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LA CROIX-ROUGE DANS LE MONDE™ \ La Croix-Rouge date de 1863 et 1864, et pourtant, au cours des siècles, dans l'antiquité déjà, les blessés du champ de bataille avaient été épargnés et secourus. Au Japon, en Suisse au moyen âge, au xvm e siècle, entre l'Autriche, la France et la Grande-Bretagne, des accords humanitaires ont été signés. La guerre civile du Sonderbund en Suisse de 1847, grâce aux ordres admirables du général Dufour, a respecté blessés et prisonniers. Mais, dans toutes ces occasions, il ne s'agissÉt que d'ententes temporaires. Le secours aux blessés s'exerçaw sans préparation, avec des moyens de fortune. Le trait de génie de l'homme qui concevra la Croix-ttouge, du Genevois Henry Dunant, ce sera de proclamer la prépa- ration et la permanence de ce secours. L'époque où il débute est secouée par une grande vague de pitié. M me Beecher Stowe a publié la Case de l'oncle Tom en 1852, Victor Hugo, les Misérables en 1862. Pendant la guerre de Crimée, Florence Nightingale, avec un corps d'infir- (1) La fondation de la Croix-Rouge et son développement dans le monde ont fait l'objet d'une abondante littérature publiée par le Comité international, par les sociétés nationales de la Croix-Rouge, par la Ligue de ces sociétés et par de nombreux écrivains. Pour cette étude, nous avons surtout puisé dans l'excel- lent ouvrage de M. Alexis François, le Berceau de la Croix-Rouge, dans l'exposé de M. Paul Des Gouttes, Us Grandes étapes de la Croix-Rouge et de la Convention de Genève, 1937, qui a bien voulu revoir cet article, dans les Rapports du Comité international et de la Ligue présentés à la XVI e Conférence internationale de Londres et dans les circulaires du Comité international.

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LA CROIX-ROUGE

DANS LE MONDE™

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La Croix-Rouge date de 1863 et 1864, et pourtant, au cours des siècles, dans l'antiquité déjà, les blessés du champ de bataille avaient été épargnés et secourus. Au Japon, en Suisse au moyen âge, au xvm e siècle, entre l'Autriche, la France et la Grande-Bretagne, des accords humanitaires ont été signés. La guerre civile du Sonderbund en Suisse de 1847, grâce aux ordres admirables du général Dufour, a respecté blessés et prisonniers. Mais, dans toutes ces occasions, il ne s'agissÉt que d'ententes temporaires. Le secours aux blessés s'exerçaw sans préparation, avec des moyens de fortune.

Le trait de génie de l'homme qui concevra la Croix-ttouge, du Genevois Henry Dunant, ce sera de proclamer la prépa­ration et la permanence de ce secours.

L'époque où il débute est secouée par une grande vague de pitié. Mme Beecher Stowe a publié la Case de l'oncle Tom en 1852, Victor Hugo, les Misérables en 1862. Pendant la guerre de Crimée, Florence Nightingale, avec un corps d'infir-

(1) La fondation de la Croix-Rouge et son développement dans le monde ont fait l'objet d'une abondante littérature publiée par le Comité international, par les sociétés nationales de la Croix-Rouge, par la Ligue de ces sociétés et par de nombreux écrivains. Pour cette étude, nous avons surtout puisé dans l'excel­lent ouvrage de M. Alexis François, le Berceau de la Croix-Rouge, dans l'exposé de M. Paul Des Gouttes, Us Grandes étapes de la Croix-Rouge et de la Convention de Genève, 1937, qui a bien voulu revoir cet article, dans les Rapports du Comité international et de la Ligue présentés à la XVIe Conférence internationale de Londres et dans les circulaires du Comité international.

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mières volontaires et au péril de sa vie, a sauvé des centaines de blessés et de malheureux livrés aux pires épidémies.

Et voici qu'au matin du 24 juin 1859, dans la plaine lombarde où sont aux prises Français et Autrichiens, Henry Dunant, voyageant à la fois en touriste et en homme d'af­faires, arborant un manteau blanc, débouche dans un petit cabriolet sur la place du village de Castiglione, au moment où va s'engager la bataille de Solférino. Le choc est terrible. Il durera tout le jour. C'est une boucherie effroyable, avec des cris de rage, des hurlements de douleur, des blessés pié­tines, et tout cela sous un soleil de feu. Le soir, un orage et une pluie diluvienne s'abattront sur le champ de bataille, augmentant les souffrances des malheureux qui gisent sur une étendue immense. Dès les premières heures, Dunant a vu affluer à Castiglione les blessés qu'on portait dans les églises, à la mairie, dans les maisons, puis, celles-ci pleines, qu'on étendait dehors, le long des murs. Bien vite, le bourg a été débordé. Plus de quatre mille blessés y étaient déposés, de tous grades, de toutes nationalités, Français, Arabes, Allemands et Slaves. Dans la Chiesa Maggiore, la Grande-Église, ils sont cinq cents, enfouis au fond des chapelles, se croyant abandonnés, jurant et blasphémant, beaucoup en proie aux convulsions du tétanos, tous mourants de faim et de soif, couverts de boue et de vermine.

Dunant, aidé de quelques étrangers et de fenimes du peuple, leur donne à boire, leur distribue du bouillon, du linge, du tabac, et, voyant passer dans la rue une ambulance autrichienne avec son personnel, il la retient et l'utilise. Ses provisions épuisées, il en fait chercher de nouvelles dans les localités environnantes. Le soir du 27 juin, excédé de fatigue, il aborde le maréchal de Mac Mahon et obtient de lui la libération du personnel sanitaire ennemi capturé. C'est un premier succès inespéré. Le 1e r juillet, Napoléon III donne l'ordre de relâcher les médecins autrichiens qui auront soigné les blessés de Castiglione. Saluons cette décision. Elle annonce le grand principe qui, quelques années plus tard, sera à la base de la Croix-Rouge.

Lorsqu'il rentre à Castiglione, dans la nuit, Dunant y retrouve des milliers de blessés. Et alors, devant tant de souffrances et de détresses, il se souvient qu'il y a à Genève

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une femme à la fois sensible et pratique, la comtesse de Gas-parin, qui, lors de la guerre de Crimée, a eu un geste inspiré. Par un appel vibrant dans V Illustration, elle a recueilli des sommes considérables pour acheter du tabac aux soldats de l'armée d'Orient, et ceux-ci, réconfortés, transportés de joie, l'ont saluée comme leur sauveur. Aux infortunés de Solférino, il faut procurer immédiatement semblable joie. Et Dunant écrit à la comtesse une lettre émouvante, lui fait le tableau du spectacle affreux qu'il a sous les yeux : « Depuis trois jours, presque chaque quart d'heure, je vois une âme d'homme quitter ce monde au milieu de souffrances inouïes. Et cepen­dant, pour beaucoup, un peu d'eau, un cigare, un sourire amical, une parole qui fixe leur pensée sur le Sauveur, et vous avez des hommes transformés, qui attendent coura­geusement et en paix l'instant du délogement. » Mme de Gas-parin est profondément touchée par cet appel. Elle en repro* duit une partie dans la même Illustration et lance une souscription.

Simultanément, à Genève encore, une société religieuse, qui tient son assemblée annuelle, — c'est le 29 juin 1859, — entend son président, Merle d'Aubigné, lui adresser de la part de Dunant un appel non moins éloquent en faveur des blessés d'Italie. Des dons en argent et en nature sont aussitôt recueil­lis, qu'iront distribuer dans les hôpitaux de Lombardie, pen­dant deux mois, trois jeunes théologiens, sous la direction d'un pasteur. Enfin, un chirurgien genevois, le docteur Louis Appia, part pour l'Italie, emportant un Traité sur la chirurgie de guerre dont il est l'auteur et un nouvel appareil pour le transport des blessés, qui seront accueillis avec faveur par les autorités françaises. I

Rentré à Genève, après cet effort surhumain sur le champ de bataille et dans les ambulances, Dunant commença, dans sa ville natale, une action courageuse et infatigable en vue de réaliser son projet, la création dans tous les pays de comités permanents chargés d'organiser l'aide aux blessés de guerre. Il fallait susciter en Europe un puissant mouvement d'opi­nion, capable d'entraîner souverains et gouvernements. En publiant, trois ans après la bataille, sous le titre d'Un sou­venir de Solférino, le récit très simple, mais vivant et profon­dément émouvant des terribles scènes dont il avait été le

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spectateur, 0unan t n'espérait certes pas le succès immédiat et impressionnant qu'obtint ce petit ouvrage. Il émut l'Europe entière, il l'enthousiasma pour la cause des victimes de la guerre. Les soins aux blessés sur le champ de bataille même, leur protection, celle du personnel sanitaire appelé à les transporter et à les soigner, sans distinction d'amis ou d'en^ nemis, autant de questions dont traite ce petit livre, grâce auquel l'idée germa dans les esprits, enthousiasmait les femmes, les mères, un cercle d'hommes généreux de plus en plus étendu. Autour de Dunant, l'initiateur, se réunissait un premier groupe de collaborateurs dévoués et modestes : Appia, le pionnier, le philanthrope Gustave Moynier, l'organisateur, le général Dufour, le patron, le docteur Th. Maunoir, l'Égérie, tous membres de la Société d'utilité publique.

Ces cinq hommes se constitueront en Comité international de la Croix-Rouge, — international par son activité, car le Comité est et restera toujours exclusivement suisse, — se partageront la tâche, les uns voyageant pour gagner les gouvernements à « la cause », les autres préparant un projet de concordat et une conférence d'experts. Leur ardeur, leur habileté sont si remarquables qu'après avoir siégé pour la première fois le 14 février 1863, le 26 octobre de la même année ils réussissent à réunir à Genève trente-six délégués représentant seize États . En trois jours, la charte de la Croix-Rouge était votée. Ses bases étaient les suivantes : dans chaque pays, un Comité, agréé par son gouvernement, préparera le concours volontaire au service de santé des armées, en personnel et en matériel. Le personnel sera pro­tégé. par un signe distinctif, la croix rouge sur fond blanc. Le Comité international restera l'organe central de commu­nication des Comités nationaux.

L'institution nouvelle allait fonctionner immédiatement, car l'année suivante le docteur Appia, portant pour la première fois le brassard blanc à croix rouge, partait pour le Slesvig où sévissait la guerre et y rendait d'excellents services,

Mais ces encourageants débuts auraient été sans lendemain sans la consécration et l'appui des gouvernements. Grâce au concours de Napoléon III , l'ancien élève du général Dufour, le Conseil fédéral suisse pouvait convoquer, le 8 août 1864, une conférence diplomatique à Genève. Seize

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Etats, représentés par vingt-six délégués, y participèrent. Au prix d'un laborieux travail de deux semaines, une conven­tion fut élaborée, puis votée.

Elle affirmait les principes suivants : soin et protection des blessés, à quelque nation qu'ils appartiennent ; respect du personnel et du matériel sanitaires ; exemption de capture. En outre, les diplomates réunis à Genève confirmaient le choix, fait par les Sociétés privées, de la croix rouge sur fond blanc comme signe distinctif de protection des blessés et du per­sonnel sanitaire.

Ces résultats, obtenus en un délai si court, remplissaient de joie le général Dufour, Dunant, Moynier et leurs compa­gnons. L'histoire ne connaissait pas d'actes diplomatiques conclus avec une telle rapidité et dus à la seule initiative d'une poignée d'hommes généreux, à la fois prudents et enthousiastes, mais surtout persévérants. Il leur incombait maintenant d'étendre à la fois le nombre des États qui adhéreraient à la Convention et celui des Sociétés de secours qui devaient se constituer dans chaque pays. De 1864 à 1914, les adhésions d'États et les créations de Sociétés se succé­dèrent à un rythme des plus encourageants. La Grande Guerre de 1914 révéla naturellement les services inappréciables rendus par la Croix-Rouge, si bien qu'en 1918, on vit accourir sous ses drapeaux la plupart des nouveaux États appelés à la vie par les traités de paix. Et aujourd'hui, il n'y a guère que six États reconnus sur les soixante-dix-huit qui existent dans le monde, — États de peu d'importance, d'ailleurs, — qui ne soient pas signataires de la Convention de Genève. En 1936, les Sociétés nationales étaient au nombre de soixante-trois, comptant plus de trente millions de membres.

La conduite de la guerre depuis 1864 s'est profondément modifiée ; les armes se sont transformées, la science en a mul­tiplié le nombre et la variété, l'avion et le sous-marin ont bouleversé la tactique. Aussi a-t-il été nécessaire d'adapter la Convention primitive à ces nouvelles conditions. En 1906 et en 1929, la Convention a été revisée et, en 1907, à La Haye, les États en ont appliqué les principes à la guerre maritime.

De leur côté, les Sociétés de secours aux blessés ont rendu de tels services et ont si bien perfectionné leurs moyens d'ac­tion qu'en 1906, les gouvernements leur ont accordé officiel-

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Iement le bénéfice des immunités dont jouissait, depuis 1864, le personnel sanitaire des armées.

En 1888, ces Sociétés, unies moralement dans une puis­sante fédération poursuivant un but commun, ont adopté la devise : Inter arma caritas, « la charité au milieu des armes », devise pratiquée dès leur fondation. Par la force des choses, elles ont été appelées, dans l'intervalle des guerres, à offrir leur concours et à travailler en temps de paix partout où il y avait de la souffrance et où l'on avait besoin de leurs ser­vices : pour lutter contre les maladies endémiques, contre les calamités publiques, famines, inondations, tremblements de terre. Elles ont été appelées à organiser les « premiers secours », à créer des cours et des écoles d'infirmières, des colonnes sanitaires, des postes de secours, en particulier sur les routes, activité aussi variée qu'étendue, adaptée natu­rellement aux besoins de chaque pays. Mais cette action, qui s'écarte beaucoup du programme fixé à l'origine, quelque inté­ressante et utile qu'elle soit, ne doit pas faire oublier la tâche essentielle de la Croix-Rouge, c'est-à-dire le secours aux bles­sés en temps de guerre et la préparation du personnel et du matériel à cet effet. Il y a là un travail constant de renou­vellement et d'adaptation, nécessité par les modifications profondes de la conduite de la guerre, qui doit retenir toute l'attention des Croix-Rouges nationales. Le Comité inter­national ne cesse de s'en préoccuper et de rappeler ces prin­cipes aux intéressés en sa qualité de gardien de la charte constitutive de l'œuvre.

D'autre, part, il a la satisfaction de voir régner un véri­table esprit de solidarité et de famille entre les Sociétés des divers pays, qu'il s'agisse de se communiquer les expériences et les améliorations obtenues dans le domaine du secours aux blessés, du matériel sanitaire et de la formation du per­sonnel, ou qu'il s'agisse d'aider une Société sœur, atteinte par la guerre ou frappée par une calamité. Rarement les appels S. 0 . S. lancés par Genève sont restés sans écho.

En présence du développement incessant de la Croix-Rouge dans le monde, de la multiplication de ses activités, le Comité international, demeuré longtemps un organisme modeste, a été obligé d'augmenter considérablement le nombre de ses membres qui, est-il besoin de le dire ? lui fournissent

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une collaboration toute désintéressée. A l'heure actuelle, il comprend environ vingt-cinq membres, tous de nationalité suisse, médecins, juristes, officiers, diplomates, profes­seurs, etc. Il a eu la bonne fortune d'avoir à sa tête, depuis sa fondation, un petit nombre d'hommes remarquables, qui sont restés longtemps à leur poste et l'ont dirigé avec une compé­tence, une hauteur de vues et une impartialité reconnues unanimement. Citer les noms de Gustave Moynier, de Gustave Ador, de M. Max Huber, c'est faire revivre, dans son inspi­ration la plus élevée, l'idée généreuse des Dunant, des Dufour, des Appia.

Mais la tâche devient chaque année plus lourde et souvent plus délicate. Dès qu'éclate une guerre, le Comité inter­national offre sa collaboration aux belligérants et intervient auprès d'eux en faveur des victimes (blessés, malades, pri­sonniers). Grâce à son impartialité et à sa neutralité, il réussit souvent à exercer une action utile. C'est en ces occasions qu'est apparu maintes fois l'avantage de sa composition homogène, qui lui a permis de se faire écouter par les adver­saires aux prises. Eût-il été internationalisé, comme l'essai en a été maintes fois proposé, il aurait infailliblement échoué dans ses interventions. Car celles-ci présentent souvent un caractère des plus délicats. La Convention de Genève est parfois violée, souvent oubliée, des actes sont commis qui sont réprouvés par les engagements internationaux. En vertu d'un assentiment tacite, le Comité international, considéré comme le gardien de la Convention, adresse aux gouver­nements et aux commandements d'armée des demandes d'explication, des rappels, des représentations. Depuis 1912, il a pris en main la protection des prisonniers de guerre et il a obtenu des belligérants l'entrée de ses délégués dans les camps pour visiter les prisonniers et entendre leurs réclama­tions. Le Code des prisonniers de guerre, approuvé par les gouvernements le 27 juillet 1929, procède de son initiative et constitue un progrès considérable sur la situation mal définie et souvent lamentable de cette classe de victimes de la guerre. Même en temps de guerre civile, il est parvenu à agir auprès des parties adverses et à faire admettre les principes humanitaires de Genève. En Russie, en 1918, il a secouru les enfants, les prisonniers politiques, les victimes

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des épidémies ; en Hongrie, en 1919, grâce à l'énergie de son délégué, il imposa à des révolutionnaires impitoyables le respect des prisonniers politiques, des étrangers et d'une partie de la population civile. Enfin, dans la guerre civile d'Espagne, la présence de ses délégués sur les lieux dès les premières semaines sauva bien des vies humaines. Nous reviendrons plus loin sur cette œuvre importante.

Très vite après sa fondation, le Comité international fut amené à s'occuper, en temps de guerre, des familles des blessés et prisonniers pour fournir aux premières des nou­velles de leurs enfants disparus et pour distribuer aux seconds des médicaments, des vêtements et aussi des vivres. La guerre de 1870-1871 provoqua la création à Bâle de la première de ces Agences de renseignements et de secours. D'autres fonc­tionnèrent à Trieste en 1877, lors de la guerre des Balkans, et à Belgrade en 1912-1913, dans les guerres balkaniques. Enfin, de 1914 à 1918, l'Agence internationale des prisonniers de Genève, sur laquelle on reviendra, prit un développement inattendu et rendit d'immenses services.

Le Comité international a toujours tenu à garder une absolue indépendance à l'égard des mandats qui lui étaient confiés, en se réservant le droit de les accepter ou de les décliner dans l'intérêt de son action.

Une de ses missions les plus anciennes n'a cessé de lui appartenir depuis sa fondation : la reconnaissance d'une nouvelle Croix-Rouge nationale par l'ensemble des autres Sociétés. Pour que cette reconnaissance soit possible, la demanderesse doit justifier qu'elle est officiellement reconnue dans son pays comme seule Société nationale de la Croix-Rouge, que le service de l'armée à laquelle elle appartient l'a admise comme auxiliaire, qu'elle possède un Comité cen­tral et qu'elle adopte le signe de la Croix-Rouge. Par une dérogation que certains estiment regrettable, d'autres emblèmes que la croix rouge ont été autorisés : le croissant rouge, le lion et soleil rouge ; mais on semble s'opposer de plus en plus à une extension de ces dérogations.

Une des tâches essentielles du Comité international est de préparer les conventions internationales que réclament les nouveaux aspects de la guerre (guerre maritime, aviation sanitaire, population civile, villes sanitaires), et cette activité

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exige un travail préparatoire considérable, des réunions d'ex­perts, la consultation officieuse des gouvernements et des Croix-Rouges nationales. Il incombe en outre au Comité international d'examiner la revision des conventions exis­tantes et de les soumettre aux États. La charte de la Croix-Rouge, la Convention de Genève, a déjà été revisée deux fois, comme il a été dit plus haut. Il y a quelques semaines, à Londres, on a étudié certaines adjonctions importantes à lui apporter.

Seul ou en collaboration avec la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, le Comité international a publié un Annuaire de la Croix-Rouge internationale, sans cesse revisé, et un grand nombre d'ouvrages historiques et juridiques. Le der­nier en date est une Histoire de la Croix-Rouge ̂ illustrée, des­tinée aux jeunes, en collaboration avec la Ligue, et qui a reçu un accueil très favorable à la Conférence de Londres. Depuis 1869, le Comité international fait paraître un Bulletin, devenu mensuel sous le titre de Revue internationale de la Croix-Rouge, et il reste en communications constantes avec les Sociétés nationales au moyen de Circulaires dont trois cent trente-deux ont été adressées jusqu'ici. Ces circulaires ren­seignent leurs destinataires sur l'activité de la Croix-Rouge internationale, sur ses besoins, transmettent de l'une à l'autre des appels de secours, les invitent à faire connaître leur avis sur les conventions à conclure, à envoyer des experts à cer­taines conférences, etc.

Des souverains et des Croix-Rouges nationales ont institué des fonds internationaux en faveur de la lutte contre les victimes de la guerre, des maladies et des calamités et en faveur des infirmières, et c'est encore le Comité international, seul ou conjointement avec la Ligue, qui est appelé à les gérer. C'est ainsi que le fonds de l'impératrice du Japon Shoken, destiné à la lutte contre la tuberculose et les cala­mités publiques, s'élève à l'heure actuelle à 450 000 francs suisses. Autrefois, tous les ans, maintenant tous les quatre ans, des Conférences internationales réunissent des délégués des gouvernements et des Croix-Rouges nationales. Ces vastes assises, mettant en contact plusieurs centaines de parti­cipants, ont la plus heureuse influence sur l'œuvre, à laquelle elles ouvrent des horizons toujours plus étendus. Elles

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émettent des avis, elles exposent les expériences obtenues d'une Conférence à l'autre, elles tracent des directives pour l'avenir au Comité international, à la Ligue, aux Sociétés nationales. Une de leurs tâches les plus importantes est d'examiner les projets de conventions que leur soumet le Comité international. Nous parlerons plus loin de la dernière de ces réunions qui s'est rr gemment tenue à Londres.

La Grande Guerre provoqua, on l'a dit, un effort surhu­main et magnifique de la Croix-Rouge dans les domaines les plus variés. Impressionné par ses résultats, un citoyen amé­ricain, M. Davison, conçut le projet généreux de ne pas laisser se disperser et disparaître le bénéfice de tant d'expériences remarquables en dehors de l'action de guerre proprement dite. En 1919, sur son initiative, les Croix-Rouges des États-Unis, d'Angleterre, de France, d'Italie et du Japon constituèrent la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge. C'est une fédération de presque toutes les Croix-Rouges nationales, avec assem­blée représentative et organe exécutif. Le président de ce dernier a toujours été jusqu'ici le président de la Croix-Rouge des États-Unis. En 1928, Comité international et Ligue ont établi une Charte constitutionnelle de la Croix-Rouge internationale, qui fixe leurs domaines respectifs et leur collaboration. Le Comité international conserve l'œuvre en temps de guerre, la surveillance des conventions inter­nationales, l'admission de nouvelles sociétés nationales. La Ligue se consacre aux activités de paix (calamités publiques, hygiène, formation des infirmières, Croix-Rouge de la jeu­nesse). Mais il n'y a pas de cloison étanche entre ces deux organismes. Leur contact est étroit. Ils ont tous deux comme direction suprême les Conférences internationales.

• * *

Après avoir rappelé à grands traits l'origine de la Croix-Rouge et exposé son fonctionnement actuel, avant de la voir à l'œuvre aujourd'hui dans le monde, disons un mot des services immenses qu'elle rendit dans la Grande Guerre en faveur des prisonniers de guerre et des disparus.

Les Croix-Rouges nationales étaient alors entièrement

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absorbées, parfois débordées dans l'exercice de leur devoir primordial d'auxiliaires des services de santé des armées. Les soins aux prisonniers, la recherche des disparus, dont le nombre, dès les débuts du conflit, atteignit des chiffres gigantesques, risquaient d'être confiés au hasard ou négligés. Déjà, en août 1914, le président du Comité international, Gustave Ador, s'en rendit compte. La dernière des Confé­rences internationales, celle de Washington en 1912, avait bien chargé le Comité international d'entreprendre une action en faveur des disparus, mais la décision était toute théorique et aucun moyen financier n'avait été prévu.

Ce sera vraiment le mérite immense de Gustave Ador d'avoir entrevu le péril et d'avoir monté à Genève, en quelques semaines, avec une poignée de collaborateurs dévoués, sans aucun appui financier pour commencer, une Agence inter-nationale des prisonniers de guerre, qui déborda immédiate­ment des limites du modeste mandat que la conférence de Washington lui avait confié. Ce petit bureau devint rapide­ment et sous l'empire de nécessités brûlantes, un formidable organisme de douze cents personnes, auquel on s'adres­sait des pays les plus reculés. Ador était parvenu à.communi­quer son enthousiasme à tous ses collaborateurs, à les associer à son entreprise au prix d'un labeur écrasant et désintéressé, L'Agence constitua, grâce aux listes de prisonnière qu'elle recevait des gouvernements, un répertoire de cinq millions de fiches sur les disparus ; elle transmit aux prisonniers deux millions de colis, des sommes d'argent s'élevant à dix-huit millions de francs, enfin une correspondance volumineuse. Le Comité international, grâce au prestige de son président, à la confiance que tous les gouvernements avaient en sa haute impartialité, obtint très rapidement l'autorisation de visiter les camps de prisonniers, avant que ne fussent organisées des inspections officielles. Dans ces quatre années de guerre, il procéda à 542 visites en Europe, en Afrique du Nord, en Turquie, aux Indes ; il en résulta une amélioration indéniable du sort des prisonniers, en particulier des civils, hommes, femmes et enfants, dont la situation était le plus souvent lamentable. Sur l'initiative de Genève, aidée par le Saint-Siège et par le roi d'Espagne, 450 000 prisonniers de guerre, malades ou âgés, furent rapatriés ou hospitalisés en pays

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neutres. Le Comité international provoqua l'ouverture d'une Agence de prisonniers et disparus à Copenhague pour les pays du Nord, agence qui travailla avec des méthodes semblables à celles de Genève et rendit les plus grands services.

Cette tâche immense ne fit pas oublier au Comité inter­national ses autres devoirs, en particulier celui de faire res­pecter les conventions internationales. Il condamna sévère­ment et à plusieurs reprises les mesures de représailles contre les prisonniers, le torpillage des navires-hôpitaux, les camps de propagande, l'emploi des gaz nocifs, etc. Il défendit les Croix-Rouges nationales contre les spoliations des envahis­seurs (Croix-Rouges russe et belge).

L'Agence ne ferma ses portes qu'en 1923, tellement furent précieux les services qu'on lui demanda après la guerre, et encore, après cette date, le Comité international fut-il obligé de poursuivre longtemps cette activité en faveur des disparus et des prisonniers.

Ses délégués furent appelés à intervenir avec énergie, mais avec efficacité, en Haute-Silésie et dans la Ruhr, où leur autorité, leur expérience et leur tact soulagèrent aussi de grandes souffrances.

Comme on le voit, le programme original, précis et limité de Dunant et de ses amis a singulièrement débordé depuis 1864 et a embrassé avec les années un champ immense d'activité. Dans tous les pays, le public a constaté l'utilité, les services et le désintéressement de la Croix-Rouge, en temps de paix comme en temps de guerre. Il l'appelle constamment au secours, il lui fait confiance. Mais pour répondre à cette tâche redoutable, la Croix-Rouge internationale et les Croix-Rouges nationales ont besoin de ressources humaines et finan­cières non moins importantes, dont ne semble pas se rendre compte jusqu'ici ce même public. Et là, un gros effort reste à opérer, dont on reparlera plus loin.

*

Voyons maintenant l'activité de la Croix-Rouge ces tout derniers temps et ce qu'on lui demande pour l'avenir. Voyonss

si les sacrifices de personnel et d'argent qu'elle réclame sont justifiés.

L'occasion nous en est donnée par la XVI e Conférence

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internationale, qui a siégé à Londres du 20 au 24 juin der­nier et qui nous fournit un remarquable tableau de son activité et de ses besoins futurs.

Plus de quatre cents personnes, représentant cinquante-quatre pays et Sociétés nationales et des milliers de membres de la Croix-Rouge sont réunies au palais de Saint-James pour la séance d'ouverture. Au dehors, sous un soleil de feu, on entend le grondement de la rue de l'immense capitale. Les délégués ont passé devant les sentinelles aux tuniques écarlates, aux bonnets à poil gigantesques et ont parcouru les halls et les salons, ornés de tableaux, grands événements de l'histoire d'Angleterre, portraits de souverains et d'hommes d'État, qui attestent l'ancienneté et la puissance sereine du British Empire. Ils sont assis maintenant, rangés en demi-cercle autour de la tribune présidentielle occupée par sir Arthur Stanley, l'infatigable président de la Croix-Rouge britannique, par M. Max Huber, président du Comité inter­national, et par M. Norman Davis que, l'avant-veille, la Ligue a élu à sa direction, en remplacement du regretté amiral Grayson, décédé. Un grand silence soudain. Chacun se lève pour voir entrer le frère du Roi, le duc de Gloucester, qui ouvrira la Conférence. Simple et modeste, le prince prononce un excellent discours, rempli de vues personnelles et de con­seils pratiques.

On se sépare ensuite et, pendant trois jours, l'Assemblée, répartie dans quatre commissions, examinera les quarante et quelques rapports, préparés avec le plus grand soin par le Comité international, la Ligue et un grand nombre de Croix-Rouges nationales. Les pièces de résistance sont avant tout les rapports du Comité international et de la Ligue sur leur activité au cours de ces quatre dernières années.

Le Comité international, dans un exposé de cent quarante-quatre pages, rend compte de la suite qu'il a donnée avec la Ligue aux quarante-huit résolutions de la conférence de Tokio, énumère les nouvelles sociétés, dont l'entrée dans la grande famille de la Croix-Rouge est imminente (Afghanistan, Birmanie, Honduras, Irlande, Mandchoukouo, Philippines), les mesures législatives prises par les États pour protéger le signe de la Croix-Rouge et empêcher ses abus (il reste encore fort à faire dans ce domaine, surtout dans la pratique) ; il

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expose le long, pénible et souvent ingrat travail poursuivi pour préparer de nouvelles conventions sur l'aviation sanitaire, la protection des civils de nationalité ennemie, les questions maritimes, la création des villes sanitaires, la revision de la convention de Genève, le transport du matériel sanitaire. Vingt ans après la fin de la grande guerre, le Comité inter­national est encore l'objet de plusieurs centaines de demandes de recherches et d'enquêtes, de rapatriements. Dans ces quatre dernières années, il a fait procéder à des visites de détenus politiques en Autriche, en Allemagne, en Lithuanie.

Le Comité international n'a cessé depuis vingt ans de signaler les horreurs de la guerre chimique et la nécessité de s'en préserver par tous les moyens. Il a créé à cet effet à Genève un centre de documentation qui, en informant le public sur l'organisation de la protection, en diffusant lés documents officiels et en publiant des chroniques techniques, a rendu les plus grands services. Il en rendrait de beaucoup plus grands encore si des contributions financières annuelles lui étaient assurées par les gouvernements et les Croix-Rouges nationales.

Au cours de ces quatre années, le Comité international a envoyé des missions au Paraguay, en Bolivie, en Australie, aux Indes, au Siam, en Egypte, au Brésil, en Afrique du sud, pour ne citer que les régions éloignées, sans parler de ses interventions sur les théâtres de guerre, sur lesquelles on reviendra.

Pour accomplir cette immense activité, le Comité inter­national ne dispose que d'un personnel rétribué .et de subsides absolument insuffisants et hors de proportion avec ce que l'on exige de lui. Si l'on sait que les contributions annuelles des Croix-Rouges nationales, qui dépassaient 100 000 francs suisses en 1930, sont tombées au-dessous de 80 000 francs depuis lors et qu'à eux seuls, les conflits du Chaco et de l'Ethiopie, de l'Espagne et de la Chine ont coûté au Comité international 100 000 francs suisses, représentant le tiers de son modeste capital, on mesurera les sacrifices demandés à chacun de ses membres, en travail désintéressé, pour main­tenir le Comité à la hauteur de ses devoirs et de ses engage­ments. Il y a là une situation anormale, qui doit cesser. Elle a été exposée, une fois de plus, à Londres, à la conscience des

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gouvernements et dés Croix-Rouges nationales. Il est urgent, il est juste que ceux-ci et celles-là fournissent au Comité international comme à la Ligue d'ailleurs un appui financier plus substantiel et régulier.

Car le Comité international n'a, pour ainsi dire, aucun instant de répit en dehors de ses tâches normales. On sait que de 1934 à 1936 une guerre meurtrière a sévi en Amérique latine, à propos du Chaco, entre le Paraguay et la Bolivie. Par des missions spéciales et des délégués permanents, le Comité a réalisé une œuvre importante mais pénible dans cette guerre, faisant visiter les prispnniers, améliorant leur traitement, dans un climat souvent néfaste, en rapatriant plusieurs cen­taines en pleine guerre, obtenant la libération du personnel sanitaire et préparant, après les hostilités, le renvoi dans leur pays de plusieurs milliers d'entre eux, sollicitant des autres Croix-Rouges de l'Amérique latine des dons en argent et des médicaments, et cela avec un plein succès.

A peine ce conflit prenait-il fin, que Genève était appelée à exercer en Ethiopie une action non moins lourde de respon­sabilités et encore plus délicate. Il s'agissait d'abord de créer en quelque sorte de toutes pièces une Croix-Rouge éthio­pienne, qui n'existait encore que sur le papier et de lui pro­curer des fonds, du personnel et du matériel. La Croix-Rouge italienne avait, dès le début des hostilités, décliné tout appui extérieur. Les pressants appels du Comité international en faveur de la Croix-Rouge éthiopienne aux Sociétés sœurs rencontrèrent immédiatement un magnifique écho. Non seulement un important matériel et des fonds furent expédiés très vite en Ethiopie mais successivement la Grande Bretagne, l'Egypte, la Finlande, les Pays-Bas, la Norvège et la Suède équipèrent, avec un soin et un empressement splendides, plusieurs ambulances qu'ils expédièrent en Afrique. Au cours de ces huit mois de guerre, dans un pays resté presque entiè­rement sauvage, partiellement affamé, ruiné rapidement, ravagé par les épidémies et la malaria, médecins et infirmiers des Croix-Rouges étrangères accomplirent des prodiges de valeur, risquant constamment leur vie, opérant sous les bom­bardements, menacés par les gaz asphyxiants.

Dans leur périlleuse mission, ils ne cessèrent de trouver un appui précieux de la part des délégués du Comité international,

TOUS LU. — 1939. 39

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rendus sur les lieux dès le commencement du conflit. Les délé­gués s'employèrent infatigablement à coordonner le travail de ces ambulances, à leur faire parvenir les messages et les fonds qu'ils recevaient pour eux, à faciliter leurs rapports avec les autorités éthiopiennes, à,faire respecter la convention de Genève. Chaque fois que cela fut nécessaire, l'un d'eux, le docteur Junod, s'en fut avec l'héroïque pilote suédois le comte de Rosen à la recherche d'une mission dont on était sans nouvelles et en ramena malades ou blessés. Au moment de la débâcle, alors qu'Addis Abeba était livrée au meurtre, à l'incendie et au pillage, le docteur Junod, réfugié dans une cave, ne fut sauvé de la mort que par miracle, ayant été reconnu par un boy, qui attesta qu'il avait soigné beaucoup de malades et blessés éthiopiens.

Cette fois encore, l'esprit de la Croix-Rouge, fait d'abné­gation et de sacrifice, se révéla superbement. Les six ambu­lances étrangères et les délégués du Comité international travaillèrent avec un courage indomptable, frôlant constam­ment la mort. De la part des Croix-Rouges étrangères, qui trouvèrent de pareils dévouements dans leur personnel et qui consacrèrent deux millions de francs suisses à ces expéditions, aussi bien qu'en ce qui concerne les délégués du Comité inter­national, il y eut véritablement dans cette dure campagne une rivalité inconsciente d'héroïsme et un exemple admirable de solidarité dans le danger.

Quelques semaines ne s'étaient pas écoulées qu'une nou­velle guerre, la guerre civile d'Espagne, éclatant le 18 juillet 1936, appelait le Comité international à repartir en campagne. Dès le 29 août, le docteur Junod arrivait à Barcelone en avion, y prenait contact avec la Croix-Rouge catalane, continuait sur Madrid, organisait avec la Croix-Rouge espagnole une collaboration avec le Comité international et les Croix-Rouges étrangères, surtout en faveur des prisonniers civils et combat­tants, puis, après un saut à Genève, repartait pour l'Espagne nationaliste, où il concluait des accords analogues. La besogne incombant au Comité international se révéla d'emblée gigan­tesque. Des demandes de secours en matériel sanitaire, venues des deux partis, affluèrent aussitôt à Genève. Avec le concours empressé de la Ligue des Sociétés de la Croix-Rouge, le Comité international procéda à des achats massifs d'instruments de

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chirurgie, de produits pharmaceutiques, de lits, d'appareils radiographiques, d'autos sanitaires, d'équipement de salles d'opération et de laboratoires, de vaccins et sérums, de lait condensé, et cela, aux conditions les plus favorables, en «'adressant à tous les pays possibles. Au docteur Junod il fallut adjoindre plusieurs délégués, dont le nombre s'éleva jusqu'à dix, répartis également dans les deux camps et qui déployèrent une activité remarquable mais des plus difficiles en visitant les prisons, en distribuant des vêtements, en obtenant des transferts et des évacuations, en créant des bureaux d'informations aux familles, en faisant établir des listes de prisonniers. Au 7 février 1938, les délégués de Genève avaient pénétré dans soixante-quinze lieux d'internement contenant plus de 40 000 prisonniers. Le service des nouvelles de dis* parus aux familles prit bien vite des proportions inattendues, rappelant l'époque de la grande guerre. Au 31 mars, 1613 423 messages avaient été transmis par Genève, 977 759 demandes et 635 664 réponses. Ce ne sont pas seule­ment des familles inquiètes, auxquelles on apporte des nou­velles des leurs. L'exemple suivant montrera que par ce ser­vice on en a sauvées de la mort. Un jour, le délégué du Comité international arrive dans un village rouge pour remettre à une famille un acte de décès d'un de ses membres tué sur le front. Il trouve la maison occupée par la tchéka rouge. Celle-ci est persuadée que celui des habitants qui a disparu s'est enfui chez les blancs et a trahi les rouges. Mais, à la vue du document revêtu du sceau de la Croix-Rouge, les policiers s'inclinent immédiatement devant l'évidence et s'en vont. Les malheureux sont sauvés pour cette fois.

Pour faire face à cet immense travail, le Comité interna­tional constitua dans son sein une « Commission d'Espagne », qui siège presque en permanence et dont le labeur mérite les plus grands éloges. Au 15 février 1938, elle avait tenu trois cent soixante-cinq séances et ses archives comportaient cinq mille pièces. Naturellement, malgré le travail absolument désin­téressé de ses membres, le Comité international eût été dans l'impossibilité de s'acquitter de ce redoutable mandat sans l'appui financier des gouvernements et des Croix-Rouges étrangères. Au 4 mars 1938, le total de ses dépenses pour matériel, délégations, secrétariat de Genève, etc. s'élevait

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à 1 032 620 francs suisses et celui des dons à 1 234 849 francs. Depuis cette date, les besoins n'ont cessé d'augmenter,

mais la générosité de l'extérieur, si remarquable aux débuts, a fini par se lasser, en raison de la prolongation de la guerre. Aussi le Comité international a-t-il été obligé, à son profond regret, de ne plus laisser en Espagne que trois à quatre délé­gués, concentrant ses dépenses sur l'achat de matériel sani­taire toujours plus nécessaire et urgent. Et la guerre continue, implacable, et Genève poursuit son action, courageusement, mais anxieuse sur ses ressources futures.

Car, entre temps, un nouveau signal de S. 0 . S. lui est parvenu. La guerre a surgi entre la Chine et le Japon dans l'été de 1937 et si le Japon a refusé le secours du dehors, la jeune mais vaillante Croix-Rouge chinoise a aussitôt lancé un appel pressant à Genève, réclamant d'importantes quantités de médicaments et de matériel. Alertées par le Comité inter­national, les Croix-Rouges du monde entier ont répondu avec leur empressement et leur esprit de solidarité habituels. Quelques semaines après le début des hostilités, le Comité international a délégué en Chine le colonel de Watteville, qui a pu lui envoyer rapidement un rapport sur la situation. On devine l'infinie grandeur des besoins dans cet immense empire et les difficultés presque insurmontables pour lui venir en aide à cause de son éloignement. Mais le Comité, cette fois encore avec le précieux appui de la Ligue, ne s'est pas laissé arrêter. Son premier délégué étant rentré en Europe au bout de trois mois, il lui a donné un successeur en la per­sonne du médecin suisse Calame. Il fait l'impossible pour lui procurer les secours financiers indispensables. Mais, là encore, le Comité voit ses ressources personnelles s'épuiser.

Tel est le tableau de son activité, présenté à la Conférence de Londres. En dépit de tous les obstacles, il a maintenu très haut le drapeau de la Croix-Rouge et fourni un effort consi­dérable au cours de ces quatre années. C'est ce que reconnaît l\ Conférence avec force applaudissements. Les membres du Comité venus à Londres repartiront pour Genève encou­ragés et poursuivront l'œuvre avec un nouveau zèle.

Le rapport analogue de la Ligue, qui s'étend elle aussi au monde entier mais dans des conditions plus pacifiques, ren­ferme quantité de renseignements du plus vif intérêt. Sous

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sa vigoureuse et habile impulsion, le nombre des membres de la Croix-Rouge de la jeunesse à travers le monde est passé de 14 200 000 en 1934 à 18 000 000 en 1938. Il y a là un réser­voir de forces jeunes qui autorisent les plus grands espoirs pour l'avenir. La Ligue suit avec attention la question des secours en vue de calamités publiques ; elle a pris une part importante à l'organisation, dans nombre de pays, de postes de secours sur route et elle assure le secrétariat du Comité international d'études de secours aériens. Elle a créé un Comité consultatif d'hygiène, qui dirige ses efforts surtout vers l'hygiène rurale, vers le « bien être du marin » et vers la trans­fusion sanguine. Enfin, le problème capital de la formation des infirmières n'a cessé de la préoccuper. Des cours interna­tionaux ont été organisés à Londres, pour lesquels la Ligue accorde des bourses fort utiles, en même temps qu'elle créait à son secrétariat des stages spéciaux à l'intention d'infirmières venant de divers pays. Par de fréquentes prises de contact avec les Croix-Rouges nationales, même les plus éloignées, par l'organisation de conférences régionales (dix conférences de 1934 à 1938), par la publication, outre son bulletin mensuel, de brochures et d'études techniques, par un service de pro­pagande intense (expositions, ventes d'insignes, films), la Ligue exerce une action précieuse de coordination entre les Sociétés nationales du monde entier. Là encore, des ressources financières nouvelles lui sont indispensables pour lui permettre de s'acquitter de sa tâche.

Une fois examinés ces deux importants rapports des ins­titutions qui constituent les piliers de la Croix-Rouge, la conférence de Londres, partagée entre quatre commissions, a étudié, et souvent très longuement, les problèmes sans cesse nouveaux en face desquels se trouve placée la Croix-Rôuge dans la guerre comme dans la paix. C'est à la commission juridique qu'il incombait surtout de scruter et de trancher des questions de la plus haute gravité : revision de la conven­tion de Genève, revision de la convention maritime (qui ne répond plus aux conditions de la guerre moderne), création de villes et localités sanitaires, protection des femmes et des enfants dans les conflits armés, action de la Croix-Rouge dans la guerre civile. Ces problèmes ont donné lieu à des dis­cussions souvent animées avant d'aboutir à des décisions

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concrètes. Car la Croix-Rouge n'ignore pas que toute mesure de protection ne sera suivie d'effet que si elle a été approuvée par les gouvernements ; c'est pourquoi, elle a toujours désiré voir participer à ses conférences des officiers, des marins, des diplomates, des fonctionnaires et cherché avec leur appui à concilier ses efforts humanitaires avec les nécessités impé­rieuses de la défense nationale. Et jusqu'ici, elle y a réussi.

Les trois autres commissions ont porté leur attention sur des questions moins brûlantes, mais intéressant aussi le déve­loppement de l'œuvre, telle que la formation des infirmières volontaires, les secours aériens, la Croix-Rouge en cas de calamité, la trêve de la Croix-Rouge, la Croix-Rouge édu­cative, etc.

Enfin, on n'aurait pas compris qu'ayant réuni les délégués de cinquante-quatre pays, la Conférence n'exprimât pas de nouveau son avis au sujet des bombardements aériens, à un moment où l'opinion mondiale était profondément émue des terribles massacres de victimes innocentes en Espagne et en Chine. La conférence a donc solennellement adjuré les gouvernements de mettre à l'abri des bombardements les femmes, les enfants et les vieillards sans défense et de conclure des accords à cet effet.

De toutes les résolutions qu'elle aura adoptées, après trois jours de rude travail, aucune ne sera accueillie avec autant d'unanimité et de soulagement par une assemblée, dont tant de membres ont vu de leurs yeux les effroyables tableaux de ces tueries ou soigné leurs innocentes victimes.

Geste inutile et sans portée, dira-t-on. Peut-être... Mais aux yeux de l'opinion du monde, le Comité international ne pouvait se séparer sans lancer de nouveau un appel angoissé aux gouvernements. Qui sait si, dans quatre ans, lorsque la conférence se réunira à Stockholm, des hommes d'État généreux et clairvoyants dans certains pays n'auront pas réussi à faire cesser partiellement tout au moins ces attentats abominables qui déshonorent l'humanité ?

Cet ardent espoir remplit le cœur de ces hommes et de ces femmes, passionnément dévoués au service de la Croix-Rouge et que la capitale de l'Empire britannique, ses souve­rains, ses ministres, ses infirmières, l'état-major de la Croix-Rouge anglaise ont reçus pendant cette semaine avec cette

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grandeur et cette simplicité chaleureuse qui caractérisent l'hospitalité anglaise. Le jeune roi George VI, malgré le deuil cruel qui, dans la nuit, frappait la reine, n'a pas hésité à les accueillir, avec la reine-mère, dans son palais de Buckingham, et à s'entretenir avec eux de la manière la plus familière et la plus aimable.

Un soir, au Guildhall, le lord-maire de Londres, entouré de ses collègues et de ses huissiers à longue canne d'ébène, leur a ouvert ses somptueux salons de la Cité, leur a permis de contempler les trésors d'orfèvrerie, les manuscrits, les édi­tions originales de Shakespeare, les bannières, les tableaux, de descendre dans la crypte du moyen âge, de se rafraîchir aux innombrables buffets dressés partout dans l'immense bâtiment. Enfin, le dernier jour, les délégués se sont retrouvés dans la cathédrale de Saint-Paul et y ont assisté, en présence de milliers d'infirmières, au plus émouvant service religieux, avec des chœurs admirables, auquel il leur ait été donné de participer. En entendant ces voix monter dans la haute nef, ces serviteurs d'un grand idéal, de toutes langues, de toutes religions, de toutes races, ont vécu une heure inoubliable.

*

La XVI e conférence internationale de la Croix-Rouge ayant pris fin, ses membres se sont dispersés. Longtemps encore, ils conserveront dans leur cœur les émotions de cette belle solennité et y puiseront du réconfort pour les nouvelles tâches qui les attendent.

Unis plus que jamais, dans ce monde déchiré au milieu duquel ils besognent sans défaillance, les serviteurs de la Croix-Rouge ont droit de compter sur l'appui effectif et la généreuse sympathie d'un public, qui comprenne toujours mieux la grandeur et la beauté de leur idéal.

FRÉDÉRIC BARBEY*