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LA DISPARITION Philippe Estèbe ERES | Espaces et sociétés 2014/1 - n° 156-157 pages 241 à 248 ISSN 0014-0481 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2014-1-page-241.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Estèbe Philippe, « La disparition », Espaces et sociétés, 2014/1 n° 156-157, p. 241-248. DOI : 10.3917/esp.156.0241 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 09h52. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 02/04/2014 09h52. © ERES

La disparition

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LA DISPARITION Philippe Estèbe ERES | Espaces et sociétés 2014/1 - n° 156-157pages 241 à 248

ISSN 0014-0481

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2014-1-page-241.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Estèbe Philippe, « La disparition »,

Espaces et sociétés, 2014/1 n° 156-157, p. 241-248. DOI : 10.3917/esp.156.0241

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Philippe Estèbe, géographe, directeur de l’iHEDAtE (institut des hautes études de développementet d’aménagement des territoires en Europe)[email protected]

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Philippe Estèbe

Récemment, une polémique savante, reprise par les médias et les politiques,a surgi à propos de la politique de la ville. Pour Christophe Guilluy, en se focal-isant sur les cités de banlieue, les politiques publiques passent à côté du « vraipeuple » qui se trouve relégué dans les campagnes et les petites villes (Guilluy,2010). Ce propos a été relayé, à droite pour stigmatiser des politiques tropaimables avec les immigrés ; à gauche pour appeler le Parti socialiste às’intéresser au peuple et pas seulement à la petite bourgeoisie.

Il n’entre pas dans le propos de cette contribution de poursuivre lapolémique, mais de tenter d’aller au-delà, en montrant qu’entre les banlieueset les pavillons, c’est le peuple lui-même qui est en train de disparaître.

Cette disparition n’est pas d’ordre sociologique : même si les proportionsvarient, la somme des ouvriers et des employés représente toujours, et depuisquarante ans, 40 % de la population active. Il ne s’agit pas non plus d’une

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1. Par exemple, les élus choisissent des quartiers où existe un important mouvement associatif,ou des quartiers dans lesquels eux-mêmes ont habité ou milité…

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disparition culturelle, car les pratiques culturelles populaires sont bien vivanteset se renouvellent. Il s’agit d’une disparition politique. Non pas la disparitiondu peuple comme sujet politique, il ne l’a jamais véritablement été, sauf dansde rares moments de mobilisation ou, par métonymie, lorsque l’on assimilaitle peuple à la « classe ouvrière ». Le peuple disparaît comme catégoried’intérêts et de pratiques légitimes dans la représentation de la société qui seconstruit à travers les politiques publiques et les visions d’experts.

On veut soutenir ici que le peuple est victime de l’obsession égalitaire,obsession certes rhétorique, puisqu’elle n’empêche pas les inégalités réelles des’accroître, mais performative cependant, puisqu’elle conduit à des décisionsconcrètes de politiques publiques, qui en retour produisent des effets sociaux,économiques et urbains. Au nom de l’égalité, les caractéristiques sociales,culturelles, professionnelles des personnes appartenant aux catégoriespopulaires sont progressivement transformées en autant de handicaps ; laconcentration d’ouvriers et d’employés, français ou étrangers, dans un mêmequartier devient un degré supérieur de handicap ; le maintien des individus dansles catégories d’ouvriers ou d’employés est assimilé à un échec personnel etcollectif.

Dans cette optique, le peuple est invité à se dissoudre, puisque sa seuleexistence témoigne de l’échec du projet égalitaire.

La politique de la ville – ensemble de dispositifs destinés à transformer lescaractéristiques urbaines, sociales, économiques et culturelles de certainsquartiers populaires peuplés de français et d’étrangers – est un terrain partic-ulièrement fécond pour étudier la logique de cette disparition programmée etses conséquences.

ClAsses lAbORIeuses, ClAsses mAlHeuReuses

La géographie des quartiers de la politique de la ville s’est progressivementdurcie et concentrée sur quelques indicateurs qui sont censés décrire les diffi-cultés sociales et économiques des habitants des quartiers, mais qui, en réalité,fonctionnent sur deux implicites : le premier est que ce sont les caractéristiques(sociales, culturelles…) des habitants qui expliquent les inégalités ; le deuxièmeest que la concentration de ces habitants constitue un handicap en soi quiredouble les déficits individuels.

Le choix des premiers quartiers, au début des années 1980, est fait par lesmaires des villes, qui se fondent sur des éléments plus ou moins subjectifs(ensembles de logements sociaux, mauvaise réputation du quartier mais aussiexemplarité liée à l’histoire urbaine du lieu 1. Ceci produit une géographie très

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hétérogène, bien décrite par J.-B. Champion et M. Marpsat (1996). À partir decette approche sensible et locale, les gouvernements successifs poursuivent unprocessus de rationalisation, de façon à constituer une catégorie unique, quideviendra, avec le temps, les « zones urbaines sensibles » (ZUS).

Cette rationalisation se produit en trois temps. Un premier temps, audébut des années 1990, consiste dans le choix de quelques indicateurs destinésà caractériser la population de la géographie prioritaire. Le choix s’arrête surla proportion de jeunes de moins de 25 ans, celle d’étrangers, celle deschômeurs, accompagnées d’une mesure d’écart à la moyenne de la commune.Le deuxième temps consiste à agréger ces indicateurs (en les multipliant parla population totale du quartier et en les divisant par le potentiel fiscal de lacommunes) pour construire un indice synthétique d’exclusion, chaque quartierse voyant affecté d’une valeur unique. Le troisième temps, au moment de laloi de rénovation urbaine de 2004, consiste dans l’énoncé de l’objectif de réduc-tion des écarts entre la population des quartiers et celle de la ville.

On comprend la nature de l’opération. D’abord, il s’agit de construire descaractéristiques sociales de la population (jeunes, étrangers) comme autantd’indicateurs de difficultés ou de handicaps ; ensuite (construction de l’indice),il s’agit de montrer que la concentration de ces caractéristiques redouble leproblème ; enfin, on annonce que l’objectif de la politique poursuivie est deréduire ces caractéristiques.

Même si les indicateurs se sont raffinés et enrichis avec le temps (incluantdes données monétaires et des données sur le niveau de diplôme par exemple),on voit où débouche ce type de construction : les inégalités sociales etéconomiques sont la conséquence des caractéristiques de la population en place.La magie de l’approche géographique permet que personne ne s’interroge surce qui explique que les ouvriers et/ou immigrés ou leurs enfants aient desperformances scolaires moindres, ou qu’ils soient plus souvent frappés par lechômage, ou encore que leurs revenus soient inférieurs à la moyenne. C’est bienparce qu’ils sont immigrés ou ouvriers que leurs indicateurs sont mauvais. Etils sont doublement mauvais puisque non seulement les individus présententde mauvais résultats, mais encore la concentration de ces individus aggrave lesrisques d’obtenir de mauvais résultats sur le marché du travail ou le marchéscolaire.

Il faut lire les diagnostics et les monographies, produites avec la plusgrande innocence, par les étudiants, les travailleurs sociaux ou certains cabinetsd’études. Ils commencent toujours par égrener les mêmes statistiques massives :part des étrangers, des ouvriers et des employés, salaire moyen (salaire médianlorsque l’on veut raffiner), familles monoparentales, familles polygames, partdes jeunes, taux de délinquance, etc. Autrement dit, peu à peu, les ouvriers, lesemployés, français, immigrés ou étrangers habitant ces quartiers, deviennentla cause des inégalités sociales qu’ils subissent.

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Les classes laborieuses ne peuvent qu’être malheureuses, dès lors que leurexistence se déroule sous le signe du manque et de l’échec ; elles ne sont plusdésignées qu’en creux, par ce qui ne leur permet pas d’accéder à la norme,c’est-à-dire la moyenne statistique des agglomérations dont font partie lesquartiers de la géographie prioritaire. Et le cœur des pleureuses les accompagnedans ce qu’il faut bien voir comme un enterrement de « première » classe.

DélégItImeR, élImIneR, éRADIqueR

Le durcissement des modes de désignation s’accompagne d’un durcisse-ment des objectifs politiques. Les premières opérations conduites dans lesannées 1980 affichent une volonté de « reconnaissance » de l’existence desquartiers au sein des villes dont ils font partie : les gouvernements des années1990, à travers un renforcement de la présence de l’État témoignent d’unevolonté de « rattachement des quartiers à la République ». Dès la fin des années1990 cependant, l’objectif de « normalisation » – qui se traduit dans l’expres-sion « faire de ces quartiers des quartiers comme les autres » – prend le pas surtous les autres et se marque notamment par l’affichage explicite de politiquesde peuplement visant à restaurer la « mixité sociale » dans ces quartiers, afinde diminuer la concentration des groupes sociaux considérés comme problé-matiques. La loi de « rénovation urbaine » de 2004, dite loi Borloo, du nomdu ministre qui l’a portée devant le parlement, fait explicitement référence, dansses attendus, à l’objectif de mixité sociale, entendu comme le moyen principalde réduction des écarts constatés par les statistiques entre le profil social etéconomique des habitants des quartiers et celui des villes dont ils font partie.

Cette invocation de la mixité sociale n’est pas nouvelle ; elle est présentetout au long des années 1980 et 1990, notamment à propos des grands ensem-bles de logements sociaux, pour lesquels il n’est pas rare de déplorer la bellemixité perdue des origines, due au départ des classes moyennes et à l’arrivéemassive d’immigrés et d’étrangers dans ces logements. Toute une mythologiese construit peu à peu qui célèbre un âge d’or du logement social, où les classessociales étaient mélangées, suivi d’une longue descente aux enfers, carac-térisée par une homogénéisation sociale et surtout ethnoculturelle croissante« vers le bas ».

La loi d’orientation pour la ville de 1991 et la loi solidarité et renou-vellement urbain de 2000, toutes deux votées sous un gouvernement de gauche,inscrivent explicitement la mixité sociale au rang des « valeurs républicaines »qu’il s’agit de restaurer dans des villes décrites comme minées par l’entre-soiet la ségrégation sociale et spatiale. Mais c’est avec la loi de 2004 que laquestion de la mixité sociale devient le fil directeur explicite de l’interventiondes pouvoirs publics dans les zones urbaines sensibles. L’action vigoureuse et,espère-t-on efficace, sur l’offre de logements et le cadre bâti est censée

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contribuer à diminuer les concentrations de ménages ouvriers et/ou immigréstout en offrant des produits logements attractifs pour des classes moyennes « desouche ».

On voit donc se dessiner un processus logique de naturalisation desproblèmes, qui traverse les gouvernements de gauche et de droite : les carac-téristiques sociales des ouvriers, des employés français, étrangers ou immigréssont identifiées comme autant de handicaps qui empêchent la réalisation del’objectif d’égalité. Cette naturalisation se renforce de la concentration despopulations présentant des caractéristiques similaires. Par conséquent, la seulesolution permettant d’accomplir l’objectif d’égalité consiste à réduire lesécarts, raboter les différences sociales. Au bout du compte, c’est la démoli-tion/reconstruction visant à « moyenniser » la composition de la population quidevient l’instrument privilégié de cet idéal d‘égalité des territoires, en vertu dela mixité sociale érigée en principe républicain.

lA peRveRsIOn égAlItAIRe

On sait que le projet n’a pas abouti. C’est même au nom de cet inaboutisse-ment que les différents rapports d’évaluation, qu’ils émanent de la Cour descomptes ou d’instances ad hoc concluent régulièrement à l’échec de la politiquede la ville. Échec mesuré à l’aune de l’incapacité de ces politiques, y comprisdans leur version la plus radicale – démolition/reconstruction – à engager leszones urbaines sensibles sur la voie de la normalisation. On ne discutera pasici de la nature de cet échec, mais sur ce que ces objectifs de mixité révèlentde la conception des rapports sociaux et du rôle des politiques publiques quidomine parmi les responsables politiques et administratifs, certains experts etintervenants médiatiques. Les inégalités sociales, économiques, culturelles sontinsupportables – chacun pourrait, à la rigueur, s’accorder sur ce point dedépart. Cependant, les dispositifs d’intégration, de redistribution et les filets desécurité s’essoufflent et semblent atteindre leur limite dans leur capacité àréduire les inégalités, alors même que le poids des budgets publics dans larichesse nationale ne cesse de s’accroître. Cet essoufflement de l’État provi-dence est-il lié aux transformations du modèle productif et des rapportssociaux ? Sans doute, mais dans une proportion croissante, les responsablespolitiques et les observateurs considèrent que les ratés de l’État providence sontimputables aux individus eux-mêmes, qui ne sont pas à la hauteur du projetégalitaire que l’on nourrit pour eux. Il est intéressant de voir combien l’évo-lution des diagnostics sur les zones urbaines sensibles est concomitante del’émergence de la notion de discrimination, comme les deux faces d’une mêmemédaille. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de mettre à jour des rapports sociaux,des mécanismes institutionnels ou des stratégies, mais de renvoyer les inégal-ités à la qualité des personnes. Du côté des quartiers, ce sont les caractéristiques

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des habitants qui expliquent les inégalités ; du côté des discriminations, ce sontles réactions des employeurs, des enseignants, des agents de service public(etc.) face aux caractéristiques des personnes (racisme, sexisme, homophobie,etc.) qui produisent les inégalités. Ces deux lignes se rejoignent sur le fameux« effet d’adresse », au nom duquel les demandeurs d’emplois issus des quartiersde la géographie prioritaire connaîtraient une discrimination supplémentaire,toutes choses égales par ailleurs.

En tentant une généralisation du propos, on peut penser qu’il s’agit d’uncas particulier de ce que l’on pourrait appeler une perversion égalitaire. Soitune société qui ne peut plus se penser comme structurellement inégalitaire etpour qui l’égalisation des conditions constitue la seule traduction possible del’idéal de cohésion sociale. D’où l’incapacité de penser les inégalités socialesautrement qu’au prisme des caractéristiques individuelles : toute dérogation àla moyenne – érigée en norme – devient la marque (le stigmate aurait ditGoffman) d’un handicap social. Le message implicite est donc celui-ci : pourbien vivre, il faut changer de condition sociale, seule la mobilité sociale ascen-dante – l’ascenseur social – permet de traiter la question des inégalités. L’idéequ’une société aussi complexe et diverse que la France contemporaine puissefaire cohabiter, autrement que de façon folklorique, une grande diversité demodes de vie, de cultures, de façon de construire sa vie nous est devenue insup-portable. Cette perversion égalitaire se diffuse dans tous les domaines : celuide la religion, celui de la réussite scolaire, celui de la réussite professionnelle,celui des modes d’habiter, celui des consommations culturelles, etc. Le seulressort de la cohésion sociale semble être la normalisation généralisée descomportements, au nom de la morale laïque et écologique. L’islam est mis encause au nom de l’égalité des sexes ; l’habitat pavillonnaire est mis en causeau nom de la consommation d’espace et de gaz à effet de serre ; les carrièrespopulaires, l’apprentissage ou la condition d’ouvrier et d’employé sont consid-érés comme autant d’échecs personnels et collectifs ; les quartiers populairessont dénoncés comme étant des foyers de délinquance, d’intolérance religieuseet d’oppression des femmes.

Au nom de l’égalité (avec les nuances que ce substantif peut revêtirlorsque l’on décrit le spectre politique et idéologique) s’est constituée une vasteentreprise de disqualification des classes populaires, de leurs cultures et de leursmodes de vie. En dehors de la compétition sur les marchés scolaires, profes-sionnels et résidentiels, il n’existe plus de représentation des rapports sociauxautrement qu’en termes de gagnants et de perdants. La masse considérable depersonnes qui ne se pensent ni comme des gagnants, ni comme des perdants,c’est-à-dire l’immense majorité des femmes et des hommes de ce pays n’a pasde place dans cette lecture binaire. Elle se trouve invitée à prendre place dansl’un ou l’autre de ces deux groupes, renvoyée soit à l’injonction de mobilitésociale, soit à la compensation de l’aide sociale.

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Comme le fait remarquer le sociologue François Dubet (2004), cettelecture binaire qui procède d’une conception des rapports sociaux fondée surla compétition entre individus, ne peut pas être opératoire. D’abord parcequ’elle ne peut qu’induire la dévalorisation et la frustration des perdants – sije suis ouvrier, c’est parce que je n’ai pas été bon à l’école – et l’hyper-protection des gagnants – si je veux garantir ma place et celle de mes enfants,je dois me protéger, ériger des barrières, utiliser toutes les ressources pour éviterque la « roue ne tourne ». Cela produit une société d’angoisse où la peur dudéclassement fait pendant à la frustration de ceux qui n’ont pas accédé auxbonnes places. Une société dans laquelle les politiques publiques, au nom dela solidarité, ne pensent et n’agissent plus qu’en termes de promotion (desmeilleurs) et de compensation (à l’endroit des perdants). Une société decompétition généralisée, une forme paradoxale d’état de nature dominée parla guerre de tous contre chacun.

vIvent les InégAlItés sOCIAles ?

Il n’est pas question de nier les inégalités de conditions qui se traduisentpar des éléments fondamentaux tels que le niveau de salaire, les perspectivesprofessionnelles et affectives, la morbidité, la qualité du cadre de vie. Ce quel’on conteste c’est que le traitement de ces inégalités se traduise uniquementpar une injonction à la normalisation : normalisation sociologique des quartierspopulaires et immigrés ; normalisation économique des carrières populairesindexées sur un seul modèle de réussite.

À force de renvoyer la résolution des inégalités à une hypothétiquenormalisation (ou moyennisation) généralisée, nous ne voyons plus les inégal-ités réelles et surtout nous confondons inégalités réelles et différencesculturelles, sociales, professionnelles. Ce qui fait peser, comme le fait remar-quer le sociologue Hugues Lagrange (2010), une forme de double peinenotamment sur les immigrés qui, en plus des inégalités structurelles qu’ilssubissent, se voient accuser d’en être responsables.

Repenser les inégalités, comme nous y invite Amartya Sen (2000), c’estnon seulement reconnaître que la production des inégalités est un mécanismepermanent des sociétés, mais aussi accepter que l’on peut espérer avoir une viebonne sans subir l’injonction à la compétition pour devenir « normal », c’est-à-dire dominant. À ceux qui déplorent la « panne » de l’ascenseur social, il fautrépondre que l’on peut avoir envie de rester au même étage. Face aux faussespromesses de l’égalité de conditions, il faut opposer l’exigence d’égale dignité.Face à l’illusion de la promotion sociale infinie, il faut opposer des politiquespubliques qui contribuent à améliorer la vie des gens tels qu’ils sont.

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RéFéRenCes bIblIOgRApHIques

CHAMPION, J.-B. ; MARPSAT M. 1996. « La diversité des quartiers populaires : un défipour la politique de la ville », disponible sur http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/estat...

DUBET, F. 2004. L’école des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ?, Paris, Le Seuil,coll. « République des idées ».

GUILLUY, C. 2010. Fractures françaises, Bourin Éditeur.LAGRANGE, H. 2010. Le déni des cultures, Paris, Le Seuil.SEN, A. 2000. Repenser l’inégalité, Paris, Éditions.

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