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MILDRED!VANHULLE!!

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La dame de l’immeuble !

ROMAN!!

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Editions!annickjubien!

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ISBN 978-2-9567306-5-1

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Les Editions annickjubien 2019 - 2020

!www.annickjubien.fr!

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C'est à peine une semaine après notre aménagement dans un immeuble en banlieue parisienne, que nous avions appris d'une façon rocambolesque, l'existence d’une dame, âgée de soixante-douze ans, dénommée Martin. Une voisine habitant au huitième étage nous avait précisé qu’elle était originaire de Paris, qu'elle demeurait dans ce bâtiment depuis déjà une cinquantaine d'années et qu’elle s'y était installée à l'époque en tant que concierge. Or, aussi étrange que cela puisse paraître, tout en poursuivant la conversation à son sujet, elle nous informa avec un zeste d'amertume et sur un ton presque embarrassé :

— Cette femme, bien qu'elle soit à la retraite, n'a jamais voulu quitter cet endroit. Elle y tient comme à la prunelle de ses yeux, et pourtant...

Honnêtement, j'avoue, avoir eu un moment de flottement. Sur le coup, je ne voyais pas à quoi elle faisait allusion et surtout pourquoi elle nous disait cela.

Ancrée dans mon cerveau cette confidence anecdotique ne s'est plus jamais effacée de mon esprit. Mais, pour réellement comprendre, je pense qu'il faut remonter à la source de cette histoire.

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C'était un lundi matin, nous étions occupés à ranger nos ultimes cartons, lorsque subitement, retentit le vrombissement de la sonnette, suivis de coups rageurs sur la porte, qui reflétaient presque une action atrabilaire. Heureusement, cette dernière équipée d'un judas donnait l'occasion d'espionner l'importun. Une pratique conseillée dans cette sphère d'agglomérations sur le plan de la prudence. Bien que nous ne fussions pas habitués à ce genre d'installation, on n'avait pas hésité un instant à singer nos voisins. La gestionnaire de l'organisme qui nous avait accueillis nous l'avait fortement recommandé. En nous voyant débarquer, elle nous avait mis en garde : le quartier est sensible.

Interloqués par la virulence de cet imprévu, on se demandait quel individu aussi mal élevé pouvait bien nous rendre visite. L'adaptation fut immédiate, l'angoisse s'empara de moi pendant une fraction de seconde. J'éprouvais une vague de perplexité, puis je me ressaisis et d'un air plus ou moins apeuré, je dis à Quentin :

— Tu connais quelqu’un dans cet immeuble ? — Tu sais bien que non !

— Alors c’est qui ? — Peut-être le tatoué, ce rigolo qu'on a croisé sur le

palier hier après-midi, qui vient pour une visite de courtoisie, me chuchota-t-il au creux de mon oreille, avec comme si

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souvent un regard malicieux et un sourire vissé aux coins des lèvres.

Quentin avait deux défauts, la jalousie et cette fâcheuse façon d’être trop à cheval sur la politesse. La veille ce personnage orné de dessins tribaux, l’avait offusqué en ne daignant pas répondre à son bonjour. D'un air goguenard en prononçant quelques borborygmes, il nous avait même lancé un regard méprisant, comme si l’on faisait partie de la pire des espèces. Pendant un court instant, on avait pensé être capable de décrypter ses paroles incompréhensibles en croyant entendre :

— D'où tu sors toi... connard ?

Mais, nous n'étions sûrs de rien. Pendant une fraction de seconde, on s’était quand même demandé, si ce n'était pas tout simplement oiseux de proférer le mot bonjour. Dans ce cadre de vie, les cérémonies techniques de salutations des jeunes étaient faites de gestes rituels. Nous avions déjà eu un aperçu de ces enchainements assez complexes d'ailleurs. Quoi qu’il en soit, c'était clair que les formules de civilité ne faisaient pas partie de sa culture. C'était un idiome ringard qui apparemment n'appartenait qu'à nous, selon ses critères : à de vieux cons. De prime abord, je le défendais. J’imaginais en fréquentant une bande de gouapes qu'il ne pouvait pas d'emblée nous sauter au cou. À fortiori à ce moment-là, un de ses amis, penché sur la balustrade d’un palier quelques étages plus hauts, était à l'affût de son retour. Il l'avait dans sa ligne de mire, impossible dans ces conditions d'enfreindre leur loi : d'après eux, la loi des plus forts !

Ce monde méconnu à nos yeux nous paraissait presque

spectaculaire. Il ne reflétait pas l'image de notre imagination. Par contre, il me semblait que cette mascarade était tout

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simplement qu’une façade, une façon d'exister. Jouer au dur donnait de l'importance, ils se sentaient respectés. Mais, la déconvenue de Quentin était restée entière. Outragé par ce comportement, il ne voulait pas en démordre, et la veille on avait eu une conversation à ce sujet :

— Tu t'en rends compte, me scanda-t-il les dents serrées. Il nous traite comme si nous sommes de la pacotille et toi, tu l'applaudis.

— N’importe quoi ! je ne l'applaudis pas comme tu le prétends et il ne nous a pas agressés à ce que je sache, alors...

— Encore heureux.

— Je ne vois pas où est le problème. Si ça t’embête tant, la prochaine fois que tu le verras, tu n’auras qu’à faire comme lui. En le snobant, il comprendra.

— Comprendre quoi ?

— Que tu n’en as rien à foutre et que tu le considères de la même façon : comme un menu fretin. C’est équitable, non ?

— Oui, c'est ça, protesta-t-il. Tu crois que c'est facile d'agir comme un abruti.

— Je ne pense pas que ça doit être si compliqué que ça.

— Tu ne comprends pas Mathilde, même si je le voulais je ne pourrais pas.

— Ah bon ! pourquoi ? — Parce que la politesse c'est inné. Elle est enracinée

au plus profond de moi. On ne peut pas changer du jour au lendemain une personne. Dans l'armée, c'est une injonction de saluer. Transgresser cette règle est jugé comme une faute très grave.

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J’avais envie de lui dire, on n’est pas dans ta caserne, mais je me suis tue. De toute façon comme d'habitude il finira toujours par avoir le dernier mot, alors à quoi bon !

Cette discussion avait pris fin hier soir, nous avions réussi à tourner la page sur cette affaire et voilà qu’il remettait cette discussion sur le tapis.

En me dirigeant vers l'entrée, je l’interrompis.

— Arrête, on pourrait nous entendre. — Et alors !

— Et alors ! Ce n’est pas la peine de chercher des problèmes.

Silencieusement, avec une discrétion absolue, je me suis mise à observer à travers l'œilleton. Mon premier acte de mimétisme concernant l'apprentissage du biotope n’était pas très rassurant. Je vis un panoramique du palier, suivi d’une physionomie déformée. Étrange ce faciès me suis-je dis, mais en y réfléchissant je compris que le viseur renvoyait un aspect altéré au visage du personnage. C'était la distension optique d'un objectif fish-eye, qui produisait l’image, c'était normal. Pourtant, à première vue, cette caricature me mettait mal à l'aise. Comment pouvait-on avoir confiance pour ouvrir la porte après une vision pareille ? Instantanément, je me ressaisis, en pensant que cela donnait tout de même une idée de savoir si c'était un homme ou une femme. A priori, c'était une femme, aux allures affectées essayant d'imiter le style, bon chic bon genre. Elle était habillée d'une robe ornée d’éclats factices, clinquants, comme les oripeaux de l'époque moyenâgeuse, coiffée d'un chignon, outrageusement fardée, emperlée et parfumée à l'excès vu l'odeur qui me parvenait à travers la porte. Je lui donnais une quarantaine d'années. C'était bizarre, elle ne m'inspirait pas confiance.

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Sur un ton faussement enjoué et avec emphase, elle m'interpella :

— Je suis l'une de vos voisines, j'habite l'immeuble, dans l'appartement, huitième gauche.

Toujours aux aguets, dans un silence presque religieux, je ne bougeais pas d’un pouce.

— Alors ! S’impatienta-t-elle, vous allez me laisser longtemps comme ça poireauter sur votre paillasson. C’est quoi ce bordel, ouvrez-moi !

Je restai un instant décontenancé, ensuite, un fou rire s'empara de moi. Puis, d'un air surpris, je me retournai vers Quentin :

— Comment sait-elle que je suis là derrière, à l'épier, lui chuchotai-je ?

À voix basse, il me répondit :

— Je n'en sais rien, je ne suis pas omniscient ! Je m'apprêtai à l'accueillir, mais l'audace de cette

personne m'avait un peu choqué. Une pléthore de pensées envahit mon esprit : n’avait-elle jamais appris qu’on ne s’imposait pas comme cela chez les gens. Se présenter avec autant d'effronterie dépassait toute mon imagination. Il faut dire aussi que j’étais peu habituée à ce genre de personnages, qui à mon avis devrait être insensible à la politesse, comme s'ils craignaient de dilapider leurs précieuses distances de proxémie si chères aux yeux d'Edward Twitchell Hall, mais tout même. Et quand j’y pense, il nous est loisible de ne pas ouvrir, quelle loi nous y oblige ? En dépit de cette mise en scène saugrenue, je me résignai malgré tout, à l’accueillir.

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Coup de théâtre, simultanément le portable de Quentin sonna. Ce qui de toute évidence n'arrangeait pas ma situation en me laissant seule.

— Madame Berthier, je suppose. — Oui, c’est moi.

D’un air pompeux, elle poursuivit : — J'ai comme l'impression que vous avez été trahie par

votre judas. Non, mais, pourquoi me fait-elle des réflexions

pareilles ? Est-elle donc sans vergogne ? Abasourdie par son attitude et son toupet, j'en avais perdu ma bienséance. La rituelle formule de politesse : entrez, je vous prie. Cette phrase resta au tréfonds de ma gorge, je n'arrivais même plus à prononcer quoi que ce soit. Mes lèvres tremblotaient et aucun son ne sortait de ma bouche. Je tentais malgré tout l'impossible en la saluant instinctivement d'un signe de la tête, sans formuler le moindre mot. Et en affectant de ne pas avoir saisi ses remarques, je la laissais là, plantée sur le palier. Bien entendu, cette vérité sur ma faiblesse, je ne pouvais la réfuter. Comble de l'ironie sa hardiesse m'impressionna au point de me faire ma bassesse. Je n'étais plus sûre de rien. Je me suis même posé cette question : ai-je eu tort de l'avoir mal jaugée ?

Troublée, je l'étais et j'étais sur le point de m'excuser. L'instant d'après, sans perdre une seconde, j'effaçais

cette idée de mon esprit. D'un seul coup, cela me paraissait plus que ridicule. M'excuser de quoi ? C’est elle qui était impolie, pas moi. Bref, je passais l'éponge. Intriguée, j'écoutais son bla-bla à propos d'un tract, enfin il me semblait plutôt qu'il s'agissait d'une pétition contre une certaine madame Martin. La surprise de la raison de son intrusion rajouta évidemment encore de la perplexité. Au premier

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abord, j'ai cru avoir mal compris, mais non, j'avais bel et bien saisi le motif de sa démarche. Elle venait en effet me solliciter pour une histoire de pétition.

Après ses verbiages, il fallait se rendre à l'évidence qu’elle ne portait pas spécialement cette madame Martin dans son cœur. Vu ses propos il était clair qu’a ses yeux, c'était comme un élément négatif patent. J’avais la sensation que c'était presque de la haine qu'elle éprouvait envers cette personne. En même temps, c'était étrange. Ses logorrhées étaient loin d'être étayées, elle sautait du coq à l'âne. Après avoir énoncé à son sujet trois malheureuses critiques. Elle entreprit de m'expliquer le revers de la situation, comme si elle voulait d'un seul coup prétendre être aux petits soins à son égard. D'entrée de jeu elle essaya de me convaincre par tous les moyens de me faire signer ce document en l’étoffant par des argumentaires qu'elle croyait plus pertinents.

— Honnêtement, ne serait-elle pas mieux dans une structure encadrée ? Je suis consciente qu'elle ne peut envisager la maison de retraite glapissait-elle, ses moyens ne lui permettent pas. C’est pour cette raison que mon mari et moi avions proposé nos services, qu’elle refuse malgré tout le mal qu'on se donne pour elle. Vous vous en rendez compte, de l'ingratitude ! Et l'apothéose, chose que vous ignorez, c'est qu'elle occasionne énormément de soucis au sein de notre immeuble. À cet âge… tout peut arriver ! Je ne comprends pas pourquoi elle s'obstine autant à ne pas vouloir accepter notre proposition. C’est pour cette raison que nous sommes obligés d'intervenir d'une manière plus catégorique… C'est-à-dire : obtenir un maximum de signatures pour faire avancer les choses. Je vous propose donc d'aider madame Martin en signant ce document.

Elle me tendit un papier que je ne pris pas la peine de lire. Un mépris incontrôlable saturait mon esprit, une sorte de pressentiment m’envahissait, comme si quelque chose de

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pernicieux était sur le point de se produire. J’étais persuadée qu'elle cachait ses véritables intentions. Son regard, son attitude l'avaient certainement trahie en me donnant cette effroyable pensée. En tout cas, devant cette estocade, je ne daignais pas lui répondre. Je m’interrogeais surtout de savoir pourquoi ? Pourquoi faisait-elle ça ? Je n’avais pas la réponse. Tout ce que je savais c’est qu’elle n'avait pas frappé à la bonne porte. Je ne sais pas si elle s'en était rendu compte, je ne pense pas. J'avais observé ses traits avec attention, mais rien, pas le plus furtif éclair dans son regard. Je tenais à ne pas dévoiler mes pensées, bien que les balourdises de cette poseuse finissaient réellement par abattre les limites de ma patience. Je vivais une véritable torture et me sortir de cette situation embarrassante était devenu ma priorité. Je creusais mon cerveau à la recherche d'une des meilleures solutions. Garder mes distances me paraissait le mieux adapté dans ces circonstances. De toute façon, cet évènement me dépassait et fondamentalement je ne voulais pas être mêlée à des querelles de voisinage. Mon conciliabule mental emboîta le pas me disant : ignore ce qui se passe ici ! D'emblée, j'entrepris de la congédier :

— Excusez-moi, mais là, je n'ai vraiment pas le temps. — Oh ! Ce n'est pas bien grave, je repasserais plus tard.

— Oui, si vous voulez. Je me donnais encore l'impression de maitriser la

situation, mais l'illusion de ma prodigieuse aisance s'estompa petit à petit. Je sentais bien que je n'étais plus en position de force, bien au contraire. Je maudissais cette impuissance qui me subjuguait. J'étais courroucée contre ma propre couardise. J'aurai dû l'envoyer paître, au lieu de cela, j'agissais comme un personnage pusillanime, pas fichu de déballer le fond de ma pensée. Pourquoi n'ai-je pas su lui dire : non, ce n'est pas la peine de repasser. Pourquoi ? Je me le demande encore.

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Pourtant, j'avais la réponse. Tout simplement parce que j'en étais incapable. Je n'osais pas la contredire, j’étais comme formatée par mon passé. Mes parents alliaient à une rigueur sans faille, un sens profond de la tolérance et du respect. Procéder avec retenue avait toujours été chez nous, fortement recommandée. C'était des principes qu'ils avaient adoptés et m'avaient transmis. En ce moment, je regrettais presque cet héritage. Car, évidemment pour la voisine cela lui fournissait l'à-propos de revenir. Cette personne avait saisi le malaise qui s'était emparé de moi, et sitôt qu'elle s'en était aperçue, elle s'était donnée à cœur joie pour prendre les rênes, en m’envoyant paître. Quentin avait raison lorsqu'il évoquait que notre vie était à tout jamais victime de la politesse. Elle nous colle à la peau en prenant le dessus me disait-il toujours. C'est vrai, ce n'était pas dans notre rite d'agir autrement. Alors, comment faire face à une situation que nous ne maitrisons pas, qui nous dépasse complètement. D'autant plus que ce personnage était à l'antipode de notre façon de percevoir les choses. D'où je pense aussi ce problème ésotérique.

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Son départ m'avait soulagé, Quentin m'avait rejoint, mais l'histoire de l'œilleton m’intriguait. Pour élucider cet arcane, j’avais décidé d'entreprendre des tests. Durant une bonne heure avec mon mari on fit des simulations : judas ouvert, fermé, avec ou sans lumière, masqué d'un doigt, d’un œil, puis, voilà enfin que le rébus fut résolu. La lueur de l'appartement à travers le judas m’avait effectivement trahi. Je me suis aperçu que celui-ci laissait la lumière filtrer quand il était en position ouverte. Au moment où je me suis approché, la voisine avait juste remarqué qu’il passait du lumineux à l'obscurité. C'était tout bête, tout quidam aurait dû être capable d'analyser à l'instant même ce mystère. En même temps, je suis loin d'être sûre que beaucoup de personnes avaient autant de vices que la mégère du huitième pour s’introduire de cette manière chez les gens.

— Au fait, pour y revenir, me spécifia Quentin avec une pointe d'ironie, qu'est-ce qu'elle voulait exactement ta charmante interlocutrice ?

— C'est facile de se moquer quand on n'est pas là ! lui balançais-je sur la défensive.

— Je te trouve bien excitée aujourd'hui. Tu participes aux ondes négatives qui parcourent notre entourage, où quoi ?

Il était sur le point d'éclater de rire, mais le froncement de mes sourcils l'engagea à reprendre son sérieux.

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— Je plaisantais, c’est de l'humour.

— Hum ! C’est ça, très drôle, mais cette charmante dame comme tu dis, essaye de nous embarquer dans une histoire de voisinage.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

— Elle veut nous faire signer une pétition contre une des voisines, une certaine madame Martin, qui poserait beaucoup de problèmes à la cohabitation des locataires et copropriétaires.

— Ah bon ! t'en es sûre qu’elle t’as dit ça ? — Je ne suis pas sénile je sais ce qu’elle m’a dit tout

de même ! — Attend Mathilde, moi je ne t’agresse pas, alors pas

la peine de monter sur tes grands chevaux, je suis surpris, c’est tout !

— Et moi donc. — Pourquoi, tu as signé quelque chose ?

— À ton avis ? — Oui, je sais, mais qu'est-ce qu'elle t'a dit

exactement au sujet de cette dame ? — Des niaiseries.

— Comme quoi ? — Bof, des choses sans importance, elle l’accuse de

nourrir les oiseaux, cela amène des saletés en bas de la résidence. Je n’ai même pas écouté la suite tellement que ça me paraissait idiot. J’ai vraiment l’impression qu’elle considère les gens comme des jobards, à moins qu'elle soit complètement stupide.

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— Personnellement, je m’en fous royalement de ce qu'elle considère ou de ce qu'elle ne considère pas. Au vu de l’histoire et de la personne que tu me décris, ça n’a aucune importance, du moment qu’elle nous fout la paix.

— Eh bien non ! justement, elle ne nous foutra pas la paix. Elle repassera plus tard m’a-t-elle stipulé, sur un ton docte et péremptoire d’un air de dire : t'est dur de la comprenette toi, quand je lui ai dit que je n’avais pas le temps. Elle n’a pas du apprécier d’être congédiée et sur le moment j'étais tellement abasourdie par son culot que je n'ai rien su lui répondre !

— Eh ben, si cette barge pense pouvoir tout se permettre et croire qu’on va aller dans son sens, elle se met le doigt dans l’œil.

— C’est quand même bizarre qu'elle tienne tant à nous impliquer. On n’a rien à voir dans cette histoire. On n’est même pas au courant de ce qui s’est passé.

Il était évident que quelque chose clochait dans son raisonnement. Mais comment corroborer ou démentir ces allégations ? Ce qui nous paraissait le plus préoccupant, c'était d'être compromis dans cette histoire. Bien que nous n'aimions pas nous livrer à des interprétations trop hâtives, cette affirmation au pied levé concernant cette dame s'avérait tout de même curieuse. Je cherchais par tous les moyens à démêler l'intrigue, mais j'en étais réduite, qu'à une supposition qui envahissait mon esprit : le bien-être de cette pauvre femme, qui apparemment se plaisait dans ce quartier, chambardait peut-être la vie de cette délatrice du 8éme ?

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Pour l'instant difficile à se faire une opinion sur cette affaire et en même temps comprendre comment il était possible de se complaire dans cette banlieue.

Suivant notre vision du monde, cette zone urbaine ne reflétait pas l'endroit idéal pour s'y éterniser. Ce lieu ressemblait à tout, sauf à un havre de paix. Nous n'étions pas non plus une référence pour juger ou estimer un asile d'une telle ampleur. Quinze étages, c’était colossal et inhabituel à nos yeux. Nous étions des migrants d'Afrique, un endroit où les seules richesses étaient de grands espaces à perte de vue, avec un soleil brillant du matin au soir. Grâce à mon mari, militaire de carrière, on a pu en profiter. Une chance certes, selon notre perception des choses. Mais deux ans plus tard, il avait été muté dans la région Parisienne, d’où la raison de notre présence dans cette tour. J’avais du mal à comprendre que les gens pouvaient si plaire, et j'en déduisais que tout simplement c’était par habitude, ou comme nous par manque de choix, ou encore par crainte de la solitude. L’angoisse de ce retrouver face à aux mêmes avec comme seuls compagnons, le calme et la tranquillité. Quoi qu’il en soi, notre objectif s’était fuir ce monde. Être exempt des craintes et des terreurs qui assaillent les hommes, des ambitions qui les dévorent et de folles espérances qui les trompent. Mais à ce moment-là, c'était essentiellement les histoires confuses qui me dérangeaient. Sans le vouloir, je me sentais entraînée dans cette affaire. Le pire, je me considérai presque comme fautive de ce manque d’intérêt qui m'habitait. Et à ma plus grande surprise, cette discussion, enfin, plutôt le monologue de cette étrange voisine me turlupinait encore l'esprit. D'un côté, j'éprouvais des remords de l'avoir étiquetée si hâtivement, d'un autre, j'approuvais cette idée première qui m'était passée par la tête. Disons que c'était surtout une position inaccoutumée dans mon comportement habituel. En temps normal, comme le l’ai déjà souligné, je ne jugeai pas les gens. Pour me rassurer, le soir au diner j'engageai de

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nouveau la conversation avec mon mari, comme si je voulais me débarrasser d'un lourd fardeau.

— Quentin, j’ai une question à te poser. Qu’en penses-tu de cette voisine ? Quand on y réfléchit, ce n'est pas futé de sa part de nous impliquer. Il ne faut pas sortir de polytechnique pour le comprendre, elle devrait le savoir, non !

— Je ne cherche pas à comprendre les situations qui me dépassent. Mais je sais que dans le fond tu as raison.

Sa confirmation m'avait en quelque sorte soulagée, malgré tout, cette situation me tracassait encore. Je sentis comme une sensibilité extrême, une sorte de compassion à l'égard de cette inconnue et mon intuition au sujet de la voisine du 8éme s’accentuait dans mes méninges : foutaise ! Pensais-je, il est parfois bien vain d'essayer de dompter son sens moral, celui-ci profite toujours d'un petit moment d'inattention, pour s'échapper de notre emprise et revenir au galop, en claquant rageusement de ses sabots la texture moelleuse de notre cerveau pour faire entendre sa propre opinion. Tu as raison, faisait écho mon intime conscience, pourquoi en douter, cette madame Martin gêne pour d’autres causes, que les arguments avancés. Mais va savoir, lesquels et surtout comment et pourquoi aurait-elle monté cette manigance ?

Mon imagination avait pris le dessus, mais un reste de clairvoyance criait : non, non, non, arrête de réfléchir, passe une bonne soirée, reste zen petite tête.

Ce fut sans résultat. Ma main n'avait pas été assez leste pour attraper la bride de mon féroce destrier qui continua à galoper dans les entrailles de mon encéphale. Du coup, eh bien voilà, c'était gagné. J'allais bel et bien passer une mauvaise soirée, victime de mes pensées. Conséquence, d'un coup de sonnette et d'un judas mal fermé, sans oublier

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que j'avais eu la fâcheuse sensation de déranger Quentin durant son film.

J’avais passé une nuit d’enfer, Quentin, dans le but de

me changer les idées, me proposa alors d’aller à Paris. Grands amateurs de musées, la capitale nous paraissait idéale pour ce style d'évasion. On avait choisi de visiter le musée d’Orsay, et le soir, de diner dans un petit restaurant grec au Quartier Latin.

J’étais ravie, mais cruauté du destin, j’étais loin de la confiante attente que j'avais espérée. Comme à l'accoutumée lorsque tout va bien, il faut toujours qu'un grain de sable se glisse dans les rouages de la béatitude et mon bien-être s'était très vite dissipé, par un coup de sonnette matinale, qui avait du moins, je l'imaginais fort bien, comme hurler cette affreuse mélodie : je suis la voisine du huitième… je suis la voisine du huitième…

Mon conciliabule mental continua à s’alarmer : ce n’est pas possible pensais-je ton sixième sens doit encore te jouer des tours. Quoi que pourquoi une telle personne ne s'incrusterait-elle pas à n'importe quelle heure.

J'avais plusieurs choix. Le premier : me lever, ouvrir la porte en mimant l'affabilité. Le deuxième : ne pas me lever et poursuivre la dégustation de mon petit-déjeuner, tranquillement comme si de rien n'était. Ou l'apothéose, adopter une issue radicale, c'est-à-dire faire comme je l'imaginais au plus profond de moi : me lever et lui assener une bonne torgnole sur la figure. Une idée intransigeante certes, mais cette promiscuité devenait envahissante. Puis au dernier moment, j'optais pour une autre solution, dont je n'étais pas si fière en y repensant.

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— Quentin, on sonne, peux-tu aller voir s'il te plaît.

Sans pour autant avoir décortiqué les détails de ma pensée, il me semblait qu'il avait saisi mon raisonnement. Après un rapide coup d'œil oblique dans ma direction, il me le confirma d'un sourire au coin des lèvres. D'un pas décidé, il se dirigea vers la porte d'entrée et sans jeter un regard à travers le judas, l'ouvrit à la volée.

Fausse alerte ! pourquoi j'emploie cette expression, après tout, il s'agit juste d'une personne comme une autre, ambiguë et loufoque peut-être, mais avais-je besoin de dégainer et de brandir l'étendard pour si peu. Quelle raison pour me mettre toute cette pression ? Aucune, je n’étais pas dans l’obligation de signer quoi que ce soit. Pourtant, un soudain soulagement s'empara de moi lorsque je compris que c'était le facteur. Il avait un colis pour notre voisine de palier, madame Hubert. Aux dires du préposé, les anciens locataires avaient pour habitude durant son absence de réceptionner ses paquets et vice-versa.

Jean-Pierre Jubien
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