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Prothèse PIP défectueuse © Reuters La défaite organisée de la santé publique 04 février 2012 | Par Michel de Pracontal - Mediapart.fr Acte 1 : les médias font éclater un scandale sanitaire. Acte 2 : la pression médiatique pousse les politiques à s’emparer de l’affaire ; ils demandent une enquête et mettent en place un système d’indemnisation des victimes. Acte 3 : le rapport d’enquête révèle que le problème était connu depuis des années, que l’administration de la santé publique avait toutes les informations nécessaires pour éviter ou atténuer les dommages, et qu’elle n’a rien fait. Acte 4 : on « tire les leçons » de la crise en mettant en place une réforme consistant à reconduire le système en place en lui donnant un nouveau nom. Acte 5 : au terme d’une course de lenteur entre la justice, l’administration et les autres parties en cause (laboratoires, entreprises privées…), un procès se tient, alors que la plupart des victimes sont mortes ou indemnisées, ou les deux, et s’achève sur une décision de non-lieu général… Sang contaminé, amiante, hormone de croissance, vache folle, Mediator et aujourd’hui prothèses PIP... avec des variantes mineures, ce drame en cinq actes décrit le déroulement de la plupart des scandales sanitaires survenus dans notre pays depuis deux décennies. Cette fois, on a même constaté une accélération du processus : à peine votée, la « loi Mediator » censée réformer le système du médicament n’a pas eu le temps d'entrer en application que l’affaire PIP était déjà à la « une » des journaux. Conséquence de l'affaire du sang contaminé : la France totalisait, en 1993, plus de la moitié (57,6 %) des cas de sida post-transfusionnel de toute la communauté européenne, avec un taux 7,43 fois plus élevé qu’en Allemagne et 17,3 fois plus élevé qu’au Royaume-Uni. Dans l'affaire du Mediator, la France est le seul pays où les fenfluramines ont été commercialisées pendant près d’un demi-siècle, de 1963 à 2009 (on retrouve ces molécules dans trois médicaments : le Pondéral et l’Isoméride, vendus comme coupe-faim ; et le Mediator, censé être un antidiabétique alors qu’il a les mêmes propriétés que les deux autres). Dans l'affaire de l'hormone de croissance, la France, pays de Pasteur, ignorait les règles d’hygiène qui auraient évité la transmission de la maladie de Creutzfeldt-Jakob via l’hormone de croissance extraite d’hypophyses. Dans l'affaire des prothèses PIP, la France a continué d’implanter ces prothèses alors qu’elles étaient exclues depuis 2000 du marché des Etats-Unis, et que des procès contre le fabricant de la Seyne-sur-Mer ont été intentés en Grande-Bretagne dès 2003. La défaite organisée de la santé publique http://www.mediapart.fr/print/174308 1 sur 11 05/02/2012 07:10

La défaite organisée de la santé publique · Quatre autres éléments jouent un rôle décisif dans ce qu’Aquilino Morelle, auteur du rapport de l’Igas sur le Mediator, a appelé

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Prothèse PIP défectueuse © Reuters

La défaite organisée de la santépublique04 février 2012 | Par Michel de Pracontal - Mediapart.fr

Acte 1 : les médias font éclater un scandale sanitaire.

Acte 2 : la pression médiatique pousse les politiques à s’emparer de l’affaire ; ilsdemandent une enquête et mettent en place un système d’indemnisation des victimes.

Acte 3 : le rapport d’enquête révèle que le problème était connu depuis des années,que l’administration de la santé publique avait toutes les informations nécessaires pouréviter ou atténuer les dommages, et qu’elle n’a rien fait.

Acte 4 : on « tire les leçons » de la crise en mettant en place une réforme consistant àreconduire le système en place en lui donnant un nouveau nom.

Acte 5 : au terme d’une course de lenteur entre la justice, l’administration et les autresparties en cause (laboratoires, entreprises privées…), un procès se tient, alors que laplupart des victimes sont mortes ou indemnisées, ou les deux, et s’achève sur unedécision de non-lieu général…

Sang contaminé, amiante, hormone de croissance, vache folle, Mediator et aujourd’huiprothèses PIP... avec des variantes mineures, ce drame en cinq actes décrit ledéroulement de la plupart des scandales sanitaires survenus dans notre pays depuisdeux décennies. Cette fois, on a même constaté une accélération du processus : àpeine votée, la « loi Mediator » censée réformer le système du médicament n’a pas eule temps d'entrer en application que l’affaire PIP était déjà à la « une » des journaux.

Conséquence de l'affaire du sang contaminé : laFrance totalisait, en 1993, plus de la moitié(57,6 %) des cas de sida post-transfusionnel detoute la communauté européenne, avec un taux7,43 fois plus élevé qu’en Allemagne et 17,3 foisplus élevé qu’au Royaume-Uni. Dans l'affaire duMediator, la France est le seul pays où lesfenfluramines ont été commercialisées pendantprès d’un demi-siècle, de 1963 à 2009 (onretrouve ces molécules dans trois médicaments :le Pondéral et l’Isoméride, vendus commecoupe-faim ; et le Mediator, censé être un

antidiabétique alors qu’il a les mêmes propriétés que les deux autres). Dans l'affaire del'hormone de croissance, la France, pays de Pasteur, ignorait les règles d’hygiène quiauraient évité la transmission de la maladie de Creutzfeldt-Jakob via l’hormone decroissance extraite d’hypophyses. Dans l'affaire des prothèses PIP, la France acontinué d’implanter ces prothèses alors qu’elles étaient exclues depuis 2000 dumarché des Etats-Unis, et que des procès contre le fabricant de la Seyne-sur-Mer ontété intentés en Grande-Bretagne dès 2003.

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Image du nuage de Tchernobyl © IRSN

Pourquoi le système sanitaire français se montre-t-il systématiquement aussi inefficaceet, du point de vue des victimes, d'un aveuglement criminel ? Le caractère répétitif deces affaires suggère qu’elles ont des traits en commun. L’affaire Mediator a souligné lerôle du lobbying des entreprises privées et des problèmes de conflits d’intérêts. Maiscela n’explique pas tout.

Quatre autres éléments jouent un rôle décisif dans ce qu’Aquilino Morelle, auteur durapport de l’Igas sur le Mediator, a appelé « la défaite de la santé publique ». Commeon va le voir, il s’agit d’une défaite organisée.

1. – le mensonge d’Etat

Dans la plupart des affaires sanitaires, un discours officiel se met en place, déniant lesfaits. Son prototype est le discours du professeur Pellerin, en 1986, à propos deTchernobyl. Contrairement à une légende, Pierre Pellerin, directeur du service centralde protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) n’a jamais dit que le nuageradioactif s’était arrêté à la frontière française, ce qui aurait été faire preuve d’unhumour peu apparent chez cet homme austère.

En revanche, Pellerin a affirmé, sans la moindrepreuve, que ce nuage n’avait pas deconséquences sanitaires pour les Français et parconséquent qu’aucune précaution ne s’imposait.Dans son livre De Tchernobyl en Tchernobyl (OdileJacob), le prix Nobel Georges Charpak estimait en2005 que les retombées de la catastrophepourraient provoquer 300 décès par cancer enFrance sur trente ans.

A ce jour, aucune étude consacrée spécifiquementà la France n’a permis de trancher, même siglobalement des travaux ont montré que

l'ensemble de l'Europe avait été affectée par les retombées de Tchernobyl (voir notrearticle ici). Pellerin a bénéficié en septembre 2011 d’un non-lieu après avoir étépoursuivi par la Criirad et l’Association française des malades de la thyroïde. Le procèsaura tout de même éclairé les citoyens sur la conception de l’information de ce grandserviteur de l'Etat : on a appris, par exemple, qu’il était le véritable auteur d’un rapportde l’Académie des sciences publié en 2003, rapport qui justifiait les décisions dePellerin. Ce rapport avait été présenté comme l’œuvre de trois spécialistes demédecine nucléaire et de radiotoxicologie. C'était un faux.

Le mensonge comme méthode

Dans l’affaire du sang contaminé, un autre mensonge d’Etat s’est mis en place : il aconsisté à soutenir que le dépistage systématique des dons de sang n’était pas unemesure urgente en 1985. A vrai dire, le problème du dépistage a été en grande partieocculté par celui de la contamination des hémophiles par les produits sanguinsdistribués par le Centre national de transfusion sanguine (CNTS). Mais parallèlement àla menace pesant sur les hémophiles, de nombreuses contaminations se produisaientquotidiennement lors de transfusions : les dons de sang n’étaient en effet pas soumis àun dépistage systématique, seule mesure pouvant arrêter la diffusion du virus.

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Schémas du virus du sida © Drs. Louis E. Henderson and Larry Arthur

Pendant les premiers mois de1985, le lobbying de l’InstitutPasteur auprès de l'administrationa retardé le dépistagesystématique des dons de sang.Et ce afin d'empêcher que le testaméricain Abbott ne remportel'agrément et la majorité dumarché du dépistage, nuisantainsi aux intérêts industrielsfrançais (entendez ceux deDiagnostics Pasteur).L'administration a servilementécouté Pasteur sans même êtreintéressée financièrement àl’affaire.

Aux Etats-Unis, la mise en placedu test en mars 1985 a entraînéune baisse immédiate descontaminationspost-transfusionnelles. Pendantce temps, l’administrationfrançaise multipliait les notesinternes affirmant qu’il était troptôt, que le dépistage systématiquene se justifiait pas du point de vuede la santé publique et que le

risque transfusionnel était faible… Les tests ont finalement été mis en place au coursde l’été 1985. La préservation des intérêts industriels français a sans doute provoquéun millier de contaminations.

Qui plus est, lors du procès des ministres à la Cour de justice de la République, lesmédias ont massivement relayé la thèse selon laquelle le retard du dépistage n’avaitpas joué un rôle important. La Cour de justice n’a prononcé qu’une condamnationsymbolique, à l’encontre d’Edmond Hervé, secrétaire d’Etat à la santé. Quant à laquestion du retard du dépistage, jugée en juillet 2002, elle a abouti à un non-lieugénéral, confirmé en 2003. Au total, les seules véritables condamnations, visant ledocteur Michel Garretta, président du CNTS, et Jean-Pierre Allain, l’un de sescollaborateurs, n’ont concerné que le problème des hémophiles. Or, la faute, du pointde vue de la santé publique, était de n’avoir pas dépisté les dons de sang. Elle estrestée, non seulement impunie, mais niée.

Dans l’affaire de la vache folle, il a été répété que le nombre de cas de bovins touchéspar la maladie ne dépassait pas quelques dizaines. Impossible, si l’on prenait encompte les quantités de farines de viande contaminées et importées du Royaume-Unien France. Il a fallu attendre la mise au point d’un test de dépistage pour que l’ondécouvre que le nombre de vaches atteintes par le prion était au moins 100 à 1000fois supérieur au nombre officiel.

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Vache atteinte d'encéphalopathie bovine spongiforme © APHIS photos by Dr. Art Davis

En 2004, Virginie Supervie et Dominique Costaglia, de l’Inserm, ont publié un articlepassé quasiment inaperçu dans la revue Veterinary Research. Les auteurs estiment,par une méthode statistique, qu’en 2000, alors que la surveillance indiquait 100 cas devaches folles en France, il y en avait… 300.000 ! On ne saura jamais quel était lenombre exact, car aucune étude épidémiologique à grande échelle utilisant les testsn’a été entreprise. Mais la centaine de cas détectés par la surveillance « passive » estsans rapport avec la réalité. Tout a été fait pour accréditer l’idée que le problème del’ESB était britannique, qu’il s’agissait d’une « maladie exotique », selon l’expressiond’un expert. Et le nombre relativement faible de victimes humaines a facilité l’oubli dece qui aura été une opération de camouflage à grande échelle.

2. – la déresponsabilisation de l’administration

Le mensonge sur le nucléaire, le sang contaminé ou la vache folle ne relève pas de ladésinformation gratuite. Il a une fonction précise : il s’agit, à chaque fois, d’exonérerl’administration sanitaire de toute responsabilité. Si le nuage de Tchernobyl n’était pasdangereux, il n’y avait pas à s’en protéger. Si le dépistage des dons de sang n’étaitpas important, on ne peut pas reprocher à la Direction générale de la santé de ne pasl’avoir instauré. Si le Mediator n’était pas un anorexigène, on n’avait pas à le traitercomme l’Isoméride et le Pondéral (dans ce dernier cas, le mensonge d’Etat est audépart celui du groupe Servier).

Mais la déresponsabilisation ne s’exerce pas au seul niveau de l’information. Unsystème instauré à partir de 1991 a permis de mettre à chaque fois hors de cause, dupoint de vue judiciaire, l’Etat et son administration sanitaire : il s’agit de l’indemnisationdes victimes basée sur un dispositif de solidarité.

Irresponsables, mais coupables

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« Dans l’affaire du sang contaminé, la loi de solidarité se met en place fin 1991,raconte l’avocat François Honnorat, qui a défendu des victimes dans toutes les affairesde santé publique des vingt dernières années. Le problème de cette loi, c’est que lesvictimes qui acceptent d’être indemnisées s’engagent à renoncer à tout recours contrel’Etat. En clair, on troque la responsabilité contre la solidarité. Ce système est pervers.En démocratie, la solidarité et la responsabilité devraient être indépendantes l’une del’autre. En escamotant la responsabilité administrative, on interdit à ce champ de seréformer de manière adéquate. »

Molécule de somatotropine, l'hormone de croissance © DR

Ce qui s’est passé pour le sang contaminé s’est répété pour l'hormone de croissanceet la vache folle : les victimes qui acceptent d’être indemnisées renoncent à une actionjudiciaire contre l’administration. C’est aussi ce qui s’est passé pour les victimes del’amiante, dont le fonds d’indemnisation (FIVA) a été créé en 2000.

Dans le cas du Mediator, outre une pseudo-réforme du système du médicament quin’apporte aucun élément nouveau, le principal dispositif est l’indemnisation par l’Oniam(l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux). Comme nous l’avons écrit(voir ici), et comme cela s’est passé dans l'affaire du sang contaminé, ce dispositif peuttrès efficacement éviter une mise en cause de la responsabilité de l'Etat. Or, dans lecas du Mediator, et quoi qu'il en soit de la responsabilité du groupe Servier,l'administration s'est rendue coupable de graves défaillances.

Dans la situation actuelle, on peut craindre que ces défaillances ne soient jamaisjugées, ou le soient dans un délai trop long pour que cela ait un impact. Deuxprocédures sont en cours : l’une pour tromperie, auprès du Tribunal de Nanterre.L’autre pour tromperie aggravée, homicide involontaire et escroquerie, auprès duTribunal de grande instance de Paris. La première pourrait aboutir dans un délairelativement court, mais par sa nature elle cible le seul groupe Servier.

De plus, l’enquête de l’Igas sur le Mediator, dont le rapport constitue unedémonstration très documentée de la tromperie de Servier, ne cible pas ou peu

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Molécule de l'Isoméride © Harbin

Jacques Servier © DR

l’administration de la santé publique. En fin decompte, ce rapport pourrait préfigurer unrèglement de la situation dans lequel Servier seraitcondamné pour tromperie, les victimes plus oumoins bien indemnisées, et l’administrationabsoute, une fois de plus.

La deuxième procédure pourrait mettre en causel’administration, mais elle risque de durerbeaucoup plus longtemps, et de mener, commepour l’hormone de croissance, à une décision dejustice sans enjeu réel, parce que les principauxacteurs concernés ne seront plus là. Compte tenu

des difficultés que soulève cette procédure pour les victimes, bon nombre d’entre ellesopteront sans doute pour l’indemnisation et abandonneront toute action ultérieure.

Dans le cas des prothèses PIP, la situation n’est pas éclaircie. La première mesure dugouvernement a été de mettre en place le remboursement de l’explantation desprothèses pour les porteuses d’implants PIP. Par ailleurs, plus de 2.400 porteuses deces implants ont déposé plainte pour des faits de « tromperie aggravée », mais cetteplainte vise les dirigeants de PIP, non l’administration. Or, comme le démontre le

rapport d’enquête publié le 1er février (voir notre article ici), l’administration sanitaire alà encore brillé par son inefficacité.

L’absence de sanctions à leur égard favorise chez les fonctionnaires de la santépublique le sentiment qu’ils ne sont pas vraiment responsables des conséquences deleurs décisions. A rebours du fameux « Responsable, mais pas coupable » de laministre Georgina Dufoix dans l'affaire du sang contaminé, ils se montrent souventirresponsables mais coupables…

3. – les conflits d’intérêts

Ils ont été omniprésents dans le cas du Mediator. Le groupeServier a tout mis en œuvre pour s’attirer les bonnes grâces desautorités de santé publique et des responsables de lapharmacovigilance, en octroyant à des personnages importantsdivers avantages (voir notre article sur le lobbying de Servier).

A l'image du professeur Jean-Michel Alexandre, qui fut pendantdes années un personnage clé du système français dumédicament : il a présidé la commission d'autorisation de misesur le marché de 1985 à 1993, puis a dirigé la commissiond'évaluation de l'Agence du médicament de 1993 à 2000, tout enexerçant la même responsabilité au niveau de la commissioneuropéenne.

Comme si l'on traversait la place de la Concorde sans voir l'obélisque

Auditionné le 10 février 2011 par la mission d'information de l'Assemblée nationale surle Mediator, présidée par le député Gérard Bapt, le professeur Alexandre s’estprésenté accompagné de son avocate (ce que n'a fait aucune autre personnalité

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interrogée dans le cadre de cette mission). Il a affirmé qu’il n’avait touché aucunémolument de Servier ni d’aucun autre laboratoire pharmaceutique pendant qu’ilexerçait ses fonctions administratives. Mais une fois à la retraite, le professeurAlexandre a touché, comme consultant, près de 1,2 million d'euros de la part deslaboratoires Servier entre 2001 et 2009. Dans les années 1990, Alexandre a de factorendu de grands services au groupe Servier notamment quand il s’est agi decommercialiser l’Isoméride aux Etats-Unis (voir ici et ici). Si Alexandre avait faitbarrage à Servier et à ses fenfluramines, la firme se serait sans doute choisi un autreconseiller.

L'obélisque de la place de la Concorde © DR

Il est difficile de ne pas mentionner aussi le professeur Lucien Abenhaim,épidémiologue « de réputation mondiale », qui a dirigé entre 1992 et 1995 une étudeinternationale sur les risques des fenfluramines, l’étude IPPHS (International primarypulmonary study). Cette étude, commanditée par Servier, a contribué à la mise enévidence des dangers de l’Isoméride et à son retrait du marché mondial en 1997. Maisétrangement, elle n’a pas fait apparaître les risques liés au Mediator. Le professeurAbenhaim a constamment affirmé que le Mediator n’était pas apparu dans l’IPPHS. Or,comme Mediapart l’a révélé, l’une des patientes figurant dans l’IPPHS avait consommédu Mediator !

D’autre part, deux co-signataires de l’étude, le professeur Bernard Bégaud et leprofesseur Emmanuel Weitzenblum, étaient au courant, au moins dès 1994, de cas

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d’hypertension pulmonaire liés au Mediator. Le premier était l’un des piliers de lapharmacovigilance française, le second un pneumologue chargé d’expertiser les cas.Enfin, un troisième signataire de l’IPPHS, responsable de la pharmacovigilance enBelgique, le docteur Xavier Kurz, a rédigé fin 1994 un rapport sur 22 cas devalvulopathies associées à la prise de fenfluramines (voir notre article ici).

Mises ensemble, les informations connues de Bernard Bégaud, EmmanuelWeitzenblum et Xavier Kurz auraient dû logiquement, d’une part attirer l’attention sur leMediator, d’autre part empêcher que l’Isoméride soit commercialisé en 1996 auxEtats-Unis (avant d’être retiré en 1997). Le professeur Abenhaim, directeur de l’étudeIPPHS et qui, à la même époque, travaillait avec Xavier Kurz sur une autre étudefinancée par Servier, n’a pas eu, d’après ses dires, connaissances de tous ceséléments.

Quant à Bernard Bégaud, dont l’unité, à l’université de Bordeaux, enseignait (etcontinue d’enseigner) la pharmacovigilance aux médecins français, il n’a pas non plusété mis en alerte. On ajoutera qu’il a fondé une association loi 1901, Arme-P,sponsorisée par plusieurs laboratoires, dont Servier (voir notre article ici).

La « pharmacosomnolence » dont ont fait preuve les professeurs Abenhaim, Bégaudet Weitzenblum relève-t-elle du conflit d’intérêts ? Il n’est en tout cas pas établi que l’onpuisse toucher de l’argent d’un labo et se montrer très critique à l’endroit du mêmelabo. De plus, il est difficile de comprendre comment des spécialistes aussi compétentsque ces trois professeurs ont pu passer à côté du problème du Mediator, un peucomme si l’on traversait la place de la Concorde sans voir l’Obélisque. Il est impossibleaussi d’ignorer que le professeur Abenhaim, devenu directeur général de la santé de1999 à 2003, n’a jamais, pendant cette période charnière pour l’affaire Mediator, pris lamoindre mesure défavorable à ce médicament.

4. – la confusion entre intérêts privés et service public

Dans le cas de Servier, le lobbying et l’intéressement des acteurs de la santé publiquejouent un rôle prépondérant. Stratégie théorisée par l’un des conseillers occultes deServier, Patrice Corbin (voir notre article ici). « Les laboratoires Servier ont toujours euune grande tradition d'influence scientifique par le truchement du dialogue singulieravec un certain nombre de leaders médicaux... », écrivait-il en 2006 dans une notedestinée à Jacques Servier.

Énarque, Patrice Corbin a été collaborateur de Pierre Mauroy à Matignon, secrétairegénéral de l'Assistance publique jusqu'en 1994, puis secrétaire général du Conseiléconomique et social, avant d'être nommé conseiller maître à la Cour des comptes en2005. Parallèlement à ces fonctions publiques, il est depuis 1997 en contrat avec legroupe Servier. Sa mission est sobrement décrite dans les documents internes dugroupe comme « Conseil de JPS » (Jacques Paul Servier).

Une vision technocratique et réglementaire de la médecine

En fait, cette mission consiste essentiellement à utiliser ses relations dansl’administration pour donner au groupe pharmaceutique des conseils sur la meilleuremanière de maintenir à un niveau élevé le remboursement d’un médicament, ou pouréviter qu’un produit ne soit plus remboursé, etc. Mélange des genres qui n'exprime

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guère l’impartialité dont est censé faire preuve un fonctionnaire, énarque de surcroît.

Il est courant, chez les hauts fonctionnaires français, et en particulier dans le domainede la santé, de passer du privé au public ou inversement, quand on ne joue pas sur lesdeux tableaux comme Patrice Corbin. Au moment de l’affaire du sang contaminé, l’undes personnages intervenus le plus activement pour retarder le dépistagesystématique a été Jean Weber, patron de Diagnostics Pasteur. Auparavant, JeanWeber avait été directeur de la pharmacie et du médicament, nommé par Simone Veilen 1974. Autant dire qu’il a d’autant mieux su faire valoir les intérêts de sa société, qu’ildisposait d'un réseau dans l’administration sanitaire.

Ajoutons que pour évaluer les médicaments et établir les recommandations de bonnepratique, l'administration, faute d'experts indépendants financés par la puissancepublique, fait appel à des spécialistes qui sont aussi en contrat avec les laboratoiresconcernés. Un exemple éloquent est celui des traitements anti-Alzheimer, dont l'utilitéest aujourd'hui fortement remise en cause (voir notre article ici).

Alois Alzheimer, le médecin allemand qui a décrit la maladie (1864-1915) © DR

En 2008, la Haute autorité de santé a publié une recommandation qui engageait lesmédecins à prescrire les traitements anti-Alzheimer, et qui ne mentionnait que demanière allusive les effets indésirables les plus graves. Cette recommandation étaitissue d'un comité d'experts dont la plupart des membres avaient des contrats avec leslaboratoires produisant les traitements en question. Cette recommandation a étésupprimée, mais le système reste en place.

L'un des plus ardents défenseurs des médicaments anti-Alzheimer est le professeur

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Bruno Dubois, directeur de l'Institut de la mémoire et de la maladie d'Alzheimer àl'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Le professeur Dubois a eu ces dernières années descontrats avec tous les laboratoires qui fabriquent les médicaments dont il fait l'éloge.Son Institut de la mémoire est soutenu par au moins deux de ces laboratoires.

Autrement dit, lorsqu'il s'agit d'évaluer le bien-fondé d'un traitement, l'administrationsanitaire est conduite à faire appel à des experts qui se trouvent en situation de conflitd'intérêts, ou qui sont à la fois juge et partie. Là encore, le service public est influencé,sinon manipulé, par les intérêts privés.

5. – l’absence de culture de santé publique

L’administration sanitaire française manque d’une vision de sa mission à la hauteur dece que devrait être la santé publique. Elle a une conception technocratique etréglementaire de la médecine. S’y associe une forme de chauvinisme qui se traduitnotamment par le « syndrome du nuage de Tchernobyl » : l'a priori que ce qui se passedans les autres pays n’arrive pas en France.

Cela n’est pas seulement vrai pour les risques de la radioactivité. L’une des convictionsde bon nombre de responsables du monde de la transfusion, au moment de l’affaire dusang, était que le sang français ne pouvait pas être porteur du virus du sida. De même,nos vaches ne pouvaient pas attraper la maladie exotique de leurs congénèresd’outre-Manche, quand bien même on les nourrirait avec les mêmes poisons.

Ces œillères franco-françaises ont joué un rôle dans l’affaire des prothèses PIP : ilsemble que le seul signal auquel ait été sensible l’administration, c’était la conformité àla réglementation hexagonale. Tant que PIP ne se rendait pas coupable d’infractionsmanifestes, il n’y avait pas lieu de s’interroger. Le fait qu’une première alerte ait étédonnée en 1996 (voir notre article ici), ou que la Food and Drug Administrationaméricaine ait fait un état des lieux dévastateur de la société, n’a pas alarmé l’Afssaps.

Certes, il n’y avait pas d’accord de coopération systématique entre la FDA et l’Afssaps,mais l’agence française n’aurait-elle pas dû s’intéresser à une société française quiétait dans le collimateur de l’administration américaine ? Et d'ailleurs, pourquoil'administration française n'a-t-elle pas cherché à renforcer sa collaboration avec laFDA qui, sans être bien sûr infaillible, constitue sans doute un modèle d'agencesanitaire compétente ? Enfin, même si l’Afssaps ignorait les travaux de la FDA,comment expliquer que l’administration américaine en ait su plus que la nôtre sur unesociété française ?

L'obsession réglementaire a aussi empêché l'Afssaps d'exploiter les informations dontelle disposait sur les problèmes des prothèses remplies de sérum physiologique.Comme ces dernières ont été de moins en moins utilisées, on s’en est désintéressé.Or, les défauts qui les affectaient étaient liés à l'ensemble du processus de fabricationet concernaient aussi les prothèses au gel de silicone. L’Afssaps n’a pas fait le lien.Contrairement à la FDA, qui n'a jamais laissé les prothèses PIP au gel de siliconeentrer sur le marché américain.

L’absence de culture de santé publique de notre administration sanitaire se manifesteaussi par une amnésie systématique : les informations pertinentes semblentlittéralement s'évaporer une fois qu'elles sont entrées dans le système. On l’a vu avec

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les prothèses PIP, dont on a oublié au fur et à mesure les incidents qu'elles avaientprovoqués quasiment dès l’entrée du fabricant sur le marché. On l’a vu avec leMediator, pour lequel toutes les alertes depuis 1994 ont été ignorées jusqu’à 2008.

Virus de l'hépatite B © DR

Ce processus de déperdition de l'information s’est aussi produit pour le sangcontaminé : dès la fin des années 1970, l’Institut Pasteur avait été confronté, à causedu vaccin contre l’hépatite B, au risque de la contamination par des virus. A l’époque,Françoise Barré-Sinoussi, future découvreuse du VIH et prix Nobel, est envoyée aulaboratoire de Robert Gallo, aux Etats-Unis, pour apprendre les techniques d’isolementde l’enzyme caractéristique des rétrovirus.

C’est en utilisant ces techniques que Françoise Barré-Sinoussi a isolé le LAV en 1983.Elle les avait apprises dans le cadre d’une démarche qui visait à détecter un éventuelvirus contaminant, avant même qu’il ne soit question de sida. Autrement dit, l’InstitutPasteur était parfaitement au courant du problème du dépistage d’un rétrovirus, bienavant qu’il ne se pose à grande échelle. Personne n’a exploité ce savoir en 1985.

L'amnésie a rendu possible la catastrophe sanitaire du sang contaminé, la matrice dessuivantes. Nous vivons aujourd’hui la répétition indéfinie de cette histoire demensonge, d’oubli, d’intérêts mal compris, de conformisme et d’irresponsabilité.

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/france/030212/la-defaite-organisee-de-la-sante-publique

La défaite organisée de la santé publique http://www.mediapart.fr/print/174308

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