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28 l’arbre à Palabres # 13 - Mai 2003 L Li i t t t t é ér r a at t u ur r e e Sylvie Chalaye L A FACE CACHÉE RUE DES ARCHIVES

LA FACE CACHÉEtaille de la Révolution. Le général Dumas s’éprit de Marie Louise Elisabeth, la fille d’un hôtelier Claude Labouret, officier de bouche du duc d’Orléans,

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  • 28 l ’arbre à Palabres# 13 - Mai 2003

    LLiittttéérraattuurree

    Sylvie Chalaye

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    ÀÀl ’heure où i l entre auPanthéon, où on lui recon-naît enfin le statut d’un des

    plus grands hommes de lettres français,on entend d’aucuns s’étonner, non sansarrière-pensée, de ce qu’AlexandreDumas ait si peu fait allusion dans sesoeuvres à ses origines caraïbes. Pourquoigrand dieu n’a-t-il pas puisé dans cetteformidable source d’inspiration que pou-vaient représenter les îles, ce monde de laflibuste et des bateaux négriers ? À peinetrouve-t-on un petit roman sans envergu-re, Georges, qui évoque les colonies,dans toute l’œuvre foisonnante du mo-losse. Comment expliquer ce curieux es-camotage ? Aurait-il voulu faire oublierle sang noir qui coulait dans ses veines,se hasardent à envisager ceux qui secroient perfides... Pourtant commentAlexandre Dumas aurait-il pu faire ou-blier ses origines caraïbes, lui que ses dé-tracteurs s’empressaient de traiter denègre et qui trouvaient dans sa physiono-mie comme dans sa corpulence les attri-buts de la bête africaine ? PourquoiDumas aurait-il dû rappeler des originesqu’il portait sur le visage et qu’il n’étaitguère besoin de déterrer, puisque la cri-tique en première ligne était prompte àles brandir comme le scalp qui arrache-

    rait à Dumas son pouvoir de création ? Ilsuffit de rappeler ce qu’Eugène deMirecourt avait fait paraître contre le ro-mancier à succès dans un pamphlet qu’ilavait intitulé Fabrique de romans :Maison Alexandre Dumas et Cie et quivoulait dénoncer son industrie littéraire :Le physique de M. Dumas est assezconnu : stature de tambour-major,membre d’Hercule dans toute l’extensionpossible, lèvres saillantes, nez africain,tête crépue, visage bronzé. Son origineest écrite d’un bout à l’autre de sa per-sonne ; mais elle se révèle beaucoup plusencore dans son caractère. Grattezl’écorce de M. Dumas, et vous trouverezle sauvage. Il tient du nègre et du mar-quis tout ensemble. Cependant, le mar-quis ne va guère au-delà de l’épiderme.Effacez un peu le fard (...); le nègre vousmontrera les dents. Le marquis joue sonrôle en public, le nègre se trahit dansl’intimité.

    Loin de se laisser réduire à cette iden-tité où on souhaite toujours enfermer lenègre, loin de se laisser définir, Dumasl’ondoyant a déployé toutes les facettesde sa créativité pour provoquer l’éblouis-sement. Et il a réussi le tour de force denourrir de son imaginaire des générationsde petits Français qui ne se sont jamais

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    ...stature de tambour-major, membre d’Hercule dans toute l’extensionpossible, lèvres saillantes, nez africain, tête crépue, visage bronzé...[ ]

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    douté que l’auteur des Trois mousque-taires, de Joseph Balsamo ou du Comtede Monte-Cristo, fleurons de la littératu-re romanesque, illustrations magistralesde l’histoire de France et de ses héroschevaleresques avait des ancêtres noirs.Et parmi ceux qui défendirent la supério-rité blanche au temps de l’empire colo-nial, combien trouverait-on de ferventsadmirateurs d’Alexandre Dumas quin’ont jamais connu leur méprise, jamaissu que leurs nobles amours romanesquescontredisaient magistralement la mesqui-nerie de leurs basses convictions anthro-pologiques ?

    UUNN NÈGRENÈGRE DÉNONCEDÉNONCE--TT--ILIL LL’’ESCLAESCLAVVAGEAGE ??Petit fils de Marie-Cessette Dumas, uneesclave noire de Saint-Domingue,Alexandre Dumas naquit à Villers-Cotterêts en juillet 1802, l’année oùNapoléon rétablissait l’esclavage aux co-lonies et deux mois après qu’un nouveaudécret eut interdit aux gens de couleur dese marier et d’avoir des enfants enFrance.

    Son arrière grand-père, le marquisAntoine Davy de la Pailletterie, descen-dant de Hobereaux normands, était venufaire fortune aux colonies comme beau-coup d’aristocrates désargentés, et, com-me beaucoup de colons que le Code noirengageait à agrandir leur cheptel avecleur propre semence, avait eu quatre en-fants avec l’une de ses esclaves. Bientout à fait estimable, puisque il les reven-dit avec la mère pour payer son voyagede retour en France. Parmi eux se trou-vait celui qui allait devenir le fameux gé-néral Dumas, celui qui serait le pèred’Alexandre. En ces temps révolution-naires où les frontières de la nation étaitmenacées, il s’était engagé comme beau-coup d’autres mulâtres dans la légionnoire au côté du Chevalier de Saint-George pour défendre la patrie en dangeret s’était illustré sur les champs de ba-taille de la Révolution.

    Le général Dumas s’éprit de MarieLouise Elisabeth, la fille d’un hôtelier

    Claude Labouret, officier de bouche duduc d’Orléans, et l’épousa. Elle lui don-na un fils en 1802, année de naissanced’Alexandre, mais année aussi de la dé-chéance pour le général Dumas queNapoléon chassa de son armée commetous les autres nègres et mulâtres.

    Si dans ses mémoires, comme le sou-ligne Claude Schopp, Dumas préfère sesouvenir de ses ascendances aristocra-tiques, aussi illégitimes soient-elles, il re-vendique tout autant son ancrage popu-laire. Pourquoi, lui qui était né d’un ma-riage mixte contracté in extremis avant ledécret qui les interdirait à nouveau, luiqui était né avec le rétablissement de l’es-clavage et la répudiation de son père, au-rait-il revendiqué une part de cette iden-tité qui le mettait en danger et fragilisaitson image ? De toute façon, mulâtre, ilne pouvait le cacher, alors qu’on inventece que l’on veut... il revendiquait avanttout son métissage social, composé dudouble élément aristocratique et popu-laire, aristocratique par mon père, popu-laire par ma mère 1, disait-il, métissagequi allait présider au destin de la Francepost-révolutionnaire et qui serait un mo-dèle républicain. Métissage qui seraitaussi le crédo esthétique des roman-tiques.

    Dumas a grandi avec une altérité phy-sique qu’on ne lui a pas laissé oublier, des-cendant d’esclave, il n’a jamais cessé del’être dans le regard de l’autre. QuandVictor Hugo, Mérimée ou Eugène Sue écri-vent sur l’esclavage, ce sont des Blancs quidénoncent un ordre odieux, qui attirent l’at-tention sur ces inégalités qui continuent deravager la société française. Dumas est an-ti-esclavagiste, comment en serait-il autre-ment... mais d’où parle-t-il, lui le mulâtre ?Certainement pas du même point de vuequ’un Hugo ou qu’un Mérimé qui soignentfinalement leur mauvaise conscience, lepoint de vue de Dumas est nécessairementplus complexe : il est pris dans une schizo-phrénie qui fait de lui à la fois la victime etle bourreau en dehors pourtant des réalitésde l’esclavage, loin de ces colonies où les

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    Noirs sont privés de liberté et où certainsmulâtres trafiquent une marchandise hu-maine. Difficile d’évoquer une réalité hon-teuse dont on est si proche par la chair et siloin par la situation sociale et géogra-phique.

    D’ailleurs quand Dumas évoquera la si-tuation des colonies dans Georges en 1843,il évite les Antilles de ses origines et situeson histoire à l’île Maurice. On lui repro-chera de ne pas avoir fait un roman anti-es-clavagiste. Son roman au contraire exposela réalité des plantations avec tout son cy-nisme. Et la force du récit de Dumas, c’estde ne pas avoir fait des mulâtres les hérosde la libération des esclaves contre les mé-chants colons. Non, esclavagistes, les mu-lâtres le sont comme les autres planteurs, ilssont lâches et raisonnables, ils sauvent leurpeau. Pas d’idéalisme aux colonies !C’était une industrie parfaitement légale,écrit Dumas, quant à la validité du droitque l’homme s’est arrogé de trafiquer deson semblable, cela ne le regardait aucune-ment. Son personnage, Jacques Munier,Dumas le définit comme un bon négociantfaisant son commerce en conscience etayant pour ses esclaves presque autant desoins que si c’étaient des sacs de sucre. Ilavait choisi la distance et l’ironie, pourmieux mettre la société de son temps face àses responsabilités et éviter de se gargariserd’idéalisme inutile si facile à démonter.

    Son engagement fut celui d’unRépublicain qui alla jusqu’à prendre lesarmes pour défendre ses idées en 1830.Avec la révolution de 1848, il entre mêmedans l’arène politique aux côtés de VictorHugo et Lamartine, il écrit à tour de brasdans la presse républicaine et se présenteaux élections dans l’Yonne, la Seine-et-Oise et même en Guadeloupe. Seulementla politique ne lui réserva pas les mêmessuccès que la littérature.

    UUNN CHEVCHEVALAL DEDE TTROIEROIE LITTÉRAIRELITTÉRAIRE..Abolitionniste, il l’était dans l’âme com-me tous les romantiques, mais il avait en-fourché en littérature un autre cheval debataille, celui d’Ulysse. Le racisme qui

    se développait avec les débuts de l’an-thropologie et préparait l’opinion pu-blique à admettre scientifiquement la su-périorité de la race blanche et la perditiondes sang-mêlé ne pouvait guère s’atta-quer de front. Dumas entreprit un travailsouterrain où son identité nègre allaits’affirmer non par les sujets de ses

    oeuvres, mais par le souffle et le mouve-ment. Il allait pondre dans l’imaginairede plusieurs générations de jeunesEuropéens, sa vision de l’histoire, sonsens narratif, son énergie, son rythme.Formidable Joseph Balsamo de la littéra-ture, visionnaire et magicien, il allaithypnotiser des millions de lecteurs et,pour leur plus grand plaisir, pirater leursrêves comme the black Pirate du film deMinnelli. Réginald Hamel raconte la ter-rible méprise du célèbre pianiste Louis-Moreau Gottschalk, ce descendant demarchands d’esclaves dont le père avaitfait fortune à la Nouvelle-Orléans aprèsavoir quitté précipitamment Saint-Domingue, et qui ne perdait jamais uneoccasion de s’indigner de l’inférioritédes nègres : il nourrissait pour AlexandreDumas dont il croyait qu’il était unGrand créole, une admiration sansbornes. Il en avait fait son modèle ! Ladécouverte des origines du petit-fils d’es-clave fut un choc brutal pour ce défen-seur de la supériorité blanche en ce XIXequi va consciencieusement se persuader

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    Georges, Éditions Levasseur

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    de l’infériorité de la race noire pourmieux se raccrocher d’abord à l’ordre quisévit aux Amériques et par la suite justi-fier l’entreprise coloniale en Afrique.

    Dumas distillait dans les consciences

    une dynamique qui n’appartenait pas à lasensibilité de la vieille Europe, autrementdit une puissance inventive toute africai-ne à en croire ses contemporains qui ad-miraient l’originalité de son pouvoircréatif et la magie de son style, commeMichelet dont Dumas aurait souhaité, se-lon Claude Schopp, faire graver ces pa-roles sur sa tombe : Voyez-vous la raceafricaine, si gaie, si bonne, si aimante ?Du jour de sa résurrection à ce premiercontact d’amour qu’elle eut avec la raceblanche, elle fournit à celle-ci un accordextraordinaire des facultés qui font laforce, un homme d’intarissable sève, unhomme ? Non, un élément, comme unvolcan inextinguible ou un fleuve del’Amérique. Jusqu’où n’eût-il pas été

    sans l’orgie d’improvisation qu’il fait de-puis cinquante ans ? N’importe, il n’enreste pas moins et le plus puissant ma-chiniste et le plus vivant dramaturge quiait été depuis Shakespeare.

    Victor Hugo parlera aussi de lui à samort comme d’un ensemenceur deconscience : Alexandre Dumas est un deces hommes qu’on pourrait appeler lessemeurs de civilisation ; il assainit, amé-liore les esprits par on ne sait quelle clar-té gaie et forte ; il féconde les âmes, lescerveaux, les intelligences ; il crée la soifde lire ; il creuse le cœur humain, et ill’ensemence. 2

    LL’’ E F F I G I EE F F I G I E D E SD E S R O M A N T I Q U E SR O M A N T I Q U E S ..Incarnation d’un métissage racial et so-cial, Dumas portait déjà dans sa chairl’esprit romantique, aussi porter à la scè-ne un personnage de mulâtre l’aurait-il àl’évidence dangereusement exposé.Beaucoup de ses amis romantiquesavaient fait jouer de ces mélanodramescomme disait la presse, qui étaient pourtoute une frange conservatrice du mondelittéraire l’occasion de se moquer dumouvement artistique que défendaitVictor Hugo, ou plutôt comme on l’épin-glait alors l’auteur de Bug-Jargal.

    Il paraît qu’on veut établir un genrede littérature fusionnaire, Le Nègre estde cette école qui s’énerve en essayant unmélange du beau et du fantasque, etl’union entre le bon et le mauvais goût.Cette littérature-métis (sic) sera rejetéepar tout le monde. Nous devons recom-mander à tous les acteurs de ce drame demieux se noircir, et de mieux ajuster surleurs têtes leurs toisons de laine.

    Voilà les quelques lignes qui com-mentaient, dans Le Corsaire du 1er no-vembre 1830, la création à la Comédie-Française du drame de GeorgesOzaneaux, intitulé Le Nègre, parfaiteillustration de la dramaturgie romantiqueet mettant en scène dans une colonie por-tugaise d’Afrique, un esclave révolté quiempoisonne ses maîtres et fomente unsoulèvement. Les cr i t iques furent

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    AKG/PARIS

    Torrent de 25 pieds de largeCaricature d’Alexandre Dumaspar Benjamin Roubaud

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    acerbes : on reprochait à Ozaneauxd’avoir mis dans la bouche de ses nègres« un langage déraisonnablement préten-tieux » et d’en avoir fait « des poètes ro-mantiques ».3

    L’échec de la pièce stigmatise assezbien la dimension révolutionnaire duthéâtre romantique, ce théâtre métis,comme dit le critique du Corsaire, quiose accorder au nègre la noble place duhéros tragique, cette littérature fusion-naire, pour reprendre encore une de sesformules, dont les choix esthétiquesn’ont pas manqué de braver les préjugéset, qui plus est, d’avoir une véritable in-cidence politique.

    Ce sont en effet les romantiques quiosèrent, les premiers, faire monter sur lascène française des héros noirs. Et ce nefut pas sans démêlés avec la censure. AuXVIIIe siècle et surtout pendant la pério-de révolutionnaire, l’esclavage venantd’être aboli, le théâtre français admettaitle personnage de l’esclave fidèle et ai-mable toujours riant et dansant, toujoursprêt à tout pour aider son maître qu’iladore et qui finira par l’affranchir, et sur-tout baragouinant ce fameux petit nègreaussi humoristique qu’attendrissant.Mais les personnages héroïques inspirésdes figures historiques étaient bannis.Sous l’Empire, alors que Napoléon es-suyai t des échecs cuisants contreToussaint-Louverture, et qu’il rétablis-sait finalement l’esclavage en 1802, lesCaraïbes devenaient purement et simple-ment un sujet proscrit du théâtre, et qui leresterait sous la Restauration.

    On jette le voile sur Saint-Domingue ;quant aux révoltes d’esclaves, les évo-quer serait de la provocation : ce que l’ontolère dans le cadre de la fiction roma-nesque, chez ces poètes scandaleux etprovocateurs que sont les romantiques,ne saurait trouver sa place au théâtre.C’est pourquoi l’adaptation du Bug-Jargal de Victor Hugo que font jouer enseptembre 1828, sur la scène del’Ambigu-Comique, Antier, de Coisy etde Flers, a subi de telles transformations

    que la pièce n’a plus rien à voir avecl’œuvre originale 4. Le drame est trans-planté dans l’île de Java. Les Blancs sontdes Hollandais, les naturels de l’île sontdes indiens et les nègres n’y sont que desombres lointaines.

    Les mélanges raciaux qu’on redoutaitdéjà avant 1789 se sont multipliés avecl’abolition de l’esclavage et la fin de l’in-terdiction des mariages mixtes jusqu’en1802. Noirs et mulâtres se firent aussiplus nombreux en métropole à l’époquerévolutionnaire. Certains étaient venusen délégation pour défendre les droits deleur communauté, d’autres s’étaient en-gagés dans l’armée révolutionnaire com-me le père d’Alexandre Dumas et beau-coup avaient aussi suivi leurs maîtres quiétaient rentrés en France accompagnésde leur domesticité noire. Les sang-mêléapparurent bientôt comme une réalitéquotidienne en métropole 5.

    Qu’il soit biologique ou culturel, lemétissage devint une préoccupation litté-raire de premier plan sous laRestauration. Cependant, loin de luttercontre le préjugé de couleur, on l’acceptecomme une fatalité et on voit dans le mu-lâtre un être irrémédiablement rejeté dela société. Sa double appartenance lecondamne au malheur et à la solitude. Enlui se mêlent la fougue sombre du sangafricain et la dignité pure du sang blanc,cette dualité déchire son coeur, d’autantque son apparence le rejette de la sociétédes Blancs comme un paria et que, si ja-mais au sein de ce milieu qui l’attire unamour vient à ravir son âme, ce ne seraqu’une source supplémentaire de souf-france.

    Ourika inaugure le prototype de cepersonnage tragique. Le roman deMadame de Duras racontait les illusionsperdues d’une jeune négresse qu’une da-me de la haute aristocratie avait élevéecomme sa fille sans la prévenir de sa dif-férence et de l’impossibilité dans laquel-le sa couleur la mettait de ne jamais pou-voir être aimée. Le roman tout auréoléd’une nostalgie d’Ancien Régime tendait

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    à démontrer qu’il aurait mieux valu pourson bonheur laisser la jeune négresse à saplace. Il fit fureur dans les cercles litté-raires à la mode et donna lieu au théâtre,en 1824, à plus de quatre adaptations,dont notamment le drame de Frédéric deCourcy et Jean-Toussaint Merle joué à laPorte Saint Martin. Certes, Ourika n’estpas mulâtre, mais son éducation en faitune négresse blanche, une métisse cultu-relle, partagée entre son origine africai-ne, cette couleur qui la trahit, et les va-leurs morales qu’on lui a inculquées dansle milieu aristocratique où elle a grandi.

    Avec Le Mulâtre et l’Africaine deFrédéric et Laqueyrie, mélodrame entrois actes joué au théâtre de la Gaîté lamême année, on retrouve la même solitu-de, la même souffrance dans le personna-ge de Jeaufre, ce jeune esclave mulâtrequi nourrit pour la fille de son maître unamour ardent et secret, et traîne sa peinesans fin. Il n’est pas simplement mulâtrepar le sang, tout dans son port, sa mise etson langage en fait un homme distingué,seule sa couleur révèle sa condition.

    Jeaufre, comme Ourika, définit unnouveau type de personnage tragique quine peut que séduire les romantiques, tantil répond aux valeurs profondes qu’ilsattachent au drame. Paria solitaire, auban d’une société qui refuse de le com-prendre et d’admettre sa différence, fata-lement condamner à souffrir et à aimersans retour, déchiré par les forces contra-dictoires qui l’animent, naturellementpiégé entre grotesque et sublime, le métisincarne le héros romantique. Et Bug-Jargal, le premier grand héros qu’imagi-ne Victor Hugo en 1828, a les mêmes ob-sessions et les mêmes douleurs qu’uneOurika ou un Jeaufre.

    On comprend alors pourquoi Othelloapparaît aux yeux du Cénacle comme lepersonnage emblématique du drame mo-derne. En 1829, Alfred de Vigny faitjouer à la Comédie-Française son Morede Venise. Certes, c’est avant tout uneadaptation de l’œuvre de Shakespeare,mais c’est aussi le premier drame roman-

    tique à entrer au Français. On retrouvedans Othello ce métis culturel en margede la société, en dépit de tous les effortsqu’il déploie pour s’y faire accepter. Sesexploits militaires en font un général ac-clamé, il s’est hissé seul au sommet de lahiérarchie de Venise, mais il reste unMore, et, comme époux de Desdémona,sa couleur n’inspire que mépris et dé-goût.

    Cependant, l’accueil réservé par lacritique à ce nouveau type de tragédiereste sans appel. On accuse la pièce de nepas être à sa place dans le contexte socialet historique de la nation française, etsurtout de blesser la bienséance. Au len-demain de la première représentation, quiavait été particulièrement houleuse, leCorsaire s’indigne et définit les roman-tiques comme des novateurs qui n’ontpas encore compris ce que réclament lesmoeurs nationales et le bon goût. 6

    Qu’est-ce qui choque donc tant la cri-tique dans cet Othello adapté par Vigny ?Certes la condamnation de la pièce s’ins-crit sans doute plus largement dans l’en-semble des attaques portées à l’époquecontre Victor Hugo et le Cénacle.Cependant, on est surpris de constaterque la Pandore justifie le mauvais goûtde la coterie romantique qui, dansl’œuvre de Shakespeare, ose faire lemauvais choix d’Othello, en rappelantqu’il fallait s’y attendre puisque lesbeaux arts ne datent, pour elle, que deBug-Jargal 7. La réprobation n’était doncpas à l’évidence seulement d’ordre esthé-tique et dramaturgique, les romantiquesheurtaient les préjugés raciaux.

    Après la révolution de juillet 1830,ces personnages de mulâtres vont se mul-tiplier sur le Boulevard, mettant en scèneles horizons lointains des colonies ou labrillante société des Lumières qui toléraitfinalement l’esclavage : du Chevalier deSaint-George que joua Laffont auThéâtre des Variétés, au Docteur noir au-quel Frederick Lemaître prêta ses traitsen 1840 au Théâtre de la Porte Saint-Martin, en passant par Farruck Le Maure

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    du Jeune Victor Escousse, autant dejeunes sang-mêlé héroïques et torturésdont Dumas était la représentation vivan-te. Donner dans ces sujets n’aurait-il pasété redondant... La presse n’aurait pasmanqué de l’enjoindre à venir jouer lui-même son personnage...

    À n’en pas douter, seul vrai mulâtredu Boulevard, Dumas passait déjà pourl’effigie nègre des romantiques. Fallait-ilen rajouter ?

    SSANSANS DOUTEDOUTE UNUN GÉNIEGÉNIE NÈGRENÈGRE... ... Legénie de Dumas est d’avoir inventé lemouvement et le rythme en littérature,d’avoir introduit dans la narration clas-sique et le long fleuve tranquille du récit,les explosions et bouillonnements duvolcan. Dumas invente la simultanéité,les dialogues qui font avancer l’histoireet on apparente aujourd’hui ses décou-pages narratifs au montage cinématogra-phique, ce qui explique d’ailleurs la fa-cilité d’adaptation de ses romans au ciné-ma. On a vu en lui le Shakespeare du ro-man. On se prend ainsi à penser queDumas était peut-être déjà dans une sen-sibilité musicale et jazzistique, son goûtpour l’improvisation qu’évoque notam-ment Michelet, ses jeux de digressionsqui ramènent pourtant toujours à l’histoi-re, sont autant de figures musicales quiparticipent de la structure intrinsèque dujazz et qui sous-tendent son étonnantsouffle narratif...

    Maxime Du Camp s’en souvientd’ailleurs dans ses mémoires commed’un morceau de musique : La vie avaitchez lui une intensité extraordinaire ; el-le le débordait, c’est à peine s’il pouvaitla contenir. (...) Lorsque AlexandreDumas était quelque part, il y avait pourainsi dire des vibrations supplémentairesauxquelles nul n’échappait ; sa puissan-ce expansive était telle qu’elle pénétraitles plus éteints.

    Cette littérature fusionnaire que re-cherchaient les romantiques, Dumasn’avait qu’à puiser en lui-même pour entrouver les fondements et il participa ma-

    gistralement à la révolution dramatur-gique orchestrée par Victor Hugo. C’estAlexandre Dumas qui remporta les pre-miers succès romantiques au théâtre etimposa le drame nouveau. Avec Henri IIIe t sa cour en 1829 à la Comédie-Française, puis Anthony au Théâtre dela Porte Saint-Martin, après la désaffec-tion des comédiens du Français qui ne sesentaient plus capables de soutenir lesaudaces du drame moderne, Dumas sou-lève l’enthousiasme du public. La gloiredramatique n’aura néanmoins qu’untemps, le public du boulevard s’ennuievite et, dix ans plus tard, ce seront lesrez-de-chaussée des journaux à grand ti-rage qui accueilleront à bras ouverts legénie bouillonnant dudramaturge : LeJournal des débats, LaPresse, Le Siècle, LeCons t i t u t i onne l . . .Dumas avait pris l’ha-bi tude d’écr i re encompagnie selon lestechniques des fai-seurs du Boulevard, etses romans feuille-tons, il les signera encol laborat ion avecAuguste Maquet, puisGaspard de Cherville.Mais ses collabora-teurs n’écrivaient pas,i ls apportaient lesidées et la composi-tion ; le style, la dyna-mique, les dialogues,c’était Dumas !Comme le fera à lamême époque EugèneLabiche qui ouvre sonusine dramatique ,Dumas aura sa fa-brique de romans. Et, comme le souligneClaude Schopp, sous son nom se crée unnouveau genre littéraire des plus popu-laires : le roman théâtral historique, unroman dont la narration est très éner-gique, qui avance selon un découpage

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    Général Dumaspère d’Alexandre Dumas

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    scénique et des dialogues qui tiennent enhaleine le lecteur et développent une ten-sion dramatique aussi efficace qu’authéâtre. D’ailleurs Dumas ne renoncerajamais à la scène. En 1847, il ouvre sonthéâtre historique et y adapte ses propresromans : Monte-Cristo, La reine Margot,La Jeunesse des Mousquetaires...

    LL’’ EXILEXIL POURPOUR IDENTITÉIDENTITÉ . . Ceux quil’ont connu racontent tous sa frénésie deplaire, la cohorte d’amis dont il s’entourait,ses conquêtes amoureuses multiples, donton peut enfiler les noms comme les grainsinnombrables d’un infini chapelet, ditClaude Schopp qui a recensé une cinquan-taine de ses maîtresses, son goût incessantpour les voyages... autant de signes de cet-te instabilité ontologique qui était la sien-ne, de cette solitude inhérente à sa condi-tion. Il a connu tour à tour réussite et échec,mépris et hommage, et souvent la fuite fa-ce au mal-être, face aux créanciers aussi.Ce sera la Suisse en 1832, l’Italie en 1835,la Belgique et les bord du Rhin en 1838,Florence en 1840-1843, l’Espagne etl’Afrique du nord en 1849, Londres en1857, la Russie et la Grèce en 1858-1859,à nouveau l’Italie en 1860, la Sicile etNaples en 1864, l’Autriche et la Hongrieen 1864-1865, l’Espagne encore, peuavant sa mort. Et il a tout au long de ces pé-riples rapporté des carnets de voyages quisont de véritables laboratoires narratifs, se-lon Claude Schopp, dans lesquels l’ écri-

    vain a expérimenté les qualités qu’il met-tra au service du roman, entrecroisant épi-sodes et chroniques historiques, contes etlégendes des pays traversés, courtes nou-velles modernes. Dumas était un hommeprofondément nostalgique attiré par les lu-mières de la ville mais toujours en manquede sa forêt de Retz et des parties de chassesolitaire, enfoncé dans les bois au milieudes bruits de la nature. Il n’avait pas trou-vé sa place dans le monde. Alors il s’estconstruit un autre monde, un monde à samesure, il s’est édifié une montagne litté-raire : Son œuvre est immense, c’estpresque une bibliothèque, disait MaximeDu Camp. Il s’est bâti sur une colline do-minant la Seine, un château habité par sespersonnages et s’est même offert unthéâtre sur le Boulevard du crime pourmieux donner vie à ce monde. Dumas aconnu le destin de l’éternel exilé, parcequ’il est l’homme du carrefour, de la ren-contre, du mélange.

    Il est de ces hommes à jamais en exil,toujours en devenir au point de voyagermême après sa mort. En 1872, deux ansaprès son décès à Dieppe dans la maisonde campagne de son fils, on transporta sadépouille dans le pays de son enfance àVillers-Cotterêt. Mais voilà aujourd’huique deux cents ans après sa naissance, sescendres ne sont toujours pas reposées puis-qu’elles ont voyagé jusqu’à la MontagneSaint-Geneviève pour un nouvel exil, maisun exil panthéonique celui-là ! o

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    BIBLIOGRAPHIE

    Claude Schopp, Alexandre Dumas, le génie de la vie, Fayard, Paris, 1985.Claude Shopp, Alexandre Dumas en bras de chemise, Maisonneuve et Larose, Paris, 2002.Réginald Hamel, Dumas insolite, Guérin, Montréal, 1988.Daniel Zimmermann, Alexandre Dumas le Grand, Phébus. Claude Ribbe, Le général Dumas, dragon de la reine, Du Rocher.

    Quelques œuvres d’Alexandre DumasLe meneur de loups et autres récits fantastiques, 1088 pages, Éditions OmnibusDrames romatiques, 1280 pages, Éditions OmnibusLe Vicomte de Bragelonne, 1728 pages, Éditions OmnibusLe Comte de Monte-Cristo, 1280 pages, Éditions Omnibus