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La décroissance : le changement social au-delà des limites de la planète Mercedes Martinez-Iglesias et Ernest Garcia Colloque « Pour la suite du monde : développement durable ou décroissance soutenable ? » 18 et 19 mai 2009 – HEC Montréal

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La décroissance : le changement social au-delà des limites de la planète

Mercedes Martinez-Iglesias et Ernest Garcia

Colloque « Pour la suite du monde :

développement durable ou décroissance soutenable ? »

18 et 19 mai 2009 – HEC Montréal

1. Développement durable ou décroissance?

Le développement durable suppose (a) que la transition démographique conduira à une stabilisation de la population mondiale encore en dedans de la capacité de charge de la Terre;(b) que le changement technologique pourrait augmenter l'éco-efficience, en "désaccouplant" le PIB et l'usage de ressources;(c) que cette double transition, démographique et technologique, est déjà en cours, et qu'il y a encore quelques décennies de marge pour la mener au but.

La décroissance considère que l'évolution démographique est très incertaine donnée l'absence de contrôles efficaces; qu'on ne voit pas, nulle part, les symptômes de la dématérialisation attendue de l'économie; et, surtout, que les marges temporaires ont été épuisées, que la capacité de charge de la planète a été atteinte (ou elle est si près d'être atteinte que rien ne peut déjà éviter le dépassement ou translimitation, ni l'effondrement résultant).

Le développement durable et la décroissance sont, donc, deux réponses divergentes à la préoccupation par l'impact humain sur les écosystèmes.

Les deux répondent au même message, déjà vieux de presque quarante ans: "Alerte, si les choses continuent comme ça, si on ne réagit pas à temps et en profondeur, la Terre épuisée freinera l’expansion démographique et économique et imposera à l’humanité une situation très difficile, allant peut-être jusqu’à l’effondrement de la civilisation, et peut-être même jusqu’à l’extinction de l’espèce".

Les deux on été formulées à peu près au même temps.

Le succès du développement durable est arrivé avant. Cependant, son usure a été aussi très rapide.

Les doutes répondent en partie à la reconnaissance du fait que l’usage rhétorique a dérivé vers une situation dans laquelle le développement soutenable, c’est le développement économique, et point final.

Comme cela s’est déjà produit avec ses précurseurs plus ou moins illustres (le développement social, le développement humain...), le développement durable n’aurait été guère plus qu’une autre tentative pour étayer un programme d'expansion économique dont les coûts sociaux et environnementaux se sont révélés énormes et insolubles.

La perte de légitimation de la promesse que le développement pourrait devenir durable (unie aux désillusions de la mondialisation, aux guerres par le pétrole qui ont marqué le début du siècle, à l'explosion de la bulle immobilière-financière et aux commencements d'une récession économique) est le contexte dans lequel s'est produite l'éclosion récente des idées de la décroissance, qui avaient resté comme endormies, très au second plan, durant plusieurs décennies.

2. Au-delà des limites il n'y a plus de choix

F-1 Valence et Montréal

Manif contre la F-1 à Valence

L'avertissement sur les menaces dérivées de la dégradation de l'environnement n'a pas été suffisamment écouté. Durant les quatre dernières décennies, l'heure de le prendre au sérieux, cet avertissement-là, a été différée à l'avenir à plusieurs reprises, toujours un peu plus loin, toujours l'objet d'un demain incertain. L'avenir a pourtant un inconvénient : il arrive. Et, selon tous les indices, il est arrivé. Nous vivons déjà au-delà des limites de la planète. Le loup qu’on ne voyait jamais est entré au bercail. Depuis quelques années, les informations qui vont dans ce sens sont plus nombreuses, plus détaillées et mutuellement consistantes.

En 1972, Le premier rapport au Club de Rome sur les limites de la croissance avait annoncé que la poursuite des tendances d’alors (croissance de la population et du capital, utilisation des ressources naturelles, production d’aliments, contamination et dégradation des écosystèmes) aurait pour résultat une situation de dépassement vers la seconde décade du XXIe siècle. La revision de l’analyse trente ans plus tard a montré que l’annonce était devenue un fait, avant qu’il ne paraissait prévisible.

L’empreinte écologique mondiale dépasse de plus de 20% le niveau soutenable : l’humanité requérait la moitié de la capacité régénérative de la biosphère en 1961, elle a outrepassé cette capacité pendant les années 80 du siècle dernier et depuis lors, elle continue à la consommer sans relâche.

Empreinte écologique totale (monde), nombre de planètes

Biocapacité

Source: WWF, Living Planet Report

La fin de l’ère du pétrole est déjà en vue : on consomme le pétrole cinq fois plus vite qu’on ne découvre de nouveaux gisements, la différence entre la demande croissante et l’addition de réserves nouvelles déclinante va en augment et la situation est en passe de devenir critique, se rapprochant du début d’un déclin irréversible de la production. Pour l’heure, il n’y a pas d’alternatives énergétiques capables de mantenir les formes et les dimensions présentes de la societé industrielle et moins encore son historique tendance expansive (et il n’y a aucune garantie que de telles initiatives seront découvertes ni que, si elles le sont, elles seront développées à temps).

Source: ASPO Newsletter, mai 2009

Pour compléter la description, il faudrait mentionner la possibilité que le changement climatique ait déjà franchi un seuil irréversible, de sorte que le déchaînement d’altérations non linéaires ne résulte totalement incontrôlable. Et aussi le fait que la relation entre population, production alimentaire et production d’eau douce a commencé à se mouvoir à l’intérieur de marges extrêmement étroites. Et encore, bien sûr, les énormes niveaux de risques associés à la prolifération nucléaire hors de contrôle, aux effets à long terme de la soupe chimique dans laquelle baignent tous les organismes qui peuplent la Terre et à certains axes de développement de l’ingéniérie génétique et de la nanotechnologie.

La notre position est que les meilleures données disponibles sur la relation entre l'échelle physique de la société et la capacité de récupération (« soutenabilité ») de la planète, sur la dissipation inévitable de ressources irremplaçables, sur l'état des écosystèmes et sur la souplesse dans la récupération des erreurs, indiquent qu'on est déjà entré dans une situation de dépassement des limites.Naturellement, ceci n’est rien de plus (ni rien de moins) qu’une hypothèse. C’est-à-dire que si on démontre que les données qui la justifient sont erronées ou que la logique qui la sous-tend est incorrecte, il faudra la revoir ou même l’abandonner. De quelle autre manière faudrait-il procéder?

Selon cette hypothèse, l’établissement d’un nouveau équilibre sur une échelle soutenable exigerait maintenant une phase prolongée de décroissance, de dé-développement.

On peut dire, alors que les notes mélancoliques sur le développement que on peut si aisément entendre aujourd'hui expriment quelque chose comme : "Bon, ce truc du développement durable aurait pu être une bonne idée il y a soixante ans (ou deux cents ?), mais maintenant, c’est trop tard et la seule chose qui reste à faire, c’est de se préparer au pire ".

3.

Mais vous oubliez la technologie!...

Une objection, presque évidente, dirait que la réponse a la question "est-ce que la décroissance est inévitable?" devrait être plutôt comme ça: "la décroissance est inévitable si les données sur le dépassement (empreinte écologique, peak oil, crise climatique, etc.) sont correctes et s'il n'y a pas des changements techniques fondamentaux". C'est seulement avec les deux conditions, données correctes et absence de changements, que la décroissance serait inévitable.

Nous entrons ainsi dans un territoire terriblement incertain. Peut-être qu’un miracle technologique viendra t'il à notre secours et reconstituera temporairement notre fierté blessée d'espèce dominante ? Peut-être, personne ne le sait, personne ne peut le savoir. Il ne s'agit pas d'un événement prévisible. On peut y croire ou ne pas y croire, c’est tout.

4. La décroissance: catastrophe et/ou opportunité?

Il est sensé, alors, de supposer que le miracle technologique n’aura pas lieu (ce qui est parfaitement possible) et de s’interroger sur les implications d'une telle absence pour le changement social.

Dans ce débat, deux visions basiques sur la signification de la décroissance sont en voies de se configurer: la décroissance comme voie d’extinction et la décroissance comme transition vers une société à échelle humaine.

La conviction que le cycle historique ascendant de l'utilisation de combustibles fossiles touche à sa fin, unie à un scepticisme justifié quant à l'existence d'alternatives énergétiques assez abondantes et bon marché, est à la base de la prévision qu'un effondrement de la population humaine sur la Terre ne peut être retardé au-delà de quelques années. Quelques versions prévoient aussi que cet effondrement impliquera la fin de la civilisation, et non seulement son passage à une échelle inférieure soutenable, parce que les survivants, s'il y en a, ne seront pas capables de maintenir la complexe association de traits culturels dont les hommes modernes sont tellement fiers. Les sociétés post-effondrement devront vivre des vies plus simples, comme les chasseurs et les agriculteurs de subsistance du passé. Un autre aspect du raisonnement déterministe (déterminisme biologique, dans ce cas) est généralement évoqué aussi. Par exemple, la thèse que l'évolution pousse toute population d'organismes à se multiplier sans limite jusqu'à épuiser les ressources qui rendent possible cette expansion (Price, Duncan, Morrison, Hanson).

Le postulat de la liberté humaine, de la construction du cours de l'histoire à travers des choix collectifs conscients, est à la base des visions qui, par contre, considèrent la décroissance comme une occasion d'organiser l’adaptation des sociétés humaines sur une échelle soutenable. Le pic du pétrole sera alors le signal de départ d'une crise prolongée, dont le trait le plus caractéristique sera une contraction chronique et généralisée, vue aussi comme l'opportunité d’ un changement de direction vers le plus petit, le plus lent et le plus localisé et un passage de la concurrence à la coopération et de la croissance illimitée à l'autolimitation (Odum & Odum, l'Institut d'Études Économiques et Sociales pour la Décroissance Soutenable, Latouche, Heinberg, Kunstler).

Naturellement, une opportunité n'est pas la même chose qu'une certitude. Ceux qui affirment que la perspective de la décroissance pourrait ouvrir voies vers des réorganisations sociales désirables ont l'habitude d'ajouter que celui-là n'est qu'un de plusieurs chemins possibles. Qu'il est même probable que des décisions erronées conduisent à un processus de régression économique et de conflit social croissant.

5. La décroissance et l'effondrement

Incertitude est donc le mot clé. Il convient alors de se demander par la relation entre la décroissance et un autre concept qui naît de préoccupations identiques : l'effondrement (collapse). Un mot, "effondrement", qui ne signifie pas nécessairement l'extinction ou la chute catastrophique jusqu’à une désorganisation chaotique de la société, mais plutôt le passage à une condition humaine de moindre complexité.

"Une société complexe qui s'est effondrée est soudainement plus petite, plus simple, moins stratifiée et avec moins de différences sociales. La spécialisation y diminue et il y a moins de contrôle centralisé. Le flux d'information s'y réduit, les gens font moins du commerce et il y a moins d'interactions, et en général il y a une moindre coordination entre les individus et les groupes. L'activité économique décline proportionnellement à tout ce qui précède..." (Tainter 1995 : 193).D'un certain point de vue, cette description de l'effondrement n'est pas très différente du vieux programme écologiste : réduire, freiner, démocratiser, décentraliser. Le slogan small is beautiful signifiait-il autre chose ?

L'étude de l'effondrement, avec une considération détaillée autant de nuances conceptuelles que des expériences historiques à petite échelle géographique (Gowdy, Rees, Orlove, Bunce et al), contribue à mettre les bases pour une approche qui essaie de se libérer tant du déterminisme réductionniste (selon lequel la nature détermine absolument l'histoire) comme du volontarisme idéologique (qui considère que l'adoption de mesures "politiquement justes" annule les restrictions imposées par l'épuisement des ressources naturelles).

6. Sur la désirabilité de la décroissance

La thèse la plus générale sur la désirabilité de la décroissance: tous nos problèmes auraient une solution plus facile avec une population et une échelle physique plus réduites.

La décroissance alors est désirable parce qu'elle minimiserait les coûts de la transition: la seule alternative à une décroissance organisée, volontaire, prochaine dans le temps et moins coûteuse serait une décroissance chaotique, imposée par la nature, plus éloignée dans le temps mais énormément plus coûteuse.

Les sciences sociales (dans sa dimension critique) peuvent apporter les données et les arguments qui montrent la contreproductivité et l'insoutenabilité des structures et les institutions de la croissance.

Dans sa dimension positive, elles peuvent explorer la connexion entre le développement et les nécessités "authentiques" des populations, en contribuant ainsi à réduire la présence de discours inutilement moralisateurs. Aussi, elles peuvent analyser certaines expériences locales qui expriment de façon embryonnaire les lignes d'articulation sociale qui pourraient répondre à d'autres structures de nécessités.

7. La décroissance et l'utopie

Les visions du changement social au-delà des limites à la croissance ne sont pas précieuses par ce qu'elles nous annoncent sur l'avenir (que va savoir!).

Leur valeur consiste surtout à nous aider à penser (et, éventuellement, à agir) hors du dogme de la croissance, à ouvrir les portes pour une imagination décolonisée (pour recourir à la phrase de Latouche).

C'est un terrain où l'imagination sociologique et la pensée utopique s'entrecroisent. Ce que n'est pas trop surprenant, parce qu'on pourrait décrire la pensée utopique comme une recherche de "sociétés complètes", une recherche libre de la "charge lourde de la politique et la pratique immédiates du monde réellement existant" (Redclift).

Résumé-conclusion

1. La possibilité d'un développement durable semble de plus en plus problématique parce qu'on a perdu trop de temps sans aménager une réponse à la hauteur du problème. 2. Celui-ci est le contexte où a été reformulé l'approche de la décroissance, qui pointe à un ajustement de l'économie et de la population aux dimensions soutenables (au-dessous de celles d'aujourd'hui) et à la recherche de solutions aux problèmes sociaux hors du développement. 3. La décroissance, si les limites de la planète ont été effectivement traversées, n'est plus une option volontaire. C'est-à-dire, elle n'est pas une idée à laquelle nous pourrions ou non nous rallier selon nos préférences philosophiques ou politiques, mais un cours inévitable du changement social, imposé par la force des lois de la nature. 4. N'importe quelle intervention technologique et n'importe quel réajustement de l'organisation sociale ne pourraient pas faire une autre chose que l'ajourner transitoirement, mais jamais ne l'éviter. 5. La perspective de la décroissance ouvre, comme toujours dans l'histoire, un ensemble de bifurcations, des multiples routes : certaines de ces routes pourraient conduire à l'abîme; d'autres, à une réorganisation praticable -et même désirable pour la majorité- de l'existence sociale. 6. Les chemins de la décroissance ne peuvent pas être exposés positivement : ils peuvent seulement être imaginés par des esprits qui ont abandonné plus ou moins complètement le paradigme de la croissance.