd'herbes,dégageaitunparfumpuissantetmystérieux.

    —Tun'asrienmangédepuistroisjours,fitremarquerIsabelle.C'estsans

    doutepourcetteraisonquetutesensmal.

    Clarytrempaseslèvresdanslatasse.Lebreuvageriche,délicieux,

    réconfortant,avaitunarrière-goûtdebeurre.

    —Qu'est-cequec'est?

    Isabellehaussalesépaules:

    —Oh,unedestisanesdeHodge.Ellesfonttoujoursdel'effet.

    Ellesautasurlesolavecunegrâceféline:

    —Aufait,jem'appelleIsabelleLightwood.J'habiteici.

    —Jeconnaistonnom.Moi,c'estClary.ClaryFrayC'estJacequim'a

    amenéeici?

    Isabellehochalatête:

    —Hodgeétaitfurieux;tuasmisdusangetdel'ichorpartoutsurletapis

    del'entrée.SiJaceavaitfaituncoupdecegenreenprésencedemesparent,il

    auraitétépuni,tupeuxenêtrecertaine.

    ElleexaminaClaryplusattentivement:

    —IlprétendquetuastuéceVoracetouteseule.

    Uneimagefugitivedelachoseetdesonhorribletêtes'insinuadans

    l'espritdeClary:ellefrissonnaenserrantsatassedanssesdoigts.

    —Jecroisqu'ilditvrai.

    —Pourtant,tun'esqu'uneTerrestre!

  • —C'estfou,hein?ditClaryensavourantl'étonnementàpeinemasqué

    quisepeignaitsurlevisaged'Isabel