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UNNERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL LA CRÉATION DE LA COMMUNAUTÉ PAR L'ÉCRITURE TESTIMONIALE DANS L'OEUVRE POÉTIQUE DE RENÉ LAPIERRE : ÉNONCIATION LYRIQUE, INTERSUBJECTIVITÉ ET CITOYENNETÉ MÉMOIRE PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES PAR EVE DUBOIS-BERGERON MARS 2014

La création de la communauté par l'écriture testimoniale dans … · 2017-08-10 · Hélène Darion et Jacques Brault sont des représentants désignés. On retrouve chez Lapierre

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UNNERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

LA CRÉATION DE LA COMMUNAUTÉ PAR L'ÉCRITURE TESTIMONIALE DANS L'ŒUVRE

POÉTIQUE DE RENÉ LAPIERRE : ÉNONCIATION LYRIQUE, INTERSUBJECTIVITÉ ET

CITOYENNETÉ

MÉMOIRE

PRÉSENTÉ

COMME EXIGENCE PARTIELLE

DE LA MAÎTRISE EN ÉTUDES LITTÉRAIRES

PAR

EVE DUBOIS-BERGERON

MARS 2014

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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL Service des bibliothèques

Avertissement

La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 - Rév.07 -2011). Cette autorisation stipule que «conformément à l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entraînent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.»

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REMERCIEMENTS

Merci à Jean-François Chassay, directeur dévoué, pour la simplicité, la confiance à tout crin,

et pour une chère amitié. Merci à Michel, dont le cœur et la pensée font partie de ce mémoire.

Ma reconnaissance est entière. Merci à ma sœur Jeanne, présence première, lumière de

toujours. Merci à Steven, patient gardien du feu, aimant cuisinier et révélateur de beauté.

Merci à ma mère, pour le courage qui me vient d'elle.

Merci à Pierrette, Réal, Marie-Claude et Alexandre, pour la chaleur, la joie et le soutien

constant. Merci à tous les membres de ma famille, qui donne un sens au mot richesse. Merci

à Diane, à Gisèle, à Marie, à Francine, à Éric, à François, à Julie et à Marcelle pour leur

support indispensable. Merci à Karine et à Rosalie. Votre clarté est précieuse.

Merci à tous ceux dont l'amitié et la confiance me portent. Merci à Andrée Blouin,

profondément. Merci aux professeurs, auteurs et artistes qui m'ont accompagnée jusqu'ici.

Merci à Marco Micone, pour son amour - speak what? Merci à Marya Hombacher. Merci à

René Lapierre pour le printemps.

Ma gratitude la plus grande s'adresse à mon père, pour m'avoir transmis, par-dessus tout,

l'amour de l'égalité. Je dédie à Benjamin mon travail avec ce trésor qui l'a porté.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ .................................................................................................................................... iv

INTRODUCTION .......................................................................................................................... 1

CHAPITRE 1. ÉNONCIATION LYRIQUE, INTERSUBJECTIVITÉ ET CITOYENNETÉ ........................ 14

1. Tournant «littéraliste» ou redéfmition du lyrisme?

2. La destination de l'énonciation lyrique

3. Un dispositif de témoignage: raison communicationnelle et objectivité

CHAPITRE 2. FONDATION D'UN LIEU D'ÉNONCIATION COMMUNAUTAIRE ............................... 55

1. Vulgarisation et mobilité du sujet lyrique dans Là-bas c'est déjà demain

2. Un amour dérobé : lecture de Viendras-tu avec moi? et Fais-moi mal Sarah

CHAPITRE 3. CONSTRUIRE LE LIEN .......................................................................................... 94

1. Critique de l'intégration sociale dans L'eau de Kiev

2. Théorie du champ/chant politique dans Traité de physique et Aimée soit la honte

CONCLUSION ......................................................................................................................... 138

BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................................................... 145

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RÉSUMÉ

Ce mémoire a pour objectif de jalonner, dans la perspective d'une redéfinition critique du lyrisme, le parcours que forme l'œuvre poétique de René Lapierre. Je propose d'observer, sous un angle chronologique, comment l'énonciation lyrique y devient le lieu d'une écriture testimoniale qui prétend à l'intersubjectivité. Investie du critère de légitimité démocratique, cette écriture tend à créer une association égalitaire autour d'une vision émancipatrice, attachant à la mobilité, au partage de son foyer un principe de réalisation. C'est alors la citoyenneté qui se définit comme partage, ouvrant à la transcendance du commun depuis le lieu inassignable de la voix, du sujet qui témoigne en se référant au prochain, à l'autre.

À la suite d'une brève analyse du mode d'énonciation traditionnel de Profil de l'ombre, premier recueil de Lapierre, je pose le cadre théorique de cette étude en situant la notion de lyrisme dans ses rapports au romantisme et au développement d'une raison communicationnelle (Habermas) tributaire d'un contexte de modernisation culturelle. J'examine en second lieu, depuis Là-bas c'est déjà demain, la structure polyphonique que met en place Lapierre dès son deuxième recueil, pour ensuite montrer comment la lyrique amoureuse y intervient, dans Viendras-tu avec moi? et Fais-moi mal Sarah, sous une forme épistolaire, de manière à fonder un lieu d'énonciation communautaire. Finalement, j'observe comment l'introduction d'un fil narratif, à partir de Piano, mais surtout dans L'eau de Kiev et Traité de physique, permet à Lapierre de penser, dans un cadre fictionnel situé à l'étranger, l'éthique de la communauté, pour en venir à former, sous l'angle d'une physique imaginée, un modèle théorique de la nation civique. Le dernier temps de l'analyse se penche sur la situation de ce modèle en sol québécois dans Aimée soit la honte, où il apparaît investi de l'intérieur, par la mise en œuvre, au je, d'une adresse au concitoyen qui ouvre sur la reconnaissance d'un réel partagé. Il s'agit enfin d'observer que cette énonciation, affiliée au courant objectiviste en poésie états-unienne, relève du témoignage, et qu'elle permet à Lapierre d'interroger l'identité québécoise sans réduire le sujet collectif de son énonciation à une dimension culturelle.

Mots-clés : René Lapierre; lyrisme; énonciation lyrique; intersubjectivité; écriture testimoniale; témoignage; communauté; citoyenneté; poésie objectiviste; poésie québécoise.

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INTRODUCTION

We cannot reconcile ourselves. No one is reconciled, tho we spring From the ground together-

GEORGE ÜPPEN

Un homme en songeant aux autres hommes ose définir son univers d'existence

PIERRE PERRAULT FERNAND DUMONT

je nous invente

un rituel par les bras une langue

pour se toucher

KIM DORÉ

L'œuvre poétique de René Lapierre, tenue en haute estime dans le milieu littéraire au

Québec, demeure en dépit de son génie et de sa constance - douze titres parus sur trente ans -

pratiquement sans lecture critique et tragiquement privée de reconnaissance officielle. Celle­

ci ne saurait toutefois tarder; les titres de Lapierre, longuement reçus sous le signe de

l'incompréhension ou, initialement, d'un froid formalisme -«très curieux livre1», «abstraite

machine antilyrique2», «fragments hétéroclites\>, «déconcertants4»- suscitent une réponse de

plus en plus enthousiaste. La dernière édition de l'anthologie La poésie québécoise, parue en

2007, ne lui açcorde cependant encore qu'une mention aussi brève que possible, qui plus est

mal informée5, qui reconduit pour une grande part la réputation d'hermétisme venue d'une

lecture hâtive à une œuvre qui échappe aux catégories forgées au Québec par 1 'histoire

1 Hugues Corriveau. 1992. «Tenir à la vie». Lettres québécoises, n° 65, p. 34. 2 François Dumont. 1995. <<La poésie racontée». Voix et Images, vol. 20, n° 2, p. 477. 3 David Cantin. 1998. «L'inachèvement». Le Devoir, 21 mars, p. D11. 4 François Dumont. 1999. La poésie québécoise. Montréal: Boréal, coll.« Express», p. 97. 5 Le premier recueil de Lapierre est paru aux Écrits des Forges, les deux suivants chez L'Hexagone. Il est par ailleurs l'auteur de deux romans. Cela est indiqué dans chacun des recueils publiés aux Herbes Rouges.

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littéraire : «Il est l'auteur d'essais minimalistes, allusifs -L'entretien du désespoir, Figures

de l'abandon, L'atelier vide-, et de recueils, tous parus aux Herbes rouges, où s'entremêlent,

dans un décor d'étrange Amérique, poèmes, lettres et fragments de récits6.» C'est en

référence à ces catégories que je m'explique l'absence de Lapierre de la nouvelle Histoire de

la littérature québécoise; dans le chapitre dédié à la littérature contemporaine (depuis 1980),

il aurait de façon légitime pu être présenté dans chacune des sections partageant la production

poétique, sans qu'aucune ne suffise à encadrer pertinemment son travail. Publiant depuis

1994 aux Herbes Rouges, maison à cette date clairement associée à l'avant-garde des années

soixante-dix, une poésie fortement tentée, dès 1990 (alors qu'il publie chez L'Hexagone), par

la fiction narrative, il participe certainement de la postérité des avant-gardes. Il se rattache

toutefois encore davantage, par la franche orientation philosophique qui d'origine le

caractérise, en tant que poète et essayiste, à la voie qualifiée d'intimisme spirituel, dont

Hélène Darion et Jacques Brault sont des représentants désignés. On retrouve chez Lapierre

d'inépuisables concepts théologiques qui, tels la joie et la charité, soutiennent une

interrogation fondamentale, dans la tradition de 1 'École de Francfort, du rapport institué à

l'autre et à la connaissance. Cette interrogation oriente une critique sociale de plus en plus

exigeante, de plus en plus immédiate; 1' œuvre répond à une visée émancipatrice et appartient

ainsi également, en dépit de 1' éloignement de ses cadres fictionnels - États-Unis, Angleterre,

ex-URSS-, au courant de la production contemporaine qui marque ou signale une continuité

avec la poésie du pays. La situation au Québec de ses deux derniers titres, construits autour

des questions nouvelles de la transmission et du legs, impose de le reconnaître, et invite à

considérer les parutions précédentes dans l'optique d'un parcours, qui passerait par le biais

étranger et la dystopie totalitaire pour mieux envisager l'éthique de la communauté. Ce

parcours permet en effet de penser le collectif en termes politiques avant que culturels,

auxquels on tend par tradition, suivant le modèle européen de l'état-nation, à le restreindre. Il

répond en cela à la révision de ce modèle au prisme des leçons du 20e siècle, qui aura produit

l'idéal de la nation civique, lequel demande que l'histoire nationale soit produite et assumée

sous l'angle de la philosophie politique, c'est-à-dire que le patriotisme se détache d'une

histoire narrative et commémorative au profit d'une histoire autocritique qui favoriserait

6 Laurent Mailhot et Pierre Nepveu. 2007. La poésie québécoise. Des origines à nos jours. Montréal: Typo, p. 661.

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l'appropriation consciente de traditions perçues dans leur ambivalence (plutôt que

l'attribution de caracteristiques en vertu d'une origine). Pour Jürgen Habermas, qui en

première ligne a promu ce modèle depuis le contexte exigeant de 1' Allemagne réunifiée,

1 'histoire ainsi conçue recouvrirait une dimension argumentative, par la justification des

principes universels de la démocratie et des droits de l'homme, à chaque fois appropriés« à

partir de contexte [sic] de vie historique propre7 ». Au Québec, c'est dans ce cadre que se

situent les travaux comparatistes de l'anthropologue Serge Bouchard, d'une influence

certaine sur les formes contemporaines du nationalisme québécois.

Finalement, la poésie de Lapierre ne se dissocie pas non plus, ni par ses mobiles

engagés, ni par son réalisme et ses thèmes sociaux (urbanité nord-américaine, culture de

consommation, déshérence, dépression, marginalité, manque énigmatique de cohérence, de

transcendance, de lien), de cette esthétique <<trash» remarquée chez les plus jeunes - qu'il

faudrait relier aux œuvres matures de Carole David et de Michael Delisle, en remontant à

Josée Yvon selon une filiation reconnue par l'auteur dans ses essais Écrire l'Amérique et,

hier encore, Renversements. La citation en exergue de Kim Doré, directrice de la maison

d'édition Poètes de brousse associée à cette tendance, a été choisie pour le lien qu'elle

indique de celle-ci au travail de Lapierre, qui se rapporte au lyrisme comme vecteur de

communauté, dans le prolongement d'une tradition de parole émancipatrice qui trouve chez

les poètes objectivistes, dont George Oppen, des racines nord-américaines.

Il ne va pas de soi de parler de lyrisme au sujet de l'œuvre de René Lapierre, comme

de cette tradition en laquelle elle s'inscrit et qui demeure à reconnaître. C'est que l'idée qu'on

se fait généralement du lyrisme provient du stéréotype de la poésie romantique, a priori

définie par le vers et la confession jusqu'à l'épanchement d'un sujet mélancolique rompu à la

promotion de l'idéal et du rêve. Après un premier titre qui, sur un mode minimaliste, y

correspond d'assez près, la production de Lapierre cherche visiblement à s'affranchir du

stéréotype, allant jusqu'à s'en dissocier explicitement en quatrième de couverture. Ce

tournant ne traduit pourtant pas un rejet du lyrisme, que plusieurs en sont encore aujourd'hui

7 Justine Lacroix. 2002. « Patriotisme constitutionnel et identité postnationale chez Jürgen Habermas ». Rainer Rochlitz (dir.). Habermas. L'usage public de la raison. Paris: PUF, coll. «débats philosophiques», p. 149

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à proclamer comme un gage de modernité. L'hypothèse que soutient ce mémoire est que le

parcours que décrit l'œuvre quant aux modalités de son engagement se traduit au point de vue

formel par une appropriation critique du lyrisme. Cette appropriation se signale

intertextuellement, depuis Traité de physique (2008), par l'établissement d'une filiation de

penseurs et de créateurs qui, en poésie, trouve avec la situation de 1 'énonciation en sol

québécois un ancrage en Amérique auprès des objectivistes. L'exigence particulière de

l'œuvre (son caractère inclassable) s'éclaire au regard de cette hypothèse qui permet d'en

embrasser la cohérence. L'idée d'une évolution de la poétique associant participation

citoyenne et recherche formelle est aussi en phase avec le passage de Lapierre de

L'Hexagone aux Herbes Rouges en 1994, le choix initial de L'Hexagone paraissant naturel

pour l'auteur de deux essais sur l'œuvre d'Hubert Aquin et l'animateur de la revue Liberté

que fut Lapierre jusqu'à la veille du second référendum sur la souveraineté du Québec. Cette

évolution trouverait un point culminant dans le transport au Québec du nous humaniste

familier, en tant que support de la réflexion philosophique, aux lecteurs de Lapierre, transport

corollaire d'une inusitée et radieuse énonciation en première personne qui, placée dans un

rapport de concitoyen, assume une extension autobiographique. La contextualisation du sujet

collectif apparaît possible, au regard des parutions antérieures, par l'assurance de son

ouverture. Avec Aimée soit la honte et Pour les désespérés seulement, la pratique de Lapierre

recouvre une dimension autoethnographique: ancrée dans la représentation d'un espace

social qui incarne, traduit en termes sensibles l'idée de la nation civique, elle vise

l'expression d'un sens (nécessairement) collectif du réel, le je se muant en nous lorsqu'il

touche à une conviction émancipatrice, à la certitude d'une correspondance, d'un

décentrement. L'énonciation lyrique donne ainsi lieu à une écriture que je qualifierai de

testimoniale. Pragmatiquement située, en tant qu'acte de parole, dans la sphère égalitaire de

la citoyenneté québécoise et investie du critère de légitimité démocratique, cette écriture,

dans son rapport à la vérité, est en quête de communauté, attachant à la mobilité, à

l'extension de son foyer un principe de réalisation. L'adresse du discours lyrique joue alors

comme un dispositif de témoignage, où l'expérience subjective ou empirique, on pourrait dire

privée, serait soumise à la lumière de l'espace public afin de la voir prendre une forme

objective, libérée de tout rapport d'autorité. À l'intérieur et au fondement de ce dispositif,

citoyenneté et réalité se définissent comme partage, ouvrant à la transcendance du commun

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depuis le lieu inassignable de la voix, du sujet qui témoigne en se référant au prochain, à

l'autre.

Le lien politique apparaît et intervient dans le cadre de cette écriture comme un axe de

symétrie: point de pivot, porte tournante d'un rapport d'alter ego. On peut concevoir, je le

soutiendrai, que le sujet lyrique se détermine par essence en fonction d'un postulat d'égalité

qui, en tant qu'idéal, ne peut que mettre, «toujours ponctuellement, toujours localement»,

écrit Jacques Rancière, «des corps hors de leur place, hors de leur propre8 ». Je pose que le

sujet qui s'énonce lyriquement se réapproprie son expérience dans la perspective d'un

collectif, allant du personnel au commun, à l'impropre; au culturel, à condition que l'on

accepte de se représenter cette sphère, suivant Hannah Arendt, comme un effet de 1' ordre

politique: domaine public d'apparition, inter homines, entre les personnes, morales et

physiques; monde commun d'objets médiatisés, constitués par l'intérêt public, transcendant

1' existence individuelle.

Il est utile, pour éclairer les présupposés, les fondements philosophiques de la

démarche que je propose de concevoir, de faire appel à la théorie de la communication du

philosophe allemand Jürgen Habermas, issue du croisement fécond de la théorie critique dont

elle est héritière au pragmatisme américain. Celle-ci s'appuie sur la distinction de deux

formes de rationalité qui entrent en concurrence dans un mode de gouvernement

démocratique: une raison dite instrumentale, de type sujet-objet, dont la validité se mesure

par l'accord des moyens aux fins, et une raison dite communicationnelle, de type sujet-sujet,

dont la validité réside dans l'entente des sujets, l'accord réciproque. Dans l'usage

communicationnel de la raison, les regards se placent en réciprocité par rapport à l'objet, les

perspectives d'interprétation se réfléchissent de part et d'autre, s'échangent comme lorsqu'on

argumente afin d'établir un fait sur lequel on pourra tabler. Habermas dégage de la pratique

argumentative une éthique de la discussion, et soutient que. chacun l'applique

continuellement en soi-même, reproduisant virtuellement cet échange, décentrant sa

perspective afin de s'orienter rationnellement, c'est-à-dire en fonction de prétentions à la

validité intersubjective. La raison communicationnelle puise donc, de façon plus ou moins

8 Jacques Rancière. 2007 [1998]. Aux bords du politique. Paris: Gallimard, coll. «Folio/Essais», p. 194.

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consciente, volontaire ou critique, ses justifications d'un accord supposé avec 1 'autre, formant

et reformant les objets, incluant les normes intangibles, d'un monde «vécu»,

intersubjectivement partagé. C'est ainsi, montre Habermas, que se socialisent les individus,

que se construit une forme de vie culturelle, autrement dit la réalité sur laquelle nous tablons

pour nous orienter, exercer notre liberté. Il importe toutefois de souligner, de prendre acte que

dans ce processus où interviennent des pouvoirs de toutes sortes les conventions sont mises à

distance aussi bien qu'elles se forment et s'implantent. Lorsque, critique, elle entre en mode

argumentatif pour mettre en doute, en question ou encore définir une représentation ou une

norme d'action, la raison communicationnelle s'emploie à briser le voile de l'idéologie. En

elle le rapport au fait, à la vérité et à la moralité (ou, si 1 'on préfère, à la justesse normative),

c'est-à-dire le rapport à la transcendance, se butte aux limites de la communauté de

justification, dont il ne peut s'accommoder, et œuvre à les repousser. Sans doute convient-il

de voir en cette confrontation le ressort de toute forme de résistance, comprise comme le

refus de se laisser enferrer dans une position qu'en philosophie de la connaissance on dirait

contextualiste. Habermas y voit le sursaut de ce qu'il nomme la conscience normative, où le

sujet, en contexte démocratique, se saisit de son statut d'auteur-destinataire du monde qu'il

habite, dont sous certains aspects (incluant les normes, les valeurs, les lois, mais aussi les

représentations) il se distancie, ce qui signifie qu'il en suspend la factualité, pour mettre en

cause leur légitimité.

Le souhait et l'invitation de Pierre Perrault, citant dans une syntaxe poétique, le soir

d'une assemblée citoyenne à Rimouski, un article de Fernand Dumont, illustre avec force la

fonction émancipatrice du décentrement qui caractérise la raison communicationnelle : « Ce

soir, je voudrais être et que nous soyons cet homme-là dont parle Fernand Dumont : Un

homme 1 en songeant aux autres hommes [qui] 1 ose définir son univers d'existence9• »

Perrault engage ainsi à une autodétermination dont on reconnaîtra sans peine 1' extension

ethnographique, mais dont la communauté de justification (le foyer critique), il importe de le

souligner, s'étend hors du cadre où elle s'applique, hors du cadre d'implication pratique de la

discussion. Chez le citoyen, c'est une affiliation humaine qui est représentée et appelée

comme le préalable du dévoilement, la condition d'une préhension souveraine. De même

9 Pierre Perrault. 1985. De la parole aux actes. Montréal : L'Hexagone, coll. <<Essais», p. 153.

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l'ethnographie dite postmodeme (sortie des ornières d'une vision linéaire du progrès où

l'observateur s'attribuait un poste plus avancé) ne parle-t-elle plus d'ailleurs, et ainsi de

l'autre, que dans la mesure où elle parle aussi de tous les autres, que dans la mesure où elle se

représente, pour reprendre la belle expression de Marc Augé, des mondes contemporains 10•

On parle par ailleurs aujourd'hui, en sciences humaines, d'autoethnographie comme d'une

posture de recherche généralisable à l'ensemble des disciplines, qui exigerait du chercheur

qu'il communique, à même ses travaux, sa situation d'énonciation, qu'il reflète l'ancrage

sensible de ses recherches comme part intégrante du sens 11• S'est-on toutefois bien avisé de

l'impact, en retour, du décentrement que pareille exigence impose à la pensée sur

l'investigation, le regard du chercheur, sa préhension du réel?

Je trouve beaucoup de lumière en cet aphorisme de Giorgio Agamben : «Ainsi signifie

pas autrement (cette feuille est verte, elle n'est donc pas rouge, ni jaune)12.» Comme

1 'ethnographe invite à voir depuis 1 'humain, la détermination à laquelle convie Perrault passe

par l'idée du possible, de l'infini. Elle atteint ce qui est avec ce qui pourrait et ce qui devrait,

confronte à ce qui manque. La solidarité qui l'anime, sa main tendue ouvre l'espace d'une

reconnaissance, car il s'agit d'admettre ce qui est, où description et évaluation, dans l'à­

présent de la conscience normative, se répondent exactement. Cette distanciation est pour

moi celle du jugement esthétique, au foyer duquel ce qui apparaît est ressenti, affecte, anime

le sujet, présent à l'objet comme à la réponse qu'il suscite. L'objectivité au dehors se reflète

au dedans, comme le donne à penser cette phrase de Maritain que j'aime beaucoup, que cite

George Oppen: «We awake in the same moment to ourselves and to things 13». Toucher, être

10 Marc Augé. 2006 [1994]. Pour une anthropologie des mondes contemporains. Paris: Flammarion, coll. «Champs», 195 p. 11 « Autoethnography is an autobiographical genre ofwriting and research that displays multiple layers of consciousness, connecting the personal to the cultural. [ ... ] In these texts, concrete action, dialogue, emotion, embodiment, spirituality, and self-consciousness are featured, appearing as relational and institutional stories affected by history, social structure, and culture, which themselves are dialectically revealed through action, feeling, thought, and language." Carolyn Ellis, Arthur P. Bochner. 2000. « Autoethnography, personal narrative, reflexivity. Researcher as subject. » N. K. Denzin, Y. S. Lincoln. (Dir.). Handbook of Qualitative Research. Londres : Sage Publications, p. 739. 12 Giorgio Agamben. 1990. La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Paris : Seuil, coll. «La librairie du XXe siècle», p. 101. · 13 Jacques Maritain, cité par George Oppen. 2008 [2002]. New Collected Poems. New York: New Directions Publishing, p. 38.

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touché, ce rapport est connu; pendant l'écriture de ce mémoire, j'ai par ailleurs retenu les

paroles d'une chanson du groupe canadien Nickelback que diffusait une chaîne de radio (un

succès international), qui évoquent avec acuité le moment où, par l'accord de la voix comme

du regard - son décentrement partageant, soulignant le réel - survient le partage d'une

identité, dès lors assumée, recouverte au plan de l'existence, de la matière : « Tired of living

like a blind man/l'rn sick of sight without a sense of feeling/ And this is how you remind

me/This is of you remind me/Of what 1 really am». L'intrication des regards, ouvrant au

commun, produit l'effet d'une rupture au sein du sujet, celle de la communauté: perte de

l'immanence à soi-même que traduit le désir de fusion dans la passion amoureuse.

Dans la réception des œuvres, c'est cette atteinte incontournable, exigeante d'une

intériorité impropre, inaccessible à l'introspection, qui, j'y reviendrai en ces pages, a été

pensée en esthétique sous le nom de sublime. Après Kant et Schiller, nombreux sont ceux qui

continuent de s'intéresser au phénomène sous l'angle de la philosophie politique, d'associer à

son approche, explicite ou non, une théorie du lien social en démocratie. C'est le cas d'Augé,

pour lequel, en regard des ensembles démocratiques d'aujourd'hui, il serait plus avisé de

parler d'une crise de l'altérité plutôt que de l'identité (culturelle, collective), puisque dans le

lien qui nous manque c'est bien, au vu, je le relève, de l'expérience du sublime, une altérité

qui est partagée - minant l'individualité, faisant de l'autre un semblable. Ainsi devrait-on,

pour Augé, voir en l'adresse exceptionnelle du chef du gouvernement à la nation l'archétype

d'un «rituel politique» usant des médias pour faire d'un enjeu relatif à différents groupes une

altérité médiatrice14• Pour Jean-Luc Nancy, ce rituel passerait davantage par une littérature

qui, en cadre séculier, aurait pris la relève du mythe, compris comme fiction fondatrice : «le

mythe dit ce qui est et dit que nous nous accordons à dire que cela est15». Alors que le mythe

peut être défini comme la parole unique de plusieurs, la littérature permettrait plutôt

d'entendre, propose Nancy, à même une voix singulière, l'écho d'une pluralité,

14 «[1]1 y a toujours une référence géographique, sociale ou morale par rapport à laquelle l'identité se définit. Les identités ne sont donc pas relatives au sens où, n'étant pas absolues, elles seraient nécessairement fragiles, provisoires ou éphémères : elles sont relatives à quelque chose (l'ethnie, la nation, la religion). Et c'est précisément parce qu'elles sont relatives à ce «quelque chose» qu'elles s'affirment à travers des altérités qu'elles transcendent». Marc Augé, op. cit., p. 89-90. 15 Jean-Luc Nancy. 2004 [1986]. La communauté désœuvrée. Paris: Christian Bourgeois, coll. <<Détroits)), p. 128.

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«l'interruption» de la communauté que, dans cet écart qui la sépare d'elle-même, elle expose

néanmoins : «la littérature a été pensée et doit sans doute être pensée comme mythe - et

comme le mythe de la société sans mythes. [E]n tant qu'œuvre qui révèle, qui fait accéder à

une vision et à la communion de cette vision16», elle révèle avant tout, écrit-il, par rapport à la

réalité accomplie du mythe, le fait de son interruption. Nancy en vient donc à parler,

commentant George Bataille, de la passion de la singularité exposée, je soulignerais : dans la

voix, à son immanence dérobée.

Il n'y a pas loin de cette passion au désir de la puissance du mythe dont se soutiennent

les totalitarismes. Nous demeurons à ce jour confrontés à la nécessité d'éclairer l'enjeu

identitaire inhérent au sublime, de penser le défaut de la ressource mythique, qui sans relâche

et partout exige une réponse. Dans ma situation de Québécoise née aux lendemains du

premier échec référendaire, la poésie nord-américaine m'a beaucoup aidée à composer avec

cette exigence. Il me semble maintenant avoir écrit, en quelque sorte, la chronique de cet

accompagnement, où l'œuvre de René Lapierre, elle-même chronique d'un parcours

contemporain, occupe une place importante. C'est en fonction de rencontrer les enjeux et de

refléter les modalités de cet accompagnement et de ce parcours à la fois qu'a été constitué,

d'une lecture à l'autre, le cadre théorique de mon étude, où se croisent des apports venus de

la philosophie, surtout politique (Arendt, Rancière, Nancy, Agamben, Emmanuel Lévinas),

de l'anthropologie (Augé, Bouchard), des sciences du langage (Habermas) et de la théorie

littéraire (en ce qui concerne la poésie et plus spécifiquement la question du lyrisme,

nombreux sont ceux que j'aimerais reconnaître, dont on trouvera les noms en bibliographie;

je m'en tiendrai ici à ceux de Jean-Michel Maulpoix, de Dominique Rabaté et de Paul

Béni chou).

En poésie, nous devons à Bénichou d'en avoir encadré l'étiologie en France, la

volonté de la puissance mythique a produit à 1' ère romantique une figure qui continue

d'influencer l'idée que l'on se fait communément du genre. Le <<mage romantique», porte­

parole des muets, que fût entre tous en France le poète national Victor Hugo, comme le fût,

au même moment, W alt Whitman aux États-Unis, a eu son incarnation au Québec en Gaston

16 Ibid., p. 157-159.

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Miron, et plus largement dans la poésie dite du pays. Daniel Laforest a bien montré quel

impact a eu cette incarnation sur la lecture critique de la poésie québécoise, où on tend encore

à rapporter avec évidence le je au nous, à faire du sujet un type, un révélateur du temps. Dans

ce contexte, la défense par Maulpoix de la nature critique du lyrisme, qu'il invite à retrouver,

au-delà des traits génériques de la poésie, de sa forme conventionnelle (la <<poésie poésie»),

«dans une langue travaillée par le souci de sa provenance et de sa destination17», revêt un

sens particulier. Renvoyant le potentiel critique du lyrisme à sa dimension politique, à

l'engagement d'une parole en quête d'écho, de répondants, l'invitation semble au Québec

tournée vers l'héritage de ce qu'on a appelé, pour qualifier l'esprit des années 60 et 70 en

poésie, l'âge de la parole, pris à rebours du mythe Miron, de l'écran idéologique qu'aura

érigé l'institution de la poésie du pays. Elle rappelle par ailleurs celle, commentée, de

Perrault, où l'emploi par Dumont auparavant du verbe «oser» traduit l'engagement d'un

sujet ramené à sa subjectivité- sa faillibilité, son incomplétude- et à la responsabilité qui en

découle. Sans doute faut-il y lire également la confrontation à laquelle ce sujet se soumet en

allant à la rencontre de l'autre et du réel, en choisissant la présence, sortant pour ainsi dire

dehors par la parole.

«J'écrivais pour nommer, appeler, exorciser, ouvrir, mais appeler surtout. J'appelais18.»

Voilà comment Roland Giguère décrivait, en 1976, son âge de la parole. Je crois observer

dans la citation en exergue de Doré - qui a dédié à Giguère19, en plus de l'y reprendre

continûment sous forme italique, la première partie de son recueil Le rayonnement des corps

noirs -la visée identitaire sous-jacente à telle adresse, à la destination du poème, qui en ferait

la dimension lyrique; mise en œuvre d'un accueil qui à travers l'autre embrasse le point

aveugle de son origine, tel le cricri du grillon trouvant sens en son retour: «[J]e nous

invente/un rituel par les bras une langue/pour se toucher20». La prétention à l'intersubjectivité

du poème pourra ainsi bientôt porter, chez les poètes de l'Hexagone, le rêve d'un pays.

Participant à une stratégie de « décrochage » typique des collectivités neuves d'Amérique, la

17 Jean-Michel Maulpoix. 2009 [2000]. Du lyrisme. Paris: José Corti, p. 424. 18 Roland Giguère. 1991 [ 1965]. L'âge de la parole. Montréal : Typo, coll. « Poésie )), p. 8. 19 «À la mémoire cruciale de Roland Giguère, poète, peintre et graveur.)) Kim Doré. 2004. Le rayonnement des corps noirs. Montréal: Poètes de brousse, p. 9. 20 Kim Doré. 2008. Maniérisme le diable. Montréal: Poètes de Brousse, p. 67.

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poésie québécoise, se faisant militante, tendrait à sortir de ses rails (c'est ce que me semblent

suggérer les analyses de Pierre Nepveu21). L'élan qui lui vient de son lyrisme est compromis

dès lors qu'elle s'érige sur une rhétorique de la fondation d'un territoire culturel qui, situant

le sujet dans un cadre restreint d'appartenance, mine le rapport à la transcendance. De

manière un peu carrée, on pourrait dire que pour ce sujet le lien politique, avec la pratique de

reconnaissance qu'il implique, s'abolit dans l'intimité communautaire, dans ce qu'il

conviendrait d'appeler l'esprit de famille.

C'est à la tentation d'une telle dérive qu'invite à résister Oppen, qui de sa tendre acuité a

su en tant de nuances évoquer la faille de la présence, à soi et à l'autre, au réel. «You? A

solid, this that the dress insisted22» : en cette exposition notre vulnérabilité est grande, et

nombreuses sont les solutions qu'on nous tend, mirages de refuge, de réconciliation projetés

dans le consommable. En regard de la' relation, de la contemplation qu'y oppose avec

entêtement sa poésie, le mot «ground», avec ses simples valeurs de réel et de commun, me

paraît constituer chez Oppen une alternative à celui de pays, qui évoque une totalité. Le

nouveau monde qui demeure à inventer ce serait d'abord, comme l'ont proposé Nepveu et

Lapierre dans son recueil d'essais Écrire l'Amérique, paru l'année même de la seconde

défaite référendaire du mouvement souverainiste, un nouveau modèle de culture voire

d'existence, qu'on imagine affranchi de l'idéal d'une identité propre, institutionnellement

affirmée et établie, suffisante. Ce nouveau modèle, Lapierre dit alors le voir arriver, se former

dans l'œuvre de plusieurs, confrontés comme lui à la nécessité d'inventer. Les contours qui

se dessinent dans sa réflexion sont déjà ceux de la «comparution>> (Nancy) que réaliseront

Aimée soit la honte et Pour les désespérés seulement dans le contexte référentiel du Québec,

ouvert par la lutte à laquelle se rapporte, au-delà de ses frontières (nous sommes les 99%), le

sujet lyrique/critique. Le Québec forme ainsi le cadre d'une mobilisation qui convoque un

sens exigeant de la vérité et des finalités de l'existence, où l'identité culturelle, les liens tissés

dans le temps et l'histoire, peuvent être interrogés sans q~e soit à craindre l'hypostase.

21 Pierre Nepveu. 1998. «Poètes». Intérieurs du Nouveau Monde. Montréal: Boréal, coll. <<Papiers collés», Intérieurs du Nouveau Monde, p. 95-264. 22 George Oppen, op. cit., p. 28.

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Il n'est absolument pas indifférent que cette réalisation s'accompagne d'une

problématisation nouvelle de la parole et de la langue. Comme chez Doré, elle conduit à

retrouver, au-delà de l'idiome québécois, de la défense du fait français érigé en fétiche d'une

identité culturelle compromise, l'héritage de l'âge de la parole dans la politique de la langue

de l'espace public au Québec.

S'il faut abandonner à notre tour, partir-quitter, que tendrons-nous à nos enfants dans nos bonnes fatigues, nos soifs? Dans quelle langue parlerons-nous de ces éclats de bonheur?

Donner, chacun le peut. Dans son silence d'amour, dans sa ration de vide. Chacun espère et chacun sait.

Dans sa langue de bois, sa langue de soc; de gêne et d'espérance. Chacun sait23•

Lapierre représente un mode de dire qui serait un mode de partage et de legs, décrit dans la

parole une relation où se reflète le souci en lequel Maulpoix trouve le ressort du lyrisme :

«D'où parlons-nous, à quoi nos voix touchent-elles?24» C'est en fonction d'observer

l'évolution de la poétique jusqu'à cette revendication nouvelle du lyrisme - survenue en

cours de rédaction, le corpus ayant alors été modifié pour accueillir Aimée soit la honte -

qu'ont été choisis les recueils soumis à l'analyse. Celle-ci portera d'abord brièvement sur le

mode d'énonciation traditionnel de Profil de l'ombre, premier recueil de Lapierre, dans un

chapitre dédié à l'examen de la notion de lyrisme, mise en relation au romantisme et à

l'émergence d'une raison communicationnelle tributaire d'un contexte de modernisation

culturelle. Elle se conduira ensuite, dans un deuxième chapitre, sur Là-bas c'est déjà demain

pour y interroger, sous l'angle d'une redéfinition critique du lyrisme, la structure

polyphonique mise en place dans les recueils des années 1990. Il s'agira alors d'observer

comment, dans Viendras-tu avec moi? et Fais-moi mal Sarah, la lyrique amoureuse s'insère,

dans la forme de la lettre et de la prière, à cette structure pour y fonder un lieu d'énonciation

communautaire. Le troisième chapitre s'arrêtera d'abord à la mise en récit de l'énonciation

lyrique dans L'eau de Kiev, où le fil brisé de la narration répond au parcours représenté de

l'écriture, les deux trajets se rejoignant en fonction de créer, chez le personnage, une

identification à autrui. Ce dénouement sera mis en relation à la critique de l'intégration

23 René Lapierre. 2010. Aimée soit la honte. Montréal: Les Herbes Rouges, p. 71. 24 Ibid., p. 67.

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sociale que constitue par ailleurs le recueil, s'appuyant sur une représentation de la mégapole

et sur les codes du roman noir. Il sera ensuite question de Traité de physique, qui présente le

personnage d'un physicien dont le travail (l'écriture du réel) sera considéré en rapport au

modèle théorique de la communauté politique que forment, sous l'angle d'une physique

imaginée, les poèmes qui s'écartent du récit. On examinera enfin la situation de ce modèle en

sol québécois dans Aimée soit la honte, où il apparaît investi de l'intérieur, par la mise en

œuvre, au je, d'une adresse au concitoyen qui ouvre sur la reconnaissance d'un réel partagé.

Il s'agira alors d'observer comment cette énonciation, affiliée au courant objectiviste en

poésie états-unienne, relève du témoignage, permettant à Lapierre d'interroger l'identité

québécoise sans réduire le sujet collectif de son énonciation à une dimension culturelle.

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CHAPITRE 1

ÉNONCIATION LYRIQUE, INTERSUBJECTIVITÉ ET CITOYENNETÉ

1. TOURNANT «LITTÉRALISTE» OU REDÉFINITION DU LYRISME?

Le premier recueil de René Lapierre, Profil de l'ombre, paraît en 1983. De facture

traditionnelle, il rassemble de courts poèmes versifiés, livrés à la première personne sur un

ton confidentiel. Leur veine intimiste se détache toutefois nettement de la valeur d'expression

personnelle qu'on associe couramment au lyrisme: le sujet d'énonciation aspire à une

dépersonnalisation, à la faveur de l'écriture poétique qui en serait le lieu d'accomplissement

rituel. Ce caractère rituel de l'écriture se porte en priorité à l'attention du lecteur, souligné

d'abord en couverture, par l'intervalle de temps (1976-1981) indiqué sous le titre du recueil,

qui signale 1 'origine ponctuelle des poèmes, puis dans le poème liminaire, qui saisit l'espace

du <<rite» en ses polarités (lesquelles retiendront bientôt notre attention) : «cela sans doute est

inutile//ici l'inimaginable beauté du vide/là la banalité de la mémoire/ici et là des

inconnus//cœur, temps, rien à choisir/simplicité du rite25». Le fait que les poèmes soient titrés

marque par ailleurs leur isolement, peu entamé par leur regroupement en sections, où le

lecteur attentif pourra voir apparaître des objets spécifiques, traversant les moments choisis

de l'écriture. Ainsi les titres des deux premières parties, <<Poèmes de printemps» et <<Poèmes

trop tragiques», indiquent tout autant la pluralité qu'une connivence. Leur insistance sur

l'appartenance générique des textes vient renforcer le thème de la section initiale, qui met

l'accent sur la figure du poète (nommé comme tel), son éthos et sa démarche. C'est donc le

lieu d'énonciation du poème qui, dès l'ouverture, se trouve caractérisé:

DÉJEUNER

des moitiés d'oranges mûres des fleurs/sont posées près de la lampe/autour d'un vase léger de porcelaine/il est six heures c'est lundi/jour de la lune/j' écoute à la radio une sonate tchèque/chez ma maîtresse à Prague parmi les velours verts/ les tableaux/sa

25 René Lapierre. 1983. Profil de l'ombre. Trois-Rivières: Les Écrits des Forges, p. 6. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle PO, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

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maison de pierres est posée parmi les blés/d'un vaste champ de pierres de lune on y/a bu du vin dans des verres sombres de Bohême/il y a au coin de cette table une pomme verte/ verte/ verte/qui ne porte pas l'empreinte de tes dents/ je suis seul/et je n'y toucherai pas (PO, 9)

Nous sommes plongés dans un écrin de culture «vieille Europe» aristocratique- univers clos

et tamisé, sphère éthérée de beauté délicate qui forme une nature morte en retrait du temps.

Cette représentation met l'accent sur la valeur d'élévation spirituelle associée à une

conception classique de la culture, qui détermine l'usage <<métonymique» qu'en fait le

philistin -lequel s'entoure d'objets d'art et d'œuvres de l'esprit dans l'idée de s'abstraire, par

leur biais, du monde prosaïque. Les références, dans cette première partie du livre, aux villes

mythiques que sont Prague et Amsterdam, à la musique classique et aux canons de la peinture

flamande (à la nature morte de «Déjeuner» répond, au poème suivant, le rapport d'une

femme à «un inestimable Van Dongen» [PO, 10]) traduisent la nostalgie d'une dimension

auratique de la culture, dimension dont se charge par ailleurs l'objet livre tout au long du

recueil où il concentre à lui seul, dans les évocations subséquentes de la demeure du poète, la

valeur culturelle. Ces évocations ont aussi en commun le rapport à l'amoureuse absente, tel

qu'il se pose dans «Déjeunem, où l'attente se convertit en ascèse permettant la

contemplation: «il y a au coin de cette table une pomme verte/ verte/ verte/qui ne porte pas

l'empreinte de tes dents/ je suis seul/et je n'y toucherai pas». L'absence de l'amoureuse

permet l'entretien d'un rapport à l'idéal qui, comme l'écrit André Brochu dans son

commentaire du recueil, «disqualifie le monde [ e ]n le transformant [ ... ] en apparences, sans

cesse opposées à l'éternité, l'absolu, l'infini dissolvants26» où, on le voit dans l'extrait, le

sujet tend à s'immerger. Il mesure ailleurs la distance qui le sépare de cet envers des choses,

lieu spirituel fondé par «1 'hallucination négative2\> de la femme aimée, que le titre de ce

26 André Brochu. 1994. Tableau du poème, La poésie québécoise des années quatre-vingt. Montréal: XYZ, coll. <<Documents)), p. 88. 27 André Green (cité par Simon Harel. 1994. L'écriture réparatrice. Montréal: XYZ, coll. «Théorie et littérature)), p.108) parle en ces termes de l'espace fondé par le nécessaire deuil de la mère en tant qu'objet de fusion, où il voit la création d'une «structure encadrante du Moi abritant l'hallucination négative de la mère)), assimilable à l'espace transitionnel conçu par Donald W. Winnicott -espace de jeu intermédiaire entre le sujet et la réalité, accueillant les investissements érotiques et agressifs (désir, rejet) sous forme de représentations d'objets. La présence-absence de l'amoureuse déploie un espace semblable, où le sentiment amoureux fonde une perspective critique orientant la relation d'objet vers l'appariement ou l'écart.

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poème, «Intérieur>>, identifie d'un terme qui ne se conçoit pas sans son opposé : «ce livre

posé/sur le tissu bleu du divan/une cigarette éteinte/(filtre bistre taches rouges/de tes

lèvres)/dans le cendrier/lee vent lourd/enfin/dans les tentures//choses de rien/nuit absolue»

(PO, 57). Le distique final impose l'ambiguïté qui résulte du chevauchement de deux ordres

symboliques distincts: la négativité qui s'installe est d'une part valorisée, en vertu de

l'accord intime qui advient entre le sujet et son environnement - les objets, vidés de leur

sens, trouvent en leur simple présence un écho chez celui qui cherche à s'énoncer comme

intériorité-, d'autre part elle produit l'image d'une pauvre réalité, complètement dévaluée.

Le sentiment amoureux, en l'absence de celle qui le suscite, entraîne une partition des objets

en fonction de l'émotion provoquée, par laquelle s'opère une identification au sujet. Le reste

est écarté comme factice, voire aboli, auquel cas l'ambivalence initiale est évidemment

résolue : «ici le monde entier te ressemble et te retient/j' embrasse tes pas tes mains tes/pieds

empreintes nues/dans mon cœur et sur ma bouche tout le reste/s'abolit dans la distance/et

disparaît à quelques ombres près» (PO, 70). La tendance à une telle résolution explique la

rareté des poèmes où 1' énonciation se situe visiblement dans le contexte contemporain. <<Pas

de preuve» illustre clairement le procès où s'obscurcit la référence :

par les vitres teintées de la voiture/on ne se croirait pas en Amérique/malgré les automobiles et les montagnes arrondies/et malgré la vitesse nous avons l'impression/d'aller très lentement cela fait un flottement/léger comme à bord d'un avion/la chanson de Joan Baez à la radio/paraît égarée dans le sens absolu des choses//frémissante et profonde la réalité tout à coup/n'est plus qu'une émotion (PO, 53)

On comprendra mieux la suspension du temps qui accompagne l'effacement du contexte si

on observe que, dans le rituel du poème, l'anticipation de la mort occupe une fonction

similaire à celle de l'attente de l'amoureuse, comme vectrice d'une dépersonnalisation où le

poète, tel qu'il se présente, se ressaisit dans la durée de l'expérience humaine. «[N]e plus

avoir de nom/ne plus avoir de voix/ne plus avoir que l'ombre» (PO, 61): dans ces vers, avec

lesquels débute un poème intitulé simplement <<Attente», «1 'ombre» constitue la traduction

empirique du concept d'âme. Elle désigne une forme d'existence neutre, accessible par

l'expérience de la continuité: «le temps retourne comme une ombre» (PO, 64). Ce

retournement fait du poète un dépositaire de l'insondable mémoire constitutive de l'humanité

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(le titre du recueil, Profil de l'ombre, représenterait donc le sujet lyrique28), le hissant à une

hauteur philosophique d'où il embrasse, dans une vision d'ampleur cosmologique,

l'évolution du genre humain29• Il se situe ainsi dans une perspective qui lui apparaît fondée

ontologiquement : <<mortels/à qui manque la mort» (PO, 60), les hommes ne pourraient

réaliser leur essence qu'à projeter leur existence dans la durée de l'humanité, de manière à

savoir <<tirer 1 'éternel du transitoire», pour reprendre la formule consacrée de Baudelaire.

Dans le déploiement de cette perspective, le décentrement, au plan temporel, se doit de passer

au plan social. Le poète est conduit à s'associer à autrui, comme le montre le poème liminaire

préalablement cité, dont les trois termes (vide, mémoire, inconnus) feraient référence, dans

l'ordre, à l'expérience du négatif, à la mise enjeu de «l'ombre» en soi et à la relation à l'autre

qu'instaure cette neutralisation de la subjectivité. On pense cette fois à la formule de Victor

Hugo: «La poésie, c'est tout ce qu'il y a d'intime dans toue0», l'intime se communiquant

sous les aspects d'une ombre chez Lapierre. C'est surtout à la faveur de la nuit qu'a lieu cette

communication, où les vies anonymes à la fois s'isolent et s'indifférencient, le sujet

«éclatant» comme espace, intériorité énigmatique : <<nuit profonde comme un phare/vague

rumeur de la ville/nuit//ta solitude éclate inexplicable/comme une étoile de mer» (PO, 26). La

perception d'une rumeur suggère le déploiement d'un rapport de résonance entre les

individus, dont les identités sociales différentielles, camouflées par la <<nuit profonde»,

laisseraient place au lien égalitaire. Un autre poème pose dans des termes très similaires le

rapport à l'amoureuse absente: <<tu n'es pas là/la pièce est rouge/les rideaux bougent

doucement/sous l'effet du vent//comme une autre âme frémissante/et lourde ton ombre se

glisse sous mon ombre/immobile et la saisit//solitude du cœur/stupéfiante nuit ocellée»

(PO, 35). C'est à une superposition des solitudes qu'on assiste cette fois, toujours à la faveur

de la nuit. Cette mise en équivalence produit une idéalisation de l'être : les contours en sont

saisis autour de l'organe central du cœur, dans un transport vers un ordre supérieur

28 La notion de sujet lyrique, issue de la théorie littéraire allemande, a reçu sa formulation de référence en 1957 dans l'ouvrage de Kate Hamburger Logique des genres littéraires. Elle vise à démarquer la personne de l'auteur, avec son substrat biographique, de la figure énonciative qui prend forme dans le poème. 29 C'est la vision qu'expose plus particulièrement la section «Poèmes trop tragiques». 30 Victor Hugo, première préface des Odes (1822), cité par Yves Vadé. 1996. «L'émergence du sujet lyrique à l'époque romantique». Dominique Rabaté (dir.). Figures du sujet lyrique. Paris: PUF, coll. <<Perspectives littéraires», p.17.

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d'existence, en partage avec les étoiles (l'adjectif «ocellé» s'applique aux animaux arborant

des taches de forme oculaire). On a vu que le même transport est recherché à travers

l'anticipation de la mort; aussi la figure de l'amoureuse se confond-elle finalement avec celle

d'autrui. Cela est manifeste dans «Sommeil» : «lyres/oiseaux/lances posées/ près du cœur//la

nuit le sort des âmes/ne nous est pas connu» (PO, 25). «Oiseaux-lyres», les âmes tiennent

leur mobilité du chant dont elles s'atteignent mutuellement à distance comme d'une lance,

déportées de l'une à l'autre à travers la rumeur nocturne de la ville.

Ce rapport de communauté, et le postulat d'égalité qui le sous-tend, se trouve

toutefois perverti par le statut d'exception que s'accorde le poète. C'est le paradoxe du «mage

romantique31», celui d'un <~e» qui se veut indéterminé tout en se situant dans un lieu spirituel

en retrait de l'expérience ordinaire, sous couvert d'une logique platonicienne qui lui permet

de s'attribuer un pouvoir de représentation symbolique. Pour le poète de Profil de l'ombre,

l'âge d'or de la parole est terminé, et on assiste finalement à une confrontation entre le Moi et

la Société - conventionnelle et matérialiste, aveuglée par les apparences et soustraite à la

magie32, à l'influence salvatrice du poète (le poème s'intitule «Apocalypse»), lequel

déconstruit ironiquement le pouvoir auquel il prétend néanmoins : «allongement du monde

jetée aveugle/des mains il n'y a plus d'issue/rien que les dos tournés des comédiens

aveugles/mes paroles tombées derrière la scène noire/abracadabra/derrière les

masques/derrière moi» (PO, 29). L'horizontalité du rapport à autrui apparaissant bloquée, le

poète se tournerait vers l'image idéalisée de l'amoureuse pour réaliser son rituel, comme le

mage romantique en appelle à Dieu33 (dont il se pose en interlocuteur privilégié) afin de

réenchanter le monde menacé de sombrer dans le positivisme. Le credo symboliste qui anime

une telle démarche - «l'essentiel/ne nous apparaît pas» (PO, p. 40) - est ponctuellement

31 La dénomination, de Paul Bénichou (1988. Les mages romantiques. Paris: Gallimard, coll. <<NRF», 553 p.), désigne la figure du poète issue du romantisme français, dont l'investiture distinctive marque une autorité spirituelle. 32 On pourrait voir cette <<magie» à l'œuvre dans le caractère incantatoire du rythme (je rappelle un vers déjà cité : <<il y a au coin de cette table une pomme verte/ verte/ verte» [PO, p. 9]). 33 Il s'agit, on le verra, d'une représentation laïcisée: d'une part, la pensée divine dont le mage romantique se veut le relais est conçue comme une manifestation du sens commun - «[j]'ai l'instinct des masses», écrit Lamartine, qui défend par ailleurs l'idée que «[l]e règne de dieu par la raison de tous s'appelle la République» (Lamartine, cité par Bénichou, op. cit., p. 28 et 53); d'autre part, comme l'indique Bénichou, la démarche du mage romantique, par «l'exclusion de dogmes préconçus figurant la pensée divine» (ibid., p. 53), est résolument moderne.

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réitéré dans Profil de l'ombre, où se construit la figure d'un poète doté d'un savoir spéciae4,

"d'une hauteur de vue associée au pouvoir symbolique de la culture (au sens classique qui a

été défini en début d'analyse). Cette figuration met en doute le désir manifesté d'une

association aux contemporains dans la vision épiphanique d'un réel resymbolisé, le

décentrement impliqué se trouvant en elle contredit. En conséquence, Profil de l'ombre prête

flanc à l'accusation que constitue la définition canonique du poète lyrique depuis Hegel, qui

en fait <<Uil monde subjectif clos et circonscrie5».

C'est d'abord le rejet de cette figure héritée du romantisme, dans son caractère

monologique et son esprit de privilège, qui détermine le virage que prendra la production

poétique ultérieure de Lapierre, si prononcé qu'on est fortement tenté d'isoler Profil de

l'ombre des recueils successifs. Deux romans paraissent après cette première œuvre, et le

retour à la poésie, avec Une encre sépia (1990), initie une série de trois recueils36 composés

de poèmes en prose - scènes narratives, descriptions, souvenirs - qui alternent entre une

narration omnisciente de type romanesque et une énonciation en première personne, donnant

lieu, par le renouvellement constant des personnages et des narrateurs, à une démultiplication

des instances énonciatives. Cette structure sera maintenue dans les six recueils suivants37, où

s'y ajoutent cependant des poèmes versifiés, pour être finalement délaissée avec Aimée soit la

honte (2010) et Pour les désespérés seulement (2012), dernières parutions de Lapierre à ce

jour, qui mettent de côté le récit et reviennent à un mode d'énonciation plus

traditionnellement poétique. Les trois recueils suivant Profil de l'ombre visent en priorité à se

distancier du lyrisme compris comme expression d'une subjectivité autocentrée; cela est

rendu explicite dans les textes d'introduction de quatrième de couverture. Une encre sépia,

nous dit-on, <<raconte une histoire» dont les références sont obscurcies (<<Mais tout n'est pas

dit. Par esquisses et par retouches, les textes cherchent même plus à effacer qu'à montrer,

plus à suggérer qu'à dire»), cet obscurcissement concernant, au final, celui qui se rappelle,

mué en voix anonyme: «Que reste-t-il à la fin? Une voix, l'image d'Agathe - au-delà des

34 La présomption est explicite dans «La ville à l'envers», PO, p. 14. 35 Hegel, cité par Michel Collot. 1996. <<Le sujet lyrique hors de soi». Dominique Rabaté (dir.). op.cit., p. 113. 36 Comprenant Effacement (1991) et Là-bas c'est déjà demain (1994). 37 Viendras-tu avec moi? (1996), Fais-moi mal Sarah (1996), Love and sorrow (1998), Piano (2001), L'eau de Kiev (2006), Traité de physique (2008).

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cendres, la lumière.» Le lecteur d'Effacement reçoit, d'emblée, un avertissement plus

tranché: «Les poèmes d'Effacement ne sont pas des textes lyriques.» L'affirmation est

nuancée par la suite, qui parle d'une «esthétique réaliste» issue du <<refus du lyrisme

personnel» -la qualification apportée au lyrisme, restrictive, laissant supposer qu'il y aurait,

de l'énonciation lyrique, quelque chose à sauver. Quant à Là-bas c'est déjà demain, la

présentation s'amorce ainsi : «Les textes de ce recueil proposent une poésie intensément

narrative, aussi détachée que possible de la tentation lyrique du moi». Comme pour les

recueils précédents, la figure de l'auteur est volontairement escamotée (dans ce cas, le

portrait de Lapierre est même brouillé) au profit d'une référence à l'intentionnalité inscrite à

même les textes, auxquels est reléguée la source énonciative. Il devient aussi manifeste que le

registre narratif est choisi en fonction de contrer le repli solipsiste que favorise la

condamnation du <<reportage» (qui a son origine chez les romantiques, avant d'être proclamée

par Mallarmé) en vertu d'une quête platonicienne de l'essence. Le lyrisme dit «personnel»

apparaît comme une dérive du discours poétique, qui, dans ces recueils, ne cherche surtout

pas à se faire valoir comme discours. Les poèmes en prose sont apparentés, dans le métatexte,

au docun1ent photographique, et l'hétérogénéité des insta,nces énonciatives empêche la

cristallisation d'un sujet d'énonciation. Tout est fait pour qu'on oublie l'origine des poèmes,

et pourtant il arrive qu'une voix narrative se mette de l'avant pour interpeller le lecteur:

La vie est dure, monsieur Hashrob; nous n'avons pas les moyens, vous le savez.I!Madame Waldstein reposa sa grosse main blanche sur le comptoir, puis sur une assiette de porcelaine bleue; puis enfin sur un rouleau à pâte en bois de tremble, lourd papillon etifariné.//Comprenez-vous ce que cela veut dire38?

* Sur la table, un livre de recettes. Papier cartonné, photos couleur : gâteau au citron jaune cadmium, chandelles pervenche, parasol chinois à motifs orangés. Des pigments vraiment trop foncés, trop lourds. Vous savez; une vraie pâte.//Sur la page de droite, une femme en long tablier contemple avec bonheur un gros paquet de farine Five Roses. Et alors?//Et alors ce n'est pas une photo c'est une icône; une stèle, un tombeau. En bas à gauche, cette épitaphe: Ektachrome 802, co/or press. Pat. Pendinl9

* 38 René Lapierre. 1990. Une encre sépia. Montréal: L'Hexagone, p. 23. 39 René Lapierre. 1994. Là-bas c'est déjà demain. Montréal :Les Herbes Rouges, p. 17. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle LB, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

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Vous ne voyez toujours pas? Une photo peut-être? Allez au diable. (LB, p. 11)

Parmi la suite des scènes narratives et des descriptions d'un prosaïsme exacerbé, où le

superficiel, le faux-semblant et les clichés sont mis en relief et l'empire de l'image (icônes,

marchandise) et de l'argent pointé du doigt, ces rares prises à partie explicitent l'association

attendue du lecteur. Elles font appel, frontalement, à une faculté de jugement et à un sens du

réel implicitement (clandestinement?) partagés, en vue de déterminer la justesse et la portée

de la représentation que constitue le poème. Leur présence vient contredire le nihilisme qui

s'attache en apparence au nouveau genre de Lapierre: au soulignement des artifices et des

prétentions s'ajoute un constat d'échec de la communication40 et une objectivation du langage

(ratage des dialogues; expressions, énoncés et mots en italiques; questions métalinguistiques;

surabondance de noms propres, semblables à des étiquettes - personnages, rues, magasins,

édifices, marques de commerce, titres de films ou de chansons, célébrités); l'ensemble

pourrait faire croire à un tournant «littéraliste». L'épithète vient du théoricien Jean-Marie

Gleize, dont les travaux visent à faire reconnaître une orientation antilyrique en poésie

française contemporaine, définie par le privilège accordé à la dimension littérale des textes.

En lui accordant sa faveur, Gleize fonde un camp dont il se fait le promoteur et porte-parole.

Dans À noir: poésie et littéralité, il établit en premier lieu ce qui serait le postulat commun

aux partisans de la littéralité, défenseurs d'une <<modernité négative» : le réel étant

innommable et insensé, la poésie, qui en fait son affaire, ne peut le présenter que par la

négative, hors d'atteinte du langage. Ayant pour vocation d'indiquer, sous le croisement des

discours, la <<réalité "une", impénétrée de paroles41 », la poésie doit prendre le langage à la

lettre, de manière à afficher «l'irréductible distance entre les choses et les mots42». La

survivance du lyrisme, d'une poésie «en souci du monde, de l'être, ou de la vérité (et pas

seulement de ses impuissancest3», se situe, dans la perspective défendue par Gleize, en

réaction à la modernité: reposant sur «la conjuration des puissances de Néant44», elle en

40 Remarqué par Anne-Marie Clément. 2001. «L'intergénéricité entre prose et poésie. Stratégies discursives et stratégies énonciatives». Robert Dion, Frances Fortier et Elisabeth Haghebaert (dir.). Enjeux des genres dans les écritures contemporaines. Québec : Nota bene, p. 174. 41 Jean-Marie Gleize. 1992. À noir: poésie et littéralité. Paris: Seuil, p. 12. 42 Ibid., p. 15. 43 Ibid., p. 120. 44 Ibid.

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compromettrait selon lui les acquis. Cette perspective aura exercé une influence considérable,

jusqu'à fonder une nouvelle orthodoxie qui commence à peine à s'effriter. Il importe de voir

qu'elle prend appui sur une vision elle-même réactionnaire de la modernité, au sujet de

laquelle il faudra revenir.

Au regard d'une telle polarisation, il faut bien reconnaître chez Lapierre le maintien

d'une dimension lyrique, qui s'affiche dans l'adresse au lecteur: la confiance qui lui est faite,

depuis le postulat d'un sens critique et d'une réalité partagés, associée à la foi dans la

capacité signifiante du langage, forme la base permettant de cibler la justesse et le sens d'une

représentation verbale. Reste à première vue une ambiguïté de la situation et du projet des

textes dans leur ensemble, que n'a pas manqué de soulever la critique. Voilà sans doute

pourquoi Lapierre se soucie de joindre à son écriture, dans les résumés de quatrième de

couverture, un angle d'approche; c'est le sens qu'a la référence à la photographie dans

l'introduction à Là-bas c'est déjà demain: «Ce livre évoque par là le travail de la photo: ce

regard décentré de soi qui pourtant renvoie à un sens intime des êtres et des choses, c'est-à­

dire à ce point particulier de 1' émotion qui se trouve à la limite de nos forces, et parfois même

au-delà.» Il est à noter que ce recueil est le dernier de la série de trois où se met en place,

dans un éloignement radical des caractères traditionnels de la poésie, la structure énonciative

éclatée de l'œuvre au long cours - vers et postures d'énonciation typiquement lyriques

(prière, lettre d'amour, élégie, récit de rêve et d'expérience mystique, glossolalie) étant

réintroduits par la suite. On peut donc y voir un certain achèvement du réalignement de la

pratique de l'auteur sur les bases d'une réappropriation critique du genre. La relation faite

entre l'écriture poétique et l'art photographique remet de l'avant l'instance à la fois intérieure

et transcendante au sujet (ombre, âme) qui représentait l'origine du discours et de la vision

épiphanique dans Profil de l'ombre. Dans la foi entière en la communauté de cette instance,

le lyrisme, assumant l'égalité comme contrainte, se ferait recherche d'une entente relative au

moment ou à l'objet fournissant l'occasion du poème. Cette orientation vers le partage de

l'émotion et du regard correspond à la quête d'un fondement en vérité, le privilège

platonicien du mage romantique réapparaissant dans les termes d'une révélation obtenue en

résultat d'un effort de décentrement. La conscience de ce passage par autrui, manifeste dans

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la destination des poèmes au lecteur, rend leur attribution problématique, et implique que soit

empêchée la constitution d'une figure de l'auteur.

2. LA DESTINATION DEL 'ÉNONCIATION LYRIQUE

Si l'on admet que le virage qu'effectuent, dans l'œuvre poétique de Lapierre, les

recueils postérieurs à Profil de l'ombre relève moins d'un rejet que d'une réappropriation

critique du lyrisme, la prochaine étape consiste à se demander quelle conception du lyrisme

se trouve défendue. S'agit-il de faire valoir im dialogisme qui lui serait inhérent, mais

camouflé dans sa forme traditionnelle? Doit-on vraiment parler de solipsisme, se résoudre à

la définition hégélienne du poète lyrique (définition qui continue de rallier, en dépit des voix

contraires issues du milieu critique), ou peut-on voir dans l'énonciation lyrique l'opération

d'une adresse, l'aménagement d'un terrain d'entente? Sur quel plan commun peut se situer

un discours qui prétend relever de l'âme, une fois le discrédit jeté sur le <<reportage», les

apparences et les valeurs référentielles en usage?

On a vu que dans Profil de l'ombre, l'autre apparaît comme un biais nécessaire pour

la réalisation du symbolisme poétique, et que la figure idéalisée de l'amoureuse représente un

palliatif, répond à son indisponibilité. Sortant de la poétique interne, on peut toutefois

considérer que la destination des poèmes à l'absente constitue une adresse au lecteur: <<jetée

aveugle des mains», par-delà les «dos tournés des comédiens» (PO, 29). Le poème intitulé

«Lettre» tend, à travers l'image d'une correspondance, à assimiler l'adresse du poème au

chant nocturne des âmes, l'écho des vies anonymes formant la rumeur de la nuit urbaine :

nuit venue/d'une autre nuit profonde/et qui n'a pas de centre/nuit de nuit/ici on se croirait près de la mer/ne le dirait-on pas/nous l'entendons monter/pareille aux bruits ordinaires de la ville/jusque dans la banlieue/ maisons jardins parterres/et cetera/dehors la nuit borde la terre/je pense à toi (PO, 68)

La direction du discours lyrique se complexifie dans cette représentation, où le sujet est

atteint par une rumeur qu'il contribue seulement à produire, «qui n'a pas de centre». C'est

tout aussi bien la provenance ou l'appartenance de l'inspiration qui se trouve mise en

question; cela apparaît plus clairement dans le poème «Issues», où le poète se voit, avec ses

contemporains, captif d'une identité fausse, dont il ne peut se libérer qu'à s'identifier

noctumement avec eux (identification qui, on l'a vu, libère aussi le chant) : «captifs/nous

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attendons la nuit//mortels/à qui manque la mort» (PO, 60). Cette émancipation, loin d'aller

dans le sens d'une assomption identitaire, produit plutôt ce qu'on appellera avec

l'anthropologue Marc Augé de l'altérité relative, en ce qu'elle procède du rapport de

l'individu avec une dimension de son identité qui résiste à l'appropriation et qui a une réalité

collective. Elle ne relève donc pas d'une affirmation, mais suscite au premier chef la stupeur

du sujet confronté au caractère impropre de sa réalité intime, tel qu'on le voit dans un poème

dont le titre, <<Autoportrait», indique qu'il s'agit d'une mise en scène du poète en sa demeure,

face à son reflet dans la fenêtre : «c'est mon visage que je vois de toute façon/à travers les

plantes et les livres/immobile là dehors et regardant/sans émotion vers le dedans» (PO, 51). Il

s'agit bien sûr d'une allégorie de la création poétique, où l'appariement à autrui, dans

l'adresse au lecteur (par-delà tous les destinataires figurés), apparaît comme une condition

préalable à l'énonciation de soi, au déploiement du chant. L'intime (le «dedans»), saisit dans

le regard d'un alter ego, devient une réalité commune, de nature objective, située sur un axe

dl? symétrie, une porte tournante. C'est dire que l'énonciation lyrique, par sa structure

d'adresse, viserait la constitution d'une intersubjectivité où l'intime acquiert une réalité

transcendantale (le sujet en concevant l'existence en dehors de sa conscience propre).

Une telle visée apparaît bien constitutive de l'énonciation lyrique, en quoi elle se

situe dans la droite ligne de la problématique qui entoure, dès l'âge classique, la catégorie

esthétique du sublime- problématique ayant déterminé, il est aisé de le voir, la refondation

du mythe de l'inspiration à l'époque romantique. Comme le montre Jean-Michel Maulpoix,

c'est par cette refondation que le lyrisme a pu remplacer la théorie classique de l'imitation,

fondée sur un rapport aux anciens issu du concept chrétien de modèle, où «il s'agit aussi bien

d'imiter et de célébrer l'âme et la divine harmonie de la nature, que les œuvres exemplaires

du peuple par qui ont triomphé ses biens. Imiter les Grecs ou les Latins n'est pas reproduire

servilement leur façon d'écrire, mais s'approprier leur esprit, leur idéal45». L'inspiration, pour

les classiques, correspond à 1' «enthousiasme» des anciens et des prophètes, une traduction

littérale de l'expression grecque en theos asthma: «être habité par le souffle du Dieu46».

Cette conception situe la parole poétique dans la continuité d'une origine mythique garante

45 Jean-Michel Maulpoix. 2009 [2000]. Du lyrisme. Paris : José Corti, p. 60. 46 Ibid., p. 127.

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d'authenticité; l'inspiration, par l'entremise des modèles antiques, descend en somme du ciel,

et c'est cette inspiration, à travers la forme du discours qui en procède, qu'il s'agit d'imiter,

de reproduire. L'enthousiasme s'incarne ainsi dans une rhétorique qui, dans la théorie des

trois styles, correspond à l'échelon supérieur du style sublime, caractérisé par la réunion d'un

registre de langage «noble» et, dans les termes de Louis-Marie Morfaux et d'Anne Souriau, .

«d'une énergie dynamique qui COJ?.Ceme l'organisation du discours, le mouvement des

phrases; le sublime a une certaine vivacité, parfois la véhémence. On admettait qu'il doit agir

sur la volonté; il frappe, mais surtout il entraîne : il a donc par essence une fonction

dynamique et dynamisante47 .>>

La traduction, par Boileau en 1674, du Traité du sublime attribué à Longin (auteur du

llf siècle), vient mettre en question, avec l'association du sublime à une rhétorique définie

(la matérialisation de l'enthousiasme dans une manière de parler et d'écrire formant un

modèle à imiter), toute la théorie de l'imitation. L'auteur du Traité, dont la traduction fait

événement,

critique la rhétorique cicéronienne qui réduit le sublime à des formules de style. Pour lui, le sublime est une force qui élève l'âme[ ... ]. Il est grand, et véritablement grand, ce qui exclut les fausses grandeurs comme l'enflure ou l'excès du pompeux: il a en propre 1' élévation, et non 1 'abondance. [ ... ] Certaines de ses sources sont des moyens de l'art, mais en lui l'art ne se sent pas; et pour pouvoir réellement mettre en œuvre le sublime, il faut avoir deux qualités naturelles : l'enthousiasme, et l'élévation des pensées et des sentiments. Bref, le sublime est «la résonance d'une grande âme48>>.

L'idée d'un sublime de pensée ou de sentiment, distingué de toute orthodoxie d'expression­

se situant en deçà de l'expression, imposant la création d'un langage- constitue l'élan même

du romantisme. À l'intérieur de ce mouvement, le sublime devient une catégorie esthétique

imprésentable, dénuée de caractères intrinsèques s'attachant à la dimension objective des

œuvres, qui se détermine entièrement comme effet. Défini comme «la résonance d'une

grande âme», le sublime, dans œuvres et discours, se manifeste par la contagion d'une

émotion ou d'une pensée, dont le partage obligé suscite une identification à l'autre : «alors

que le beau ne rend pas beau, alors que le bon ne rend pas bon, le sublime, lui, rend

47 Louis-Marie Morfaux et Anne Souriau. 2010 [1990]. «Sublime)). Étienne Souriau et Anne Souriau (dir.). Vocabulaire d'esthétique. Paris: PUF, coll. «Quadrige)), p. 1319. 48 Ibid

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sublime49». Son expérience humilie et élève à la fois : stupéfiante, pour reprendre le terme qui

caractérise la superposition des âmes dans Profil de /'ombre50, en ce qu'elle met en jeu

l'intégrité du sujet (confronté, sous la contrainte et la contingence du partage, à l'altérité de sa

raison et de sa sensibilité), elle est toutefois reçue comme une grâce, puisque dans la

perception de cette altérité se reconnaît une transcendance. Cette compréhension du sublime

se maintient encore aujourd'hui. Étienne Souriau y voit, en art, une «valeur requérante», dont

la perception nous associe aux créateurs des œuvres :

en nous donnant l'exemple d'un mode d'existence supérieur, [ils] nous mettent en demeure de faire surgir en nous un être qui serait nous, et qui pourtant leur serait un peu semblable. Le sublime nous rappelle que cet être de nous n'existe pas. Mais il nous pousse un peu vers lui et aussi nous aide. Dans 1' émotion, le bouleversement que nous cause le sublime, on pourrait même distinguer un vœu ... d'effectivement réaliser ce mode d' existence51

D'où la définition synthétique du sublime par Souriau comme «l'allégorie, visible et sensible,

d'un statut supérieur accessible à celui qui en reçoit l'impression52»; allégorie qui réside, en

d'autres mots, dans l'opération d'une tension vers un accomplissement de nature ontologique,

par la perception d'une intensité qui suscite l'adhésion.

Chez Kant - dont la philosophie morale et esthétique ouvre la voie, dans

l'éloignement de la métaphysique, autant à la raison moderne, autocritique et séculière,

qu'aux innovations romantiques portant sur l'expérience du sublime-, le sublime se définit,

en filiation avec Longin, par l'intériorité de son principe : «L'objet du sublime est

évanescent, et disparaît au profit du sentiment qu'il engendre 53.» Dans cette définition, le

sentiment s'oppose à la sensation, celle-ci se rapportant à l'objet qui la procure, celui-là au

sujet se ressentant lui-même: le sentiment renvoie le sujet à sa propre existence, éprouvée

comme phénomène, état empirique. Ainsi, selon Kant,

49 Baldine Saint Girons. 2002. «Sublime». Encyclopaedia Universalis, corpus 21. Paris : Encyclopaedia Universalis, p. 1783. 50 Je rappelle les vers du poème <<Proie»: «comme une autre âme frémissante/et lourde ton ombre se glisse sous mon ombre/immobile et la saisit/solitude du cœur/stupéfiante nuit ocellée» (PO, 35). 51 Étienne Souriau, cité par Louis-Marie Morfaux et Anne Souriau, op. cit., p. 1321. 52 Ibid., p. 1322. 53 Pierre Hartmann. 1997. Du Sublime (de Boileau à Schiller). Strasbourg: Presses Universitaires de Strasbourg, p. 65.

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[p ]our ce qui est du beau dans la nature, c'est en-dehors de nous que nous devons chercher un principe, mais, pour le sublime, c'est en nous que nous devons en trouver un qui soit celui de la manière de penser propre à introduire le sublime dans la représentation de la nature. [C]e n'est pas l'objet qui doit être appelé sublime, mais la disposition d'esprit produite par une certaine représentation qui mobilise la faculté de juger réfléchissante54

Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant traite du jugement dit <<réfléchissant», auquel il

attribue un fonctionnement inverse au jugement «déterminant». Déterminant, le jugement

subsume le particulier sous un concept, schème ou règle générale, permettant ainsi de

reconnaître la table (singulière) en tant que table (schème) : «Dans le schème, on "perçoit"

vraiment un "universel" dans le particulie~5». Réfléchissant, il ramène le particulier ou le

phénomène sensible à un concept : la sollicitation sensible est première; 1 'objet stimule notre

faculté imaginative, occasionne la production d'une idée nouvelle, l'abstraction d'une forme

schématique ou d'une valeur exemplaire. Dans le jugement réfléchissant, le sujet s'élève du

sensible à l'idéal: il répond à l'échec initial de sa faculté de connaître en faisant appel à sa

raison, ce qui signifie qu'il s'émancipe du monde sensible et de la position contextuelle qu'il

y occupe pour accéder au <<monde moral supra-sensible56». La raison, dans le système

kantien, correspond à «un principe moral différent de la faculté que nous baptisons

communément du même nom, et qui n'est qu'un principe cognitif?.» Dans la sphère de la

raison, 1 'homme applique la maxime de la <<mentalité élargie» : il s'éloigne de sa perception

immédiate pour construire une représentation qui prend appui sur l'idée d'un sens commun,

54 Ibid.

c'est-à-dire d'une faculté de juger, qui, dans sa réflexion, tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme, afin de rattacher pour ainsi dire son jugement à la raison humaine tout entière[ ... ]. C'est là ce qui est obtenu en comparant son jugement aux jugements des autres, qui sont en fait moins les jugements réels que les jugements possibles et en se mettant à la place de tout autre, tandis que l'on fait abstraction des bornes, qui, de manière contingente, sont propres à notre faculté de juger58

55 Hannah Arendt, 1991 [1982]. Juger. Sur la philosophie politique de Kant. Paris: Seuil, coll. <<Points/Essais», p. 126. 56 Pierre Hartmann, op.cit., p. 70 57 Ibid., p. 69 58 Hannah Arendt, op. cit., p. 109-11 O.

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Le sens commun est une notion (ou plutôt une valeur) phare de la philosophie des lumières,

génératrice d'une pensée «post-métaphysique59» où elle joue le rôle d'un postulat assurant

une fonction dite téléologique: «Cette Idée permet d'écarter, dans le jugement, les aspects

particuliers et subjectifs qui peuvent l'entacher60». En y faisant appel, celui qui juge prend

acte, selon Kant, de l'autonomie et de la liberté morale qui déterminent la position de

l'homme dans l'univers naturel caractérisé par la nécessité. Si la raison fonde, dans une

perspective kantienne, l'humanité de l'homme, c'est parce qu'elle le distingue, comme

animal raisonnable, de l'animal connaissant, en permettant l'édification d'un monde humain,

dit <<moral», qui possède un principe d'intériorité par rapport au réel «en soi» et aux

circonstances immédiates. Dans le jugement réfléchissant, l'homme devient conscient du fait

qu'il juge en tant que membre d'une communautë1• C'est la prétention à la validité

inconditionnelle du jugement qui fonderait la qualité sublime d'une action, d'un discours ou

d'une représentation, placés sous la détermination d'une «disposition d'esprit» qui se

caractérise par l'abnégation, la solidarité et la hauteur d'une pensée exercée au nom du

collectif, en vue d'admettre ce dont il s'agit, objectivement, dans le monde («moral»,

humain).

Il importe de concilier la contrainte associée à ce dont nous admettons qu'il est vrai

ou juste avec 1' émancipation ressentie dans la mise en œuvre de notre raison. En prononçant

le divorce de l'être et de la pensée («du "Je pense" ne jaillit jamais le réel Moi vivant, mais

seulement un Moi pensé. C'est précisément cela que nous savons depuis Kant62»), Kant

remet à l'homme sa liberté morale, l'autonomie de sa raison dans la sphère des nécessités

dites <<naturelles», mais il lui confisque du même geste la réalité, qui ne pourra plus être

pensée que sur le mode de l'intersubjectivité. Sortie de l'opposition idéologique sujet/objet,

la pensée postule une objectivité <<pour nous». La réalité qui nous apparaît et dans laquelle

59 Le terme appartient à la théorie de la communication de Jürgen Habermas. 60 D. Schulthess. 1990. «Commun (sens -)». Encyclopédie philosophique universelle, vol. II, t. 1. Paris : PUF, p. 360. 61 Le caractère sublime du spectacle de la nature proviendrait ainsi, selon Kant, de l'intuition d'un infini où l'homme, confronté à l'insuffisance de ses facultés cognitives, s'introduirait dans le champ communautaire «supra-sensible» des sentiments moraux, c'est-à-dire de la raison. L'objet du sublime apparaît alors comme <<Wl tremplin dont l'esprit humain ne fait usage que pour se hausser à sa propre hauteur et ne plus s'intéresser qu'à sa propre expansion» (Hartmann, op. cit., p. 64). 62 Hannah Arendt. 2002 [1994]. Qu'est-ce que la philosophie de l'existence? Paris: Payot et Rivages, coll. <<Rivages poche/Petite bibliothèque», p. 36

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nous nous orientons n'existe pas «en soi», elle résulte d'une vision partagée. Sa construction

se révèle dans le jugement réfléchissant, où le sujet vise à s'émanciper d'une position

contextuelle en se transportant en imagination à la place d'autrui, parce qu'il associe la

validité d'un point de vue (son objectivité, son coefficient de vérité) à son inconditionnalité

(son acceptabilité générale, sa communicabilité). Cette émancipation relève moins de

l'affirmation d'une volonté que d'un laisser-être :la délibération de la raison vise, en quelque

sorte, sa réalisation autonome ou anonyme. L'expérience du sublime comporterait donc une

passivité fondamentale. En tant que «disposition d'esprit», elle ouvrirait l'espace d'une

conduite inconditionnelle, où le sujet s'oriente vers une reconnaissance, en fonction d'un

accord pressenti avec autrui, plutôt que vers une découverte, en fonction d'une intuition

personnelle qualifiant le génie. L'élévation d'une perception empirique à une représentation

transcendantale, dans le jugement réfléchissant, passe par la mise en œuvre d'une égalité

radicale, qui, concrètement, place le sujet dans un rapport de consubstantialité avec autrui.

La Critique de la faculté de juger constitue un apport déterminant à la problématique

du sens commun, précisé comme postulat intervenant dans un jugement qui donne accès au

sublime. Cette problématique traduit une disposition nouvelle à l'autodétermination, qui

s'inscrit dans un contexte de sécularisation où s'impose «la prise en charge de contraintes qui

avaient été à la fois produites et assumées par des religions détentrices de la puissance

politique63». Habermas a bien montré que la rationalisation des représentations du monde,

comprenant la justification des valeurs et des normes, implique le passage d'un lien social

découlant d'un ordre préétabli, fondé sur une hiérarchie de nature divine et surnaturelle

soustraite à la réflexion, à un lien consenti, accepté en raison, fondé sur un droit à la critique

et une demande de légitimité qui fait de la discussion argumentée la garantie de l'ordre

social. Ce passage correspond à la mise en œuvre, dans les rapports sociaux, d'une rationalité

nouvelle qui, suivant Habermas, doit être comprise comme la faculté de s'orienter en fonction

de prétentions à la validité intersubjective. Ce sont les virtualités de cette raison dite

«communicationnelle64» que tente de saisir, à partir de l'expérience du sublime, le concept

63 Jürgen Habermas. 2008 [2005]. Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie. Paris: Gallimard, coll. «NRFIEssais», p. 48. 64 Par opposition à une raison dite «instrumentale»; nous reviendrons à cette distinction chez Habermas.

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kantien de jugement réfléchissant. On sait l'intérêt suscité chez Kant par l'événement de la

révolution française. Le rapport d'égalité dont dépend la mise en œuvre du jugement

réfléchissant fait écho au statut nouveau de citoyen où il s'incarne (la Critique de la faculté

de juger paraît en 1790, un an après l'adoption de la Déclaration des droits de l'homme et du

citoyen). Le sens révolutionnaire de la nation, qui situe le citoyen par son humanité plutôt que

par sa naissance, mise sur la capacité de l'individu d'entrer en communication avec tous les

autres, de s'arracher aux références et aux déterminations particulières qui l'enferment dans

une culture (au sens ethnologique) et un destin.

Le romantisme, et à fortiori le lyrisme, ne peut se comprendre en dehors de ce

contexte de modernisation culturelle, qui sape, avec l'autorité des modèles, les bases du

classicisme. Le lyrisme, néologisme apparu, selon Jean-Michel Maulpoix, au deuxième quart

du 19e siècle65, succède à la théorie de l'imitation en remplaçant l'enthousiasme antique par

une inspiration située aux plus intimes replis du cœur et de la conscience, à l'origine d'une

parole singulière; sous cette démarche se trouve la conviction, telle qu'exprimée par

Lamartine, que «[c]e qu'il y a de plus divin dans le cœur de l'homme n'en sort jamais, faute

de langue pour être articulé ici-bas66». Contrairement à l'adjectif «lyrique», dont l'usage

remonte en France au 16e siècle, le lyrisme ne constitue pas un genre; il nommerait plutôt,

pour reprendre l'expression de Maulpoix, l'accès de langage qui procède du désir de donner

voix à une intériorité inaccessible à l'introspection. Sur la voie ouverte par une conscience

religieuse devenue réflexive, le sujet romantique cherche à retrouver en lui la nature, prenant

le relais du divin («le mot Dieu est au fond du mot nature67», écrit Hugo dans Tas de pierres),

pour en témoigner, dans une attitude de <<ressourcement68» qui n'est pas indifférente au projet

contemporain d'une <<religion naturelle» (d'origine philosophique, ce projet imprègne le

romantisme d'un esprit missionnaire et reçoit, au 19e siècle, plusieurs formulations

doctrinaires). Le lyrisme apparaît tributaire de la réinterprétation laïque de la grâce divine,

dont on trouve chez Kant une formulation suggestive:

65 Jean-Michel Maulpoix. 2009 [2000]. Du lyrisme. Paris: José Corti, p. 25. 66 Lamartine, cité par Paul Bénichou, op. cit., p. 100. 67 Victor Hugo, cité par Paul Bénichou, op. cit., p. 308. 68 Le terme est de Max Milner et Claude Pichois. 1985. Littérature française, t. 7. Paris : Arthaud, coll. «Littérature française/poche», p. 90-91.

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Les passages des Écritures qui semblent contenir un abandon purement passif à une puissance extérieure produisant en nous la sainteté doivent donc être lus de telle façon que par là il devienne clair que nous devons travailler nous-mêmes au développement de cette disposition morale69

Le lyrisme tiendrait donc à une tension vers la réalisation sublime de sentiments et de

pensées, tension s'inscrivant dans un chant d'essence vocative, qui cherche l'association

d'autrui; comme l'explique Laurent Jenny, le discours lyrique n'existe que par sa capacité de

mettre en œuvre une destination :

Associé le plus souvent à des valeurs d'élévation sublime, le lyrisme peut aussi bien être pris «en mauvaise part», comme un mouvement d'inflation et d'emphase vide. L'ambition lyrique s'expose toujours à être reçue et critiquée comme enflure vide, néant verbal. Tendu vers le <<haut», le lyrisme est ainsi guetté par un mouvement de déflation d'ordre presque érotique. Contrairement à d'autres, le registre lyrique demande à être non seulement affirmé, mais soutenu et amplifié par la contagion qu'il exerce sur le destinataire. Pas de lyrisme sans communication effusive, sans accroissement pathétique. Que le doute s'insinue dans la réception et l'aspiration haute vacille, la communication lyrique s'effondre70

La mise en discours de l'intime, dans l'énonciation lyrique, se nourrit d'une aspiration au

sublime: l'intime, ordre d'existence caché sous l'artificialité d'une vie sociale

conventionnelle, est une invention romantique qui intervient en réponse au <<mal du siècle»

(qui prend d'abord la forme, chez les premiers romantiques identifiés à une aristocratie

demeurée en marge de l'histoire, d'une rébellion contre les convenances, «les raffinements et

les grâces trop mièvres71 » d'une société qui exige le sacrifice des aspirations du cœur); sa

communication cherche à établir les conditions d'un partage, où la collectivité pourrait se

reconstruire à partir de l'individu. L'inspiration, ou la <<Voix» romantique, qu'on a souvent

qualifiée de personnelle, émergerait au fond de l'aménagement, dans la destination du poème

au public des lecteurs, d'un rapport d'alter ego, aménagement porté, dans les termes de

Maulpoix, par «le désir d'être entendu et de toucher : qu'entre soi et 1' autre, la distance un

instant paraisse abolie, tous deux se rejoignant là où craquent leurs jointures72» (formulation

69 Kant, cité par Jürgen Habermas, op. cit., p. 17. 70 Laurent Jenny. 2006. «La vulgarisation du sujet lyrique». Nathalie Watteyne (dir.). Lyrisme et énonciation lyrique. Montréal!falence, Nota Bene/ Presses universitaires de Bordeaux, p. 53. 71 Henri Peyre. 2001. <<Romantisme». Dictionnaire des genres et notions littéraires. Paris: Encyclopedia Universalis et Albin Michel, p. 742. 72 Jean-Michel Maulpoix, op.cit., p. 426.

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qui n'est pas sans rappeler la superposition des âmes dans Profil de l'ombre). Le lyrisme,

rapidement, s'identifie à la poésie, qui devient alors l'art de traduire et de communiquer (au

sens de transmettre, de partager), par la suggestion de rythmes et d'images renouvelés, un

vécu autrement indicible. Comme l'explique Yves Vadé,

Le poète va [ ... ] s'autoriser de l'existence en chacun d'un «fond» inexprimé pour dire ses sentiments, ses pensées les plus privées, ses goûts les plus personnels, persuadé que le lecteur y retrouvera sinon ses propres sentiments, du moins quelque chose d'apparenté à ce qu'il ressent lui-même. [ ... ] Le sujet lyrique, à ce premier stade de son émergence, pourrait donc être défini comme une instance d'énonciation produisant des énoncés poétiques dont le référent serait l'intimité même de l'auteur, en tant qu'elle partage un domaine commun avec l'intimité du lecteur73

Mise en discours et en commun de l'intime, le lyrisme pose le problème du statut et de

l'assignation de la <<Voix» du poème. Médium d'une intériorité conçue en tant que lieu

ontologique, avec le cœur pour foyer et modèle, elle se distingue de la voix personnelle de

l'auteur, qui ne la rejoint que par intermittence : le soulèvement de son altérité constitue un

lieu commun de la poésie romantique. La réussite du poème est tenue tributaire de la justesse

de la voix, mesurable par son effet, du point de vue de la réception comme du travail

créateur: il en est attendu un état d'accord qui reçoit le nom de «stimmung» dans la

philosophie romantique allemande. Il s'agit d'un idéal d'harmonie qui défmit, par analogie

musicale, un ordre supérieur d'existence. Le sujet en état de stimmung se situe, depuis le

centre de son être, en consonance avec ses pairs et avec la dimension intime ou cachée de

chaque chose, dans un rapport d'essence à essence. Il n'y aurait donc, en vertu de cet idéal,

de lyrisme et de voix poétique- voix de l'intime- que par le truchement d'une communauté,

dans une répercussion d'un lieu singulier à l'autre (d'un timbre, du sens, de l'être) par où le

chant s'élève. La destination du poème devient ainsi, dans la recherche d'un accord avec

l'autre, la voix elle-même, dont l'atteinte a été décrite comme une mise au diapason de l'être,

souvent dans les termes d'une fusion du microcosme et du macrocosme. L'inscription du

domaine de l'intime au sein d'un imaginaire cosmologique indique que sa valorisation, loin

de devoir conduire à une hypertrophie du moi, induit au contraire une dépersonnalisation du

sujet. Vadé en montre les signes dans ce qui selon lui constitue, à travers la variation des

73 Yves Vadé. 2001 [1996]. Dominique Rabaté (dir.). Figures du sujet lyrique. Paris: PUF, coll. <<Perspectives littéraires», p 14-15.

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énonciateurs et des allocutaires ayant cours dans la poésie romantique française (dont la

gamme s'étend, par 1 'entremise de 1' apostrophe et de la prosopopée, à 1' inanimé et aux

entités abstraites), des phénomènes de distanciation et de dédoublement. La présence d'un

décalage entre le sujet de l'énonciation et le sujet biographique aurait selon lui donné lieu à

l'élaboration d'une figure du poète correspondant au «moi mythique» défini par Boris de

Schloezer, qui résout l'écart dans la représentation d'un <<moi suréminent, édictant une parole

valable pour tous74». Le procédé est conçu par Hugo, dans un projet de préface aux

Contemplations :

Il vient une certaine heure dans la vie où, l'horizon s'agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer de parler en son nom. Il crée alors, poète, philosophe ou penseur, une figure dans laquelle il se personnifie et s'incarne. C'est encore l'homme, mais ce n'est plus le moe5

Il s'agit, en somme, de la fiction d'un méta-sujee6, sur laquelle repose le mythe du mage

romantique, dont l'autorité, on le voit dans la déclaration de Vigny, fait fond sur la valeur

requérante du sublime : <<pure exaltation de l'esprit se faisant Parole, [la poésie] peut, pour les

forts, tenir lieu de foi et attester une transcendance intérieure à l'homme même77». Elle

s'appuie aussi sur la doctrine répandue de «l'universelle analogie», qui fait du monde visible

la manifestation symbolique du règne immatériel des idées, règne accessible au poète qui

parle la langue dite <<primitive» de l'intime, ou de l'âme (sur la base de la conception d'une

langue première unique, d'origine divine, où les mots auraient inclus la réalité de la chose

qu'ils désignaient, faisant de la parole une connaissance immédiate).

74 Paul Bénichou, op. cit., p. 313. 75 Ibid. 76 La formulation est de Daniel Laforest, pour lequel cette fiction - qui, au Québec, a son origine dans la <<poésie du pays», et avant tout chez Gaston Miron - supporte encore aujourd'hui l'histoire de la poésie québécoise, conçue comme <<Une série d'enracinements poétiques qui seraient, dans leurs grandes lignes, concomitants des événements vécus en collectivité sur l'horizon culturel». Daniel Laforest. 2010. <<Quels lieux pour une histoire de la poésie québécoise?». Denise Brassard et Evelyne Gagnon (dir.). États de la présence. Les lieux d'inscription de la subjectivité dans la poésie québécoise actuelle. Montréal : XYZ, coll. «Théorie et littérature», p. 28. 77 Paul Bénichou, op.cit., p. 197. Habermas attribue une fonction identique aux résolutions de la raison communicationnelle, qui reproduirait virtuellement les procédés de décentrement de l'argumentation, en s'orientant vers une valeur inconditionnelle: <<À travers le discours argumenté [la pensée post­métaphysique] ne peut retrouver une transcendance que de l'intérieur» (op. cit., p. 54).

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Le dessaisissement initial remarqué par Vadé se renverse ainsi dans la définition d'un

éthos, d'une rhétorique et d'un statut d'exception. Le titre de poète, loin de recouvrir d'abord

un savoir-faire traditionnel ou une qualité d'auteur (tel que celui de romancier), désigne alors

une position intermédiaire entre le monde fini et le règne des essences, entre l'individu, la

collectivité et le cosmos. Au diapason de l'être, le poète se distingue par une hauteur de vue

qui lui permet de dépasser l'apparence et l'anecdote au profit de l'intelligible, de transcender

le singulier et l'actuel dans une vision de l'universel et de l'intemporel. Interlocuteur et

herméneute de l'univers, porte-parole des muets, le mage romantique prétend être la voix de

tous et de tout. Tous les représentants majeurs du romantisme français ont incarné ce mythe,

dont l'expression la plus aboutie se trouve chez Victor Hugo, qui s'attribue la maîtrise du

symbolique en prétendant réaliser individuellement l'homogénéité de la nation78• Son

surgissement serait en partie redevable à ce qu'il conviendrait d'appeler, avec Max Milner et

Claude Pichois, le second mal du siècle - le fait d'une génération romantique qui, aux

environs de 1830, s'identifie davantage au peuple qu'à l'aristocratie, et s'oppose à une classe

dirigeante en voie de confisquer la révolution :

La société qui devait permettre à chacun de déployer ses talents et de participer à la transformation du monde est, en fait, une société bloquée, où la tyrannie de l'argent est plus impitoyable que naguère celle du rang et de la naissance. Les théoriciens de la liberté et du progrès, qui ont préparé et patronné. la révolution de Juillet, deviennent les défenseurs de 1' ordre et de la stabilité. Comme 1 'écrit Pierre Barbéris, «c'est le progrès qui déclassait René qui se trouve à son tour mis en cause79>>.

78 Voir la préface des Contemplations (1856): <<Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas? Ah! insensé, qui crois que je ne suis pas toi!» (Hugo, cité par Yves Vadé, op.cit., p. 17.) Il est intéressant de noter qu'aux États-Unis Walt Whitman, dans le poème liminaire de l'édition originale de Leaves of Grass (dont la parution, en 1855, précède à peine celle des Contemplations), crée une figure énonciative très semblable; je rappelle l'amorce du poème, intitulé «Song of myself» : «1 celebrate myself, and sing myself,/And what 1 assume you shall assume,/For every atom belonging tome as good belongs to you.» (Walt Whitman. 2004 [1855]. Leaves of Grass. New-York: Bantam Books, coll. «Bantam classic», p. 23.) Par l'intermédiaire de cette figure, à laquelle fait également écho la fiction du méta-sujet au Québec, s'opère une rencontre entre la poétique de l'union démocratique chez Whitman, le contexte de modernisation culturelle et sociale des Contemplations et la situation d'aliénation des francophones au Québec des années cinquante et soixante, du point de vue des enjeux de 1' écriture poétique. 79 Max Milner et Claude Pichois, op.cit., p. 107-108.

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L'affirmation d'un pouvoir spirituel, à travers la figure du mage romantique, proviendrait de

l'idée d'une mission propre à la poésie dans cette société «bloquée», en voie de se stabiliser

par-dessus la tête des citoyens, en dehors de l'assentiment populaire. Le poète se pose en

guide vers un progrès de nature sociale, dont se dissocie le progrès des sciences et des

techniques, qui sert l'augmentation de la productivité au détriment des conditions de vie et

fonde une nouvelle autorité «scientifique» qu'instrumentalisent les promoteurs intéressés

d'un ordre social favorable au développement économique80• Incarnation vivante de la

volonté générale qui constitue, dans un contexte démocratique, le critère de validité du

pouvoir, il se voit participer à l'avènement d'un ordre social sans contrainte, sur le modèle du

législateur de Rousseau :

Le système du Contrat social est [ ... ] traversé par une forte tension entre le caractère idéal de la volonté générale - expression fmalement métaphorique pour désigner l'idée régulatrice du bien public ou même pourquoi pas l'Esprit du peuple hégélien, que chacun discerne en faisant abstraction de son propre intérêt - et la non moins nécessaire empiricité de la loi si l'on veut que celle-ci gouverne l'État. Cette tension est celle qui existe entre la légitimité et la légalité, entre la philosophie et le droit positif. Afin de combler cet écart, Rousseau recourt [ ... ] à des notions médiatrices [dont] celle du législateur. Cet <<homme extraordinaire», qui est censé représenter et exprimer toutes les aspirations éthiques du peuple et des individus, détient la remarquable faculté de savoir «instituer le peuple», de lui confier cet «esprit social» sans lequel la cité n'existerait pas. Figure laïcisée du Dieu créateur, il doit ses vertus exceptionnelles à sa «grande âme» grâce à laquelle il pourra convaincre le peuple d'adhérer aux lois qu'illui propose81

Ces lois sont évidemment de nature morale; de fait le <<ministère spirituel» (l'expression est

de Bénichou) du mage romantique, celui de la religion dite <<naturelle», prétend placer chacun

en communication sans intermédiaire avec ce que devient «Dieu» dans le spiritualisme laïque

du romantisme: la voix intime et <<naturelle» du cœur. ll s'agit en réalité de l'idéal d'un ordre

social spontané, où «l'état» s'abolirait de lui-même par la réunion de la légalité et de la

légitimité. Ce qu'on a appelé la «doctrine du progrès», assumée par tous les esprits

missionnaires de l'époque romantique, imprègne cet idéal qui ne vise rien de moins que la

80 À ce propos, Jean-François Chassay montre, dans un essai à paraître chez Le Quartanier intitulé Au cœur du sujet, que le spectre de la dégénérescence de l'homme et la promotion dont la médecine fait l'objet au 19• siècle en France visent à gagner l'opinion publique à la modernisation sociale associée au progrès scientifique, lequel fait figure de progrès moral au plan médical. 81 Olivier Beaud. 1996. «Souveraineté». Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.). Dictionnaire de philosophie politique. Paris : PUF, coll. «Quadrige», p. 739-740.

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matérialisation de l'égalité des citoyens par l'assomption future de la nature morale de

1 'homme : «Le genre humain accomplira sa loi comme le globe terrestre accomplira la

sienne82». Cette vision est tributaire d'une conscience moderne de l'histoire, par la volonté de

s'inscrire dans la durée d'une expérience humaine qui transcenderait l'époque, provoquant un

décentrement temporel à partir duquel il devient possible de juger le présent («mœurs»,

normes, lois) dans la perspective d'une identité ontologique à accomplir. Il est donc essentiel

de voir que l'idéologie <<primitiviste» sous-jacente au romantisme, en ce qu'elle porte la

vision d'un progrès, marque moins la volonté «de continuer ou d'imiter ce qui se

recommandait par son ancienneté que de se rapprocher d'une source de vérité et de vie83».

3. UN DISPOSITIF DE TÉMOIGNAGE : RAISON COMMUNICA TIONNELLE ET OBJECTIVITÉ

Dès l'essoufflement du romantisme, l'histoire du lyrisme, et ainsi de la poésie avec

laquelle il en est venu à coïncider, se constitue d'une suite de contestations et de

retournements ironiques touchant la figure sacralisée du mage romantique. Comme l'explique

Dominique Rabaté,

[l]e paradoxe de la modernité est de faire du lyrisme le mode unique de la poésie, qui voit progressivement disparaître tous les autres genres, tout en remettant violemment en cause les éléments de sa définition classique, à commencer par le statut même du <<je» qui s'y déclare84

Cela, on le sait, commence avec Baudelaire, par qui, aux yeux de 1 'histoire littéraire, la

modernité fait son entrée en poésie. Il importe de relativiser cettè affirmation, qui tend à faire

du lyrisme un archaïsme alors qu'on devrait plutôt y voir une invention tributaire d'un

contexte de modernisation culturelle, où les ressources émancipatrices d'une rationalité

intersubjective se trouvent libérées. Ce qui advient, avant tout, avec Les .fleurs du mal (1857),

c'est 1 'historicisation du lieu poétique : la nature se trouve décisivement remplacée par une

urbanité en changement, et le statut du poète s'en trouve profondément affecté, sous le coup

d'un désenchantement où il déconstruit son pouvoir spirituel. «Cloche fêlée», le poète se

tourne mélancoliquement vers les hautes heures du lyrisme; son spleen et sa déchéance

82 Victor Hugo, cité par Paul Bénichou, op. cit., p. 488. 83 Max Milner et Claude Pichois, op. cit., p. 109. 84 Dominique Rabaté. 2001. «Lyrisme». Michel Jarrety (dir.). Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours. Paris: PUF, p. 447.

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proviennent de son impuissance à susciter l'accord romantique pour accéder à la plénitude de

l'être et produire, à l'instar de Victor Hugo, l'assomption de la foule anonyme dans une

identité personnelle sublimée. Les espérances eschatologiques qui animent la doctrine du

progrès romantique rencontrent une réalité ambigüe où le bien et le mal se contaminent,

l'ambivalence de la beauté- «Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,/0 Beauté?85»­

imposant par-dessus tout l'impossibilité de surmonter la négativité de l'expérience humaine.

Pour John E. Jackson, la poésie, désormais, «ne vit que d'avoir accepté sa défaite86». Le

lyrisme s'institue dans une dimension autocritique et retrouve la tonalité élégiaque des

premiers romantiques; loin d'être disqualifié, il gagne en pertinence et en nécessité dans une

transformation où, pour le dire avec Maulpoix, sa puissance de célébration se retourne en

puissance d'interrogation.

Au plan de la poétique déclarée, Baudelaire charge l'art moderne du développement

d'un mode d'habitation critique du monde sensible, affichant une conscience nouvelle de la

création comme travail, recherche et discernement qui porte à démystifier 'la fonction de

médiateur du poète lyrique. On connaît le célèbre passage du Peintre de la vie moderne,

auquel il a déjà été fait allusion :

Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il? À coup sûr, cet homme, tel que je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes, a un but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. TI cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en question. Il s'agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique, dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire87

Prenant pour guide «cet immortel instinct du beau, qui nous fait considérer la terre et ses

spectacles comme un aperçu, une correspondance du Ciel88», l'art moderne aurait pour tâche

de construire un prisme permettant d'appréhender idéalement la «circonstance»: «C'est à la

fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l'âme entrevoit les

85 Baudelaire. 1991 [1857, 1861]. Les fleurs du mal. Paris: Flammarion, p. 74. 86 Baudelaire, cité par John E. Jackson. 2001. <<Baudelaire», Ibid., p. 48. 87 Baudelaire, cité par Jean-Michel Maulpoix, op. cit., p. 91-92. 88 Baudelaire, cité par Dominique Rabaté. 1999. Poétiques de la voix. Paris: José Corti, p. 44.

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splendeurs situées derrière le tombeau89». Que la transfiguration du présent soit attribuée à la

forme artistique traduit la reconnaissance du décalage, en poésie, entre le «je» poétique et le

«moi» biographique, qui avait été recouvert, voire comblé, par le mythe romantique du poète

inspiré. Le lyrisme ne se présente plus comme l'expression spontanée d'un être d'exception

libéré de l'appréhension vulgaire (où fusionnent le <~e» de l'écriture et le «moi» personnel), il

paraît plutôt procéder d'un transport de l'expérience vécue de l'empirique vers le

transcendantal, au lieu même de sa mise en forme dans le poème, sous l'égide d'un

discernement de nature esthétique; jugement «réfléchissant», pour reprendre la catégorisation

kantienne, où le sujet se prend pour thème dans une distance qui l'objective. Le discours

lyrique, qui renonce à l'illusion du Moi méta-sujet, perd de son immédiateté pour gagner,

dans la recherche de l'expression juste, en intensité et en analyse; la structure réflexive de

l'énonciation fait que le sujet ne se dit plus face à ce qu'il éprouve et évoque (sa conscience

se posant devant l'objet), mais s'entend et s'inscrit comme milieu, à travers les mots qui

adhèrent à la matière conjointe de l'intime et du monde et en constituent l'objectivité.

Baudelaire voyait, dans cette réalisation spatiale du sujet, l'accomplissement d'un art «pur»,

par la création d'un «langage évocatoire», d'une «magie suggestive contenant à la fois l'objet

et le sujet, le monde extérieur à l'artiste et l'artiste lui-même90». C'est la gratuité du geste qui

fonde la pureté de l'art :

La poésie, pour peu qu'on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d'enthousiasme, n'a d'autre but qu'elle-même; elle ne peut en avoir d'autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d'écrire un poème91

La satisfaction inhérente à l'écriture poétique se rapporte à la réalisation du sujet lyrique, par

laquelle opère la «magie suggestive», la contagion du sublime qui s'empare d'une région

commune de l'être - laquelle continue, chez Baudelaire, de recevoir le nom d'âme. Cette

réalisation par la forme se produit toutefois, en regard du collectif, comme exemple ou

comme possibilité, non comme assomption. Ce rapport d'exemplarité est brillamment

résumé, comme l'indique Rabaté, dans Fusées: <ille la vaporisation et de la centralisation du

89 Ibid. 90 Jean-Michel Maulpoix, op. cit., p. 74-75. 91 Ibid., p. 100.

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Moi: tout est là92». Il s'élabore conjointement au thème majeur de la grande ville, <<thème de

l'homme des foules, de la projection instantanée dans le monde d'autrui dont les petits

poèmes en prose feront la poétique. Le principe en est une capacité sympathique

d'extériorisation, une démultiplication du Moi souffrant93». Le postulat d'égalité qui fonde le

lyrisme, par la mise en commun du domaine de l'intime, cesse d'asseoir le pouvoir de

représentation symbolique et le statut obscurantiste du poète : celui en assume pleinement la

contrainte, saisit, selon l'expression de Rabaté, par «le démon de la possibilitë\>. «L'intime,

le propre est devenu le lieu du "on", le territoire électif de l'impersonnel95» : la foule

urbaine, à la fois anonyme et contrastée, constitue, pour le sujet lyrique baudelairien, un

«grand désert d'hommes», l'expérience d'une discordance irréductible; «cloche fêlée», il se

distancie ironiquement de l'idéal glorieux du stimmung, et assume avec douleur et inquiétude

l'enjeu identitaire de l'énonciation lyrique.

Mallarmé, quoiqu'il en dise, ne prononce pas davantage un refus du lyrisme: la

«disparition élocutoire» du poète et la condamnation du «reportage» (qu'impliquait déjà la

doctrine romantique de l'universelle analogie) ont plutôt pour effet d'intensifier la structure

réflexive de l'énonciation lyrique. La consommation de la rupture entre le sujet personnel et

le sujet lyrique, l'effacement de l'objet au profit de son retentissement affectif («Peindre, non

la chose, mais l'effet qu'elle produië6») et la promotion du travail de l'écriture font de l'auto­

réflexivité 1 'unique fondement de la poésie. Comme le montre Dominique Combe dans

Poésie et récif?, l'éviction du registre narratif hors du domaine de la poésie équivaut à faire

du sujet énonciatif son propre et seul thème. Rabaté résume efficacement la situation : «Si le

sujet - au sens de thème du discours - disparaît, le sujet - au sens d'expression de la

subjectivité parlante- occupe tout l'espace98». La disparition («élocutoire») conjointe de la

source énonciative - la dépersonnalisation du sujet lyrique - installe une grande part de la

92 Dominique Rabaté, op. cit., p. 49. 93 Ibid., p. 46. 94 Ibid., p. 47. 95 Jean-Michel Maulpoix, op. cit., p. 108. 96 Mallarmé, cité par Serge Meitinger. 2001. «Mallarmé». Michel Jarrety (dir.), op.cit., p. 461. 97 Dominique Combe. 1989. Poésie et récit. Paris: José Corti, 208 p. 98 Dominique Rabaté. <<Lyrisme». Michel Jarrety (dir.), op. cit., p. 447.

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poésie moderne dans un autotélisme langagier auquel Jakobson a proposé d'identifier la

poésie. Effusion et développement discursif sont éradiqués, du seul fait de leur continuité qui

les relie à un caractère stable, à un sujet en possession de lui-même. Le discours lyrique se

produit désormais dans l'association d'une diction et d'une écoute qui a suscitée jusqu'à

aujourd'hui de nombreux commentaires: articulation d'une identité problématique

(Karlheinz Stierle99), mouvement du sujet parlant vers lui-même et vers le réel en un

incessant «bouchoreille» (Paul Valéry), recherche de l'expression juste comme de la

coïncidence ravissante de l'existence et du dire (Maulpoix), discontinuité d'une parole

portant réconciliation (Rabaté), écho de l'être répété en lui-même (Saint-John Perse), etc.

L'inscription de l'écoute à même la diction produit un renchérissement du langage sur lui­

même auquel s'est intéressé Jacques Brault, qui y voit le critère du poétique, par-delà la

distinction entre vers et prose :

Pourquoi les vers et la prose? Car c'est une contrariété constante, n'est-ce pas, que ce langage qui d'une part va en droite ligne, ou tout comme, et qui d'autre part tourne et se retourne comme s'il refusait d'avancer. Cette contradiction, qui n'est pas qu'apparente, permet de voir à quelle profondeur de la langue prose et vers virent l'une [sic] à l'autre. Joubert l'avait deviné: "Presque tout ce qui exprime un sentiment ou une opinion décidée a quelque chose de métrique ou de mesuré.'' [ ... ] Quand l'écriture n'est pas simple reportage, soumise à l'équivocité du tout venant, elle ne peut que s'efforcer à quelque auto mesure, à quelque accomplissement circonstancié d'une métrique[ ... ] Il arrive que la prose aille en s'accrochant ici et là, qu'elle n'aille plus en ligne droite, qu'elle erre dans ses pas, qu'elle retrace sa trace; il arrive que le poème en prose ait lieu100

«Bouchoreille», le lyrisme se fait critique, à l'affût de la formule qui adhère et révèle. Le

resserrement et la mesure de l'expression, l'accentuation du tracé, la présentation et le

prolongement des mots dans le poème traduisent l'adhésion à travers le langage, dans le

retour réflexif de la parole. La gratuité du geste, qui qualifie l'art pur dont Mallarmé reprend

l'idéae01, prend la forme d'un deuil présidant au passage entre le sujet empirique et le sujet

99 Karlheinz Stierle. 1977. «Identité du discours et transgression lyrique», Poétique, n°32, p. 422-441. 100Jacques Brau1t. 2011. Dans la nuit du poème. Montréal: Noroît, p. 27, 29, 32. 101 La poétique de l'effet produit éclaire le projet d'un «langage évocatoire» chez Baudelaire, issu également de la doctrine romantique de l'universelle analogie. Elle illustre le passage d'un régime représentatif à un régime esthétique des arts, où, selon Jacques Rancière (2000. Le partage du sensible. Paris: La fabrique, p. 31), <des choses de l'art sont identifiées par leur appartenance à un régime spécifique du sensible. Ce sensible, soustrait à ses connexions ordinaires, est habité par une puissance hétérogène, la puissance d'une pensée qui est elle-même devenue étrangère à elle-même.» Dans la

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lyrique, issu de l'inscription de l'expérience vécue sous une forme virtuellement partageable.

Le lyrisme, dans les conditions d'une double disparition du sujet et de l'objet, surmonte leur

opposition idéologique en produisant l'inscription de la subjectivité dans un lieu, inscription

animée par le désir d'accéder à une vision absolue des choses102• La question de l'assignation

du discours lyrique devient alors hors de propos, son idéal étant de convaincre de son

indifférence: peu importe qui parle. «Tel est désormais l'effet du chant: il invente un mode

de réalité et de présence, une virtualité incompatible avec le réalisme tout comme avec le

fantasme103» : la poésie entre dans la dimension du <<possible».

La meilleure preuve de 1' irréductibilité du lyrisme à 1' épanchement sentimental et du

décalage existant entre le moi biographique et le sujet lyrique, qui représenterait la

destination du poème, c'est le surréalisme. En abolissant le statut de poète, l'aspiration haute

(«le culte de l'expression») et le caractère auratique de l'œuvre de poésie, il s'écarte du

lyrisme pour générer un discours impuissant, sous ces conditions (inégalement observées,

bien sûr), à faire de l'intime une altérité relative. La source énonciative n'est plus seulement

anonyme mais privée, en continuité avec l'embouchure du discours, «flux de prose plate104»

jouissance esthétique se produit un phénomène d' «autoaffection» (Kant) de la subjectivité dont Rancière trouve une formulation déterminante chez Friedrich Schiller: dans ses Lettres sur l'éducation esthétique de /'homme ( 1795), Schiller donne le nom d' «état esthétique» à ce phénomène où l'être se ressent lui-même, indissociablement sujet et objet, dans un «état de double annulation où activité de pensée et réceptivité sensible deviennent une seule réalité» (ibid., p. 39). Voilà comment, pour Rancière, «la "révolution esthétique" a produit une idée nouvelle de la révolution politique, comme accomplissement sensible d'une humanité commune existant seulement encore en idée» (ibid., p. 40). En effet, Schiller attendait de l'art (et de la poésie en particulier) qu'il joue, en lieu et place de la religion, un rôle unificateur, en permettant la récupération des traits transcendantaux de la foi par la voie d'une réflexivité critique de l'intime, orientée vers une ontologie du partage. 102 Maulpoix (op. cit., p. 74) a montré que l'invention du lyrisme participe de l'invention ultérieure du style chez les romanciers français du 19e siècle; il prend pour exemple Flaubert, qui associait explicitement les deux notions pour défendre l'idée d'une forme capable de recréer la réalité, de produire, par la neutralisation du langage, une illusion : «Même si le romancier prend appui sur des détails réels concrets, seule importe à ses yeux la forme à laquelle il parvient, la vision singulière qu'il impose grâce à elle[ ... ]. En définissant le style comme <<une manière absolue de voir les choses» et en projetant d'écrire <<un livre sur rien» [,] Flaubert formule très précisément l'ambition suprême de l'écrivain moderne qui est de se dégager du subjectif, et de se libérer de tout modèle, pour reconstruire intégralement le monde dans l'ordre du langage». Lyrisme et style s'inscriraient donc tous deux dans le passage, remarqué par Rancière, d'un art de représentation, fondé sur un principe d'imitation, à un art de création, fondé sur la communication esthétique. 103 Serge Meitinger, op. cit., p. 462. 104 Laurent Jenny, op. cit., p. 61. En situant la poésie surréaliste en périphérie du lyrisme, je me distingue de Jenny, qui y voit plutôt l'aboutissement d'un processus de <<VUlgarisation» du sujet

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sans destination, dénué de la tension, du relief et des échos d'une diction issue d'un

dédoublement critique. L'écriture automatique soude le <<je» de l'écriture au substrat

biographique de l'auteur (qui, en psychanalyse, recèle les clés du sens); par l'idéal d'un

enregistrement passif de l'inconscient libéré de la tyrannie de la raison, elle suscite une

«disposition d'éveil sans objet105», une effusion inépuisable associée à l'image d'un torrent.

Elle mise sur la capacité de 1 'imaginaire et du langage (par le caractère entraînant des effets

d'homophonie et d'allitération) à s'autoengendrer pour idéalement se confondre- murmure,

«pensée parlée»- au cours de la vie, et ainsi la changer, ce qui ne serait pourtant qu'au prix

de la rupture, de la folie.

Ceux qu'on a appelés, au cours du débat qui les opposait, dans les années 1990, aux

partisans d'une littéralité du texte poétique, les «néolyriques» ont proposé ensemble, à partir

du corpus français, une revue critique des modalités énonciatives du lyrisme. Leur

publication collective Figures du sujet lyrique, citée déjà à plusieurs reprises, demeure un

ouvrage de référence, avec les monographies de Jean-Michel Maulpoix, qui y collabore par

ailleurs106• Les auteurs s'accordent pour attribuer un statut figurai au sujet lyrique :ni fictif, ni

biographique, le <<je» du poème se constituerait par le poème compris comme le moment ou

l'étape d'une recherche plus vaste, de nature identitaire:

Le sujet lyrique n'est [ ... ] pas à entendre comme un donné qui s'exprime selon un certain langage, la langue changée en chant, mais comme un procès, une quête d'identité. [Il] n'est pas le centre-source d'une parole qui l'exprime, mais plutôt le point de tangence, l'horizon désiré d'énoncés subjectifs ou non qu'il s'attache à relier107

lyrique, qui en faisant de l'inconscient la source d'un discours non maîtrisé maintiendrait le décentrement caractéristique de 1' énonciation lyrique. 105 Jürgen Habermas. 2011 [1985]. Le discours philosophique de la modernité. Paris: Gallimard, coll. «Tel», p. 366. 106 Ces publications apparaissent comme les fondations d'un champ d'étude toujours actif, tel que le montre la tenue récente au Québec de deux colloques dont sont issues d'importantes publications citées en ces pages : Denise Brassard et Evelyne Gagnon (dir.). 2010. États de la présence. Les lieux d'inscription de la subjectivité dans la poésie québécoise actuelle. Montréal: XYZ, coll. «Théorie et littérature», 329 p.; Nathalie Watteyne (dir.). 2006. Lyrisme et énonciation lyrique. Montréal!falence: Nota Bene/Presses universitaires de Bordeaux, 355 p. 107 Dominique Rabaté. 1996. «Énonciation poétique, énonciation lyrique». Dominique Rabaté (dir.), op. cit., p. 66-67.

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Le <<procès» de 1' énonciation lyrique associerait étroitement diction et écoute, et la structure

d'adresse du poème correspondrait à une structure réflexive, où s'inscrirait le dédoublement

critique du sujet. Pour Rabaté,

[dans] la poésie du :xxe siècle dont nous héritons, le geste poétique fondamental est celui de l'interruption. [ ... ] Le sujet lyrique, compris comme puissance de chant et d'enchantement[ ... ] se voit entravé par un sujet critique qui le dédouble pour en faire un sujet du doute, de l'ironie et de la distance. [ ... ] Ces interruptions laissent ainsi entendre des éclats de voix lyrique, des bouffées de lyrisme qui surgissent comme des moments de réconciliation inattendue mais désirée. C'est entre l'épanchement et le recul, entre l'effusion et la coupure que se laisse percevoir ce sujet lyrique discontinu, sur le mode de l'entre-deux108

Selon Dominique Combe, c'est à l'intérieur de ce dédoublement que s'ouvre l'espace de la

fiction dans la poésie, espace figurai où «le "je" lyrique s'élargit jusqu'à signifier un

"Nous" inclusif large [ ... ] dans un incessant double mouvement de l'empirique vers le

transcendantal109». L'écart entre le <~e» du poème et le <<moi» biographique se jouerait donc

dans la visée intersubjective du discours, la mise en forme d'une expérience en fonction de

son partage - sa «virtualisation>>, pour le dire avec Mallarmé, par laquelle elle accède,

transfigurée, à la dimension du possible. Pour Joëlle De Sermet, cette mise en forme dépend

de «l'ouverture» de l'énonciation lyrique, «le destinataire étant en dernier ressort un lecteur­

allocutaire virtuel[ ... ] appelé à l'intérieur de la configuration énonciative afin d'y prendre en

charge la double position de destinateur et destinataire110». Dans la modulation d'une voix en

108 Dominique Rabaté. 2006. <dnterruptions- du sujet lyrique». Nathalie Watteyne (dir.), op. cit., p. 40. 109 Dominique Combe. 1996. «La référence dédoublée». Dominique Rabaté (dir.), op. cit., p. 57 et 63. 110 Joëlle De Sermet. 1996. «L'adresse lyrique», ibid., p. 96. Je soulignerais que cette ouverture, où se réfléchissent les pôles de la lecture et de l'écriture, a été finement pensée par Bakhtine, qui approche ie problème de la forme artistique à partir de la poésie : « Il faut que ce qui est vu, entendu, prononcé, devienne l'expression de notre relation active, axiologique. Il faut pénétrer en créateur dans ce que l'on voit, entend, exprime, et par-là même transcender la matérialité, la détermination extra-artistique de la forme : elle cesse de nous être extérieure comme un matériau perçu et organisé de façon cognitive, et devient l'expression d'une activité valorisante, qui pénètre dans le contenu et le transforme. Ainsi, quand je lis ou quand j'écoute une œuvre poétique je ne la laisse pas à l'extérieur de moi-même, comme l'énoncé d'un autre qu'il suffit d'entendre, et dont le sens pratique ou théorique doit simplement être compris; mais, dans une certaine mesure, j'en fais mon propre énoncé». Mikhaïl Bakhtine. 1978 [1975]. Esthétique et théorie du roman. Paris: Gallimard, coll. «Teh>, p. 71.

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«prêt-à-porter», le discours lyrique parvient pour De Sermet à «déjouer la contradiction entre

singularité et reproductibilité111», sans qu'il soit nécessaire de parler d'universalité.

À la faveur de ce bilan, il apparaît que tant du côté de 1' écriture que de la lecture

(«côtés» tendus l'un vers l'autre en une énonciation modulée en fonction de sa reprise),

l'expérience d'une «transcendance de l'intérieur» est provoquée, où l'intériorité acquiert la

dimension de réalité «en soi», assumée sur le plan de l'existence, comme impropriété. Mis en

commun, le domaine de l'intime s'émancipe des consciences individuelles pour se constituer

en objet soumis aux critères du vrai et du faux. Le sujet qui s'énonce lyriquement, celui

qu'on appelle le sujet lyrique, donne voix à la matière d'une expérience qui est la sienne,

mais dont le dépossède l'exigence de vérité à laquelle, dans l'adresse à un alter ego, il se

soumet. Au moment monologique de la compréhension <<religieuse» de soi, du rapport vécu

au senti et au pensé, dont la source échappe à 1' entendement, s'associe le moment dialogique

où il s'agit de juger de la communicabilité de cette expérience privée. On se trompe en

confondant l'aspiration au partage qui détermine l'exercice de ce jugement avec une simple

volonté d'expression, animée par le court désir d'être compris. Mon hypothèse est qu'elle

correspond plutôt à une orientation vers un fondement en vérité de l'expérience vécue: la

structure d'adresse du discours lyrique jouerait comme un dispositif de témoignage, où la

réalité subjective (empirique, <<privée»), serait soumise en imagination à la lumière de

l'espace public, pour la voir prendre une forme objective, libérée de tout rapport d'autorité.

Dire <<je» sous cette lumière, c'est-à-dire dans la perspective d'autrui, c'est se faire le porte­

voix d'une réalité qui existe en dehors de sa conscience propre:

L'universalité qu'une chose reçoit du mot qui l'arrache au hic et nunc perd son mystère dans la perspective éthique où se situe le langage. Le hic et nunc remonte lui­même à la possession où la chose est saisie et le langage qui la désigne à l'autre est une dépossession originelle, une première donation. La généralité du mot instaure un monde commun. [ ... ] La généralisation est une universalisation - seulement l'universalisation n'est pas l'entrée d'une chose sensible dans un no man's land de l'idéal, n'est pas purement négative comme un stérile renoncement, mais l'offre du monde à autrui 112

111 Ibid., p. 95. 112 Emmanuel Lévinas. 2009 [1971]. Totalité et infini. Essai sur l'extériorité. Paris: Le livre de poche, coll. <<Biblio essais», p. 189.

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La voix, dans la <<perspective éthique» du langage, appliquée au discours lyrique, que décrit

Emmanuel Lévinas, fait don du «je»: elle devient le médium d'une réalisation spatiale du

sujet, dont elle inscrit l'existence, suivant l'expression de De Sermet, en <<prêt-à-porter».

L'énonciation lyrique creuse dans la langue un site et un moment qui intègre la figure du

lecteur-allocutaire dans un rapport de symétrie. Cette ouverture de la configuration

énonciative ne requiert pas 1' effacement des caractéristiques personnelles, comme le croit par

exemple Jenny, pour lequel l'évidement de la «substance historique et psychologique» du

sujet lyrique est «la condition même de son aptitude à soutenir une énonciation

transpersonnelle11\>. Les traits et la mémoire propres n'ont pas à être effacés, mais repris sur

le plan matériel de l'existence : assumés comme données plutôt que comme propriétés. On

peut voir en ce retournement la condition même du lyrisme, la possibilité de l'inspiration et

du chant : état de grâce d'une parole ingénue dictée par une exigence de vérité qui caractérise

le témoignage, à différencier absolument d'un désir de confidi:mce, dont le caractère

événementiel et fragmentaire rend l'attribution problématique.

L'analyse énonciative, désormais incontournable, considère le poème comme un

espace de figuration, dédié à l'actualisation de la voix comme du sujet lyrique. Son écriture,

nous l'avons vu, peut être envisagée comme le lieu d'une distanciation entre le <~e» et une

existence empirique affranchie de l'autorité du sujet pour être articulée dans la dimension

virtuelle du possible. La poésie, dès lors, apparaît moins comme un genre littéraire que

co.mme une activité rituelle, cadre d'une quête identitaire infinie dont chaque poème serait un

instant. Le poème serait donc à considérer comme le fragment d'une parole discontinue. Si sa

textualité est accentuée, son cadre référentiel gommé ou que sa disposition en recueil ne

permet pas la cristallisation d'une instance énonciative homogène, ce n'est pas forcément par

obéissance à l'interdiction du monologisme, dédain de l'épanchement, prétention à

l'universel ou parti-pris «littéraliste». La mise en valeur du travail de l'écriture, la

démultiplication des instances énonciatives et l'oscillation de celles-ci entre une optique

empirique et une perspective transcendantale (où le référent de la situation d'énonciation est

absolu, présenté comme évident ou connu a priori) peuvent n'être que les indices d'un

réaménagement de la conscience de soi en regard de l'autre. Un tel réaménagement apparaît

113 Laurent Jenny, op. cit., p. 55.

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constitutif de l'énonciation lyrique, rendu visible dès qu'il n'est plus recouvert de la

projection mythique du poète inspiré. Le sujet qui s'énonce lyriquement se réapproprie son

expérience dans la perspective d'un collectif, il se détermine en fonction d'un postulat

d'égalité qui, dans les termes de Rancière, sort chacun de sa place, de son propre.

L'énonciation lyrique doit être considérée comme une forme d'écriture testimoniale, qui vise,

dans l'adresse au lecteur, la constitution d'une intersubjectivité, invite au partage d'une

identité en générant, comme l'observe Augé en toute forme de rituel, de l'altérité relative. La

dynamique apparaît en toute clarté en ces vers, observés en introduction, que forme Perrault

d'une phrase de Dumont : «Un homme/En songeant aux autres hommes/ose définir son

univers d'existence11\>. Le postulat d'égalité dessine en filigrane de la société concrète ou

statistique la configuration décentralisée d'un être-avec. Dans la correspondance, en l'état

sublime de stimmung, du sujet aux existences «suspensives» (Rancière) des égaux -

insituables, infigurables, incalculables - apparaît la réalité distanciée, voire transcendante,

d'un espace partagé, «dedans» comme «dehors», où l'intersubjectivité a valeur d'objectivité.

Pareille orientation vers une fondation communautaire du point de vue n'est pas

réductible à un engagement nationaliste, manifeste chez Perrault et chez Dumont. Si la poésie

a pu jouer un rôle dans différents contextes de décolonisation et d'affirmation nationale, ce

serait en vertu de l'ancrage du lyrisme dans un statut égalitaire, qui associe son destin à une

fonction originelle d'émancipation et de résistance. On ne voit généralement pas que

l'objectivisme, mouvement esthétique apparu dans la poésie des années 1930 aux États-Unis,

revisite cette fonction inhérente au lyrisme. L'influence du mouvement, qui compte, parmi

ses figures majeures, Louis Zukofsky, Charles Oison, William Carlos Williams, Denise

Levertov, George Oppen et Charles Reznikoff, entraîne un réalignement de la modernité

poétique, en Amérique et en Europe, sur des préoccupations éthiques et démocratiques, et, de

114 Pierre Perrault. 1985. De la parole aux actes. Montréal: L'Hexagone, coll. <<Essais)), p. 153. Perrault introduit ces vers en se référant à Dumont («Ce soir, je voudrais être et que nous soyons cet homme-là dont parle Fernand Dumont))), dans une causerie dont la transcription ne fournit pas la référence; il appert qu'ils reformulent dans une syntaxe poétique une phrase tirée d'un article paru en 1964, «La sociologie comme critique de la littérature)), où Dumont considère la distanciation opérée par le texte littéraire: «L'individu ne le fait jamais dans la solitude : il demande l'accord d'autrui­d'un autre plus ou moins hypothétique. Un groupe est supposé. [ ... ]À bien y penser, l'œuvre littéraire est de cette espèce: un homme, en pensant aux autres, ose tenter de définir son univers d'existence)) (Recherches sociographiques, vol. 5, n° 1-2, p. 229).

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fait, une redéfinition critique du lyrisme - inaperçue au point où Gleize se revendiquera, pour

le camp anti-lyrique de la littéralité, de cette révolution, en mésinterprétant gravement ses

enjeux. Le manifeste Projective "'erse (1950), que signe Oison, est venu préciser la dimension

programmatique du mouvement en théorisant un principe de composition par «champ»; le

mot est importé de la physique pour définir un rapport au lieu en rupture avec la notion de

territoire ou de pays. Oison recommande au poète d'apprendre à se positionner «dans le

champ plus large des objets115», afin d'induire une expérimentation subjective complexe de

l'identité qui convoque les sites imaginaires du dedans et du dehors. Il s'agit de poser un

contexte (le mot, sacralisé, prenait une majuscule dans le texte fondateur de 1931, rédigé par

Zukofsky) où on puisse s'inscrire à la fois comme objet et comme sujet, découvrant un seuil

qui a particulièrement préoccupé Oppen : «The little hole in the eye/Williams called it, the

little hole/Has exposed us nakedffo the world/And will not close./Blankly the world looks

in/And we compose/Colors/And the sense/Of home116». L'objectivation que prônait

Zukofsky en 1931 correspondait à cette inscription d'une présence à même la scène du

poème, présence non pas tant anonyme qu'autonome dans sa dimension de réalité du monde

- monde contemporain, Zukofsky y insiste. Oison systématise la dimension objective de

l'inscription en suggérant que l'on tire profit de la régularité typographique en vue de

produire une partition vocale, où le tempo et le souftle seraient mesurés de manière à rendre

reproductible l'actualité même de l'énoncé (c'est là le projet du Coup de dés de Mallarmé).

L'aménagement de cette reproductibilité, qui rationalise la contagion du sublime, passe par la

mise en place du dispositif de décentrement que représente le «champ» : la coexistence des

individus considérés sous l'angle de la physique est la traduction sensible de la symétrie des

rapports sociaux qui définissent l'idéal démocratique. Il s'agirait donc de construire, en ce

dispositif, le lien politique sur le modèle d'une relation d'alter ego qui engage une démarche

d'intercompréhension. Cette démarche fait fond, pour Denise Levertov, sur ce qu'elle appelle

«a sense of respect and of connectedness117», qu'impliquerait la mise en jeu d'une raison

communicationnelle. On se rappelle que le concept, qui a son origine dans la théorie de la

115 Charles Oison, cité par Laurette Veza. 1972. La poésie américaine de 1910 à 1940. Paris: M. Didier, p. 174. 116 George Oppen. 2008 [2002]. New Col/ected Poems. New York: New Directions Publishing, p. 101-102. 117 Denise Levertov. 1992. New and selected essays. New York: New Directions, p. 10.

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communication d'Habermas, désigne une rationalité intersubjective, de type sujet-sujet, par

opposition à une raison instrumentale de type sujet-objet. Dans l'exercice communicationnel

de la raison, les regards se placent en réciprocité dans leur rapport à l'objet- que cet objet

soit de nature interne ou externe; autrement dit, qu'il fasse référence à une réalité comprise

comme intérieure ou extérieure aux consciences. L'objectivité correspond dans ce cadre à

une idéalisation, obtenue en résultat d'un processus d'intrication des perspectives où il s'agit

de s'associer à l'autre en vue de déterminer une valeur intersubjective. Ce processus équivaut

chez les objectivistes à tine démarche de concrétisation de soi et du réel : la configuration

d'un énoncé - impliquant celle d'une réalité sentie et pensée - en fonction de sa

reproductibilité vise l'accès épiphanique à une dimension dite objective ou autoréférentielle

de 1' existence. «[P]oetry should strive for nothing else, this vividness al one, per se, for

itself 18», écrira William Carlos Williams. Se trouve ainsi fondée une instance

communautaire de jugement et d'énonciation (où <~e» dis dans une perspective partagée avec

l'autre), en laquelle s'enracine, pour le sujet, le sens même du réel et de l'identité, au point

d'aboutir à une solidarité indéfectible des consciences: «We cannot reconcile ourselves./No

one is reconciled, tho we spring/From the ground together119».

Au croisement des perspectives imaginairement adoptées se présente une objectivité qui

ne rompt pas, tel que le recommande la persistante dichotomie fait/valeur, avec la sensibilité,

une réalité qui tient son caractère contraignant d'être perçue, pensée, reconnue en tant que

membre d'une communauté. J'ai déf~ndu l'idée que la détermination du sujet lyrique

impliquerait toujours, dans une certaine mesure, pareil décentrement. L'émergence du

lyrisme serait en somme tributaire de l'établissement d'une relation entre notre sens de la

réalité et la mobilité de notre point de vue. Cette relation, mise en lumière chez les

objectivistes, implique d'énormes enjeux politiques, que n'a cessé de rappeler Hannah

Arendt:

[P]ersonne ne peut saisir par lui-même et sans ses semblables de façon adéquate et dans toute sa réalité ce qui est objectivement, parce que cela ne se montre et ne se manifeste à lui que selon une perspective qui est relative à la position qu'il occupe dans le monde et qui lui est inhérente. S'il veut voir le monde, l'expérimenter tel qu'il est «réellement», il ne le peut que s'ille comprend comme quelque chose qui est commun à plusieurs, qui se

118 William Carlos Williams, cité par Denise Levertov, ibid., p. 55. 119 George Oppen, op. cil., p. 47.

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tient entre eux, qui les sépare et les lie, qui se montre différemment à chacun et qui ne peut être compris que dans la mesure où plusieurs en parlent et échangent mutuellement leurs opinions et leurs perspectives. Ce n'est que dans la liberté de la discussion que le monde apparaît en général comme ce dont on parle, dans son objectivité, visible de toutes parts. Vivre-dans-un-monde-réel et discuter-de-lui-avec-d'autres, c'est au fond une seule et même chose, et si la vie privée paraissait «idiotique» aux Grecs, c'est précisément parce que cette multiplicité de la discussion à propos de quelque chose lui était refusée, et du même coup l'expérience de ce dont il s'agissait en vérité dans le monde120

Arendt se préoccupe de la sauvegarde d'un monde commun dont les objets, constitués par

l'intérêt public, médiatisent le lien politique, le lien de reconnaissance par lequel on coexiste

(d'où sa prédilection pour la figure antique évocatrice de l'inter homines esse). L'objectivité

du commun se dissout en régime totalitaire, où se met en place, par la propagande, un monde

fictif d'une cohérence implacable. Arendt défend l'idée qu'elle se trouve compromise partout

où s'impose la logique abstraite et généralisée d'un processus, que ce processus touche à

l'histoire, à la nature ou à 1' économie. En attribuant une raison fonctionnelle à l'état des

choses et à l'ordre des événements, on détourne l'attention des faits eux-mêmes (ce qui est,

ce qui arrive) pour faire porter 1' intérêt sur le processus qui les justifie et leur confère le statut

de produits quasi accidentels. En conséquence, la réalité se retire du champ de 1' expérience

concrète, par laquelle elle est déclaré invérifiable; elle n'apparaît plus intelligible qu'à partir

du moment où l'on s'en retire pour adopter une vision systémique qui permet d'apercevoir

des rapports de causalité. Les objets médiateurs se raréfiant, l'expérience de la pluralité aussi,

et par là se trouve menacée notre existence même comme sujet politique, dans un domaine

public où apparaissent les objets du jugement. Dans The Human Condition (1958) et

Between Past and Future (1961), Arendt prévient qu'une telle situation est en voie de se

généraliser au sein des sociétés modernes. Elle pose le diagnostic d'une crise de la culture,

corollaire d'une crise de la réalité: pour le dire en termes habermassiens, avec la

disqualification de la raison communicationnelle, le «monde vécu», toujours

intersubjectivement partagé, perd sa tangibilité. Le moment est venu, défend Arendt, de

prendre acte du fait que, fondamentalement, l'entretien d'un sens objectif du réel dépend de

la mise en œuvre de processus d'intercompréhension, de la vitalité du domaine public où

s'entrecroisent les perspectives. La factualité n'est pas donnée; elle est un produit culturel,

120 Hannah Arendt. 1995 [1993). Qu'est-ce que la politique?, op. cit., p. 92.

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issu de la perspective éthique où Lévinas situe le langage : désigner une chose à l'autre

(encore une fois: que cette chose apparaisse, d'un point de vue phénoménologique, à

l'intérieur ou à l'extérieur des consciences) implique que l'on s'en éloigne pour la concevoir

de manière générale, et c'est alors qu'elle impose son autonomie. Selon Arendt, le pire

demeure à craindre depuis que le vacillement de la réalité dans laquelle nous vivons et nous

orientons a ouvert la porte au cynisme, qui de plus en plus relègue la question de la vérité et

de la bonne foi dans les marges des affaires publiques, comme hors de propos.

Avec l'avènement du cynisme, on assiste, pour Habermas, au déraillement de la

modernité, comprise comme un projet issu de la sécularisation des sociétés dites

traditionnelles. La modernisation des sociétés implique la découverte du relativisme culturel,

par où s'engrange une quête de sens qui donne lieu à la recherche de principes universels : on

vise à s'extirper de positions contextuelles pour déterminer des valeurs, des normes et des

représentations valables inconditionnellement. Au plan politique, la sécularisation fait porter,

à terme, la charge de la légitimation sur le processus démocratique : avec le consensus

s'atteint la seule forme de transcendance possible dans le cadre d'une pensée post­

métaphysique. Cette transcendance s'incarne dans l'universalisme du citoyen (<<méta-sujet»

que prétend incarner le inage romantique), qui s'oppose aux particularismes de l'individu.

L'idéal de la nation civique mise sur l'aptitude de l'individu à faire usage d'une raison

communicationnelle lui permettant d'entrer, dans la dimension indifférenciée de la

citoyenneté, en communication avec tous les autres, au-delà de la famille et de tous les

cercles, et ainsi de reconsidérer la valeur, la justesse, le sens de références acquises pour

éventuellement se libérer de leur détermination, les redéfinir, les renouveler. Si cet idéal a pu

porter l'utopie communiste d'une émancipation et d'une assomption de l'humanité (par

l'atteinte d'une coïncidence entre légalité et légitimité où l'état s'abolirait de lui-même), c'est

en vertu de la portée cognitive qu'on attribue au jugement réfléchissant qui caractérise la

raison communicationnelle, portée cognitive qui se révèle dans 1' autorité issue du jugement,

dans le caractère contraignant, la force d'obligation de ce dont nous reconnaissons qu'il est

vrai, juste ou beau. C'est, en somme, son aptitude à s'orienter en fonction de prétentions à la

validité intersubjective qui investit le citoyen de sa souveraineté politique, en le mettant en

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possession du critère de légitimité12I. Comme l'indique Nancy, si le mot démocratie désigne,

d'une part, les conditions rendant possible la pratique d'un gouvernement privé de l'assise de

principes transcendants, il désigne aussi, d'autre part et sur un mode quelque peu

contradictoire,

l'Idée de l'homme et/ou celle du monde dès lors que, soustraits à toute allégeance envers un outre-monde, ils n'en postulent pas moins leur [on ne leur accorde pas moins la] capacité d'être par eux-mêmes et sans subreption de leur immanence, sujets d'une transcendance inconditionnée, c'est-à-dire capables de déployer une autonomie intégrale122

La démocratie, en ce qu'elle engage un rapport aux fins qui implique l'homme sous le

citoyen (comme sujet moral autonome susceptible d'autodétermination, c'est-à-dire capable

de s'orienter en fonction de principes compris comme universels ou inconditionnés), doit,

pour se maintenir, garder en vue l'idéal utopique d'une suppression de la politique comme

sphère séparée. «Rien d'étonnant», écrit encore Nancy, «si les grandes tentatives

d'accomplissement politique du :xxe siècle se sont faites sous le signe d'une telle

assomption: que l'être commun advienne comme l'autodépassement et l'autosublimation de

l'administration des rapports et des forces 123». Il faudrait donc s'inquiéter du rejet de cette

utopie après l'échec du communisme qui lui a donné un nom et a tenté sa concrétisation en

préparant, par la propagande et la terreur, une abolition de l'état. Déclarer sa caducité, c'est

assumer le divorce de la légalité et de la légitimité (ou moralité) et dénier la possibilité d'une

correction de l'éthique et des énoncés de réalité (autrement dit: d'un fondement en vérité du

monde vécu). Le projet de la modernité déraille dès que l'on cesse de s'orienter vers l'idéal

régulateur d'une assomption de la communauté, d'un unique «monde moral» (Kant): on perd

alors la possibilité de traiter rationnellement des questions pratiques et cognitives, où il s'agit

de déterminer ce qu'il est juste de faire et la manière dont il convient d'entendre, de se

représenter les choses, c'est-à-dire la possibilité de faire compter ces questions dans le débat,

l'espace public.

121 «La souveraineté du peuple qui vise à réaliser la parfaite autonomie de l'homme et du citoyen ne peut être un véritable pouvoir de commandement. Dans sa réalisation empirique, cette souveraineté du peuple se transforme en principe de légitimité.» Olivier Beaud, op.cit., p. 741. 122 Jean-Luc Nancy. 2009. <<Démocratie finie et infinie». Giorgio Agamben (dir.). Démocratie: dans quel état? Montréal : Écosociété, coll. «Théorie», p. 54 123 Ibid., p. 55.

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C'est bien ce qui tend à se produire depuis que l'idée d'une fin de l'histoire s'est

érigée en lieu commun. L'installation du cynisme et la consécration d'un système de

gouvernement alliant démocratie et libre marché engendrent une fonctionnalisation intégrale

des sociétés, en laissant en pratique à leur gouvernance le seul appui d'une raison de nature

instrumentale (le calcul moyen/fin, le rapport cause/conséquence). Les ordres sociaux se

stabilisent à la faveur d'administrations bureaucratiques qui les pensent comme des structures

abstraites soumises au principe d'efficacité. On forme ainsi des systèmes dont la logique

interne («les lois fonctionnelles de l'économie et de l'état, de la technique et de la

science124») tend à s'infiltrer partout et à recouvrir la spontanéité du naturel. Une telle

gouvernance favorise la propagation d'un conformisme avec lequel on recule à une légalité

sans légitimité; l'uniformité statistique est ainsi devenue, en quelque sorte, l'idéal des

sociétés dites développées. L'évidence et la fluidité de la logique qui s'y impose se

soutiennent d'une relation au cours régulier de la vie (l'ordre <<Ilorrnal» des choses) qui

naturalise les comportements et les destins. L'organisation de la vie commune tend ainsi à se

délester de son caractère politique. La fonctionnalisation abusive des sociétés, livrées aux

tendances colonisatrices du marché et de 1 'État, fait de la citoyenneté une sorte de modus

vivendi qui assure le maintien de l'ordre social tout en faisant l'économie des processus

d'entente.

Dans une modernité déterminée par le développement conjoint des ra1sons

instrumentale et communicationnelle, la première tendant à prendre le dessus sur l'autre, je

propose d'associer l'histoire du lyrisme à la résistance du citoyen à sa destitution.

L'énonciation lyrique, considérée comme une forme d'écriture testimoniale, préserve, dans la

perspective éthique du langage, la figure de l'inter homines esse. Dans l'opération, par-delà

les divisions de la société concrète, d'une réciprocité, elle répond à l'enjeu qui consiste à

franchir les bornes du domaine privé (dont on perd généralement de vue le sens originaire de

privation) pour accéder à la factualité du commun, des objets et des raisons soumis à l'intérêt

public. La raison communicationnelle, dont les ressources se déploient dans l'énonciation

lyrique, porte un sens de la vérité exigeant qui maintient la possibilité d'agir en qualité

d'auteur responsable, d'évaluer la justesse des normes et des représentations et de renverser

124 1·· H b ·r 4 urgen a ermas, op. c1 ., p. .

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en critique l'adaptation à des processus s'accomplissant pour ainsi dire dans notre dos- que

ces processus concernent l'histoire, l'économie, l'ordre social ou la nature (dans une

représentation savante autoritaire qui invite à considérer la conscience humaine d'un point de

vue naturaliste). Le lyrisme ne s'inscrit pas en réaction à la modernité, comme le voudraient

les partisans fièrement lucides de la littéralité définie par Gleize, mais y survient pour la

maintenir sur ses rails; il importe de réaliser, avec Nancy, que la société moderne ne s'est pas

faite sur la ruine d'une communauté, mais en apporte au contraire le projet:

La Gese/lschaft n'est pas venue, avec l'État, l'industrie, le capital dissoudre une Gemeinschaft antérieure. Il serait plus juste sans doute, coupant court à tous les revirements de l'interprétation ethnologique et à tous les mirages d'origine ou d' «autrefois», de dire que la Gesellschaft - la «société», 1' association dissociante des forces, des besoins et des signes - a pris la place de quelque chose pour quoi nous n'avons pas de nom ni de concept, de quelque chose qui procédait à la fois d'une communication beaucoup plus ample que celle du lien social (avec les dieux, le cosmos, les animaux, les morts, avec les inconnus), et d'une segmentation beaucoup plus tranchée, beaucoup plus démultipliée de ce même rapport, entraînant souvent des effets plus durs (de solitude, de rejet, d'avertissement, d'inassistance) que ce que nous attendons d'un minimum communautaire dans le lien social. [L]a communauté, loin d'être ce que la société aurait rompu ou perdu, est ce qui nous arrive - question, attente, événement, impératif- à partir de la société125

La modernisation sociale, par l'institutionnalisation d'une activité économique et d'une

administration rationnelles par rapport à leurs fins, tend à s'émanciper des forces motrices de

la raison communicationnelle. Elle aboutit ainsi à la déréalisation diagnostiquée par Arendt,

dissolution des repères et du sens même de la vérité où se présente impérativement la

question de la communauté: la nécessité d'une association foncièrement égalitaire à autrui

(la communauté, écrit encore Nancy,« est le régime ontologique singulier dans lequel l'autre

et le même sont le semblable126»), visant la production de valeurs intersubjectives. C'est par

l'instauration d'une relation entre notre sens de la réalité et la mobilité de notre point de vue

que survient le lyrisme. Sa persistance, marquée de résurgences et de moments d'intensité,

traduit la lutte pour préserver la conscience collective où s'enracine, avec la puissance

publique, le sens même du réel.

125 Jean-Luc Nancy. 2004 [1986]. La communauté désœuvrée. Paris: Christian Bourgeois, coll. <<Détroits», p. 34. 126 Ibid., p. 84.

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Il s'agit à présent de voir comment, dans les recueils de René Lapierre postérieurs à

Profil de l'ombre, l'énonciation lyrique, produite dans une écriture testimoniale, intervient

pour construire le lien politique, constituer de l'altérité relative et du sens commun. Je

défendrai l'idée que le tournant manifeste dans l'œuvre de Lapierre traduit un

réinvestissement du potentiel émancipateur du lyrisme qui vise à ranimer, avec la factualité

du monde vécu, la conscience normative : connaissance critique des conditions de vie

communes, saisie du principe de légitimité associé à la souveraineté démocratique.

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CHAPITRE2

UN LIEU D'ÉNONCIATION COMMUNAUTAIRE

1. VULGARISATION ET MOBILITÉ DU SUJET LYRIQUE DANS LÀ-BAS C'EST DÉJÀ DEMAIN

Dans le tournant que prend, après Profil de l'ombre, l'écriture de Lapierre, Là-bas

c'est déjà demain marque un certain achèvement. La réintroduction voyante, dans les recueils

suivant ce titre, de lieux communs de la tradition lyrique, au sein de la structure énonciative

éclatée- «abstraite machine antilyrique127», selon François Dumont- où on aurait pu voir

une option «littéraliste», est polémique : elle suscite avec assurance une relecture de cette

structure dans la perspective d'une redéfinition critique du lyrisme. La démultiplication des

instances énonciatives, à la faveur de 1 'hybridité générique des recueils (constitués, je le

rappelle, de poèmes en prose où se présentent, en de courtes scènes narratives,

essentiellement dialoguées, des personnages sans cesse renouvelés dont les voix -

homodiégétiques et hétérodiégétiques- s'entrecroisent, se répondent), semble alors procéder

d'une intention de <<VUlgariser128» le sujet lyrique: il s'agirait de contrer l'idéalisation, et par­

dessus tout la dépolitisation de la poésie en la dissociant de la figure d'exception du poète

romantique rêveur où s'enracine son statut de loisir cultivé. Il est possible d'abstraire des

différents discours en présence une posture énonciative qui en transcende les instances et

127 François Dumont. 1995. <<La poésie racontée». Voix et Images, vol. 20, n° 2, p. 476-484. 128 Je reprends l'expression de Laurent Jenny, qui considère qu'avec la poésie surréaliste s'accomplit un processus de vulgarisation du sujet lyrique: «Le poète n'est plus élu, ni marqué au front comme chez Hugo. Il est n'importe qui et son écriture se veut interchangeable avec celle de tout autre[ ... ]. En outre, la radicalisation de sa passivité l'expose à l'accueil des images les plus triviales. [ ... ] Enfin, et ce n'est pas la moindre des métamorphoses, le discours surréaliste a abdiqué toute relation à la forme "haute" du vers, à la résonance de l'orgue ou de la lyre. Il s'est transformé en flux de prose plate)) (Laurent Jenny. 2006. «La vulgarisation du sujet lyrique)). Nathalie Watteyne (dir.). Lyrisme et énonciation lyrique. Montréal!falence : Nota Bene/Presses universitaires de Bordeaux, p. 60-61 ). Je considère toutefois qu'une telle «abdicatioM (quand elle a lieu) signifie qu'on sort du lyrisme, par l'abandon du dispositif de décentrement qui caractérise le témoignage, où le discours s'oriente vers son retour réflexif ; j'ai défendu cette idée dans la troisième partie du premier chapitre.

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retient du cadre fictif des poèmes un caractère délibérément ordinaire. Cette posture survient

de la confrontation spontanée des sujets à une dimension inappropriable de leur identité, dans

des situations qui n'ont rien d'exceptionnel et sont même, souvent, d'un prosaïsme appuyé:

elle marque l'abjection, la stupéfaction, la dépression; l'écoute désabusée du réel, dans un

état de passivité où s'impose son objectivité, avec l'altérité de la mémoire; la force de

l'habitude et le point où elle bascule en révolte; en tous les cas une forme d'abandon.

Considérant le foyer énonciatif de 1' œuvre dans son ensemble, au « point de tangence »

(Rabaté) des diverses instances de discours, on voit se dessiner la figure quelconque d'un

sujet déterminé par une égalité créatrice de mobilité, qui fait des personnages des lieux de

médiation entre un <~e» (instance de discours ou mutité) et une réalité intime qui le

transcende. J'emploie le mot « quelconque » au sens que lui reconnaît Agamben dans La

communauté qui vient, où il imagine une communauté qui serait sans condition

d'appartenance, dont les membres se définiraient uniquement par leur relation à l'idée

indéfinie de leur totalité - communiquant «dans 1 'espace vide de 1' exemple, sans être

rattaché[s] à aucune propriété commune, à aucune identité129». Il fait ainsi l'hypothèse d'un

sujet qui se retrouverait exposé à sa singularité en tant que quelconque, se saisissant de ses

déterminations sans que jamais elles ne puissent lui servir d'identité :

[L]e quelconque est une singularité plus un espace vide, une singularité finie et,

toutefois, indéterminable selon un concept. Mais une singularité plus un espace vide

ne peut être autre chose qu'une extériorité pure, une pure exposition. Quelconque est,

en ce sens, l'événement d'un dehors. [C']est pour ainsi dire l'expérience de la limite

même, de l'être-dans un dehors. Cette ek-stasis est le don que la singularité reçoit des

mains vides de l'humanitë30.»

Sans doute faut-il savoir, et d'autant plus dans le cadre de ce mémoire, ce que cette hypothèse

doit à la pensée du témoignage chez le même auteur, à partir de récits d'expériences

concentrationnaires (dont en première instance celui de Primo Lévi), pour en apprécier les

129 Giorgio Agamben. 1990. La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Paris: Seuil, coll. «La librairie du XX:e siècle», p. 17. 130 Ibid., p. 69-70.

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enjeux131• La théorie que nous offre Agamben est issue, j'y reviendrai, de la haute exigence

de ces récits. À la qualité négative du don reçu - vie commune indéterminée de figuration -,

évoqué dans l'extrait, il associe le surgissement d'un amour en un corps communicable;

passage qui définit exactement la passion de la singularité qu'observe Nancy depuis Bataille.

Il convient par ailleurs d'apercevoir en cet amour les racines conceptuelles qui le

relie à la charité chrétienne, qui en son sens originel (venu du terme latin «caritas», et avant

lui du mot grec «agapè»), loin de celui qu'il recouvre aujourd'hui dans l'expression «faire la

charité», qui implique un rapport asymétrique, désigne avant de commander une action un

mode de relation égalitaire à autrui : mouvement vers Dieu par le biais du prochain, aimé

comme soi-même dans un <<retour» solidaire à la naturalité contingente d'un être créé.

L'amour pour Dieu, considéré, en philosophie morale, comme <<une tendance ontologique

fondamentale de la personne humaine132», prend dans la charité la forme d'un amour-propre

qui s'oppose à l'orgueil: l'homme s'y aime «tel qu'il se trouve donné à lui-même [et non] tel

qu'il se fait lui-même133»; il se défait d'une identité secondaire, constituée en nature par la

force de l'habitude à laquelle il se soustrait pour se saisir d'une identité morale qui apparaît

fondée ontologiquement. Le processus, par l'expérience sublime d'une consubstantialité, est

vécu comme une élévation vers Dieu : échange de vie universel qui rassemble les individus

dans la communauté de l'esprit. L'état de grâce de cette communion, tel que décrit par

Augustin, constitue une expérience authentique, sans contenu dogmatique, qui présente une

humanité aux mains aussi vides que celle que considère Agamben au 20e siècle. On peut y

voir le modèle de l'état de stimmung, où l'être se ressent lui-même, indissociablement sujet et

objet: «Lorsque j'aime mon Dieu, c'est la lumière, la voix, l'odeur[ ... ] de mon être intérieur

que j'aime. Là où resplendit la partie de mon âme que ne circonscrit pas le lieu, où résonne

celle que le temps n'emporte pas134». Dans la charité se détermine une intériorité dont le

sentiment constitue la jouissance ou la béatitude du «souverain bien», où se partage l'être

131 Giorgio Agamben. 2003 [1998]. Ce qui reste d'Auschwitz. Paris: Payot et Rivages, coll. «Rivages poche/Petite bibliothèque», 193 p. 132 Eberhard Schockenhoff. 1996. «Charité». Monique Canto-Sperber (dir.). Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale. Paris : PUF, coll. «Quadrige», p. 240. 133 Hannah Arendt. 1999 [1929]. Le concept d'amour chez Augustin. Paris: Payot et Rivages, coll. <<Rivages poche/Petite bibliothèque», p. 108. 134 Augustin, cité par Hannah Arendt, op. cit., p. 45.

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commun; l'évocation par Augustin d'une voix et d'une résonance rappelle la mise au

diapason décrite par la notion romantique de stimmung. Le mouvement de la charité apparaît

à l'auteur des Confessions comme une loi de gravité s'appliquant à l'homme comme être

moral (constitué d'une âme et d'un corps qu'elle doit régler), un désir animé par la volonté

fondamentale d'être heureux, qui, cherchant sa satisfaction, entraîne l'homme vers son

accomplissement et son repos: <<Mon poids, c'est mon amour: où que je sois emporté, c'est

lui qui m'emporte13\>. L'accès au souverain bien se compare à l'introduction au monde moral

kantien, l'état de grâce se laissant convertir en disposition morale où s'impose ce

qu'Augustin nomme le «droit de nature», antécédent au droit naturel des Lumières, qui, en

fournissant le modèle de la législation temporelle, permet de la critiquer, et plus généralement

de se dérober au pouvoir de 1 'opinion et de la réputation par une quête de vérité dont le

succès advient tel un don, par la grâce divine. En termes habermassiens, l'amour du prochain,

en ouvrant l'espace d'une conduite inconditionnelle, provoque une distanciation face aux

aspects réifiés d'un monde vécu «naturalisé» par l'accoutumance et implique de renoncer à sa

volonté propre afm de saisir la grâce - dont le phénomène se traduit, dans la perspective de la

raison communicationnelle, par la contrainte associée aux valeurs de vérité et de justice.

Le mouvement de la charité soutient indéniablement, nous le verrons, 1' écriture de

Lapierre, où la vulgarisation du sujet lyrique, coextensive de sa mobilité, met en jeu une

collectivité. Cette mise en jeu est confirmée sur le plan qu'on dira de la poétique déclarée.

Dans l'avant-propos d'Écrire l'Amérique (dont la publication, en 1995, suit de peu celle de

Là-bas c'est déjà demain), Lapierre cherche à définir la tâche qu'il s'attribue, en tant

qu'écrivain, au lendemain de la défaite référendaire du mouvement souverainiste. Il s'attache

au concept d'américanité, qui représente pour lui la possibilité «d'une forme de renoncement,

d'une résistance identificatoire à telle ou telle forme de culture ou d'existence136». Par la

redéfinition du rapport au territoire, envisagé en termes de résonance plutôt que

d'appartenance, la référence à l'Amérique, écrit-il, <<me permet d'être là, c'est-à-dire de

penser et d'agir dans la relativité des choses plutôt que dans l'idée -très attachante et très

mélancolique- d'être tombé hors de l'histoire dans le dernier tiers du xvnr siècle, avec la

135 Augustin, cité par Robert A. Markus. 1996. <<Augustin». Canto-Sperber, Monique (dir.). Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale. Paris: PUF, coll. «Quadrige», p. 125. 136 René Lapierre. 1995. Écrire l'Amérique. Montréal: Les Herbes Rouges, p. 13.

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fin du Régime français137». Gage de continuité, elle autorise l'écrivain à se détourner de

l'idéologie souverainiste, lorsqu'elle annonce l'avènement et l'accession à l'histoire du

peuple québécois, pour participer à 1' émancipation collective par la seule vertu médiatrice du

texte littéraire, c'est-à-dire sans en faire le motif direct de son travail, en vue de participer à la

définition du Québec. Quoique Lapierre considère la littérature en général, c'est précisément

au lyrisme qu'il se réfère lorsqu'il envisage la médiation du réel par la forme littéraire: <<Pas

de lieu, pas de but: que des objets, des êtres dont une forme cherche à recueillir l'écho pour

le donner à 1' autre, 1 'offrir à qui ne rn' est pas connu, comme le don et la surprise de ma

propre part d'ombre et d'ignorance138». Dans cette définition d'un travail formel générateur

d'altérité relative, par la constitution transcendantale d'une intériorité partagée avec un

«autre» qui, défini par son voisinage, ressemble fortement au prochain de la charité, apparaît

la posture énonciative commune aux diverses instances de discours des recueils de Lapierre,

incluant le sujet lyrique de Profil de l'ombre. La mise en place, après ce premier titre, de la

structure polyphonique dont il sera maintenant question dans Là-bas c'est déjà demain vise

sans aucun doute à faire valoir le caractère dialogique de cette posture. Elle constitue ainsi

une intervention dans le débat qui oppose, dans les années 1990, «littéralistes» et <<néo­

lyriques» en proposant une lecture à la fois théorique et politique du lyrisme, défini par

référence à un mode «communicationnel» de pensée ou de discours: l'énonciation lyrique,

dissociée de tout genre littéraire, se présente comme une forme d'écriture testimoniale fondée

sur la présupposition d'une communauté. Investie du critère de légitimité démocratique, cette

écriture est porteuse d'un regard critique sur des conditions de vie partagées, et interpelle

avec une vision du réel qui prétend à l'intersubjectivité, elle-même représentée comme

contre-chant. C'est là une nouveauté par rapport à Profil de l'ombre, qui tendait à peine à

confronter le réel à l'idéal pour mieux disqualifier le premier, s'en détacher. On peut y voir le

gain d'une visée émancipatrice, dans une poésie qui, par son hétérogénéité énonciative et le

prosaïsme de ses situations, se dissocie manifestement de 1 'entente traditionnelle du lyrisme

(effusion subjective, promotion du rêve, de l'idéal) pour renforcer le caractère politique et

inassignable de son témoignage.

137 Ibid., p. 9. 138 Ibid., p. 15.

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Le plus souvent, les poèmes en prose de Là-bas c'est déjà demain constituent un

trajet narratif vers une altérité située au cœur des sujets mis en scène (personnages ou figures

énonciatives), aménageant une sorte de paroxysme où le récit se noue139 sur une émotion­

consternation, abandon, renoncement :

Semaine sainte. Pas de fleurs; pas d'alcool, surtout. Chez les Dorset on n'avait guère de religion mais on prenait les Fêtes et le protocole très au sérieux. Si bien que tout le monde se demandait par quel prodige, vers les neuf heures, Tom et sa protégée s'étaient mis à tituber comme des ivrognes.//Quelques minutes plus tard l'homme s'était tout bêtement endormi dans son fauteuil. La fille, elle, regardait avec une telle ferveur le vicaire invité par Fanny que c'en était troublant. À chacune de ses paroles elle répétait à quel point ce qu'il disait lui semblait beau et consolant; eût-il demandé un verre d'eau qu'elle se fût sans doute mise à pleurer. Les autres, plus choqués qu'ils ne voulaient le paraître, tâchaient de parler de choses et d'autres avec Fanny, dont les yeux tristes regardaient obstinément un grand fuchsia qu'on avait oublié de retirer. (LB, 20)

La narration prend fin sur le regard fixe de Fanny, mais le poème s'y prolonge, par la plongée

de la perspective narrative dans celle du personnage, où elle se renverse et diffuse un écho. Il

se produit une confusion des perspectives qui provoque, dans la diffusion d'une intériorité

dissociée du personnage, 1' ouverture de la configuration énonciative : chant déployé dans le

renchérissement des mots sur eux-mêmes, la résonance déterminant l'état de stimmung où

avec la matérialité du sens se partage 1' être. Les poèmes qui représentent un appel à la

mémoire nous situent d'emblée à ce point d'arrivée, par la confrontation du sujet à

l'indépendance de son travail, à son fait hétérogène. On peut voir, dans la mise en forme du

souvenir, l'écriture testimoniale à l'œuvre, médiatisant l'altérité :

Turquoise. Il y a très longtemps que je n'ai pas écrit d'histoires. Or celle-ci, j'ignore pourquoi, doit absolument commencer par turquoise. Un adjectif, quoi de plus plat : nous arrivons au printemps, peut-être est-ce une explication? Les teintes de Pâques, les œufs pastel, l'odeur de beurre des rameaux bénis. Mais non.//Au fond de ma mémoire, je ne revois qu'un petit garçon de six ans qui rentre de la messe avec ses parents. Poli, bien élevé, chemise blanche et col serré. Dimanche de Pâques, en effet; eux d'une raideur de cire. Lui, mort de peur, Dieu sait pourquoi: de la paille de nylon à la place des viscères, comme dans un panier d'osier. Avec des œufs turquoise cachés là-dedans, plus ou moins à la place du cœur. (LB, 21)

139 Patrick St-Amand («Viendras-tu avec moi?». <monameriquepoesie.blogspot.ca/>, consulté le 7 janvier 2013) considère cette issue comme le produit de l'interaction, dans les poèmes en prose de Lapierre, de la poésie et du récit, lequel serait conduit «non pas à un dénouement, mais plutôt jusqu'à cet instant d'impact maximal, un nouement, pour ainsi dire, ce paroxysme émotif qui mène au vertige».

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Dès son amorce, le poème s'isole des autres en signalant la différence de son origine : le <~e»

qui raconte cette histoire n'est pas responsable des autres récits; il se distingue explicitement

des autres narrateurs. Son attention à recueillir en lui les traces du passé sans interférer ou

dépasser les limites du donné le montre soumis, face à celui qui lira son histoire, à une

exigence de sincérité complète. Il témoigne ainsi d'une réalité qui s'objective sous ses yeux,

le poème allant dans ce cas vers le récit par la création d'un personnage qui se rapporte à

l'enfant qu'a été le narrateur, nimbé d'une étrangeté qui souligne son autonomie en regard de

l'adulte. En sa qualité de témoignage, la parole du narrateur transmet la matière -

contingente, phénoménale - d'un souvenir simplement reconnu, sans y attacher

d'explications ou d'hypothèses qui en surmonteraient l'altérité (l'hésitation initiale, suivie

d'un calme renoncement, indique la présence de cet enjeu de l'écriture testimoniale). Elle

déploie ainsi une intimité librement vécue, faite d'images concrètes (objets anodins, formes,

matières, textures, couleurs, tensions), où s'inscrit un abandon contagieux. Oblative, cette

voix se dépose au sein de l'enfant («là-dedans») défini comme espace, dont les contours sont

suggérés par la contrainte du vêtement. L'instance énonciative, ouverte en vertu du

décentrement, également spatialisé («Au fond de ma mémoire, je ne revois qu'un petit

garçoiD>), où se recueille le souvenir, se déplace dans la création d'un écho : à la couleur

turquoise ayant provoqué la remémoration répond l'image du panier de Pâques sur laquelle

elle s'achève, dont le contenu caché, de même couleur, libère la rumeur en laquelle se produit

l'accord à l'autre, dans l'état de stimmung comme dans la charité selon Augustin; les œufs de

Pâques, logés à la place du cœur, font penser à quelques grelots qui en diffuseraient la voix.

Le rapport de symétrie des narrateurs aux personnages implique bien sûr, par

l'ouverture qu'il commande, le lecteur narrataire; dans le cas du souvenir d'enfance, la

création du personnage paraît même intervenir pour médiatiser la mémoire du sujet narrateur.

Le biais du lecteur est ponctuellement souligné : son interpellation par les voix narratives

illustre l'importance accordée à la destination des textes. Ces interpellations, commentées en

début d'analyse, se font sur le ton brusque et un peu moqueur de celui qui, misant sur le sens

commun, ne passe pas par quatre chemins. Elles surviennent en contrepoint de la narration

pour formuler une sorte d'aparté où sont considérées, en association avec le lecteur, la

justesse et la portée de la représentation, constituée ou en voie de l'être : «Vous ne voyez

toujours-pas? Une photo peut-être? Allez au diable./ /Refermez bien la porte en descendant.»

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(LB, 11) Leur ton familier signale l'égalité et la confiance accordée au destinataire des

poèmes, duquel est attendue une disposition réciproque; ainsi le narrateur, dans l'exemple,

postule malgré tout sa collaboration dans un jeu sur l'ambivalence de la dernière phrase qui,

isolée, pourrait s'annexer autant à la représentation du poème (un sous-sol) qu'à l'invective

qui la précède, évoquant dans ce cas une descente aux enfers. La figure du destinataire

apparaît ainsi dans son sens pragmatique d'intermédiaire permettant de créer, pour l'écriture,

un contexte testimonial, c'est-à-dire d'orienter l'écriture vers la détermination d'une

intersubjectivité. Laconiques, les «apartés» recouvrent une forme aphoristique, cristallisant

1' égalité dans un «on» ou un <<Vous» indéfini : <<La vérité stricte de la fin c'est que le reste

continue sans vous; en définitive vous n'avez jamais existé. Mises à part quelques photos,

nulle trace.//Dans les circonstances, forcément, ce n'est pas vous qu'on pleurera.» (LB, 35)

L'indéfinition du pronom .<<Vous» cohabite avec l'adresse au lecteur et tire l'énoncé vers

l'aphorisme, considéré comme une sentence dont la concision procède d'un désir de stupéfier

l'interlocuteur avec «l'autorité de l'impersonnel140».

À cette valeur impersonnelle de la parole répond l'observation critique, dans d'autres

poèmes, de la fascination exercée par le star system, qui parle le langage du Moi. La

célébrité, comme l'icône issue de la promotion médiatique (le stéréotype californien de la

<<Valley girl» des années 80141; le m~dèle maternel des «fifties», personnification du bonheur

domestique), est rapportée à un modèle d'autosatisfaction promis à la désuétude, à la perte

nostalgique. Ce modèle se montre incarné par des personnalités qui tirent leur aura

d'apparaître retranchées dans la perfection luxueuse d'un univers privé, où elles brillent de

n'avoir rien à cacher ni à désirer, de leur <.<nudité d'étoile» (LB, 57). «Jouer les parvenues»,

c'est donc, symboliquement, se dévêtir dans une mise en scène qui reproduit cet univers:

Nina se trouvait allongée, très pâle, sur le canapé du séjour. Ses vêtements étaient éparpillés tout autour, chiffonnés, arrachés à la hâte. Tellement nue que la table en laque rose, les tapis, la lampe de jade, n'avaient pas l'air d'en revenir; le Vermeer, surtout, qui ravalait bravement une indignation de majordome. Tout ça faisait assez moderne, décadent. Valley girl; Nina adorait jouer les parvenues.//C'était aussi fort triste. La pauvre habitait la banlieue de Sudbury: ce désespoir, ça lui venait chaque fois qu'elle avalait trois pilules. (LB, 27)

140 Dominique Rabaté. 1999. Pour une poétique de la voix. Paris: José Corti, p. 41. 141 Dont la série populaire « Gossip girl » se déclare actuellement 1 'héritière.

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Cette exhibition interroge la dévotion suscitée par 1 'exposition médiatique des vedettes,

interprétée comme une nudité littérale dont s'assurent les magazines people, qui font de

l'intimité et du secret une marchandise. L'attrait de ces magazines traduit la pauvreté du

domaine public : la représentation de la vie privée à laquelle ils concourent, dénuée du

caractère commun qui s'attache aux scènes quotidiennes et domestiques de la peinture de

genre néerlandaise, détermine le fantasme d'accomplir, mimétiquement, une identité qui ne

serait que par rapport à soi, et par là une consommation qui manque nécessairement soQ but,

où l'individu cherche à se posséder à travers un luxe signifiant l'assomption de la célébrité.

L'idéal promu (qui, dans le regard de Lapierre, s'adresse d'abord aux femmes -puis aux

hommes à travers elles?), loin de l'altérité relative constituée par les sujets féminins de

Vermeer, est celui d'un succès qui repose sur la notoriété, l'aisance, le contrôle,

l'affranchissement des autres; il provoque une concurrence, sollicite l'orgueil dans sa force

de séparation, au détriment de la charité et du monde commun, intersubjectivement partagé,

auxquels l'humilité ouvre la voie. Il apparaît donc comme un facteur de l'échec généralisé de

la communication dont le recueil propose par ailleurs le constat. À cette situation s'oppose la

constitution solidaire de l'écriture testimoniale, non seulement dans la poésie mais aussi dans

le récit, à partir du moment où s'y inscrit une voix qui dépasse le jeu concurrentiel des points

de vue. C'est la solidarité qui arrive à ce professeur alors que, de mémoire, il commente une

nouvelle de Tchekhov- il reprend le fil de sa pensée après s'être longuement arrêté sur un

mot du texte, «effroyable» («C'est ainsi que dit Tchekhov: "effroyable"» [LB, 60]), au

désespoir de ses étudiants :

Le professeur recommença bientôt à chercher ses mots, à regarder le plafond. «Ün ne le nomme même plus, il existe à peine. Il sent mauvais; on le bat, excusez-moi, comme un bébé. Pouvez-vous comprendre cela? Pourtant cet homme lui-même avait jadis été petit, tout petit. Et c'était ça qui l'attendait, qui se trouvait au-devant: un asile, un gardien et des coups. Excusez-moi, je vous en prie; je ne peux plus continuer.»//Ses yeux s'emplirent de larmes; il ne les baissa pas. Là où il était ce n'était pas la peine, on n'avait plus rien à soi. La dame aux améthystes revint à son cahier, se demanda comment on écrivait Tchekhov; elle ne se souvenait jamais. (LB, 61)

Le genre de la nouvelle rappelle au lecteur les brèves narrations des poèmes en prose de

Lapierre, où l'alliage de la poésie et du récit se manifesterait par la personnification de

consciences séparées entre lesquelles la voix peut établir un pont. On pourrait alors y

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observer la force d'implication de l'énonciation lyrique, et sa portée critique : l'événement

d'un témoignage qui provoque une associatiop. et introduit au commun. L'exposition du

professeur rappelle la nudité associée aux célébrités, mais procède, inversement, d'une

désappropriation. On le voit «chercher ses mots)) afin de témoigner d'une intériorité

décentrée, hors champ du moi, c'est-à-dire de l'orgueil, dans une perspective fédératrice;

«[p]ouvez-vous comprendre cela?)), demande-t-il à ses étudiants, faisant référence à une

capacité distincte de la volonté, qui quant à lui imposera sa limite: «Excusez-moi, je vous en

prie; je ne peux plus continuer». On reconnaîtra alors le «pouement)) dont parle Saint-Amant,

terme du récit où s'accomplit le poème: l'instance narrative se retourne au lieu du

personnage, produisant l'éclosion d'un espace impersonnel: <<Là où il se trouvait ce n'était

pas la peine, on n'avait plus rien à soi)). «On)) surgit par la médiation littéraire, représentée et

en acte- du narrateur de la nouvelle au professeur, par le biais du personnage de l'homme

séquestré; du narrateur du poème à son lecteur, par le biais du personnage du professeur-,

d'une empathie dont la diffusion échoue dans un contexte d'enseignement conventionnel, qui

distribue les rôles en fonction d'un rapport instrumental au savoir et à la culture : c'est en

croisant le regard de l'étudiante qui s'occupe de ses notes que le professeur, dans l'extrait,

sort de sa contemplation pour reprendre son témoignage en direction d'un accord qui rate une

seconde fois. Les italiques (présents avant l'extrait) indiquent, dans ce témoignage,

l'inscription de l'écoute à même la diction où s'objective une existence reflétée, envisagée en

l'autre. Sur cet axe de symétrie se produit l'état esthétique envisagé par Rancière depuis

Schiller, «où activité de pensée et réceptivité sensible deviennent une seule réalité142)):

simple et claire conscience d'un être rendu à sa spontanéité, auquel il est donné de pleurer.

Vécue dans les termes d'une exposition, cette expérience répond à l'étonnement que

véhicule le discours auquel succède l'aphorisme commenté plus haut; on y entend un sujet

anonyme, confronté par le voisinage de la mort à 1 'impropriété de son existence;

confrontation qu'évoque pareillement, à même la parole, le surenchérissement des italiques:

«La mort est toute proche, à présent. Il y a longtemps qu'elle est là, je sais, mais maintenant je la vois. Je la reconnais : c'est elle, et ce n'est personne. Je suis sûr de ne pas me tromper, de ne pas faire erreur. C'est elle et ce n'est pas elle; c'est moi mais ce n'est plus moi. Je n'ai jamais été là.)) (LB, 35)

142 Jacques Rancière. 2000. Le partage du sensible. Paris: La fabrique, p. 39.

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«La vérité stricte de la fin, c'est que le reste continue sans vous; en définitive vous n'avez

jamais existé», commence l'aparté sentencieux qui s'en suit, dont le ton implacable pourrait

camoufler la sollicitude qui l'inspire. Dans l'indéfinition du «vous» adressé au lecteur, une

voix inassignable est donnée à l'être en commun d'individus quelconques, dont la condition

séparée, mortelle, détermine l'existence communautaire; elle relaie la perception d'une durée

qui transcende les existences individuelles et leurs traces matérielles, durée créatrice d'une

mémoire dont se tisse la conscience subjective, toujours déjà intersubjective :

Il y eut cette image encore; un coin bas de campagne, et parmi les coteaux recouverts de chardons, une cabane de bois gris. On y rangeait autrefois une herse; des chiens couraient dans le chemin de terre sèche, une poule grattait la poussière en gloussant.//Dans le lointain, derrière la tôle du toit, les fleurs orange des épervières, les marguerites, les étoiles bleues des stellaires laissent glisser le vent. Leurs tiges dures, leurs feuilles amères sont immortelles.//Tout autour nul bâtiment, nulle maison. Rien que la cabane : tôle rouillée, portes mortes et bois gris.//Souvenirs tout le reste, chiendent d'éternité. (LB, 69)

Cette mémoire, associée à la mauvaise herbe la plus familière, réputée pour envahir

rapidement les cultures (où 1 'on verra, dans le cadre de cette analogie, une entreprise

colonisatrice), se définit par une transmission à toute épreuve, déterminant une aptitude à la

résilience, et le caractère vivant (c'est-à-dire négatif) de son héritage, qui en fait la liberté.

L'aphorisme, par le désir d'une parole impersonnelle, cherche à en toucher ou à en exposer la

fibre; c'est-à-dire à donner voix à une communauté fondée dans l'idée de l'infini -

irreprésentable sauf à se saisir de la factualité d'un réel intersubjectivement partagé. La

charité, à contre-courant de son sens acquis, ne laisse place dans cette démarche à aucune

pitié, dont procéderait un enjolivement; sa solidarité se traduit plutôt par la volonté de faire

face, avec une abnégation qui dit la préséance du collectif, à la vérité de conditions de vie

communes. La charité porte un sens du réel implacable, qui risque toujours d'apparaître

violent143 : <<Dans les circonstances, forcément, ce n'est pas vous qu'on pleurera.» (LB, 35)

En assumant cette violence apparente, Lapierre s'en prend de toute évidence au

stéréotype d'une poésie portée au rêve et à l'idéalisation, qui fait du poète un solitaire

143 Je pense au beau film de Philippe Falardeau, M. Lazhar, où le personnage éponyme du professeur, confronté, alors qu'il voudrait faire circuler le texte courageusement subjectif d'une élève (celui d'une communication orale, donné dans le film par sa voix), lequel brise le tabou qui touche au suicide de leur professeur antérieur, au refus de sa directrice, lui répond en toute candeur: «Ce n'est pas le texte qui est violent, c'est la vie qui l'est».

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affranchi du principe de réalité. Cette conception est aussi la cible du dernier poème du

recueil, lequel montre finalement- on l'a vue soulignée avant dans la nouvelle -l'association

par le témoignage dans la forme reconnaissable de la poésie :

Du/bois de sapin tendre/au grain ouvert/comme un papier d'aquarelle./Du baumier. Pauvre et blanc/bois de cercueil./Nudité/du monde que je cherche:lâme qui tremble/et qui attend/Seigneur.

«C'est ainsi, n'est-ce pas?» s'interrompit Marcelle en levant les yeux de son papier.

Son regard croisa celui d'Antoine, qui jusque-là était resté obstinément tourné vers le dehors :ce ciel, ces arbres, le sentier d'humus où ils avaient marché tantôt.

«Oui, répondit-il. Exactement ce timbre-là.>> (LB, p. 70)

Un poème est montré en son atelier. Mis en relation, de l'intérieur, avec l'expérience partagée

du dehors où il prend son origine, il apparaît comme une représentation soumise à 1' éthique

du témoignage: les regards croisés de l'auteure et de celui dont elle demande l'accord

signalent le désir d'une vision impartiale. Le jugement de l'autre sanctionne avec certitude la

justesse de la représentation en se portant sur la voix qui la donne, pour, spontanément, en

évaluer le timbre. Le poème est par ailleurs associé à la prière; on y lit le vœu d'atteindre au­

dehors une nudité rapportée au surgissement intérieur de la grâce, le <<Congé donné à la

facilité de l'apparence et du moi144>> où Michel Jarrety aperçoit l'élan du lyrisme. Le terme

féodal «Seigneur», qui nomme Dieu en tant que souverain créateur, invite à voir dans la

dévotion qui anime le poème un passage vers la charité. Le timbre de la voix, dans sa

justesse, donnerait le diapason permettant ce qu' Agamben décrit comme l'avoir-lieu d'une

singularité quelconque: la grâce d'une transcendance de l'intérieur où le réel est donné

(«C'est ainsi, n'est-ce pas?»), dedans comme dehors dans la même clarté145; alors tout

apparaît commun, il n'y a plus rien à cacher ou à révéler, ni même de moi à exprimer.

L'accord de la voix, dans son acception romantique, produit l'entente d'une pluralité qui

ouvre un domaine public d'apparition, et de cette façon suscite un mode «communicationnel»

de pensée. L'énonciation lyrique, en tant que témoignage, naît d'un appariement à l'autre qui

144 Michel Jarrety. 1996. «Sujet éthique, sujet lyrique». Dominique Rabaté (dir.). 1996. Figures du sujet lyrique. Paris: PUF, coll. <<Perspectives littéraires>>, p. 142. 145 Le témoignage, par le décentrement, la communauté qu'il appelle, abat les cloisons du moi, soumettant dedans et dehors à la même appartenance au réel. Comme l'écrit Lévinas, «[l]e dépassement de l'existence phénoménale ou intérieure, ne consiste pas à recevoir la reconnaissance d'Autrui, mais à lui offrir son être.» 2009 [1971]. Totalité et infini. Essai sur l'extériorité. Paris: Le livre de poche, coll. <<Biblio essais», p. 199.

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la rend en quelque sorte inassignable; c'est ce qu'invite à reconnaître la vulgarisation du sujet

lyrique dans Là-bas c'est déjà demain, qui insiste sur la mobilité du lieu d'où parle le poème

- continûment, banalement.

Le poème, tel que le représente Lapierre, s'engage donc par la voix. C'est sur elle que

porte son discernement. Au point où elle touche arrive le poème et vient au sujet, si on me

permet d'écrire une telle chose, le réel. La factualité affirmée de sa représentation reflète, au­

delà de sa justesse, le sentiment de sa légitimité, c'est-à-dire qu'elle se soutient d'une

revendication de souveraineté. Je propose d'y voir le saisissement de ce qui chez Habermas

se nomme la conscience normative: l'induction d'une (re)connaissance et d'un jugement

pratique investis d'un critère de légitimité. Un éveil qui semble toutefois cause, chez les

personnages de Lapierre, de ce bris qu'on entend par l'expression dysfonctionnement social.

Le cours de littérature, dans la scène commentée précédemment, est une catastrophe : que

pour le professeur s'ouvre, dans l'amour du prochain, l'espace d'une conduite

inconditionnelle provoque une rupture irritante dans le règlement conventionnel des rapports

sociaux, le temps compté d'un ordre attendu des choses. La dépression se montre aussi liée à

l'alerte de la conscience normative, alerte se traduisant par une écoute, une attente, un appel

qui s'exacerbe d'être sans réponse et (re)conduit à l'épuisement:

Le docteur avait beau dire, les calmants n'agissaient pas. Depuis vingt jours -France les comptait, elle comptait aussi les heures et les minutes; ses doigts pianotaient même les secondes tandis qu'elle parlait au téléphone avec Suzie, ou qu'elle attendait devant la cafetière que le voyant s'allume- depuis vingt jours elle s'agitait tellement qu'il lui semblait s'être endurcie comme de la come, avoir au lieu d'une âme des mandibules de grillon. Plus faim, plus soif, plus rien; quand elle marchait les perles bleues de son collier faisaient clic, clic contre son âme de plastique, et dans 1' ombre sèche de sa chambre, le soir, ses cheveux de nylon craquaient des éclairs jaunes, sentaient le feu d'amadou. «Une folle, Fran. Tu ne pourrais pas t'arrêter juste un moment? Une seconde, pour l'amour?))

Mais non. Plus de temps, plus d'amour, plus de Fran; rien qu'une foutue folle, une déglinguée. <<Bon, je te rappelle plus tard.

-Demain?

-C'est ça, demain.))

Fran raccrochait les dents serrées : «Si j'y arrive, murmurait-elle à la bouilloire, à l'abat-jour, au calepin rempli de gribouillis. Mon Dieu, je n'en peux plus.)) (LB, 25-26)

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La source de l'attente et de la nervosité du personnage est rapportée au lieu - commun,

mobile - de l'énonciation lyrique: «depuis vingt jours elle s'agitait tellement qu'il lui

semblait [ ... ] avoir au lieu d'une âme des mandibules de grillon»; il émane de France un

appel issu d'une intériorité qu'elle identifie à l'âme, une sorte de stridulation cherchant

désespérément un écho. Cette revendication, comme l'attente que dit également le

poème/prière analysé précédemment, rappelle la perspective critique que fonde, dans Profil

de l'ombre, le sentiment amoureux dédié à l'absente. Son appel demeurant sans écho, France

est soumise à une déréalisation; son regard s'accroche aux objets domestiques manufacturés,

elle baigne dans un univers synthétique sans densité, qui ne parle qu'à ses nerfs, ne suscite

que des réflexes. Le temps presse, mais n'imprime chez elle aucune orientation; sa folie est

une disharmonie, elle est «déglinguée», déconditionnée, sortie de son orbite dans 1' ordre

fonctionnel des choses. La présence d'un calepin gribouillé fait pendant à l'impuissant

médium téléphonique : ses notations désorganisées rappellent le cricri issu de France, amour

en quête de répondants, par où elles évoquent les signaux télégraphiques d'un individu en

détresse, signalant frénétiquement sa présence, cherchant à établir une communication au­

delà du milieu proche. Ce serait là l'inspiration et la puissance du poème, en son caractère

testimonial: produire, par le biais d'un destinataire inconnu, une médiation du réel qui s'en

prenne aux murs lorsqu'ils se révèlene46• La visée de cette médiation s'inscrit en creux dans

la manie de France, comme l'objet insaisissable du manque («Plus faim, plus soif, plus

rien»); il s'agit tout bonnement de la réalité. Le poème, inaccessible, lui présenterait l'issue

d'une réalisation: l'accès à une vision sentie, légitimée des choses, signifiant le

recouvrement d'un sens pratique, d'une orientation.

Le personnage de George Prentice Goudge, dans deux autres poèmes (dont le récit,

ou plutôt le musement, se continue de l'un à l'autre, reprenant son fil par-delà l'intervalle

146 Je pense au vers de Saint-Denys Garneau:« Comment voulez-vous danser j'ai vu les murs». 1970. Poèmes choisis. Montréal: Fides, coll. «Bibliothèque canadienne-française, p. 20. Dans un recueil paru cette année, Michaël Trahan le plaçait en exergue d'un chapitre baigné d'une solitude urbaine, sur laquelle plane une attente qui parfois se résout par la visite du facteur : «je me demande si je dois me lever/faire la moitié du chemin tant pis/j'attends je me demande des choses j'attends/quand il est là je prends la lettre je dis merci/je sais toujours quoi répondre». 2013. Nœud coulant. Montréal: Le Quartanier, coll. « Série QR », p. 132. Je ne peux que souligner que le vers en exergue du chapitre suivant, intitulé «cette clarté-là» (une lettre), est de Lapierre; il provient d'Aimée soit la honte : «Qu'attend de toi la vérité? »

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d'une vingtaine de poèmes, l'espacement d'autres voix - ligne mélodique déportée en

contrepoint, dans l'ensemble polyphonique du recueil?), apparaît, lui, en possession du sens

d'une normalité vraie, faisant foi d'orientation. L'idée d'un ordre <<naturel», entendons

«moral», des choses lui permet de juger l'ordre existant et de tenir une ligne de conduite:

une éthique chaleureuse venue du désabusement, qui prononce un renoncement et mise sur la

sympathie, faisant de ces poèmes une élégie. Le désabusement représente, en quelque sorte,

une alternative à la dépression; il en émane un certain confort, celui d'une écoute empathique

du réel, qui réalise sans drame le gâchis :

D'ordinaire, pour George Prentice Goudge, la journée commençait mal.//Non seulement lui fallait-il se lever tôt- six heures quinze, six heures vingt- mais encore prendre une douche entre le moment où le locataire d'en haut (Poplinski) actionnait sa chasse d'eau et celui où le locataire d'en bas se décidait à prendre un bain. Faute de quoi un jet d'eau brûlante (Poplinski) ou glaciale (Janovitz) interrompait brutalement ses ablutions.//Cinq fois la semaine, George P. Goudge répétait ainsi les mêmes gestes, se préparant de la sorte à apporter sa modeste contribution à l'édifice du savoir: en termes concrets, une baraque de briques jaunes qui bouchait complètement, au bout de l'avenue Gwynn, le flanc ouest du coteau, et par conséquent la vue qu'on aurait dû avoir de là sur le Collège et les jardins municipaux. (LB, 28)

Pour ce qu'on y perdait, songeait le jeune homme, ce n'était pas la peine d'insister: le pavillon médical d'Hills View n'était qu'un bête bâtiment de plus à faire obstacle à l'ordre naturel des choses, qui se vengeait de l'affront comme il pouvait. (Lorsqu'il tentait de lutter dans la montée de l'avenue Gwynn contre les bourrasques du vent d'ouest, George se représentait parfois l'ordre des choses à la manière d'un steeple­chase, la nature étant figurée dans son esprit par les chevaux, et les obstacles - haies, murs, fossés- par les travaux des hommes, bref le progrès. Enfin, peu importe.)/111 suffisait de dire qu'à cause de son emplacement particulier, le pavillon médical d'Hills View était responsable à la fois devant les hommes et devant Dieu de la détérioration du paysage, des rafales de vent froid, et du fait que d'ordinaire, comme il a été dit précédemment, les journées de George Prentice Goudge commençaient plutôt mal. (LB, 67)

D'emblée, la vie de Goudge nous apparaît située dans un réseau de relations égalitaires, unie

par une communauté de condition à celles des autres résidents de l'immeuble où il habite -

solitudes se répondant d'un logement à l'autre, telles les voix décalées du contre-chant, unies

à travers leur écart; de soi à l'autre comme de soi à soi147• Avec ce portrait d'homme du

147 Nous reviendrons plus loin sur le sens de l'écriture contrapuntique chez Lapierre, qu'il évoque lui­même, sans toutefois faire référence à son travail, dans ses essais Figures de l'abandon et L'atelier

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commun, la vulgarisation du sujet lyrique produit sa figure la plus proche de l'archétype. Le

nom du personnage, réitéré au complet, ressemble à une étiquette, ce qui lui confère un

caractère quelconque dont il se saisit lui-même lorsqu'il observe son existence et ses ratés

sous l'angle du collectif, avec détachement. Les questions d'urbanisme qui se présentent à lui

traduisent, au-delà du souci du bien commun, un amour : sous 1' aménagement existant de la

ville, aperçu dans la forme autocentrée d'un circuit fonctionnel hétérogène à la nature,

incluant l'homme, se dessine l'idéal d'un milieu plus matriciel, dont les réalisations seraient

portées par la charité. Issue d'une bonté de l'homme pour l'homme, l'architecture ferait

montre d'une véritable grandeur, dont voudraient faire illusion les termes pompeux avec

lesquels la classe politique porte sur la réalité une fausse lumière, supercherie que dénonce la

traduction, «en termes concrets», de la dénomination «édifice du savoir». Le discours de

Goudge, réfracté dans celui du narrateur, mise sur la connivence d'un esprit terre à terre, par

où il évite d'insister et s'appuie sur l'humour. La chute du deuxième poème, sous forme

d'apologue, rapporte ce pari (d'une communauté cachée) à sa source; à travers l'idée d'un

jugement associant les hommes à Dieu se présente la référence dont vit, fondamentalement,

toute forme de résistance politique, toute démarche d'émancipation: l'idée de l'humanité, en

tant que sujet moral autonome. Il n'est pas anodin que l'expression grandiloquente «édifice

du savoin> soit finalement rapportée, dans cet apologue, à un lieu dédié à la recherche

médicale; l'importance accordée à ce lieu, dont le bâtiment cristallise l'absurdité et la

violence d'une civilisation aveugle à la nature, s'associe aux quelques références à la

psychiatrie dans le recueil (dont une au service de psychiatrie externe de l'hôpital d'Hills

View) pour proposer l'image d'une médecine vouée à adapter l'homme à un cadre

d'existence qui apparaît soustrait à toute modification - <<naturalisé» au détriment de

1 'homme, sur lequel la médecine intervient pour traiter des pathologies socialement

déterminées (on se rappelle que France, dans le poème analysé précédemment, prend des

«calmants» censés résoudre son malaise). Le titre monumental apposé à l'institut scientifique

situe cette distorsion au plan général du rapport à la connaissance : le «savoir», conservé à

l'écart des citoyens, entre les murs d'un édifice qui surplombe la ville, apparaît comme la

source de l'autorité et du pouvoir d'action d'une administration rationnelle par rapport à ses

vide, où il se réfère notamment au grand interprète de Bach - maître du contre-point - que fut Glenn (Herbert) Gould, dont le nom complet n'est pas sans évoquer celui du personnage de Lapierre.

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fins, qui y puise des solutions justifiées d'un point de vue instrumental, mais absurdes à

hauteur d'homme. La conscience normative est une conscience morale, qui s'écarte d'une

perspective fonctionnelle érigée en principe de réalité pour accueillir des justifications qui

dépassent 1' ordre - immédiat, contextuel - des besoins et des intérêts, reconnues et assumées

en position de responsabilité - «devant les hommes et devant Dieu». Dans cette formulation,

la pluralité fait référence à 1' espace politique tel que le médiatise la figure de l'inter homines

esse; médiation à laquelle recourt Goudge, et depuis laquelle il forme l'idée d'un «progrès»

contraire à «l'ordre naturel des choses>>, aperçoit la destitution de la souveraineté

démocratique par la raison instrumentale.

Dans Là-bas c'est déjà demain, cette destitution prend d'abord la forme de l'emprise

néocoloniale des lois fonctionnelles du marché, laquelle apparaît déterminer, par

l'intermédiaire du star system, une compulsion à achever l'identité par la consommation.

L'affaiblissement de la raison communicationnelle où se retire la présence rend vulnérable au

pouvoir normatif d'une machine publicitaire habile à frapper la corde de l'être, pour diriger,

c'est ce que montre Lapierre, le désir vers l'accomplissement que présentent les célébrités. Le

retour à la lyrique amoureuse, dans les recueils successifs Viendras-tu avec moi? et Fais-moi

mal Sarah, prend le mal à la racine.

2. AMOUR DÉROBÉ- ET CACHÉ : LECTURE DE VIENDRAS-TU AVEC MOI? ET FAIS-MOI MAL SARAH

Parus la même année, ces recueils se situent en continuité de forme et de projet. Ils

introduisent dans la structure qui les précède des poèmes versifiés, une énonciation en

première personne et des lettres d'amour et des prières dont l'identité de procès est soulignée

par une calligraphie italique qui les distingue; signes d'une énonciation lyrique traditionnelle

jouxtant les scènes narratives des recueils antérieurs (où prend par ailleurs place, surtout dans

Fais-moi mal Sarah, la thématique amoureuse). Cette cohabitation, comme il a été dit

précédemment, revêt un caractère polémique; elle invite à chercher un dénominateur commun

aux diverses formes en présence, qui en constituerait le caractère poétique. Dans ce cadre, ce

sont d'abord les formes épistolaires où s'exprime la dévotion qui retiennent l'attention, par

leur fréquence dans Viendras-tu avec moi? (premier des deux recueils) et par la ferveur de

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l'adresse à l'être aimé. Amour «dérobé148» et adoration religieuse s'y rejoignent dans

l'élaboration d'un rapport conscient à l'idéal, rapport endeuillé où se cherche davantage une

orientation qu'une voie de sortie, aperçue dans son versant fusionne! où il dérive vers

l'idolâtrie qu'inspire la célébrité, telle que représentée dans Là-bas c'est déjà demain. Le

poème d'ouverture de Viendras-tu avec moi? met sur la voie de cette lecture associant amour

passionnel et culte de l'idole en peignant l'admiration fanatique pour une chanteuse sous le

même jour que l'état de dévotion dans les formes épistolaires à venir:

Deux heures du matin. Dans la loge de Virginie Paulowska, la chanteuse, une fanatique du Sunset prolongeait l'entrevue avec une ferveur désespérée.//La pièce était minuscule. Perle et velours, une intimité presque amoureuse; mais 1 'entretien n'en finissait pas. À mesure que s'estompait l'éclat rude, l'électricité du spectacle, les silences devenaient lugubres et donnaient à la pièce une lourdeur de mausolée./ /Finalement la journaliste referma son calepin, dans lequel elle n'avait pas noté plus de trois phrases. Son regard glissa sur une gerbe de pavots, un collier gris, un corsage noir, et revint se poser sur la main de la chanteuse. Virginie, Virginie.//Ses doigts tremblaient. (VM, 11)

La représentation de la loge de l'idole et l'échec de l'entrevue -l'impuissance du langage, où

se reflète celle du poème (il s'agit aussi d'une écriture empêchée), à établir une relation dans

ce contexte- montrent la pulsion de mort dans la passion amoureuse. C'est à la quiétude pure

que vise la réunion avec l'adulée, dans le confinement d'un espace privé, utérin, où s'abolit la

distance dont part le dialogue. La réitération du nom propre illustre la tension vers ce lieu

qu'il contient, dont l'invocation, dans les lettres d'amour qui suivront, entraîne une

multiplication de l'adresse, déclinée en symboles de la fusion souhaitée: «Tu es mon golfe

d'ombre, ma noire corolle, mon anémone, ma vallée de l'Érèbe» (VM, 29), <<mon aimée, mon

infinie, ma sainteté; mon heure morte et mon indifférence» (VM, 37). Cette symbolisation

déploie un espace nocturne auquel fait référence le titre du journal (le Sunset) pour lequel

travaille celle qui conduit l'entrevue; elle traduit ainsi une aspiration au retrait, le désir d'une

immersion - voluptueuse, anéantissante - dans la cache d'une intériorité soustraite à la

lumière du monde, dont cette prière est l'expression directe: «Mon Dieu,//Laisse-moi me

perdre enfin dans ce murmure; noire ta voix, noir ton parfum.//Enlève-moi, couvre-moi

148 René Lapierre. 1996. Viendras-tu avec moi? Montréal : Les Herbes Rouges, p. 45. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle VM, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

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d'ombre; prends mon désarroi ma mort, sois, oh! sois ce que j'ai de plus tendre et de plus

ardent.» (VM, 55) Le report du regard de la journaliste sur les objets qui entourent son idole

signale le caractère fétichiste, la puissance métonymique des produits de luxe proposés à la

consommation, comme une promesse de ravissement. La collection, par le regard, de choses

appartenant à l'interviewée relève du même réflexe que celui qui commande la préservation -

de reliques, vénérées pour leur aptitude à rappeler, de la partie au tout, la présence auratique

du saint. C'est parce que l'objet de l'amour se dérobe à l'approche que le regard glisse sur ce

qui l'enserre (pavots, dont les plus communs sont les rouges, symbole de Morphée et des

disparus, fleurs d'un jour au centre gris et noir où loge la source de puissants narcotiques,

telle Virginie en son collier gris et corsage noir), signes élégiaques de la perte collectés par le

report du contenu sur le contenant. Il s'agit de la définition d'une forme à revêtir, où se

projeter pour en imiter la séparation (la virginité qu'évoque le prénom de l'adulée), se perdre

au monde par l'étanchement du désir. L'idole apparaît ainsi comme le signe de l'âme, <<profil

de l'ombre» dont l'approche relève de la pulsion de mort, vise l'appropriation d'un contenu

qui correspond à l'anéantissement du sujet. C'est ce qu'indique la conversion de la loge en

mausolée, monument donnant lieu à l'être disparu, à l'amour en rappelant l'écho: entente de

la part immatérielle de 1' être qui délimite une intériorité, ombre ou âme, et produit ainsi un

retrait. Cette délimitation apparaît comme le but de la passion amoureuse comme de la

dévotion religieuse, poursuivi dans les voies opposées que représentent la consommation et

l'ascèse: union à l'aimé, étanchement du désir, repli sur le sentiment possédé de l'amour

(«sois ce que j'ai de plus tendre et de plus ardent», dit la prière) impliquent le même

recueillement, signifiant l'abolition de l'altérité, l'assomption d'une complétude, du monde

en soi d'une identité qui ne fait plus partie. On y verra l'horizon désiré de l'anorexie :

Il émanait de son désespoir, de son emmurement, une fièvre qui laissait interdit./ /Depuis dimanche elle ne buvait plus que de 1' eau; de tout petits verres, d'exactes larmes dont son âme seule consentait à s'emparer. Elle n'allait pas mourir, disait-elle; elle était déjà morte. Il y aurait simplement plus de lumière, plus d'espace, plus de paix./ /Et dans ta claire nuit, mon aimée, ma sœur, tous ces baisers que j'apprendrai à te donner. (VM, 23)

Le retour à soi de 1' amour rêvé dans 1' image des baisers en boucle attribue un caractère

narcissique à l'idéal que tend à réaliser l'amour passionnel; l'oxymoron «claire nuit»

s'associe à sa symbolisation dans les deux poèmes précédents, où le premier nom d'amour

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attribué à la destinataire des lettres - <<Elissa, mon obsidienne» (VM, 22) - apparaît

accompagné d'un poème qui en élabore le sens:

Serai-je jamais que ce désordre/qui s'agite en moi?/Craie et charbon, poussières sommeillant/informes dans l'argile et la pierre/la plus noire?/Rien que cela?//Oui./Détresse aveugle pour le reste;/masse de grès gisant/à la place du cristal dont mon âme/a voulu et veut encore. (VM, 21)

Le mot «obsidienne» désigne une pierre magmatique noire, vitreuse et lisse : grès devenu

cristal. L'expansion à l'horizon de l'ascèse («<l y aurait simplement plus de lumière, plus

d'espace, plus de paix»), dans la «claire nuit» de la fusion amoureuse, traduit le désir d'une

stabilisation où la nuit délimitant l'intériorité («cela») se cristalliserait dans la forme exacte

d'une identité accomplie, immanente au sujet, qui ne serait plus par rapport- à l'autre, au

dehors : territoire homogène, affranchi de toute intrusion. Une telle expansion fait

l'événement du rapport amoureux dans Viendras-tu avec moi?; elle ne s'y inscrit pas

seulement comme attente, mais en marque aussi l'origine. L'écho de l'autre dans l'intimité

du sujet provoque la rupture d'une transcendance: il se produit un déploiement, une

exhalaison, de l'ouverture. Le partage, la mobilité de l'être crée de l'espace tout en imposant

une incomplétude et le désir de la résoudre - de combler 1' écart entre soi et la béatitude reçue

en 1' état amoureux, 1' état de stimmung : adhésion à l'être dans un baiser (<<mon aimée, ma

sœur>>) où on pourrait voir le «bouchoreille» du poème. Le désir se porte ainsi vers son

origine comme vers une embouchure :

Elissa,//Au bord de la mer, le long d'une plage que la nuit rend semblable à une allée de cloître, je regarde la lune; les dunes mauves pleurent du mercure, du vif-argent dont je bois à la hâte les baisers dans ton calice sombre, mon amande, ma nudité, mon lys d'amour.I/Mon corps regagnera bientôt son lit de corail, loin, loin de cette dalle où se perdra ce qui me reste, où je ne serai plus que ta nuit : ce moment le plus ouvert et le plus tendre, mon abandon et ma brisure, mon obsession, mon dépays.//Alors tu m'étreindras de toutes tes forces, et tu m'arracheras de moi. (VM,40)

L'expression «calice sombre» désigne l'expérience d'une consubstantialité qui se traduit par

un épanouissement, une mise à nu. La dévotion pour l'aimée semble répondre à l'appel d'un

accomplissement identitaire, où se perdrait la référence au monde et à soi: le jeu des

pronoms personnels inscrit dans l'adresse une altérité relative - de «ton calice sombre» à

«mon amande, ma nudité, mon lys d'amoun> l'objet de l'amour s'intériorise, se confond au

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sentiment amoureux- que vise à annuler, avec la réalité terrestre, incarnée (plage, lune, «ce

qui me reste»), la fusion amoureuse dans une mer sans relation, sans dehors : «mon horizon,

ma délivrance, plus rien ne me séparera de toi» (VM, 44). L'expression «dépays», dans le

contexte post-référendaire où paraît le recueil, invite à considérer cette issue en regard de

l'idéal souverainiste. On songe à la rhétorique de la fondation d'un territoire culturel critiquée

dans Écrire l'Amérique, rhétorique portée par le rêve d'une collectivité réunie, faisant don à

ses membres d'une identité heureuse, dont on trouve chez Anne Hébert une formulation

célèbre où on reconnaîtra les polarités de la lyrique amoureuse chez Lapierre :

Notre pays est à l'âge des premiers jours du monde. La vie est ici à découvrir et à nommer; ce visage obscur que nous avons, ce cœur silencieux qui est le nôtre, tous ces paysages d'avant l'homme qui attendent d'être habités et possédés par nous, et cette parole confuse qui s'ébauche dans la nuit, tout cela appelle le jour et la lumière149

Dans cette représentation, l'affirmation nationale, par la lumière qu'elle appelle, tend à

effacer les polarités du dedans et du dehors, du privé et du public - 1 'obscurité, la confusion,

le silence font référence à l'intimité des consciences, destinée à s'ouvrir au grand jour du sens

communautaire, pour former la géographie du territoire culturel à fonder (découvrir, nommer,

éclairer, habiter, posséder: «rhétorique de la Genèse, du (re)commencement150» dont

Lapierre invite à se détourner en faveur d'une référence à l'Amérique, gage de continuité).

On y retrouve l'élan d'un épanouissement, d'une mise à nu, d'un accomplissement identitaire

dont supplient, comme d'une rédemption, les lettres-prières de Viendras-tu avec moi?, où à

l'opacité, au balbutiement, à l'informité qu'évoque Hébert s'associent la. honte et la

projection d'un être supérieur. La honte et la référence religieuse ne sont pas sans faire écho à

la dynamique de libération de la révolution tranquille. À l'horizon d'une identité heureuse de

la nation québécoise, affirmée dans ses institutions et libérée de la contingence de son destin,

que présente le slogan «maîtres chez nous» (où l'idée de maîtrise - d'appropriation et

d'aisance- n'est pas sans lien avec ce que Réjean Ducharme nomme, dans L'hiver de force,

149 Anne Hébert. 2013 [1960]. «Poésie, solitude rompue». Œuvres complètes, t. 1. Montréal: PUM, coll.« Bibliothèque du Nouveau Monde», p. 291. 150 Pierre Nepveu. 1998. Intérieurs du Nouveau Monde. Montréal: Boréal, coll. «Papiers collés», p. 162.

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la «Contre-Culture de Consommation, la CCC151») s'oppose l'inévitable rémanence du

sentiment religieux, du rapport au dehors que constitue une identité morale qui ne peut

qu'échapper à l'appropriation- faille que marque la posture énonciative étudiée dans Là-bas

c'est déjà demain, commune aux diverses instances de discours. Le sens, la vérité, l'être ne

sont donnés qu'en commun, mais ce commun, inconvertible en identité, ne peut être touché

que dans la mesure où il apparaît dehors, dans la perspective éthique du langage. Le commun

n'est jamais qu'un moment, la grâce d'une limite où la pensée est exposée à ce qui n'est pas

elle, à une réalité qui ne se manifeste que contingent~ - qui ne peut être saisie, intégrée

comme quelque chose de pensable ou de seulement possible. Les conclusions de la raison

communicationnelle ne peuvent déterminer la volonté qu'en vertu de la contrainte qu'elles

exercent lorsque nous y acquiescions. Comme le dit si bien Habermas, adoptant la

perspective de Kierkegaard, <<Wle morale post-conventionnelle de la conscience (morale) ne

peut devenir ce autour de quoi se cristallise une vie conduite en conscience que si elle

s'inscrit dans une compréhension religieuse de soi152>>. Le seul milieu possible aux écarts de

la vie morale que sont, dans les termes de Schiller, la sauvagerie et la barbarie («il y a deux

façons pour l'homme d'être en opposition avec lui-même : il peut l'être à la manière d'un

sauvage, si ses sentiments imposent leur hégémonie à ses principes; à la manière d'un

barbare, si ses principes ruinent ses sentiments153») consiste à reconnaître le défaut de sa

puissance, c'est-à-dire son incomplétude, et à vivre d'une tension vers le commun. Je prends

ici appui chez Arendt, citant Karl Jaspers (dont la philosophie a ouvert la voie à la théorie de

la communication d'Habermas):

[1]1 n'y a de la réalité pour l'homme que dans la mesure où il se meut dans sa propre liberté fondée sur la spontanéité et qu'il est orienté« dans la communication sur une autre libertë54»;«si la vérité est liée à la communication, la vérité elle-même ne peut être qu'en devenant et, dans sa profondeur, elle n'est pas dogmatique, mais communicative.» [ ... ] Agir et communiquer rationnellement, c'est se placer au plus

151 Réjean Ducharme. 1984 [1973]. L'hiver de force. Paris : Gallimard, coll. <<Folim>, p. 189. 152 Jürgen Habermas. 2008 [2005]. Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie. Paris: Gallimard, coll. «NRFIEssais», p. 44. 153 Friedrich Schiller, cité par Pierre Hartmann. 1997. Du Sublime (de Boileau à Schiller). Strasbourg: Presses Universitaires de Strasbourg, p. 122. 154 Hannah Arendt. 2002 [1994]. Qu'est-ce que la philosophie de l'existence? Paris : Payot et Rivages, coll. <<Rivages poche/Petite bibliothèque», p. 67.

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près de l'anticipation du transcendant - pour Jaspers -, du règne des fins - pour Kant155

La souffrance associée à la passion amoureuse, c'est ce que montre Lapierre dans Viendras­

tu avec moi? et Fais-moi mal Sarah, ouvre un passage vers le lien politique que constitue la

comparution inter homines. La douleur de l'incomplétude, au final voulue pour elle-même­

c'est ce qu'indique le titre Fais-moi mal Sarah, rapporté au poème où il est question d'une

Sarah : «Sa beauté me fait mal. Même quand elle est là, devant la fenêtre, à moudre du café.

Même pour rire, dans ses nylons noirs; ça me fait mal, comprenez-vous? Je voudrais être son

sang, ses mains, ses joues, tout le sel de sa peau156» -, se mue en charité dans les lettres­

prières des deux recueils; l'amour lointain, parfois interpellé d'un «tlm anonyme, y recouvre

les traits volatiles du prochain, dans la position du destinataire auquell'auteur(e) des lettres

(dont la figure se déplace aussi), aspire à s'associer dans une vision commune. Écris-moi,

disent les lettres, je n'entends plus ta/notre voix, je suis sans repos; la supplication sourd de

l'écart honteusement vécu du soi au nous, à l'être commun, que vise à franchir une écriture

testimoniale faisant vœu de clarté. Le déchirement de la passion impose un deuil par où se

connaît cet écart qui la fonde et le désir de le franchir; désir-détresse, qui sauve de se savoir

insuffisant, et insoluble, de résister aux mirages : «Solomon se moqua: "Et de quoi se

plaindra donc le pêcheur, lorsque Dieu l'aura absous? Là où tu souffres, mon frère, là se

trouve ton salut." 157» (FM, 61). On verra dans l'acceptation du hiatus le renoncement, la

«résistance identificatoire» dont parle Lapierre dans Écrire 1 'Amérique; résistance à la fausse

nécessité d'adhérer «à telle ou telle forme de culture ou d'existence158» dans laquelle nous

entretient la promotion médiatique à l'origine du star system, par l'idéal iconique d'une

immanence à soi-même qui constitue l'horizon du désir passionnel comme d'une affirmation

nationale tendanciellement rapportée à l'assomption d'une identité culturelle, territorialement

155 Ibid., p. 19. 156 René Lapierre. 1996. Fais-moi mal Sarah. Montréal : Les Herbes Rouges, p. 31. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle FS, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. 157 Il existe une grande continuité entre les recueils de Lapierre, dont les personnages reviennent de l'un à l'autre. Le personnage de Solomon deviendra central dans L'eau de Kiev, qui fera l'objet de l'analyse au prochain chapitre. Il y est par ailleurs fait allusion à l'échange qui le place ici face à un personnage de révérend. 158 René Lapierre. 1995. Écrire l'Amérique. Montréal: Les Herbes Rouges, p. 13.

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représentée. Qu'en ce renoncement se trouve finalement le «salut», c'est-à-dire la voie de

l'autonomie politique, de l'autodétermination, c'est précisément ce que découvre les

objectivistes aux États-Unis. En disposant à la raison communicationnelle, la détresse que

Lapierre montre associée au sentiment de notre insuffisance convoie un engagement, une

association égalitaire à autrui qui représente notre chance de nous dérober aux pouvoirs

normatifs, non politiques de forme, qui nous façonnent et nous gouvernent, à l'attraction de la

marchandise et à la morbidité du cynisme par l'entretien d'un rapport au commun, au dehors

. du sens, de la vérité, des faits - pays désiré auquel fait référence le mot «ground» chez

Oppen. Je reviens à la description donnée par Lapierre de la médiation du réel par le poème:

<<Pas de lieu, pas de but: que des objets, des êtres dont une forme cherche à recueillir l'écho

pour le donner à l'autre, l'offrir à qui ne m'est pas connu, comme le don et la surprise de ma

propre part d'ombre et d'ignorance159». Elle met l'accent sur l'altérité relative produite avec

le rapport vécu au réel dans l'écriture testimoniale; relation entre anonymes, d'une solitude à

l'autre, qui loin de résoudre la séparation- d'appeler, selon les mots d'Hébert, «le jour et la

lumière» sur une identité collective- génère plutôt de l'intériorité, de l'écart. C'est ainsi un

sujet doublement excentré qui s'affirme: du dedans, du fait que la source de la sensibilité

échappe à l'entendement, et du dehors par le partage, le retour à soi aléatoire d'une identité.

L'ombre, associée à l'âme dans Profil de l'ombre, pourrait délimiter le domaine privé

inaliénable que constitue, dans le cadre théorique de la nation civique, l'individualité morale

du citoyen : lieu commun pluriel dont le titre du premier recueil de Lapierre tracerait les

contours avec ceux du sujet lyrique, et à la porte duquel viendrait cogner le poème, «dans une

langue travaillée par le souci de sa provenance et de sa destination160». Il y a bien, dans ce

souci d'une relation, sur lequel insiste Maulpoix qui y voit le «principe actif 61» du lyrisme,

une visée identitaire, mais qui cherche son bien au-delà de tout cadre d'appartenance. Le

lyrisme, tel que le représente Lapierre à travers la mise en forme épistolaire de la passion

amoureuse, chercherait un <<nous» qui déborde toute communauté générique : une

159 René Lapierre, op. cit., p. 15. 160 Jean-Michel Maulpoix. 2009 [2000]. Du lyrisme. Paris : José Corti, p. 424. 161 Ibid., p. 15.

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intersubjectivité fondée dans la «vision eschatologique162» où Lévinas identifie la possibilité

de l'éthique, par la rupture de la totalité que constitue un contexte historique susceptible de

justifier l'extrémité de la guerre. Une telle vision, on l'a vu, détermine d'entrée de jeu le

romantisme; elle accompagne la naissance du lyrisme et dérive, avec la figure du mage

romantique, vers un prophétisme contre lequel prévient Lévinas : «[1' eschatologie]

n'introduit pas un système téléologique dans la totalité, elle ne consiste pas à enseigner

l'orientation de l'histoire. L'eschatologie met en relation avec l'être, par-delà la totalité où

l'histoire, et non pas avec l'être par-delà le passé et le présene63.»

On pourrait ainsi considérer, avec Rabaté, le lyrisme comme un geste d'interruption,

qui intervient - sur la manière davantage que sur le fond; Rabaté ne parle pas de discours

social, mais d'usage courant - dans le «flux langagier» où se matérialise la totalité du

contexte, de façon à singulariser <<UD. destinataire toujours à venir164»: événement d'une

parole qui dans sa singularité expose la séparation que camoufle un lien social fondé dans les

valeurs d'usage du discours courant (ressassement qui détermine l'état de barbarie selon

Schiller, par la dissociation du dire et du senti, du pensé) en sollicitant une association,

comme une demande de sens. Le défaut du lien social, reconnu, donnerait place au lien

politique qu'implique cette demande, que je vois portée par le désir de toucher l'autre comme

soi-même dans la «compréhension religieuse de soi» dont parle Habermas. On se trouve ainsi

conduit à imaginer une relation de nature paradoxal~, où s'articule une double séparation:

face au contexte formant totalité, par l'intériorité de la <<Voix du cœun> des romantiques, qui

devient celle de la demeure chez Lévinas; face à autrui, par l'incomplétude associée à

l'égalité contraignante de la charité. L'énonciation lyrique chercherait en l'autre l'écho d'une

intériorité séparée, fondée dans l'idée de l'infini, le désir d'une signification sans contexte.

Elle se produirait ainsi sur le mode décentré (voire déchiré, comme l'indique son rapport à la

passion chez Lapierre) d'un <<je/nous» où se rénove le monde; épiphanie d'une beauté, d'une

162 L'expression désigne la portée transfiguratrice d'une observation du présent exercée depuis l'idée (indéfinie) d'une finalité inhérente à l'humanité et/ou au monde (l'étude des diverses formes de cette idée - dont celle, chrétienne, du jugement dernier - circonscrit en théologie le domaine de l'eschatologie). 163 Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 7. 164 Dominique Rabaté. 2006. «Interruptions- du sujet lyrique>>. Watteyne, Nathalie (dir.). Lyrisme et énonciation lyrique. Montréal!falence, Nota Bene/Presses universitaires de Bordeaux, p. 42.

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extériorité «étrangère aux besoins165», dans l'espace intermédiaire où prend naissance le lien

politique:

Je ne trouve plus la paix/je n'entends plus ta voix.!Est-ce pour cela/que je t'écris?/Seulement cela? liA/ors je ne sais pas écrire/je ne sais pas par/er;lje reste sans abri/et je tremble d'e.ffroi./Mon âme est pâle/et la beauté /'e.ffraie./Je t'en supplie pourtant/n'écoute pas ma mort.I/Malgré ma honte et ma stupeur/je t'écrirai.!Je tournerai vers toi lesfruits,lle pain,lla lampe/je te prierai.//N'écoute pas ma mort./Ce que je connais malice que je ne sais pas dire/ta main le détachera de moi/et le rendra à la lumière. (FS, 38)

Dans ce poème de Fais-moi mal Sarah, la lettre d'amour et la prière se confondent

explicitement dans l'adresse à un destinataire anonyme motivée par le désir d'une vision

intersubjective associée à l'apaisement d'une certitude qui caractérise la foi. La voix de

l'autre est attendue tel un écho, un renforcement d'être ouvrant sur la contemplation (<<Mon

âme est pâle/et la beauté l'effraie»), la clarté du témoignage: l'événement d'un dire

ensemble qui constitue un acte de connaissance. La visée référentielle de l'énonciation est

soulignée par une demande unique, réitérée, où se lit le vœu de détourner l'attention de

l'enjeu identitaire du lyrisme au profit d'une référence- élégiaque- au réel: «n'écoute pas

ma mort». La continuité de la démarche de Lapierre, depuis Profil de l'ombre, se fait alors

évidente: le sujet recueilli de la prière continue le sujet lyrique de cette première œuvre, il

apparaît au même lieu, fondé par l'anticipation de la mort comme de la fusion amoureuse; or

il déplace le regard de cet horizon vers les objets qui meublent l'espace intermédiaire qui

provient de son appel, de l'entente de l'autre consubstantiel à soi. Cette entente impose une

incomplétude, et le désir de la résoudre auquel on voit succomber le sujet lyrique de Profil de

l'ombre- sur le modèle, en mode mineur, du mage romantique, par la volonté d'une demeure

spirituelle libre d'intrusions, soutenue d'un credo symboliste- «l'essentieVne nous apparaît

pas» (PO, 40) -, d'un amour platonique et d'un sens classique de la culture: cu/tura animi

représentant l'accès à l'universalité du soi par le décentrement temporel attendu de la

fréquentation des œuvres du passé, envisagée -avec une nécessité nouvelle chez les

romantiques, tributaire d'une conscience moderne de l'histoire - comme un <<processus

d'assimilation des hommes à l'Humanité,[ ... ] qui existe comme la plus haute et la plus réelle

165 Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 195.

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des sociétés166». Condensée dans l'objet livre qui l'accompagne, cette valeur de la culture

s'attache, comme un trait distinctif, à la figure du sujet lyrique, légitimant qu'il revendique,

même ironiquement, le statut de poète, dans une dynamique de confrontation entre le Moi et

la société <<temporelle» qui trouve une résolution dans la relation nocturne à autrui : rumeur

sans monde d'une communion dans l'élément d'indifférenciation intersubjective, où les vies

anonymes s'associent aux âmes déposées entre les couvertures des livres. L'issue que

représente cet appariement- superposition des présences dans le renvoi d'un écho, l'espace

d'une intimité amoureuse- se trouve à l'horizon des lettres adressées à Elissa dans Viendras­

tu avec moi?: «dépays» d'une réunion à soi-même à travers l'autre signifiant

l'accomplissement d'une immanence, où avec la détresse de l'incomplétude se perd la

transcendance du commun, l'ordre du monde, la factualité. (Ce serait là l'aporie du projet

souverainiste, lorsqu 'il s'identifie au souhait d'une identité culturelle accomplie

institutionnellement. Sur ce point, on remarquera que la conception classique de la culture

s'enracine dans la tradition nationale européenne d'où surgit cette aporie; aussi l'auteur

(français) de la notice encyclopédique sur le sens de la culture citée ci-haut déplore-t-il «la

pédagogie qui, tenant les élèves incapables de lire Corneille ou Balzac, les enferme dans leur

quartier167» - plutôt que dans la convention d'un corpus littéraire qui tire son autorité de

mettre en balance l'identité nationale et l'Humanité.)

<<N'écoute pas ma mort»- le signe de l'infini, l'écho séduisant d'une issue, supplie

donc le sujet lyrique, mais regarde avec moi ce monde qui nous relie, nous précède et nous

survit; nous matérialise, nous transcende :

Le monde est clos./J'entends glisser le ventile parfum vert du vent/sur une écorce de sapin.I!Rien au-delà/sinon le vent,/les feuilles humides/la terre fertile/du sous-bois;/le monde est clos/rappelle-toi.I/Plus lointaine pourtant/plus haute plus légère/plus vide enfin/plus vide/la lumière./Ellelseulement. (FS, 40)

Le poème se montre comme un trajet vers le lieu de ce débordement du sujet où à la lumière

du témoignage - sous son «soleil» - se présente l'en commun, l'ordre du monde; trajet

reconstitué à l'infinitif, comme pour y reconduire ensemble destinateur et destinataire :

166 P. Henriot. 1990. <<Culture (sens de la-)». Encyclopédie philosophique universelle, vol. II: «Les notions philosophiques», t. 1. Paris: PUF, p. 535. 167 Ibid., p. 537.

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Continuer de descendre. Vouloir/la note la plus basse le chemin/le plus désert.//Chercher l'endroit/où nulle trace n'aboutit/où nul chemin ne mène.I!Plus bas encore/plus bas le chant, plus basse la plaine/chercher le lieu/d'où viennent tous les soleils. (FS, 14)

Ces indications communiquent l'intention qui préside à l'écriture testimoniale, dont le procès

cherche le lieu commun d'une intériorité séparée, trouvé au terme d'une descente qui donne à

l'humilité le sens d'une attraction physique vers un centre de gravité où se trouve le repos

dont parle Augustin, au sujet de la force motrice de la charité: <<Mon poids, c'est mon

amour: où que je sois emporté, c'est lui qui m'emporte168». Point d'équilibre d'un rapport à

l'intime ouvrant sur l'extérieur, au plan horizontal de l'égalité (<<plus bas le chant/plus basse

la plaine») où le sujet du témoignage, tel que l'imagine Agamben, «se produit comme

reste169»: seuil d'une dépossession agissante au dedans comme au dehors, partagés dans une

énonciation qui, visant l'objectivité d'une réalité vue en solidarité, à la fois éloigne et relie

(convainc, affecte - accorde, par le biais de l'autre, à soi comme au réel). Lapierre, dans

Figures de l'abandon, parle de cet accord dans les termes d'un contre-chant :

Ainsi déployée la voix n'énonce plus une identité mais quelque chose d'autre, une infinie subjectivité tendue entre le dehors et le dedans : faille en vertu de laquelle le sentiment de notre insuffisance échappe enfin à la désespérance. [ ... ] Au sens strict nous acceptons à ce moment l'impossédable, l'inappropriable. Jamais à soi, et toujours accordé cependant à 1 'invisible part de la voix, au contre-chant de sa détresse déployé longuement, infiniment en un lieu primordial : dedans et dehors, débordement et recueillement. [ ... ] Dans ce déchirement le corps est notre solitude, notre défaite. Par lui nous savons ce qu'être séparé veut dire: il nous tient en échec de l'autre et de la totalité, et dans cet échec nous apprend à composer avec l'infini. À en éprouver le recueillement. Cet échec et cette solitude du corps tracent un seuil entre le vertige du dedans et celui du dehors. De part et d'autre de ce seuil il nous est

168 Augustin, cité par Robert A. Markus, op. cit., p. 125. 169 Giorgio Agamben. 2003 [1998]. Ce qui reste d'Auschwitz. Paris: Payot et Rivages, coll. <<Rivages poche/Petite bibliothèque», p. 121. Agamben conçoit toutefois ce seuil comme le lieu de l'écart dévolu à l'instance de discours, «entre le devenir parlant du vivant et le sentiment de vie du parlant», qui dans le témoignage serait absolu: «S'il n'y a pas d'articulation entre le vivant et le langage, si le je se trouve suspendu sur cet écart, alors il peut y avoir témoignage» (ibid., p. 136 et 142). Cette perspective, issue d'une généralisation à partir du cas extrême des témoignages de survivants des camps nazis, m'apparaît problématique en ce qu'elle considère le langage comme un absolu. Compte tenu de la situation dialogique qu'implique tout discours, le témoignage, à mon sens, devrait plutôt être pensé dans les termes d'une réappropriation de l'expérience, nouvellement articulée sous une perspective étendue, c'est-à-dire intégrant l'autre, le destinataire de la parole.

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accordé de toucher, d'être touché: d'approcher le moment de la présence, le soleil du deuil170

Cette «invisible part de la voix» apparaît comme le <<reste» de la subjectivité soumise au

partage du témoignage, <<tendue» entre un dehors et un dedans qui la transcendent; lieu

énigmatique sans étendue où loge le je, l'instance de discours qui en tant que seuil s'identifie

au corps comme limite. C'est au moment de ce seuil que voudrait reconduire la question

tendue à cet autre personnage de professeur, pénétré du pouvoir symbolique de la Culture,

juché en son magistère :

«Où irez-vous quand il ne vous restera plus rien?»

Le professeur toussota, visiblement ennuyé de la question de l'étudiante.

<<le ne sais pas. Je me tournerai peut-être vers les livres, s'il s'en trouve encore qui ne soient pas complètement idiots.

-Et quand les livres eux-mêmes vous auront abandonné?» insista l'étudiante qui ne se contentait pas de petite bière.

Le grand homme ferma à demi les paupières, comme si l'éclat de sa gloire menaçait tout à coup de 1 'aveugler:

<<Alors je me tournerai vers ma mort», grommela-t-il d'une voix de basse-taille.

On aurait dit Victor Hugo lui-même, présentant à Dieu le père le manuscrit des Châtiments. (FS, 16)

La référence à Victor Hugo n'est évidemment pas anodine; elle vise à dissocier sans

équivoque le lyrisme de la pose prophétique du mage romantique, qui se rapporte plus

volontiers à Dieu qu'à ses contemporains. À cette investiture distinctive s'oppose le sens

paradoxal de l'élévation défendu par Lapierre: mouvement de descente vers la réciprocité

horizontale de la charité, impliquant l'adhésion à un ordre qui dépasse et survit à

l'individu171, auquel appartiennent les livres écrits dans la perspective du commun, qui

170 René Lapierre. 2002. Figures de l'abandon. Montréal :Les Herbes Rouges, p. 85-87; je souligne. 171 Au-delà bien matériel des existences, qu'aperçoit sans doute ce personnage qui, devant la vitrine d'un fleuriste au temps de Pâques -tète qui célèbre la rédemption apportée aux hommes confirmés dans leur foi par la résurrection du Christ, preuve de vie éternelle -, laisse venir cette pensée : <<Fenêtres, enfances, ciels et nuages, pluies et fumée; toute une vie./Elle se ressaisit. Aussi bien dire rien; rien du tout,)) (VM, 24). L'évocation fréquente de la tète de Pâques chez Lapierre désigne d'autant plus clairement l'expérience d'une consubstantialité - d'un décentrement associé à l'énonciation lyrique- qu'elle se relaie d'une référence aussi courante au dimanche, jour d'eucharistie dédié au repos, à la contemplation. Le renouveau printanier porte par ailleurs en soi le sens spirituel dont l'investit la tète de Pâques; il est un vecteur de mémoire et d'abandon, relie au passé, aux disparus, à la mortalité -inscription dans une durée qu'ouvre l'insolvable et fécond deuil de l'idéal

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participent de la conscience partagée du monde, de la lumière qui le/nous crée -

<<Elle/seulement.» (FS, 40). Passage volontariste vers un décentrement radical, qui ne va pas

sans violence :

J'ai la gorge nouée/la bouche pleine de sel/et mon âme est toute nue./Je voudrais être ton sang/ta peau, tes mains//pardonne-moi./Je ne sais plus ce que je dis/et je le dis quand même/je ne sais plus m'arrêter.//Je t'en supplie/écoute-moULes plus pauvres mots/de mon amour/la terre et l'eau de mon repos/écoute-les.// Je n'en peux plus/je veux tomber/passer le point où ça résiste/tomber, oh seulementltomber.I!Maintenant mon amour dis-moi la vérité.(Tout ce que tu voudras mais je t'en prie/dis-moi la vérité. (FS, 32)

La prière définit ici l'espace de liberté d'une parole décentrée, qui dans la souffrance de

l'incomplétude vise à réunir une perspective qui serait inconditionnée. Destinateur et

destinataire se confondent dans la dernière strophe qui situe l'autre -le lointain- au cœur du

sujet; «mon amoun> se rapporte à l'état amoureux comme à l'instance étrangère d'écoute et

de discours («je t'en supplie/écoute-moi.l[ ... ]je t'en prie/dis-moi la vérité.») dont est attendue

la vérité : le retour de la voix librement essayée, sa résonanc~ ou son contrepoint, pour

revenir au principe du contre-chant. Le sujet s'expose à ce retour comme il offrirait son flanc,

dans l'anticipation d'une délivrance associée au terrassement accompli de l'ego. La pauvreté

attachée aux mots prononcés dit la dépossession qu'implique le témoignage, par lequel se

construit pourtant une demeure, dans la mesure où il atteint, où il associe; d'où la

supplication adressée à l'autre: <Je t'en supplie/écoute-moULes plus pauvres mots/de mon

amour/la terre et l'eau de mon repos/écoute-les». Le repos, un terme qui dans son versant

spirituel dit la réconciliation intime que procure la foi, son don, sa grâce - adhésion à ùn

ordre moral qui constitue une vision «eschatologique» et implique l'humilité de la charité,

«compréhension religieuse de soi» où le qui (suis-je?) se transforme en que (sommes-nous?)

- est attendu du partage de 1 'être dans 1' énonciation, comme abandonné avec la voix, à la

condition commune d'une permanence et d'un passage, d'un enracinement et d'une mobilité

(terre et eau) où s'inscrit l'écart fécond de l'éthique, du jugement moral:

Le froid avait enfin cassé./Et maintenant le soir descendait; si humble, si bas sur l'horizon qu'il paraissait assoupi. Aux branches des bouleaux tremblaient encore des brindilles et des feuilles rousses que le vent n'avait pas emportées. Sur toute chose

nommé Elissa : <<Demain c'est le printemps. J'irai parler aux morts. Je leur apporterai des tulipes pourpres, des pavots blancs qui porteront ton nom.» (VM, 30)

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s'étendait une paix fatiguée, comme si les hommes étaient venus à bout de leurs démons. Comme si la nuit était devenue la mer: une vague bleue, une rumeur, un coquillage./Alexeï s'ébroua, revint à la prière qu'autour de lui on achevait de réciter./«Paix, concluait le célébrant en étendant les bras, aux hommes et aux femmes de bonne volonté.»/ À deux pas du prêtre, sa nièce regardait en direction du cercueil; les yeux remplis de larmes, les joues noircies de mascara. Elle non plus, évidemment, ne savait pas prier. (FS, 20)

On observe la même démarche dans les lettres à Elissa, où le désir d'une réunion impossible

se convertit, par la voie du deuil, en charité; renoncement à soi («tout est en toi») qui relie

naturellement au prochain, et expose absolument :

Dimanche de Pâques. Je t'écris, mon aimée, dupetitjardin de l'Estrado, dans cette allée où nous avions cueilli des campanules pour la tombe de Cristina.//Mon âme dort, mes yeux ne te voient pas; je ne pleure pas, je te souris et jet 'écris. Une douce, douce élégie de ma désespérance. Mon amie, ma jalousie, mon Andalouse, tout est en toi. Je ne cache pas mon dénuement; je laisse la lumière me montrer mon indigence, promettre des enchantements.I/Parfois lorsque je marche dans la rue je vois des trous dans le soleil, du plomb dans le silence, des sels d'argent au fond des flaques d'eau. Au milieu de la foule les gens sont transparents, et dans le vent leurs âmes font des taches claires, qu'on prendrait de loin pour des oiseaux.I/Rien ne me touche, rien ne m 'effraie.//Je ne veux plus que de la flamme : marcher sur des trottoirs de verre, aller vers toi parmi les gerbes orangées, les bouquets d'étincelles enfoncées jusqu'au cœur, jaillissant jusqu'à l'âme. Emporte-moi, fais de moi ton feu, ton ombre, laisse-moi enfin m'envoler dans ta lumière, dans ta nuit. ( VM, 27)

La relation au prochain, dans la foule anonyme, se situe avec l'image de l'oiseau à

l'intersection de deux axes : celui, vertical, d'une transcendance et celui, horizontal, d'une

mobilité. Elle a le sens d'une comparution: la passivité liée à la lumière traduit le

renoncement à une vérité propre, qui s'applique à l'intime et au seuil du corps dans la mesure

où ils appartiennent à l'ordre du monde- ce dont la datation de la lettre au jour de Pâques,

associée à la mémoire partagée et toujours agissante d'une amie disparue, signale la

croyance; mais surtout la référence à l'élégie, au-delà de la dépossession du sujet, attribue à

cette clarté un caractère judicatif qui explique l'ambiguïté du mot indigence, avec lequel le

dénuement bascule vers l'abjection. L'élégie, chant de deuil, ne relève pas de la seule auteure

de la lettre, mais se déploie depuis la pluralité de la foule où transparaît une communauté :

«Au milieu de la foule les gens sont transparents, et dans le vent leurs âmes font des taches

claires, qu'on prendrait de loin pour des oiseaux.» Dans le <<Vent» la foule forme un chœur,

au diapason du stimmung, comme si les gens prenaient leur envol en esprit: déportés de l'un

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à l'autre selon la loi du contrepoint, à l'occasion d'un chant qui «de loin» les associe, et les

sépare d'eux-mêmes, les transcende - suivant l'image filée de l'oiseau qui amalgame les

idées de mobilité et d'élévation. Dans une lettre ultérieure dont il sera bientôt question le

dessein d'une comparution se pose de manière littérale, l'auteure se plaçant en imagination

sous le regard de juges représentés dans la forme d'«oiseaux-lyres», que le vent ici ferait

chanter, tel un esprit commun; le chant, adjoint au regard judicatif, se charge ainsi d'une

passivité (liée à sa nature collective) qui le place en continuité avec la lumière du monde,

situant l'action révélatrice des sels d'argent sur les scènes intérieure et extérieure. Le vent

métaphorise la contagion du sublime, vecteur d'un engagement au jugement moral que

constitue l'élégie, chant de deuil soulevant les âmes. Comme l'écrit Maulpoix, le poème

élégiaque se définit, essentiellement, par la confrontation du réel à l'idéal :

L'homme n'est pas intégré dans le monde comme la plante ou l'animal, il se tient en face, même s'il aspire, en vain, à la fusion.//Ainsi entendu [sic], l'élégie est «méditation poétique», parce qu'elle est poème de la conscience, ou plutôt poème qui rappelle que l'homme est simultanément un être de désir et de conscience. Elle définit l'espace d'une éthique. [ ... ] Elle prend le parti de l'ici contre la tentation du nulle part17î.

L'élégie, en somme, accède à la réalité à partir du désir: de l'idée de l'infini qui en impose la

résistance, les contours, les limites, mais permet aussi de se saisir d'une alternative politique

face au dévoiement de l'intérêt commun. Dans son rapport au réel elle implique, on le voit

chez Lapierre, une collectivité : le deuil personnel atteint en elle une résolution en recouvrant

une dimension générale, par où se génère une demeure, comme un monde humain; le

débordement du sujet (radical dans la passion amoureuse, dont le projet impossible- où se

joue l'aspiration aussi vaine que fondamentale à la «fusion» dont parle Maulpoix- impose de

renoncer à soi, comme à une idée obsolète) l'amène non seulement à faire partie- de l'autre,

du réel - mais ouvre aussi, dans une optique transformationnelle, sur la connaissance critique

des conditions d'existence d'une communauté. Cette connaissance, entrevue dans Là-bas

c'est déjà demain, et que nous verrons encore mieux plus loin, implique le saisissement du

principe de légitimité démocratique, que signale ici la saisie d'une égalité située à l'origine

du chant et de la lumière, laquelle manifeste un sens intersubjectif du réel. Le chant est

associé à l'intervention, dans le tissu social, d'une mobilité qui se porte, au plan des lettres

172 Jean-Michel Maulpoix, op. cit., p. 216-217.

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dans leur ensemble, au-delà du présent et des frontières culturelles balisées par l'ancrage de

l'énonciation et du souvenir dans les villes de Jerez de la Frontera, Séville et Valence et que

marque l'appellation amicale «mon Andalouse», avec laquelle l'appartenance à Elissa ouvre

sur le collectif. La situation temporelle de 1' énonciation est brouillée par un mélange

d'archaïsme et de modernité- nous sommes, d'expression («Quand à moi je me languis de

vous» [VM, 22]), au 17e siècle des Lettres portugaises, où pourtant on n'aurait pas pu lire «je

mendie dans la ville des morceaux de cartons dont je bâtis des églises vides, des dépotoirs

sacrés.» (VM, 29)- et ses bornes se perdent dans la mythologie en amont et dans l'utopie en

aval. La mobilité culturelle se manifeste quant à elle d'abord par l'investissement de la

frontière entre l'Orient et l'Occident que constitue l'Andalousie, mise en évidence dès ·

l'entête de la première lettre: <<llotel Santiago Da/ba/Jerez de la Frontera/Andalousie» (VM,

22). Le suffixe «de la Frontera», commun à plusieurs municipalités du sud de l'Andalousie,

rappelle l'ancienne frontière des mondes chrétien et musulman, polarité réinvestie en

fonction d'être étendue, par-delà les traditions religieuses, aux civilisations occidentale et

orientale, rêveusement superposées à 1' échelle de 1' Andalousie (berceau du cheval cartujano,

dit andalou, pure race espagnole paissant dans les marais) et d'une Asie formant 1 'extrémité

de l'horizon :

Il pleut depuis tant de jours et d'heures que les rues de Séville sont devenues d'étroits sentiers, de fines arches de mélancolie ployant sous des ciels de Chine délavés. [ ... ] Il y a assez de larmes en moi pour abreuver le plus lointain pays, la plus basse plaine de lacs et de rizières, et les méandres herbeux où les chevaux se perdront. (VM, 37)

L'eau, adjointe comme le vent à l'élégie, donne un visage à la mobilité et à l'abandon; elle

estompe les différences, dissout les représentations, confond - juxtapose rizières et marais

andalous, «perd» les qui dans le que de la charité, identité morale qui déborde toutes les

autres, s'oppose au fini et ainsi fertilise :

Tu es mon golfe d'ombre, ma noire corolle, mon anémone, ma vallée de l'Érèbe./Je promène, toute humide d'amour, mon indécence de toi dans une terre aride, une enceinte de désir où tu ne pénètres plus. Et des deux côtés du chemin les enfants me lancent des pierres et des injures; et mes plaies prennent les noms de mon amour, blanche, noire, juive, noms de la race et noms du sexe, multiples noms du Dieu­désert et de la femme-source, ma brûlure d'hébétude et mon ardeur./Pendant ce temps les cohortes célestes, les chœurs des anges ne m'accompagnent pas. J'ai le crâne rasé, je mendie dans la ville des morceaux de cartons dont je bâtis des églises vides, des dépotoirs sacrés. (VM, 29)

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L'intériorité que désespérément soulève l'adresse à Elissa, mue par le désir de se perdre en

·son infini comme en une sombre marée, se voue à un accueil (écho, relais, communion) dont

la nécessité, associée à la sexualité féminine et au métissage, se heurte à un ordre social qui,

sauf par le chant, la réfute: <<Et je souffre follement/de cette nuit qui esquive la nuit/et n'offre

plus que l'abîme:/cordillère et nuages/cormorans et récifs/cris perdus des oiseaux.ffout cela

se disperse, s'affole/vit et meurt de sa vie la plus âpre,/puis s'éloigne emporté par le vent.»

(VM, 58) Le désir évolue ainsi, par association à une communauté clandestine, misérable

d'être sourde à elle-même, en critique munie du principe de légitimité, tournée vers un ordre

social qui confisque le bien -l'accès à la transcendance et à la souveraineté- que constitue le

lien politique. L'exigence d'accueil qui s'impose forme le projet d'une concertation et d'un

repos où se lit le désir d'une communauté politique ouvrant les sphères du sens, de la vérité,

du durable. Au langage «sec» de l'identité, sur lequel se fonde une société qui tend à se

réduire au concours d'intérêts privés et immédiats que portraiture l'atomisation chaotique du

banc d'oiseaux, s'oppose une écriture de la relation, qui déporte, associe, indifférencie,

suscite l'abandon: génère, par la quête de valeurs inconditionnelles, un rapport égalitaire qui,

minant distinctions et statuts, brouille les positions et en conséquence menace le droit à la

possession. L'effet perturbateur de ce rapport se traduit par la marginalisation violente de

celle qui y engage, dont la vision d'une église faite de rebuts présente le souhait d'affranchir

le collectif de la valeur monétaire, du pouvoir tentaculaire qu'elle autorise et qui le destitue

de sa souveraineté, et du conservatisme qui s'y associe: <<Rien d'assez chic, apparemment:

j'étais l'invité de marque, l'oiseau rare. Pour éviter que je m'envole on m'avait menotté la

cheville gauche à la patte du fauteuil, comme un perroquet à son perchoin> (VM, 52).

L'intégration sociale que représentent les scènes narratives des deux recueils se réduit à une

intégration économique qui détermine des identités axées sur la propriété et s'appuie sur la

fascination exercée par le luxe et la célébrité, le ressassement de valeurs fabriquées par le

marché (<<une phrase à huit dollars, facile et fausse comme une couverture glacée» [FS, 17]),

l'usage généralisé d'un échange qui n'attache qu'en isolant; aussi faut-il voir dans l'ironie de

ce passage - où le verre rappelle la figure de l'eau, et l'image de la dague, la dimension

sacrificielle de l'adresse - une référence à la forme épistolaire du poème, que sa

représentation, en tant que prière et dans les lettres à Elissa, imprègne de désuétude :

«Quelque chose tinta : un coupe-papier en cuivre, pointu comme une dague, oublié près d'un

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verre vide. Dans le courrier du matin s'entassaient pêle-mêle les missives divines et les plis

parfumés, faire-part en tous genre, publicités de pharmacies; papiers, papiers, papiers173.»

(FS, 12) Par-dessus tout s'impose la nécessité de reconnaître l'exil intérieur que provoque cet

usage, la communauté qui persiste cachée :

Au fond du jardin une femme, la sœur de Lioubov, contemplait la scène avec morosité. Elle ne connaîtrait jamais cette force, cette rage de posséder qui tenaillait son frère et déguisait en largesses son avidité, sa fièvre, sa soif: <<Allez, Fishman. Ce sera pour votre femme, votre maîtresse, enfin qui vous voudrez. Vous avez bien une maîtresse, au moins? Meyer, du champagne! Vous le boirez à ma santé!»//Là, sur une chaise de jardin, une fourmi; lourde elle aussi de quelque chose qu'elle portait à grand peine. Elisheva la regardait s'agiter. Puis il lui vint à l'esprit que la fourmi faisait comme tout le monde et ne souhaitait que se cacher, rentrer chez elle, s'en aller.//Alors dans le désordre de la fête, dans le tintement des coupes et des bouteilles, la gaieté rousse du soleil et les rires faux de Liouchka, Elisheva ferma les yeux et fit la morte. ( VM, 50)

Telle qu'on la trouve représentée chez Lapierre, l'énonciation lyrique -le langage parlé dans

l'optique du commun qui est celle du témoignage - reconnaît la séparation que recouvrent les

conventions de discours dont se font les rôles sociaux; visant la réalité, elle sollicite une

association, cherche à toucher en ce lieu d'où nous pouvons faire partie, transcendés par une

solidarité exigeante, vouée à s'étendre:

Sur ses jambes et dans son dos 1 'homme avait écrit toutes les obscénités dont il était capable, ce qui dans son état se résumait à peu de choses. Du sexe et des insultes, et aussi des chiffres; des chiffres partout. Probablement les dongs qu'il avait dû payer pour qu'elle reste là, inerte, à attendre le lever dujour.//Attendre de rentrer chez elle. Retrouver 1' odeur de tamaris de la cuisine, la voix molle de sa mère qui lui demanderait seulement si elle n'avait pas froid, si elle voulait manger, si elle voulait dormir. (FS, 15)

Cette évocation du tourisme sexuel en Asie (la scène a lieu dans un hôtel) nous reconduit au

rapport entre Orient et Occident qu'aménagent les lettres à Elissa, dont le lieu d'origine,

identifié dans 1 'entête initiale à un hôtel nommé Santiago Dalba, situé sur la frontière que

nous avons décrite, pourrait associer au chevauchement de celle-ci l'engagement

international du penseur marxiste Santiago Alba Rico, qui, dans une perspective

173 On notera que le personnage qui se trouve face à ce décevant courrier n'est autre que Paschetti, autour duquel, aux côtés du personnage de Solomon, s'introduira le récit dans les recueils de Lapierre, d'abord dans Piano, puis dans L'eau de Kiev. Son ironie n'est pas sans rapport avec la nature de l'enquête qu'il mènera dans Piano, dont il sera question dans le prochain chapitre.

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décentralisée, invite les forces de gauche à s'unir contre l'impérialisme du marché mondial;

d'origine espagnole, il est particulièrement connu pour son travail de médiateur entre les

nations arabes et occidentales - il habite au Caire depuis quelques années lorsque paraît, en

1995 (un an avant Viendras-tu avec moi? et Fais-moi mal Sarah), son essai remarqué Les

règles du chaos. Notes pour une anthropologie du marché; son émigration s'expliquerait en

outre par sa déception envers le PSOE (en français, le Parti socialiste ouvrier espagnol), alors

au pouvoir depuis 1982 et rallié aux orientations de l'OTAN. Le lieu que représente

symboliquement l'entête semble ainsi d'autant plus former, depuis l'atelier du poème, la

perspective d'un engagement qui s'étend, géographiquement et temporellement, en dehors de

son contexte immédiat de façon à former une critique sociale mettant en jeu une identité

morale plutôt que culturelle; de fait, l'appartenance collective qui se dessine dans le deuil

d'Elissa (<<Mon amie, ma jalousie, mon Andalouse, tout est en toi» [VM, 27]) évoque avant

tout un rapport d'alter ego, une identité politique fondée dans l'usage d'une raison

communicationnelle; décentrement du je au nous proche (corps communicable créé, comme

chez les objectivistes, par l'amicale relation d'une altérité intime) et élargi déterminant un

engagement à gauche, axé sur le que de la charité.

La lettre où se présente la figure explicite d'une comparution, dont il a été fait

mention plus haut, ne laisse aucun doute sur l'ouverture de ce nous, associant au lyrisme

reconnu comme écriture testimoniale la génération d'une appartenance étendue de l'infinie

Elissa - la lointaine, 1' «étrangère» - au collectif aperçu dans la foule andalouse, transfigurée

par le chant soulevant les âmes, tels des oiseaux; on y verra une allégorie de la médiation,

observée dans Là-bas c'est déjà demain, qu'effectue la «fiction» des scènes narratives chez

Lapierre:

Quand je comparaîtrai enfin devant mes juges, ils auront pour moi des regards de licornes et d'oiseaux-lyres. Et des questions sans nombre, pleines de réponses déjà./!Pendant ce temps je penserai à des bouquets de giroflées, aux étincelles du bonheur; à nos mains qui se touchaient sous le drap blanc, dans cette auberge de Valence.//Et tout ce que l'on voudra entendre, effrontément je le dirai. Je fabriquerai, je mentirai de toutes mes forces. Je ne garderai rien de mes secrets, de mes fétiches; rien pour moi.//Là où tu seras, mon insomnie mon étrangère, peut-être pourras-tu alors oublier comme tu veux. (VM, 51)

Le moment du jugement est de nouveau anticipé comme une délivrance, par l'intégration à

un ordre supérieur de réalité (on se rappelle l'impératif de vérité attaché aux prières où se

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révèle un dispositif de témoignage, lesquelles visent, avec la même hâte, une épiphanie

associée au terrassement de l'ego [FS, 32 et 38]) qui constitue un acte de foi dans la

communauté d'un «esprit» figuré par le vent dans la lettre où s'élève le chant. La capacité

d'oublier proviendrait du témoignage qui verse l'intime, la mémoire propre dans ce qu'elle a

de plus privé, de plus caché, au patrimoine d'une réalité partagée - «chiendent d'éternité»

(LB, 69), mémoire collective des possibles, existant sur un axe infini, et comme

objectivement. L'expression «oiseaux-lyres» rapporte l'événement de la comparution à celui

du chant, où se mobilise un être commun; l'image était déjà survenue dans un poème analysé

de Profil de l'ombre : «lyres/oiseaux/lances posées/ près du cœur//la nuit le sort des âmes/ne

nous est pas connu» (PO, 25). Le troisième élément de la déclinaison, «lances», éclaire

l'énigme que présente a priori l'expression <<regards de licornes», qui détermine l'épreuve du

jugement; tous deux évoquent, avec 1' image de la dague commentée précédemment, la

capture du sublime associée à l'entente du chant, où on verra la concertation qu'appelle la

critique sociale chez Lapierre: identification obligée à l'autre à travers une vision et une

éthique fédératrice, qui arrache à soi-même avant qu'on y consente. C'est l'impact inévitable

de la rencontre amoureuse, qu'un autre poème représente dans la forme extrême du jugement

dernier, ouvrant à la réalité saisie dans la clarté du témoignage :

À l'approche de la sortie numéro quinze, Colpit serra comme d'habitude à droite et ralentit pour prendre la bretelle qui menait au viaduc. C'est alors qu'il aperçut, roulant à contresens, un gigantesque camion-citerne qui fonçait sur lui. Un monstre à· cabine carrée, étincelant de fureur, flanqué d'échappements noirs comme des lance­flammes. Le chauffeur portait des lunettes sombres; à ses côtés Colpit crut reconnaître Angie, l'air désolé, qui lui tendait les mains, qui lui tendait sa mort. Il se mit à jurer, luttant pour déporter l'auto sur l'accotement. «Trop tard, lui répétait une voix; trop tard.»/ Ill évita pourtant la collision. Le mastodonte le frôla dans un tonnerre de pistons et de bielles, comme le souffle pourpré de la colère divine sur les péchés des hommes et les papiers gras du terre-plein. (VM, 25)

Ce télescopage brutal - dont le personnage survit pourtant, comme à une mort symbolique,

avec l'impression de l'avoir après tout évité - apparaît comme le choc d'un rapport

symétrique faisant figure de passage vers la contemplation élégiaque, lequel impliquerait une

forme de mort à soi-même que souvent les lettres et les prières font le vœu de conduire à bout

(<(.fe n'en peux plus/je veux tomber/passer le point où ça résiste» [FM, 32]). Une autre

représentation invite toutefois à reconnaître le versant ordinaire du ravissement qui

caractérise le sublime, montrant une expérience quasi inaperçue, intégrée à la trame du

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quotidien, qui inscrirait en chacun une conscience latente de la communauté, comme un sens

profond de l'identité:

La voix se détacha, fine comme la lumière; entre les piliers de tuiles grises et les jetées poussiéreuses qui reliaient les deux côtés de la mezzanine le chant s'éleva, resplendit.//Nous n'étions pas dans une église. Rien qu'une station de métro à huit heures et demie du matin : trois étages de tunnels bétonnés, de néons bleus et de voûtes noyées dans le vacarme des wagons qui allaient et venaient sans cesse, soulevant des tourbillons de vent chaud. J'aimerais prétendre que cela ne comptait plus, n'existait plus. Mais non: le métro restait une enfilade de colonnes, de rails et de couloirs, un hall de gare, une clameur. Et pourtant cela devenait aussi quelque chose d'autre, mer et falaises, navires, nefs./ /Ne le voyez-vous pas? Vous avancez sur une plage; vous n'êtes plus qu'à quelques pas de l'horizon, retenus par un chant que recouvre sans cesse le fracas des vagues, et qui pourtant ne s'effraie pas./ /Bientôt vous vous éloignerez, vous partirez travailler, vous oublierez peu à peu. N'importe: amoureusement cachée dans la tristesse, lajoie grave du chant vous portera toujours. (VM, 13)

Poursuivant la réflexion de Maulpoix sur l'élégie, on pourrait considérer que de tels moments

placent l'homme en possession de son bien -la «joie grave» du chant détermine le lieu d'une

confrontation endeuillée du réel à l'idéal comme un point d'équilibre, une demeure naturelle:

elle <<retient», inscrit pleinement 1 'homme dans la réalité qui lui appartient à mesure de

l'appeler vers l'infini (<<Ainsi signifie pas autrement174», écrit Agamben). Avec cet appel se

matérialise momentanément, du sein de la foule sourde de hâte, la vérité d'un nous vite

redispersé en fonction des emplois respectifs; révélation sensible d'un être transcendant,

vécue comme la réintégration d'une identité fondamentale: «Voici donc ce moment si

étrange/qu'il nous atteint au point le plus dense/et nous laisse tremblants d'une paix

inconnue.» (VM, 14) L'expérience contemplative qui correspond à cette réconciliation

recouvre visiblement une portée émancipatrice, particulièrement évidente dans ce poème où à

la cartographie conventionnelle d'une zone industrielle connue pour ses raffineries de pétrole

s'oppose une lecture «communicationnelle» qui rompt avec la raison instrumentale qui en

normalise les installations pour en apercevoir le caractère improbable :

Il existe à Montréal un territoire étrange. Sur les cartes géographiques il· apparaît d'ordinaire, à la pointe est de 1 'île, comme une zone blanche et vide; polygone allongé exempt de rues et de verdure, dont les lignes abruptes sentent le dessin

174 Giorgio Agamben. 1990. La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Paris: Seuil, coll. «La librairie du XXe siècle», p. 101.

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d'école polytechnique. Circulateur, pompe, coupe transversale: on n'en parle pour ainsi dire jamais./ /En réalité l'endroit est un enfer, peuplé d'un fouillis de rampes, de cheminées et de pipelines. Le jour cela prend une teinte de plomb, dans la poussière de soufre et les odeurs de gaz. La nuit, des flammes safran jaillissent en se tordant des cheminées de combustion, sifflantes et sourdes comme des feux à l'acétylène; dans l'eau noire d'une nuit de pétrole, on dirait les yeux terribles des poissons abyssaux. Et.nuit et jour, dans cette mer de brume, le vent: qui répand des torrents de pollution dans une rage soutenue, un généreux souffle oxydrique. ( VM, 16)

C'est par une référence au collectif politique qu'advient cette lecture, qui vise à traduire «en

réalité» une représentation opaque, fermée sur une logique interne, qui sert les intérêts

économiques de l'industrie pétrolière en neutralisant ses enjeux politiques, sociaux et

environnementaux. L'énonciation en présence embrasse, dans une perspective incarnée, les

rapports que nie de façon emblématique la «coupe transversale»; elle correspond à la mise en

forme du paysage soumis au jugement public, portée par le sentiment d'en engendrer, par

voie de reconnaissance, tant le sens que l'appréciation esthétique. Il s'agit bien d'un

témoignage, dont la légitimité affirmée traduit une prétention à l'intersubjectivité et à la

souveraineté démocratique.

L'enjeu, dès lors, consiste à trouver le moyen de n'en pas rester là, à trouver que faire

de la solidarité créée face au caractère indépassable de la réalité - non seulement de prime

abord, mais souvent carrément :

À la gare de Woodbine, une femme se tenait sur le quai auprès d'un incroyable entassement de valises. Elle était vêtue d'une cotonnade imprimée qui ressemblait à un pyjama. Sous la pluie battante elle serrait un bébé dans ses bras. [ ... ] Vous essaierez de comprendre; choses à dire, choses à faire, vous n'arriverez à rien. Inutile d'essayer./Bientôt, lorsque le train se remettra en marche, la nuit redeviendra une île, une vague, un océan. Vous oublierez, n'est-ce pas?/Tout s'oublie. (FS, 59)

Tout s'oublie, en fonction d'être commun: donné à l'autre, à la faveur d'une pensée

oublieuse d'elle-même.

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CHAPITRE3

CONSTRUIRE LE LIEN

1. CRITIQUE DE L'INTÉGRATION SOCIALE DANS L'EAU DE KIEV

De Fais-moi mal Sarah à L'eau de Kiev s'écoulent dix ans où René Lapierre fait

paraître deux recueils, Love and Sorrow et Piano, et trois essais, L'entretien du désespoir,

Figures de l'abandon et L'Atelier vide. Ces essais considèrent, dans une pensée toujours

proche du poème, la pénétration des lois du marché dans la vie sociale et formulent une

critique de l'industrie culturelle face à laquelle se précise la fonction émancipatrice que

recouvre le poème chez Lapierre. Du côté des recueils, la grande ville apparaît comme trame

de fond situant voix et personnages dans un même espace urbain. Comme le fait remarquer

Jean-François Chassay, si la présence de la mégapole s'impose à travers les noms de New­

York, Chicago, Toronto ou Vancouver, elle apparaît très peu comme décor mais répond

plutôt à une posture narrative, forme <<Une structure en creux, espace cognitif et véritable

laboratoire d'écriture175» où prend place une quête que dynamisent les enjeux de

l'énonciation lyrique et dont Piano offre, par référence au roman noir, une représentation

littérale ambigüe :

Les codes du récit d'enquête s'y retrouvent à intervalles réguliers, mais le texte se refuse à la continuité propre au genre et les éléments qui normalement le détermine disparaissent : quel en est le sujet? Qui est le mort? Quels sont les suspects? Quel est le coupable? Qui enquête? [ ... ] Le livre devient un espace de médiation entre des textes urbains (le polar), «recadrés» à travers l'écriture de René Lapierre, et la ville elle-même176

L'issue de la singulière enquête menée par le personnage de Paschetti (lequel, tel que le

souligne Chassay, présente <<toutes les caractéristiques du fameux détective lassé qui, depuis

175 Jean-François Chassay. 2011. «La ville entre les lignes». Lucie K. Morisset et Marie-Ève Breton (dir.). La ville, phénomène de représentation. Québec: Presses de l'Université du Québec, p. 321. 176 Ibid., p. 323-325.

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Hammett et Chandler, a fait les beaux jours du roman noir177») dans Piano, dont on suit tant

bien que mal l'avancement, correspond à un accomplissement quelque peu mystérieux, qui

concorde avec la conclusion du livre comme pour l'identifier dans son ensemble à la

démarche de Paschetti, laquelle n'y apparaît pourtant pas centrale- l'essentiel des poèmes

s'écartant de la progression narrative qu'elle introduit. Cette issue se formule en ces deux

poèmes finaux, qui suivent le retour de Paschetti chez lui, à New York, où l'attend un homme

qui l'informe du passage d'Alissa (vraisemblablement la mandatrice de l'enquête) en son

absence; le «souffle» dont il s'agit relie de toute évidence la grâce reçue à la destination de

1 'énonciation lyrique :

Tu seras terrifié d'amour./Et pour peu qu'un jour la grâce t'approchelbrisé./Un autre nom pour le souffle:lbrisé.

* Le soleil descendit sous les branches basses et l'éblouit. Paschetti ferma les yeux mais ne détourna pas le visage. C'était bon./11 songea encore aux Claybome, à la marina fantôme, au cimetière parsemé de pierres blanches. C'était fmi à présent. Terminé. Aussi bien rentrer./11 rouvrit les yeux./<<Elle n'a rien laissé?»!Le soleil continuait à descendre, son éclat devenait de plus en plus intense. Le petit homme était déjà parti./De bout en bout maintenant la rue était vide, vide, éblouissante de vide178

Dans L'eau de Kiev, la grande ville s'étend à Londres et, conceptuellement, à l'URSS,

comme corps collectif administré179, défmi par sa résistance180

, notamment par référence à la

pratique du samizdat. On y retrouve le fil narratif qu'introduisait l'enquête dans Piano;

beaucoup plus important, il se reflète au plan métatextuel en tant que fil d'Ariane ayant pour

fonction de soutenir l'avancée de l'écriture- constituée des scènes narratives qui participent

à la diégèse, dont il sera question instamment, et de poèmes en prose et en vers qui s'en

177 Ibid., p. 324. 178 René Lapierre. 2001. Piano. Montréal: Les Herbes Rouges, p. 100-101. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle PN, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. 179 <<Et joies innombrables aux multitudes laborieuses». René Lapierre. 2006. L'eau de Kiev. Montréal : Les Herbes Rouges, p. 78. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle EK, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. 180 «Trois jours plus tard Solomon s'élancerait dans le néant et passerait à l'ouest; adieu Pionniers, adieu raskolniks.» (EK, 85) Le terme en italiques fait originellement référence aux dissidents de l'Église orthodoxe russe, suite à des réformes imposées sous peine d'excommunication au 17e siècle, provoquant le schisme (<<Raskol») de millions de croyants; il est ensuite utilisé pour définir un tempérament anarchiste.

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éloignent de façon à approfondir les enjeux qu'elle soulève. Le sens performatif de cette

avancée est souligné dans le premier texte liminaire, où se présente le vœu de sortir d'une

situation labyrinthique qui évoque le puzzle auquel était confronté Paschetti : «Ce chapitre

met fin à beaucoup de souffrances. À un désastre de prières et d'attentes, d'amnésies, de pas

perdus et de couloirs d'hôpital. Ce chapitre met aussi fin, nécessairement, à beaucoup

d'amour./Adieu Brooklyn, Manhattan, Queens. Exit tout ça./Commençons donc.» (EK, 10) Il

convient d'y voir un pacte de lecture, qui requiert du lecteur qu'il s'associe au sujet

d'énonciation, qui manifeste ainsi son statut de sujet lyrique, pour la traversée qui s'annonce.

Le <<Ilous» qui matérialise cette association prend en charge la plupart des poèmes qui

s'écartent du récit, lesquels exercent sinon une adresse, d'un je à un tu, où la deuxième

personne fait figure de surface de projection commune, invite le lecteur à se mettre en

distance. Les textes liminaires des chapitres ultérieurs renouent quant à eux le pacte de

lecture, embrassent l'avancée propre à l'écriture de manière à montrer la cohérence du recueil

au-delà du narré, de la fiction :

Voilà donc où nous en sommes. Bien sûr que c'est difficile; qu'est-ce que vous croyez? Nous gâchons nos vies, tombons malades. Toute sagesse et toute dignité, le plus banal bon sens, perdus. Jusque dans le châtiment, d'une sauvagerie intense et ridicule, que nous nous infligeons : Ici gît un très mauvais homme, le plus mauvais de tous, le saligaud absolu. Foutaises./Ne ferme pas les yeux, que je voie ta détresse. Comme 1 'eau je ne suis à personne, et ne te prendrai rien. (EK, 31)

Au cœur des scènes narratives qui de l'une à l'autre forment la ligne brisée du récit

surviennent des énoncés à valeur générale («Contre ses souvenirs il ne se débattait plus; ça ne

donne rien, on sait ce que c'est» [EK, 36]) qui inscrivent à même la narration une tendance à

la généralisation qu'on voit s'épanouir dans les poèmes qui s'en détachent, lesquels situent la

continuité du recueil dans une temporalité qui appartient à l'acte de parole annoncé dans le

liminaire inaugural, c'est-à-dire au rituel de l'énonciation lyrique :

Il faut continuer, maintenant/- surtout maintenant -/alors que le moindre battement/se transforme en frayeur/et que la vérité/t'écrase de sa force.//Quelle vérité?//Tu t'enfonces dans la honte/tu lances des bouteilles à la mer;/il y en a tellement/les vagues font un bruit de verre brisé. (EK, 79)

Il arrive que la continuité de la narration à sa périphérie soit soulignée par des embrayeurs

comme «Que dire d'autre?» (EK, 20), «Bon, et après?» (EK, 146), qui marquent le recours à

l'instance collective et la nécessité de poursuivre la lancée qu'imprime à l'écriture le geste de

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raconter, en vue d'atteindre une résolution qui rappelle le dénouement181 de Piano: «Lorsque

tout aura disparu/- je veux dire vraiment tout;/épuisées les secousses/les fureurs du néant -

/scintillera au bord de ton être/un trait de braise.//Une ligne cassée/à la lisière de l'eau./La vie

entière. Pardonnée/retenue:/mal et détresse/à jamais dénoués.» (EK, 145) Je propose de

considérer cette résolution, qui constitue la destination de 1' écriture affichée en tant

qu'énonciation lyrique, en relation avec les enjeux d'intégration sociale et politique que

rencontre le personnage de Solomon, dont l'histoire forme le premier plan du recueil.

Solomon nous apparaît d'abord à New York, entouré de ses amis Alissa et Paschetti

(auquel s'attachera en partie le récit) au moment où ils apprennent le décès de leur

énigmatique amie Anice Grey. Cette annonce le renvoie sur les traces d'un deuil auquel il

aurait été confronté il y a une quarantaine d'années. La remémoration commence en 1968,

l'année où il a fuit l'URSS pour émigrer à Londres, laissant par-dessus tout derrière lui, à

Kiev, son amoureuse Lyouba, qui lui apparaît tel un fantôme à travers la ville. Sa détresse

d'alors lui revient en bloc, jusqu'à le conduire dans ce qui se révèle être à ses yeux une

<<maison de fous» (EK, 117). Autour de ce récit se produit un musement au nous ou au tu qui

forme un regard critique sur l'intégration sociale qu'aurait connue Solomon à Londres, en

fonction d'un ordre pareil à celui qui prévaut pour Paschetti et lui aux États-Unis, et qui face

au cul-de-sac dans lequel se retrouvent les personnages cherche une voie de sortie, suivant le

pacte de lecture d'une énonciation lyrique qui s'attache à reconnaître la faille au sein du sujet,

pour résoudre le clivage et l'isolement : accueillir ce qui ne «passe» pas182, ni ne s'approprie,

médiatiser ce qui enclave, constituer de l'altérité relative; reconstruire, par la voie de

1 'humilité, le lien brisé à autrui - <<Ne ferme pas les yeux, que je voie ta détresse. Comme

1 'eau je ne suis à personne, et ne te prendrai rien.» (EK, 31) On assiste à la marginalisation

181 Ainsi, comme il a été dit au sujet des scènes narratives que constituent les poèmes en prose de Là­bas c'est déjà demain, ce que Patrick St-Amand appelle le «nouement» du récit correspond à l'accomplissement du poème, où se produit la diffusion d'une intériorité détachée du personnage, l'éclosion d'un espace impersonnel, d'une singularité quelconque; faille d'une altérité relative qui fait du mot «brisé» «[u]n autre nom pour le souffle)) (René Lapierre, Piano, op.cit., p. 100). 182 «Solomon s'enfonçait. La bile lui emplissait le gosier, remontait à sa bouche, son nez, ça refluait, atroce.)) (EK, 69)

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de Solomon, prisonnier, comme bien d'autres pourtant, d'une détresse sans répondants183 qui

finit par le déporter hors des frontières de la civilisation, relégué à la sauvagerie de la folie :

Un hôpital psychiatrique c'est propre et calme. Pas de sang, pas de sutures. Les tout­petits se tiennent tranquille et répondent aux questions. De temps en temps quelqu'un s'effondre dans son trou. De temps en temps quelqu'un s'affole et recommence à hurler. On sait y faire, ça passera. On peut aller très loin comme ça, très bas. C'est noir, seul, fou, ça ne s'oublie jamais. (EK, 101)

Cet hôpital, où se situe la narration sur tout l'avant-dernier chapitre, acquiert par la

description détaillée de la routine qu'y connaît Solomon une réalité que ce poème, qui en

précède la présentation, invite à mettre en question :

Sourdement l'angoisse revenait. Elle remontait avec la marée, s'accrochait aux falaises. La nuit elle déferlait sur les terres, le carnage reprenait; la meute incendiait et violait, triomphante de rage. Au petit matin erraient dans les décombres des hommes perdus, des noyés aux yeux vides. Regarde-toi, Solomon./Solomon le macchabée./Une épave. Ça ne respire pas, ne cille plus. Ça vous regarde sans vous voir, écrasé par la peur : un mégot au milieu d'une mare, de la boue qui trace des orbites dans un cosmos d'huile et de déchets. (EK, 97)

Dans cette représentation la violence, liée à la figure primordiale de 1' eau (contenue dans le

titre du recueil) sur laquelle se centrera bientôt l'analyse, répond à l'épreuve d'une abjection

radicale que traduit la <<remontée» de l'angoisse, de l'ordre de la nausée qui à d'autres

reprises affecte Solomon. Le rapport à autrui qui en résulte n'est pas sans évoquer le

totalitarisme auquel il croyait échapper en passant à l'Ouest. À cette situation répond une

énonciation fédératrice qui s'oriente, en dépit de l'aversion et de la peur, vers le sens

commun, la vérité - «Il faut continuer, maintenant/- surtout maintenant -/alors que le

moindre battement/se transforme en frayeur/et que la vérité/t'écrase de sa force.» (EK, 79) -,

vise à rétablir la réalité en ruines: «S'il se concentrait suffisamment il pourrait voir le chiffre

du monde se former au milieu des remous» (EK, 74). Elle tend pour ce faire à élargir

l'horizon, de manière à briser l'illusion totalitaire que désigne la chute du poème («un

cosmos d'huile et de déchets»): «Dans dix millions d'annéesNéga serà l'étoile polaire./Nous

y croyons à peine/c'est si loin.//En bas, dans la rue/le vent chasse de la poussière/et des

débris/plus loin encore.//Des choses qui plus jamais/ne reviendront.» (EK, 124) Cette

183 «Tu t'enfonces dans la honte/tu lances des bouteilles à la mer;/il y en a tellement/les vagues font un bruit de verre brisé.» (EK, 79)

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ouverture s'accompagne d'un vertigineux questionnement ontologique. Le dessaisissement

lié à la reconnaissance mise en œuvre montre que l'écriture implique la force motrice de l'eau

-«Nous accourons, stupéfiés. Devant la page notre élan se casse net. Qu'est-ce que cela veut

dire, cette histoire de glaciers? Terre, que nous veux-tu?/[ ... ] Ne pouvons-nous pas nous

ressaisir, arrêter un moment?» (EK, 88)- et qu'elle parvient, par un impératif d'abandon, à

l'apaiser, aménageant ce que nous avons appelé, suivant Habermas, une compréhension

religieuse de soi : «Quand nous entrons/- on ne sait trop comment -/dans la lumière/nous

tutoyons les dieux./Que sommes-nous donc? /Feuilles rendues au bois/sève à la terre./Nuit à la

nuit.» (EK, 137) L'accès à la lumière accompagne le rétablissement de la continuité entre la

nuit et le jour, interrompue par l'occurrence nocturne des débordements destructeurs, et par là

de la ·correspondance à autrui: «L'aube se recueille./ /La nuit renonce/et cependant

demeure.//Cachée plus loin/dans notre nuit.» (EK, 104) Cette correspondance, que traduit

l'usage constant du pronom nous, porte le nom d'un amour intégrateur, à l'origine d'une

prière identifiée au poème, compris comme forme épistolaire, qui promet d'ouvrir à l'ordre

du monde:

Je t'en prie aide-moi.//Que ma prière/trébuche/qu'elle ne s'élève pas./ /Mais touche le sol/la terre-baiser/l'unique mot/de ton amour.

* Touche seulement.//Appuie tes mains/tes paumes/contre le ciel.//Sur l'eau pâle du vent/la lumière de l'eau.

* Et après?/Ce mot seul./ !Pudique, nu:/charité. (EK, 147-149)

«Charité» est le nom d'un décentrement radical, qui décide de la résignation au fait d'une

consubstantialité étendue de 1 'homme à la nature, signant notre appartenance à une réalité

objective infinie dont nous ne pouvons nous abstraire, de sorte que «nous sommes toujours

notre propre point aveugle18\). C'est là, on le sait, la prémisse de base de la dialectique

négative de Theodor Adorno, telle que la résume Rolf Wiggershaus : <<La pensée ne peut

éliminer du sujet l'objet, même sous forme d'idée; mais elle peut éliminer le sujet de l'objet.

[ ... ] Derrière tout cela, une intuition simple : le monde pourrait exister même sans les

184 Jean-François Chassay. 2013. Au cœur du sujet. Montréal: Le Quartanier, coll. «Erres essais», p. 154.

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hommes, mats les hommes ne le pourraient pas sans le monde 185.» La raison

communicationnelle, que met en œuvre 1' énonciation lyrique, représente la possibilité de

médiatiser la <muit» de l'intime, par une réflexion sur autrui où, de tu à nous, elle prend

forme et sens, acquiert une contenance apaisante, une objectivité située «au-delà de

l'hétérogène comme de l'approprié186»:

Toutes sortes de débris/s'abattent sur nous:/du sang, des oside la sciure./Des malheurs purs/dont nous taisons les noms.//Que pourrions-nous dire?//Faut-il entrer dans leur ordre/- leur feu?/Parler la langue impure/des rochers et des feuilles:/tous ces mondes/dont nous sommes effrayés?//Hélas oui, nous le devons. (EK, 57)

Le poème que représente Lapierre dans la forme de la lettre et de la prière se voue à un

accueil qui à travers l'autre s'ouvre à soi, embrasse son origine : «Quelle est cette

souffrance/cette voix qui répète ton nom?//Détourne-toi. Tu es ivre./Ce que tu demandes/tu

devras le donner.» (EK, 34) La courte apparition d'une énonciation au je au premier chapitre

attire l'attention sur l'adresse mise en œuvre, tel un pari, par une écriture apparentée, selon

ses coordonnées (ici, maintenant), à la photographie : «42e et Lexington, cinq heures

quarante.//Les rues sont blondes, cassées. Sur une grille de fer un pigeon aux pattes roses

claque des ailes et s'envole devant moi. Je t'écris.» (EK, 21) L'originalité de cette

représentation est de montrer l'ouverture de la configuration énonciative qui résulte d'une

telle adresse (ouverture qui caractérise, on l'a vu, le sujet lyrique):

Que dire d'autre? /Entré dans une église je ne puis penser qu'à une offrande, je ne sais pas laquelle. Le sol se couvre d'oubli. La mort débite son lot de fadaises, des dieux misérables écrivent dans la pierre les noms de nos malheurs. Les lampions exhalent des odeurs de bêtes. Nous suffoquons./ /Dans la honte et les secrets nos pas font trop de bruit. Que pourrait-on offrir sinon d'autres secrets, sinon les mots des morts qui disent «Viens, je suis la terre et l'eau de ton repos»? (EK, 20)

L'appel reprend une image survenue dans une prière de Fais-moi mal Sarah commentée au

· chapitre précédent, où à la strophe <<Les plus pauvres mots/de mon amour/la terre et l'eau de

mon repos/écoute-les.» répondait le tercet final <<Maintenant mon amour dis-moi la

vérité./Tout ce que tu voudras mais je t'en prie/dis-moi la vérité.» (FM, 32), qui télescopait

destinateur et destinataire en situant l'autre au sein du sujet, «mon amour» se rapportant à

185 RolfWiggershaus. 1993. L'École de Francfort: histoire, développement, signification. Paris: PUF, coll. <<Philosophie d'aujourd'hui», p. 586. 186 Ibid.

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l'état (associatif) amoureux comme à la source de vérité. L'hospitalité du sujet lyrique, dont

la voix dit «viens», et les mains «Tiens» (EK, 22), traduit de fait une tension vers la réalité,

qu'illustre le rapport analogique à la photographie, et par-dessus tout cette entrée dans la

lumière qui caractérise l'intervention du questionnement ontologique: «Quand nous

entrons/- on ne sait trop comment -/dans la lumière/nous tutoyons les dieux./Que sommes­

nous donc?» (EK, 137) Le liminaire qui introduit le dernier chapitre rapporte par ailleurs tout

simplement au réel la destination à laquelle arrive l'énonciation: <<D'une manière ou d'une

autre, ça prend fin. Vous regardez la tasse, le chat, enfin n'importe quoi, vous voyez.! Il ne

faut pas être pressé.» (EK, 129). Une destination qui recouvre, à la toute dernière page du

recueil, un sens politique; à la donation du réel - incluant la «nuit» de l'intime; dedans et

dehors - par le poème conçu comme lettre («Sur la table/une lettre et un fruit:ll'un et

l'autre/au silence donnés.» [EK, 49]) répond l'image d'un verger où se retrouvent les

composantes de la terre, de l'eau, du vent (dont on a vu le rapport au chant dans Viendras-tu

avec moi?) et de la lumière; «asile» non plus psychiatrique, mais bien politique, dont la paix

se rapporte à l'état de grâce nommé charité, stimmung, ou encore Anice Grey («a nice grey»),

nom de l'amie médiatrice décédée:

Poussée par l'alizé, la pluie glissait dans un ruban de lumière. Le reste du monde demeurait en retrait. Au ras du sol, dans un verger, un feu de branches laissait flotter un trait de fumée : gris sur gris, absolument terrestre, qui s'étirait au-dessus des berges. C'était triste et beau, bien qu'il fût impossible de nommer cette tristesse, d'approcher cette beauté./Ce n'était que de la terre et de l'eau, et cependant on aurait dit autre chose : une pureté, une paix dans cet asile, qui degré par degré se perdait dans les hauteurs de Belakan. (EK, 152)

Le mystère qui entoure le décès d' Anice Grey donne lieu à une enquête policière préoccupée

de l'identité équivoque de la disparue et des relations qu'elle entretenait; l'interrogatoire

auquel est soumis Paschetti attire ainsi l'attention sur la confusion qui existait déjà entre les

personnages dans Piano :

«Une certaine Anice Grey est morte, on ne sait pas comment. On a retrouvé chez elle des choses appartenant à un certain d'Espeza, alias Cortès, et tout ceci n'est pas bien clair, parce qu'à part les vôtres on ne retrouve les traces de personne, à moins bien sûr que vous ne puissiez nous éclairer?» (EK, 50)

Le fait que ce soit à Paschetti, qui menait lui-même l'enquête dans Piano, que s'adresse cet

interrogatoire invite à considérer sous un œil nouveau l'ambiguïté du personnel qu'impliquait

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l'intrigue du recueil précédent, dont ce poème, où de façon énigmatique survient dans la

bande d'amis unje non identifié, est emblématique:

Paschetti rendit à Alissa la photo. Elle le regarda comme s'il était devenu translucide : <<.Te vous trouve bien compliqué», s'attrista-t-elle.//Elle considéra une seconde l'idée, qui disparut dans un battement de paupières. Solomon, lui, s'était remis à l'eau de source: un tiers de gin et deux tiers d'eau. Il commençait à dérailler. Je sortis.//La nuit était claire, froide, vide. Je montai dans un taxi. La voiture sentait l'eau de Cologne et le cigare, les rues étaient désertes, on était déjà en juin. Dans une semaine à peine ce serait l'été.//Je me sentais aussi enjoué qu'une flaque d'essence. (PN, 60)

Beaucoup d'éléments, en plus de l'ouverture que pratique ce je («viens», dit-il), attestent

dans ce poème de la nature de l'enquête que prend en charge Paschetti: la transparence qu'il

revêt lui-même aux yeux d'Alissa, le «déraillement» de Solomon, la clarté de la nuit et la

vacance des rues ainsi que le halo d'une présence antérieure dans le taxi montrent une

tendance à l'indifférenciation intersubjective, une disposition à l'aiguillage vers autrui que la

référence à Dos Passos dans Love and Sorrow - un de ses livres, indubitablement Manhattan

Transfer, rappelle du sein d'un appartement la présence de la mégapole hors les murs -

associe à la foule anonyme des grandes villes. La «marina fantôme» (PN, 101) des

Claybome, à laquelle pense Paschetti au moment où s'achève l'enquête- orienté initialement

vers un port de plaisance («La marina des Claybome n'existait pas. L'adresse que Solomon

lui avait donnée correspondait à une boutique de fleuriste. Il entra, choisit un bouquet de

jonquilles. "Je me languis d'amour", traduisit la fleuriste en consultant un petit carton» [ PN,

20]), il découvre une tombe : «Paschetti se recueillit quelques instants sur la tombe de Marina

Claybome, née Jameson, et déposa les jonquilles au niveau du sol dans une niche de grès»

(PN, 22) -, Anice Grey et Lyouba dans L'eau de Kiev, de même que l'Alissa à laquelle se

destinent les lettres de Viendras-tu avec moi? sont les relais du «souffle» dont a l'intuition ce

sujet mis en distance:

Sous les arches de Riverside Drive, dans la brume de six heures, s'élèvent des nefs de rouille et de béton. Trente mètres plus haut mugissent des camions. Bitume, ferraille : ça râle, ça n'en peut plus de tirer, de s'agripper. Laisse tomber; rentre chez toi veux­tu.//Tu ne peux rien sauver. Va[sic]-t-en d'ici.// Adieu Brooklyn.// À l'est le vent rabat contre le sol une limaille de fer. Vus de Jackson Avenue les vieux buildings s'estompent dans le monoxyde; ils scintillent de temps en temps sous la lumière, éparpillés comme des aiguilles d'argent.//Pas de Père, pas de Fils.//Mais un souffle, oui, peut-être bien. (EK, 27)

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Ce poème s'inscrit dans une suite qui au début deL 'eau de Kiev contribue à mettre en place

le pacte de lecture d'une énonciation lyrique par la mise en scène d'unje (ici renversé en tu)

qui témoigne dans la forme de la lettre de scènes de vie new-yorkaise. Que ce sujet rôde

autour d'un «bazar de parvenus», «attiré par les pierres polies éparpillées dans la vitrine»

(EK, 23) montre l'intrication des figures du vent et de l'eau chez Lapierre.

La <<marina» des Claybome s'identifie donc à l'asile où aboutit le parcours deL 'eau

de Kiev: communauté fondée, baignée, inspirée par l'amour nommé charité, reliant des êtres

saisis de leur état de créature, égaux en vertu de la naturalité contingente que désigne le nom

de Claybome; d'où les fleurs printanières, symbole de vie éternelle, déposées par amour dans

une «niche de grès» jouxtant la tombe de Marina Claybome. L'implication de personnages

apparaissant dans les recueils de Lapierre depuis Une encre sépia (1990) dans les activités

compromettantes d' Anice Grey (<<Alissa ne se trompait pas. À force de se démener Ani ce

avait mis beaucoup de gens dans le pétrin: Allistair et Clara Waldstein, John Mclllwain,

Rose et Marina Claybome, tous de Chicago.» [EK, 52]) traduit la constance de l'enjeu

communautaire dans une œuvre où on ne l'observe pas a priori, caractérisée par l'isolement

de ses personnages et par une quête spirituelle associée à la lyrique amoureuse.

L'examen de la complexe figure de l'eau continûment élaborée dans L'eau de Kiev

permettra d'asseoir et d'étoffer une lecture vouée à jalonner dans un premier temps le

parcours médiatisé par l'histoire de Solomon. De prime abord, l'eau y apparaît comme une

force destructrice. Elle matérialise le passage du temps, face auquel nous sommes toujours en

réaction, emportés, transformés, tel que l'exprime le dicton que rappelle l'amorce «[p]ar deux

fois le train franchit une rivière» (EK, 41 ), morcelés, défaits - «Ses souvenirs pâlissaient, des

pans de falaises s'effondraient dans la mer» (EK, 41) -,notamment par le deuil, qui entame

au plan immatériel l'intégrité des personnes187• L'œuvre du temps que représente le travail de

l'eau trace l'histoire d'un rapport au réel impossible à régler, de sorte que «nous» nous

retrouvons encore et toujours décontenancés- <<Ne pouvons-nous pas nous ressaisir, arrêter

un moment?» (EK, 88) - et tendons par orgueil à la paranoïa et à l'abjection, repliés

défensivement sur le privé ( <<Flo se releva, malade de nostalgie. Dans 1' obscurité sa maison

187 «Une vieille femme récite des prières. Ses vieux mots retombent sur ses mains, priant le Dieu usé des enfants morts, des maris disparus.» (EK, 35); «Une chanson de Peggy Lee commença à jouer à la radio, complètement égarée dans un endroit pareil. They Can 't Take That Away from Me.)) (EK, 33)

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se repliait sur elle-même en un bloc dur, d'une absurde densité. De part et d'autre du cube,

des eucalyptus embaumaient le néant» [ EK, 67]) voire enterrés vifs, selon le bilan du second

liminaire : <<Nous gâchons nos vies, tombons malades. Toute sagesse et toute dignité, le plus

banal bon sens, perdus. Jusque dans le châtiment, d'une sauvagerie intense et ridicule, que

nous nous infligeons : Ici gît un très mauvais homme, le plus mauvais de tous, le saligaud

absolu.» (EK, 31) Les flots de la détresse par deux fois surgissent de la douleur du deuil,

concrétisant la contrainte du détachement, l'enlèvement offensif d'un dehors opaque, dans

des termes très similaires pour Paschetti (EK, 18) et pour Solomon, en compagnie du fantôme

de Lyouba dans un square de Londres : «Lyouba ne le regardait pas. Sa main reposait

toujours sur le banc de bois, indifférente, insaisissable. Solomon souffrait. À mesure que le

jour baissait cédaient dans son cœur de nouvelles digues de détresse. [ ... ] De toutes parts le

sens fuyait.» (EK, 74-75) Ces flots entrent en contradiction avec un sujet défini par la

propriété et la permanence d'une identité, entité stable, contenue, «étanche» dont la référence

réitérée à la spiritualité bouddhiste désigne l'illusion, initialement à l'annonce du décès

d' Anice Grey, alors que le narrateur insiste sur la présence d'une statuette particulière :

Solomon remit le téléphone sur la pile de journaux. Il sortit pour rien les clés de la voiture, les fit glisser pour rien sur le bureau.//Anice Grey était morte./ /Une statuette de bronze, à la fenêtre, représentait Sakyamuni accompagné d'un petit âne. Morte. Alissa le savait. Elle détourna le regard- que n'espère-t-on pas? Trop tard, on ferme. Fini, la porte claque.//Un halo de poussière flottait entre les lys, dont le pollen répandait dans la pièce une douceur sucrée. Les pensées d'Alissa se renversaient en souvenirs, déjà. Le halo s'emparait d'elles les unes après les autres. Morte.//Sous la fenêtre, Sakya et l'âne chétif. Alissa retenait ses larmes.//«Elle était folle», dit-elle tendrement. (EK, 15)

Sakyamuni, ou Siddharta Gautama, est le nom que la tradition donne à celui qui serait devenu

le Bouddha («l'éveillé») au terme d'un cheminement spirituel que s'engagent à reproduire

ses disciples, dont le symbole est un gouvernail de bateau. Considérant que Solomon, à un

moment décisif de son parcours, revient à l'image de cette statuette- «Solomon piaffait. Une

vieille histoire tentait de remonter à sa conscience, rude escalade. Il tenta de l'ignorer mais la

chose ne se laissait pas ignorer. Elle peinait à flanc de coteau, le sable et les cailloux roulaient

sous les sabots du petit âne» (EK, 115)- et que plus tard le narrateur l'appelle «Solomon-le­

bouddha» (EK, 119), l'évocation apparaît significative et invite à considérer les enjeux qui

s'adressent au personnage sous l'angle de la religion bouddhiste. Celle-ci repose, c'est connu,

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sur une discipline de méditation, qui aurait été découverte par Bouddha. Elle consiste à

observer de façon objective les mouvements de la pensée et les sensations du corps afin de

réaliser leur impermanence, ceci dans le but de casser la croyance en l'existence d'un «soi»

immuable, d'en abattre les murs fictifs qui coupent illusoirement l'intériorité du cosmos,

infinie ronde de phénomènes impermanents. Cette discipline viserait à éteindre la souffrance

(dukkha) qui provient de l'identification, notamment par la rupture des liens d'attachement

qui définissent une personne et 1' exposent, par leur fragilité, au manque dans la forme du

démembrement (portant atteinte à l'intégrité), à la douleur du deuil. Globalement, cette

souffrance répond à l'épreuve de l'incomplétude, à l'impossibilité de stabiliser une identité,

du fait de la prévalence de l'objet- dont l'autonomie du vivant; on aura reconnu l'expression

d'Adorno- au cœur même du sujet. Comme l'écrit Lapierre dans L'atelier vide, <<nous ne

sommes pas à nous188»; memento mori que les fins abruptes que rencontrent les personnages

de ses recueils comme la preuve inévitable «de ce que la vie ne peut disposer d'elle­

même189». La patience qui caractérise, dans leur souffrance, les personnages de Solomon et

de Paschetti tient de la méthode de méditation bouddhiste; leur résignation à une tempête qui

n'est jamais que de retour, associée au reflux d'une mémoire refoulée - «Parfois ça lui

revenait. Il fallait s'accrocher, n'importe. Il n'était pas difficile» (EK, 11); «Ça passerait,

comme toujours» (EK, 51); «Bah! rien de grave, une fois parmi tant d'autres fois» (EK, 59);

«Contre ses souvenirs il ne se débattait plus; ça ne donne rien, on sait ce que c'est» (EK, 36)

- traduit la pratique d'un écart de la conscience à l'intériorité, de l'ordre du témoignage:

présence à soi-même où le sujet d'énonciation (<~e») reconnaît sa propre expérience («cela»)

en lui donnant, se référant à l'autre, au collectif, une forme impersonnelle, accueillante («on»,

<<nous»). L'understatement, attendu des personnages du roman noir états-unien (une tendance

qui participe au mode d'être particulier que leur reconnaît Lapierre, justifiant, dans Écrire

l'Amérique, son intérêt pour le genre par ce qu'il nomme, non sans évoquer l'état esthétique

conçu par Schiller, leur «passive densité190»), franchit la limite de cet écart lorsqu'il verse au

stoïcisme, la faille se consommant dans une dissociation qui n'excentre plus. C'est l'excès

188 René Lapierre. 2003. L'atelier vide. Montréal : Les Herbes Rouges, p. 93. 189 Hannah Arendt. 1999 [1929]. Le concept d'amour chez Augustin. Paris: Payot et Rivages, coll. <<Rivages poche/Petite bibliothèque», p. 36. 190 René Lapierre. 1995. Écrire l'Amérique. Montréal: Les Herbes Rouges, p. 78.

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que désigne le narrateur lorsque, narquoisement, il appelle son personnage «Solomon-le­

bouddha», lequel connaît pourtant la leçon; la chute du passage où on le voit se rappeler

malgré lui cette «vieille histoire» qui implique la figure de Sakyamuni fait référence à un

poème commenté de Fais-moi mal Sarah, qui le plaçait face à un personnage de révérend

alcoolique: <<Le whisky du révérend était infect.//Mais non, Solomon: pas de whisky, pas de

révérend.//Méthadone. Nembutal.» (EK, 115) La sagesse de Solomon consistait à interroger

le révérend: «Et de quoi se plaindra donc le pécheur, lorsque Dieu l'aura absous? Là où tu

souffres, mon frère, là se trouve ton salut.» (FS, 61)

Loin d'éviter la souffrance, Solomon, dans L'eau de Kiev, s'y perd au point d'entrer

dans une dérive (associée à l'écriture poétique) qui tourne à l'embourbement191 :

Le soir penchait. Des ruisseaux d'ambre s'allongeaient sur les pelouses. Piquée au bord du lac, une maison à double verrière déployait des ailes de soie. Solomon transpirait. Les métaphores 1' embrouillaient : à quoi diable, on se le demande, un honnête homme parviendrait-il à s'accrocher?//Sur l'autre rive les cimes claires se renversaient dans l'eau de plomb. Solomon rêvait d'un martini, une soif perverse: du Sapphire Bombay, des poèmes de Chaucer. Décorum colonial. Quand ils buvaient Cortès et lui s'embourbaient tellement qu'il leur arrivait de trinquer aux Saxe­Cobourg. (EK, 47)

Si la génération spontanée des métaphores se traduit par une perte de contenance, c'est

qu'elle intrique dedans et dehors, donnant lieu à une forme de dissolution. Cette intrication

est vécue comme une perte d'altitude: l'eau «de plomb» inscrit le sujet dans une relativité

oubliée, d'où le rituel associé, par contraste (Solomon se trouve alors dehors à boire du

whisky «effondré sur un pliant» [EK, 59]), à la pratique élitiste d'une poésie «classique»,

réminiscente d'une ancienne grandeur impériale, forme le mirage d'un refuge. L'immigré

ukrainien que fut Solomon à Londres aurait appris à se réfugier dans les symboles de

l'identité britannique qui, dès son entrée dans la ville par Victoria Station, retiennent son

attention. L'altitude perdue répond à la bouée de l'orgueil, associée à la dignité d'une identité

«sèche», dégagée, affranchie: <<La honte: oublions-la aussi./Noyons-la dans l'azur/la

191 L'enlisement survient plus nettement à la page 59, suite au «déraillement» observé antérieurement dans Piano, toujours chez Solomon: <<Le soir se fanait, l'alcool flambait dans les vasques de bronze. Solomon déraillait.//11 se retrouva bientôt transi, incapable de se remettre debout et de rentrer se coucher. Bah! rien de grave, une fois parmi tant d'autres fois. Tu parles. Sous lui la terre glissait, le temps fondait dans le magma. Des bulles de poix lui éclataient à la figure, ses mains brûlaient. La nuit venue, remontant des abysses, des fossiles de chaux lui dévoreraient le cœur.»

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folie.//Comme nous sommes forts/et libres!/Et comme nous souffrons.//Dans cet air sec/cet

éther/comme nous souffrons.» (EK, 26) Dans sa représentation nostalgique le territoire

d'appartenance, quoique plane, se définit également par la sécheresse : «Le souffle de la

steppe/ses fruits arides/les regretteras-tu?//Regarde:lles ronces et les pierres/tu leur

appartiens.» (EK, 66) Cette sécheresse relève de l'ancrage, de la sclérose; elle touche

l'ensemble de ce qu'on pourrait appeler la mémoire-collection: «lnventaire.//Au fond de

1' écrin/un lac perdu./ /Des églantiers chiffonnés/sous la pente du temps./ /Trois grelots de

papier/cachés dans l'âme sèche.//Et demain/oh! demain/qui n'arrive pas.» (EK, 55) La soif

nouvelle qui au bout de sa chute trouve Solomon signe la sortie de ce régime de mémoire :

<<Puis Solomon eut de nouveau soif. Une soif d'homme maigre. TI imaginait dans la

pénombre des amas de poussière, des tentures jaunies. Cette sagesse-là en valait bien

d'autres, pourquoi pas?» (EK, 113) Quittance- «"Pars, va-t-en", le suppliait une voix» (EK,

138) - par laquelle il se retrouve les mains vides: «Solomon regarda ses mains. Que

pouvaient-elles ses mains? Qu'avaient-elles approché, touché, perdu?» (EK, 151) Le

renouveau printanier, anticipé, qui se présente alors, montre en ce départ une donation :

Un beau matin, tout de même, ce sera le printemps. Durant de longues semaines rien ne le trahira. Rien de l'hiver russe, du sol russe. Rien en eux que cette sainteté : les mains humaines, les voix humaines des morts./ /Mais au nord de la Liakha l'immensité fondra; on reconnaîtra la ligne pâle des berges, les pierres écrites dans les paumes de tes mains. Bientôt les amarres se rompront. (EK, 125; je souligne.)

L'ouverture au temps sans bornes d'une mémoire attribuée à 1 'humanité, caractérisée par

l'empreinte anonyme, la marque vide (écho, vacance accueillante de présences fossilisées), se

double d'un imaginaire de la transmission par la voix qui fait d'un patrimoine écrit une réalité

portée, inscrite à même le sujet, défini de ce fait comme espace communicant. L'hospitalité

que détermine cette mémoire collective n'est pas sans évoquer la configuration énonciative

ouverte qui fait le lyrisme du poème, saisissant, sur le mode du contre-chant, le sujet d'une

égalité dont Solomon forme en rêve une image déterminante, qui identifie Lyouba à la

«marina» des Clayborne: «Comme il allait s'endormir Lyouba lui apparut une autre fois,

serrant contre sa poitrine une brassée de bouquins aux couvertures arrachées.» (EK, 105)

Plusieurs poèmes présentent des indications qui concernent la possibilité d'une énonciation

lyrique, en vue d'ouvrir le passage vers la communauté que représente ce port d'attache: «TI

faut se faire pareil/à qui ne se voit pas/ne se sait pas./ /Traversé./De quel amour/nous

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l'ignorons.» (EK, 132) Le lien de la charité permettrait, par la raison communicationnelle

(dont on a vu la mise en œuvre, référée à la pratique de méditation bouddhiste, chez Solomon

et Paschetti), de donner forme à la vie, de conjuguer contenance et infini : «La vie répète/des

mots élémentaires:/dedans, dehors/demain.//Parfois nous entendons./Le vent lisse l'herbe./La

nuit porte le jour/comme un fruit.» (EK, 89) Le devenir organique que représente ce poème

répond au cycle des saisons qui reflète le parcours de 1' écriture et de Solomon, dont la

violente dérive mue, comme par incorporation,. en fleuve paisible:

À l'exception d'un fil de craie rasant les terres, le couchant formait un opulent bouquet de suie. Ça fulminait, festoyait à des hauteurs de cathédrale. Puis des éclairs ce sont mis à clignoter dans les nuages, et cependant pas un bruit : le feu couvait, rempli de mystères et d'amour, de foyers effrayants./ /De temps en temps on entendait des grillons. Créatures innombrables, frissonna Solomon. Les heures traînaient. Le fleuve de la vie. Ses eaux grasses comme du beurre. (EK, 140)

Le chant des grillons, on l'a vu dans Là-bas c'est déjà demain, n'est pas sans faire référence

au lyrisme, qui semble ouvrir le temps long, la mémoire aimante d'une présence terrestre;

l'image répète celle de bandes d'oiseaux abrités dans les herbes, elle-même doublée du

portrait d'une autre communauté chantante, saisissant de concision: <<Nos yeux cherchent les

cimes/et retrouvent la terre./Blanche dans le bois/entre les troncs sévères;/blanche dans les

champs.//La route fuit./Aux bords des fossés les herbes cachent/des bandes agiles de

bruants.//Rivages:/écharpes de laine/et bois-manteau.» (EK, 100) Le sujet pluriel du chant se

dessine en creux, défini par un abri et une sérénité qui proviennent de l'appartenance que

secrète, comme part de sa chaleur, le tricot, par l'intention fraternelle qui le porte et la laine

dont il est fait, et l'écho de la forêt. La représentation traduit l'effet abritant d'une

correspondance; altérité relative imbriquant l'humain à la réalité objective d'une nature qui à

la fois le déborde et le constitue, de sorte que la transcendance se reporte au dedans et suscite

le recueillement: <<La terre est plane./Le soleil bas.//L'ombre des feuilles/tache les

arbres./ /Maintenant, dans ton cœur/quelle clarté?» (EK, 73) Lapierre parle de cette intégration

comme d'un renversement, où se réalise la prééminence de l'autre: <<Renversés/nous

contemplons la terre.» (EK, 102) L'embourbement contre lequel Solomon défend sa dignité

n'est pas indifférent à cette transfiguration, qui situe le sujet hors de lui-même: capture

affolante du sublime, qui par-dessus-tout commande l'humilité. La mise en scène du

processus d'écriture donne à l'événement une forme philosophique, où l'abaissement qui

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caractérise l'épreuve de Solomon se traduit par une amplification de la réalité terrestre qui

illustre la défection d'une position anthropocentriste:

Hier le gel a dénudé les fusains. Ce matin l'air froid montait en tourbillonnant vers des cimes mythiques, Himalaya aux feuilles raides, Altiplano givré. D'un seul bloc nous est revenu l'ancien monde, les ergs, les plaines nues qui dégagent devant nous, d'un geste large, la Mer d'Équinoxes et les Profondes Baies.//Nous accourons, stupéfiés. Devant la page notre élan se casse net. (EK, 88)

L'archaïsme qui s'attache au monde que révèle cette énumération des phénomènes naturels,

géographiques et climatiques les plus. extrêmes signale la domestication opérée par la

civilisation sur la nature, pour en venir à lui donner la forme d'une matrice dédiée à

l'humanité, sorte de réceptacle à sa mesure. Le truchement des discours scientifiques -

chimie, physique, botanique, astronomie, géométrie - transmet le même vertige en effectuant

une mise à distance encore plus radicale d'un habitat naturel retrouvé dans l'environnement

le plus <<raffiné>> (alors qu'on leur prête souvent l'intention inverse) :

Solomon l'avait revue de nouveau, cette fois au Cadogan. La salle à manger de l'hôtel, pratiquement vide, surchauffait. Le soleil plaquait au mur l'arête coupante des carreaux, flambait des mégatonnes d'hydrogène en vous filant au travers du ciboulot des zilliards de neutrinos. Solomon était resté un moment à la contempler. (EK, 78)

Ce décentrement ouvre la voie d'une libération face à un ordre social qui constitue des

identités relatives à un contexte qui tend à se refermer sur lui-même :

Flo rageait. Elle expédia la boîte à pique-nique sur la banquette arrière de la Stud, claquant la porte au nez du chien qui s'apprêtait à y grimper. Ron passa en Chevy et salua Peg qui ne répondit pas. Flo comprit qu'ils s'étaient de nouveau chamaillés. Tout à l'heure la colère de Peg éclaterait à son tour. On pataugerait dans les chiffons, la vaisselle. Flo· retourna à la cuisine chercher les biscottes. Les disques de Bess traînaient sur le comptoir; les pochettes cartonnées encerclaient le grille-pain, éparpillées par les petits voyous qui venaient coucher à la maison. Elle en avait même surpris un qui lui reluquait les seins, à elle, pas à Bess. Lou baisait bien avec le garçon de l'épicerie. Le chien aboie à présent. Tais-toi le chien. Il fallait aussi verrouiller le garage, arrêter le jacuzzi. Du salon lui parvinrent bientôt les gémissements de Peg, pointus comme du verre brisé. La porte d'entrée bâillait, parfaitement indécente. Flo courut à l'extérieur. En bordure du driveway le chien déterrait de nouveau les hortensias. (EK, 56)

Il s'agit ici d'observer comment, sous la pression d'un temps compté, se resserre la toile que

forme un cercle immédiat de rapports, de préoccupations, d'obligations. Diminutifs, marques

de commerce, ragots, souci de la façade signalent la restriction de ce cercle, qui apparaît

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fondé sur une dynamique d'opposition, par un jeu de surveillance et de réactions -

pulsionnelles, défensives, escomptées; mais, surtout, cachées. L'interrogatoire de police

auquel est soumis Paschetti projette une telle dynamique sur l'ensemble de la société,

relayant 1' ordre de la course - «Ça ne pouvait plus attendre, apparemment : tempus edax

rerum. Le capitaine s'exprimait bien, avec l'onction d'un homme qui s'écoute parler.» (EK,

45) - et, comme on a vu, d'un partage tranché («sec») des positions, dont se dit la souffrance

dans Viendras-tu avec moi? L'orgueil du capitaine n'est pas indifférent à l'ordre social que,

pressé d'identifier, de situer, il a charge de préserver; le lien vers son prédécesseur, DiLorio,

tout juste apparu dans Love and Sorrow, y attache l'intégration des lois qui le structurent :

<<Maintenant allons déjeuner, reprit DiLorio. Et ne faites pas cette tête-là, pour l'amour, les

autres vont s'imaginer n'importe quoi192.» C'est encore en (onction de ces lois - temps

compté, identités en représentation, l'argent comme pouvoir et valeur étalon- que s'effectue

l'intégration de Solomon à la bonne société londonienne:

En Angleterre, entouré de ses fantômes, Solomon se prenait pour un apôtre. Apôtre de quoi? Il buvait sec et ne se rasait plus. La bouche pleine de sable il donnait des causeries devant des clubs sociaux, des comités de bienfaisance. Tant de l'heure plus les frais: bienfaisance mon cul./ffoutes ces années le vin coulait dans des vasques sans fond, des hommes jeunes et bien élevés se liquéfiaient d'ennui devant leur assiette, leurs épouses s'apitoyant chaque fois qu'elles entendaient parler de soupe aux choux et de compassion. Le joli mot. Entre deux toasts les médisances glissaient sur les corsages; les couples se lacéraient pendant qu'à l'office leurs domestiques les traînaient dans la boue.//Solomon s'enfonçait. La bile lui emplissait le gosier, remontait à sa bouche, son nez, ça refluait, atroce./ffoujours la nuit l'effrayait, et toujours c'était la nuit. (EK, 69)

L'immanence sans clairière que réalise cette société répond à l'illusion totalitaire dont il a

déjà été tenu compte. La nuit, où s'enfonce Solomon, est définie dans le régime symbolique

des poèmes en vers par opposition à la temporalité mesurée qui règle la vie (sociale) diurne,

associée à l'occupation d'un emploi : <<Le jour Solomon astiquait des montres. La fille de

l'horloger lui tenait compagnie.» (EK, 71) Le contraste est appuyé: «La nuit passe. Nous

disons la nuit mais il s'agit d'autre chose; le temps nous ouvre, nous dissout.//Cette page ne

peut pas finir. Dans le papier s'ouvrent des lacs d'ombre, l'or faux de la lampe s'effraie.»

(EK, 11 0) Le temps démesuré de la solitude nocturne, où le sujet s'éprouve non plus comme

192 René Lapierre. 1998. Love and Sorrow. Montréal: Les Herbes Rouges, p. 27.

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façade mais comme intériorité, «ouvre», dans une perspective ontologique, sur le collectif,

par l'intermédiaire d'une écriture193 qui implique la force étrangère de l'eau et accuse par

contraste l'ordre fermé du jour, attribué à la fausse lumière d'une valeur d'échange. La

distension indique le caractère étriqué des identités recouvertes en société, frappées d'une

«dissolutioiD> qui, par la réponse d'une œuvre accueillante, apparaît comme la forme apaisée

du reflux, des marées destructrices que subit Solomon : violent retour du refoulé qui le

ramène en esprit à la 'Loubianka, siège du KGB à Moscou, reliant la peur des lendemains de

veille - <<Au petit matin erraient dans les décombres des hommes perdus, des noyés aux yeux

vides. Regarde-toi Solomon.//Solomon le macchabée./ /Une épave. Ça ne respire pas, ne cille

plus. Ça vous regarde sans vous voir, écrasé par la peun> (EK, 97) - à un impératif de

conformité, de dissimulation. L'illusion se dissipe cependant:

Solomon ne se trouvait donc pas à Loubianka. Plutôt, autant l'admettre, dans une maison de fous. Il dormait pratiquement sans arrêt, exception faite des heures de repas; obligatoires, camarade.//Un grand bol de soupe fumait toujours au bout de la table. [ ... ] La soupière approchait en dodelinant, un éléphant débonnaire : Ganesha et le cornac miraculeux. [ ... ] Après le souper les infirmières revenaient en poussant un chariot. Zobéïde distribuait des élixirs. (EK, 117)

La représentation de l'hôpital psychiatrique confirme l'hypothèse d'un clivage, d'un

refoulement majeur porté en société. La référence à Ganesha, dieu hindou dont la tête

d'éléphant symbolise la domination des forces matérielles par l'esprit, redoublée de l'image

du cornac, conducteur attaché à l'éléphant qu'il a dressé, associe avec insistance l'intégration

sociale que connaît Solomon à un nouveau conditionnement que le nom de Zobéïde, attribué

aux infirmières, rapporte sans hésiter à une domestication; il fait allusion au personnage d'un

conte des Mille et une nuits contraint de fouetter toutes les nuits ses sœurs transformées en

chiennes afin de les maintenir sous cet état, sous peine de les y rejoindre. Solomon et

Paschetti se considèrent par ailleurs volontiers comme des toutous bien dressés 194•

193 À sa mise en scène en ce poème fait écho cette autre représentation de la veille où la présence des livres rappelle leur brassée aux couvertures arrachées tenue par Lyouba en rêve, comme le portrait d'une communauté clandestine, d'un autre mode de socialisation - on pense à la réalité du samizdat, associée au souvenir de Lyouba: «La nuit s'achève./ Autour de nous les livres montrent/des encres pâles/des pages rudes./ !Le jour croît/au bas de la fenêtre./Nous veillons.» (EK, 118) 194 <<Paschetti congédia ses souvenirs. Il se remit à avancer. Ouvrit le portillon, s'engagea dans l'allée.//Brave toutou» (EK, 36); <dls avaient quoi, vingt ans? Maintenant il en avait le triple, la niche était loin.» (EK, 103)

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L'institution forme ainsi des morts-vivants195, des identités réifiées, dans une atmosphère de

sécheresse associée au culte de la fierté, à l'indifférence, à la fermeture : <<Au poste de garde

les infirmières chuchotaient, leurs rires se froissaient dans l'air trop sec. Gerbes de glaïeuls,

bouquets de zinnias: des fleurs de mausolée, hautaines et dures comme du bois d'acajou.»

(EK, 135) Cet état de chose évoque l'état de barbarie où Schiller voit une société soumise à

l'hégémonie de principes dissociés du sentiment, instituée dans une légalité hétéronome- à

la faveur, en ce cas, d'un impératif de vitesse qui concourt à naturaliser un ordre fonctionnel

où chacun se maintient sur ses rails.

Le caractère destructeur des marées nocturnes procéderait donc de la désintégration

d'identités étriquées et du décor en lequel elles s'intègrent, dont les décombres obstrueraient

les rues le matin venu. Il y a là, en ce qui concerne l'asile politique que demande Solomon,

un enjeu de mémoire collective. L'imagerie de ses nuits semble se constituer de souvenirs

traumatiques: elle évoque la terreur associée aux enlèvements nocturnes d'une police secrète,

de même que la sauvagerie des pogroms dont a été victime la communauté juive de 1' est de

l'Europe (à laquelle aurait appartenu Solomon, si on se fie à son prénom). On rencontre par

ailleurs, au fil de son histoire, des références camouflées à la mémoire des camps nazis - une

fosse «[ é]blouissante de douleun> (EK, 46), à mourir de honte; cette phrase ambigüe du

fantôme de Lyouba, apparu à Solomon attablé à la cafétéria de l'hôpital :<<Elle dénouait son

écharpe, enveloppée d'un parfum de cannelle. "Ça vient des fours, expliquait-elle. On les

nettoie en ce moment."» (EK, 119) Le rapport, par Solomon, d'une maison à la gare de

Minsk (EK, 48), lors du délire qui le prend à rêver d'un «décorum colonial» (EK, 47), donne

un exemple patent du traitement réservé aux gouffres qu'ouvre l'histoire du 20e siècle; le

bâtiment à colonnades forme la pièce d'œuvre de la reconstruction de la ville dans le style

impérial stalinien suite à sa destruction quasi intégrale lors de la deuxième guerre. Associé au

style de cette reconstruction, le slogan qui, dans les pages de L'eau de Kiev, résume le

mensonge du régime stalinien- <<Et joies innombrables aux multitudes laborieuses» (EK, 78)

- ne manque pas de répondre à cette représentation de la ville occidentale : «Malgré nous la

vie s'entête/indifférente au sang, aux restes:/à 1 'évidence du carnage./ /Chaque matin les villes

roses/entassent des déchets/des moraines de cartons/à l'entrée des ruelles.» (EK, 120) <<Ne

195 «Maxie, l'air furieux, écarta lentement sa coupe de fruits et mit ses deux mains sur la nappe : ses mains d'écorchée, d'enterrée vive.» (EK, 136)

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ferme pas les yeux, que je voie ta détresse. Comme l'eau je ne suis à personne, et ne te

prendrai rien» (EK, 31) : l'énonciation lyrique, telle que représentée, cherche à délivrer, par

la voie d'une reconnaissance qui ouvre au commun, ce qui est ainsi rejeté, c'est-à-dire

refoulé, nié, camouflé, noué en chacun: le malheur, la défaite, le fragile, la peur; l'opaque et

la honte. Il s'agit d'un pardon, d'une écoute. «Notre faiblesse/est une eau» (EK, 24), écrit

Lapierre: porteuse d'association dans la détresse. La nausée de Solomon indique qu'il

manque le passage pour reproduire le rejet, jusqu'à sa chute ult.érieure dont la résolution,

commentée, montre que se rétablit le lien communautaire. Lien politique plutôt que social ou

culturel, fondé sur la possibilité de mettre à distance des représentations et des normes

acquises, de détacher- de soi, de relations et de préoccupations immédiates- en vertu d'une

quête de justesse et de vérité dont la première exigence est, encore et toujours, d'accueillir

l'autre; la <<Vie entière» (EK, 145). Le salut arrive donc une première fois pour Solomon par

une lettre vide dans son courrier à Londres, qui le reçoit, lui accorde le pardon en lui

remettant son statut égalitaire, son espace; «hospitalité irrévocable196» d'une intériorité

rompue, lointaine: «Déchirés:/ce qui vient du plus seul/s'adresse au plus seul./Avec

exactitude/nous le reconnaissons.» (EK, 39)

2. THÉORIE DU CHAMP/CHANT POLITIQUE DANS TRAITÉ DE PHYSIQUE ET AIMÉE SOIT LA HONTE

La narrativisation des enjeux de l'énonciation lyrique se poursuit dans Traité de

physique. Le récit se construit cette fois autour d'un personnage de physicien nommé

Libchaber, dans le contexte de la guerre froide, à Moscou et à Chicago. Comme dans L'eau

de Kiev, il apparaît, elliptique et non linéaire, en courtes pièces détachées, en alternance avec

une série de poèmes minimalistes dont l'univers référentiel abstrait -.notions, matières,

nature- situe la narration dans le cadre théorique d'une pensée de nature philosophique, par

ses problèmes et son énonciation fédératrice. Le livre possède une table des matières dont les

titres réfèrent moins à l'histoire du physicien qu'au cadre de cette pensée, définissant les

sections d'un véritable traité : «Théorie des corps», «Champs», «Gravité (Moscou, 1968)».

La narration souligne par ailleurs d'emblée ses codes, de façon à mettre à distance l'univers

du récit: «Allons-y à présent. Embrayons, nous n'avons pas toute la vie.//Libchaber habitait

196 Giorgio Agamben. 1990. La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque. Paris: Seuil, coll. «La librairie du XXe siècle», p. 30.

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une victorienne en stuc rose, agrémentée de volets blancs et d'un balcon ouvragé197.»

L'attention est ainsi dirigée vers les enjeux d'émancipation qu'elle met en scène en URSS

(dans un contexte historique auquel appartiennent les noms des personnages de physicien),

que reflète l'ensemble des poèmes. L'originalité du recueil est de proposer, sous l'angle de la

physique, une construction théorique de la communauté politique à laquelle se réfère

1' énoncia~ion lyrique, reliant implicitement la situation de lecture à la situation de résistance

dans laquelle se trouve Libchaber. DanS Aimée soit la honte, Lapierre renonce à la médiation

du récit pour investir directement cette construction en la localisant au Québec, avec pour

effet d'y faire apparaître, de manière saisissante, la même condition clandestine.

Au centre de cette proposition se trouve la conception d'un sujet défini par une

exigence d'accueil à laquelle parvenait le parcours de L'eau de Kiev. Elle détermine par

ailleurs le personnage du physicien, auquel il convient d'attribuer la communauté imaginée.

Libchaber, dès sa présentation, se caractérise par un retrait associé à son travail, 1 'hospitalité

et la mobilité de sa demeure. Il nous apparaît à son bureau, au bout de ce couloir que nous

suivons avec son collègue Landau, qui lui rend visite à Chicago :

Une jeune femme lui ouvrit, vêtue d'une veste et d'un jeans. Elle regarda le visiteur sans rien dire et le fit entrer.//En la suivant le long du couloir lambrissé, Lev Davidovitch eut l'impression que le monde extérieur avait cessé d'exister. Qu'on l'avait relégué au fond d'une boîte, dans un cagibi à l'odeur de moisi./ /Il parvinrent à une espèce de salon éclairé d'une seule fenêtre. [ ... ] Des feuilles s'empilaient sur le bureau, autour du téléphone (un vieil appareil noir, au plastique éraflé) et dans des boîtes de carton. Passé le téléphone elles contournaient une agrafeuse, des livres, et formaient une sorte de cascade qui glissait sur une table accolée au pupitre. Il y en avait aussi par terre. Des fruits trop mûrs dans l'herbe d'un verger.//Libchaber était radieux. Il nageait au milieu des chiffres, dans 1' eau claire des abstractions. Elles étaient pour lui des cubes, des pierres, du pain. De ses doigts boudinés le lutin faisait flamber les nombres, éparpillait les soleils comme des billes dans un ciel de solstice. (TP, 20-21)

Ce salon/bureau forme une intériorité coupée du dehors qui revêt, par sa relation à un verger,

un caractère matriciel. Sa fermeture est toutefois déniée par la cascade de feuilles couvertes

d'équations dont le mouvement paraît se prolonger par l'intermédiaire du téléphone, des

197 René Lapierre. 2008. Traité de physique. Montréal: Les Herbes Rouges, p. 19. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle TP, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

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boîtes de carton (associées au déménagement) et des livres pour se porter, déplacer vers

1' autre, faisant de cet espace dédié à la représentation du réel un lieu de médiation

intersubjective. La bonté du réel que révèle le travail de Libchaber se reporte sur l'accueil

qu'il dédie spontanément à son visiteur, avec l'aide de sa compagne Marussia:

<<Mon ange, aide-moi; allons chercher des fruits, une bouteille, du pain ... >> Les mots étaient à peine audibles, de la soie chiffonnée. [ ... ] Les verres, le pain, une bouteille de vodka apparurent. Du raisin, des pêches brillèrent dans les mains de la jeune femme. Elle les déposa à même le bureau, parmi les papiers, et toucha de ses paumes mouillées les joues de Landau, que ce geste émut. (TP, 22)

La réalité équivoque de Marussia en présence du visiteur, qu'elle accueille sans rien dire et

qui ne la remarque pas («Voilà bien longtemps que Landau n'avait vu Libchaber. Et

Marussia, l'avait-il regardée?» [TP, 22]), alors que Libchaber lui adresse des paroles

incertaines, suggère de prendre à la lettre le nom que lui réserve son amoureux.

Traditionnellement, l'ange est un médiateur entre les hommes et Dieu; de Marussia viendrait

la grâce assurant le relais du physicien vers l'autre comme vers son être même, par une

reconnaissance où tombent les défenses, les prétentions : «Il se tenait devant lui comme un

ourson penaud. Marussia éclata de rire. Libchaber pencha comiquement la tête en époussetant

le blazer de Landau comme s'il y avait laissé de la craie. "Elle a raison, décréta-t-il

mystérieusement. Vous êtes venu; je suis content."» (TP, 23) On observe ailleurs la relation

de Libchaber à lui-même, par le biais implicite de Marussia : <<En comptant les mesures, il

s'était aperçu que le parfum de Marussia flottait encore dans la pénombre.//("Où en es-tu?

s'était-il demandé. -Ne me dérange pas, s'il te plaît.")» (TP, 124) Il communique de plus

avec elle en rêve, alors qu'elle est sortie, comme si par télépathie il se déportait en esprit (TP,

129), et la cherche comme un lieu alors que son travail rate, que la réalité lui échappe: «Où

Marussia?» (TP, 56) On retrouve donc en Marussia la figure féminine qui depuis Profil de

l'ombre ouvre le passage vers l'autre, permettant à Libchaber d'accéder par ses calculs à

l'objectivité, la tangibilité d'un réel partagé, ce qui lui procure une joie où apparaît l'état

romantique de stimmung :

Que fallait-il à un homme, usé comme 1 'était Libchaber, pour se remettre en marche? Pour oublier de manger, de rentrer son journal, que fallait-il à la vie?/Noilà des années qu'il n'avait pas ressenti cette joie qui lui venait des Nombres. Leurs largesses se reconnaissaient partout : dans les rivières de feuilles en bordure des trottoirs, les losanges des branches, les cercles de flocons entassés autour des poubelles. Exacte et

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claire, la suite des Nombres s'allongeait; l'écorce du monde s'entrouvrait. Ses fruits sentaient l'humus, la pluie. Que voulez-vous de plus? Que pourriez-vous faire d'autre? La nuit tombait, le jour venait, et de nouveau c'était la nuit. Le monde regorgeait de sens. (TP, 62)

Les «largesses» des nombres rappellent l'apparition des fruits dans les mains de Marussia, ce

qui rapporte cette vision - qui indique que les travaux de Libchaber ont affaire au réel

«ordinaire», communément et quotidiennement perçu - à l'accueil réservé à l'ami. La

donation du monde dont Libchaber poursuit l'événement correspond à l'épiphanie que traduit

plus abstraitement ce poème; accroissement et ordonnance d'une réalité perçue en dehors de

soi, c'est-à-dire intersubjectivement partagée : «Soudain nous percevons les choses/avec une

acuité particulière.//Dans le froid lisse/de ce point à cet autre/la ligne file.IL'évidence

flambe./Et les feuilleslhaubans/pavois/claquent:/chaque chose s'élevant/à son sommet.>> (TP,

25) Le principe de cette réalisation est un débordement où la pensée - on pourrait aussi dire

le sujet - se confronte à une limite, étonnée de ce qui n'est pas elle; ainsi Libchaber

demande-t-il à ses calculs qu'ils l'exposent à l'incalculable, à des faits, des lois qu'on ne

saurait prévoir ni déduire («ça ne s'invente pas», dit-on) : «(Mais il y a l'eau/écoutez-la:

l'eau inconcevable.IL'eau et le temps/dans les creux de la terre./Que faut-il croire?/ffout est

largesse./Même les larmes sont bénies.)» (TP, 70) Les larmes présentent l'exemple d'un

donné indépassable, venu d'une matière qui pense par elle-même, que le physicien demande

à ses étudiants d'écouter :

Marussia dit quelque chose à l'oreille de Chaber. Celui-ci fit signe que oui, joignant trois doigts sur son front pour y faire entrer l'idée, la mettre en sûreté dans la tirelire. Un geste de vieillard, pensa Landau./ /Pourtant Chaber était un homme prodigue. Il n'aimait pas les pingres, ne gardait rien pour lui. À la Faculté, ses lubies étaient restées célèbres. («Je ne veux pas des règles, je veux des lois.» <<Ne me montrez pas des chiffres mais des figures.» «La matière pense, écoutez-là!» Ses étudiants écoutaient, ou du moins s'y efforçaient.//Puis un jour, presque sans effort, Libchaber était parvenu à démontrer que la règle de Côhn était fausse. Le monde de la physique avait tressailli. L'Académie l'avait décoré. Ce soir-là, comme tous les autres soirs, Chaber était rentré chez lui. Mais dans son entourage les choses s'étaient mises à changer. Avec le temps sa condition nouvelle avait fini par lui paraître intenable. Il s'était finalement réfugié en Amérique, dans une université d'État non loin de Chicago. (TP, 24)

Ce ne sont pas des connaissances objectives, mais une posture épistémologique que Chaber

enseigne à ses étudiants : la distinction entre règle et loi recoupe, au plan de la connaissance,

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la différence entre convention et conviction, savoir et foi - «Que faut-il croire?», demande le

poème. La joie, qui constitue, on le verra, à la fois le motif, la condition et l'objet des

recherches du physicien, désigne dans ce cadre le moment d'une reconnaissance, où du

recueillement de l'écoute survient la clarté, l'évidence de choses données- portées par une

voix décentrée, qui ne révèle et ne signifie qu'en reliant, en déportant vers l'autre (d'où la

prodigalité attribuée à Chaber, et l'exil auquel le conduit sa distinction):

La beauté a des sursauts de colère./De désastre en désastre nous répétons plus haut/nous écrasons les cimes, nos mains saignent;/mais où est-elle donc, l'altitude?I!Nous n'en pouvons plus.//Nous demandons/qu'est-ce que cela veut dire?/Que pouvons-nous aimer?

Les corps; leur obstination, leur écorce/leurs restes. Voilà de quoi aimer.//Dans la flambée des nombres/les corps sont nos clartés : les formules et les socles/du commencement./Ils touchent aux lois. Ils en portent les noms/les blessures. Les défaites innombrables. (TP, 51-52)

Les passages en italiques sont attribués en fm de volume à Benjamin Fondane, qui s'est voué,

en tant que poète et essayiste .dans le milieu parisien d'entre-deux guerres, à engager la

poésie; il est notamment l'auteur d'un Faux traité d'esthétique (dont le sous-titre, Essai sur la

crise de réalité, annonce plutôt le Traité de physique qu'y a sans doute vu Lapierre), où il

s'emploie à montrer l'œuvre de pensée qui porte la jouissance- disons, avec Chaber, la joie­

du texte poétique. Cessons d'y voir, demande Fondane, une fin en soi (une affaire de

sensibilité, un enjeu purement esthétique), pour nous saisir de la souveraineté dont elle nous

investit face au putsch qui résulte du positivisme, de l'ascendant de la raison instrumentale­

Fondane dit «spéculative»- sur la raison communicationnelle qui fonde le lien politique :

[N]ous tenons pour la chose la plus naturelle du monde que notre vie vécue ne réponde ni au concept de réalité, ni à celui de vérité. Nous agissons dans l'erreur, nous vivons dans l'illusion, nous rêvons dans l'absurde - est-ce là exister? -cependant que n'existe vraiment que les lois, les structures et les rapports que personne n'a jamais vus. [ ... ] Ouvrons les yeux: la poésie est un besoin, non un délassement; le poète affirme, la poésie est une affirmation de réalité. Quand nous écoutons une œuvre d'art, nous ne contemplons pas, ni ne jouissons, nous redressons un équilibre tordu, nous affirmons ce que tout le long de la journée nous avons nié honteusement : la pleine réalité de nos actes, de notre espoir, de notre liberté, 1' b . -1 • ' da tl98 o seure certztuue que notre exzstence a un sens, un axe, un repon n .

198 Benjamin Fondane. 1998 [1938]. Faux traité d'esthétique. Essai sur la crise de réalité. Paris: Paris Méditerranée, p. 128-129.

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À la critique de Fondane se rattache celle que Kant a livré de la tradition métaphysique, pour

se tourner vers une raison dite <<pratique»; Lapierre s'y réfère également, directement, en le

citant de la même façon- «Que puis-je faire? imploreras-tu./ Que ni 'est-il permis d'espérer?»

(TP, 61) -, et implicitement, de façon à montrer en cette tradition autoritariste de pensée

«spéculative» les racines des ravages auxquels se confronte son personnage, dans la forme du

totalitarisme et, on le devine, de la bombe nucléaire (la critique kantienne dénonce en

particulier la dérive des débats visant à prouver ou à nier en théorie l'existence de Dieu) :

«Écoutez: c'est un petit air musette, un peu mélancolique. On ferme les yeux, les mondes

tintent. Kepler et Galilée, une chose et son contraire, et Dieu, si on veut bien aller jusque-là,

Dieu qui est et qui n'est pas.>> (TP, 41) Ces références s'inscrivent dans la problématique de

l'habitation qu'élaborait déjà L'eau de Kiev; le report aux corps, l'amour qui leur est dédié

face à la déroute, aux «désastres» d'une raison qui vise à affranchir l'esprit de la matière, le

sujet de l'objet, l'humain du terrestre; qui sépare pour hypostasier- «Que cherchons-nous à

voir?/Jamais le centre n'apparaît/jamais la cime/jamais le fond.//Le chiffre de la

multitude/imperturbablement/reste égal à un.>> (TP, 79) - appelle à consommer le

décentrement qu'implique le lien de la charité, afm de toucher le sol du «commencement>>,

d'ouvrir à l'ordre du commun: «Le monde est là./Le monde intense/lumineux/dans sa

dureté.ffu le contemples.//Que vois-tu donc?ffu caches ton visage/tu détournes les yeux./Le

vent souffle sur ta nuque.//Et la poussière/et l'herbe/indifféremment.>> (TP, 72) Les corps,

dont le tu dessine ici la forme en creux, apparaissent dépositaires d'une connaissance

inaliénable, qui ne pourrait être transmise, remise à l'autre qu'en reconduisant les «blessures»

où s'inscrivent les «noms» de lois qui relèvent de l'ordre moral que forme aux yeux du

physicien le vivant :

«Le temps génère du temps», murmurait le professeur. (Chaber avait l'air d'un fou. Il paraissait toujours parler à ses chaussures, s'embrouillant parfois au point d'exaspérer ses étudiants.) <<L'espace aussi: un bourgeonnement, des lignes d'univers entre les états, les virtualités de la matière. -Pas seulement de la matière mais du vivant, et de ses lois; les nombres en sont les fruits. Regardez comme font les fruits. (TP, 82)

Ces <<Virtualités» ne sont pas sans évoquer Mallarmé, par où les «défaites» dont les corps

portent la marque se relient à la désubjectivation qu'implique "ta communication esthétique.

Toucher, ou plutôt affecter, serait dans cette optique synonyme de blesser, d'altérer ou de

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vaincre, suivant le paradoxe du sublime qui n'élève qu'en humiliant, qu'en contraignant,

qu'en entamant l'intégrité du soi. Les nombres que trace Chaber forment sans aucun doute les

lettres d'un poème, d'un témoignage dont l'éthique soumet le langage à une mesure qui

détermine une prosodie, où on nous invite à voir l'inscription chiffrée d'une transcendance:

«Une haie de fusains/nue. Six heures.//Quatorze mille trois cent douze/lignes de gris. Deux

décembre./!Huit baies rouges/dans la neige (huit seulement).//Un millier de racines/un

milliard de flocons.//Trente-six mots./Trente-neuf, maintenant.» (TP, 100) Le décentrement

du témoignage est familier à Chaber et à Maiussia : «Il répéta cela, ces trois derniers mots,

pour s'assurer que c'était bien lui qui les avait prononcés» (TP, 71); «Ses propres paroles la

stupéfièrent.» (TP, 112) Il se relate au recueillement du sujet de la charité au sein d'une

réalité qui dedans comme dehors le déborde :

Nous ne bougeons plus.//Tassés à l'intérieur de nous-mêmes/à fond de cale nous contemplons/des flancs d'acier:/les façades des maisons/les voitures garées le long des trottoirs./Une nef puissante, un navire effrayant.//Nous nous tenons tranquilles/pour une fois./Seigneur, souftlons-nous./Ce mot-là. ou un autre, n'importe./Les ancres s'arrachent, les falaises s'écroulent/nous ne savons plus ce que nous disons. (TP, 63)

L'étonnement du sujet, de part et d'autre du seuil où il (s')entend, répond au renouvellement,

au «bourgeonnement» de la matière et du vivant dont parle le professeur Chaber, que

contiennent un instant, telle une photographie, la voix comme les chiffres : <<Pendant ce

temps la loi de Pnine et les paradoxes dynamiques se baladaient dans son cerveau. Zéro,

songeait-il, est égal à peut-être. Je suis signifie j'étais-il-y-a-maintenant-quelques­

instants.I/Quand il sortit la vérité le gifla.» (TP, 118); «Que faut-il comprendre/où faut-il

regarder?/ /Les chiffres sont des angles./Le temps est une masse.» (TP, 117) De fait, le souftle

qui porte sa parole («Seigneur, souftlons-nous») conduit aussi 1' écriture algébrique de

Chaber, au moment où elle opère, dans la forme du possible, un renouveau dont le miracle

relève de la conscience normative :

La salle de cours- on l'appelait à présent l'amphithéâtre Kasimov- se vidait peu à peu. Morose, Libchaber ramassait ses papiers. Ce qui n'avait pas fonctionné ce matin-là dans la salle froide- dans l'amphithéâtre A.-A.-Kasimov du pavillon Igor­V.-Yuchenko- à part le froid, les craies cassées, pleines de cristaux, qui n'écrivaient jamais, ne lui échappait pas.//Ce qui n'avait pas fonctionné ne tenait pas à des détails. C'était la vie entière, quoi de plus triste, de plus gâché? En outre il avait faim, et s'en trouvait vaguement coupable. [ ... ] Une étudiante se tenait devant lui, il ne savait pas

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depuis quand. «Expliquez-moi, demandait-elle. Expliquez-moi, je vous en prie.» Sa voix était à peine audible. [ ... ] À sept cent verstes de là, dans le village de Kargopol, le vent rugissait. Il plaquait sur les troncs des bouleaux des aiguilles de neige, et les branches dénudées ployaient vers l'eau grise du lac Onega. (TP, 85-85)

L'étudiante regardait le tableau. Il ne contenait plus qu'une petite chaîne algébrique, à peine lisible dans la poussière de craie. En vérité, il faut l'admettre, la chose avait l'air à peu près aussi digne d'intérêt scientifique qu'un numéro de téléphone. «Professeur, je vous en prie.»/ /Elle était vêtue avec élégance, songea Libchaber. Les larmes avaient taché son chemisier, dont le satin usé avait quelque chose de touchant. Il en était ému. C'étaient des vêtements de parents, ou d'amis : les boucles d'Elisheva, son velours bleu, la jupe droite de Nadejda. C'était la nuit de Noël, et les tenues des fêtes prenaient sur ces jeunes personnes un air solennel, bouleversant. (TP, 92)

Cette étudiante n'est autre que Marussia, qui deviendra la compagne du physicien. La relation

de la formule algébrique à un numéro de téléphone, les vêtements dont l'emprunt émeut

Libchaber, par le caractère accueillant de l'espace que le soir de Noël- où à la fondation de

la communauté chrétienne répondent un chant d'allégresse et un rituel de donation - ils

dessinent, l'extension de 1 'horizon, l'ouverture du cercle immédiat par le biais des figures du

vent et de l'eau situent la démonstration écrite de Chaber, dans une salle où sont restés

quelques étudiants, au lieu d'énonciation communautaire de l'énonciation lyrique; on notera

qu'alors sa voix s'efface comme celle de Marussia- «"Regardez-bien", murmura-t-il. Ce fut

à peine si elle entendit. [ ... ] Chaber traça lentement des chiffres, des cercles. Sa main allait,

épaisse, pataude, mais paraissait légère. "Vous voyez?"» (TP, 94) -, comme pour déléguer

la parole, transmuée en chant, à l'inscription, indiquant l'endroit où intersubjectivement se

produit le sens, le jugement; le miracle :

«Regardez-bien, répétait Libchaber d'une petite voix; juste là, vous voyez?»/ /Dans la grande salle quelque chose de particulier commença alors à se produire. Quelqu'un raconta plus tard qu'il avait cru- non, c'était inexact, qu'il avait senti- que l'air se réchauffait. Comme si les vieux radiateurs s'étaient remis à fonctionner, ce qu'ils n'avaient certainement pas fait dans la salle A.-A.-Kasimov, ni même dans l'amphithéâtre A.-A.-Kasimov, depuis un sacré bout de temps. Une autre personne (un étudiant de Dankov) eut en regardant au plafond l'impression qu'il avait été repeint, et qu'on avait réparé les cimaises de plâtre. Des appliques peintes ornaient les murs, de chaque côté du tableau, jusqu'à un mètre du plancher. Le soleil tombait d'une autre fenêtre, une carafe d'eau fraîche scintillait. Sur les pupitres s'alignaient des crayons aux mines robustes, du papier turc, des règles en bois verni. (TP, 96)

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Libchaber écrivait avec lenteur, de plus en plus léger, de plus en plus petit, et bientôt la salle fut pleine de fleurs et de corbeilles de pain. Du pain noir, des miches au pavot, des tresses d'Erevan. (TP, 98)

Le poème qui s'insère entre les deux temps de la description, en plus de convertir les chiffres

en mots, rapporte 1' événement à la valeur requérante du sublime, qui induirait à travers

l'écrit, à même l'environnement du groupe, l'appel et la reconnaissance d'un «ordre»

supérieur: «L'abrupt s'ajuste/au plus abrupt/Les mots s'escarpent.//Quels appels/quel

ordre/as-tu reconnus?» (TP, 97) La transfiguration se produit sur le mode élégiaque d'une

dualité (on parle de sentiment, d'impression, ce qui maintient l'état «gâché» des choses en

filigrane); simultanément désir et conscience, allégement et gravité : «Sa main allait, épaisse,

pataude, mais paraissait légère.» En elle se confondent lecture et écriture, dans leur

application révélatrice et émancipatrice au réel : «Voilà ton livre/voilà ta paix.//Qu'avais-tu

donc rêvé?//De quelles lois/de quel ordre rêvais-tu?» (TP, 74) Dans une autre représentation

de Chaber écrivant, dans son bureau-verger où les livres, le téléphone et les boîtes recevant

les fruits que représentent les feuilles couvertes d'équations le situent, recueilli, sur un axe de

communication avec autrui, l'intentionnalité- le souffle et l'acuité- est attribuée au crayon

qui inscrit, comme à la voix du poème : <<Dans sa main potelée, le crayon déroulait avec

méthode la bobine des quanta.» (TP, 22) La perspective qui s'ouvre ainsi, pour le physicien

comme pour les destinataires de son travail, reçoit une illustration éloquente dans un court

conte qu'insère Lapierre à son récit, qui présente sur trois jours la vie commune de Chaber et

Marussia:

Le premier soir, Marussia était rentrée avec un petit paquet entouré d'une ficelle de chanvre. Elle l'avait déposé sur une chaise./ /Le lendemain, au lever du soleil, Chaber et elle avaient découvert du café, des biscottes, des fruits servis sur une nappe de lin piquée qui ressemblait à du brocart. La nappe était éblouissante.//Le papier, la ficelle avaient disparu. (TP, 126)

·Le second soir, onze heures sonnaient quand elle était rentrée. Chaber, qui ne se sentait pas bien, était déjà au lit. Il l'avait entendue chantonner, ouvrir des tiroirs et les refermer. Elle était finalement venue le rejoindre et avait glissé contre lui ses pieds froids.//Au matin, Chaber trouva dans la commode des chaussures neuves et des cravates anglaises: des Old London à rayures, des Prince Albert à motifs écossais. Il y avait aussi pour Marussia des jupes plissées, comme en portaient les étudiantes polonaises avant la guerre.//Marussia était entrée à sa suite dans la pièce. Chaber lui sourit. Un vieil oncle, on aurait dit. (TP, 128)

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À ces apparitions s'ajoute le mot d'amour, dont le verso montre «des chiffres à demi

effacés», que trouve Marussia auprès d'un déjeuner servi au pied de leur lit, qui lui apparaît à

son réveil : <<Marussia le lut. Le papier sentait le savon à raser. Chaber était parti pour

1 'université depuis longtemps déjà.» (TP, 131) À 1 'image de ce mot et des apparitions qui le

précèdent, supportées par une absence, l'écho, la marque vide d'une intention, le travail de

Chaber œuvre avant tout à relier, produire de l'égalité, de l'altérité relative; à émanciper,

communiquant dans une perspective - une écriture ou une voix «à demi effacée», dont la

transparence s'applique au réel pour l'éclairer, le partager- une joie ou une paix qui n'existe

que par le régime ontologique de la communauté, telle une grâce qui à la fois visite et reçoit,

reconnaît. «Lorsque l'amour s'élève ainsi/tout abstrait de promesses/et de dévotion/Dieu de

bonté/où es-tu?» (EK, 84), interrogeait un poème de L'eau de Kiev, après la réception par

Solomon de la lettre vide qui rompt son isolement. L'écriture du physicien recouvre bien,

identifiée à celle du poète, une forme épistolaire :

«Connais-tu cette joie, avait écrit un poète, de voir des choses neuves?»IIC'était Chaber qui avait un jour donné à Marussia ce livre. Non, elle n'avait jamais possédé de telles choses; à présent le livre était vieux, jauni. Mais sa joie restait neuve.//<<.Te suis un vieil homme, rappelait de temps à autre Chaber avec gravité.//- Oui», répondait Marussia du même ton.II<<Le jour était une pure émeraude», avait encore écrit le poète.//C'était parfait. Qui a connu 1ajoie ne sait pas mentir. (TP, 130)

On découvre à la fin du recueil que les citations en italiques attribuées au poète sont en réalité

de deux auteurs - d'époque, de nationalité et de sexe différents: Dominique Robert et

Guillaume Apollinaire. Le dialogue entre Chaber et Marussia se situe de plus, par le ton

qu'ils partagent, en continuité avec cette écriture, comme si leur parole venait du même lieu,

lequel serait déterminé par la joie. La joie apparaît conditionnelle au travail du physicien et

du poète, rassemblés dans leur rapport à la réalité, la posture du diseur de vérité. «Quand il se

fait critique, le lyrisme cherche une justesse de voix, tout [sic] opposée aux excès du pathos

et de l'emphase199», remarque Maulpoix, attribuant la voyance du poème - sa capacité de

déterminer, en tant que témoignage, une intersubjectivité- au discernement d'une écoute. Il y

a dans cette justesse, qui situe en communication, une joie que traduit matériellement l'image

récurrente du grillon chez Lapierre: radiance de l'être en présence, sous l'action d'une

correspondance où l'intime acquiert une réalité «en soi», une dimension objective. Par

199 Jean-Michel Maulpoix. 2000. Pour un lyrisme critique. Paris : José Corti, p. 31.

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l'apaisement qui s'y assoc1e (<~oie» et <<paix» semblent avoir la même extension dans

l'œuvre de Lapierre), cette joie dont Traité de physique fait un thème revêt, sans surprise, un

sens religieux; comme 1' écrivent R. Guérineau et C. La veau,

[l]a joie dans le langage religieux prend un sens très fort qui se rapproche de la béatitude. Mais tandis que cette dernière notion connote la bénédiction reçue (Bienheureux êtes-vous ... ) et une attitude plus passive, la joie connote plutôt la jubilation comme réponse surgie du cœur croyant devant la révélation du divin (<<Jésus tressaillit de joie sous l'action de l'Esprit-Saint», Luc, 10, 21). [Elle] est perçue comme participation à la vie même de Dieu qui est en elle-même joie [ ... ): «le vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite» (Jean, 15,11i00

Ce qui ainsi se relaie, c'est la jouissance, par l'intermédiaire du prochain, c'est-à-dire

l'égalité que réalise la charité, de ce qui se nomme dans les écrits des théologiens le

«souverain bien»: «communication dans la félicité possédée en commun201», où l'être se

saisit de sa réalité créée, inhérente à Dieu. Le concept, d'origine antique, appartient au cadre

plus vaste de l'idée d' eudaimonia; représentation objective du bonheur, «pensé comme un

aspect de l'activité qu'est la vie même202» :

Rien n'est plus opposé au bonheur conçu comme plaisir subjectif que l'idée antique d'eudaimonia. Les hommes se représentent une fin dernière qu'ils se représentent en même temps qu'ils la désirent et dont la possession permet l'accomplissement objectivement parfait de la nature humaine. C'est ainsi que toutes les éthiques antiques ont défini la recherche du souverain bien, à la fois le bien humain, le bonheur, et le bien moraf03

Monique Canto-Sperber présente l'évolution de la notion de Socrate à Aristote: chez

Socrate, explique-t-elle, le bonheur est conçu comme

l'expression immédiate de l'ordre de l'âme. La présence en l'âme du bien qui lui est propre, la justice, ou ordre de l'âme, est cause immédiate du bonheur [ ... ] Dans la pensée platonicienne, la définition socratique du bonheur est profondément modifiée et rapportée à un cadre épistémologique et ontologique plus vaste. La vertu est une forme de savoir, mais accessible seulement au terme d'un long processus de

200 R. Guérineau et C. Laveau. 1990. «Joie». Encyclopédie philosophique universelle, vol. II, t. 1. Paris : PUF, p. 1398. 201 Eberhard Schockenhoff. 1996. «Charité». Canto-Sperber, Monique (dir.). Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale. Paris: PUF, coll. <<Quadrige», p. 241. 202 Monique Canto-Sperber. 1996. «Bonheur». Ibid., p. 201. 203 Ibid.

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remémoration où l'âme saisit les réalités intelligibles en même temps qu'elle se ressaisit elle-même dans sa nature propre204

D'où la supériorité qu'accorde Aristote, qui s'inspire des deux penseurs, à la vie

contemplative, <<Vouée à la connaissance des réalités belles et divines205», sur la vie active et

politique. Canto-Sperber insiste cependant sur les contradictions que présentent sur ce point

les pensées de Platon et d'Aristote :

Platon partage avec Aristote l'idée selon laquelle il existe des biens moraux qui ne sont pas accessibles à l'individu indépendamment de la communauté politique. [L]e bonheur est, d'une part, conçu de manière strictement individuelle, comme le bon état de l'âme, mais il est, d'autre part, défini à partir de l'excellence de la communauté politique : dans ce cas, le bonheur n'est ni celui de tous les individus, ni celui de ses membres les plus exceptionnels, mais l'effet de l'ordre politique206

La conception du sublime chez Kant, la notion d'intersubjectivité chez Habermas et de

monde commun chez Arendt sont tributaires de cette tradition de pensée, rapportée au cadre

séculier (<<post-métaphysique», dans les termes d'Habermas) de la modernité. La définition

kantienne du sublime en tant que disposition d'esprit déterminée par une propension au

jugement réfléchissant, l'habitude d'une pensée exercée au nom du collectif; le concept de

monde vécu chez Habermas, formé par intrication des perspectives, et de conscience

normative, fondée, par référence à une communauté d'alter ego, sur une compréhension dite

religieuse de soi; l'association de la liberté politique, d'une citoyenneté effective à un

principe de réalisation chez Arendt (dont la thèse, fait révélateur et négligé, portait sur le

concept de charité chez Augustin) partent du même amour, d'un engagement au nom de la

valeur ultime que nomme la joie chez Lapierre, les concepts de «souverain bien» et

d'eudaimonia dans l'antiquité et la théologie chrétienne, perçue comme conditionnelle à la

vitalité du lien politique et du domaine public en démocratie.

Dans la ligne de ces penseurs, le Traité de Lapierre rassemble lyrisme et champ

politique dans une même théorie, associant la joie - du poète, du physicien - au caractère

inassignable du témoignage. Le titre de poète y désigne le lieu d'une énonciation décentrée,

orientée vers une signification sans contexte, mue par une soif de réalité, qui à l'image des

204 Ibid., p. 202. 205 Ibid., p. 203. 206 Ibid.

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travaux de Libchaber atteint par l'intermédiaire d'autrui une vision émancipatrice, ouvre

l'espace rénovateur d'une reconnaissance:

D'après Libchaber ça s'était produit à Ostende. [ ... ] C'était lugubre, cependant Libchaber éprouvait de la joie. Le moindre bruissement se transformait en joie. «Qu'est-ce que la joie?» avait demandé Marussia. Ils s'étaient arrêtés devant l'étang d' Aamem, où des canards se pavanaient. <<Regarde donc», avait murmuré Libchaber. Puis ils étaient rentrés, il s'était mis au travail pour de bon.//Rien d'autre ne s'était passé : des canards, un étang rempli de feuilles mortes, la question de Marussia. La règle de Cohn était fichue. (TP, 69) -

Que la vision que porte la joie conduise à invalider une règle associée, par opposition aux

lois, à une convention indique sa nature critique. L'interrogation qu'introduit Marussia

semble se poursuivre dans les poèmes suivants, notamment lorsqu'une page plus loin le texte

commence en marquant la suite d'une argumentation, pour ensuite s'intéresser à la

distanciation que véhicule le chant - chant choral sacré, dont le sens serait en soi de

communiquer, par la joie, la communauté elle-même :

Par ailleurs il n'était pas impossible que, au moment précis où dans le vieux monastère l'antienne avait commencé, un ordre supérieur (mais de quoi?) se fût installé./ /Le chant avait débuté avec des voix de basses; un chœur de voix sévères, d'une lenteur presque insupportable. Au loin, des mouettes piaillaient dans la lumière, au-dessus des bouillons d'écume verte.//Sous la voûte, nous écoutions; les Ordres et le temps s'effondraient. «C'est terrible», dit seulement Chaber. (TP, 71)

L'effondrement des «Ordres» répond à l'invalidation de la règle de Cohn par Chaber; plus

largement, il rappelle les décombres dans lesquels se retrouve Solomon dans L 'eau de Kiev,

et par là se relate à la reconstruction qu'appelle la «Théorie des corps» annoncée dans la table

des matières du Traité: <<Les corps; leur obstination, leur écorce/leurs restes. Voilà de quoi

aimer./ /Dans la flambée des nombres/les corps sont nos clartés: les formules et les socles/du

commencement/Ils touchent aux lois. Ils en portent les noms/les blessures. Les défaites

innombrables.» (TP, 52) La joie que communique le chant ouvre au régime ontologique de la

communauté, à la vision eschatologique qui fonde l'éthique des «lois», par opposition aux

«Ordres», à la convention des règles. Le narrateur, qui interroge comme le poète, s'associe

avec le lecteur à l'instance collective de cette vision (<<nous écoutions»), qui en dépit de la

référence religieuse ne désigne pas une réalité seulement spirituelle; sa question au sujet de

l' «ordre supérieur>> advenu - «(mais de quoi?)» - place non seulement le dogme religieux à

distance, mais répète en quelque sorte celle de Marussia («Qu'est-ce que la joie?»), qui

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fournissait aux recherches de Chaber leur point focal («il s'était mis au travail pour de bon»),

de façon à les rapporter à la théorie normative d'une communauté politique incarnée que

construisent les poèmes versifiés, où il conviendrait de voir 1 'ordre supérieur en question.

La table situe la «Théorie des corps» avant celle des «Champs», notion qui rappelle

le principe de composition par champ défini par Charles Oison (auquel Lapierre dédie un

poème d'Aimée soit la honte) au nom des objectivistes. Cet enchaînement et cette référence

montrent en l'amour dédié aux corps l'aménagement, dans un champ concret de présences,

de rapports d'alter ego visant la construction d'un monde vécu, intersubjectivement partagé,

auquel appartient le régime de foi des «lois». Le procédé de cette construction est exposé

méthodiquement en quatrième de couverture :

10·8 Un poème est aimant dans ce qu'il a d'impitoyable.

10"12 Il est le plus aimant où il s'oublie le plus.

1 o·11 Impitoyable ne veut pas dire cruel.

10·16 S'oublier n'est pas une distraction.

Impitoyable veut dire solidaire, veut dire réalité et émancipation, et s'oublier, aimer

infiniment; aimer, s'identifiant à l'autre, la joie elle-même -laquelle dépend d'une hospitalité

inconditionnelle : «Si ton ami a vu la mort, tu dois la regarder aussi, disait jadis son père. -

Père, laisse-moi. Ces vieilleries sont des histoires de fantômes, ne leur ouvre pas ta maison.»

(TP, 85) On retrouve avant les trois premiers chapitres une exposition semblable de principes,

qui donne une forme sensible à la figure du citoyen, définissant le seuil d'une intériorité

communicable qui signifie, on le ressent, l'accès au domaine public: «UN :/Un nom est

transparent./Un nom est une limite.» (TP, 9); <<DEUX :/La limite est la part/immatérielle des

corps.» (TP, 35); «TROIS :/Cette part est infinie.» (TP, 47) L'idée d'une part immatérielle

des corps que contiendrait le nom évoque la présence à soi qui détermine la félicité d'une

correspondance à l'autre, laquelle est représentée dans un poème qui avec l'image de l'oiseau

de Viendras-tu avec moi? reprend indéniablement Saint-Denys Garneau: «À coups de serpe,

dans l'air rare/des oiseaux s'arrachent à leur cage/d'os et de plomb.» (TP, 110) La mobilité

au sein du champ est associée à un engagement en favelir de la vérité. À deUx. pages

d'intervalle se reproduit une énumération de verbes à l'impératif qui enjoignent l'autre à agir

sur le soi; à la chute de la première énumération répond celle de la deuxième: «Jure-moi»

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(TP, 28); «Voile-moi, vtens.» (TP, 31). La volupté que porte l'allitération signale

l'anticipation de la joie associée à l'indifférenciation dans le rapport à la vérité. L'idée du

voile donne par ailleurs un Profil de l'ombre à la figure du citoyen; elle définit la possibilité

de se ressentir comme intériorité dans une compréhension religieuse de soi, l'ordre moral du

vivant - pour le dire avec le physicien. Depuis cette écoute, Libchaber résiste à la propagande

du régime et aux conventions du milieu officiel auquel il sera promu, par un discernement

que prend parfois à sa charge le narrateur, ici au sujet de la découverte d'un homme mort gelé

dans un boisé :

Son cercueil luisait sous les lustres dans la maison d'Anna Mikhaïlovna, le Cœur ardent des arcanes majeures. Des cierges brûlaient.//Sur la tombe se fanaient des œillets blancs. Leurs caboches mollissaient sur le bois sombre, aussi impudiques que des mouchoirs chiffonnés: objets de luxe, volupté de l'argent. Dans la maison d'Anna Mikhaïlovna rien ne durait, rien n'était censé durer.//Lioubov était officiellement un mémorable; en temps utile il redeviendrait un pauvre diable, mort dans des circonstances suspectes pour quelqu'un qui connaissait aussi bien les chevaux, les collines de Lénine et les boisés de la Moskova. Certains diraient empoisonné, on ne saurait jamais. (TP, 73)

L'accommodation de la réalité, jusqu'à en provoquer la perte, et le cynisme qui en résulte

font figure de normalité dans le cadre d'un régime totalitaire, de sorte qu'on nè s'attarde pas

d'emblée à cette critique, sauf si, ayant lu Love and Sorrow, cette histoire nous apparaît

familière; revisitant notre lecture (p. 52 et 60), on en retrouve alors le fond, ou plutôt l'abîme,

avec les motifs profonds de sa dissimulation. La fm de Lioubov ouvre ce que Lapierre

nomme une faille- «Un gâchis, l'embarras sans bon sens, l'exception pas croyabli07» -,

dont l'évitement systématique, en vertu d'une entente fonctionnelle des choses, est par

ailleurs critiqué avec force dans Traité de physique, notamment dans ce poème où le passage

du je au nous pose vraisemblablement, dans le témoignage, un rapport de concitoyen:

Il y a, dis-je, des falaises/des failles.//C'est violent/échappé dans l'évidence:/nous n'y croyons pas.//Les petits naissent/les feuilles rougissent/les riches tuent./Nous ne ménageons ni les bêtes ni les hommes.//Nous disons/c'est ainsi, c'est dans l'ordre des choses./Comment osons-nous parler de beauté? (TP, 49)

207 René Lapierre. 2010. Aimée soit la honte. Montréal: Les Herbes Rouges, p. 14. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle AH, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte.

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La peur qui nourrit, au profit du statu quo, cette dissimulation est palpable dans une scène du

récit qui raconte la catastrophe qui résulte pour Chaber des honneurs que lui attirent ses

travaux, et montre dans ce cadre la fonction défensive du cliché qui est de combler les failles,

de lisser la réalité de telle sorte qu'elle n'en est plus une, à la manière de la propagande :

Un jour Chaber en avait eu assez et il était parti. «Sorti prendre l'air» durant une entrevue avec une journaliste de Carélie. Il n'était pas revenu.//Quelques semaines plus tôt, alors qu'il donnait une conférence à l'Institut Kirov, quelque chose d'analogue s'était passé. Il avait semblé perdre le fil. Le silence s'était prolongé, embarrassant le Conseil. Chaber regardait sans le voir son lutrin. Quand il reprit enfin la parole ce fut pour conclure sur des banalités. On s'attendait à mieux. Mais une fois n'est pas coutume, ainsi va la vie, etc. C'est si facile d'oublier. On invitait Chaber aux cocktails officiels, aux soirées d'ambassad~s. Il y croisait parfois Landau, toujours à son aise, détendu et courtois. (TP, 37)

Le drame de Chaber concerne en premier lieu ses recherches, d'une manière qui révèle

l'importance des enjeux épistémologiques qui s'attachent à elles dans le contexte où il se

trouve; contexte de guerre froide, dont le physicien est - ô combien paradoxalement dans le

cas de Chaber - un instrument :

Quand il se rassit à son bureau, hébété d'angoisse, Libchaber se demanda longuement s'il devait utiliser son crayon ou son stylo. Jusqu'où pouvait-on s'égarer? Opter pour l'un ou l'autre brisait les symétries, comme il aimait à dire, portait à conséquence, voyez? Néanmoins aucun argument, si minime soit-il, ne se présentait en faveur de l'un ou l'autre de ces choix; par conséquent, par conséquent, mes éminents collègues, en quoi se trouvait-on le moindrement autorisé à parler de choix? (TP, 56)

L'adresse jargonneuse aux collègues indique le fond de l'affaire. Le statut distinctif de

Chaber le retient dans un cercle formel dont la restriction se signale par la <<perte» de

Marussia («Où Marussia?», entend-on demander à la fm du poème), d'où la joie, avec 1' ordre

et le régime de foi qui s'y associent, devient inaccessible: «dans le contexte du ye Plan

quinquennal, 1 'hélium et la supraconductivité ne signifiait strictement rien pour le commun

des mortels» (TP, 75). Dans ce cadre, il n'est pas anecdotique que ce soit par écrit que

Landau, en visite à Chicago où a fuit Libchaber, lui communique sa détresse:

Landau lui présenta une page de calepin remplie d'une écriture serrée, saisie d'un théorique effroi devant l'incommensurable. Oh, le Gâchis. Allons camarade, courage: les voies de la Révolution sont faites de courage et d'ardeur.I/«Vous reconnaîtrez peut-être, suggéra-t-il, ce que cela signifie?»

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Libchaber regarda Landau durant quelques secondes. Son visage glabre levé vers lui, plissant les yeux comme s'il y avait dans sa question trop de lumière, ille regardait. (Un carabinier noir, se détachant à contre-jour du brasier: la fournaise cosmique où se ratatinaient, tels des bibelots de plastiques, les dernières molécules du bon sens.) (TP, 29-30)

Le «bon sens» en question se rapporte à la conscience normative, capable de reconnaître la

signification de ces calculs (on pense bien sûr à la bombe nucléaire), laquelle appartient, cette

fois, au «commun des mortels». La communauté de référence de cette reconnaissance, dont le

recueil propose un modèle théorique, recouvre toutefois une réalité locale - qui répond à son

incarnation - lorsque se déclare chez Libchaber en exil un extraordinaire sentiment

d'appartenance, sans que celui-ci soit interrogé plus avant: «Alors irrésistiblement,

pathétiquement, grandiosement, Chaber se mit à s'ennuyer de Moscou.» (TP, 38)

La révélation de cette complexité n'est sans doute pas indifférente à l'investissement

du modèle en sol québécois dans Aimée soit la honte, conjuguant référence morale et

engagement local, régime ontologique et histoire nationale. Au je.

C'est d'abord ce je qu'on remarque, ou plutôt sa voix, la tonalité du texte; la liberté,

la transparence (un mot qu'on retrouvera souvent) d'une énonciation certaine de son

décentrement. Il paraît d'abord en référence au livre, à la relation qu'ouvrant au commun il

médiatise:

C'est pour eux que je lis ce poème. Que je l'écris: par transparence, par petits blocs de lumière, par syllabes et par amour.//Que je l'écris parfois.//Sur des tiges de fer, des cartons mouillés. Sur des disques rayés, des épées de Tolède; sur des chiffres arabes./ /Sur des cheveux tombés, sur des lettres perdues. (AH, 15)

La présentation se poursuit avec le tracé d'un cheminement (AH, 21) qui appartiendrait à

l'auteur, lui donnant figure; récit symbolique de formation du sujet lyrique, relatant

l'apprentissage d'un amour compris comme détachement qui rappelle le parcours épistolaire

de Viendras-tu avec moi? L'écart où s'affirme cet amour se traduit par un recueillement, et le

souci d'une correspondance- on pense cette fois à la démarche représentée dans L'eau de

Kiev, visant à dénouer ce qui ne <<passe» pas : <<11 me faut donc rentrer en moi-même/je le dis

à regret/vis-à-vis de ce vide.I/Mot contre mot/de clarté en clarté/le un s'abat contre le

un.//Dans les rivières les pierres émeuvent/le jeune cœur des pierres/et le tranchant de

l'eau.IIÀ qui vais-je le dire?//Qui croira cela?» (AH, 20) Depuis ce recueillement se

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construit, on le verra, la représentation concrète d'une demeure qui assume en confiance et

clarté un ancrage biographique :

De moi, René des Pierres-Mortes, de Bretagne, de Saint-Simon, à vous; de moi, Joseph, Antoine, Joas, Georges, Roger, à vos enfants; de vous à vos corps, votre poids d'hommes revêches, vos ombres; de vous et de nous à chacun et à tous, maintenant, ensevelis ou subjugués, terrifiés d'amour: au secours, à l'aide. (AH, 26)

Le nom dont cosigne Lapierre, René des Pierres-Mortes, rappelle l'émotion demeurée lettre

morte («Dans les rivières les pierres émeuvent» ... ). Le poème, dédié à Charles Oison, met

en scène l'auteur et l'œuvre d'une adresse au sein d'un champ de correspondances, dans

l'espace et dans le temps - l'axe vertical de la transmission appartenant aussi au sujet

migrant, auquel le sujet lyrique destine spécialement son énonciation, sa lecture/écriture. La

représentation du migrant, situé parmi ceux, impliqués dans la phrase citée ci-haut «C'est

pour eux que je lis ce poème», qui regrettent- «Ils murmurent en regardant les flammes les

noms de ce qu'ils ont le plus aimé. Des noms de femmes, d'enfants et de pays.» (AH, 14)­

répond par ailleurs au point de fragilité qu'atteint chez l'auteur représenté la quittance de

souvenirs mués en états anonymes, convertis en joie :

De quoi te souviens-tu? 11- D'avoir été heureux/puis malheureux./ 1- D'avoir fait de la fièvre/dit des injures, mangé des gâteaux.//- D'être tombé/plusieurs fois le même jour, la même année/en même temps/d'être tombé et retombé. (AH, 46)

- Et retombé encore.//J'ai aussi aimé une femme/let les enfants que nous avons eus./IC'était mon lieu de lumière. (AH, 48)

Je parle de quittance en référence à un passage qui y pousse: <<lette tes souvenirs, ouvre les

mains, lance-les: aux possesseurs, aux prétendants, aux diviseurs.//Aux possédés.//Aux

muets, aux mis-en-terre, aux plus-que-bas. Aux morcelés. Donm::-les.» (AH, 17) La

généalogie que dresse le poème dédié à Oison ne contredit pas cette volonté; 1 'usage du

prénom- «de moi, Joseph, Antoine, Joas, Georges, Roger, à vos enfants»- marquerait un

régime non rétrospectif (tel qu'il s'associe à la «collection» de souvenirs) mais plutôt

ontologique de mémoire, se saisissant d'une continuité qui transcende dans une structure

temporelle un sujet-gigogne, cumulant en lui, à partir de l'idée du nom comme aura (limite et

part immatérielle des corps) présentée dans Traité de physique, les présences antérieures de

son arbre. Le masculin rappelle la tradition rurale qui consistait à nommer les enfants en

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référence au père («Daniel à Marcel»), de manière à penser la transmission («à vos enfants»),

la continuité de ce temps- où la vie ne se pensait que relative, était permanence; je pense à

l'inquiétude qu'exprimait Lapierre dans Écrire l'Amérique face à la couleur prophétique

(«enfin nous deviendrons un vrai peuple, enfin nous accéderons à 1 'histoire») du nationalisme

québécois: <<Nous étions là, pourtant», écrivait-il, «et nous y sommes encore, d'une manière

qui n'est celle de personne et qui, il faudra bien s'en aviser, possède sa forme, ses

contingences et ses difficultés208.» La vérité demande, en effet, que la vie assume les

contingences qui la font, en premier lieu depuis ceux qui, non seulement en droite ligne bien

sûr, nous précèdent de toujours. En cette reconnaissance elle trouve le sol du commencement

qu'appelle la <<théorie des corps» dans Traité de physique, d'où prenait aussi espoir Hannah

Arendt:

Le terme de ce qui est donné d'avance- qu'il s'agisse de la réalité du monde ou de l'imprévisibilité d'autrui ou encore du fait que je ne me suis pas créé moi-même­devient l'arrière-plan duquel se détache la liberté de l'homme, devient, en quelque sorte, la matière par laquelle il s'enflamme. L'impossibilité de dissoudre le réel en quelque chose de pensable constitue le triomphe de la possible liberté. Pour le dire de façon paradoxale: c'est seulement parce que je ne me suis pas fait moi-même que je suis libre; si je m'étais créé moi-même j'aurais pu me prévoir et me serais ainsi privé de la liberté. Vue ainsi, la question du sens de 1' être peut être laissée en suspension de telle sorte que la seule réponse possible est: <<L'être est tel que cet être-là est possible209.»

Dans Aimée soit la honte, ce commencement passe par un grand feu, nourri par la honte qui

terrasse 1' orgueil, brûlant les prétentions, les défenses et les <<vieilleries» de demeures

empoussiérées (parmi lesquelles on devrait certainement compter la tradition patriarcale dont

relève, malgré ce qui l'explique, la généalogie du poème):

- maintenant nous y sommes, nous entrons : la honte est forte. Elle vous protège, elle concentre votre amour, dit votre nom et répète vos lois .liE/le allume des torches, met au feu votre faiblesse, vos vieilleries.//Sans elle vous n'êtes pas, il est juste de le dire, vous ne savez pas ce que vous êtes./ /Elle est votre leçon, votre rappel, votre embarras-

-ça ne veut pas finir, ça ne peut pas. Vous avez honte et ça ne finit pas./ /Une honte c'est plein d'amour; ça veut irrésistiblement, de l'inouï, de l'à-présent, du nu et du

208 René Lapierre. 1995. Écrire L'Amérique. Montréal : Les Herbes Rouges, p. 15. 209 Hannah Arendt. 2002 [1994]. Qu'est-ce que la philosophie de l'existence? Paris: Payot et Rivages, coll. <<Rivages poche/Petite bibliothèque», p. 67-68.

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pudique. C'est une lettre, un commencement de fait, un début d'infini./Noilà que le présent s'escarpe, se multiplie :je pense à toi, je t'embrasse.//Et ça refuse de finir, ça ne veut pas; de faille en faille- (AH, 93-94)

Aimée soit donc la honte, contre toute attente, pour la joie; la liberté, l'autonomie morale,

avec la communauté et le pardon: «La honte n'est pas cachée./On ne l'a pas enfouie/sous la

terre.//La honte n'est pas cachée/elle est la terre même/ses pierres ses os. Ta foi/secrète/ton

corps oublié: la honte/n'a pas de mots.» (AH, 31) La référence à la terre- pierres et os- et

aux corps évoque à nouveau le lien de charité, repoussant l'horizon à l'infini : «Il faut briser

et rebriser le cercle. Les galaxies s'éloignent. L'univers s'étend.» (AH, 16) Cette ouverture,

dans une attitude de <<ressourcement» qui caractérise le romantisme, met en question, au plan

collectif, les frontières de la culture : <<Le jardin, la dune, les maisons : minuscules. Que

savent-elles de la matière et des bêtes, des troupeaux galactiques, des cruautés et des forces

que nous avons oubliées?» (AH, 22) D'où ces épées de Tolède et ces chiffres arabes qui

appellent sur eux l'écriture du poème; fétiches, valeurs refuges d'identités culturelles

projetées dans un passé mythique, auquel il faut sans doute rapporter le territoire consumé

face auquel «maintenant» arrive:

Je songe maintenant à la beauté des visages. Devant les restes du brasier - dix-huit hectares d'épinettes brûlées -j'arrive à peine à croire, encore moins à écrire. Mes phrases se défont.//Oh, la beauté: concentrant dans une photo, qu'est-ce que c'est une photo, quelques centimètres, des choses de rien, de simples nudités. (AH, 30)

Le brasier emporte la nostalgie et ouvre par la contemplation une page comme on <<fait» de la

terre. Le discernement de cette contemplation passe par l'ouïe davantage que par la vue;

entendre touche, aime comme adhère à 1' être la voix du poème :

Ainsi ce que tu aimes ne s'attache pas à toi. Tu ne le retiens pas.//Regarde les feuilles, les ombres./ /Elle ne rn 'aime pas, la solitude/elle rn 'aime, la tempête;/elle ne m'aime pas, l'illusion/elle m'aime, la liberté;lelle ne m'aime pas, la voix vide;/il rn 'aime, le corps ardent.//Suit une liste d'adieux.

Les fils et les pères/les enfants ne rn 'aiment pas.! Les chiens ne rn 'aiment pas.! Les pierres, les champs/ne rn 'aiment pas.//Mais le vent.I/Mais les mains.

Les maisons ne rn 'aiment pas.! /Les lacs, les richesses/ne rn 'aiment pas.!! Les fenêtres/les fêtes, les gloires ne rn 'aiment pas.// Mais les nuits, mais/la nuit-

J'écris pour ça, entendre.I/Approcher ce qui finit, ce qui/ne finit pas. Ce qui cesse/ce qui ne cesse pas.//- Et miséricordieusement t'aime/ne t'aime pas. (AH, 65-66, 68, 70)

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Le poème ouvre ainsi l'espace d'une écoute dont la communication - la joie - présente

l'espoir d'un monde commun, localisé pour la première fois au Québec, pensé dans les

limites d'un territoire éclairé par les voix qui 1' ont fait verger :

Manseau. Les Becquets. L'Anse-au-Foulon. Saint-Anastase. Suit une liste de noms impossibles, ça dure très longtemps : Maskinongé, Matagami, Sainte-Pétronille, Trois-Pistoles, Les Perdrix Blanches, Sainte-Clotilde-de-Horton, Brigham, La Chaudière, Saint-Zénon, McMasterville, Côteau-Station, Lac-Désert, Kamouraska, Saint-Émile-de-Suffolk, Hochelaga-Maisonneuve, Saint-Félix-d'Otis, Dégelis, Les Escoumins, entends-tu ce que disent les noms? Reçois-tu ce que nos vieux nous ont donné, avec leurs vieilles voix, leurs vieilles lèvres, leurs vieux cœurs?

Ça vient par giclées, ça fouette. Saint-Joachim-de-Shefford, Chibougarnau, Anticosti. On voit les plaines nues, des mots d'amour et des glaciers. Des élans de matière, des blocs de mémoire rangés comme des chaussures, des peupliers ou des autos. (AH, 69, 81)

La toponymie, par le décentrement que suppose, en termes de projet et de durée, le geste de

fonder, constituerait en soi une donation, le nom offrant le lieu telle une idée destinée à

devenir, se charger de mémoire partagée, bloc d'amour telle la brique isolée d'un monde

humain. Avec la question nationale s'impose celle du legs, de la transmission, liée à l'appel

qui se dégage de la honte, d'où advient l'authenticité d'un «à-présent» pensé par Benjamin,

qui exige que soit tiré ce qui finit de ce qui ne finit pas, que soit discerné ce qui aime, que soit

trouvé son bien, la richesse à transmettre :

S'il faut abandonner à notre tour, partir-quitter, que tendrons-nous à nos enfants dans nos bonnes fatigues, nos soifs? Dans quelle langue parlerons-nous de ces éclats de bonheur?//Donner, chacun le peut. Dans son silence d'amour, dans sa ration de vide. Chacun espère et chacun sait.//Dans sa langue de bois, sa langue de soc; de gêne et d'espérance. Chacun sait. (AH, 71)

Les italiques attirent l'attention sur un enjeu fondateur du nationalisme québécois, celui de la

langue de l'espace public, que rappelle encore l'expression «langue de soc», qui évoque les

origines rurales de la nation. La question déplace l'enjeu du code linguistique vers la capacité

de liaison de notre langue, en fonction de la nature du bien, redéfinissant l'identité, qui est à

donner, à entendre et à communiquer: <<D'où parlons-nous, à quoi nos voix touchent-elles?

Que font-elles dans le désordre, dans les chambres des mots?» (AH, 67) Revient la notion de

défaite que présentait Traité de physique, marquant le sujet d'une fêlure reçue, venue d'un

partage dont il se fait - suivant le paradoxe selon lequel, comme 1' explique Agamben, «la

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subjectivité a constitutivement la forme d'une subjectivation et d'une désubjectivation210»;

«la coïncidence de l'agent et du patient dans un sujet ne prend pas la forme d'une identité

inerte, mais d'un mouvement complexe d'auto-affection, où le sujet se constitue [ ... ] sm­

même comme passif11» :

D'où es-tu venu, de quelles défaites? Quelles splendeurs as-tu traversées, quelles chambres as-tu retenues, oubliées?//As-tu pu dire une fois -dans la colère, dans le recueillement, dans le désarroi; dans l'évidence, dans les délais prescrits, dans les règles de l'art[ ... ]- ce qui arrive je l'ai voulu, cette fèlure, cette beauté je l'ai reçue, ne me suis pas esquivé, ne l'ai pas fuie, pas niée, pas perdue? (AH, 45)

Se construit ainsi un sens de pâtir comme action, comme agir porteur d'accomplissement:

«Ce que tu aimes/il t'aura fallu le perdre./Chaque fois recommencer./Nerticalement/en dépit

de toi-même/retomber sur ton axe./ /Corps et descente/brasse et

coulée.//Perds./Plombe./Dégringole.//Brûle. Fonds./Émerveille.» (AH, 44) Cette conception

s'oppose à la forme de désir qu'entretient l'univers marchand, en vertu de laquelle notre

(souverain) bien ne cesse de se situer au dehors, projeté sur des «biens» consommables : «De

faim en faim/nous devenons des bêtes./ /Nous pensons/par corps et par désirs./ /Par carnages/et

par arrachements.» (AH, 41) L'interrogation portée sur le langage conduit donc au rejet de

l'ordre promotionnel de l'image212, en fonction de relier, d'ouvrir à la communauté cachée,

minée par l'empire d'un idéal inaccessible: «Je ne veux pas des images.//Je veux des

mots./Des noms qui mordent, des cris/cassés, troués, usés d'habitudes/et de refus.//Des

greniers, des hontes./Des saletés.» (AH, 80) La conscience même de cet empire dépend d'une

association à autrui, entendu davantage que vu, dans son retrait, l'écho d'un recueillement:

«Tu as les yeux verts, mais sur la photo on ne le voit pas.//Sur la photo on voit ton absence.

Elle chancelle, vacille; éclaire comme une petite flamme./ /Elle montre ton mal.//Et ta fatigue,

tes tristesses.//(Suit une liste de beautés.)» (AH, 59) Par cette entente se dessine un mode

disruptif et symétrique de relation- «D'où parlons-nous, à quoi nos voix touchent-elles?»­

où l'identité est matière, consubstantielle à l'autre, échappée en un contre-chant. Le modèle

théorique de la communauté que formait Traité de physique se représente ainsi de l'intérieur,

210 Giorgio Agamben. 2003 [1998]. Ce qui reste d'Auschwitz. Paris: Payot et Rivages, coll. «Rivages poche/Petite bibliothèque», p. 121. 211 Ibid. 212 «Voilà que les images sont pleines de pitié, d'insolence.//Choquantes de beauté dans le nylon des villes, la pulpe du neuf, du riche, du choyé.)) (AH, 40)

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vécu dans une perspective située qui donne à penser, où plutôt à entendre la nation; nation

civique, en regard de laquelle la mémoire collective constitue une réalité incertaine

(«entends-tu ce que disent les noms?», s'inquiète, interpellant son concitoyen, le sujet

lyrique), mais où la perspective éthique du témoignage touche à la certitude d'un partage et

d'une souveraineté :

Derrière les lignes à haute tension et les pylônes hérissés du Power Grid d'Aguevura luisait le ciel de Basse-Californie. Un ciel d'oranges vertes.! IL 'Amérique triste de Chandler, la calcinée de Kerouac, la maganée de Gauvreau. Jusqu 'où faut-il être lyrique?I/Laisse-tomber. Dis seulement les choses comme elles sont. ·

Comment sont-elles, en vérité, les choses? Qu'attend de toi la vérité?//La plaine est basse, le ciel aussi. À la radio, des motets de Dowland. Au-dessus de nos têtes des nuages s'étirent, morcelés, décimés. Algébriques dans leur progression : voilà le carré des puissances, voilà les trombes du néant. Les choses vont ainsi; des bûchers bordent les routes, des brasiers de sang, de mensonges et d'argent. La suie retombe sur nous, dans un cratère où s'exhalent des odeurs d'huile et d'eucalyptus. Ce que nous sommes, ce que nous savons nous est retiré. Nous apprenons des lois inhumaines. Nous avalons des pains de plomb, des poisons vifs. Nous le voulons. (AH, 18-19)

Le lyrisme, pour la première fois, est nommé (et rappelé encore par le chant polyphonique à

la radio) en fonction d'y faire voir le geste émancipateur d'une raison communicationnelle

qui en s'associant à l'autre vise à reconnaître la réalité- définie, avec la citoyenneté, comme

partage inaperçu : «Ce que nous sommes, ce que nous savons nous est retiré.» L'écartement

du récit et l'énonciation en première personne répondent de toute évidence à la nécessité d'un

engagement que Lapierre situe ici en contexte américain, reliant explicitement le Québec aux

États-Unis. La dédicace à Oison vient ainsi appuyer la mise en œuvre d'une adresse au

concitoyen qui prend, à la fm dn recueil, la forme d'une lettre (qui se termine en ouvrant la

ligne de sa réponse) :

-il n'y a pas trente-six moyens. Il ne s'agit plus de tenir, ni de lâcher. Quels sont vos commandements, d'où viennent vos ordres: faites attention, prenez soin, veuillez croire, et agréer, et recevoir, et cetera./ /Il faut les lire pour ce qu'ils sont./ /Les verbes chuchotent en secret des prières, raides de peur.//Les temps ne sont pas des temps mais des mondes: l'évidence des passés, la ten<4"esse des futurs.//Tenir est un infinitif, il n'a rien dit de votre amour.//Le seul moyen c'est une lettre, la voici -(AH, 88)

«Il ne s'agit plus de tenir», commence la lettre, rappelant la figure de l'eau, le parcours de

Solomon dans L'eau de Kiev, pour ensuite allumer le brasier de la honte, mettre le feu au

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nom de la joie aux vieilleries dont se font les refuges où se présente le lieu commun d'une

hibernation:

Dans nos cœurs la vie n'en mène pas large. Tard la nuit nous parlons à nos ombres, nous les veillons. Les tentures lie-de-vin sentent la fumée de cigarette, les boules à mites. Les planchers sont usés, les boiseries mates; les plâtres s'effritent, les plafonds tombent, réparer serait hors de prix. Et puis il y a des choses, des fatigues, tu comprends.//Ce que je veux dire, tu le sais bien: là où nous sommes, et d'où nous venons. (AH, 56)

Cette représentation participe au «dénouement» (tel que l'illustrait L'eau de Kiev) que met en

œuvre le texte, sur la base d'une énonciation qui engage une symétrie, se réfléchit en

l'autre213, visant non pas, selon la phrase reprise d'Agamben, à affranchir de la honte, mais à

la libérer elle; Lapierre parle de «couper où c'est coupable», de sorte qu'une association

devient possible, renversant la normalité en invraisemblable :

Des lustres faux jettent sur nous/une lumière hautaine/traversée d'ombres et de frissons.//Sur les tables le brocart luit/comme une eau morte./Nous levons nos verres.//Nous buvons aux fous qui mangent la terre/et qui l'affament/C'est violent, c'est énorme./ /Et quand là-haut les lustres se/détachent et nous coupent au visage/aux mains, nous les dissimulons.//Ne décevons pas nos maîtres./N'embarrassons personne. (AH, 42)

C'est par le témoignage, par une distanciation fondée sur le principe de légitimité

démocratique que s'affrrme hors de tout doute le collectif. La situation du nous familier aux

lecteurs de Lapierre dans le cadre du Québec, préparée par le long parcours de 1' œuvre qui

passe par le biais étranger pour penser 1' éthique de la communauté, apparaît possible par

l'assurance de son ouverture, permettant que soit envisagés, toujours dans une perspective de

reconnaissance, les liens de 1 'histoire nationale, la singularité culturelle dont Lapierre

affirmait l'existence en 1995, tout en craignant son hypostase. Mis en question, le sujet

collectif se rapporte à la joie, comprise dans son étymologie religieuse et identifiée à la

conviction émancipatrice d'une pensée située sur un axe universel de communication :

213 Particulièrement par l'accentuation de la fonction phatique, qui relève du témoignage: «En général je n y pense pas; je veux dire, j'essaie de ne pas y penser.)) (AH, 24) L'émotion tend par ailleurs à s'offrir en objets dont la sensorialité médiatise une intériorité anonyme, où l'absence d'unité creuse celle du sujet: <<Pivoine, thé, rubis. Ça souffre avec ardeur.)) (AH, 47) Je réfère sur ce point aux analyses portant sur Là-bas c'est déjà demain, qui mettent en relief ces procédés.

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Corps et âmes, nous voilà libres. Qui ça, nous? Nous, qui sommes morts dix et cent fois - plus une : nous revoilà toujours. Les naufragés, les sans-nom, les tranchants, les précieux, les vire-à-gauche, les atteints-du-cœur, les mécréants.//Nous résistons aux empoisonnements, aux emboîtements, aux mensonges d'État, aux formules magiques qu'on se vend à soi-même, à ce qui tue, et qui donne l'exemple. Nous aimons des idoles trash, dont les jupes embaument et dont les lèvres sont bleues. Nos nuits sentent le mil, le benjoin. Voici du lilas, des tempêtes; de l'encens et des vasques. Je ne sais plus ce que je dis, hélas, mes joies, mes sœurs, je n'en ai plus la moindre idée. (AH, 39)

La solidarité, le soulèvement auxquels appelle Lapierre se situent en référence à une

humanité incarnée, définie par l'écart du témoignage, le sentiment d'une intériorité que porte

dans cette représentation l'émotion olfactive, associée au recueillement nocturne, et dont le

décentrement, le partage se suggère à travers l'idée du mil et du benjoin, qui déplace du

concert d'une ville occidentale au continent africain et à l'Asie.

Avec celle de la langue, il est une -autre question sensible touchant l'identité

québécoise qu'aborde Aimée soit la honte, avec une ambivalence affichée qui se déplace,

s'enquiert de l'autre: «Sainte Apolline, sainte Barbe, saint Chrysostome, sainte Davidia,

saint Erménégilde (suit une liste de saints, en ordre alphabétique), asseyez-vous.//Je vous en

prie, ne partez pas. Un peu de gâteau?» (AH, 57) La liste classée et la familiarité confortable

qui s'attache à ces présences les situent, dans l'optique du recueil, parmi les bibelots dont il

faut se défaire et pourtant on comprend, face à la résistance à mettre en œuvre, la

communauté à révéler et à charpenter, l'embarras du sujet qui les retient.

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CONCLUSION

La rédaction de ce mémoire, interrompue en chemin, se sera finalement étalée sur près

de quatre ans. En ces années sont survenus, dans ma petite histoire, dans la nôtre-grande et

dans l'œuvre de Lapierre des événements qui en ont influé le cours. Je m'étonne un peu

maintenant du texte que je dépose, des méandres que je lui trouve; de ses raisons peut-être.

Mais sans doute cette forme prend-elle en soi part à la lecture d'une œuvre vouée, dans la

tradition de l'école de Francfort, à mûrir des contradictions jusqu'à cueillir la «défaite», et

certainement à rendre fou qui y entre armé d'un esprit de synthèse.

Le corpus a en outre été modifié pour accueillir Aimée soit la honte, paru en début de

parcours, où la communauté que je voyais prendre forme m'atteignait maintenant, ici. Ma

reconnaissance n'était pas seule. Ancrée, référentiellement, dans le sensible et les enjeux du

Québec contemporain, la pratique de Lapierre recouvrait un sens pragmatique, tendait une

main de chair. Je sais à-présent que l'engagement de l'énonciation lyrique, en son caractère

testimonial, va au-delà du lien et de la critique qu'elle porte; ne passe-t-elle pas d'abord par le

soin qu'elle prend de ce que nous voyons, ressentons, pensons? À l'intérieur d'une

comparution citoyenne, historiquement située, ce soin accordé à l'en-commun confronte

Lapierre aux questions de la mémoire et de la transmission. Le partage du témoignage,

s'étendant aux disparus et en amont, à ceux qui vivront encore, s'accorde au legs. Sur son

seuil se trouve l'idée de la mort, et le poème voit peut-être avant tout depuis elle; depuis « le

ciel des morts» (AH, 96), témoins privilégiés pour ceux qui les aiment.

C'est un regret de n'avoir pas pu inclure aussi Pour les désespérés seulement, qu'au

moment de conclure j'accueille avec un ravissement nouveau. Livre écrit dans un livre, le

Flore-manuel de la province de Québec, paru en 1931, dont les passages en italiques,

retranscrits en vers, réfléchissent 1' écriture de Lapierre, Pour les désespérés seulement

s'arrime au travail du père botaniste Louis-Marie Lalonde. La filiation établit, ici, dans le

rapport que nous y avons (c'est-à-dire en termes de culture), une permanence. Brèche d'une

logique dévorante, depuis laquelle le poème atteste, touche par la voix: «Nous ne savons pas

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aimer.//Cela est./Il y a214 .>> Sous la désuétude que recouvre ce geste apparaît celle de

l'herbier; censtance et patience de l'œuvre lapierrienne, qui trouve à s'entremêler à la prose

du botaniste une continuité mise à la clé de l'émancipation:

De plage en plage le ciel s'allongeait, le temps succédait au temps. Et maintenant?

Qu'y a-t-il donc aujourd'hui qui soit différent? (PDS, p. 20)

Nous savons d'où nous sommes venus./Nous nous rappelons/les téléphones noirs/les parasols de papier,· Ed Sullivan/les music-halls et les carêmes;/la religion fourbue/les salons de barbier, les deux guerres/les pénitences à l'eau bénite/l'impureté./Nous n'avons pas oublié.

Nous n'avons pas oublié la joie/de nos parents; leur joie neuve/dans un monde neuf.

Nous la comprenons. (PDS, p. 127)

L'énonciation demeure en première personne, explicitement engagée dans la circonstance

d'un mouvement de protestation dont le sujet collectif déborde le Québec: «Nous voilà en

deuil/de nous-mêmes, anesthésiés/défaits, contraints de croire en la bonté/des vendeurs, de

nous en remettre à eux/pacifiquement.//Il faut dire non/le moment est venu» (PDS, p. 133).

Ce refus, associé aux manifestations étudiantes de 2012215, s'identifie à la distanciation du

témoignage comme à une affirmation de réalité, qui trouve un écho en 1' observation

rigoureuse du botaniste. En couverture, l'image d'une chaise vide répond au titre du recueil,

tiré d'une phrase de Benjamin citée en fin de volume, «Pour les désespérés seulement nous

fut donné l'espoir» (PDS, 144), appelant le lecteur au poste retiré d'une observation mue par

le désir d'ouvrir au commun. Ce retrait prend la forme d'une ascèse, par laquelle il s'agit

d'entrer dans un rapport d'égalité, la clarté d'une contemplation solidaire, sa joie; <<joie de

mourir./D'apprendre à être, de dire/je ne sais pas/je ne veux rien» (PDS, 105).

214 René Lapierre. 2013. Pour les désespérés seulement. Montréal: Les Herbes Rouges, p. 65. Les références à cet ouvrage seront désormais indiquées par le sigle PDS, suivi du folio, et placées entre parenthèses dans le texte. 215 Les plus importantes de ces manifestations ont eu lieu, de mars à août, le jour du 22; dites « nationales », elles ont rallié de larges pans de la société, donnant lieu à une mobilisation sans précédent. Le recueil de Lapierre étant paru à leur suite, il est difficile de ne pas y voir une allusion en ce poème : <<.T'ai déchiré un morceau de journal, une publicité d' American Apparel avec une fille en collants bleus; j'écris dessus juin, juillet, octobre, comme si c'était un agenda.//Nous sommes le 22. Aide-moi je t'en prie.//Sarracénie pourpre, coupe du chasseur. Les feuilles ordinairement remplies d'eau renferment une foule d'insectes noyés.>> (PDS, 16)

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L'intervention que constitue ce dernier recueil, dans le prolongement d'Aimée soit la

honte, a été préparée par l'œuvre au long cours, où se déploie une pensée qui l'y destine. Je

pense au personnage du physicien dans Traité de physique, qui cherche, depuis l'exil, une

voie vers l'action, de la théorie à la pratique : «Il me faut du temps, murmura-t-il. Un peu de

temps encore. S'il vous plaît.» (TP, 30) L'évolution de la poétique de l'œuvre semble bien le

reflet d'un engagement qui cherche sa voie; la façon et le moment d'entrer, ou plutôt de

sortir, de marcher dehors.

Ce mémoire y a posé un premier jalon en Là-bas c'est déjà demain, par une analyse

qm s'est intéressée au passage d'une œuvre lyrique au sens traditionnel à une forme

polyphonique qui rompait avec 1 'usage pour redéfinir le lyrisme en dehors du genre de la

poésie, de ses stéréotypes : vers, parole unitaire, sujet idéalisé. Il est apparu qu'avec la figure

du sujet romantique, c'est l'idéal, promu par le marché (incarné par ses icônes), d'une

immanence à soi-même qui était écarté. On remarque qu'une posture énonciative rassemble

les personnages, qui tient à l'intervention d'un écart du <~e» à une réalité intime qui le

transcende, dont la médiation, en discours comme en pensée, se rapporte à un timbre, un écho

qui rappelle l'accord romantique. Cette médiation occasionne une distanciation où se reflète,

en sa banalité, la mise en œuvre d'une raison communicationnelle, d'une énonciation lyrique

conçue comme écriture testimoniale. Ce que j'ai appelé, avec Jenny, la vulgarisation du sujet

lyrique s'accompagne par ailleurs d'une mise en valeur de l'écriture comme travail et surtout

comme adresse, qui vise encore à démystifier la poésie, encore à démonter le statut

obscurantiste du poète.

L'analyse s'est ensuite portée sur Viendras-tu avec moi? et Fais-moi mal Sarah, où

Lapierre revient à la lyrique amoureuse qui caractérise son premier recueil, introduite dans la

structure polyphonique en place par le biais de lettres et de prières. Ce retour se fait sur un

mode critique. Il s'agit de mettre en question, sous divers angles, la dévotion, dont celle

suscitée par les icônes commerciales, mais aussi, sans doute, celle qu'éveille l'idéal

souvera4ùste. Cet idéal apparaît à l'horizon de lettres destinées à un amour lointain; amour

«dérobé» dont la souffrance fonde un régime de communauté, une appartenance à l'autre, au

prochain, de nature ontologique. Ce rapport détermine une identité doublement excentrée; du

dedans, par une source de sens qui échappe à 1 'entendement, et du dehors, par la nécessité et

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donc la contrainte d'un partage, lequel revêt, ouvrant à l'éclat du commun, une portée

émancipatrice.

Dans un troisième chapitre, je me suis d'abord arrêtée aux enjeux d'intégration

sociale et politique mis en récit dans Piano et dans L'eau de Kiev, cherchant à les déplier

dans leur rapport au poème, à l'énonciation lyrique. On a vu que le parcours du personnage

de Solomon, ressortissant d'URSS réfugié en Angleterre, répond au parcours représenté de

1' écriture, lequel revêt, quant à la situation de Solomon, un sens performatif. Cette action, si

elle concerne en premier lieu la médiation d'une mémoire qui enclave, touche plus largement

la possibilité, non seulement pour le sujet migrant, d'exister comme sujet politique. En

relation à ces parcours croisés, un pacte de lecture est proposé; celui d'une énonciation

lyrique qui, en son caractère de témoignage, met en jeu un rapport d'alter ego, commande

une réciprocité - laquelle, dans le recueil, reçoit le nom de charité. Dans les poèmes qui

s'écartent de la diégèse apparaît une énonciation au nous qui s'associe à la figure de l'eau,

donnant forme à la confiance. Le tu s'y offre à la projection de la nuit de l'intime, voie de

passage vers la communauté, la contenance apaisante d'un commun situé entre l'hétérogène

et l'approprié. Cette issue, celle du recueil (de l'écriture) et du récit à la fois, représente pour

Solomon un asile, lui remettant un lien qui serait dans Piano l'objet de la quête de Paschetti,

confronté, dans le rôle du détective lassé caractéristique du roman noir états-unien, à

l'énigme insolvable de son manque; d'une présence dans l'absence. Ainsi la« revenance »à

Solomon de Lyouba, sous les traits d'un fantôme, formerait-elle la figure à décrypter de

l'idéal communiste refoulé; «femme pays» relais de samizdat, montrée tenant en ses bras

une brassée de livres aux couvertures arrachées, auX. auteurs effacés.

C'est ensuite sur Traité de physique que s'est portée l'analyse, pour y observer

comment Lapierre y situe la problématique du sublime et du lyrisme épistémologiquement,

alors qu'on retient toujours d'abord son enjeu identitaire (comme c'est le cas dans le champ

d'étude de la poésie, où il m'apparaît qu'on oublie d'en observer l'engagement, la portée

critique; maintenant que j'ai appris à le faire, je reconnais que c'est grave). La distanciation

de Lapierre envers cet enjeu, interrogé et déconstruit dans ses ancrages idéologiques (les

figures de son retour) d'un recueil à l'autre, me semble atteindre avec Traité de physique sa

destination. Déployant ce que j'ai appelé une théorie du chant/champ politique, Lapierre y

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observe l'engagement du poème, qui en ferait, montre-t-il, le lyrisme. Chez le

physicien/poète, l'énonciation lyrique s'affirme écriture du réel; témoignage prétendant à

l'intersubjectivité, fondé, par l'intermédiaire d'une représentation théorique de la

communauté physique (c'est-à-dire incarnée), dans le statut égalitaire du citoyen. Le sens

commun que postule le physicien s'identifie au jugement esthétique, au foyer duquel le sujet,

le citoyen souverain, se découvre dans la joie. Ce foyer est celui de la voix, et trace le seuil de

la présence, d'un être-avec et partagé; foyer critique depuis lequel se déploie, sur un mode

fantastique qu'endosse l'imaginaire du totalitarisme, divers ordres de réalité. J'en identifie

trois; il y aurait ce qu'« on>> dit (c'est l'ordre de la propagande, de l'idéologie et des attentes

qui s'en suivent; l'ordre de« l'ordre des choses)), de ce qui va de soi), ce qui est, improbable

en son fait (ce dont, touché/reconnu, atteste le témoignage) et ce qui devrait, ou pourrait être

(où transparaît, au premier chef, l'idéal dont s'autorise le régime en place). C'est en regard de

ce dernier ordre que le précédent, le fait du témoignage, recouvre sa clarté, son sens. Le

travail du physicien en est un de résistance, et son discernement répond au critère de

légitimité. En somme il institue, en réaction à une situation d'aliénation qui apparaît en ses

termes généraux, situation d'où aura surgi, au Québec, la poésie du pays, la communauté par

le témoignage. La consécration du physicien - en poète national? - alors qu'il parvient à

démontrer la fausseté d'une règle faisant office de convention signale le moment où une

création, fondée dans une communication esthétique (le poème travaillé t;n vue d'une

correspondance, comme le témoignage en vue du partage, de la vérité), est reconduite, du fait

même de sa célébration, à la représentation. L'adoption de l'œuvre sur le mode collectif la

transmue en mythe216• Le sens commun qui, dans le travail créateur, intervient comme

postulat (c'est, en contexte universitaire, la boussole du «au fond, qu'est-ce que ça veut

dire?))), lançant les procédés virtuels de l'argumentation, c'est-à-dire de décentrement, ne

peut être saisi, au jour de cette mutation, que dans l'acception qui en fait l'ensemble de

conventions dont chacun apprend à répondre comme d'une instance de contrôle, auquel puise

la démagogie du gros bon sens, accoudée à l'intimidante « majorité silencieuse >>. Le postulat

d'égalité, qui engage la pensée, ouvre le passage de la raison communicationnelle comme du

216 Je rappelle la définition du mythe que propose Nancy: « [L]e mythe dit ce qui est et dit que nous nous accordons à dire que cela est>>. Jean-Luc Nancy. 2004 [1986]. La communauté désœuvrée. Paris: Christian Bourgeois, coll. «Détroits», p. 128.

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lien politique, se confronte à un postulat d'identité qui lui emprunte son autorité pour faire de

la citoyenneté le mode de vie que nous connaissons sans mélange en ces « non-lieux217 » dont

Marc Augé observe les traits et la multiplication.

Dans L'eau de Kiev, c'est seulement ainsi, toute idéologie, qu'elle se présente au

réfugié qu'est Solomon. En sa condition d'exil se reflètent celle du physicien Libchaber, aux

États-Unis, mais d'abord intérieure à Moscou, et celle que constate- souffrance de l'esquive,

de l'absence -et s'emploie à briser le sujet lyrique d'Aimée soit la honte et de Pour les

désespérés seulement. La segmentation va plus loin chez Solomon qui porte une mémoire

chargée des traumatismes du zoe siècle (la shoah, le totalitarisme), une expérience et une

douleur dont la reconnaissance exigerait beaucoup trop de la société qu'il intègre et qui

semble en faire un paria. Solomon est le témoin dangereux d'une violence et d'une

souffrance depuis laquelle apparaissent les limites (refoulées) de la communauté

d'appartenance, sur laquelle se fonde le mythe identitaire, compris comme diction du réel,

idéologie. C'est en vertu d'une pareille menace qu'on a pu, au Québec, parler de l'œuvre de

Josée Yvon dans les termes d'une dangereuse tendresse. Le paria est le symptôme de la

totalité, et l'engagement - le passage de l'énonciation lyrique, de la raison

communicationnelle, du lien politique - dénié à un, est compromis pour tous. C'est la

condition honteuse dont fait état Aimée soit la honte, qui montre en sa rougeur la garantie

d'une autodétermination possible, de l'autonomie morale. Le pardon accordé à Solomon doit

ainsi revenir à chacun, levant son bannissement comme un clivage étendu, intimement connu.

Ce clivage, au plan de la mémoire collective, Aimée soit la honte le reconnaît à même

l'histoire nationale, laissant place à l'enjeu de la transmission culturelle que rencontrera

profondément Pour les désespérés seulement.

Nous n'avons pas besoin d'identité, nous avons besoin de l'égalité, comme du

français, pour se toucher. C'est l'enseignement qu'apporte en partie la pensée du quelconque

chez Agamben. Il faut y ajouter la voix, et la mémoire dont elle se charge par la langue

qu'elle connaît. La voix, en somme, ajoute à une théorie normative de la nation civique un

principe d'incarnation. Elle donne à entendre et à imaginer un corps communicable; non un

217 Marc Augé. 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris: Seuil, coll. «La librairie du XXIe siècle», 150 p.

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qui, mais le« [q]ue sommes-nous donc?» (EK, 137) de la charité, irreprésentable sauf à se

saisir de la factualité d'un réel partagé, qui n'est jamais que de retour, jamais qu'un rappel.

Son engagement est à gauche.

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