5
LA RÉACTION CATHOLIQUE : LA POSITION DE BELLARMIN L’interprétation de la descente du Christ aux enfers proposée par les Réformateurs a suscité de vives réactions dans les milieux catholiques tridentins et post-tridentins. Parmi les prises de position les plus représentatives, celle de Robert Bellarmin (1542-1621) nous semble devoir être privilégiée. Le théologien expose sa défense de la tradition dans les Disputationes, publiées pour la première fois à Ingolstadt en 1586 et rééditées à diverses reprises par la suite 1 . S’il s’en prend aux interprétations de Johannes Brenz, Martin Bucer, Jean Calvin et Théodore de Bèze, il est aussi le premier à remettre explicitement en cause l’exégèse augustinienne de 1 P 3, 18-20, qui avait prévalu tout au long du Moyen Âge et que Théodore de Bèze, parmi les Réformateurs, avait adoptée sans toutefois se réclamer clairement d’Augustin. Avant d’en arriver là, Bellarmin discute la manière dont ses prédécesseurs conçoivent les enfers. Pour prouver que le Christ y est descendu, le théologien passe ensuite en revue les passages des Écritures allégués par les uns et réfutés par les autres. 1 P 3, 18-20 ne constitue à cet égard qu’un lieu scripturaire parmi d’autres, mais sa difficulté conduit Bellarmin à ne l’aborder qu’au terme de sa réflexion. Il ne faut pas perdre de vue que ce passage des Écritures n’occupait pas une place centrale pour les Réformateurs. Luther et Melanchton établissaient difficilement un lien entre cette péricope et l’article du Symbole. Bullinger et Calvin l’ont fait plus clairement. Bèze ne tente pas de tirer un lien, alors que Bellarmin s’efforce de le démontrer à tout prix. Bellarmin contre l’interprétation spiritualisante de Calvin Partant de l’idée que Calvin comprend l’enfer où le Christ est descendu comme l’« anéantissement complet de l’âme », Bellarmin estime que « cette opinion ne doit pas manquer d’être réfutée, car elle est le fondement de l’athéisme. » 2 En contrepartie, il donne sa propre définition de l’enfer : « On dira peut-être que les gens pieux ne disparaissent pas dans la mort, parce que le Christ a vaincu la mort pour lui et pour les siens. Par conséquent, au moins, tous les impies disparaissent complètement ; et ceci est proprement l’action de descendre en enfer. » 3 Abordant plus loin la question des peines endurées par le Christ en enfer, Bellarmin dénonce l’idée que celui-ci y est descendu pour souffrir les douleurs des âmes des damnés : « Il faut tout d’abord observer qu’il n’y a, chez Calvin, aucun lieu souterrain pour les impies, ni purgatoire, ni même limbes des Pères. Dans le second livre de l’Institution chrétienne (chap. 16, § 9), ce dernier affirme, en effet, que tout cela n’est que fables puériles. De même, dans le troisième livre de l’Institution chrétienne (dernier chapitre) et dans la Psychopannychia, il enseigne que les peines des damnés ne sont rien d’autre que la terreur et l’angoisse d’une conscience qui pense que Dieu est en colère contre elle et lui est hostile. » Après avoir souligné le caractère spiritualisant de l’interprétation calvinienne des peines des damnés, Bellarmin ajoute : « Notons, en troisième lieu, que le Christ a, selon Calvin, débuté son séjour en enfer à l’heure où il a commencé à se contrister et à prier dans le Jardin [des Oliviers]. Il y est ensuite descendu plus profondément 1 Robert Bellarmin, Disputationum Roberti Bellarmini… de controversiis christiane fidei adversus hujus temporis haereticos, Ingolstadt, 1586-1592 ; Cologne 1615-1616 ; Prague 1721 ; spécialement tome I, De Christo, l. IV, De Christi anima, chap. VI-XIV, et tome II, De Purgatorio, l. II, chap. VI. L’édition que nous reproduisons est celle de 1608, parue à Paris. L’édition de 1721 publiée à Prague contient à la fin de certains chapitres des remarques complémentaires (vindiciae) d’un Jésuite nommé Vitus Erbermann. 2 Ibid., tome I, l. IV, chap. VII. 3 Ibid.

La Descente Du Christ en Enfer

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Un studiu despre motivul katabazei christice in iad, asa cum e tematizat in traditiile apocrife.

Citation preview

Page 1: La Descente Du Christ en Enfer

LA RÉACTION CATHOLIQUE : LA POSITION DE BELLARMIN

L’interprétation de la descente du Christ aux enfers proposée par les Réformateurs a

suscité de vives réactions dans les milieux catholiques tridentins et post-tridentins. Parmi les prises de position les plus représentatives, celle de Robert Bellarmin (1542-1621) nous semble devoir être privilégiée.

Le théologien expose sa défense de la tradition dans les Disputationes, publiées pour la première fois à Ingolstadt en 1586 et rééditées à diverses reprises par la suite1. S’il s’en prend aux interprétations de Johannes Brenz, Martin Bucer, Jean Calvin et Théodore de Bèze, il est aussi le premier à remettre explicitement en cause l’exégèse augustinienne de 1 P 3, 18-20, qui avait prévalu tout au long du Moyen Âge et que Théodore de Bèze, parmi les Réformateurs, avait adoptée sans toutefois se réclamer clairement d’Augustin.

Avant d’en arriver là, Bellarmin discute la manière dont ses prédécesseurs conçoivent les enfers. Pour prouver que le Christ y est descendu, le théologien passe ensuite en revue les passages des Écritures allégués par les uns et réfutés par les autres. 1 P 3, 18-20 ne constitue à cet égard qu’un lieu scripturaire parmi d’autres, mais sa difficulté conduit Bellarmin à ne l’aborder qu’au terme de sa réflexion. Il ne faut pas perdre de vue que ce passage des Écritures n’occupait pas une place centrale pour les Réformateurs. Luther et Melanchton établissaient difficilement un lien entre cette péricope et l’article du Symbole. Bullinger et Calvin l’ont fait plus clairement. Bèze ne tente pas de tirer un lien, alors que Bellarmin s’efforce de le démontrer à tout prix.

Bellarmin contre l’interprétation spiritualisante de Calvin

Partant de l’idée que Calvin comprend l’enfer où le Christ est descendu comme l’« anéantissement complet de l’âme », Bellarmin estime que « cette opinion ne doit pas manquer d’être réfutée, car elle est le fondement de l’athéisme. »2 En contrepartie, il donne sa propre définition de l’enfer : « On dira peut-être que les gens pieux ne disparaissent pas dans la mort, parce que le Christ a vaincu la mort pour lui et pour les siens. Par conséquent, au moins, tous les impies disparaissent complètement ; et ceci est proprement l’action de descendre en enfer. »3 Abordant plus loin la question des peines endurées par le Christ en enfer, Bellarmin dénonce l’idée que celui-ci y est descendu pour souffrir les douleurs des âmes des damnés : « Il faut tout d’abord observer qu’il n’y a, chez Calvin, aucun lieu souterrain pour les impies, ni purgatoire, ni même limbes des Pères. Dans le second livre de l’Institution chrétienne (chap. 16, § 9), ce dernier affirme, en effet, que tout cela n’est que fables puériles. De même, dans le troisième livre de l’Institution chrétienne (dernier chapitre) et dans la Psychopannychia, il enseigne que les peines des damnés ne sont rien d’autre que la terreur et l’angoisse d’une conscience qui pense que Dieu est en colère contre elle et lui est hostile. » Après avoir souligné le caractère spiritualisant de l’interprétation calvinienne des peines des damnés, Bellarmin ajoute : « Notons, en troisième lieu, que le Christ a, selon Calvin, débuté son séjour en enfer à l’heure où il a commencé à se contrister et à prier dans le Jardin [des Oliviers]. Il y est ensuite descendu plus profondément

1 Robert Bellarmin, Disputationum Roberti Bellarmini… de controversiis christiane fidei adversus hujus temporis haereticos, Ingolstadt, 1586-1592 ; Cologne 1615-1616 ; Prague 1721 ; spécialement tome I, De Christo, l. IV, De Christi anima, chap. VI-XIV, et tome II, De Purgatorio, l. II, chap. VI. L’édition que nous reproduisons est celle de 1608, parue à Paris. L’édition de 1721 publiée à Prague contient à la fin de certains chapitres des remarques complémentaires (vindiciae) d’un Jésuite nommé Vitus Erbermann. 2 Ibid., tome I, l. IV, chap. VII. 3 Ibid.

Page 2: La Descente Du Christ en Enfer

2

au moment où il a crié de la croix : “Mon Père, mon Père,…”. Enfin, il y est descendu très profondément au moment où il a comparu devant le tribunal de Dieu, comme accusé de mort éternelle, et qu’il a soutenu le jugement très sévère de la colère divine. […] Et bien que Calvin ne dise pas explicitement combien de temps le Christ est resté en enfer, cependant il indique qu’il y est resté jusqu’à la résurrection. Notons, en quatrième lieu, que Calvin attribue presque toute notre rédemption à la peine subie par le Christ en enfer, si bien que, sans cette descente aux enfers, la mort sur la croix n’aurait été d’aucun prix. » Bellarmin en profite pour réfuter sur ce point l’argument de Brenz, qu’il traite d’apostat : « les enfers ne désignent pas un lieu déterminé, mais l’état des damnés. »4 Cette opinion, qu’il qualifie d’« impiété nouvelle et jamais entendue », Bellarmin la rejette en ces termes, résumant, par la même occasion, la position de Calvin : « Premièrement, ceux qui placent tout notre salut dans le sang et la mort corporelle du Christ lui-même et après la mort corporelle, ne reconnaissent plus aucune autre peine. […] Deuxièmement, on le prouve par les circonstances de la passion du Christ. Car si le Christ a séjourné en enfer dès les paroles prononcées au Jardin [des Oliviers] jusqu’à la résurrection, s’il cherchait à atteindre Dieu qui lui était comme hostile et en colère contre lui et s’il n’était pas certain de son salut, comment osa-t-il alors dire si audacieusement devant Caïphe : “Dorénavant vous verrez le Fils de l’homme venir dans les nuées du ciel” ? Et de même devant Pilate : “Mon royaume n’est pas de ce monde” ? Comment intercéda-t-il auprès du Père en faveur de ceux qui l’ont crucifié ? Comment promit-il le paradis au larron ? Comment confia-t-il son âme au Père ? Ce ne sont certainement pas les signes d’une personne qui se défie de la bienveillance du Père, qui montre très peu de désespérance ou qui craint pour son propre salut. Troisièmement, si nous étions vraiment sauvés par les peines endurées par le Christ en enfer, des signes annonciateurs [figurae] auraient dû les précéder ; un sacrement en mémoire de ce bienfait aurait aussi dû être instauré, à l’instar de l’eucharistie célébrée en mémoire de la passion. De même, l’Église aurait dû célébrer la mémoire de ce bienfait comme elle célèbre la mémoire de la naissance du Seigneur, de sa passion, de sa mort et de sa résurrection. De même, le Christ devrait être représenté dans le feu de l’enfer, au milieu des damnés, de la même manière qu’il est représenté sur la croix, entre les deux larrons. Mais nous ne voyons rien de tel et n’avons jamais rien lu de tel ; ainsi, soit l’Eglise a toujours été très ingrate, soit l’enseignement de Calvin est un tissu de fictions.

Quatrièmement, tous les Pères qui décrivent la descente du Christ aux enfers affirment que ce dernier est descendu en vainqueur et en triomphateur et non en roi et ne jugent pas, de quelque manière, que le Christ a enduré une quelconque peine en enfer. […]

Cinquièmement, le fondement de l’argumentation de Calvin est faux, car il va sans dire qu’être en enfer n’est rien d’autre que de craindre la colère de Dieu. Or, cette hérésie a été condamnée par Origène, selon le témoignage de Jérôme, dans sa lettre à Avit [de Vienne]. […] Sixièmement, si le Christ a prononcé des paroles de désespoir, il aurait, semble-t-il, certainemment très gravement péché ; or, comment aurait-il pu nous racheter du péché par le péché ? Calvin répond que le Christ a prononcé des paroles de désespoir et qu’il a craint pour son propre salut autant que pour le sens charnel (sensus carnis), bien qu’il n’ait jamais été abandonné par la foi et l’espérance en Dieu, qu’il a, au contraire, érigées contre les tentations du désespoir. Car, même s’il a dit “Pourquoi m’as-tu abandonné ?” – qui sont des paroles de désespoir –, le Christ a aussi dit “Mon Dieu, mon Dieu”, qui sont, elles, des paroles de foi et d’espérance. »5 À cela, Bellarmin rétorque : « Bien au contraire. Premièrement, le Christ a, selon Calvin, vraiment supporté jusqu’au bout la condition des damnés. […] Mais la peine des damnés inclut essentiellement le désespoir du salut. […] Or, l’espoir ne peut coexister avec le désespoir ; ainsi, soit le Christ a simplement désespéré, soit il n’a pas pu vraiment endurer les peines des damnés et, par conséquent, selon Calvin, ne nous a pas vraiment libéré.

4 Ibid., tome I. l. IV, chap. VIII. 5 Ibid.

Page 3: La Descente Du Christ en Enfer

3

En outre, quand le Christ a prononcé ces paroles de désespoir, ou il les a prononcées délibérément ou non, comme le dit Calvin dans son commentaire de Mt 27, 46. Si l’on adopte la première solution, le Christ a donc vraiment désespéré et a, de ce fait, péché. Si l’on préfère la seconde solution, le Christ a vécu un dérèglement de ses passions, puisqu’il a pu seul devancer la raison et n’a pas voulu, par sa volonté, arracher la voix du désespoir. […] En outre, comment Calvin peut-il même penser que dans cette phrase, la première partie soit délibérée et la seconde ne le soit pas ? Si dans la phrase “mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné”, les termes “mon Dieu” sont des termes de foi et délibérés, selon Calvin, comment se fait-il donc que ce qui suit, "pourquoi m’as-tu abandonné" puisse être des paroles de désespoir non délibérées ? Est-ce que le Christ a été si imparfait et si inconstant qu’il n’a pu aligner quatre mots tirés de la foi ? […] Bref, le Christ, selon Calvin, a douté de son propre salut quand il est descendu aux enfers. »6 Pour prouver la justesse de l’interprétation catholique de l’article de foi « Il est descendu aux enfers », Bellarmin avance trois thèses : « Premièrement, les enfers sont des lieux souterrains distincts des sépulcres. Deuxièmement, les âmes, avant la mort du Christ, n’étaient pas au ciel, mais dans l’enfer souterrain ; par conséquent, le Christ, qui est descendu au séjour des âmes, est descendu dans l’enfer souterrain. Troisièmement, l’âme du Christ est descendue directement aux enfers, distincts du sépulcre. »7 La démonstration du premier postulat s’appuie essentiellement sur des arguments philologiques. Par la lecture des « Écritures hébraïques, grecques et latines, on peut savoir où sont les enfers. En latin, le nom d’enfer, à n’en pas douter, est distinct du nom de sépulcre et signifie alors quelque chose d’inférieur à nous. Et, au-dessous de nous, il n’y a rien sinon le centre de la terre ; on comprend donc que les lieux des enfers sont forcément des lieux souterrains profonds. Mais de ce terme latin, nos adversaires font peu de cas, car, selon eux, les Écritures hébraïques et grecques sont les seules à avoir été mises par écrit. » Bellarmin note qu’en « grec, sépulcre se dit t£foj et non ¤dhj ». Il illustre son propos à l’aide de citations tirées des Écritures, des Pères et même d’auteurs païens ; il prend même à témoin le Thesaurus linguae graecae d’Henri Estienne, pourtant particulièrement prisé par Théodore de Bèze. « Quant au terme hébreu, que l’on retrouve un peu partout dans l’Ancien Testament, ajoute-t-il, il s’agit de sheol, terme que partout où il l’utilise, Bèze prend dans le sens de sépulcre ; mais c’est faux. En effet, sheol signifie “gouffre” et, d’habitude, il est utilisé à la place de “lieu souterrain des âmes”, et rarement, voire jamais, pour “sépulcre”. » Bellarmin s’efforce de le prouver, en se référant à des passages de l’Ancien Testament et des Pères. Il souligne ensuite l’incohérence de la traduction des termes « enfer » et « sépulcre » – que Théodore de Bèze emprunte à Zwingli – et les contradictions qui en résultent dans les écrits de Bèze contre Sébastien Castellion et Johannes Brenz. Enfin, aux yeux de Bellarmin, la raison naturelle rejoint ici l’argumentation théologique : « Le lieu des démons et des hommes impies et réprouvés se situe à très grande distance de ce lieu dans lequel les anges et les hommes bienheureux seront éternellement, nous n’en doutons pas. Car le lieu des bienheureux est le ciel, même selon le témoignage de nos adversaires : vraiment, du ciel rien ne peut être plus éloigné que le centre de la terre. »8 Pour les deux autres postulats, Bellarmin se fonde principalement sur le recours à l’Écriture et aux témoignages patristiques.

Bellarmin et 1 P, 3-18-20 C’est dans ce cadre qu’il discute de 1 P 3, 18-20. Il relève pour commencer que « ce passage 6 Ibid. 7 Ibid., tome I, l. IV, chap. 9. 8 Ibid., tome I, l. IV, chap. 10.

Page 4: La Descente Du Christ en Enfer

4

[…] a toujours semblé très obscur ». Luther et Melanchton étaient également de cet avis. Pour l’éclairer, Bellarmin se propose de discuter trois interprétations : celles d’Augustin, de Thédore de Bèze et de Calvin. « La première interprétation de ce passage est celle de saint Augustin dans sa Lettre 99 [164] à Évode, que suit Bède le Vénérable. Augustin explique qu’il entend par esprits établis dans une prison les hommes qui vivaient du temps de Noé dont les âmes étaient dans un corps mortel comme dans une prison ; le corps est, en effet, comme la prison de l’âme. De même, Augustin dit que le Christ a prêché par une inspiration intérieure ou par la langue de Noé à des hommes qui n’étaient pas croyants, non selon la nature humaine, qu’il n’avait pas encore assumée, mais selon la nature divine. C’est la raison pour laquelle Augustin ne veut pas alléguer ce passage pour les enfers. Je ne réfuterais pas cette interprétation si Augustin lui-même la trouvait tout à fait satisfaisante ; cependant, Augustin lui-même confesse qu’il n’a pas compris ce passage et demande de chercher la raison pour laquelle celui-ci pourrait se rapporter aux enfers. Comme Augustin lui-même non seulement le permet, mais aussi le souhaite, nous réfuterons brièvement cette première interprétation. Premièrement, cette affirmation ne nous paraît pas satisfaisante, parce que les Pères pensent communément le contraire. […] »9 « Deuxièmement, cette position ne peut être approuvée, car le Christ, dit-on, est venu en esprit pour prêcher aux esprits. […] Le terme “esprit”, qui s’oppose ici à la chair, ne semble pas pouvoir signifier autre chose que l’âme. Le Seigneur est donc venu pour prêcher aux esprits non seulement par sa divinité, mais aussi par son âme. Saint Augustin dit qu’il s’est défendu de comprendre par cet esprit l’âme du Christ pour la raison que voici : en effet, lorsque l’on dit “le Christ a été ressuscité par l’esprit”, si l’esprit signifiait l’âme, il s’ensuivrait finalement que l’âme du Christ est morte, puisque rien ne peut ressusciter, sinon ce qui est mort. Donc, Augustin lui-même veut que l’on comprenne que le Christ est mort par la chair, parce qu’il est mort selon la chair, et qu’il a été ressuscité par l’esprit, parce qu’il a ressuscité des morts par la puissance de l’esprit de Dieu. Mais cet argument n’est pas concluant, car l’on dit en différents passages de l’Écriture qu’a été ressuscité ce qui n’est pas mort. […]10 Troisièmement, cette opinion de saint Augustin ne me paraît pas satisfaisante, car l’expression “en venant, il a prêché” pourrait proprement être acceptée, si on la comprenait à propos de l’âme. En effet, le Christ est vraiment venu en ce lieu où il n’était pas ; mais si l’on parle ici de la divinité, on ne peut accepter cet argument, sauf improprement. […] » 11 Bellarmin veut dire par là que Dieu n’a pas besoin de descendre en enfer pour y séjourner, son don d’ubiquité lui permettant d’être partout en même temps. Il n’en va pas de même du Christ, auquel la nature humaine n’octroie pas les mêmes propriétés. Mettant ensuite en lumière les contradictions de l’exégèse augustinienne et se servant des arguments mêmes de l’évêque d’Hippone, Bellarmin déclare : « Quatrièmement, par “les esprits qui étaient en prison” on ne peut comprendre, semble-t-il, les hommes vivants. […] Donc, le Christ a prêché pour les vrais morts, c’est-à-dire qu’il est descendu aux vrais enfers. Cinquièmement, si on allègue le passage de la prédication faite aux jours de Noé, la raison pour laquelle ce récit a été introduit ici n’apparaît pas clairement. Quel lien peut-on en effet établir entre les propositions : “Dans la passion, le Christ est mort selon la chair, mais il est resté vivant selon esprit” et “C’est pourquoi Dieu a prêché autrefois aux hommes par l’entremise de Noé” ? Mais si nous les comprenons par descente aux enfers, tout devient cohérent. En effet, Pierre, en voulant montrer que le Christ, par sa passion, est resté vivant dans la mort grâce à son âme, prouve que, durant ce temps, l’âme du Christ est allée en enfer et que ce dernier a prêché aux esprits enfermés dans leur prison. Mais Augustin objecte qu’il ne voit pas la raison pour laquelle le Christ a prêché uniquement aux 9 Ibid., tome I, l. IV, chap. 13. 10 Ibid.. 11 Ibid.

Page 5: La Descente Du Christ en Enfer

5

personnes qui ne croyaient pas du temps de Noé, alors qu’il y a de si nombreuses autres personnes en enfer. De même, il lui semble tout à fait absurde que le Christ a prêché en enfer. […] »12 Je dis que le Christ a prêché en enfer à tous les bons esprits, mais que furent nommément désignés ceux qui n’étaient pas croyants aux jours de Noé ; le plus grand doute planait sur leur salut, puisqu’ils furent punis par Dieu et submergés par les eaux du déluge. Pierre indique donc ici que, parmi les personnes qui n’avaient pas la foi, il y avait aussi des gens qui avaient fait pénitence à la fin de leur vie. Autant ils périrent selon le corps autant ils furent sauvés selon l’âme. » 13 Pour ne pas se mettre à dos les admirateurs de l’évêque d’Hippone, Bellarmin conclut avec circonspection et humilité : « De l’interprétation de saint Augustin que nous avons réfutée, nous suivons l’esprit et non la lettre. »14 Malgré cette précaution, l’exégèse bellarminienne marque une étape décisive dans l’association entre 1 P 3, 18-20 et le descensus. Quant à l’interprétation de Bèze, elle se démarque à peine, selon Bellarmin, de celle d’Augustin, sinon qu’elle se donne pour « très certaine » , alors qu’Augustin avait eu la sagesse de la proposer comme une hypothèse, faute de mieux et avant de trouver une meilleure explication. La réfutation de l’exégèse calvinienne de 1 P 3, 18-20 exposée dans l’Institution chrétienne (Livre 2, ch. 16, § 9) et la Psychopannychia est plus complexe. Pour Calvin, « le Christ a prêché aux esprits bons et mauvais des défunts, non parce qu’il est venu auprès d’eux par la présence de son âme, mais parce qu’il a fait en sorte que ceux-ci ressentent les effets de sa passion et de sa mort et que les gens de bien en reçoivent de la joie et les mauvaises gens une profonde affliction. » 15 Pour Bellarmin, cette façon de voir repose sur une compréhension erronée des termes-clés de la péricope biblique. Pour le futur cardinal, la meilleure preuve que Calvin s’est fourvoyé est que Théodore de Bèze lui-même ne l’a pas suivi. Bellarmin peut ainsi conclure triomphalement : « Que demeure donc l’opinion des Pères qui enseigne que le Christ a prêché dans la prison de l’enfer de nos saints pères ! »16

Alain Dubois et Jean-Michel Roessli Paru dans Supplément Cahiers Évangile n° 128, Juin 2004, p. 79-84

12 Ibid. 13 Ibid. 14 Ibid. 15 Ibid. 16 Ibid. Le chapitre suivant (XIV) réunit précisément des témoignages patristiques relatifs à la descente du Christ aux enfers.