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La famille transnationale dans tous ses états

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Page 1: La famille transnationale dans tous ses états
Page 2: La famille transnationale dans tous ses états

autrepart ISSN 1278-3986

ISBN 978-2-7246-3216-3

SODIS 727 093.4

Prix 32 €

Rédaction IRD 32, rue Henri-Varagnat 93243 Bondy cedex

Couverture Hémisphères et compagnie

Périodic ité Revue trimestrielle

© 2011 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques /IRD

Revue bénéficiant de la reconnaissance scientifique du CNRS

Revue soutenue par l'Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

La revue Autrepart figure sur la liste CNU/AERES

Illustration de couverture : Se séparer. Départ du vol hebdomadaire

vers Madrid, à l'aéroport de Cochabamba (Bolivie).

© Virginie Baby-Collin, 2011

Tous droits de traduction, d'adaptation el de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. En application de la loi du 1°' juillet 1992, il est interdit de reproduire, même partiel ­lement, la présente publication sans l'autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie (J, rue Hauleieu illc, 75006 Paris)

Ali rights reserved. No part of this publication may be translated, reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any (orm or any other means, electronic, mechanical, photocopying recor­ding or otherwise, without prior permission of the publlsher.

r;w;J SciencesPo. 1

~ Les Presses IRD~ Éditions

Autrepart est une revue à comité de lecture coéditée par l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD) et les Presses de Sciences Po. Son objectif est de promouvoir la réflexion sur les sociétés du Sud pou r mieux comprendre leurs dynamiques contemporaines et en mon­trer la diversité. Les phénomènes de mondia-1 isati on relativisent l'autonomie des États, les inégalités intra et internationales se creusent, des transformations majeures affectent tantôt les politiques des États, tantôt la nature même des institutions. Les réactions et les adaptations des soc iétés du Sud à ces changements sont au cœur des interrogations de la revue. Le carac­tère transversal des sujets abordés implique en général de rassembler des textes relevant des différentes disciplines des sciences sociales.

COi\llTE PE .PAIRAI te

Claude Bataillon, Jean Coussy, Alain Dubresson, Françoise Héritier, Hervé Le Bras, Elikia M'Bokolo, Laurence Tubiana

R llCTI

Isabelle Attané (INED)

Virginie Baby-Collin (Université de Provence)

Sylvie Bredeloup (IRO)

René Collignon (CNRS)

Arlette Gautier (Un iversité de Brest)

Charlotte Guénard (Un iversité Paris 1-IEDES)

Christophe Z. Guilmoto (IRD)

Nolwen Henaff (IRO)

Marie-José Jolivet (IRD)

Évelyne Mesclier (IRDJ

Pascale Phélinas (IRDJ

Laurence Quinty (IRD)

Jean Ruffier (CNRS - Université de Lyon 3)

Jean-Fabien Steck (Université Paris Ouest - Nanterre)

Michel Laurent

RD CllOlll

Nolwen Henaff

Autrepart, sur le site de l'I RD www.autrepart.ird.fr

Indexé dans / lndexed in • INIST-CNRS • INGENTA • African Studies Centre, Leiden, www.asc leiden.nl/Library/

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À thème exceptionnel, numéro double

Lorsqu'en février 2010, nous avons lancé un appel à contributions pour ce numéro sur les «familles transnationales», nous n'imaginions pas qu'il susciterait un tel enthousiasme.

Si la perspective transnationale apparaît de manière croissante dans les études sur les migrations - comme en témoigne le numéro 56, « Migrations et transformation des paysages religieux» la famille n'avait pas été au centre d'un numéro thématique de la revue depuis la parution de « Familles du Sud » en l 997. Le croisement des deux thèmes - famille et perspective transnationale - a donc suscité un nombre très élevé de propositions, et nous a amenés à faire le choix, à titre exceptionnel, de publier un numéro double.

Ce choix a entraîné des modifications dans notre calendrier de publication pour lannée 2011. Le numéro 57-58 est ainsi livré à la date habituelle de sortie du deuxième numéro de l'année. Le numéro 59, «Inégalités scolaires au Sud: Genèse, transforma­tion et reproduction», paraîtra en septembre et l'année se terminera avec la parution du numéro « Variations » au mois de novembre.

Nous vous présentons toutes nos excuses pour ces modifications et pour le retard dans la livraison de ce premier numéro de l'année. Nous vous souhaitons une très bonne lecture de cet Autrepart où nous avons multiplié, autant que faire se peut, les approches et les terrains.

Le Comité de rédaction

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2005

Derniers numéros parus

33 ln venter le patrimoine urbain dans les villes du Sud, Galila El Kadi, Anne Ouallet et Dominique Couret

34 Variations et Hommages

35 Les ONG à l'heure de la" bonne gouvernance ,,, Laëritia Atlani-Duault

36 Migrations entre les deux rives du Sahara, Sylvie Bredeloup et Olivier Pliez

2006 37 La migration des emplois vers le Sud, Nolwen Henaff

38 La globalisation de l'ethnicité, Elisabeth Cunin

39 Variations

34 Tourisme culturel, réseaux et recompositions sociales, Anne Doquet et Sarah Le Menestrel

2007 41 On dirait le Sud .. ., Philippe Gernais-Lambony et Frédéric Landy

42 Variations

43 Prospérité des marchés, désarroi des travailleurs ?, Laurent Bazin et Pascale Phélinas

44 Risques et microfinance. Eveline Baumann et Jean-Michel Servet

2008 45 La ville face à ses marges, Alexis Sierra et Jérôme T adié

46 Restructurations agricoles au Sud et à l'Est, Alia Gana et Michel Srreith

4 7 Variations et dossier" dynamiques urbaines »

48 Les mondes posr-communistes. Quels capitalismes ? Quelles sociétés ?, Cécile Batisse et Monique Selim

2009 49 La fabrique des identités sexuelles, Christophe Braqua et Fred Eboko

50 Les produits de terroir au service de la diversité, Marie-Christine Cormier-Salem et Bernard Roussel

51 Variations

52 Régulation de naissances et santé sexuelle: où sont les hommes ?, Armelle Andro et Anno.bel Desgrées du Loû

2010 53 Vieillir au Sud, Philippe Antoine et Valérie Golaz

54 Éducation et conflits, Magali Chelpi-den Hamer, Marion Fresia, Eric Lanoue

55 Variations

56 Migrations et transformations des paysages religieux, Sophie Bava, Stephania Capone

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Autrepart

n° 57-58, 2011

Sommaire

La famille transnationale dans tous ses états Éditrices scientifiques: Élodie Razy, Virginie Baby-Collin

Élodie Razy, Virginie Baby-Collin: Introduction................................................... 7

Anne-Christine Trémon: Parenté flexible. Ajustements familiaux et accumulation de capitaux dans la diaspora chinoise en Polynésie française..... 23

Mirjam De Bruijn, Inge Brinkman: "Communicating Africa". Researching Mobile Kin Communities, Communication Technologies, and Social Transformation in Angola and Cameroon .... .................................................... 41

Azita Bathaïe : Les relations familiales à distance. Ethnographies des migrations afghanes . .......................... ............... .... ............... ........... ........... .. ................. .... . 59

Aurélia Michel, Delphine Prunier, Laurent Faret : Familles migrantes et ancrages locaux au Mexique : trajectoires et patrimoines migratoires dans la région de Tehuantepec...................................................................................... 77

Geneviève Cortes : La fabrique de la famille transnationale. Approche diachronique des espaces migratoires et de la dispersion des familles rurales boliviennes....................................................................................................... 95

Hassan Boubakri, Sylvie Mazzella: L'horizon transnational d'une famille tunisienne élargie ... .. .. .. .. . .. .. .. .. .. .. .. . .. .. .. .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. . . .. ... .. . .. . . .. .. .. . .. . .. .. .. .. . .. . . 111

Josiane Le Gall, Deirdre Meintel : Liens transnationaux et transmission intergénérationnelle : le cas des familles mixtes au Québec............................. 127

Laura ~~ria : Fam!lle~ salva,d~rie~nes à!' épreuve de la distance : solidarités familiales et soms mtergenerat10nnels............ ........ ... . .............. ............... .... ..... 145

Mathilde Plard : Familles transnationales et parents vieillissants à Chennai ~Inde): c;ir_ganisati~n ~e~ solidarités intergénérationnelles dans un espace 1ntrafam1hal mond1ahse ................................................................................... 163

Juliette Sakoyan: Les frontières des relations familiales dans l'archipel des Comores . .. .. .. . .. .. .. .. .. . . . . . .. .. .. .. .. .. . . . . . .. .. .. .. . . .. . .. .. .. .. .. . . .. . . . . . .. .. .. .. . . . .. .. .. .. .. .. .... .. . . ... . 181

Isabel Yépez del Castillo, Carmen Ledo, Mirko Marzadro : « Si tu veux que je reste ici, il faut que tu t ·occupes de nos enfants ! » Migration et maternité transnationale entre Cochabamba (Bolivie) et Bergame (Italie)....................... 199

Fedora Gasparetti : Relying on Teranga : Senegalese Migrants to Italy and Their Children Left Behind........................................................................................ 215

Bruce Whitehouse : Approche comparative des familles dispersées (Mali-Congo): éducation et espaces nationaux................................................ 233

Émilie Barraud : Kafâla transnationale. Modalités de formation des familles kafilates de France............................................................................................ 247

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Jacinthe Mazzocchetti : Fermeture des frontières et liens transnationaux : un terrain auprès de primo-migrants africains en Belgique .............................. 263

Elise Prébin : Le projet transnational des familles sud-coréennes de la classe moyenne........................................................................................................... 281

France Bourgouin : Des individualistes globaux : ruptures et discontinuités dans les familles d'élites africaines transnationales.......................................... 299

Notes de lecture

Virginie Baby Collin: Bryceson Deborah, Vuorella Ulla, 2002, The Transnational Family: New European Frontiers and Global Networks, New York, Berg Publishers, 288 p................................................................... 315

Assaf Dahdah : Roulleau-Berger L., 2010, Migrer au féminin, Paris, PUF, coll. La nature humaine, 182 p. .. .. . ............. ............... ......... .. . ........... .. .......... .... 317

Josepha Milazzo: Sole C., Parella S., Cavalcanti L. (dir.), 2008, Nuevos retos del transnacionalismo en el estudio de las migraciones, Madrid, Observatorio permanente de la inmigraciôn, 246 p................................................................ 319

Armelle Choplin: Walther Olivier, 2008, Affaires de patrons: villes et commerce transfrontalier au Sahel, Bruxelles, P. Lang, 4 78 p. .......... 320

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La famille transnationale dans tous ses états

Élodie Razy*, Virginie Baby-Collin**

Dans un contexte marqué par l'intensification des migrations internationales et leur résonance politique grandissante, le devenir des hommes, des femmes et des enfants qui, entre plusieurs espaces, «font ou défont famille » et recomposent leurs liens de filiation, d'alliance et de germanité, ne suscite encore qu'un intérêt modéré, alors même qu'au Nord comme au Sud, il s'agit d'une réalité devenue incontournable, dont les conséquences sociales sont souvent problématiques, voire dramatiques.

Documenter la grande variété des destinées qui articulent parenté et migration à partir des configurations et des terrains les plus divers pour interroger les pra­tiques quotidiennes des membres de la « famille transnationale dans tous ses états »

est l'ambition de ce numéro 1• Mettre l'accent sur le quotidien permet d'entrer

dans l'intimité des relations, supports d'une gestion «à distance» de questions relatives aux domaines économique, affectif, éducatif, ou logistique, constitutives d'un espace transnational.

La coordination bi-disciplinaire de ce volume allie réflexion sur la parenté et la famille, de tradition anthropologique, d'un côté, et analyse de la distance et du rapport spécifique aux lieux, plus proprement géographique, de l'autre. Comment la gestion de la distance et la tentative de son affranchissement recomposent-elles la famille ? Comment la famille construite dans un espace transnational oblige­t-elle à repenser le rapport des individus aux territoires devenus discontinus et réticulés de leurs pratiques quotidiennes, et aux membres de leur réseau de parenté dispersé? Quelles sont les caractéristiques d'une famille transnationale? Cette notion épuise-t-elle tous les aspects de la réalité observée? Les situations présentées illustrent la manière dont la famille et les espaces que ses membres investissent peuvent être l'enjeu de contraintes, de stratégies, ou de ressources, activées différemment selon les individus et les lieux, au cours de l'évolution des configurations migratoires et du cycle de vie.

Anthropologue. Cniversité de Liège. Géographe, Université de Provence.

l. Les coordinatrices remercient vivement N. Henaff, directrice de la revue par intérim, pour son soutien et son travail d'édition dans la finalisation de ce numéro.

Autrepart (57-58), 2011, p. 7-22

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La perspective transnationale

La perspective transnationale, initiée au début des années 1990 par des socio­logues et anthropologues dans le droit fil du courant postmoderne et des théories de la mondialisation, place le migrant, devenu « transmigrant » [Glick Schiller, Basch, Blanc-Szanton, 1992] ou « paysan transnational » [Kyle, 2000], à la jonc­tion de plusieurs « espaces sociaux transnationaux » [Faist 1998, Pries 1999], au cœur de « territoires circulatoires » [Tarrius, 2002]. Les migrants construisent des « champs sociaux transnationaux » qui traversent les frontières nationales [Basch, Glick Schiller, Blanc-Szanton, 1994 ], donnant naissance à des « communautés transnationales» [Rouse, 1989; Goldring, 1992; Faret, 2003], des« villageois transnationaux » [Levitt, 200 l] ou encore des « vies transnationales » [Smith, 2006]. Échappant à une vision de la migration conçue en termes dichotomiques sur le plan spatial et temporel, la perspective transnationale, dynamique, privilégie le point de vue des acteurs migrants, non plus ici ou là-bas, mais ici et là-bas, entre deux mondes, voire plus, articulés par différents réseaux notion clé alors revisitée. La question de l'assimilation et de l'intégration est déplacée vers le possible déploiement d'identités et de loyautés multiples, notamment envers des États-nations « déterritorialisés », que le transnationalisme interroge. L'individu et la densité de ses réseaux sociaux sont l'unité d'analyse privilégiée des études qui envisagent principalement la perspective transnationale comme une forme de mondialisation par le bas - non institutionnelle ou étatique mais qui prend sa source dans les pratiques des acteurs migrants [Smith, Guarnizo, 1998 ; Portes, 1997 ; Portes, Guamizo, Landolt, 1999 ; Tarrius, 2002]. De nombreux travaux décrivent les dimensions économiques (remises, entreprises transnationales), poli­tiques (participation à la vie politique du pays d'origine, activisme politique de l'extérieur), socioculturelles (carnavals populaires, élections de Miss ... ), ou reli­gieuses [Capone, 2010; Bava, Capone, 2010; Levitt, 2007] des activités et des pratiques transnationales [voir par exemple le bilan de Levitt, Jaworsky, 2007].

Les tenants du transnationalisme ont rapidement prêté le flanc à la critique, venue de certains anthropologues [ Assayag, 1998 ; Amselle, 2002], de sociolo­gues, et d'historiens, rappelant la profondeur historique des phénomènes [Wal­dinger, 2006]. La focale transnationale met-elle au jour un changement de degré ou de nature du phénomène migratoire ? L'ampleur de la révolution technolo­gique, qui a permis le développement et l'accélération des communications comme des déplacements, est mise en avant pour affirmer sinon un phénomène nouveau, du moins un changement d'échelle qui justifie l'avènement d'une nouvelle perspective.

Malgré la richesse de cette réflexion théorique, nombreux sont ceux qui regret­tent, aujourd'hui encore, le manque de matériaux empiriques sur les pratiques transnationales [Dahinden, 2005 ; Berthomière, Hily, 2006; Fibbi, D' Amato, 2008]. Dans les sciences sociales et humaines, la perspective transnationale est aujourd'hui largement utilisée pour étudier de nombreuses dimensions de la vie des migrants. Pour autant, les dynamiques familiales, dont les premières études

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La famille transnationale dans tous ses états 9

avaient souligné l'importance du déploiement par-delà les frontières, ont été rela­tivement peu étudiées pour elles-mêmes, notamment en Afrique [Grillo, Mazzu­catto, 2008]. En particulier, les répercussions des mouvements transnationaux sur les pratiques familiales restent, à ce jour, peu explorées [Le Gall, 2005 ; Parella, 2007].

La« famille transnationale » en question

Un champ de recherches défriché La famille « transnationale » constitue rarement un axe de réflexion avant la

fin des années 1990, voire Je début des années 2000. Les travaux de Glick Schiller sur la famille haïtienne, de Basch sur les migrants caribéens et de Blanc-Szanton sur les Philippins [Basch, Glick Schiller, Blanc-Szanton, 1994], ou ceux de Rouse sur les migrants ruraux du Michoacan mexicain en Californie ( 1989], font figure de pionniers. Dans les années 1990, certains chercheurs analysent la parentalité en décrivant des «familles astronautes» lorsque parents et enfants vivent séparés [Wiltshire, 1992], et des « enfants parachutes » lorsque ceux-ci migrent seuls [Zhou, 1997; Waters, 2002). Ong [1999] s'intéresse à la diaspora chinoise à travers ses réseaux de liens familiaux et commerciaux, et propose la notion de « flexible citizenship ». Les publications, principalement anglophones, se multi­plient dans les années 2000, d'abord en Amérique du Nord puis en Europe. Cham­berlain et Leydesdorff [2004] éditent un numéro de la revue Global Networks, "Transnational Families: Memories and Narratives". Les liens, la maternité trans­nationale, le care, les membres de la famille, notamment les enfants, que les migrants laissent derrière eux (lejt behind), ou encore les alliances ... sont autant d'orientations qui émergent ou sont revisitées [Olwig, 1999 ; Gardner, Grillo, 2002; Constable, 2005; Yeho, Huang, Lam, 2005; GIIM, 2010]. C'est également le cas du rôle joué par le genre dans les recompositions familiales en situation migratoire [Ho, 1993 ; Chee, 2005 ; Pribilsky, 2007 ; Pedone, 2004]. À ces travaux s'ajoutent quelques productions francophones, qui s'inscrivent dans cette perspec­tive transnationale tout en l'interrogeant [Streiff-Fénart, 1999 ; Delaunay, Lestage 1999 ; Le Gall, 2002 ; Audebert 2006 ; Monsutti, 2004 ]. Parallèlement, la persis­tance des liens familiaux à la seconde génération mobilise les chercheurs [Levitt, Waters, 2006].

Trois ouvrages ont marqué la littérature traitant des dynamiques familiales transnationales. Bryceson et Vuorela [2002) 2 ouvrent réellement le champ de ces études en Europe. Parrefias [2005] donne la parole à des acteurs oubliés, les enfants lejt behind aux Philippines, et met au jour les recompositions relationnelles « réus­sies » ou « avortées » au sein de la famille, comme leurs conséquences sur les enfants. Enfin, Olwig [2007] revisite, à la lumière des «théories relationnelles de la parenté » la famille caribéenne à partir de !'analyse de trois réseaux familiaux

2. Voir note de lecture dans ce numéro.

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dispersés, et produit des narratives pour saisir la manière dont les vies et les identités sont modelées par les origines, un certain imaginaire et les déplacements entre différents lieux 3•

Si les récits de vie sont généralisés,!' ethnographie présente quant à elle souvent un certain flou, plus épistémologique que méthodologique, illustré par le glisse­ment qui peut s'opérer entre le discours sur les pratiques et les pratiques elles­mêmes, ou encore par une certaine décontextualisation des matériaux. Le foison­nement récent des études sur des dimensions familiales du phénomène transnational renvoie notamment à deux évolutions sociales majeures. La fémini­sation migratoire est un objet de recherche développé tardivement [Morokvasic, 1984], bien que plus largement étudié depuis [Catarino, Morokvasic, 2005; Pessar. Mahler, 2003 ; Mozère, 2002 ; Roulleau-Berger, 2010 4]. Elle renvoie aux regrou­pements familiaux, à l'entrée de femmes migrantes seules dans certaines sphères d'activités, telles que le travail domestique, l'économie du care, et le commerce transnational [Bouly de Lesdain, 1999; Schmoll, 2004], ou encore la prostitution [Oso Casas, 2006]. L'émergence des travaux sur le care [Baldassar, Baldock, Wilding, 2007] renvoie au vieillissement mondial de la population, qui pose des questions spécifiques au Sud où les structures d'accueil des personnes âgées sont encore très peu nombreuses à propos de la prise en charge des aînés, longtemps exclusivement familiale [Attias-Donfut, Rosenmayr, 1994; Antoine, Golaz, 2009]. Dans les sociétés industrialisées, l'allongement de la vie et le poids démographique des personnes âgées alimentent les filières migratoires féminines internationales, à mesure que se généralise le travail des femmes 5 .

Malgré l'intensification récente des publications qui ambitionnent de mettre à l'honneur les pratiques, les données ethnographiques sur les dynamiques fami­liales transnationales font encore tout autant défaut que les efforts de clarification conceptuelle.

Déclinaisons terminologiques et définitions Une multitude de notions forment le champ lexical etic du phénomène migra­

toire impliquant des individus apparentés, séparés pour des durées variables. Aux familles sont associés pêle-mêle les qualificatifs « international », « multilocal », « multilocal binational», « multi-sited », «transcontinental», « dispersed »,

« transnational family » dans la littérature anglophone, tandis que !'on trouve dans la littérature francophone les termes de « parenté flexible », «famille transnatio­nale », « famille à distance », « famille dispersée », ou encore « famille globale ».

La notion de famille mobilise le versant relationnel, alors que les termes « hou­sehold », «foyer», ou «ménage» sont souvent employés pour définir une unité localisée. Le terme « dispersé » traduit le caractère éclaté de ce qui est considéré

3. En ce sens. les narratil•es vont au-delà des récits de vie, dans une perspective postmoderne [Rapport. 2000].

4. Voir note de lecture dans ce numéro. 5. Notion de "chaîne globale du soin » [Ehrenreich. Hochschild. 2003 ].

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la famille transnationale dans tous ses états 11

par les individus eux-mêmes comme la famille, étudiée à travers la notion de réseau de parenté - parfois décrit comme « parentèle » - qui se substitue à celle de famille. On parle alors de «réseau de parenté transnational », de «parenté transnationale». L'accent peut être mis sur les narratives [Olwig, 2007], ou sur les liens et les pratiques, sans préjuger des cadres de référence enchevêtrés convo­qués dans, et entre différents contextes, eux-mêmes ancrés dans des espaces phy­siques, nationaux, sociaux, symboliques ou encore juridiques.

Enfin, des termes spécifiques désignent certains acteurs de ces familles ou de ces réseaux, comme les « pères astronautes » [Ong, 1999] ou les « pères à dis­tance» [Barou, 2001]. Le numéro nous en fait découvrir des variantes vernacu­laires - les « pères-oies » ou « pères-pingouins » de Corée du Sud (Prébin) - ou analytiques les « mères voyageuses » (Boubakri, Mazzella) ou « mères transna­tionales» (Yépez, Ledo, Marzadro).

Les préfixes qualifiant le rapport à l'État-nation, au lieu ou au site (inter. bi, multi, trans), illustrent plusieurs changements de perspective (intégration/assi­milation versus émancipation ; institution versus société civile ; formel versus informel). Leur choix renseigne les positions théoriques comme les approches, mais il complexifie un champ déjà dense, qui appelle quelques efforts de clari­fication. Si le préfixe « trans » traduit bien l'idée du passage, la référence exclu­sive aux États-nations, que présuppose l'adjectif« national>> (qu'il s'agisse de s'y référer ou de le dépasser), n'est assurément pas pertinente dans tous les contextes, et est même paradoxale, comme l'avait déjà souligné Hannerz [1996]. Apparues concomitamment au transnational, les notions de diaspora ou d'hybri­dité ont également dominé les études des migrations à la fin des années 1990 [Berthomière, Chivallon, 2006]. Toutes ces notions sont limitées par des défi­nitions qui les opposent à un pays d'origine, de transit ou d'arrivée, pensé comme culturellement homogène, peu soumis au changement, et le plus souvent assimilé à un État-nation.

Dérouler cette pelote terminologique nécessite de réfléchir sur la valeur heu­ristique et le champ sémantique de la notion de « famille transnationale », qui semble avoir pris le pas sur les autres expressions, englober certaines d'entre elles, voire dissimuler des acteurs centraux, comme les femmes, reléguées dans la sphère privée, ou les enfants [Orellana, Thorne, Chee, Lam, 2001]. Les critères d'appar­tenance et la morphologie de la famille ne sont souvent pas précisés [Le Gall, 2005], et on retrouve deux critères généraux : la dispersion géographique des membres de la famille, et le maintien de liens étroits par-delà des frontières éta­tiques. D'aucuns voient une richesse dans ce flou. Bryceson et Vuorela [2002] envisagent la famille transnationale comme une « communauté imaginée » [Anderson, 1983], dont les contours se redessinent au fil du temps et des échanges : frontiering et relativizing families, leurs deux concepts clés, permettent d'analyser les évolutions de la famille avec la distance, la durée de l'éloignement, et selon ses membres. Les liens de parenté peuvent être distendus ou dissous, ce qui

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interroge la vision quelque peu unifiée de la famille transnationale envisagée à partir des seuls liens maintenus 6 •

Un autre point de vue peut cependant être défendu. Il n'est en effet pas anodin que les déclinaisons locales de la « famille », et plus largement, de la parenté n'aient pas fait l'objet de plus d'attention dans les définitions et analyses 7 •

L'expression « liens du sang » y est récurrente, et la référence à la famille se borne souvent à renseigner son caractère nucléaire ou étendu. Le système de parenté les règles de la filiation ou de !'alliance, la germanité, la résidence, les systèmes d'allitudes, l'institution du confiage, les relations de pseudo-parenté, etc. et leur pendant, la «parenté pratique», qui caractérisent les espaces vécus et traversés par les migrants, et, par voie de conséquence, la manière dont ils pensent et vivent leurs relations dans ces différents univers de sens, et dans des contextes particuliers, n'ont, au mieux, qu'une place périphérique dans les travaux [Van Djik, 2002].

La question de la pérennité de la famille transnationale se pose tout autant que celle de sa définition, pour deux raisons principales. Tout d'abord, le transnational est soumis à l'épreuve du temps. Les régions d'origine ne sont-elles pas condam­nées à se vider? L'intégration ou !'assimilation ne finissent-elles pas toujours par l'emporter? Ensuite, envisageant la question sous l'angle de la transmission, quel rôle les jeunes générations jouent-elles dans la redéfinition de la famille ?

Partir du processus, plutôt que d'une définition dont le risque est une forme d' essentialisation de la famille déjà bien présente dans les politiques migratoires elles-mêmes [Razy, 2010], permet d'envisager la persistance de« styles de vie» auxquels les enfants peuvent être préparés, les changements dans la durée et, le cas échéant, les phénomènes de « détransnationalisation » des familles, de « cos­mopolitisation » (Bourgouin) ou encore de « reterritorialisation » (Michel, Prunier, Faret).

Transnationalisation des familles et vie quotidienne

Le numéro s'ouvre sur deux articles qui interrogent la profondeur historique du phénomène de transnationalisation de la famille, en réfléchissant sur la parenté et le paradigme transnational : Trémon pour la Polynésie et la diaspora chinoise ; De Bruijn et Brinkman pour les communautés camerounaises et les réfugiés des guerres angolaises. Un ensemble de textes discutent ensuite la dispersion au sein d'unités plurigénérationnelles, et les recompositîons des liens qui s'y opèrent dans des contextes inégalement étudiés dans la littérature - Afghanistan (Bathaïe),

6. Les travaux sont nombreux sur la désagrégation de la famille. l'individualisation. l'importance croissante des individus au-delà des structures sociales élémentaires (parmi lesquelles la famille) qui consti­tuaient leur prisme d'analyse privilégié. Dans les sociétés des Sud. l'un des tout premiers numéros de cette revue questionnait les représentations, les rôles et les rapports familiaux à l'heure de l'accélération des mobilités et des échanges contemporains [Gautier, Pilon, 1997].

7. À quelques notables exceptions près. dont Monsutti [2004].

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Mexique (Michel, Prunier, Faret), Bolivie (Cortes), Maghreb (Boubakri, Maz­zella), Canada (Le Gall, Meintel). Ces reconfigurations sont abordées sous l'angle du care dans les textes portant sur les personnes âgées en Inde (Piard), en Belgique et en Australie (Meria), et sur les enfants aux Comores (Sakoyan). Les enfants sont au cœur des quatre contributions qui suivent, que ce soit à travers l'exercice de la maternité à distance entre la Bolivie et Iïtalie (Y épez, Ledo, Marzadro ), ou dans les phénomènes de circulation et de confiage des enfants entre le Sénégal et l'Italie (Gasparetti), le Mali et le Congo (Whitebouse), ou encore dans Je contexte franco-maghrébin (Barraud). Barraud analyse les contraintes juridiques et politi­ques fortes que Mazzocchetti place au centre de sa réflexion sur l'Europe-forte­resse, en envisageant leur impact sur des migrants d'origine africaine en Belgique. Les deux textes qui clôturent le numéro rendent compte des stratégies parentales de mobilité sociale, et de leurs répercussions sur les jeunes et les relations fami­liales, dans les contextes sud-coréen (Prébin) et sud-africain (Bourgouin). Prébin montre pourquoi l'État valorise la famille transnationale, et comment se déploient les dispositifs éducatifs des classes moyennes sud-coréennes. En mettant l'accent sur des individus en rupture avec leur famille, Bourgouin évoque quant à elle la possible dissolution de la famille transnationale.

Les recherches sur les familles transnationales adoptent généralement une démarche multisituée, selon la proposition de Marcus [ 1995], suivant ce, et ceux, qui circulent, souvent sur plusieurs générations, passant d'un terrain localisé clas­sique à un terrain relationnel dans lequel lanalyse des réseaux est centrale. Les contributions ici présentées font état de diverses méthodes d'enquêtes et focales d'analyse, qui s'inscrivent dans des disciplines et des traditions différentes : outre l'anthropologie et la géographie, la sociologie et lhistoire sont représentées. De façon originale, Prébin construit une ethnographie autour de son expérience auto­biographique d'adoptée internationale, et le caractère introspectif de sa démarche permet de pénétrer dans l'intimité vécue du phénomène familial décrit. La majorité des articles sont construits sur des récits de vie recueillis auprès de familles dont les membres ont été rencontrés dans au moins deux espaces de la migration (Yépez, Ledo, Marzadro; Whitehouse; Merla; Boubakri, Mazzella; Sakoyan; Bathaïe). D'autres privilégient une analyse située dans les pays de départ (Piard; Cortes; Michel, Prunier, Faret), ou d'accueil (Mazzochetti; Le Gall, Meintel; Gasparetti). Un certain nombre de contributions s'inscrivent également dans le temps long des générations successives. Cortes observe la fabrique des processus transnationaux sur vingt ans de terrains d'enquête répétés, tandis que Trémon travaille, à l'aide d'entre­tiens et d'archives historiques, sur près d'un siècle de transformations, et que De Bruijn et Brinkman resituent une « communauté translocale » dans son historicité.

« Familles transnationales » : contours changeants, échelles variées Un certain nombre de textes questionnent les contours, la constitution ou la

signification de la famille transnationale. Trémon montre ainsi comment la «parenté flexible », notion plus souple que celle de famille, est un système de relations envisagé dans une triple dimension relationnelle, processuelle et pratique,

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mobilisable dans le contexte transnational. Ne pas reconnaître une fille à la nais­sance permet laccession à la nationalité française de lenfant sans père ni mère, et facilite ensuite l'ouverture de patentes légales à son nom, ce qui s'inscrit dans une logique familiale d'accumulation capitaliste, qui joue sur les statuts différen­ciés de ses membres, et le matériau même de la parenté. Barraud, qui envisage la parenté transnationale dans le contexte spécifique de la kafâla (procédure de recueil légal d'enfant au Maroc et en Algérie), décline la manière dont, au fon­dement du processus d'adoption, cette parenté peut être largement imaginée (l'enfant permettant de renouer avec une quête des racines de ses parents adop­tants, issus de la migration), ou à l'origine d'un recueil d'enfant intrafamilial. À partir de l'exemple des mineurs d'âge et des femmes originaires d'Afrique, Mazzocchetti montre qu'en Europe, la législation fige la parenté sur la base de critères biométriques, mais que la mise en œuvre de stratégies de contournement du statut juridique assigné (travestissement des généalogies : mariages-papiers) travaille en retour le matériau de la parenté. L'idéologie essentialiste mise au service d'un contrôle des flux migratoires rend cependant le fonctionnement de la famille transnationale et les regroupements familiaux difficiles. Prébin envisage la manière dont les familles séparées et les enfants adoptés, négativement perçus dans une histoire nationale sud-coréenne marquée par les guerres et les souf­frances, ont fait l'objet depuis les années 1990 d'une politique des retours, qui transforme les séparations tragiques en « familles globales », et les enfants en « ambassadeurs de la diaspora ».

Comme la« famille», l'échelle« transnationale» des relations est discutée dans plusieurs contributions. Dans certaines cultures de la mobilité 8, où les circulations internationales ne sont que le prolongement des circulations internes, les processus de recompositions familiales à l'œuvre ne sont pas spécifiques, et le qualificatif de transnational n'est pas opérant pour décrire les liens familiaux (Michel, Prunier, Faret). Whitehouse, comparant les effets des migrations internes et internationales d'une communauté au Mali, à laquelle il donne le pseudonyme de Togotala, conteste la spécificité d'un lien transnational dans des sociétés où l'on peut être politiquement à « r étranger » mais culturellement « chez soi », et où certaines frontières inté­rieures peuvent être des cadres beaucoup plus prégnants et contrastés que ceux des États-nations. La dispersion des membres de la parentèle afghane, décrite par Bathaïe (en Afghanistan même et au-delà, en Asie - au Pakistan, en Iran ou en Europe - en Grèce), est ainsi constitutive de groupes plurilocalisés, transnationaux ou non. La référence au cadre des États-nations est aussi remise en question par De Bruijn et Brinkman, qui ont recours à la notion de « communauté translocale » fonctionnant dans la longue durée, en mobilisant l'imaginaire de ses membres, dans des espaces traversés par des mobilités historiquement construites indépendamment des cadres nationaux (Cameroun, Angola/Namibie).

8, C'est-à-dire des sociétés dans lesquelles la mobilité spatiale est. de longue date. au fondement de l'organisation sociale [Murra. 2002].

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Travailler, éduquer, soigner, transmettre. Des enjeux à géométrie variable Les relations économiques (envois et remises), souvent envisagées comme l'un

des fondements du fonctionnement des familles transnationales, restent prégnantes dans les articles de ce numéro, tout comme les différences de niveaux de déve­loppement (entre le Sud et le Nord, d'un Sud à l'autre, entre milieu rural et milieu urbain ... ), qui orientent les départs. Les textes mettent cependant presque tous l'accent sur d'autres enjeux. L'éducation des plus jeunes, le care, et les soins prodigués aux malades ou aux personnes âgées, peuvent être la cause de la migra­tion ou le domaine investi de manière privilégiée par les membres de la « famille transnationale» partis à l'étranger, de même que le souci de la constitution d'un patrimoine et de sa transmission à la génération suivante, qu'il soit économique, foncier (Michel, Prunier, Faret) ou encore culturel (Le Gall, Meintel). Les contri­butions envisagent ainsi la famille transnationale d'un point de vue non seulement économique, mais aussi reproductif et émotionnel, relativement peu abordé dans la littérature [Parella, 2007].

La prise en charge des enfants et leur éducation - familiale ou scolaire - sont souvent au premier rang des préoccupations des parents, et s'inscrivent dans des circulations enfantines sexuées et des formes de confiage déclinées à différentes échelles [Goody, 1982; Razy, 2007]. Exploré au travers d'institutions locales comme la kafâla (Barraud), ou le conjïage (Gasparetti), l'investissement parental interroge les stratégies de reproduction et de mobilité sociale comme la transmis­sion et l'identité. Les stratégies éducatives des parents sont mises en avant, tant dans le cas des familles de commerçants maghrébins (Boubakri, Mazzella), des communautés maliennes (Whitehouse), et des Chinois de Polynésie (Trémon), que des élites africaines (Bourgouin) ou sud-coréennes (Prébin). La question de la scolarisation et de l'éducation à l'étranger peut même être anticipée, en program­mant la naissance d'enfants dans des pays du Nord en vue d'y acquérir la natio­nalité, d'éviter les tracasseries administratives, et de leur assurer une circulation future sans obstacles. Cela n'exclut pas de les envoyer grandir au pays dans un premier temps, afin de leur transmettre langue et culture d'origine, pendant que les parents continuent à travailler dans le pays d'accueil. Les différences entre les situations évoquées résident en partie dans l'âge ou la période à laquelle l'enfant est envoyé à l'étranger, dans son accompagnement éventuel par un proche, et le cas échéant, dans les contours de l'institution du confiage et sa traduction trans­nationale: confie+on l'enfant à un ami, à un parent, à une personne rémunérée. à une institution, ou le laisse-t-on seul ?

Pour les enfants left behind, ces questions sont résolues par la répartition des fonctions parentales et les remises, consacrées notamment aux frais de scolarité et aux soins des enfants. À partir de migrations vers l'Italie sont explorées diffé­rentes formes d'exercice de la parentalité à distance. Gasparetti analyse les enjeux des circulations pluridirectionnelles d'enfants sénégalais, qui s'inscrivent dans le contexte migratoire italien, et mobilisent valeurs locales d'origine (teranga) et

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stratégies de mobilité internationale; Yépez, Ledo et Marzadro envisagent les souffrances et les efforts générés par le difficile exercice de la maternité à distance à propos de l'éducation des enfants boliviens, ainsi que les conflits entre le père ou la grand-mère ayant la garde des enfants et la mère à distance, pourvoyeuse de remises. Bathaïe, dans le contexte des migrants afghans, analyse quant à elle le processus de soutien financier qui se met en place au niveau de la fratrie, quand le migrant paye les études de ses frères et sœurs.

Quand la maladie, la souffrance, ou la vieillesse touchent certains membres de la famille et rendent la prise en charge nécessaire, souvent en raison des carences en équipements sanitaires et sociaux des espaces d'origine, la notion de care active les liens transnationaux. Sakoyan aborde ainsi les itinéraires thérapeutiques d'enfants malades des Comores, leur évacuation sanitaire vers d'autres îles de l'archipel, ou vers la France métropolitaine. Maternité et paternité transnationales empêchées, dans des contextes de souffrance accrue par la maladie des enfants, sont au cœur de récits dont la lecture historique et politique éclaire des rapports de domination et le poids des frontières politiques sur les circulations, qui s'insinuent jusque dans le soin.

C'est le soin à distance des parents âgés qui est décliné dans les contributions de Meria et de Piard. La première décrit les efforts des enfants pour « soigner à distance», ou faire venir des parents âgés dans les pays d'immigration, et montre que les fortes solidarités familiales sont une condition de l'activation de liens exigeants, multidirectionnels et réciproques. À !'autre bout de la chaîne relation­nelle, Piard envisage la perspective du care à partir des discours des parents vieillissants de lélite brahmane restés en Inde, et dont les enfants ont émigré en Amérique du Nord. Les liens intergénérationnels se recomposent dans des contextes de dépendance, et l'éloignement des enfants peut induire des formes de marchandisation des solidarités.

L'établissement à l'étranger pose la question de la transmission de la culture d'origine aux jeunes enfants de la seconde génération [Le Gall, Meintel], de manière particulièrement intense dans le cas de la contraction de mariages mixtes. Le lien aux grands-parents via les voyages-visites, l'apprentissage de la langue, le prénom porté par !'enfant devient un vecteur essentiel de transmission culturelle et mémo­rielle. La constitution d'un patrimoine foncier peut aussi motiver les circulations des migrants, et conditionner les modalités des liens entretenus, notamment dans les régions rurales en transfonnation (Michel, Prunier, Faret), donnant naissance à des «économies familiales en archipel » [Quesnel, Del Rey, 2005].

Quels que soient les enjeux décrits, les textes soulignent que concilier aspira­tions individuelles et obligations familiales n'est pas toujours chose aisée.

Communiquer, circuler, se retrouver, se « regrouper » :

heurs et malheurs de l'actualisation des relations Les avancées technologiques en matière de (télé)communication et l'abaisse­

ment considérable de ses coûts contribuent à réduire les effets de la distance. Les

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nouvelles technologies coexistent avec des moyens de communication plus anciens, tel que le recours à des messagers (Bathaïe), dont les envois concernent des biens matériels et immatériels (vêtements, nourriture, nouvelles, règles). Les conversations téléphoniques, très largement dominantes, et la communication par internet (Skype), sont des outils d'actualisation des relations (Le Gall, Meintel ; de Bruijn, Brinkman), mais aussi d'articulation des réseaux, et parfois de fonc­tionnement au quotidien, dans le cas du soin à distance des jeunes comme des aînés. Mais le dialogue, voire la pratique de l'éducation ou du soin à distance, n'empêche pas les décalages de perception et de compréhension entre les uns et les autres, illustrant l'impossibilité de pallier totalement la distance.

Les reconfigurations relationnelles induites par l'absence ne sont pas toujours attendues ni maîtrisées [Parrenas, 2005], car les rôles changent au sein des familles. Le migrant afghan voyageur n'est pas tenu d'effectuer des transferts financiers, mais r émigré installé doit remplir ses obligations vis-à-vis de sa famille d'origine. Il peut même s'opérer, en cas de réussite économique, une redistribution des responsabilités qui prend la forme d'un renversement générationnel : le migrant peut devenir larbitre de transactions d'alliances, rôle habituellement dévolu à des notables de la génération de ses parents (Bathaïe). Ailleurs, les grands-mères peu­vent à la fois recevoir des fonds de leurs enfants, être des objets du care, et s'occuper des petits-enfants qui restent à leur charge quand les mères sont panies. Les mères qui envoient des fonds disposent d'un certain pouvoir de décision, notamment dans la gestion financière du quotidien de ceux qui sont restés, enfants, parents, mais aussi maris, ce qui n'est pas sans impact sur les relations intergé­nérationnelles, mais aussi de couple. L'absence des mères, loin de contribuer à une implication renforcée des pères, peut même aller jusqu'à leur désengagement (Yépez, Ledo, Marzadro). Dans d'autres contextes, le père peut être sacrifié sur l'autel de !'ascension sociale de ses enfants, lorsqu'il est éloigné de sa famille pour assumer la responsabilité morale et financière de choix éducatifs (Prébin).

Les visites dans les pays ou régions d'origine, les séjours des left behind et les réunions familiales constituent, lorsqu'ils sont possibles parfois au bout de nombreuses années de séparation - des moments critiques de réunification des familles dispersées qui peuvent éveiller des sentiments ambivalents, et produire des effets contradictoires. La version la plus aboutie en est le regroupement fami­lial de fait, qui peut défier les canons du droit (Meria ; Mazzochetti), et intervenir dans le pays d'accueil, impliquer un retour du migrant, ou encore se construire sur des mobilités familiales articulées pouvant aller jusqu'à la bipolarité ou double résidence (Cortes), la recherche de« doubles présences», ou le maintien de «pré­sences rotatives» entre les différents lieux (Boubakri, Mazzella). Plusieurs contri­buteurs remettent en question l'idéal social du regroupement familial : I' acquisi­tion d'un statut de résident voire de la nationalité - est en réalité un passeport de circulation plus qu'un outil d'intégration. Les personnes âgées (Piard; Meria) souhaitent rarement quitter leur pays, allant parfois à lencontre des projets de regroupement que portent leurs enfants, motivés par des contextes de prise en charge des soins médicalement plus performants au Nord. Les parents migrants

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dont les charges de travail sont lourdes, et les conditions de vie pas toujours propices à la venue de leur famille, ne souhaitent pas forcément l'installation de leurs enfants, craignant leur isolement dans des contextes nouveaux, ou leur mar­ginalisation sociale (Yépez. Ledo, Marzadro). Les stratégies peuvent également différer selon le sexe : dans le groupe décrit par Boubakri et Mazzella, les garçons quittent la Tunisie relativement jeunes pour aller travailler dans l'affaire familiale à Marseille, tandis que les filles restent au pays avec leur mère le temps de leurs études, ce qui a des conséquences sur les séparations prolongées des parents.

Si la séparation est bien le point commun entre toutes les histoires racontées, ses enjeux et ses répercussions sur la vie des intéressés sont multiples, en fonction de ses conditions et des contextes dans lesquels elle intervient. Bourgouin, retraçant les parcours d'études transnationaux, la réussite économique, et la vie cosmopolite des jeunes générations issues des élites africaines, décrit des individus en rupture non-conflictuelle avec leurs familles et les modèles qu'elles représentent. Les élites issues de l'époque coloniale ont ainsi mis en œuvre une stratégie de reproduction sociale qui a conduit la génération suivante à adopter une «culture néolibérale du capitalisme mondial » en tous points contraire à ses valeurs. Dans ce contexte, la famille transnationale évolue vers sa dissolution dans un « cosmopolitisme indivi­dualiste » délié de toute identité familiale, ethnique ou encore nationale.

À l'inverse, en proposant le terme de « fabrique », Cortes observe l'édification progressive des liens familiaux : le fonctionnement transnational est une œuvre col­lective, plurigénérationnelle, qui permet de passer d'une «géographie de la locali­sation» à une «géographie de la relation». Loin d'être temporaire, le lien familial est alors construit sur la force des cohésions familiales et leur capacité à jouer des ressources spatiales pour trouver des formes de pérennisation dans la distance.

Conclusion

Les contraintes structurelles ou conjoncturelles, d'ordre économique, politique et juridique, (coût des voyages, difficultés de passage des frontières, illégalité, etc.) influent sur les conditions de la transnationalisation des familles et leur quotidien. Si les États-nations en modèlent les liens, c'est dans leur articulation à d'autres cadres de référence, enchevêtrés et non unifiés, institutions sociales et culturelles. dont, au premier chef, la parenté. La bi- ou pluri-localisation des familles repose souvent sur des stratégies non exemptes de sacrifices et de remises en question, qui intègrent et dépassent les contraintes des territoires investis pour les activer comme des ressources. Il s'agit alors de construire un projet d'investissement financier, éducatif, familial, jouant sur les potentialités des espaces qu'il articule, et permettant lédification d'un mode de vie transnational qui peut se déployer sur plusieurs géné­rations. Le transnational n'est pas le pis-aller de l'intégration, mais il implique une nécessaire liberté de circulation qui garantit des espaces de rencontre.

Si les bénéfices de l'entreprise de transnationalisation de la famille peuvent être élevés sur le plan économique et symbolique - on pense notamment à

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l'autonomie acquise par les migrantes individuellement, collectivement, ou même à une échelle macroéconomique, les différents articles de ce numéro sou­lignent aussi l'ampleur de ses coûts sociaux et affectifs. La durée des séparations, les ajustements, et les évolutions des aspirations des membres de la famille peu­vent être source de souffrance, de conflit, d'amenuisement voire de rupture des liens. La liberté de circulation, souvent restreinte par les politiques migratoires, est au fondement de la construction de modes de vie transnationaux qui s 'inscri­vent dans le droit, aujourd'hui mis à mal, de se retrouver, de vivre «en famille».

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Parenté flexible. Ajustements familiaux et accumulation de capitaux dans la diaspora chinoise

en Polynésie française

Anne-Christine Trémon *

La forme et J' organisation des familles, des lignages et des clans chinois telles qu'on peut les observer aujourd'hui en Polynésie française résultent d'un ensemble de changements directement corrélés à la migration et à l'installation dans le pays d'accueil. Les rapports de génération, de sexe et de germanité se sont ajustés à la situation transnationale dans laquelle se sont trouvés les migrants et leurs descen­dants. Initiées par des spécialistes des migrations [Kearney, Nagengast, 1989 ; Glick Schiller, Hasch, Blanc-Szanton, 1992 ; Rouse, 1992], les « études transna­tionales» n'ont pas toujours précisé ce qui, au-delà du fait migratoire, qui n'a en soi rien de nouveau [Waldinger, 2006], faisait leur spécificité. La tentative la plus poussée dans cette direction est celle de Portes, Guarnizo et Landolt, qui souli­gnent qu'il est préférable de restreindre le concept de transnationalisme aux occu­pations et activités qui requièrent des contacts sociaux réguliers et soutenus, dans la durée, à travers les frontières nationales [ 1999, p. 219]. Bien que ces auteurs n'explorent pas plus avant les conséquences de cette circonscription de l'objet d'étude, et en reviennent, plus loin dans Je même article, à des conditions mini­males que sont « les technologies de compression spatio-temporelle » et « l' exten­sion spatiale des réseaux », nous partons, dans cet article, de leur définition limi­naire. En effet, nous considérons que la valeur ajoutée de la perspective transnationale par rapport aux études migratoires classiques est contenue dans le préfixe trans, qui loin d'être un ajout purement redondant, place l'accent sur la traversée des frontières nationales. Autrement dit, c'est moins la distance géogra­phique qui sépare les migrants de leur pays de départ que les implications du franchissement des frontières qui font tout l'intérêt des études transnationales. C'est pourquoi nous envisageons la situation transnationale comme caractérisée non seulement par la mobilité des migrants entre pays de départ, pays d'accueil et autres destinations, mais aussi par l'altérité de leur statut comme étrangers dans

* Maître d'enseignement et de recherche. Université de Lausanne. Laboratoire d'anthropologie sociale et culturelle (LACS).

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le pays d'accueil. Dès lors, les pratiques transnationales consistent à traverser les frontières étatico-nationales et à jouer sur les différentiels entre régimes et conjonc­tures économiques, politiques et juridiques, de façon à échapper aux contraintes et/ou bénéficier des opportunités qu'offrent diverses localités 1

• Ce sont ces pra­tiques que nous étudierons ici, en tant qu'elles opèrent avec, et ont des consé­quences sur, les liens de parenté.

Cet article prend appui sur un travail mené auprès des Chinois de Polynésie française, avec l'objectif de conduire une réflexion théorique sur l'analyse de la parenté en situation transnationale. Il paraît d'autant plus indispensable d'accorder une attention particulière à la parenté qu'elle est inextricablement mêlée aux changements sociaux, économiques et politiques qu'ont connus les Chinois en Polynésie française en l'espace de quatre générations. Si l'immigration chinoise débute au milieu du XIX" siècle dans un contexte où des millions de Chinois émi­grent vers !'Asie, lAmérique et le Pacifique, les arrivées les plus nombreuses dans les établissements français de l'Océanie 2 ont lieu entre les années 1890 et la fin des années 1920. Plus de 5 000 immigrants chinois ont été immatriculés dans le registre spécifique qui les répertoriait, dont la moitié seulement est demeurée en Polynésie, puisque ces << séjoumants » [Wang, 2000] partaient rejoindre leur famille en Chine après un séjour de quelques années. Cette mobilité ralentit fortement à partir du début des années 1930, en raison de la guerre, puis de l'avènement du régime communiste en Chine. Toutefois, ce qu'il est convenu d'appeler la« communauté chinoise» continue à croître numériquement, puisque les enfants d'immigrés chinois nés en Polynésie sont de nationalité chinoise, le droit du sol ne s'appliquant pas dans l'outre-mer français. Cette disposition est modifiée en 1973, et tous les Chinois de Polynésie française obtiennent alors la nationalité française. Si nombre d'entre eux maintiennent, jusqu'à aujourd'hui, des relations avec leurs villages d'origine en Chine méridionale, aux alentours de Shenzhen, et, surtout, avec des parents installés ailleurs dans le monde, le propos porte ici principalement sur la situation transnationale qu'ont vécue ces Chinois de la diaspora jusqu'en 1973.

L'analyse plurigénérationnelle de ce groupe issu d'une migration plus ancienne, par la profondeur diachronique qu'elle autorise, peut permettre d'éclairer des phé­nomènes migratoires plus récents (et notamment les «nouvelles» migrations chi­noises). Elle est, en outre, indispensable pour comprendre la réalité observée sur le terrain, puisque le vécu de cette situation transnationale a conduit à l'ajustement de la morphologie des familles et des rapports intrafamiliaux. Plus largement, l'analyse

1. Le choix de ce terme renvoie aux propositions de Smith e1 Guarnizo [1998, p. 13], qui soulignent que les pratiques transnationales ne se déploient pas dans un espace imaginaire, situé de manière abstraite entre des territoires nationaux, mais dans des localités situées; en revanche, le« local » n·est pas à prendre comme une donnée, mais comme une construction sociale liée à des processus d'ordre politique, juridique. économique et symbolique.

2. Nom donné à partir de 1881 à la colonie française qui comprend les îles du Vent (Tahiti et Moorea). les archipels des Tuamotu et des Marquises; les îles Sous-le-Vent les Gambier et les Australes sont annexées au cours des décennies suivantes. La colonie est transformée en Territoires d'outre-mer en 1946.

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de la parenté apparaît cruciale pour comprendre les phénomènes relevant du trans­nationalisme et de la diaspora. Les études transnationales ont souvent choisi la famille comme unité et objet d'analyse, et l'on dispose d'un grand nombre d'études de cas portant sur les dynamiques internes des familles. Mais celles-ci se focalisent souvent sur l'une des dimensions des liens de parenté, telles que le genre ou les générations [par exemple Waters 2005; Huang, Yeoh, 2005]. En outre, Levitt et Glick Schiller [2004] ont souligné le peu d'attention conféré aux contextes institu­tionnels plus larges dans lesquels les familles migrantes s'inscrivent. Enfin, Landolt et Wei (2005] ont regretté Je manque de conceptualisation plus générale des prati­ques familiales transnationales.

Une exception est représentée par Aihwa Ong [ 1999], dont la notion de « citoyenneté flexible », forgée pour la diaspora chinoise, a reçu un large écho. Or cette notion est adossée à une approche de la parenté qui, paradoxalement, la fait apparaître comme tout à fait inflexible. Les liens de parenté y apparaissent en toile de fond et font l'objet d'un traitement ethnographique assez superficiel. La première section de cet article forgera donc le concept de « parenté flexible »

comme alternative à celui d' Aihwa Ong. La seconde section le développera à partir d'une série de cas recueillis au cours d'enquêtes ethnographiques menées en Polynésie française entre 200 J et 2004.

De la citoyenneté à la parenté flexible

La formule « citoyenneté flexible » a donné son titre à un ouvrage qui est peut-être le plus abouti de cette spécialiste de la diaspora chinoise. Son sous-titre, The Cultural Logics of Transnationality, en résume la teneur : elle renvoie aux «logiques culturelles d'accumulation capitaliste» [Ong, 1999, p. 18]. «La citoyenneté flexible se réfère en particulier aux stratégies et aux effets des mana­gers mobiles, technocrates et professionnels cherchant à la fois à contourner et à bénéficier des différents régimes étatico-nationaux en sélectionnant différent sites pour leurs investissements, leur travail et la relocalisation de leur famille » [ibid., p. 112]. Ong rend ainsi compte de manière très convaincante d'un phénomène tel que celui des «pères astronautes », ces entrepreneurs qui basent Jeurs familles sur la côte ouest américaine ou canadienne, bénéficiant de la citoyenneté et des droits associés, tout en voyageant sans cesse pour investir dans les endroits les plus rentables, en Chine et en Asie du Sud-Est.

Le concept de citoyenneté flexible condense une approche des phénomènes transnationaux qui tranche à plusieurs titres avec la littérature existante sur le sujet. En premier lieu, la notion de «flexibilité», par l'attention qu'elle confère aux stratégies, ne fait pas de la globalisation une force autonome, mais l'ancre dans les pratiques des acteurs. Par contraste avec les travaux qui se limitent aux flux et aux scapes 3 macro et surplombants, il s'agit, pour Ong, d'appréhender la

3. Selon la terminologie forgée par Arjun Appadurai [ 1990].

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« transnationalité », terme qui a sa préférence parce qu'il dénote la nature hori­zontale et relationnelle des processus globaux [op. cit., p. 18]. Dans le même temps, par l'attention portée aux logiques économiques et politiques génératrices d'inégalités, elle entend aller à l'encontre des écrits qui célèbrent dans la globa­lisation un phénomène universel de mobilité libératoire. Enfin, cherchant à éviter toute essentialisation de la «sinité», elle montre en quoi les invocations des valeurs confucéennes qui seraient à la source du miracle économique est asiatique et de la nouvelle modernité panchinoise, sont des constructions discursives qui tendent à masquer les rapports de domination.

Malgré leur finesse et leur acuité, les analyses d' Aihwa Ong présentent quel­ques faiblesses et plusieurs inconvénients. Tout d'abord, bien qu'elle note que leur longue histoire de migrations fait des Chinois d' outre-mer des précurseurs en la matière [ibid., p. 2], elle tend à exagérer la nouveauté du phénomène, au point d'en faire la caractéristique du « late capitalism » et de la « late modernity ». Elle occulte ainsi le fait que les Chinois d' outre-mer ont déployé des stratégies de mobilité et de contournement des discriminations dont ils étaient l'objet dans les colonies européennes et les royaumes du Sud-Est asiatique durant toute l'époque moderne, bien avant la «modernité tardive». L'approche est ainsi dés-histori­cisée, en même temps que la citoyenneté flexible est érigée en paradigme de la « nouvelle subjectivité » dans l'ère du capitalisme globalisé. Or cette « produc­tion» d'un «sujet flexible» est attribuée à la « gouvernementalité familiale». En effet, Ong souligne que « la citoyenneté flexible est le résultat de stratégies fami­liales de régulation» [ibid., p. 117-118]. En réponse aux politiques étatiques de « souveraineté graduée », qui excluent certaines catégories de personnes les migrants pauvres - tout en cherchant à en attirer d'autres, mieux dotées en capi­taux, les transnationaux chinois traversent les frontières en cherchant à profiter des différentiels de souveraineté.

Ce schème d'analyse présente deux défauts : il restreint les stratégies familiales à des réactions aux macrostructures globales, et il réduit la famille à un simple relais de la« gouvemementalité »étatique. En premier lieu, les politiques d'inclu­sion-exclusion des États dictent les stratégies familiales. Ong affirme que les« bio­politiques des familles sont des résultats des circonstances politiques et économi­ques» [ibid.]. Ce qu'elle appelle les stratégies familiales sont des choix de localisation des membres en fonction des contraintes et des opportunités imposées par les États. En second lieu, les stratégies familiales sont, de ce fait, envisagées comme une transposition de la gouvernementalité étatique à la sphère familiale. Les pères de famille qui décident du sort de leurs épouses et de leurs enfants reproduisent la gouvernementalité étatique dans la famille. Les relations intrafa­miliales sont ainsi exclusivement envisagées comme des relations de domination, fondées sur l'invocation instrumentale de valeurs confucéennes. En effet, le «régime familial de contrôle », en vertu duquel les pères de famille décident du sort des membres de la famille, repose notamment sur l'invocation de la piété filiale [ibid., p. 124-125]. Bien que soucieuse d'éviter toute essentialisation des « valeurs asiatiques », cette vision des relations intrafamiliales apparaît rigide et

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totalisante. Les valeurs confucéennes sont instrumentalisées, mais ne semblent pas être contestables, et la structure d'autorité qu'elles légitiment paraît inébranlable et inflexible.

Nous nous proposons, avec le concept de «parenté flexible», de placer la famille au cœur de l'analyse en examinant comment elle est mise au service des stratégies d'accumulation de capitaux par les transnationaux chinois, et comment elle est susceptible de se modifier pour s'ajuster à la situation transnationale. Les approches fonctionnalistes, structuralistes et culturalistes ont enfermé la parenté dans l'étude fonnaliste des systèmes de normes et de symboles, privilégiant Je contenant au détriment du contenu [Bames, 1980; Barry, 2008]. Il s'agit ici d'envisager la parenté d'un triple point de vue: relationnel, comme un ensemble de relations entre personnes; processuel, comme une forme d'organisation sociale qui peut prendre plusieurs aspects, et qui se déploie et se modifie au cours du temps ; et pratique, comme une ressource mobilisable dans des champs sociaux plus larges. Une approche relationnelle, qui aborde la parenté comme un ensemble de relations liant Ego à ses proches [Mitchell, 1969; Carsten, 2004], est particu­lièrement féconde lorsqu'il s'agit d'analyser les réseaux transnationaux. Elle demande à être complétée par une étude des dynamiques qui modifient l'orienta­tion des relations entre parents et la morphologie des groupes de parenté (famille, lignage, clan), point fort des analyses de Leach [1957] et de Goody [1958; 2000]. Cela pem1et de déployer une perspective historique qui fait souvent défaut aux études des migrations et de la diaspora [Waldinger, 2006]. Enfin, en examinant les usages pratiques qui en sont faits [Bourdieu, 1979, 1985 ; Weber, 2005], il est possible de saisir comment les ajustements de la parenté pennettent d'acquérir des capitaux dans la situation transnationale.

Nous empruntons à Radcliffe-Brown sa définition de la parenté comme « sys­tème de relations dyadiques entre deux personnes à l'intérieur d'une commu­nauté » [1968, p. 118]. Cela ne revient pas à voir dans la parenté qu'une juxta­position de relations interindividuelles ; Radcliffe-Brown définit la personne comme un complexe de relations sociales et voit dans les relations entre personnes des relations entre totalités structurées 4• Appréhender la parenté suivant cette pers­pective n'implique pas de sombrer dans le biologisme qui lui a été reproché par Lévi-Strauss. Elle permet, au contraire, dès lors qu'elle est dissociée de la question de l'atome de parenté, de dépasser le débat entre les théories de !'alliance et de la filiation. Elle pennet de donner toute leur importance aux rapports intergéné­rationnels, de sexe et de germanité, en tant que relations socialement normées et culturellement construites entre personnes.

<< Les idées qui sous-tendent la pratique quotidienne du système familial chi­nois peuvent être qualifiées de confucéennes », souligne l'historienne Patricia

4. Je retiens de Radcliffe-Brown son attention au processus et à la structure des relations sociales. sans adhérer au fonctionnalisme qui considère la société comme une totalité close. lJne optique transnationaliste constitue à cet égard un bon antidote fWimmer. Schiller, 2002].

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Ebrey [2000, p. ix] : ceci vaut pour les familles de la diaspora chinoise, dont le contexte d'émigration est celui de l'ère impériale et du début de l'ère républicaine chinoise. Ce modèle confucéen repose sur l'entrecroisement de deux ensembles de relations hiérarchiques : les uns reposent sur l'ordre de naissance et gouvernent les rapports entre générations et entre gennains, les plus jeunes étant soumis à lautorité de leurs aînés ; les autres ont trait aux rapports entre les genres et enca­drent le statut des épouses et des filles [Liu, 1959, p. 47-48). Cette hiérarchie, et sur ce point nous rejoignons Aihwa Ong, conditionne les relations entre personnes apparentées et constitue le cadre au sein duquel les familles se déploient. Nous verrons dans la seconde section qu'elle est néanmoins susceptible de s'infléchir au gré des circonstances.

Les spécialistes de la parenté chinoise s'accordent à reconnaître la centralité de l'idéologie agnatique. Elle informe le principe patrilinéaire de recrutement aux groupes de descendance et rend compte de la prédominance de la fonne lignagère, modèle épousé par une pluralité d'organisations de la société chinoise. De nom­breux travaux ont montré que, dans la pratique, les liens utérins et d'affinité coexis­tent avec les liens agnatiques [Gallin, 1966 ; Wolf, 1972 ; Harrell, 1982 ; Yan 1996 ; Stafford, 2000 ; Brandtsti:idter, Santos, 2009), apportant ainsi des nuances au «paradigme lignager »imposé par Freedman [1966] 5

• Ce même auteur avait toutefois souligné que les lignages coexistent avec la famille et que la famille étendue, bien que plus proche de l'idéal confucéen, était loin d'être la plus répandue. De même, Goody [1996; 2000] a critiqué l'idée eurocentrique d'une spécificité occidentale de la famille conjugale, et a montré qu'elle est largement répandue en Asie. Si c'est bien la parenté que nous analysons, nous prenons ici pour objet l'une de ses formes d'organisation, la famille. Le terme signifiant famille, qui se dit ka en hakka, jia 'if- en mandarin, désigne une entité constituée de personnes reliées entre elles par des liens d'alliance, de filiation (consanguins ou d'adoption) et de gennanité, formant une unité de production domestique (comme le transcrit bien l'idéogramme représentant un cochon sous un toit) et qui peuvent faire valoir leurs droits sur le patrimoine familial au moment du partage. La famille et lentreprise se confondent au point que les Chinois franco­phones de Polynésie française, le plus souvent, ne se désignent pas entre eux par le patronyme ou le nom personnel, mais par le nom de l'enseigne («la maman de Tropic Shop», c'est-à-dire la mère du patron du magasin ou de l'entreprise ainsi dénommés). La famille n'est pas exclusive des lignages et des clans, zongzu *Jm ou dazong **·également présents chez les Chinois de Polynésie ; au contraire, les lignages se constituent au moment du partage du patrimoine familial, une partie étant mise de côté pour constituer le patrimoine lignager. 6

5. Dans le même temps, le lignage a été dénaturalisé et historicisé par les travaux d'historiens de la Chine impériale et d·anthropologues [Faure, 1989; Watson, 1985: Ebrey, 2002: Zheng, 2006].

6. Les clans se constituent d'une autre manière, que nous ne pouvons pas détailler dans l'espace de cet article.

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Le cycle de développement de la famille [Goody, 1958] constitue l'horizon au regard duquel nous pouvons développer une approche processuelle des pratiques familiales. Nous avons reconstitué ces dynamiques à partir des récits de vie et de famille ainsi que des généalogies et des schémas de parenté recueillis par entre­tiens. L'axe autour duquel évolue ce cycle est l'action defenjia, diviser la propriété familiale [Cohen, 1970, p. 32; 1976, p. 59]. Fenjia est un acte juridique de frag­mentation : avec la partition de la propriété, la coopération et l'aide mutuelle prennent fin. Dans la Chine précommuniste, dont sont originaires les immigrants chinois, la propriété individuelle n'existe pas ; elle est familiale. Elle est divisée en parts égales entre tous les fils, une fois déduit le montant de la dot de la ou des filles, qui n'ont pas droit à la succession. Le moment de la division est indé­pendant du décès des parents; selon qu'elle advient plus ou moins tard, la famille peut donc revêtir successivement plusieurs formes : « conjugale » ou élémentaire ; « souche», lorsque l'un des fils est marié et a des enfants ; puis «étendue», si elle comprend plusieurs fils avec leurs épouses et enfants. Ces trois types de famille constituent les phases successives du cycle de développement familial. Le processus de fenjia est généralement amorcé par la dispersion des membres du groupe familial, cette décision de relocalisation étant prise par les anciens pour les membres des jeunes générations. Tant que la division des biens n'a pas eu lieu, ceux qui partent demeurent membres de la famille et renvoient des fonds qui sont mis dans le « pot commun » ; ils conservent le droit de réclamer leur part de la propriété familiale. chose qu'ils font souvent après leur mariage. C'est la raison pour laquelle nous n'employons pas le terme «maisonnée». unité domestique chargée de la production, du déploiement et de l'utilisation de la force de travail [Sahlins, 1976], qui désigne le plus généralement des corésidents. Ce n'est pas la composition de telle ou telle maisonnée à un instant t. mais bien le cycle familial qui mobilise notre attention et qui constitue l'arrière-plan sur le fond duquel nous analysons les pratiques familiales transnationales. En outre, l'avantage d'une telle approche diachronique est qu'elle permet de repérer des différences et des res­semblances entre évolutions familiales, et de montrer comment celles-ci résultent tout à la fois de l'intentionnalité de leurs membres et de leur environnement éco­nomique et social [Bruguière, 2002].

Cohen souligne que les relations entre membres de la jia sont très flexibles, ce qui en fait un groupe social souple et adaptable. Sa remarque concernant la dispersion des membres comme signe précurseur de la division des biens est particulièrement intéressante pour l'objectif que nous nous fixons ici. En rejoi­gnant sur ce point Aihwa Ong lorsqu'elle en fait un ingrédient crucial de la «citoyenneté flexible», on peut y voir un outil d'expansion et d'accumulation de capitaux dans la situation transnationale. De notre point de vue, la parenté flexible consiste en l'utilisation stratégique de la localisation des membres de la famille visant à bénéficier de leur dispersion spatiale (ou de leur concentration). Elle s'inscrit dans la situation transnationale en ce qu'elle découle de la mobilité des migrants entre pays de départ et pays d'accueil, ainsi que de la relocalisation de leurs descendants vers d'autres destinations. Nous plaçons sous cette même

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rubrique de « parenté flexible » une seconde pratique qui consiste, elle aussi, en un jeu sur les ressorts familiaux, plus précisément sur la composition de la famille : elle revient à déterminer, non pas la localisation géographique de ses membres, mais leur qualité juridique. Il s'agit de la reconnaissance sélective des membres de la famille qui aboutit à leur conférer des statuts juridiques différents ; elle touche plus particulièrement les filles et les femmes. Cet outil permet de jouer sur les différentiels politico-juridiques et offre une possibilité d'ajustement à lautre dimension de la situation transnationale, celle qui implique une altérité résultant du statut d'étranger. En résumé, la parenté flexible recouvre donc l'ensemble des pratiques consistant à jouer sur !'agencement et la composition du groupe de parenté (en l'occurrence la famille), en mobilisant ses membres à des fins d'ajus­tement aux différentiels culturels, politiques, économiques et juridiques induits par la situation de mobilité ou d'altérité transnationale.

Ces différentiels résultent des contrastes en termes de contraintes et d' oppor­tunités offertes dans le pays d'origine ou d'accueil, et de possibilités d'acquisition de capitaux de diverses natures. Les contextes culturels, politiques, économiques et juridiques des pays d'origine ou d'accueil constituent des contraintes en même temps que des ressources pour l'action. Ces contextes sont évolutifs; étudier le déploiement des familles transnationales implique donc de prendre en compte la manière dont elles s'adaptent aux changements conjoncturels dans les localités où leurs membres se trouvent. En outre, ces contextes sont différenciés. Ils présentent des contrastes en termes d'opportunités d'acquisition de capitaux: les pratiques transnationales sont informées par des choix stratégiques visant à les acquérir là où les opportunités sont les plus fortes. Simultanément, dans la mesure où les différentes localités (dans l'espace géographique et dans le champ politico-juri­dique) n'offrent pas toutes des possibilités d'acquisition de capitaux de même nature, c'est précisément le jeu sur ces contrastes qui permet de cumuler les avan­tages des uns avec ceux des autres: par exemple, capitaux économiques dans telle localité, capitaux culturels et juridiques dans l'autre. Dans la section suivante, nous examinerons tour à tour les conjonctures politiques, économiques et juridi­ques qui constituent autant de variables influant sur le déploiement des familles désireuses d'acquérir les capitaux correspondants.

Ajustements familiaux et accumulation de capitaux

Nous développerons ici le concept de« parenté flexible» à partir d'une analyse des trajectoires familiales sur plusieurs générations. Nous examinerons tour à tour la mobilisation des membres suivant des relations hiérarchiques au sein d'une fratrie, entre générations et entre sexes, permettant l'ajustement à des contraintes et des opportunités induites par les conjonctures politiques, économiques et juri­diques en Chine et en Polynésie française. Comme toute entreprise de conceptua­lisation, une telle démarche suppose une part de simplification. Dans la réalité, les trois types de relations se mêlent dans les stratégies de déploiement des familles. De plus, il n'est pas aisé de démêler ce qui relève du politique, du

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culturel, de l'économique et du juridique. Cependant, dans la mesure où notre objectif n'est pas de faire un récit linéaire, mais de repérer des schémas récurrents de pratiques, nous avons préféré dégager des dominantes 7• Chaque fois, nous montrerons comment la hiérarchie qui informe les relations entre les membres des familles s'infléchit en conséquence des ajustements qu'elle doit précisément favo­riser. Autrement dit, si la parenté en elle-même est mobilisée pour permettre une adaptation souple à la situation transnationale, les conséquences de cette situation agissent en retour sur sa forme et sur les relations intrafamiliales.

Examinons tout d'abord la parenté flexible en tant qu'elle consiste en des opérations de localisation et de relocalisation spatiale des membres de la fratrie. Ces choix sont informés par la hiérarchie fondée sur l'ordre de naissance. Nous les envisageons ici au regard de la conjoncture politique et économique de la première moitié du XX' siècle. Les migrants chinois, comme généralement tous les immigrés de première génération, conçoivent le séjour dans l'outre-mer comme temporaire. Jusqu'au début des années 1950. les familles chinoises se trouvent généralement à cheval sur la Chine et la Polynésie, dans la mesure où le patrimoine familial qu'elles détiennent collectivement consiste en des biens meubles et immeubles au village en Chine, et des capitaux investis et accumulés dans les commerces à Tahiti 8

• Au sein d'une fratrie, l'aîné est normalement celui qui dirige l'entreprise familiale; ses cadets lui sont subordonnés tant que la division n'a pas eu lieu. Lorsqu'une fratrie émigre à Tahiti, c'est le plus souvent l'aîné qui repart en premier au village natal, pour y conduire les affaires familiales. Il y a souvent laissé son épouse légitime, qui a le devoir de prendre soin de ses beaux-parents, et est au service de sa belle-mère. Ce retour ou plutôt, dans leur cas, cette relo­calisation en Chine affecte également, à la génération suivante, les enfants des migrants nés sur le sol polynésien. Lorsqu'un couple d'immigrés chinois a des enfants nés en Polynésie, ce sont le ou les aînés qui sont envoyés en Chine pour préparer le retour de leurs parents et assurer la continuité de la lignée. Ces prati­ques visent l'accumulation de capitaux économiques, mais surtout culturels et symboliques. Il s'agit de capital culturel au sens où il est scolaire (acquisition de titres scolaires et universitaires), mais aussi au sens où il est chinois et non pas polynésien (la crainte prévaut chez les immigrés que leurs enfants se « tahitiani­sent » au contact de la population polynésienne). Dans les années 1920 et jusqu'au milieu des années 1930, les immigrés de la première génération envoient fréquem­ment leurs fils aînés nés en Chine pour qu'ils y poursuivent des études secondaires, les écoles chinoises de Tahiti n'assurant que l'éducation primaire. Les fils aînés doivent aussi recevoir une éducation chinoise auprès de leurs grands-parents ; parmi eux, on trouve souvent des fils «demis», nés du concubinage avec une Polynésienne. La relocalisation en Chine vise donc à une « immersion totale »

7, Les matériaux qui sont dans ce qui suit ont été sélectionnés parmi un ensemble plus va>te. dont ils représentent une panie Pour un tableau plus complet et des cas plus détaillés, voir Trémon [2010l. Néanmoins. les propositions théoriques de cet article ne sont développées qu'ici.

8. Du fait de leur statut de séjournants et en raison des restrictions apponées aux aliénations foncières aux étrangers (mesures visant les Chinois). ils acquièrent rarement des terres en Polynésie.

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devant permettre de les «siniser». Ces fils doivent préparer le retour de leurs pères qui les rejoindront une fois qu'ils auront accumulé un capital économique suffisant pour revenir au village natal en bénéficiant du statut prestigieux de Chi­nois <l'outre-mer qui a réussi. L'accumulation de capital économique par la migra­tion d'une partie des membres de la famille doit donc permettre l'acquisition de capitaux culturels et symboliques au pays d'origine.

À partir du milieu des années 1930, l'invasion japonaise puis la guerre civile dissuadent beaucoup d'immigrés de rentrer aux pays et font diminuer la fréquence des allers-retours Hong Kong-Papeete. L'avènement du régime communiste, les confiscations des biens des Chinois d'outre-mer dans les années qui suivent l'ins­tauration de la République populaire de Chine et la collectivisation des terres mettent un coup d'arrêt aux espoirs de retour au pays. Cette perte des biens hérités, mais aussi acquis par !'envoi de remises, conduit au recentrement du patrimoine familial sur la Polynésie. Que la division du patrimoine familial ail eu lieu ou non (auquel cas les aînés ont généralement hérité des biens qui se trouvent en Chine et les cadets de ceux qui se trouvent en Polynésie), cette conjoncture privilégie les cadets et les branches issues des cadets demeurés en Polynésie. Nous avons rencontré plusieurs cas dans lesquels les fils relocalisés ont, à l'âge adulte, réussi à regagner la Polynésie après 1949 (ces retours se produisent jusque dans les années 1970). C'est souvent le cas de ceux qui sont nés d'une mère polynésienne, de nationalité française, et qui peuvent donc plus facilement obtenir un visa d'entrée sur le territoire polynésien. Lorsqu'ils y parviennent, ils se retrouvent dans une situation de dépendance vis-à-vis de leurs cadets ou, s'agissant des fils renvoyés en Chine durant leur enfance, vis-à-vis des cadets de leur père. Ainsi, le retournement de la conjoncture a produit un effet contraire à celui escompté par ces pratiques de localisation des aînés. De ce fait, les pratiques d'ajustement à la situation transnationale, consistant en la localisation des membres de la famille en fonction del' ordre de naissance, ont conduit à des disparités socio-économiques entre frères aînés et cadets (puis entre branches issues d'aînés et de cadets) qui contredisent ce principe hiérarchique. Cette flexibilité tient cependant également au principe suivant lequel tous les fils (nous verrons plus loin ce qu'il en est des filles) peuvent prétendre à des parts égales du patrimoine familial, principe qui alimente le cycle de développement.

Ceci nous conduit à la seconde dimension de la parenté flexible, qui se situe à mi-chemin des deux aspects qui entrent dans sa définition, à savoir la localisation spatiale des membres de la famille et le jeu sur la composition même du groupe familial. Il s'agit de l'action de diviser la famille, fenjia; selon le moment auquel celle-ci intervient, la famille revêt un aspect conjugal, souche ou étendu. Cette pra­tique met principalement en jeu les relations intergénérationnelles. On peut ici l'aborder au regard de la conjoncture économique en Polynésie française à partir de la fin des années 1950. Celle-ci «décolle >> à cette période suivant 1' ouverture des liaisons aériennes qui permettent !'essor du tourisme, mais aussi et surtout suivant la décision d'implanter en Polynésie française le Centre d'expérimentations du Paci­fique (CEP) et d'y conduire les essais nucléaires, quis' accompagne d'investissements

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importants en infrastructures financés par les transferts métropolitains. La croissance du salariat favorise l'importation de biens de cons01mnations et accroît les opportu­nités économiques pour les commerçants et importateurs. Alors que la première génération comptait, outre des commerçants, beaucoup de cultivateurs, la seconde génération se tourne vers le commerce et les activités du secteur tertiaire : assurance, tourisme et importation de biens alimentaires ou de matériaux de construction. L'adaptation de lajia suivant les opportunités du moment se fait par des mouvements centrifuges ou centripètes de ses membres, mis au service de stratégies d' accumu­lation souples. En situation de croissance économique moyenne, la famille a intérêt à rester jointe pour permettre une diversification maximale des ressources tout en maintenant une base solide. En deçà et au-delà d'un certain seuil, elle a plutôt intérêt à se diviser. Dans l'ensemble, la croissance économique des années 1960 a accru la tendance à la fragmentation des familles et des entreprises familiales.

L'histoire de la famille Hong, dont les six fils de la deuxième génération ont pris des noms différents au moment de leur naturalisation, nous a été racontée par un des petits-fils, Fabien Hong. Cette famille était arrivée plus tardivement que les autres puisqu'elle s'était établie un temps en Malaisie avant d'arriver à Tahiti au début des années 1930. Parmi les huit enfants, deux étaient des filles, dont l'aînée avait été «vendue» (comme servante ou belle-fille adoptive sans doute) sur place et était demeurée en Malaisie. Après leur installation à Tahiti, les six fils ont fréquenté lécole chinoise, mais le père, directeur de !'école, n'a pu financer des études supérieures (qui s'effectuaient à lépoque nécessairement hors du ter­ritoire, en métropole ou aux États-Unis) que pour les deux derniers. Les deux aînés ont travaillé très jeunes, dès l'âge de 12 ans, en tant qu'hommes à tout faire dans un magasin tenu par des Américains, qu'ils ont fini par racheter à la fin des années 1960. Le troisième fils a conduit le développement du magasin familial. Cela tient à ce qu'il maîtrisait mieux le français que ses aînés, ayant fréquenté lécole des frères après l'école chinoise, mais aussi à ce que le magasin était placé au nom de son épouse, la seule à détenir la nationalité française (voir infra). Durant les décennies 1950 et 1960, tous travaillaient dans 1' entreprise. Les deux aînés y prêtaient main-forte et le quatrième fils ainsi que la fille y travaillaient à plein-temps, « sans salaire » : les revenus générés par le magasin étaient gérés par le troisième frère et son épouse, qui allouaient à chacun un peu d'argent de poche pour les dépenses autres que les repas, pris en commun. À la fin des années 1950, lorsque les deux derniers fils sont rentrés de la métropole, une fois leur diplôme obtenu, il a été décidé en «conseil de famîlle »qu'ils ne pouvaient pas travailler dans l'entreprise familiale car elle serait alors menacée de « surpopulation ». On a alors procédé à la division des biens de la famille : le commerce familial est resté aux mains du troisième fils et de son épouse, et les autres ont touché une compensation monétaire. À cette occasion, les plus jeunes frères se sont « relo­calisés » : il a été décidé que le cinquième fils (le père de Fabien), qui avait une formation agricole, irait au Brésil, et que le benjamin retournerait en France. La division a permis à l'entreprise du troisième fils Hong de connaître une réelle expansion et aux deux benjamins d'exploiter au mieux la ressource acquise grâce

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à leurs diplômes respectifs, qui aurait été sous-employée dans l'entreprise fami­liale. L'un et l'autre, après avoir travaillé respectivement comme ingénieur agro­nome au Brésil puis en Guyane, et dans un grand groupe de distribution en métro­pole, sont revenus au moment du boom économique, ont fondé chacun leur propre affaire dïmportation, et ont fait fortune.

Le cas de la famille Hong est tout à fait représentatif de la manière dont les familles chinoises en Polynésie se sont ajustées à la conjoncture économique par la dispersion de leurs membres, immédiatement précédée ou suivie d'une division des biens familiaux. Par contraste, la famille Feng, une des plus puissantes en Polynésie à l'époque de notre enquête, a suivi un cycle de développement beau­coup plus long que celui de la famille Hong. Elle était sur le point de procéder à la division au moment (fin de l'année 2000) où nous avons eu un entretien avec l'un des petits-fils, Eric Feng, qui en a retracé l'histoire. Son grand-père, fondateur de la lignée Feng, avait créé le premier magasin du marché de Papeete. À la seconde génération, ses six fils avaient monté une entreprise de matériaux de construction, une banque, deux entreprises d'importation d'automobiles, un deuxième magasin d'électronique, une agence d'assurances et la seule usine de transformation du coprah du territoire. « Tous les frères, au fur et à mesure, parce qu ïls avaient des âges différents, quand ils revenaient de leurs études, revenaient travailler dans le groupe [ ... ].lis tournaient au niveau du conseil d'administration ou [au poste de] P.-D.G. des compagnies. » La création de chaque compagnie avait été effectuée par le biais d'une des sociétés déjà existantes, «parce que ça diminue le risque, donc on regroupe les capitaux». À cette époque, l'organisation était la suivante : chacun des frères avait créé une société de participation civile et ces cinq sociétés détenaient des parts dans chacune des différentes compagnies. Le patrimoine de la famille se confondait avec celui des compagnies ; le capital de ces sociétés était fermé aux personnes extérieures et n'appartenait qu'aux frères. Par ailleurs, la famille détenait collectivement une société civile immobilière dans laquelle tous les membres de la seconde génération, tant les frères que les sœurs (exclues des compagnies), détenaient des parts. Les garçons et les filles de la troisième génération, à la fin de leurs études, avaient tous travaillé dans les entre­prises de leur père ou de leur oncle, où les places leur avaient été distribuées en fonction de leurs âges respectifs. Ce mode d'organisation du groupe avait atteint, au moment de l'entretien, la taille maximale du« cycle» de développement fami­lial. Une division devait intervenir pour des raisons similaires à celles avancées pour la famille Hong : il y avait désormais « surpopulation ».

La famille Feng a su utiliser au mieux les capacités de chacun tout en main­tenant son unité grâce à un système sophistiqué de participations croisées. Elle est souvent citée en exemple par des membres admiratifs de la communauté, qui ajoutent avec une pointe d'envie que cette exception tient aux connaissances mana­gériales acquises par le fils aîné au cours de ses études aux États-Unis 9• Le

9. Après 1949. les familles les plus ai>.ées de la communa,uté chinoise envoient leurs aînés poursuivre leurs études secondaires et supérieures en Métropole ou aux Etats-Unis. Comme l'a montré l'exemple de

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maintien de l'unité de la famille est motivé par l'idéologie qui fait de la famille étendue l'idéal de la famille chinoise et par des considérations d'ordre économique qui font de la concentration du capital et de la main-d'œuvre le meilleur moyen de diversifier et d'étendre la richesse de la famille. Mais, en sens inverse, la tendance disjonctive est causée par les droits égaux auxquels peuvent prétendre les frères sur la propriété de la jia, et elle est préférable dans un contexte de « surpopulation » de la famille qui empêche l'optimisation du capital.

Considérons, en dernier lieu, les pratiques de la parenté flexible qui reviennent à jouer sur la composition du groupe familial en vue de l'acquisition de capital juridique. Ce qui vient d'être exposé en relève en partie, puisque les opérations de dispersion-concentration des membres du groupe familial se font non seulement en fonction des opportunités économiques offertes dans telle ou telle localité, mais aussi au regard de considérations juridico-politiques. Le retour en Polynésie de certains membres de la famille à partir des années 1960 tient non seulement au boom économique, mais aussi à la facilitation de la naturalisation à partir de cette même période, suivie de l'extension du droit du sol et de la naturalisation par décret de l'ensemble des Chinois de Polynésie française en 1973. L'obtention de la nationalité française offre une sécurité en termes politico-juridiques, puisqu'elle offre des droits politiques et des droits civiques dont les descendants d'immigrés étaient dépourvus en tant que nationaux chinois. Elle favorise en retour la mobilité géographique en leur octroyant un passeport français qui vient se substituer au passeport de la République de Chine « réfugiée » à Taiwan depuis lavènement du régime communiste en Chine continentale. Elle en fait donc des nationaux d'un pays reconnu par la communauté internationale dans un contexte où la Répu­blique de Chine perd son statut d'unique État chinois reconnu. Enfin, elle met fin aux discriminations dont les Chinois étaient l'objet en tant qu'étrangers dans le pays d'accueil : interdiction d'acquérir des biens fonciers et taxes supplémentaires levées sur les patentes commerciales enregistrées au nom d'étrangers.

C'est afin de contourner ces discriminations que, pendant la période allant des années 1920 à la fin des années 1960, les immigrés chinois ont recouru à des stratégies de contournement consistant à agir sur et en fonction du statut de leurs membres. Nous incluons donc dans la rubrique « parenté flexible )) ces pratiques qui reviennent à agir sur le matériau même de la parenté, la composition du groupe familial. Sont en jeu ici les relations entre les sexes, puisque ce sont principalement les filles - très rarement, les garçons - qui en sont l'objet et !'instrument. Dans presque chaque famille, nous avons trouvé, à la deuxième génération, au moins un cas de fille qui n'a pas été reconnue à sa naissance. Cette exclusion juridique du groupe familial peut s'effectuer de deux manières : si le père est Chinois et la mère est Polynésienne, il arrive fréquemment que seule la mère reconnaisse sa ou ses filles, ou parfois même rensemble des enfants ; ceux-ci obtiennent alors la nationalité française. Dans les familles constituées d'un père et d'une mère

la famille Hong, dans les familles moins fortunées. c'est l'inverse: seuls les derniers ont pu partir. grâce au travail de leurs aînés qui assurent la subsistance quotidienne de la famille.

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chinoise, les parents ont parfois demandé à des amis ou voisins polynésiens d'aller reconnaître leur(s) filles(s) à leur place, ou bien ce sont des frères qui ont déclaré leurs sœurs « de père et de mère inconnus », démarche qui débouche également sur lobtention de la nationalité française.

Dès lors, les filles et les femmes ont servi, et ce de manière tout à fait systé­matique, de prête-noms pour l'achat de terres, mais aussi pour l'enregistrement des patentes commerciales, opérations qui permettent d'échapper aux taxes sur les étrangers. Il faut souligner que ces pratiques sont cohérentes avec la perception de la place des femmes dans les familles chinoises : les filles étant destinées à quitter la famille dans laquelle elles naissent pour entrer dans celle de leur mari, elles n'héritent pas de leur père, mais de leur mari. Dès lors qu'elles ne sont pas destinées à demeurer dans la famille, il revient au même qu'elles en soient exclues dès leur naissance. De fait, comme l'a montré l'exemple de la famille Hong, c'est généralement leur belle-famille qui procède à l'enregistrement des biens familiaux en leur nom. Cette pratique était plus courante dans les familles relativement moins aisées que dans les familles plus riches dont les pères peuvent pourvoir leur fille d'une dot. Dans les familles moins fortunées, la nationalité française joue donc un rôle analogue à celui de la dot, puisqu'elle permettra au futur époux de payer moins de taxes.

Cette pratique a eu plusieurs effets sur les relations intrafamiliales. L'exemple de la famille Hong montre que le rôle de «chef de clan » (expression employée par Fabien Hong) est revenu à celui des fils dont l'épouse était de nationalité française. Cette pratique contribue donc à infléchir, voire inverser la hiérarchie intergénérationnelle, puisque le fils a pris ce rôle de direction du commerce fami­lial et de redistributeur des revenus familiaux du vivant de son père. La valeur juridique que revêtent les belles-filles de nationalité française contribue à trans­férer le pouvoir au sein de la famille à la génération suivante (puisque ces pratiques de non-reconnaissance des filles n'interviennent nécessairement qu'à la seconde génération). En outre, ce rôle est revenu au troisième fils et non aux deux aînés. Mais, si d'autres exemples, que nous ne pouvons pas détailler ici, montrent que les filles de nationalité française ont souvent été épousées par les aînés de la famille, celui de la famille Hong, dans laquelle le troisième fils est devenu chef de clan, suffit à démontrer l'ajustement flexible des relations de parenté. Enfin, et surtout, ces pratiques de non-reconnaissance des filles ont conféré un pouvoir économique accru aux femmes au sein des familles. Au moment de la division des biens, les femmes ont pu profiter de leur position de prête-nom pour réclamer une part supérieure à celle qui aurait, dans une autre configuration, été attribuée à leur unité conjugale. Cela tient à ce que le partage est généralement effectué de telle sorte que l'un des frères seulement conserve la patente, le local et le fonds de commerce, alors que les autres touchent une compensation en liquide. L' éva­luation de cette compensation est source de conflit dès lors qu'il est difficile de quantifier ce.que représente la part de celui à qui revient le commerce, mais aussi le travail qui a été jusque-là effectué par les membres de la famille (sans salaire) dans l'entreprise familiale. Dans le cas de la famille Hong, les autres frères se

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sont estimés lésés au moment du partage, considérant que la compensation moné­taire qu'ils avaient reçue et avec laquelle ils devaient« repartir à zéro» était bien inférieure à ce que représentait la part du «chef de clan».

Chacune des personnes avec lesquelles nous avons mené un entretien pouvait citer une ou plusieurs familles dans lesquelles cette pratique avait semé la discorde. En effet, à partir des années 1970, les femmes chinoises commencent à réclamer que soient appliquées les règles du droit français en matière d'héritage. Dans les cas, notamment, où des biens fonciers ont été enregistrés en leur nom par leur père ou leurs frères, elles réclament leur part des biens et se trouvent, bien que non reconnues, en position de force pour réclamer leur dû dès lors qu'elles sont offi­ciellement propriétaires de ces biens. Les relations hiérarchiques au sein de la famille et l'invocation par leurs frères de l'injustice que représente le fait qu'elles héritent doublement de leur père et de leur mari, n'agissent plus comme des contraintes ; certaines, y compris parmi les plus âgées de la seconde génération, ont osé remettre en cause l'ordre familial chinois au nom du code civil français. Ainsi, une pratique initialement mise en œuvre pour contourner le droit français en situation transna­tionale sur la base de la hiérarchie entre les sexes, a eu pour effet paradoxal de contribuer à la modification des relations intrafamiliales en direction d'une égali­sation des droits entre les sexes en matière d'héritage. Ce changement s'est géné­ralisé à la troisième et à la quatrième génération, où fils et filles héritent à parts égales de leurs parents, conformément aux dispositions juridiques applicables dans un territoire dont ils sont désormais citoyens de plein droit 10

Conclusion

Nous avons montré comment les membres des familles chinoises émigrées en Polynésie à l'aube du XX' siècle, cantonnés dans un statut d'étranger jusqu'au début des années 1970, se sont ajustés à cette situation de façon à accumuler des capitaux culturels, économiques, juridiques et symboliques. Ils ont déployé, pour ce faire, un ensemble de pratiques qui consistent à jouer sur le matériau même de la parenté la localisation et la composition du groupe - et sur ses ressorts les relations hiérarchiques entre ses membres et la dynamique du cycle familial. La parenté est une ressource pour l'action, puisque les usages variables qui en sont faits permettent l'acquisition de capitaux dans d'autres sphères sociales, et elle est le résultat de cette action, dans la mesure où les formes qu'elle revêt et la nature des relations entre ses membres sont le produit de cet ajustement.

En empruntant une approche relationnelle de l'étude de la parenté qui envisage celle-ci moins comme un système que comme un ensemble de relations dyadiques

1 O. Les pratiques que nous venons de décrire ne sont plus usitées maintenant que les Chinois de Polynésie sont citoyens français, mais nous en avons repéré une qui s'y apparente. C'est celle, répandue parmi les plus fortunés, qui consiste à faire naître chacun de leurs enfants dans un pays différent (Australie. Nouvelle-Zélande, Canada et États-Unis d'Amérique. en plus de la Polynésie française) afin de disposer d'un large éventail de nationalités et ainsi d'accroître le capital juridique - au sein de la famille.

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entre personnes, en montrant comment cet ensemble de relations évolue au cours du temps, suivant une perspective diachronique favorisée par l'étude de descen­dants de migrants sur plusieurs générations, et en nous intéressant à la parenté, non comme objet anthropologique doté d'une réalité autonome, mais comme liée à d'autres aspects des relations sociales par les usages pratiques qui en sont faits, nous avons travaillé, de fait, à partir de l'idée que la parenté est flexible.

Nous voudrions formuler. en guise de conclusion, la proposition que la « parenté flexible » est un concept analytique opératoire dans le champ des études transna­tionales. Nous avons suggéré de substituer ce concept à celui de « citoyenneté flexible » mis au point par Aihwa Ong pour caractériser un ensemble de pratiques très répandues parmi les couches aisées de la diaspora chinoise, formée au gré des vagues de migration récentes en Asie-Pacifique ; concept reposant, selon elle, sur l'instrumentalisation de la hiérarchie confucéenne et des valeurs qui lui sont asso­ciées au sein de la parenté chinoise. Elle fait de cette « citoyenneté flexible » la marque d'une nouvelle subjectivité inhérente à l'époque contemporaine du « capi­talisme avancé » et de la « nouvelle modernité » chinoise, alors que nous avons montré que des pratiques ressemblant à celles qu'elle évoque peuvent être identifiées parmi la diaspora chinoise issue des vagues de migration massives de la précédente phase de mondialisation. En outre, une approche diachronique et un examen plus attentif de !'organisation familiale à partir de récits de vie et de famille dévoilent que !'ajustement flexible des membres au service de la réussite collective, permis par les relations hiérarchiques de génération, d'aînesse et de sexe, conduit dans le même temps à leur assouplissement, voire à leur subversion.

À l'encontre de la «citoyenneté flexible » d' Aihwa Ong, qui repose sur l'idée d'une inflexibilité de la parenté, accentuée par le manque d'épaisseur ethnographique et de profondeur temporelle, nous pensons que la «parenté flexible» peut s'avérer plus utile pour appréhender l'organisation familiale de la diaspora chinoise en par­ticulier, et des migrants en général, dans la mesure où la situation transnationale est particulièrement propice au déploiement de ce type de pratiques. Le concept de « parenté flexible » désigne donc doublement une approche de la parenté qui consi­dère celle-ci en tant qu'elle est flexible d'un triple point de vue relationnel, dyna­mique et pratique, et un ensemble de pratiques qui sont plus particulièrement le fait des personnes en migration et en diaspora. Ce sont celles qui consistent à jouer sur le matériau même de la parenté et sur ses ressorts pour s'ajuster aux contraintes et accumuler des capitaux en bénéficiant des différentiels culturels, politiques, écono­miques et juridiques induits par la situation de mobilité ou d'altérité transnationale.

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"Communicating Africa". Researching Mobile Kin Communities

Communication Technologies, and Social Transformation in Angola and Cameroon 1

Mirjam De Bruijn*, Inge Brinkman**

Community as a concept is not easy to define. Sorne of the most prominent research to date has been the work of Benedict Anderson on imagined commu­nities and the functioning of nationalism and citizenship. This has been influential in African Studies in debates on the construction of identities, with ethnicity and tribalism seen as comparable to the formation of nation-states [Anderson, 1991: Ranger, 1993]. This article builds on the concept of imagined communities and links it to the debate in the social sciences on translocality and transnationalism that has focused on communities constructed over distance. In State policies and development programmes, communities are still conceptually bound to geography. The notion of "community" is regarded as intrinsically tied to place and interven­tions are traditionally geared towards change in a specific location. This idea has been criticized in translocal and transnational studies and, in the wake of globa­Iization many people have been seen to be constructing community life, not on a geographical basis but based on links and connections that exist in a spatial sense as well. As a consequence, mobility has become ever more important in the study of communities. By travelling and communicating, people form strings of connec­tions that together form a community. Although these strings do not know a specific location or centre, they revolve around felt and lived bonds between people. Depending on the distance, the available communication technologies, and the possibilities for travel, community life is actualized or imagined. It is argued that many translocal communities have existed for a long time in people's ima­gination, as they felt bonds, and that new information and communication

1. This article is published in the framework of the Mobile Africa Revisited programme funded by WOTRO, The Netherlands WO 1.65.310.00: http://mobileafricarevisited.wordpress.com.

* Senior researcher. African Studies Centre. Lei den, The Netherlands. and director of the Mobile .4frica Revisited programme.

** Researcher, African Studies Centre. Leiden. The Netherlands. and coordinator of the Mobile .4.fl'ica Revisited programme.

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technologies (ICT) have increased the possibilities to live or experience these bonds in daily life. Hitherto the notion of imagined communities was used in connection with identity formation on such a scale that it was impossible to meet ail community members. In the communities under review here, community life may be actual or imagined, depending on circumstances. Instead of focusing on (ethnie and/or national) identity, the notion of imagined communities is seen in relation to strings of people that may or may not be in regular contact.

Translocal and transnational studies started as a way of dealing with globali­zation as a phenomenon [Levin, 2002]. However, it is argued here that such pat­terns of sociality have historical antecedents and any interpretation requires his­torical embedding. Throughout history, strings of people rather than geographical centres have been commonplace in many of the world's regions as a basis for community construction. So far, little research has been done on the ways in which people construct or shape these communities in practice. This article investigates the relationship between community, mobility, and communication as a historical process informed not only by the technologies available but also by people's agency, expectations, and ideals.

This contribution uses examples from southeastern Angola/northern Namibia 2

and from northwest Cameroon 3 in its arguments on community, mobilily and communication. The important points of comparison are the history of mobility and the spatial expressions of community in these two regions, which show stri­king differences. In western Cameroon, mobility is culturally and economically inspired and young people are migrating in ever widening circles in search of education, life experience, and cash. In Angola, on the other hand, discussion focuses on the historical context of mobilîty and travel, which was traumatically disrupted by forced displacement, violence, and flight. This comparative perspec­tive allows for an interpretation of historical continuity, graduai changes, and sharp ruptures in the history of mobility and the imagination of communities. Persona! accounts show how community, communication, and mobility relate to the daily lives of the people in these regions.

The authors have been engaged in multi-sited research and followed family links over distance, crossing international borders in the process. I. Brinkman car­ried out fieldwork in 1995, 1996, and 1999 in Rundu, Namibia and retumed there in 2009. A decade earlier. war made it impossible to visit Angola but she travelled on to Menongue in southeastern Angola in 2008. The focus was on following the trails of social networks of people that the researcher had met while doing field­work a decade earlier. It soon became clear that family, kin, and community were strongly intertwined. Most people indicated that "relatives" and "community" overlap to a large degree and that they felt a bond with kinship members. Yet the

2. Fieldwork and archivai research were done in 1996, 1997. 1999. and 2009 with the assistance of Rebecca Kastherody and Theresia Antonio.

3. Fieldwork in Cameroon has been ongoing since 2006. The material presented here was gathered between 2007 and 2010 with the assistance of Tseghamo Angwafo and Pangmashi Yenkong.

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war in Angola disrupted family life to such an extent that some of the refugees and Intemally Displaced People (IDPs) were forced to create community ties based on other criteria. When the war ended, some of these people sought to recreate ties with family members, while others continued to invest in the alter­native social networks they had built up. Travelling into Angola implied a choice: the researcher followed family connections rather than alternative circuits. One of the reasons for this case study was to research the legacy of the war in Angola itself, so the choice to travel into southeastem Angola was taken deliberately. This article presents the cases of two people, a sister and a brother, who dealt with war and peace in different ways, and highlights the impact that massive events and processes can have on people's lives but also the various ways in which people engage with them.

A similar strategy was followed in Cameroon, in the sense that multi-sited research methods were used to map the connections between people. M. de Bruijn has undertaken fieldwork in the Grassfields for a few months every year since 2006 4 • People from different "communities" were followed in their historical and current itineraries. The spatial networks of people were clearly related to their ways of organizing society. In this case, communities are based on social hierar­chies and people's mobility is clearly related to the mobility of the chiefdoms that define specific ways of belonging and feelings of home. The other group in this area of Cameroon, the originally nomadic cattle-keeping Fulani, who are now living in an urban environment, are different in their ways of belonging and community construction. The travelling histories of both groups were followed through specific life histories. Travel can be interpreted as a form of communi­cation that has been logically followed up by modem forms of communication, with the Fulani probably the most mobile in their history and their mind-set. The two communities appear to have completely different styles and strings, linking them to place and space in different ways. The researcher discovered these varia­tions not only by following the strings between them but, in the end, by becoming part of these strings and travelling as a communicator between people based in Cameroon and other places, including her home in the Netherlands.

Southeastern Angota/Northern Namibia: the legacy of war and patterns of community construction

Historical patterns of mobility

Southeastern Angola has a long history of mobility. This brief overview does not allow for a detailed discussion and only the main patterns and dynamics will

4. In addition to interview::;, short conversations and observations were important in constructing the case studies presented: interviews with Marna Rahel, Baaba. May-June 2009, visits in January and August 20!0: interviews with Marna Monica. Baba L May-June 2009: conversations with the Fon Angwafo UJ of Mankon. between January 2006 and August 2010; conversations with the Fon of Baaba !, between January 2009 and August 2010: interviews and regular ~onversations with Habsatu between January 2006 and January 20 l O. and excerpts from interviews with the inhabitants of Mankon and Bamenda, film (2009).

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be outlined here. People in this region did not traditionally live their entire life in the same village, and although migration involving large numbers of people was not very frequent, it did occur. In pre-colonial times, slave raiding, local wars, and droughts occasionally led to large-scale migration but movements of smaller family groups were more frequent. The most important reason for this was agri­culture: farmers used a rotating slash-and-bum system that not only involved relocating the entire village from time to time, but also seasonal moves when people would stay at their fields for lengthy periods. Residence was thus not confined to one house, and people would move between huts and houses according to the season and their (agricultural) activities [Bailey, 1968, p. 42; Magyar, 1973, p. 433]. People usually moved within a set territory bounded by riverbeds or streams. In case of death, disease, or witchcraft, a village might split up and move beyond these boundaries to resettle on new territory [AGCSSp, n.d., p. 2; White, 1960, p. 2].

In the colonial era, men were transported in groups to carry out forced labour in other regions of the country, while others migrated to work in the mines in (then) Northem Rhodesia and South Africa. Not ail of them returned: some stayed on where they had been working, while others settled along the route or near (labour) recruitment points. Many officiais regarded the young men's willingness to go to the mines as a continuation of earlier involvement in the caravan trade, which continued in this region until 1910. Travel would not only enable a young man to earn the money to pay the price for a bride, but would also give him prestige and knowledge [Schonfelder, 194 7].

Visits played an important role in society, with relatives and friends sometimes staying at their host's homestead for a considerable length of time. After marrying, a woman would usually move in with her husband's family but as inheritance was matrilineal, family bonds between children and their mother's family were usually very strong. A typical example is the history of SaCindele, an elderly man who spent his youth in a village near Cuito Cuanavale where all the inhabitants were related to each other. He described how he used to visit relatives living on other rivers, and with whom they might stay for some weeks before continuing on to visit another set of relatives.

"One would always go with other relatives. With a grandfather maybe. He would then introduce you. You would take a blanket and a stool and go together. We would arrive and then he would say 'Look, this is our grandson', or 'This is my younger brother', or 'This is my nephew.' Then the next time you could go visit there on your own because they would already know you. Then you might take a younger relative to introduce. One could also return together 5."

Like other people frorn the region, SaCindele took mobility and travel rather than fixed residency as the norm. His description also made it clear that visits were not random: kinship played an important role. Although persona) friendship

5. Interview with Alberto Chameia Vihemba (SaCindele), born in 1926 or 1940. Cuito Cuanavale. Rundu, Dec:ember 10 2009. Present: his son for translation. Language: Nyemba and some Portuguese.

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was important and circumstances would influence the choice of residence, the moves and visits often took on a specific pattern related to kinship ties, known as vavuxoko, which are crucial to understanding mobility and migration in the region. The combination of matrilineal inheritance and virilocal marriage that is prevalent in many communities in southeastern Angola informed the ways people connected with each other. Thus, married women maintained relations with several villages: they usually lived in their husband' s home but paid frequent visits to their mother' s brothers' and their father's homes where they had lived as children. Widows or divorcees usually went to live with their mother's brother(s) where their brothers and possibly their sons had also corne to live. Men usually grew up at their father' s house but moved to their mother's brothers' after circumcision. These patterns of residence and migration continued to remain important throughout the colonial era [White, 1960, p. l 15]. The usual English question of "Where are you from?" is translated to include the word "river". And the answer about one's home and origins would be the name of one of the region's ri vers. Home is nota fixed abode but is related to water that moves and connects many different places. Kinship ties and relations are now regarded as fondamental to understanding the cultural and historical heritage of southeastern Angolan societies.

Mobility plays an important role in this conceptualization of community. A community is not so much determined by locality but by connections between various locations or strings of people that interact in varying degrees. Another feature of this pattern of community construction is the importance of kinship ties. The complicated system of vavuxoko relates to both patterns of mobility and community construction. These ties stretch beyond the immediate place of actual residence but people know that they can be actualized at some stage in their lives. In other words, the concept of community is imagined rather than actual, but with a possibility of future actualization. However. the complex interactions between community, kinship and mobility changed drastically when war broke out in this region in the l 960s.

War and the limits of choice: Peace and new possibilities In the course of the l 960s, guerrillas in Angola' s nationalist movements started

fighting the Portuguese colonial regime. With its border with independent Zambia, the east of Angola became an important battleground. After independence in 1975, civil war broke out and the region was once again an area of conflict. With periods of interruption and varying degrees of intensity, war lasted until 2002.

Many of the inhabitants of southeastern Angola fled to Zambia or Namibia during this period, while others went to live in Angola's capital, Luanda, becoming refugees or IDPs in the process, and often Iosing contact with their relatives. In the following, two members of one family are presented: Cihinga. who was born in Cuito Cuanavale in 1965, and his older sister with whose family he lived after being forced to leave Angola. They hailed from a village near Cuito Cuanavale, and as a young boy Cihinga would visit his mother's relatives near Mavinga. Even

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then, people had to travel in convoy as the war against colonialism was going on. Civil war broke out when Cihinga was nine, and he fled with his eider sister and her husband to Namibia. It was the first time he travelled without his parents. His sister's husband was working with a Portuguese mining prospecting company, and started to work in Namibia. From 1975 to 1992, they did not hear from any of their relatives until a truce was declared in Angola and elections were organized: "When peace came, we found out that my father and mother were already dead. And my other sister had passed away too. We only had one brother left. And my stepbrothers 6." The war wiped out entire families and the patterns of mobility connected with them. It was often impossible to visit one's vavuxoko, to receive news from them or even to know where one's relatives were living. Many people tried to locate their relatives but, more often than not, their attempts were in vain. When the fighting calmed down after 1998 and the peace treaty was signed, refugees' reactions differed. Sorne tried to retum to southeastem Angola as soon as they could, and these visits could tum into prolonged stays. Cihinga's sister went to look for her brother in 1996. before there was peace, and stayed on in Angola until 2006: "Because so many of my relatives had died; I only had this one brother in Luanda. So I said: 'Let me go 7." Cihinga himself had no wish to visit the country of his birth: "I am fully Namibian. It is different for my eider sister and her husband because they were already married and adults. I do not remember Angola. But for them, they have memories. They also visited Angola, me I never went. For me, if I went there, it would be entirely new."

Cihinga was aware of how the war had significantly influenced his ways of creating and maintaining social networks. He knew that normally, his life would have been centred around bis relatives in various villages, especially in bis father' s and mother' s brothers' homes. He would have grown up with them, visited them, supported them and they would have helped him accordingly. But as a result of the war, he had moved to Namibia and South Africa with his sister's family. He was forced to create ties with other people than his relatives, and to build up an alternative network of contacts. His bonds with his age-mates were particularly close and, for this reason, bis social networks did not revolve around his relatives but around these unrelated people he had been at school with. He did not know his relatives personally, apart from bis sister's family, and a few who had visited Namibia. However, be was in frequent contact with bis network of age-mates (vavusamba) and they regularly visited and called each other: "And we created a relationship with them. We are now like family, like relatives. Wherever they are. we still communicate and there are times when we say: 'OK let us all get together and spend a day together."

Cihinga's network consists of people of Angolan descent whose relatives died in the war, who were adopted. or could not grow up in the region where they were

6. Interview with Antonio Cihinga Joào (SaOma). December 8 2009, Rundu. Language: English. 7. Interview wilh Regina Ntumba (VaNyakaNgombe), born in 1959. Cuito Cuanavale. December 6

2009, Rundu. Language: Portuguese.

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born. They see each other as siblings and help each other out whenever possible. Thus, when Cihinga travels to Namibia's capital, Windhoek, he does not stay at his stepbrother's place, but with a friend from his vavusamba group. He invests time in this network because of its importance in his life. By contrast, he sees no need to invest time and money in visiting his relatives in Angola. Severa! factors have had direct consequences for Cihinga' s patterns of social interaction and the evaluation of his own identity. A first point is the forced mobility that he expe­rienced during the war when he had to leave his region of birth to live in a foreign country. The Joss of his relatives and/or the impossibility of maintaining contact with them increased his need to engage and invest in social networks with people other than kin. In this, Cihinga's sister differs sharply. She is also well integrated in the Angolan community in Namibia, and knows many people, especially the female traders there. Yet, as soon as there was the possibility to travel to Angola, she went there to look for her brother and other relatives.

Actualizing imagined bonds (or not)

The most important method of staying in touch with community members used to be travel and oral messages. These were impossible during the war and people could only contact each other, if at all, through the Red Cross's messaging service. Alternatively, they might receive snippets of news if people from their area hap­pened to be in their place of exile. Cihinga' s sister was actively engaged in this. Asked how she found her brother, she answered, "By looking for them. Every time people from Angola came, I would ask 'Do you know this person?' Until you meet someone who says 'Yes, 1 know this person."' She received three mes­sages through the Red Cross: the first informed her that her older sister had died, the second that her mother had died, and the third that her father had died. There was no way in which she could go to the funerals and even mourning over her relatives was risky: "If the South Africans heard that you were crying, they could say: 'These people are crying for Angola.' Then they would corne and say: 'So you know what is happening in Angola™ How? You are part of the MPLA. aren't you?' It could create problems."

Cihinga, on the contrary, did not try to find his relatives, although his sister passed on the information she received to him. When the war ended, the situation changed. Possibilities for communication had previously been extremely limited and risky, but with the arrivai of peace, people in Angola cou Id once again contact people by visiting themselves or hear from each other via visitors from their area. Renewed opportunities for travel were regarded as one of the most significant consequences of the end of the war, as peace has always been linked to the possibility of moving about freely. Cihinga's sister grasped this opportunity even before the war had ended. Initially it was still difficult to reach Angola, despite decreased security risks. Whatever roads had existed in southeastern Angola had been destroyed, bridges had been sabotaged, Jandmines were everywhere, and conditions in the region were bleak as there were no supplies. Over time however,

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roads improved, bridges were repaired, landmines were removed, and more people arrived in the area and trading networks started up. Although southeastem Angola remained a marginalized region for people used to Namibian standards of living, ail the Angolans living in Namibia were aware of these improvements. For Cihinga, the increased possibilities did not lead to initiatives in this respect: he did not go to Angola in 2010 and never sent any letters or messages with others. His sister sent messages and money on an irregular basis during her ten years in Angola but only once a year. While in Angola, she travelled a lot and never received any news from Rundu.

A noteworthy development in communication technology in the region since 2000 has been the mobile phone. Connections between Namibia and Angola are often difficult with the network frequently being down, and a patchy coverage. AH the same, Cihinga's sister uses her mobile phone to call Luanda, Menongue or Mavinga when she needs to. Texting is not used very often in the family as it is considered too complicated. Cihinga never initiates contact with bis relatives in Angola but he does have regular contact with bis vavusamba group: "If 1 need something which 1 can't get in Rundu, 1 phone Luis: 'Luis! Get this thing and send it to me.' And the same with him. May be he wants to buy river fish. He will not call bis sister; he will cal! me and say: 'Please, buy me some fish and send it.' That' s how our relationship is." This example highlights the importance of studying the introduction of new technologies and life histories in the light of the rich past of mobility patterns, community construction, and legacies of disruption and crisis. This case demonstrates how communities have been radi­cally reconstructed in the wake of war and violence. For some, this rupture was only temporary as they attempted to reconstruct community and kin connections in the post-war era. The end of the war thus formed another crucial watershed in the lives of these people. For others, the rupture of the war was experienced as permanent and its end has not brought about many changes in their daily lives.

Northwestern Cameroon: Grassfielders' mobility in hierarchy and the economy

As in the Angolan case, the hilly region of northwestern Cameroon has a long history of mobility related to the marginality of the region in a political and economic sense. Being a minority group of Anglophones amongst Francophones in Cameroon in what is considered the core area of political opposition to the basically one-party state has been translated into a politics of contrasts and mar­ginalization [Nyamnjoh. Konings, 2003]. lt is, therefore, quite common to present Anglophone Cameroon as being marginal, both politically and economically. The region has always been relatively underdeveloped and served as a labour reservoir under colonial rule when the plantation economy on the coast was being deve­loped, and additional labour was required. The demand for labour presented an opportunity for many from the Northwest Province to earn a better income. Others

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would try their luck in the growing urban centres where there were additional opportunities to earn a living. La ter, from the l 960s onwards, people were attracted to the richer and wealthier areas of the world, and. migration to Europe and the US increasingly became a part of the lives and histories of many families.

These flows of people build on a history of mobility. The Northwest Province, also known as the Grassfields, with its hills covered in grass, is organized in king­doms or Fondoms. These expanded with the inclusion of large groups of strangers and "floating populations" became part of the social and political landscape. Popu­lations were either fleeing the regime of one kingdom or the atrocities of slave­raiding groups in the north. It was only in the 20•h century when colonial rule was well establîshed that the kingdoms became sedentarized [Warnier, 1984], and esta­blished clear hierarchical structures in the areas that have become integrated in the patterns of belonging and identity of the Grassfielders. The notion of home and belonging in the Grassfields is linked to where power is based, i.e. the palace and the king [Geschiere, 2009]. However, this has not stopped movement and mobility. On the contrary, improved roads out of the region, the introduction of schooling, the arrivai of Christianity, the development of the plantation economy at the coast, later on, the introduction of fixed wired communication, and more recently, wireless technology (in 1998), have ail contributed to a dense mobile network of people who came to be known as the Grassfielders [Nyamnjoh, 1998; Nkwi, forthcoming; Konings, 1995]. The notion of home and belonging as related to power has become increasingly important for those who are abroad too [Geschiere, 2009]. The notion of "bush-fallers", which is basically used to refer to the young men and women who corne home at Christmas to visit their parents, shows the continuity in commu­nity (feelings of belonging) and mobility. They drive smart cars and present them­selves as having made it in the other, wealthy world. They are expected to bring some of this wealth back, as is implied in the notion of bush-falling with reference to the old system of hunting and itinerant agriculture where people moved out of the village and later came back with game and a harvest [Ndjio, 2009; Nyamnjoh, 2011; Ngwa, Ngwa, 2006]. Increasing distance seems to present no rupture in the social fabric of the Grassfielders and their community formation that is, at least partly, based on hierarchical ordering. What does the intensification of communi­cation mean for these communities and for feelings of belonging/home? On the infrastructural map of the Grassfields, the introduction of the mobile phone meant a "revolution" in terms of the new possibilities of connection. What did this mean for communication between people and how did it inform feelings of belonging? Two forms of sociality/community in the Grassfields are discussed here: one directly related to the organization of kingdoms, the other to the daily social life of the Grassfielders, subjects of these kings.

The chiefdoms: Communities of belonging The kings in the Grassfields would confirm that their subjects are spread all

over the world. As the King of Mankon (one of the major kingdoms of the region

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that is recognized by the government) pointed out, not only his own children but also his subjects live in Europe, the US and in other parts of Cameroon, Nigeria and South Africa 8• He considers al! these migrants as part of his kingdom, and in December 2009, celebrations to mark the 50'h anniversary of his reign clearly demonstrated its international nature with Mankon people from ail over the world returning to the region to visit him. He is not the only king who considers people living abroad to be his subjects. The King of the small kingdom of Baaba used to be seen at ail hours of the day under the tree outside the front door of his palace on the top of the bill, the only spot that offers access to the mobile phone network. He was calling his subjects in the US, Douala and Nigeria to ask them favours, which have since resulted in the construction of a new modern palace and the installation of a mast (in 2010) to access the network. Today, connection is no longer a problem. The kings include these international spaces as an integral part of their kingdoms and expecl the symbols of their power to be reproduced. There are numerous videos of kings from the Grassfields in their traditional garments receiving people at big receptions in the US or Germany. The King of Mankon's last visit to the US was in 2008. The King of Baaba also likes to travel and his photo albums are full of pictures taken in Italy, Germany, Belgium and the US with him looking very much at home in an international setting.

The kings note the major differences with the past when they were not able to communicate as easily and communication technologies were far more limited. Nevertheless, they argue that in the past too, they used to reach out to their subjects who lived elsewhere.

Constructing communities between home and afar

The subjects, the Grassfields families, refer to similar patterns of relating over distance and mobility, acknowledging that mobility is part and parce! of their family lives and history. The testimonies of two elderly women about travelling to visit uncles and aunts living faraway or even to the coast to work on the plantations are examples of this 9• Their present stories relate how their sons and daughters are currently working in the big cities in Cameroon and their grand­children are attending universities in Cameroon or Nigeria. The old ladies live in their houses in the village where they try to work their fields, but their mobile pasts are not very visible nowadays, and the game they brought is long gone. Every summer their grandchildren corne to help them with the harvest, but contact is now limited to these visits, as they themselves cannot travel too far anymore. One of the women buried her sons in her own backyard: they died, too young, in Douala but returned "home'' after death to be united with their family. The other woman had similarly experienced the deaths of her sons. Her grandchildren came

8. Interview, September 2009. Various encounters with the King led to us being caught up in his "ruling" as he took calls from Germany and the lJS. He last visited these far-flung subjects in 2006. See his biography, Ndefru [20091.

9. Interviews with two elderly women: said to be over70 and over 100. Baaba, May/June 2010.

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planning to live with her permanently but soon left to study at university in the city where they shared rooms with other Grassfielders. The symbols of mobility in her home partly tell her story. For example, a very old kerosene lamp that she had brought from the coast to show her fellow villagers where she had been. The enthusiasm with which she recounted her stories revealed her embeddedness in the translocal. Her life experience was situated in a "Baaba" that consisted of a history of social relations or strings of people extending from Baaba, which is geographically situated in the Grassfields, to the Coast Province and Douala. The richness of her life is confined to her house today as neither she nor the other woman have mobile phones. Their stories demonstrate a rich history of translo­cality, wealth and home (coming back), but raises questions about the outcome. These bush-fallers retumed with ideas and experiences but their material wealth has gone. Their children and grandchildren who embarked on the same pattern of mobility still have to retum with their game. They are connected as always, but sparingly, through the travels of their family members.

Stories of bush-falling in the US or Europe tend to in volve wealthier families. Members of some of the elite families have had the opportunity to study abroad in Nigeria or the UK and a few went to the US. Their subsequent jobs may also have involved travel as the Cameroonian govemment posted them to places ail round the country where they would meet up with others from the Grassfields who had travelled there for trade, employment, or educational purposes. The older generations are seeing their life histories repeated by their children who have also opted for studying abroad and have found employment in Germany, the US, or elsewhere. These people, now in their seventies, travel to visit their children from time to time and are in regular contact with them now that they have access to mobile phones. Nearly ail of them have cell phones, which have become an eve­ryday tool for most, often bought for them by their children living in the US. Their children are the "real" bush-fallers who are expected to corne back with large game to demonstrate their connection with home. lt is impossible to escape this transnational community and migrants are regularly made to feel that they belong to it. Transnational community life consists of an exchange of food, clo­thes, rules, and politics that travel the world and fulfil the expectations of commu­nity life for these transnational Cameroonians [Ndjio, 2009; Brinkman, Lamou­reaux, Merolla, De Bruijn, 2010].

Mobile communities avant la lettre in the Grassfields: Urban nomads

One of the Iater groups to arrive in the Grassfields and be welcomed as a floating population were the Fulani. They have their own stories of mobile net­works and community, albeit closely related to the infrastructural developments of the Grassfields. The Fulani nomadic cattle breeders came to the Grassfields during the 201

h century when colonial policy and the kings were receiving people from Nigeria, Chad, and northem Cameroon [Njeuma, Awasom, 1990; Pelikana. 2006). Nomads are an example of a community that developed around strings of

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people instead of in a geographical location [De Bruijn, 2007] and their mobility was dictated by the moves and necessities of their cattle. Having a culture of travel (avant la lettre), the internalization of mobility and thus translocality and transnationality seem obvious. The Fulani do not definc their community in geo­graphical space but in social relations that expand to cover large geographical areas, i.e. strings of people. The definition of community in this case overlaps with family relations. The social organization of the nomadic Fulani is organized in family groups that share the ownership of cattle [De Bruijn, Van Dijk, 1995]. Their feelings of belonging to this mobile community have been inherited by the present generation and although forms of mobility may change, being mobile is central to being a community. Communication to bind the group together is also ancient and, as mentioned earlier, the oldest form of communication within this group is travel itself [De Bruijn, 2007]. How do the modern Fulani, living in town, and whose lives are no longer related to animais, express and develop a mobile community? To answer this, we have to turn to the daily realms of Fulani family life in Bamenda, the capital of the Grassfields and part of the Kingdom of Mankon io.

Fulani fami/y history Habsatu's early youth was spent with her family in Banso, north of the Grass­

fields but her father had corne to Cameroon from Nigeria in the l 920s. Habsatu herself attended school, which was quite unusual for a nomad. She left school early, however, to marry her present husband. He used to herd cattle but stopped as it involved a lot of displacement although, like Habsatu, he still owns cattle in the family's herd. He changed jobs and moved to northern Nigeria where he and Habsatu lived for about ten years before having to flee due to violence. They returned to the Grassfields to settle in Bamenda with their children, although one of them was left in Nigeria with a childless aunt. Habsatu's husband took on a driving job in Bamenda and travelled to Buea or Douala every day.

Habsatu is from a family of nine. Her sisters ail live elsewhere, spread out over the Grassfields, Douala, and Yaoundé. They ail got married to Fulani men who are either drivers or happened to have jobs in these places. Habsatu's mother remarried after the death of her husband about fifteen years ago and moved to

Sabga a small village 15 km outside Bamenda. The family meet up for Muslim ceremonies and festivities, but keep in touch with their mother almost every day by phone. One of Habsatu's uncles went to the US twenty-five years ago but this was unusual for a Fulani.

In Bamenda, Habsatu manages to earn a living from her tailoring workshop, which she established after she returned from Nigeria. It provides her with an income and has allowed her to establish a relatively wealthy lifestyle. Her children

JO. See Keja [2009], MA thesis based on fïeldwork among the Bamenda Fulani when the student stayed al Habsatu' s home.

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go to school and she and her husband have been able to construct a house. She travels a lot between Banso and Yaoundé but also to other places to buy Fulani cloth for her business. She is the focal point in ber family's communication pattern and was among the first to buy a mobile phone shortly after the network arrived in Bamenda eleven years ago. Later she bought a mobile phone for ber younger brother and for ber mother so they could keep in touch regardless of the distances involved. Her sisters got them too. Habsatu felt it was necessary for her mother to call ber and ber sisters and also the herder of their cattle. Since 2009, she has had two phones that she carries in her handbag. She regularly calls ber aunt and ber daughter in Nigeria, ber mother in Sabga. ber sisters, her younger brother, and ber uncle in the US. Her customers contact her too. Life continues in the family, also at a distance. Contact is now almost daily, except when her mother visits her grandmother in the mountains where MTN, the main cell-phone provider, still bas to establish a network. Her grandmother has no phone yet but does travel to the valley and, from time to time, to Bamenda.

Habsatu's uncle visited Bamenda in the summer of 2009 for the first time since be had left twenty-five years earlier. Habsatu' s explanation for his visit was that their relationship had improved as a result of mobile phone contact to such a point that be had returned as a member of the family. It was now possible to re-establish links that basically existed in memory only.

Rukiatu, Habsatu' s younger sister, lives in an apartment in Yaoundé. While visiting her in Yaoundé in 2008, Habsatu was constantly on the phone with ber mother, who asked about every detail of her day, but whom she also called for advice about festivities. marriage, and important aspects of her daily life. ln Yaoundé, she was well embedded in the Fulani community from Bamenda.

New communication technologies, such as the mobile phone, have not changed the historical patterns of the mobile Fulani community. Relating at a distance is nothing new and is just a normal part of being a community. Changing patterns of mobility in modern Cameroon, where cattle are no longer the primary occupa­tion of many Fulani families, have not altered the nature of the community. Ins­tead, the new forms of communication at the disposai of the Fulani continue the relational styles of the mobile community that they have been a part of for gene­rations. The mobile phone has been an important tool in this regard, as it has reinforced relations and probably, as such, bas recreated community ties that rein­force feelings of belonging to the Fulani community around the world and that are no longer only confined to the Northwest Province of Cameroon.

Conclusions

Mobility is a central element in transnational or translocal commumttes as people move and create or maintain community ties in spatial instead of local terms. Communities are to be found in diverse locations around the world and people keep in contact by various means. This article has studied the strings of

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people that have been created in areas that can be characterized as marginal in economic or political terms. These have led to a specific history of mobility and connection, and in such communities, the role of communication and communi­cation technologies for the continuation, shaping, and constitution of the commu­nities, should not be underestimated.

The case studies above considered the workings of the translocal - or mobile -community where people's daily lives and experiences are largely embedded in mobility. People define their community in terms of different places and in the movement of people, goods, and ideas between places. Such a community can be understood as a transnational or translocal habitus [Bryceson, Vuorela, 2002]. The translocal is the space people live in and is the normality of everyday life, the lived space within which norms, values, and rules are defined. The dynamics in a translocal habitus however are not always the same, as the case studies showed.

In the Angolan case, war and violence were seen to have disrupted patterns of community formation to an extreme degree. People's choices about maintaining contact through travel, messages, and other means of communication were impaired and they were forced into new patterns of community construction. After the war, some people sought to reconstruct their former patterns of mobility and community, while the new patterns became permanent for others. The processes of actualization and imagination of community were sharply related to the history of force and choice in this region.

Change in the translocal habitus of the Cameroonian Grassfielders was more graduai and a matter of scale conceming the distances covered and the number of people travelling. Bush-falling as such bas long been known. Technologies of communication have not led these communities into new dynamics of social rela­tions but fit well in the translocal habitus. In the case studies described here, relations between social change and habitus are very different. In the Angolan case, ruptures occurred that had an impact on ail aspects of everyday life, espe­cially at the beginning of the war when people were forced to abandon community life entirely. With the arrivai of peace and the new communication technologies available today, old as well as new options have become available. In the Came­roonian case, a continuation of hierarchies and power relations over distance was seen. Continuity is even stronger in the case of the Fulani with new ICT and older patterns of interaction co-existing and forming a continuous whole.

Ali case studies emphasized the historical dimensions of community, mobility, and communication, which are different from the transnational paradigm in which mobile communities are seen as being linked to processes of globalization and new possibilities in terrns of travel and communication. Here it was argued that such notions of community have existed for a long time and in world history, people have always viewed their community not so much as individuals in a particular place but as strings of people in various locations. Such strings of people are not a new phenomenon related to globalization, but are deeply rooted in his­torical patterns of relating and community construction [De Bruijn, Nyamnjoh,

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Angwafo, 2010; Hahn, Klute, 2007]. This is not to say that no changes have taken place in this respect. In contemporary constellations, state bureaucracies and national borders are seen in tense interaction with processes of transnationality on a large scale,

Distances, communication technologies, possibilities for travel and other fac­tors influence the degree to which people imagine or actualize the contacts within their community. Possibilities for travel may depend on financial budgets and time restrictions but are often also related to political factors. The mobile communities described here encounter borders as they are defined by state bureaucracies and between ethnie groups. However, it is interesting that these borders do not function in the "working" of the mobile community as such. The kings of the Grassfields define their subjects regardless of international borders. In Angola, borders are transgressed ail the time and the idea of the river is that as it flows, borders Jose their meaning.

As such, communication is not a luxury only to be used when ail other needs are satisfied: it is the very basis on which communities are built. Without commu­nication, people Jose connection and a community may eventually cease to exist. Close links between community and communication call for a different approach to new ICTs than has hitherto been in vogue. Instead of a focus on communication technologies, research and policies are proposed that are geared towards life his­tories of mobility and connections.

The case studies in this article considered inter-African communities where there is a tendency in transnationalism to stress intercontinental travel and the diaspora. The importance of travel and connections on the African continent itself were discussed, involving the Jess affluent and people with little education. As national borders in Africa were only fairly recently created under colonial mie. their meaning may be very different from borders elsewhere. The migratory flows of people within Africa are at present much higher in number than the relatively small groups of Africans who are travelling to Europe, the US or Asia [Bakewell, 2008]. The numbers were different in the slave-trade era but, as indicated, new ICTs offer different possibilities in the range and scope of community construction as more emerge to actively engage people overseas in community networks.

This article has sought to interpret community, mobility, and communication in a historical framework. Depending on specific events, changes may be graduai or sudden. In Anderson' s work [ 1991, p. 36], "print capitalism" is described as making "it possible for rapidly growing numbers of people to think about them­selves, and to relate themselves to others, in profoundly new ways". New commu­nication technologies in interaction with local histories of mobility may lead to sharp ruptures, graduai changes, and patterns of continuity in the dynamics of community construction.

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Les relations familiales à distance. Ethnographies des migrations afghanes 1

Azita Bat haïe*

Mes recherches portent sur la migration des jeunes Afghans en France, en Grèce et en Iran. En Europe, j'ai observé au quotidien la vie de jeunes hommes célibataires, j'ai écouté leurs récits informels et circonstanciels. En Iran, j'ai par­tagé la vie individuelle et familiale de jeunes filles immigrées. Certaines familles afghanes installées en Iran avaient un fils émigré en Europe, en Australie ou en Inde. J'ai ainsi recueilli le point de vue des fils partis en migration et celui des membres des familles restés en Iran. Les relations ethnographiques que j'ai nouées sur le terrain en Iran et en Europe m'ont conduite à penser les liens de parenté au sein de la fratrie d'une part, et les relations entre les générations d'autre part. Durant mes années d'enquête, le fait que les jeunes migrants afghans parcourent des espaces très étendus allant de l'Afghanistan et de l'Iran, à l'Inde, l'Europe et !'Australie, m'a poussée à gérer à mon tour des relations transnationales via les communications par téléphone et par Internet. Dans la discontinuité inhérente à cette forme de recherche, mes relations d'amitié et de «quasi-parenté» ont per­duré au-delà des frontières étatiques. J'ai adopté une approche « transnationale de la famille », si je me réfère à la définition de Le Gall, c'est-à-dire au « maintien de liens des membres d'un groupe de parenté à travers les frontières» [2005, p. 34].

Jusqu'aux années 1980, les études spécialisées sur les migrations sont domi­nées par deux figures: celle du réfugié et celle de l'immigré. Cela tient surtout à une appréhension territorialisée des populations. Les théories de la mondialisation remettent en question cette approche. C'est dans ce contexte qu'émerge le courant transnational. En changeant de point de vue et d'échelle d'observation, lapproche transnationale permet de dépasser la vision bipolaire et unilinéaire des phéno­mènes migratoires. C'est notamment l'argument développé par Monsutti [2004] à partir de !'étude ethnographique des migrations des Hazâras d'Afghanistan. Il

1. Je tiens à remercier Frédérique Fogel (CNRS. LESC) pour sa lecture attentive. ses conseils avisés et ses remarques pertinentes lors de l'écriture de cet article.

* Doctorante, ATER en Ethnologie, Associée au LESC. Université Pari> Ouest Nanterre La Défense.

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démontre dans son ouvrage que les déplacements pendulaires des Afghans entre l'Afghanistan, le Pakistan et l'Iran, se basent sur des réseaux sociaux et écono­miques transnationaux très élaborés.

Parallèlement à l'émergence du courant transnational, se développent les études diasporiques qui décrivent la dispersion de populations depuis une origine commune dans un ou plusieurs pays [Anteby-Yemini, Berthomière, 2005]. Ces populations se constituent en communauté installée, et se réfèrent à une mémoire et une identité communes. L'idée forte développée par les études diasporiques est celle de la permanence de ces communautés à l'extérieur de leur pays d'origine. Reprenant cette définition des diasporas, Centlivres et Centlivres-Demont déve­loppent la notion de « plurilocalisation » à partir de l'étude des migrations hanes au Pakistan et en Europe. Selon eux, « les nouveaux espaces de la migration afghane, les implantations transfrontalières ou lointaines des diasporas consistent non pas en territoires homogènes ou contigus mais en une pluralité de lieux, une plurilocalisation de fragments communautaires. [ ... ] Famille, lignages, voisinages sont à la fois dispersés, mobiles et "communicants", ce qui implique des réseaux transnationaux et transrégionaux » [ 1998, p. 220].

Contrairement à la situation régionale, les migrations des jeunes Afghans en Europe s'appuient sur des réseaux qui se construisent au fur à mesure du parcours. En labsence de la génération des aînés et des femmes, on ne peut pas encore parler de communauté [Bathaïe, 2009b]. Les théories diasporiques ne peuvent donc s'appliquer qu'à la situation migratoire régionale. La spécificité de cette migration tient surtout au fait qu'il n'y a pas un pays d'origine et un pays d'émi­gration, mais des pays de départ et des pays d'accueil un accueil éventuellement temporaire avant un nouveau départ pour l'Amérique du Nord, lAustralie ou ailleurs. Je m'inspire donc pour ma recherche du courant transnational, qui permet une acception large et dynamique de ces phénomènes, en me référant à leur défi­nition première, c'est-à-dire « le processus par lequel les immigrants construisent des champs sociaux qui lient entre eux leur pays d'origine et leur pays d'accueil. Les immigrants qui construisent de tels champs sociaux sont appelés "transmi­grants". Les transmigrants développent et entretiennent des relations multiples

familiales, économiques, sociales, organisationnelles, religieuses et politiques, qui dépassent les frontières 2 » [Basch, Blanc-Szanton, Glick Schiller, 1992, p. l].

Les études issues de ce courant manquent parfois de précision lorsque les auteurs ne rendent pas compte des conditions de leur élaboration et lorsqu'ils dissocient les réalités migratoires de leur contexte historique et géopolitique. Autrement dit, comme le montre Waldinger dans sa critique du transnationalisme, lorsqu'ils « dé-historicisent » les phénomènes migratoires [2006, p. 26-28]. C'est pourquoi je propose une analyse des « réseaux de relations transnationales » dans la durée, en mettant en regard le parcours des jeunes en migration en Europe avec celui que leurs parents ont réalisé auparavant. Cela rend possible la

2. Toutes les traductions dans le texte sont de l'auteur.

Autrepar1 (57-58). 201 l

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Ethnographie des migrations afghanes 61

contextualisation du phénomène migratoire dans une perspective diachronique et l'inscription dans la continuité des pratiques migratoires qui s'échelonnent sur plusieurs générations.

La comparaison des parcours migratoires de la jeune génération afghane et de ceux de leurs parents permet de dislinguer deux situations migratoires : une migra­tion régionale, avec une communauté « plurilocalisée » [Centlivres, Centlivres­Demont, 1998] qui s'est établie de longue date entre l'Afghanistan, le Pakistan et lIran, et une migration en constitution vers l'Europe, qui présente une succession de déplacements transnationaux et des arrêts dans de grandes villes européennes. Dans la situation régionale, la migration s'appuie sur des réseaux de parenté, de voisinage ou d'amitié [Monsutti, 2004], alors que dans la situation européenne, elle repose sur des réseaux fonctionnels, circonstanciels et donc instables. Pour mieux saisir larticulation entre la circulation des jeunes vers l'Europe et les dynamiques relationnelles au sein des familles, je restitue dans cet article l'histoire des dépla­cements d'une famille afghane. Le père, Mohammad Ali, a d'abord migré à la fin des années 1970 au Pakistan, puis est allé s'installer avec son épouse et sa fille, alors âgée de deux ans, en Iran. Cinq autres enfants y sont nés. À travers le parcours du père, je retrace l'extension de sa fratrie entre l'Iran et le Pakistan, alors que les parents sont restés en Afghanistan. Puis j'expose l'itinéraire en Europe d' Asef, le second fils de Mohammad Ali, pour montrer en quoi la migration constitue un mode de vie et de gestion des relations familiales. Enfin, je complète l'analyse avec le cas de Hamed, un jeune rencontré à Athènes, afin de montrer le rapport entre les déplacements et les interruptions de liens avec la famille.

Les mobilités des Afghans entre l'Afghanistan, le Pakistan et l'Iran

Les circulations transfrontalières de populations afghanes entre lAfghanistan, le Pakistan et l'Iran sont marquées par une longue histoire d'échanges commer­ciaux, politiques et religieux suivant la route de la soie, des épices et des pèleri­nages, et allant del' Asie vers l'Europe ou encore du centre del' Asie vers l'Arabie et le golfe persique [Adelkhah, 2007, Monsutti, 2009]. Les mouvements de popu­lation se sont cependant récemment intensifiés, notamment lors de la sécheresse qui a sévi au début des années 1970, et surtout avec r invasion soviétique en 1979. qui annonce une longue période d'instabilité en Afghanistan. Le Pakistan et l'Iran ont ainsi accueilli près de six millions de réfugiés afghans dans les années 1980.

En Iran, j'ai pu recueillir différents récits relatant ces déplacements. L'initiative de la migration des familles afghanes en Iran revient à la jeune génération des années 1970. Leur parcours, assez récurrent, peut être décrit selon trois configura­tions. Certains sont allés directement d'Afghanistan en Iran en suivant les réseaux d'interconnaissances commerciaux, religieux ou de parenté, qu'ils avaient tissés depuis plusieurs décennies. D'autres ont d'abord migré au Pakistan, où ils ont vécu plusieurs années, et sont allés s'installer par la suite en Iran. Les ouvriers saisonniers, étudiés par Monsutti [2004], ont fait des allers-retours entre les trois pays.

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Hazâra shi'îte originaire d'Uruzgan, Mohammad Ali est le troisième de huit enfants. Ce jeune homme, accompagné de son frère aîné marié, part au Pakistan à la fin des années 1970. Ils s'installent à Quetta auprès de leur sœur aînée et de son époux. Ce dernier les aide à trouver du travail pour subvenir à leurs besoins et participer à l'économie familiale. lis projettent également de rassembler la somme nécessaire au mariage de Mohammad Ali. Ce dernier s'inscrit dans une école religieuse shi'îte de Quetta, et partage son temps entre ses études et son travail comme couturier auprès d'un parent de son beau-frère. Au bout de deux ans, les deux frères rentrent en Afghanistan, où Mohammad Ali pourra épouser une jeune fille de la région, choisie par ses parents. Le couple retourne ensuite à Quetta où naîtra leur fille. Le frère aîné de Mohammad Ali continue, quant à lui, à faire des séjours pendulaires pour travailler au Pakistan. Mohammad Ali a tissé un large réseau d'interconnaissances grâce à sa fréquentation de l'école religieuse de Quetta. Un ami qui connaît bien la situation en Iran, car il effectue des allers­retours réguliers vers Mashhad, lui conseille d'aller s'installer dans ce pays. li lui apprend que le Gouvernement iranien offre des avantages socio-économiques aux Afghans scolarisés notamment dans les écoles religieuses shi'îtes placées sous son influence directe ou indirecte. Pour préparer leur installation en Iran, Mohammad Ali part dans un premier temps seul, confiant son épouse et sa fille à sa sœur et son époux. À Mashhad, ville de pèlerinage, son ami l'aide à effectuer les démar­ches administratives et pratiques. Il retourne ensuite chercher son épouse et sa fille à Quetta, et tous trois s'installent définitivement en périphérie de la ville de Mashhad.

Arrivée en Iran à la fin des années 1980, la famille a pu bénéficier d'une situation favorable. En effet, jusqu'en 1992, le Gouvernement iranien accueille volontiers les Afghans, en majorité shi'îtes et persanophones. Ils sont alors consi­dérés comme des réfugiés et, bien que le statut de réfugié ne soit accordé qu'au cas par cas, ils peuvent toutefois profiter d'avantages sociaux comme l'éducation gratuite ou l'accès aux soins médicaux [Adelkhah, Olszewska, 2006]. La famille a ainsi pu acheter une petite maison, où sont nés cinq autres enfants. Devenir propriétaire en Iran pour les migrants afghans était possible à cette époque. Mohammad Ali a pu accueillir à son tour deux autres membres de sa fratrie. Son frère cadet et sa famille, ainsi que l'une de ses sœurs mariée accompagnée de sa famille, sont ainsi venus s'installer à Mashhad à la fin des années 1980. Plus tard, Mohammad Ali et son épouse ont aussi accueilli les membres de la fratrie de celle-ci. Ils les ont aidés à trouver un logement, les ont accompagnés dans leurs démarches administratives et les ont introduits auprès d'employeurs. Mohammad Ali a ainsi été un référent pour les nouveaux arrivants, accueillant par la suite d'autres membres de la parentèle, des amis et des ham mantaqa (voisins régio­naux), venus en famille ou seuls pour travailler quelques mois ou quelques années dans le bâtiment ou dans l'agriculture. Lorsque la situation sécuritaire du pays est favorable, Mohammad Ali part seul en Afghanistan pour rendre visite à ses parents et aux autres membres de sa fratrie. Il les aide financièrement de manière ponc­tuelle. Mais il ne va que très rarement au Pakistan. Il a cependant fréquemment

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des nouvelles, grâce notamment aux membres de la parentèle et à des ouvriers saisonniers qui les connaissent et qui font des allers-retours entre les trois pays, ce qui permet de garder les liens malgré la distance.

Les membres de la fratrie de Mohammad Ali se répartissent ainsi entre l' Afg­hanistan, le Pakistan et l'Iran. Le cas de Mohammad Ali est assez représentatif des familles afghanes, qui ont ainsi circulé dans la région en élargissant leur réseau d'interconnaissances entre les trois pays. En quelques décennies, une véritable communauté afghane « plurilocalisée » s'est constituée [Centlivres, Centlivres­Demont, 1998). La migration s'appuie ici sur des réseaux de parenté, de voisinage ou d'amitié [Monsutti, 2004]. Les membres de la parentèle se répartissent en péri­phérie des grandes villes au Pakistan (Peshawar, Quetta, Islamabad) et en Iran (Mashhad, Téhéran, Qom, Ispahan ... ). L'expérience de la migration et une certaine culture circulatoire ont été transmises de cette génération à la suivante. Mais les enfants de Mohammad Ali aspirent à étendre l'espace migratoire vers l'Amérique du Nord, l'Australie ou encore vers l'Europe. C'est le cas du deuxième fils de Mohammad Ali, Asef.

La migration en Europe : une nouvelle route pour la jeune génération

Né à Mashhad, Asef a deux frères et trois sœurs. li a d'abord été scolarisé dans les écoles iraniennes, et a ensuite suivi deux ans d'études à l'Université en civilisation et langue anglaises. Asef n'a pas pu s'inscrire en troisième année, à cause du chan­gement de politique du Gouvernement iranien. Il a alors décidé de mettre à exécution un projet qui lui tenait à cœur depuis un certain temps : partir en Europe. li a travaillé pendant un an pour payer «le voyage». Il a fait part de son projet à son frère aîné, qui deviendra dès lors le complice de son périple, puis il en parle à ses parents. Ces derniers décident de le soutenir, malgré leurs inquiétudes.

Une fois sur la route, Asef emprunte l'itinéraire le plus «rapide» et le plus usité: il passe d'abord par la Turquie et atteint Istanbul en automne 2005. Il a alors 22 ans. L'hiver arrivant, il décide de négocier rapidement le passage de la frontière turco-grecque avec un passeur qu'il paie au prix fort. Il peut écourter son séjour à Istanbul grâce au soutien financier de sa famille, qui s'est endettée pour régler sa traversée. Une fois la frontière turco-grecque franchie, Asef atteint Athènes. Ne voulant pas demander à nouveau l'aide de sa famille, il décide de passer l'hiver à travailler dans les plantations d'orangers, pour pouvoir payer la traversée de la frontière gréco-italienne.

Mais une bagarre violente entre migrants éclate sur son lieu de travail, obli­geant lemployeur à prévenir la police qui les arrête tous. Au poste de police, leurs empreintes sont relevées et enregistrées sur les fichiers nationaux. Cet épi­sode restreint les chances d' Asef de demander l'asile dans un autre pays européen 3.

3. La grande majorité des migrants européens. Ils déposent plus rarement des

entament le proœs>m. de demande d'asile dans les pay:, pour obtenir des titres de séjour.

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Carte J - Parcours de MohammadAli.

Carte 2 - Parcours d 'Asef

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Il pourrait être renvoyé en Grèce, selon la convention de Dublin. Celle-ci stipule en effet qu'une personne en quête d'une protection doit déposer sa demande d'asile dans le premier pays européen traversé, et que le résultat vaudra pour tous les États signataires. Ainsi, un migrant dont le passage en Grèce a été consigné par les autorités est susceptible d'y être renvoyé s'il est arrêté dans un autre pays signataire, alors que les autorités grecques ne peuvent pas renvoyer de migrants dans d'autres pays de l'Union européenne.

Malgré cet épisode, Asef décide de tenter sa chance en franchissant la frontière gréco-italienne par le port de Patras. Durant son séjour à Athènes, il a su tisser de nouvelles relations d'amitié, notamment avec Nasser. Ce dernier a déjà réussi la traversée de cette frontière, et une fois arrivé à Rome, il a pris le train pour Paris. Mais à la suite d'un contrôle dans le train, il a été arrêté puis renvoyé en Grèce au bout de trois mois, confonnément à la procédure de la convention de Dublin. Depuis, Nasser a accepté cette situation de contrainte qui restreint ses projets migratoires à la Grèce. Il s'est installé à Athènes tout en vivant« au-delà,, des frontières. Cette première expérience lui a permis d'acquérir le «savoir­circuler » entre la Grèce et l'Italie. Il fait de nombreux allers-retours vers l'Italie, où séjourne un de ses cousins. Il sait que s'il se fait contrôler en Italie, il sera de toute façon renvoyé en Grèce. Nasser accepte d'accompagner Asef gratuitement en Italie. Mais une fois la frontière franchie par le port de Venise, ils se font arrêter sur la route vers Rome, et sont renvoyés en Grèce au bout de quelques mois. Asef comprend alors qu'il n'a plus aucune chance de régulariser sa situation dans un autre pays européen. Il est contraint de s'installer en Grèce 4 •

En comparaison avec la migration de la première génération, la situation est différente sur les routes européennes. Il s'agit là d'une migration par voie terrestre et maritime, depuis la frontière turque jusqu'à Londres ou les pays scandinaves. Elle se fait par étapes et peut s'étaler sur plusieurs mois ou plusieurs années. Le projet migratoire s'ajuste et se redéfinit au fur et à mesure de l'itinéraire et aux différentes étapes. La fluidité de la circulation du migrant dépend des contrôles aux frontières, des politiques européennes et nationales, des appuis financiers exté­rieurs, autrement dit des soutiens financiers éventuels des parents restés dans la région de départ ou installés ailleurs en Europe, en Australie ou en Amérique. Les contacts effectifs mobilisés aux étapes européennes pour trouver un travail ou se faire prêter de l'argent sont également des ressources importantes. Les étapes sont primordiales pour créer de nouveaux liens et acquérir de nouvelles compétences qui pennettront aux jeunes de construire un nouveau réseau migratoire [Bathaïe, 2009a]. Dans la situation européenne, la migration s'appuie sur des réseaux

4. Cette situation a évolué depuis lors. En effet. la Suède. la Norvège. lAllemagne et la France ont tour à tour suspendu les renvois vers la Grèce, reconnaissant ainsi que ce pays ne respecte pas Je droit des réfugiés. En janvier 2011. la Cour européenne des droits de l'homme a statué sur le cas exemplaire d'un demandeur d'asile afghan en condamnant la Grèce pour avoir violé la Convention européenne des droits de l'homme. Ce qui laisse présager que les Afghans, malgré leur passage ou leur séjour en Grèce. pourront demander l'asile dans d'autres pays européens. à condition de franchir les frontières étatiques sans se faire contrôler.

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fonctionnels, circonstanciels et donc instables. Ainsi, le « voyage » d'un jeune migrant qui a des contacts au sein d'un réseau transnational solide, sera plus rapide et plus facile.

En Europe, les premiers migrants, confrontés aux nouvelles politiques euro­péennes et nationales de chaque pays traversé, se trouvent souvent en situation d'échec, installés par contrainte dans un pays qui ne correspond pas à leur choix. C'est le cas de la Grèce qui. dans leur projet, ne devait être qu'un pays de transit. La Grèce a une place particulière en tant que porte d'entrée de l'Europe [Anto­poulos, Winterdyck, 2006; Papadopoulou, 2004]. Les migrants contraints d'y rester s'organisent de fait dans la durée. Pour autant, on ne peut pas parler de la mise en place d'une communauté afghane mais plutôt de groupes de migrants. Sans les femmes et sans la génération des aînés, les groupes se reconstituent en fonction des classes d'âges relatives, et autour des compétences migratoires des jeunes. Ceux qui ont dû s'arrêter à une étape par contrainte jouent ainsi un rôle essentiel dans la transmission du « savoir-survivre » et du « savoir-circuler ». Les nouveaux arrivants sont souvent tributaires des plus anciens.

Asef voulait atteindre le Royaume-Uni ou lAllemagne. Son projet migratoire ayant échoué, il doit convaincre sa famille d'accepter sa décision de s'installer en Grèce. Durant cette période, Asef réduit la fréquence des appels téléphoniques vers l'Iran, ne prenant contact qu'avec son frère aîné. La famille, qui a investi financièrement pour son voyage, ne comprend pas sa décision. Asef finit par interrompre les appels téléphoniques vers l'Iran et change de numéro de téléphone portable pour ne plus être joignable. Il décide d'entreprendre les démarches admi­nistratives de demande d'asile. Il trouve un logement en colocation dans un appar­tement situé aux alentours de la gare ferroviaire à Athènes, grâce à son ami Nasser qui l'introduit auprès de ses connaissances. Il trouve également du travail en tant qu'ouvrier dans une entreprise de menuiserie. Au bout de six mois, il reprend contact avec sa famille et explique son périple en Italie et les démarches entreprises pour s'installer en Grèce. Il annonce par la même occasion qu'il compte leur envoyer de l'argent afin de couvrir les dettes que sa famille a contractées pour financer son « voyage ». Ses parents et les membres de sa fratrie, heureux de recevoir de ses nouvelles, finissent par accepter son choix.

Cette interruption et cette reprise de liens vont de pair avec le changement de statut d' Asef. Il montre à sa famille qu'il devient un fils responsable, participant à l'économie familiale. Il passe finalement du statut du musâfar 5, voyageur, à celui de muhâjar 6

, migrant. Le terme musâfar est utilisé par la famille et les migrants pour désigner celui qui se déplace, celui qui voyage, assimilant ainsi les périples liés à l'aventure de la route européenne à un voyage [Monsutti 2009 ; Khosravi 2007]. Les Afghans qui se sont arrêtés en Grèce utilisent ce terme pour

5. J'ai relevé plusieurs prononciation& par les migrants <le ce terme: masâfer. masâfar. J'ai retenu la plus usitée : musâfar.

6. De même, j'ai relevé : mahâjer, maluîjar.

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désigner les nouveaux arrivants qui sont là en transit, alors que ces derniers se désignent eux-mêmes comme muhâjar. Du point de vue des familles rencontrées en Iran, le fils parti en migration devient un muhâjar lorsqu'il s'est installé dans un pays d'émigration. Cette distinction fait référence à deux catégories d'analyse: «les circulants » et «les non-circulants "· Celles-ci ne sont pas figées: un circu­lant peut s'arrêter, et un non-circulant peut reprendre la route. Sur la route, la famille accompagne le musâfar en !'aidant financièrement ou en le guidant dans son périple. Il est alors exempté de toute responsabilité envers ses ascendants et sa fratrie : à l'inverse, le muhâjar est censé prendre des responsabilités envers les ascendants et la fratrie.

Le rôle prépondérant de« l'absent »dans la famille

Le cas des migrants afghans en Europe est intéressant dans la mesure où les membres de la parentèle semblent littéralement se déployer sur plusieurs conti­nents. La migration est donc un véritable mode de vie, notamment pour la jeune génération. L'absence de l'émigré n'implique pas forcément une rupture de liens avec la famille. Les absents prennent activement part aux différentes étapes de la vie des membres de leur fratrie et aussi, dans certains cas, des membres de la parentèle élargie. Ils sont en relation constante avec les membres de la famille restés en Afghanistan, en Iran, au Pakistan ou ailleurs, notamment grâce aux communications téléphoniques.

En s'installant en Grèce, Asef acquiert donc le statut de muhâjar pour sa famille en Iran. En tant que fils absent, il a une place à part dans la famille. Toutes les pensées et les prières sont dirigées vers lui. C'est ainsi que la famille investit à sa manière l'absence du fils muhâjar. Mais le statut de migrant va aussi de pair avec des responsabilités envers la famille. Le muhâjar doit en quelque sorte s'acquitter d'une dette, qui est aussi bien économique que symbolique. En effet, si le fils qui migre est souvent le dernier à se marier parmi ses frères, il peut aussi être celui qui prend en charge les besoins économiques de la famille, et cette responsabilité lui permet de jouer un rôle prépondérant. C'est aussi une contrainte qui peut être parfois si lourde à porter que certains préféreront interrompre les liens un temps, pour être libéré de toutes responsabilités.

Asef devient le pivot entre ses ascendants directs et les membres de sa géné­ration. C'est lui qui finance, depuis la Grèce, les dépenses de santé de ses parents. Il les conseille aussi sur des questions d'ordre pratique pour les grands déplace­ments ou encore leur fait profiter du nouveau capital relationnel qu'il a tissé à Athènes. Il y a en effet rencontré un Afghan dont la famille vit aussi à Mashhad. Le fils aîné de cette famille étudie la médecine à Téhéran. Ce nouveau lien permet à Asef de mettre en contact son frère aîné et l'étudiant, qui aidera le père d'Asef à trouver un bon médecin à Mashhad. Asef crée ainsi à distance de nouveaux liens entre les membres de sa famille et d'autres immigrés vivant à Mashhad, liens basés sur des relations de réciprocité.

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Le cas d' Asef est assez représentatif. Ne pouvant faire de véritables projets en Grèce, il investit son rôle de fils absent. li est en contact téléphonique régulier avec sa famille et participe à distance à la prise de décision. L'argent envoyé à la famille contribue à la cohésion relationnelle intra et intergénérationnelle. En apportant cette aide, Asef remplit pleinement son rôle de fils adulte prenant en charge la vie de ses parents ; il permet à son père de mieux préparer sa sortie de la vie active, lui qui ne pourra bénéficier d'aucune aide à la retraite. De même, en finançant l'éducation de ses frères et sœurs, il leur permet d'entamer dans les meilleures conditions la période des études et d'entrer dans la vie adulte avec un capital social leur assurant un meilleur mariage et un meilleur avenir. Asef est dans le même temps obligé de sacrifier ses ambitions personnelles pour pouvoir répondre aux attentes de la famille envers Je fils absent et responsable. L'impor­tance de son investissement dans la vie des membres de la famille l'empêche en effet de réellement construire sa vie en Grèce : il travaille pratiquement sept jours sur sept et n'a plus de temps et d'énergie pour ses loisirs ou sa vie personnelle. Parallèlement, pour les demandeurs d'asile comme Asef, la politique d'asile de rÉtat grec crée une situation paradoxale : tout projet d'avenir est difficile, mais en même temps, il faut s'installer et s'organiser en Grèce durant la longue pro­cédure, car il est impossible de quitter le territoire tant que la demande est en cours. Concrètement, cela signifie qu' Asef ne peut pas rendre visite à sa famille en Iran. Baldassar [2007) fait état du cas d'un Afghan vivant avec son épouse en Australie. qui connaît des contraintes similaires, avec la différence notable que, dans ce pays, les politiques d'immigration sont plus ouvertes aux regroupements familiaux et permettent donc aux migrants de construire leur vie dans le pays de résidence, ce qui n'est pas le cas en Grèce. La tension entre aspirations indivi­duelles et contraintes familiales est perceptible tout Je long du parcours migratoire des jeunes Afghans en Europe. li est intéressant de noter ici la répartition des charges entre le fils absent et les fils qui sont restés en Iran. Dans le cas présent, Asef prend en charge financièrement les dépenses des membres de la fratrie et des parents. Et c'est parce qu'il accepte de contribuer à l'économie familiale que son frère aîné pourra se marier.

Le mariage des fils est une étape coûteuse de la vie d'une famille. Toutes les dépenses du mariage liées au douaire, au prix de la fiancée et à la cérémonie incombent à la famille du marié [Tapper, 1991 ; Centlivres-Demont, 1988). Les familles qui n'ont pas d'économies sont obligées de s'endetter auprès des membres de la parentèle, souvent auprès de la fratrie des parents du marié ou encore auprès des amis ... Cela crée des relations déséquilibrées entre la famille du futur marié et son entourage immédiat. Cette situation d'endettement peut parfois devenir source de conflits entre certains membres de la parentèle. Sollicité pour contribuer aux frais du mariage, Asef évite que les relations réciproques de sa famille ne se fragilisent. Mais pour être en mesure de répondre à cette demande exceptionnelle, Asef doit également s'endetter auprès de ses amis en Grèce. Cette responsabilité envers sa famille va donc le rendre tributaire de son réseau de relations nouvel­lement créé à Athènes.

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La participation d' Asef ne se limite pas à l'aspect financier: il participe aussi activement aux préparatifs et au déroulement de la cérémonie en assistant son frère et son père. Il est consulté par téléphone à chaque étape importante des négociations (prix de la fiancée, douaire et dépenses liées à la cérémonie). À ce moment de la vie de son frère, il prend en quelque sorte le rôle de frère aîné. Il consolide en effet son rôle de pivot entre ses parents et sa fratrie et assoit son rôle de fils aîné relatif auprès de la génération des ascendants, notamment auprès de la fratrie de ses parents.

Le rôle d'intermédiaire entre les générations prendra un sens singulier dans Je conflit qui oppose sa sœur Fâtemah à leurs parents. Au téléphone, elle lui apprend qu'un différend J'oppose à ses parents depuis quelques mois, au sujet du choix de son conjoint. Asef sait que Fâtemah a un prétendant parmi ses amis d'université. Le choix de Fâtemah n'est pas du goût de ses parents, parce que le prétendant est originaire d'une autre région et surtout parce qu'ils ne connaissent pas sa famille. Fâtemah tente, quant à elle, d'argumenter en leur demandant de faire des efforts et d'apprendre à connaître la famille de son prétendant avant de refuser catégo­riquement sa demande. Mais elle n'obtient aucune réponse positive. Elle décide donc de se tourner vers Asef pour lui demander d'intercéder en sa faveur. Il a fréquenté autrefois les amis de sa sœur, connaît bien le jeune homme et tente de négocier avec ses parents en discutant d'abord avec sa mère. Après des semaines de tractations entre Asef, leur frère aîné nouvellement marié, leur mère et leur père, ces derniers ne sont toujours pas convaincus par le choix de Fâtemah et refusent une seconde fois de recevoir le prétendant accompagné de sa famille pour commencer les négociations du mariage. Asef utilise alors un dernier argument pour les faire changer d'avis: il menace de rompre les liens avec sa famille s'ils n'accèdent pas à la demande de Fâtemah. Une nouvelle semaine de négociation donne raison à Fâtemah, et les parents finissent par accepter la demande en mariage.

La question cruciale du choix du conjoint est une source de conflit fréquente entre la jeune génération afghane en Iran et ses aînés. Les parents souhaitent le plus souvent choisir le conjoint de leurs enfants au sein d'un réseau d'intercon­naissances dont les contours sont à géométrie variable. Pour la plupart, il s'agit d'empêcher leur fille de se marier à un begâna (un étranger). Pour les familles immigrées en Iran, begâna peut être défini comme celui qui est extérieur aux liens de parenté, d'amitié ou de voisinage. Le contenu du terme begâna a ainsi changé en migration, si l'on se réfère à la définition donnée par les hommes de Dahmardâ, un village de l'Uruzgan, relevée par Monsutti [2004, p. 113]. Alors que ces hommes disent leur préférence pour un mariage endogame en se référant au lignage du père, Monsutti montre, à partir des mariages recensés dans ce village, que les mariages s'effectuent plutôt à l'intérieur du lignage de la mère. II note également une forte endogamie villageoise : « Dans une écrasante majorité les autres unions se situent à l'intérieur des groupes ethniques (les Hazâra) et confessionnels (les chiites)» [ibid., p. 111-113]. Sur les deux derniers points, les mariages des Afg­hans en Iran n'ont pas changé : ils demeurent majoritairement intra-ethniques et

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intraconfessionnels. Mais les familles immigrées en Iran ne décrivent plus les mariages endogames et exogames en référence au patrilignage tel que décrit par Monsutti. On assiste à une redéfinition du contenu du terme en fonction de la parenté recomposée en migration. Loin du village et des membres de la parenté élargie, l'endogamie villageoise et lignagère se transforme en une préférence pour un mariage au sein des réseaux de voisinage et d'interconnaissance en Iran. À la génération suivante, j'ai relevé que la majorité des jeunes rencontrés en Iran, filles et garçons confondus, étaient contre ces pratiques matrimoniales, jugées désuètes, notamment parmi ceux qui ont fait des études. La plupart souhaitent choisir leur conjoint selon leurs propres critères et au sein de leur propre réseau d'intercon­naissance. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant de voir les conflits intergéné­rationnels se cristalliser autour de la question du choix du conjoint. Dans ces situations, un frère émigré peut devenir un complice, et son intervention peut être cruciale quant au dénouement.

Dans le cas présent, c'est Asef qui garantit, par son intervention, le bien-fondé du choix de sa sœur. C'est lui qui se porte garant pour le jeune prétendant. Or ce rôle est celui des notables de la communauté afghane installée en Iran. En cas de conflit avec leurs parents, les jeunes font souvent intervenir en leur faveur un notable de la génération des parents, prêt à les soutenir et à argumenter en leur faveur. Ces notables peuvent être des religieux ou, plus fréquemment, des per­sonnes éduquées, des écrivains ou poètes reconnus par la communauté. Avec ce nouvel épisode, Asef consolide son rôle de frère aîné auprès de ses sœurs et frères et d'arbitre entre ses parents et sa fratrie. Il devient dès lors le référent obligé pour sa fratrie et gère à distance les conflits avec la génération de ses parents. Il est réellement le pivot relationnel de la famille. Sa menace de rompre les liens pour appuyer la démarche de sa sœur auprès de ses parents aura finalement suffi à les faire changer d'avis. Le père n'a pas voulu prendre le risque de se trouver en conflit direct avec le fils qui a pris une place essentielle dans la cohésion de la famille.

Mais dans d'autres situations, il arrive que les jeunes interrompent les liens avec leur famille pour résoudre ou résorber les conflits qui surgissent le plus souvent entre les frères, les cousins ou encore avec la génération des ascendants.

Interruption et reprise de liens : un mode de gestion des relations familiales

Un exemple éloquent en matière de rupture de liens est celui de Hamed, ren­contré à Athènes. Hamed est un jeune Hazâra de la région de Ghazni. Âgé d'une vingtaine d'années, il est le benjamin d'une fratrie de sept membres, dont trois frères aînés et trois sœurs mariées. Ses parents sont décédés lorsqu'il était enfant. Deux de ses frères et une de ses sœurs vivent à Quetta. Le frère aîné et les autres sœurs vivent en Afghanistan. Il s'agit donc d'une famille éclatée à cette généra­tion, vivant entre plusieurs pays. Les hommes de la famille de Hamed, de sa

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génération et de celle des parents, ont développé depuis au moins deux généra­tions, des pratiques circulatoires entre l'Afghanistan, le Pakistan et l'Iran. Hamed a eu l'occasion d'accompagner ses frères sur leurs lieux de travail à Quetta, faisant ainsi des allers-retours ponctuels entre l'Afghanistan et le Pakistan. Avec son frère, il a également accompagné son oncle patrilatéral en Iran, pour travailler sur des chantiers de construction. L'oncle patrilatéral de Hamed est le benjamin de sa fratrie. Il a une longue expérience des circulations pendulaires en Iran; dans sa jeunesse, il a accompagné le père de Hamed, son aîné, et d'autres membres du village sur les chantiers. Il a ainsi pu développer, dans le temps, ses propres réseaux de relations, ce qui lui a permis de pérenniser ses déplacements ponctuels dans cet espace. Il a alors transmis son capital migratoire à d'autres membres de sa famille, ses fils, ses neveux ... Hamed a acquis le «savoir-circuler» entre l'Afghanistan, le Pakistan et lIran grâce à son oncle patrilatéral et à ses frères. En Iran, il a élargi à son tour son propre réseau, en nouant des relations avec des ouvriers afghans, ainsi qu'avec des employeurs iraniens qui lui ont proposé de travailler sur de nouveaux chantiers. De même, au Pakistan, Hamed ne s'est pas limité au réseau des relations de parenté. En fréquentant d'autres jeunes de Quetta sur leurs lieux de travail, il a su se créer de nouveaux réseaux d'amitiés, lui offrant des possibilités de travail ponctuel dans les boutiques de vêtements. C'est ainsi qu'il a petit à petit construit son propre réseau de relations, qui lui permet de circuler entre l'Afghanistan, l'Iran et le Pakistan.

Hamed est un jeune sans attaches, qui ne se fixe pas dans une ville mais vit entre les maisons de ses frères et sœurs, séjournant une année en Afghanistan, une autre au Pakistan, au gré des possibilités de travail, mais aussi de l'évolution de ses relations. Il a ainsi changé de ville chaque fois qu'il a eu un différend avec l'un de ses frères ou d'autres personnes de son entourage. Par exemple, il a décidé de quitter la maison de l'un de ses frères à Quetta parce que celui-ci tentait de le responsabiliser en lui demandant, par exemple, de penser à son avenir, de cesser de changer de métier et de faire quelques économies. Suite à cet échange, Hamed a décidé de vivre à nouveau en Afghanistan auprès de son frère aîné. Au bout de six mois, il a fini par revenir à Quetta auprès de sa sœur, qui lui a demandé de se réconcilier avec leur frère : Hamed a alors disparu une semaine. En fait, il ne souhaite prendre aucune responsabilité vis-à-vis de sa fratrie et se plaît à vivre librement, entre plusieurs villes et pays, travaillant par-ci et par-là pour subvenir à ses besoins. Hamed décide finalement de partir en Iran sans prévenir pour tra­vailler sur les chantiers de construction, afin de gagner l'argent nécessaire pour se rendre en Europe. Il trouve facilement du travail grâce au réseau de relations tissé lors de son premier déplacement en Iran. Au bout de deux chantiers et de deux ans de travail, il a l'argent nécessaire à son voyage. Il traverse la frontière irano-turque grâce à un passeur, sans prévenir aucun des membres de sa fratrie. Une fois arrivé à Istanbul, il appelle son frère aîné pour lui annoncer son départ et son projet d'atteindre l'Europe.

À Istanbul, il a un contact grâce à des compagnons de route. Il s'installe un temps chez lui pour rassembler l'argent nécessaire pour gagner la Grèce, ce qui

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prendra huit mois. Il ne fera pas appel à des passeurs mais trouvera d'autres moyens d'atteindre les côtes des îles grecques, avec cinq compagnons, des migrants qui ont déjà tenté Je passage de la frontière turco-grecque par voie mari­time. Repérés par la garde maritime grecque, ils doivent faire demi-tour. Ces passages ratés leur ont permis d'acquérir le «savoir-circuler» à cette étape. Ils partagent ce savoir avec Hamed et, en contrepartie, ce dernier utilisera son capital relationnel pour survivre à Athènes. car il a de nombreux contacts en Grèce. Il s'agit donc d'une répartition du «savoir-migrer» entre les compagnons du «voyage» [Bathaïe, 2009a]. Une fois la porte de l'Europe franchie, ils atteignent Athènes où ils sont attendus par un des amis de Hamed, rencontré à Istanbul. D'Athènes, Hamed reprend contact avec sa fratrie pour annoncer la réussite de sa traversée. Durant son année de séjour à Athènes, il interrompra puis reprendra les liens avec différents membres de sa fratrie. Chaque fois qu'un proche tente de lui donner des conseils ou simplement de le rappeler à ses responsabilités, Hamed, contrarié, interrompt les liens. À l'inverse, l'annonce de la naissance d'un neveu ou d'une nièce grâce à d'autres migrants qui connaissent ses frères et sœurs, lui donnera l'occasion de reprendre les liens à distance par téléphone. Finalement, par le même procédé, en s'arrêtant chaque fois un temps dans les villes-étapes pour travailler, Hamed réussira à franchir la frontière gréco-italienne et ainsi de suite jusqu'en Suède, où il a déposé une procédure de demande d'asile.

Le cas de Hamed, qui interrompt puis reprend les liens avec sa fratrie, est assez représentatif d'un certain mode relationnel. Le fait d'arriver en Europe facilite l'interruption des liens. Hamed sait faire preuve d'adaptation et d'inventivité. Il construit dans chaque nouvelle ville un réseau de relations qui lui permet de franchir une nouvelle frontière. Dès lors, il ne dépend pas de l'aide financière de sa fratrie, et il est complètement autonome dans ses choix de vie et de ville. Dans son article concernant les jeunes Sahéliens, Timera [2001] montre que la migration permet d'affirmer des aspirations individuelles et de s'émanciper des contraintes familiales.C'est également ce que souligne Bardem [ 1993] dans son article concer­nant les jeunes migrants rencontrés à Ouagadougou, qui expriment la volonté de s'émanciper dans la migration et de prendre de la distance par rapport à leur famille. Le cas de Hamed montre que c'est le déplacement qui instaure la distance dans les relations. Interrompre les liens permet de suspendre les attentes des mem­bres de la fratrie, ou plus généralement de la famille, et de poursuivre ses aspi­rations personnelles.

Conclusion

Les parcours migratoires présentés dans cet article montrent l'importance de la fratrie au sein des familles afghanes à travers deux générations. À la première, les membres de la fratrie se sont dispersés entre l'Afghanistan, le Pakistan et l'Iran. Ils se sont installés avec leurs conjoints et leurs enfants, ou ont voyagé seuls pour travailler une saison ou une année dans les pays voisins. À la génération suivante, les jeunes aspirent à migrer vers d'autres continents: en Amérique du

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Nord, en Australie ou en Europe. Âgés de 12 à 30 ans, ils partent seuls dans la plupart des cas, et plus rarement avec leurs épouses et leurs enfants. Par sa tem­poralité et son coût, leur migration diffère à bien des égards de celle de leurs parents : le voyage vers l'Europe peut être cher et prendre plusieurs années. Explo­rant de nouvelles routes, ils doivent en effet construire un nouveau réseau migra­toire dans un contexte législatif de plus en plus complexe.

Au sein de cette génération, j'ai présenté deux situations paradoxales. Dans le premier cas, la migration d' Asef consolide son rôle au sein de la famille. L'absent prend activement part aux différentes étapes de la vie des membres de sa fratrie et de ses parents. Il est le pivot économique et relationnel entre, d'une part, les parents et la fratrie et, d'autre part, sa génération et celle des ascendants. Le second cas est celui de Hamed, qui ne s'investit pas dans la relation avec sa fratrie et a une démarche individualiste. Ces deux cas mis en regard pourraient laisser penser que les contraintes familiales empêchent Asef de mener à bien son projet migra­toire alors que Hamed semble mieux réussir. Cette conclusion doit cependant être nuancée: Hamed mettra beaucoup plus de temps à arriver en Europe qu' Asef. Le facteur temps est important pour le cycle de vie du jeune migrant, notamment pour l'étape du mariage, qui reste à observer. Mais cette situation est aussi liée à la politique migratoire européenne, qui influe directement sur le cycle de vie de ces jeunes. L'exemple de Hamed est un cas à part, car ce dernier a perdu ses parents. En conséquence, les relations entre frères deviennent plus concurren­tielles. En tant que cadet de la famille, Hamed semble avoir du mal à trouver sa place parmi ses frères : partir en Europe est un moyen de gérer ces relations complexes. Les déplacements des jeunes peuvent donc avoir des conséquences différentes sur la dynamique relationnelle des familles, en fonction des différentes configurations et situations, mais aussi en fonction des politiques migratoires des pays de transit ou de résidence.

En ce qui concerne les pratiques matrimoniales, j'ai noté une redéfinition des mariages endogames et exogames par la première génération des immigrés en Iran. Pour celle-ci, la préférence va vers un mariage au sein de leurs réseaux de parenté, de voisinage et d'interconnaissance. Le begâna n'est plus celui qui est extérieur au lignage du père ou de la mère, mais celui qui est extérieur au réseau d'interconnaissance. À la génération suivante, j'ai montré qu'il y a de réelles modifications. Pour la jeune génération afghane en Iran, le begâna n'a plus de sens. C'est la construction de ma recherche, la manière dont je suis mise en relation avec ces familles qui me permettent de confirmer que la famille est circonscrite, pour Ego, aux relations au sein du cercle des parents, de la fratrie, des conjoints et des enfants de ceux-ci. Au-delà de ce cercle, les cousins, les oncles, les tantes ou les grands-parents peuvent être qualifiés de « membres de la parentèle». Ce point de vue est de plus en plus répandu parmi la jeune génération afghane.

La construction de la personne en migration et 1' émergence du sujet agent au cours du processus migratoire vont de pair avec la temporalité des interruptions et des reprises de liens. J'ai montré que le rôle du fils migrant est transformé au

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sein de la famille au rythme du cycle de vie des membres de la fratrie. Ses relations avec la génération des parents et sa propre génération, les relations entre frères et les relations frère-sœur en sont modifiées. La famille, les systèmes d'alliance et de parenté sont, dans le contexte migratoire, des processus dynamiques sujets à discussion.

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Familles migrantes et ancrages locaux au Mexique : trajectoires et patrimoines migratoires

dans la région de Tehuantepec

Aurélia Michel*, Delphine Prunier**, Laurent Faret***

Dans les économies rurales de subsistance, lorganisation de la famille constitue un important levier de régulation. La répartition des charges de travail entre ses membres, selon r âge, le sexe et la place dans la fratrie, que lon peut identifier en termes de cycle familial, produit également des normes socioculturelles propres aux sociétés paysannes. Alors qu'au Mexique, la plupart des régions rurales sont engagées dans une désagrarisation de leur économie [Léonard, Palma, 2002], les fonctions de la famille (production, reproduction, protection) restent largement à l'œuvre. C'est le cas dans la région de l'isthme de Tehuantepec (État d'Oaxaca), où la diversification des conditions de production locale et les réorganisations territoriales associées ont affecté les populations rurales depuis un siècle. L' ouver­ture de deux sites pétroliers au début du XX' siècle et le développement de cultures commerciales comme la mangue ou lélevage bovin à partir de 1950 ont constitué deux facteurs de diversification des secteurs de production et de mobilité vers les nouveaux centres urbains régionaux. Depuis quinze ans, l'évolution du contexte économique et social a fait entrer la région dans une nouvelle phase, marquée par une nette augmentation des mobilités extra-régionales, en particulier à destination de la frontière nord du Mexique et vers les États-Unis [CONAPO, 2004 ; Quesnel. Del Rey, 2005; Anguiano Téllez, 2005].

Dans cet article, nous nous demandons comment les familles rurales impli­quées dans ces nouvelles mobilités réagissent face à l'introduction de nouvelles distances. Dans ces contextes d'éloignement géographique, de prolongation des durées d'absence, de restriction de circulation, la famille continue-t-elle d'assurer, dans des configurations où ses membres sont multisitués, ses fonctions de repro­duction économique et de transmission intergénérationnelle ? Pour y répondre, nous partons de l'hypothèse selon laquelle la famille, autour de ces enjeux de

* Mnître de conférences. Université Paris Diderot. SEDET. ** Attachée temporaire d"enseignement el de recherche, Université Paris Diderot, SEDET. *** Professeur, Université Paris Diderot. SEDET.

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transmission et de reproduction, reste l'instance qui fournit un ancrage local dans les territoires d'origine. Elle peut alors fonctionner comme point de départ pour une diversification des ressources et des espaces de contributions et pour une utilisation de ces ressources ainsi valorisées.

En réunissant les différents éléments de la trajectoire migratoire, du cycle fami­lial et de l'organisation productive, nous poursuivons une série de travaux engagés depuis plusieurs années pour définir une «économie familiale d'archipel » [Léo­nard, Quesnel, Del Rey, 2004], qui envisage un «univers familial» complexe [Ariza. De Oliveira, 2004] constitué de différents noyaux multisitués. Car si la littérature des vingt dernières années s'est beaucoup intéressée à la question des liens maintenus sur la distance et à la production des dispositifs transnationaux [Mummert, 1999 ; Levitt, 200 l ; Ariza, Portes, 2007], il apparaît tout aussi pertinent de s'interroger sur l'évolution des rapports locaux dans des espaces d'origine de flux multiples, en particulier lorsque ces régions sont placées dans des conditions de transnationalisation et/ou de nouvelle articulation régionale, c'est-à-dire lorsqu'elles sont soumises à la fois aux processus induits par la combinaison des formes migratoires de distance variable et à l'implication des membres non-migrants dans les processus de transformation [Faret, 2003]. L'objectif ici n'est pas d'établir de rupture d'échelle a priori, basée notamment sur le franchissement d'une frontière internationale, mais de questionner les formes de transformation des environnements locaux marqués par des formes plus ou moins poussées d'articulation entre des mobilités régionales, extra-régionales et internationales, prolongeant des travaux menés antérieurement [par exemple : Arizpe, 1983 ; Corona, Chiapetto, 1982], mais sans doute trop peu repris par la suite. Dans ce sens, la réorganisation de la famille dans le contexte d'une économie transnationale impliquerait une adaptation de la famille aux tensions et aux complexifications des mobilités récentes. Cette adapta­tion se traduirait autant dans la répartition des fonctions et des charges au sein de la famille que dans la capacité de cette dernière à installer une activité productive durable et transmissible dans la localité d'origine.

Nous nous appuyons sur un matériau provenant d'enquêtes menées dans deux municipalités de la région de Tehuantepec 1 pour montrer comment les familles «résistent» ou non à la mise en tension par les nouvelles distances, se transfor­ment et participent à la mutation du contexte local par les changements productifs qu'elles engendrent dans leurs parcours de mobilité. Sur la base d'une première série d'entretiens menés en 2008, un questionnaire commun a été soumis en 2009 à 250 familles à San Juan Guiehicovi et 160 familles à Zanatepec. Afin de cerner les relations entre structures et cycles familiaux, mobilités et organisations pro­ductives, le questionnaire propose 2 aux chefs de famille dont un membre au moins a une expérience migratoire (passée ou en cours) de désigner les membres de leur

1. Travail réalisé dans le cadre du programme TRANSITER (Dynamiques transnationales et recom­positions territoriales). responsable Laurent Faret. financement ANR-AIRD 2008-2011.

2. Les foyers enquêtés ont été choisis aléatoirement en subdivisant les localités en zones distinctes. avec la question filtre : "une personne au moins dans votre foyer a une expérience migratoire».

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foyer et de fournir une série d'informations sur leur expérience professionnelle (dans le contexte local et en migration), ainsi que sur les revenus du foyer (activités productives, remises, programmes fédéraux, crédit, et le cas échéant 3, l'évolution des activités agricoles et des possessions foncières). À partir de certains question­naires (quarante familles dans chaque municipalité), plusieurs séries d'entretiens ont permis de recréer les trajectoires familiales et de préciser le contexte des transformations observées.

Dans une première partie, qui présente les deux contextes familiaux, fonciers et productifs, à Zanatepec et San Juan Guichicovi. nous mettons en évidence 1' émergence de la famille élargie, particulièrement mobilisée dans les configura­tions de mobilités et dans les stratégies de réancrage local. Dans les deux parties suivantes, nous analysons successivement les situations des familles migrantes des deux municipalités, afin de montrer leurs conditions de résistance et d'adaptation au contexte actuel.

Organisation des familles rurales, question foncière et mobilités

La région de l'isthme de Tehuantepec (carte) est engagée depuis plus d'un siècle dans une réorganisation du territoire polarisée par l'ouverture de deux centres urbains, industriels et commerciaux : au sud, le port pétrolier de Salina Cruz, à proximité des deux centres urbains traditionnels, Juchitan et Tehuantepec, et au nord, la zone por­tuaire et pétrolière de Coatzacoalcos-Minatitlan. Des mobilités importantes vers Mexico existent depuis la fin des années 1970, moment de l'arrivée massive d'une jeune population active depuis les zones rurales, dont la structure foncière était blo­quée par la réforme agraire, et depuis les zones urbaines où l'essoufflement écono­mique national a réduit l'activité. Au cours des années 1995-2010, cette mobilité a pris un nouveau profil : elle s'est dirigée vers le marché du travail agricole des États du nord-ouest du Mexique [Lara Flores, 2002], vers la frontière nord, et vers les États-Unis, et concerne avant tout les jeunes actifs. Si les départs vers l'international restent minoritaires dans les zones rurales, les trajectoires évoluent selon les mobilités de la région: en plus des effets d'appel d'air sur la main-d'œuvre dans les centres régionaux, les jeunes ruraux diversifient largement la palette des destinations, des temporalités d'absence et des secteurs d'emplois [Appendini, Torres-Mazuera, 2008; Barkin, 2005], ce que montre particulièrement l'attrait de la frontière nord, où se développe depuis deux décennies une industrie transnationale 4• Par les distances impliquées, cette nouvelle mobilité, qui met en tension l'organisation socio-écono­mique des foyers et de la famille, n'intervient pas partout de la même manière: elle dépend de la structure familiale historique et de son implantation régionale antérieure, ainsi que des contextes fonciers dans les territoires d'origine.

3. La moitié des questionnaires ont été passés dans le chef-lieu de la municipalité. l'autre dans une localité rurale. Dans tous les cas la population active est majoritairement impliquée dans une activité agricole.

4. Entreprises multinationales implantées le long de la frontière et jouant sur le différentiel du coût de la main-d· œuvre : maquiladoras. champs agro-industriels, etc.

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Le contexte foncier

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À Zanatepec, l'agriculture commerciale domine et constitue la principale source de revenus pour les familles (mangues, élevage bovin et, plus récemment, sorgho). La propriété privée est majoritaire et assez concentrée entre les mains d'une élite locale. Parallèlement à de grandes propriétés, il existe une quantité non négligeable de petits exploitants (entre 2 et 15 hectares), propriétaires, ou occupants titulaires sous le régime de l' ejido 5, qui participent aux marchés agri­coles locaux et nationaux de mangue et de bovins [Michel, 2004].

S. Propriété sociale issue de la révolution mexicaine et mise en place par la réforme agraire.

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Aujourd'hui, la majorité des actifs n'ont pas d'accès à la terre et travaillent comme journaliers sur les autres exploitations. Le caractère saisonnier et aléatoire du commerce de la mangue accentue la précarité du marché du travail. De ce fait également, l'achat d'une petite parcelle de mangue peut constituer une progression économique considérable et assurer la subsistance d'une famille. C'est pourquoi l'achat de terre constitue un objectif fréquent dans les projets migratoires, justifiant une mobilité de plusieurs années à l'étranger ou dans la région frontalière du nord du pays.

Cette structure foncière petite propriété sociale ou privée d'une part et pré­dominance des journaliers d'autre part favorise la famille de type nucléaire. Les jeunes ménages investissent en priorité dans la construction de leur propre maison. Si les parents et la fratrie constituent un cercle de solidarités et de réciprocités (échanges de biens et de services), les foyers sont pour la plupart constitués des parents et des jeunes enfants 6•

À San Juan Guichicovi, l'agriculture de subsistance, peu capitalisée, est majo­ritaire dans la production, même s'il existe un secteur productif commercial d'éle­vage. Alors que la situation foncière présente globalement les mêmes équilibres qu'à Zanatepec (environ deux tiers de la population active n'a pas accès à la terre), les conditions d'occupation de la terre sont différentes. Seul un tiers des paysans occupant une parcelle de manière stable sont véritablement titulaires de leur par­celle, c'est-à-dire ejidatario, les autres ayant le statut de posesionario ou d' arren­datario (types de location, prêt ou métayage dans l' ejido). Il semble que I' appli­cation récente du programme fédéral de régularisation de la propriété sociale (PROCEDE) 7 ait contribué à fragiliser le statut de nombreux précaires, qui se sont vus exclure de l'accès au foncier. La proportion est précisément inversée lorsque l'on se penche sur l'échantillon de paysans avec expérience migratoire sélectionné dans l'enquête : les trois quarts des familles sont titulaires, 20 % en propriété privée et 56 % en tant qu' ejidatarios. Comme cela a déjà été observé dans des régions voisines [Quesnel, Del Rey, 2005], les familles titulaires de leur parcelle migrent dans des conditions, et selon des trajectoires différentes de celles des familles dont l'accès au foncier est précaire. Cela montre que le choix de la mobilité n'est pas simplement le résultat d'une« absorption» de la main-d'œuvre sans débouchés, mais qu'au contraire la possession d'une parcelle intervient dans les capacités de la famille à programmer une mobilité.

On voit ici deux configurations foncières distinctes qui interviennent dans l'éla­boration des trajectoires migratoires. À Zanatepec, la mobilité peut être associée à un projet d'acquisition foncière, qui permettra peut-être la subsistance de la famille nucléaire. À San Juan Guichicovi, la possession d'une parcelle en propriété

6. Dans celte municipalité. la taille moyenne des foyers est en moyenne de 3.6 personnes en 2010 [ lNEGL http://www.inegi.org. mxlsistemas/mexicocifras].

7. Parmi les réformes instaurées en 1994 et modifiant le principe constitutionnel de réforme agraire. ce programme fédéral vise à délivrer des titres de propriété foncière individuels et définitifs aux bénéficiaires de la réforme agraire.

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sociale ou privée permettra à la famille élargie d'inclure la mobilité dans les ressources productives. Dans les deux municipalités observées, l'accès à la terre est difficile, mais la structure des exploitations correspond à des organisations familiales différentes et donc à des projets de mobilité différents.

Élargissement du périmètre de la famille à Zanatepec et San juan Guichicovi Si, dans ces contextes ruraux, la définition du foyer est en rapport avec l' exploi­

tation agricole, les migrations récentes vont réinterroger les appartenances au foyer, en fonction de la participation des uns et des autres à la subsistance fami­liale. Ainsi, le protocole de notre enquête considérait de fait le « foyer» comme unité de régulation sociale et économique. À Zanatepec, il est éclairant de constater que ce périmètre peut changer pour s'appuyer sur des membres de la famille élargie lorsqu'ils sont en mobilité : le plus souvent, les enfants mariés, installés dans leur propre foyer dans le village, ne font pas partie du foyer, même s'il est évident qu'ils sont impliqués dans une réciprocité économique et sociale de soli­darités. En revanche, lorsque les enfants sont mariés à l'extérieur. ils sont encore considérés comme faisant partie du foyer s'ils envoient de l'argent. Ceci s'applique de la même manière pour les membres du foyer qui « coûtent » de l'argent : les enfants qui font des études par exemple, tout comme les personnes à charge en général, font partie du foyer. Au niveau de la famille élargie, les définitions du foyer peuvent englober des frères ou des sœurs partis en mobilité dès lors qu'ils envoient de l'argent ou qu'ils sont susceptibles d'en envoyer: cette solidarité horizontale n'apparaîtra pas pour la fratrie dans le village, pas même pour l'exploi­tation agricole. Ainsi, la « famille » redessine son périmètre en fonction des dif­férentes contributions au foyer. Ces contributions peuvent être en nature (remises), en potentiel (remises escomptées), mais aussi en ressources sociales: c'est juste­ment dans l'articulation des mobilités, qui conduit à des trajectoires plus lointaines et plus longues, que la famille élargie va jouer un rôle important. L'installation d'une partie de la fratrie dans les centres régionaux ou dans une ville de rang national pourra ainsi constituer une étape ou une articulation vers des destinations plus lointaines ou étrangères. La configuration classique des familles pour les­quelles les projets et les temporalités se superposent à San Juan Guichicovi est celle de la fratrie qui évolue autour du couple parental, génération (res)source. Si la génération la plus ancienne poursuit ses activités traditionnelles, la place des jeunes actifs sera répartie au sein de la fratrie dans des secteurs plus diversifiés. À titre d'exemple, on verra souvent un ou deux frères développer une activité salariée stable ou temporaire parallèlement à !'activité agricole aux côtés du père de famille, un frère ou une sœur travailler en tant qu'instituteur ou bien demeurer au foyer pour un travail domestique, un gendre partir vers Mexico ou la frontière nord dans les rangs de l'armée, une plus jeune sœur ayant l'opportunité de pro­longer ses études vers la ville de Coatzacoalcos ou Oaxaca. La famille élargie est sollicitée de façon plus aiguë dans le contexte d'une mobilité importante: la struc­ture foncière et l'enracinement socioculturel à Guichicovi mobilisent une « toile »

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familiale élargie, regroupant plusieurs foyers. Les parcelles, comme les investis­sements productifs ou la main-d'œuvre, sont le plus souvent mutualisés entre plusieurs foyers nucléaires, généralement des fratries simples (un père avec ses fils), mais également selon des configurations qui peuvent être multiples et complexes (notamment à partir des alliances d'amitiés, de fratries et de mariages). La décision de partage des terres impliquant un contrôle communautaire (institu­tions del' ejido) et familial puissant, elle est tardive et pousse les actifs à compléter les revenus de léconomie familiale et à alimenter la reproduction de l'exploitation par des salaires. « Ils doivent revenir à un moment ou à un autre » nous dit un père de famille dont la fille travaille à Guadalajara et revient au village une fois par an. Et il ajoute : « non. elle ne vit pas là-bas, elle y travaille seulement »

De manière générale, les nouvelles distances transforment le dispositif familial et productif issu de l'exploitation agricole. Dans les deux terrains d'étude, le péri­mètre du foyer risque de se réduire à l'épreuve de nouvelles distances et de dyna­miques de dispersion. Mais, par ailleurs. la configuration de la famille élargie, déjà explicite pour San Juan Guichicovi et moins évidente pour Zanatepec, constitue une réponse aux tensions générées par les mobilités et la nécessité d'un multi­ancrage. Les solidarités intra- et intergénérationnelles permettent ainsi de multiplier les ressources et d'agrandir le périmètre des régulations et des circulations de res­sources, dans des dimensions plus adaptées aux temporalités et aux risques liés à la distance. Dans les deux parties suivantes, nous explorons les différentes capacités des foyers à mobiliser la famille élargie dans chacun des espaces d'étude.

Familles mobiles de Zanatepec : entre tactique et stratégie

Un tiers seulement des 160 familles interrogées dans cette municipalité qui ont une expérience migratoire passée ou en cours possèdent à titre d'occupant stable une terre dont elles peuvent tirer des revenus. Les deux autres tiers subsistent grâce au salaire du père de famîlle, parfois de la mère, que ce revenu soit généré en mobilité (pour le deuxième tiers) ou localement (pour le dernier tiers). Pour ces dernières familles, l'expérience migratoire n'a donc pas débouché sur une transfor­mation en profondeur des conditions de subsistance et de reproduction familiale, et en particulier, elle n'a pas ouvert l'accès aux ressources foncières: ayant eu recours à la mobilité, elles continuent de subsister à Zanatepec grâce au salaire des travail­leurs journaliers. Pour mettre en évidence la diversité des situations familiales en mobilité au-delà de ce constat général, nous déterminerons parmi les quarante tra­jectoires familiales observées, quatre types d'acteurs familiaux selon la manière dont la famille est capable de profiter de l'expérience migratoire. en particulier par sa capacité à cumuler ou capitaliser à réchelle de la famille.

Les familles« dispersées»: en voie d1éclatement ou de perte d1ancrage Cette première catégorie de famille se définit par !'échec de ses membres à

se maintenir comme une unité implantée dans le lieu d'origine. En particulier,

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l'expérience migratoire vulnérabilise et distend les liens intergénérationnels, en l'absence de tout projet productif dans les lieux d'origine. Les départs plongent les familles dans un processus de délocalisation sans relocalisation. II s'agit de familles (une quinzaine parmi les quarante étudiées) qui, ne trouvant pas de débouchés économiques locaux, se voient dans l'obligation de recourir à la migration. Le cas d'un couple de paysans qui a eu quatre fils, aujourd'hui adultes, est représentatif. Tous sont partis de Zanatepec et aucun n'a de projet de retour: le premier, après avoir été journalier chez ses parents pendant quelques années, est parti à Juchitân (centre urbain régional de moyenne importance) et y travaille dans une tortilleria. Les trois autres sont partis l'un après l'autre à Mexico, où ils enchaînent depuis des années des emplois précaires d'ouvriers. Tous se sont installés sur leur lieu de migration et y ont fondé leur foyer. À propos de ces familles <<dispersées» par la migration, on remarque qu'elles reproduisent des situations de vulnérabilité. Les parents n'ont le plus souvent pas été scolarisés ou bien n'ont pas terminé l'école primaire, et leurs enfants travaillent depuis l'âge de 15 ans. Les destinations les plus courantes sont la région urbaine de Mexico, où les revenus n ·excèdent pas 3 000 pesos par mois et où les emplois sont eux-mêmes peu sécurisés. Il y a donc une certaine reproduction de la pré­carité. L'utilisation des remises d'argent depuis l'extérieur montre que ces familles « dispersées » n'utilisent pas les ressources de la mobilité, ni pour déve­lopper sur place une activité productive ni pour assurer leur subsistance. Pour toutes, quand des remises sont effectuées - et c'est justement peu fréquent c'est pour une utilisation immédiate de consommation courante ou pour faire face à des dépenses de santé. Les entretiens effectués montrent que ces familles sont en processus d'éclatement et que l'absence de projet économique possible dans l'espace d'origine en est une raison centrale. Lorsque les dynamiques fami­liales se maintiennent c'est par solidarité envers les parents, les enfants ou les jeunes ménages. En effet, même sans ressources, la maison des parents, située et intégrée dans la communauté d'origine, peut permettre au moins de « revenir » quelque part [Arias, 2009]. C'est avant tout par sa fonction de refuge qu'elle conserve un rôle socio-économique, justifiant de maintenir des relations inter­générationnelles dans la distance.

Les familles « saisonnières » : intégrer la distance dans le travail précaire Un autre type de famille ayant recours à la migration est celui où le travail à

l'extérieur vient se substituer aux ressources traditionnelles sans, au moins dans un premier temps, bouleverser l'organisation familiale. Il s'agit des familles de journaliers statut majoritaire à Zanatepec - qui ont recours à des emplois sai­sonniers en dehors de la région. Cela signifie que les opportunités d'emplois sont suffisamment accessibles, du point de vue de la distance comme de la durée, pour remplacer les travaux saisonniers effectués normalement dans la municipalité. Une petite partie (sept) des quarante familles étudiées est concernée. Les destinations les plus fréquentes sont les États du nord, en particulier les lieux où sont implan­tées les industries agroalimentaires.

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De façon classique, le père de famille part pour six mois ou plus, envoyant à la famille 2 500 pesos par mois environ, soit la moitié au moins de son salaire. Parfois, ces opportunités ponctuelles peuvent être plus intéressantes, comme pour ce jeune père, lui aussi travaillant comme journalier depuis l'âge de JO ans, qui a pu partir six mois comme conducteur d'engin à Morelia, où il a gagné mensuel­lement 4 000 pesos. Cet apport a permis à la famille d'avancer dans la construction d'une maison, étape importante pour le début du parcours familial. L'armée constitue également une option répandue dans les familles de journaliers, ou même chez les très petits propriétaires dont les enfants ne peuvent escompter vivre de !'exploitation agricole familiale.

La multiplication des déplacements régionaux est aussi une tactique de sub­sistance pour certains pères de familles, qui n'hésitent pas à occuper des emplois temporaires dans tout le Mexique (Mexico, Oaxaca, Guadalajara, Tuxtla Gutiérrez) selon les opportunités. Pour ces familles« saisonnières», la mobilité s'inscrit dans une logique déjà installée de dépendance vis-à-vis d'un marché de l'emploi fluc­tuant. La distance permet d'augmenter les opportunités, mais très rarement le niveau de vie. On peut dire qu'il s'agit d'emplois de journaliers« délocalisés» et que la gestion de la distance (coût, régulation, obstacles matériels et affectifs) revient à la famille. Comme cela a été mis en évidence dans la région d'Oaxaca [Carton de Grammont, Lara Flores, Sanchez Gômez, 2004], ces familles opèrent une adaptation au contexte transnational, sans pour autant constituer des stratégies de mobilité qui leur permettraient de faire évoluer leur situation économique. Les familles de saisonniers ne voient pas leur situation s'améliorer mais doivent « tenir la distance », qui a récemment augmenté.

Les familles« accumulatrices » : capitaliser l'expérience migratoire Contrairement aux deux premières catégories qui usent plutôt d'une tactique

de subsistance, la mobilité constitue bien une ressource stratégique [De Certeau, 1990 ; p. 60] pour un certain nombre de familles (entre dix et quinze).

Dans le scénario envisagé par ces familles, un membre part au nord, si possible aux États-Unis, pour revenir et investir dans une activité locale rentable, comme l'achat d'un taxi. Le cas le plus répandu est celui de jeunes couples en tout début de parcours familial, sans enfants, qui commencent par une mobilité de sept ou huit ans vers un des États de la frontière nord pour accumuler suffisamment en vue de leur installation à Zanatepec : construire une maison et élever leurs enfants. C'est le cas de ce jeune ménage : l'un et 1' autre sont partis à 18 ans après la fin de leur scolarité (ce qui est déjà le signe que les parents ont pu assumer ces dépenses) pour une maquila de Ciudad Juarez, où ils gagnaient 3 500 pesos par mois. Rentrés depuis cinq mois avec leurs deux jeunes enfants, ils ont pu acheter deux hectares, l'un pour la culture du maïs et l'autre pour la mangue, ce dernier produisant leur principal revenu. S'ils n'ont pas encore construit leur maison et habitent dans celle dont ils ont hérité de leurs parents, ils disposent des moyens suffisants pour la location d'un tracteur et ont deux voitures. Ils affirment qu'ils

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n'hésiteront pas à recourir à nouveau à la migration, cette fois aux États-Unis, pour poursuivre leur parcours.

La période de mobilité avant l'installation de ces jeunes ménages est encore mieux mise à profit s'ils peuvent traverser la frontière nord. Ainsi, une jeune famille de Yerba Santa, la localité rurale voisine, a pu investir à la fois dans l'achat de terres et dans une activité commerciale : le père a travaillé huit ans dans un restaurant à New York où il gagnait l'équivalent de 8 000 pesos par mois. Ils ont pu acheter deux hectares dont un de manguiers, ainsi que dix tètes de bétail, qui constituent la moitié de leurs revenus, l'autre moitié provenant d'un commerce tenu par la femme. Cette situation leur permet à la fois d'investir dans l'exploi­tation agricole (engrais et outils) et d'envoyer leur fille faire des études à Oaxaca. Parmi l'ensemble des familles ayant une expérience migratoire, les familles de ce type témoignent d'une utilisation réussie de la mobilité comme une possibilité d'accumulation. Dans ces ménages, la capitalisation de !'expérience peut profiter aux générations futures et produire des dispositifs familiaux « articulés » sur plu­sieurs sites.

Les familles « articulées » : la famille élargie comme stratégie On constate souvent la fructification d'un «capital familial» de mobilité

réussie, en termes d'expérience et de réseau, qui fait de l'expérience de mobilité une sorte de patrimoine pour les générations suivantes. Les stratégies se cumulent et permettent de construire une mobilité à plusieurs étapes. Dans ces cas et contrai­rement à ce qui se passe pour les familles « dispersées », les liens familiaux sont maintenus malgré l'installation d'un des membres à l'extérieur et mis à profit dans Je cadre d'une circulation de ressources (opportunités d'emplois), de compétences (articulation de la mobilité) et de solidarités (fonction de refuge, d'hébergement). Moins nombreuses (sept à huit sur les quarante interrogées), ces familles tirent parti d'une multi-implantation produite par des mobilités antérieures. Un exemple est celui d'un couple dont les parents sont originaires les uns du Chiapas, les autres de Monterrey. Installés dans la localité rurale de Yerba Santa où ils exploi­tent 42 hectares de manguiers et 12 hectares de sésame, ils ont envoyé leur fille, après ses études secondaires, travailler quatre ans comme caissière de banque à Monterrey, utilisant les relations familiales de sa grand-mère. À son retour, la fille a ouvert un commerce avec ses parents. Leur second fils, professeur, a exercé dans l'État voisin du Veracruz, puis à Tehuantepec. Il envoie 1 500 pesos par mois afin de contribuer aux investissements agricoles (engrais, tracteurs, achat de terres). Leur dernier fils termine ses études secondaires et souhaite partir pour poursuivre ses études. Les parents déclarent avoir le projet d'ouvrir un autre commerce et d'acheter d'autres terres. Propriétaires de deux voitures et d'un trac­teur, ils appartiennent très nettement à la catégorie sociale supérieure.

Cette articulation est également illustrée par l'exemple d'un paysan de Zana­tepec qui a travaillé dans le port de Satina Cruz dans les années 1970-1980. Marié là-bas, il est revenu à Zanatepec où il a pu acheter des terres. Ses enfants sont

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partis travailler à Manzanillo, autre port mexicain plus au nord, grâce à une arti­culation entre Salina Cruz et Manzanillo par des liens professionnels, de voisinage, syndicaux ou familiaux, qui permet de faire circuler les services et les ressources entre les trois sites : Salina Cruz, Manzanillo, Zanatepec. Ils circulent autour d'offres d'emploi qui couvrent l'ensemble du territoire national. La fille cadette a été institutrice, standardiste, réceptionniste et ouvrière. Le fils aîné a été suc­cessivement ouvrier dans une pêcherie, mécanicien et vigile. Avec sa jeune femme enceinte, il est actuellement de retour dans la maison de ses parents. L'exploitation familiale est ici une source d'investissement (achat d'engrais, de nouvelles terres), mais aussi de ressources (soin des jeunes enfants, prise en charge d'un parent de Salina Cruz). Les trois lieux restent ainsi fortement connectés. Le projet familial doit donc s'entendre comme un ensemble de solidarités, auquel la possession d'une terre, d'un troupeau ou d'un commerce vient donner un ancrage particulier.

À travers ces quatre types de situations familiales, on voit se distinguer des situations dans lesquelles les familles tentent de s'adapter à une nouvelle confi­guration du marché du travail mettant en œuvre des tactiques de mobilité (aller chercher du travail plus loin), d'expériences où la famille développe des stratégies de mobilité visant à optimiser la circulation des ressources entre ses membres. Le foyer prend alors une autre dimension, reposant sur la famille élargie (verticale­ment et/ou horizontalement) et !'entretien de liens familiaux sur plusieurs géné­rations et plusieurs lieux. Les ressources et les prestations qui circulent à l'intérieur de ces constellations familiales sont à la fois de !'ordre des services (garde des jeunes enfants, logement, réunion de fonds pour un départ en migration), des ressources propres (remises monétaires, logement ou alimentation) ou encore de la patrimonialisation (investissements fonciers, prise en charge de l'éducation secondaire ou supérieure, investissement commercial, capitalisation d'expérience). Entre les familles nucléaires qui se dispersent à travers l'expérience migratoire et celles qui continuent de faire circuler des ressources au sein des fratries, l'enjeu est la transmission des patrimoines familiaux y compris sous forme d'expérience migratoire à la génération suivante. La stratégie qui consiste à maintenir dans plusieurs lieux et plusieurs ancrages des liens familiaux à travers lesquels les ressources vont circuler peut ainsi être analysée comme une adaptation des familles au contexte transnational et aux formes complexes de mobilité associées. Par rapport au contexte rural et foncier de Zanatepec qui favorise le foyer nucléaire, cette adaptation repose nettement sur lagrandissement du périmètre du foyer fami­lial en termes d'individus, de générations et d'espaces affiliés.

Mobilité des familles élargies et patrimoines agraires à San Juan Guichicovi

Dans les familles paysannes de la communauté mixe 8 de San Juan Guichicovi, les économies agraires et l'exploitation d'une parcelle engagent la famille élargie,

8. Une des ethnies indiennes présentes dans l'État de Oaxaca.

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notamment parce que le partage des terres intervient tard dans le cycle familial. Comme a pu le signaler Alberto del Rey [2005], le prolongement de l'espérance de vie retarde le moment de la transmission par héritage : le patrimoine foncier reste sous contrôle paternel au moment de 1' entrée dans la vie active des fils, qui doivent alors orienter leurs trajectoires professionnelles hors de l'exploitation domestique. Les projets et les trajectoires de mobilité viennent ainsi s'articuler à l'ensemble des ressources dont dispose la famille, notamment aux mécanismes de solidarités entre générations, aux logiques de transmission du foncier et au fonc­tionnement traditionnel de répartition des revenus du salariat.

Contrairement à Zanatepec où la famille nucléaire prévaut, libérant des tra­vailleurs pour le marché local ou vers la mobilité, les familles rurales de San Juan Guichicovi sont en situation de périmètre élargi. Comment cette organisation, liée au contexte foncier, est-elle mise en question par les nouvelles mobilités ? En se penchant sur les familles qui maintiennent une activité productive à San Juan Guichicovi et s'engagent dans une mobilité hors de la région, !'objectif est ici de cerner la manière dont la distance vient affecter ou transformer l'organisation productive. S'agit-il simplement d'un élargissement des espaces de production en fonction duquel les familles tendent à redéfinir leur périmètre? Ou bien au contraire ce phénomène migratoire nouveau par sa puissance et sa nature pro­voque-t-il une rupture des mécanismes socioproductifs entre les agents de l'éco­nomie familiale?

Pour cette analyse, nous avons distingué différents types de famille: d'une part, les familles qui n'ont pas accès à la terre et, d'autre part, celles qui mettent en jeu un patrimoine familial mutualisé entre générations et fratries. Pour ces dernières, nous avons observé les transformations productives qui sont liées à la mobilité.

Familles nucléaires sans patrimoine Dans une logique similaire à celle des familles de journaliers à Zanatepec, les

revenus de la migration complètent pour certaines familles de San Juan Guichicovi les activités productives localement ancrées, dans une logique restreinte aux dimensions du foyer. C'est ce que l'on peut observer en l'absence de patrimoine foncier stable, c'est-à-dire lorsque le chef de famille est dans une situation d'emploi précaire (journalier agricole et/ou travailleur temporaire dans les secteurs urbanisés du monde rural). Lorsqu'il entreprend une démarche de mobilité, ce migrant est peu contraint par les temporalités de la production agricole et peut donc s'engager dans une migration sur un temps moyen ou long qui aura pour principal objectif l'amélioration des conditions de vie et l'augmentation de l'accès à la consommation, au bénéfice des membres du foyer - souvent un couple et leurs enfants. Ces familles se situent dans une logique de subsistance et de construction des bases de leur foyer nucléaire à court terme, plutôt que dans un processus où la mobilité serait le point de départ d'effets multiplicateurs dans le lieu de production d'origine. On observe alors une faible capacité d'articulation

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avec un patrimoine familial plus ample et à l'inverse, un mécanisme fondé sur une logique de consommation et d' «édification» du foyer autour de biens maté­riels obtenus par les revenus de la migration.

Concrètement, il semble que les expériences migratoires s'enchaînent avec les retours à l'emploi précaire dans le milieu rural sans enclencher une transformation radicale des bases productives. De retour d'un séjour de quatre ans aux États-Unis. Don José Luis, père de famille d'une quarantaine d'années qui travaillait comme journalier avant de migrer, a pu agrandir sa maison et acheter quatre têtes de bétail qui constitueront pour sa famille une sorte de capital de réserve. Lors de l'entretien effectué avec lui quelques semaines après son retour, il nous explique qu'il va à présent chercher un nouvel emploi salarié local : « Et maintenant, au boulot... On verra bien ce qui tombe.» L'amélioration des conditions de logement et d'édu­cation et l'augmentation du pouvoir d'achat représentent donc la part essentielle des acquis de la migration. Celle-ci est alors entreprise comme une étape permet­tant l'accumulation plus rapide pour le foyer, considéré comme espace de repro­duction quotidienne et de consommation. Il ajoutera : « Là-bas, les choses sont bien payées, pas comme ici au Mexique. [ ... ] Ici, peu importe ce que tu fais ... Là-bas. c'est une autre vie, avec une semaine, tu arrives à payer ta télévision. ta chaîne hi-fi. et avec une semaine ici, eh bien, c'est pas possible, en travaillant comme journalier en tout cas ... »

Au regard des autres familles de la municipalité, on peut considérer cette forme d'investissement des revenus migratoires comme une manifestation de l'intégra­tion accrue des sociétés rurales à un mode de vie basé sur la construction d'une maison individuelle (c'est-à-dire physiquement séparée de la famille élargie), sur la possession de biens de consommation quotidienne, notamment à partir d'une demande pressante exercée par les jeunes générations. Ainsi, dans une grande majorité de foyers, les répercussions de la migration s'expriment par une distan­ciation croissante de l'économie paysanne qui s'effectue justement dans Je cadre des familles qui ne sont pas - ou mal - intégrées à la structure agraire de r ejido ou de la propriété de terres.

Trajectoires et ressources migratoires construites sur le patrimoine agraire mutualisé Dans le cas des familles dont l'appareil productif fonctionne sur la base des

rapports générationnels élargis, la possession d'un patrimoine foncier implique les divers noyaux de l'univers familial, que ce soit pour les mécanismes de transmis­sion de ce patrimoine ou pour l'articulation des activités productives dans diffé­rents espaces [Lopez Castro, 1986 ; C6rdova Plaza, Nunez Madrazo, Skerritt Gardner, 2008]. Les fils des ejidatarios ou des propriétaires fonciers, jeunes céli­bataires ou ayant récemment fondé une famille, se situent dans cette étape de l'entre-deux, étape pendant laquelle ils ne bénéficient pas encore de la terre fami­liale mais prennent déjà largement en compte cette ressource foncière pour la mise en place d'un ensemble de dynamiques de mobilités et de diversification des

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activités. Une sorte de contrat familial permet à toutes les cellules de la famille de compter sur cette ressource foncière dans des conditions et à des moments différents.

C'est ainsi que Juan Eugenio, fils du commissaire de J'ejido et père de deux jeunes enfants, a effectué plusieurs voyages d'environ six mois vers la ville de Mexico sur une période de trois ans, travaillant tantôt dans un parking public. tantôt dans Je secteur de la construction. Malgré ces migrations temporaires vers la capitale, ce père de famille est toujours rentré au moment des périodes d'activité agricole vivrière. Les revenus de la migration ont alors été investis pour la repro­duction de la petite exploitation paternelle et son autonomie productive. Il dit être rentré pour pouvoir subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants, répartis­sant son activité entre la production vivrière et un emploi de policier municipal qui lui assure un salaire mensuel fixe de 3 000 pesos.

Étant parti temporairement du village peu après s'être marié, son capital de migration lui a surtout permis de construire sa maison. Il est revenu au moment où un emploi local s'offrait à lui et où son père décidait de diviser ses terres entre ses fils. Parallèlement à son activité salariée (localement ou en migration), il par­ticipe à l'agriculture familiale, ici menée à l'échelle de la famille élargie. Aujourd'hui de retour de cette étape migratoire, son foyer, celui de son frère et celui de ses parents mutualisent le travail et le fruit de la production de subsistance. Ces trois foyers réunis par un appareil productif et un capital foncier communs adaptent les modalités de lactivité professionnelle, de la mobilité et des ancrages aux conditions de répartition du patrimoine agraire familial. La logique d'agen­cement des activités - réparties dans le temps, dans l'espace et entre les secteurs se développe autour d'un patrimoine agraire à partager et d'un ensemble de soli­darités familiales qui dépassent, d'une part. les frontières de l'espace de production local autour de la région d'origine et. d'autre part, les frontières de chaque foyer.

À San Juan Guichicovi, c'est surtout au sein de la structure agraire de l'ejido qu'on rencontrera ce type de familles pouvant articuler les ressources migratoires et foncières autour des « nouvelles formes d'ancrage intergénérationnel » telles qu'elles ont déjà été décrites par Alberto del Rey dans la région du Sotavento au Veracruz [2004]. À l'échelle de toute la municipalité, les familles capables d'arti­culer un patrimoine foncier aux trajectoires de mobilité représentent donc moins d'un tiers des familles (les titulaires ejidatarios). Ayant pu observer dans la zone sud de l'isthme des logiques similaires de tissage des relations familiales étendues. notre objectif est à présent de détecter les conditions sociales et productives qui, au sein des périmètres familiaux, permettront de mettre en marche une transfor­mation de l'appareil productif.

Vers une transformation de l'appareil productif

Quand les distances créées par la migration d'un ou des membres sont plus grandes (temps, distance, accessibilité) et que l'intégration au marché de l'emploi

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extérieur a permis l'obtention d'un emploi stable et éventuellement la mise en place de pratiques d'envoi de remises, le potentiel d'investissement et de trans­formation des structures de production est généralement amplifié par une logique de fructification des capitaux agraires et migratoires. La participation financière des migrants au travers des remises est majeure pour le développement des acti­vités de production locales et des stratégies de capitalisation (agriculture, petit commerce, constitution d'un patrimoine foncier ou immobilier, etc.).

Pour ces migrations réalisées dans le cadre d'un différentiel économique élevé qui permet de meilleures capacités de transferts financiers (frontière nord et États­Unis), les mécanismes d'investissement et d'achat dans le lieu d'origine sont donc porteurs d'un certain potentiel de transformation de l'organisation productive fami­liale et de réancrage dans l'espace agraire local. Dans l'ejido d'Ocotal (munici­palité de San Juan Guichicovi), l'ancien commissaire note que les ejidatarios de I' ejido voisin, el Chocolate, sont aujourd'hui les principaux acheteurs des terres mises en vente après l'application de la réforme du PROCEDE. Ces ejidatarios utilisent en effet les transferts monétaires envoyés par leurs fils partis travailler aux États-Unis - génération expulsée par les logiques de pression foncière dans leur propre ejido - pour investir dans lachat de terres situées à Ocotal. Ces jeunes générations constituent ainsi un patrimoine propre pour leur retour et participent dans le même temps et par les mêmes processus d'investissement au fonctionne­ment de l'exploitation gérée par les différents membres présents sur place (père, frères et beaux-frères essentiellement).

Dans les familles comptant sur des remises importantes de la part d'un migrant dont le projet de retour est étroitement lié aux activités agraires familiales, les évolutions productives sont les plus fortes. Les achats de terres s'orientent vers les sols les plus fertiles, les parcelles les mieux connectées aux voies de communication ou les plus adaptées à l'élevage : lorganisation productive de la famille élargie peut donc être renforcée, au travers des mobilités, par une meilleure rentabilité écono­mique sur la base d'un important bien foncier et de l'élevage commercial. Autre­ment dit, ces familles construisent, grâce aux ressources migratoires et à la complé­mentarité des économies individuelles ou nucléaires, un patrimoine agraire dont l'orientation est nouvelle: les économies familiales cessent d'être fondées sur la production paysanne traditionnelle et leur reproduction se construit d'avantage autour du capital foncier, de l'élevage et de la ressource migratoire.

Les constellations familiales se structurent autour de la situation foncière qui les encadre et les dynamiques migratoires sont donc étroitement liées à l'existence (ou à l'absence) d'un patrimoine agraire et aux conditions de partage de celui-ci au sein de la famille, de la propriété privée ou de l' ejido. Les relations sociales et productives les plus élargies semblent fragilisées dans la distance, mais elles fonnent cependant l'armature des trajectoires de mobilité et d'ancrage au local. Lorsqu'elles sont mises à l'œuvre et solidifiées, elles transforment l'activité et peuvent engendrer une capitalisation familiale autour de l'exploitation domestique et des espaces de production partagés.

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Conclusion

Selon les structures villageoises et les types d'agriculture, le mode de réparti­tion du foncier fait intervenir une famille plus ou moins élargie, ainsi que ses dispositifs de solidarités intra- et inter-générationnelles. Ce sont ces mêmes dis­positifs qui sont mobilisés dans les stratégies migratoires : ils permettent de faire face à la complexité des multi-implantations au sein même de la famille (absence prolongée, complémentarité des activités, redistribution des tâches, nécessité d'articuler les circulations, etc.). Cette capacité de la famille élargie peut prendre des formes foncières (acquisition et mutualisation de terre) ou sociales (maintien des liens et circulations des ressources et des solidarités entre différents lieux), là même où des logiques de diversification des formes de l'activité (vers le commerce et les services notamment) sont également à l'œuvre. Les deux cas de Zanatepec et San Juan Guichicovi montrent deux situations de transformation de la famille rurale face à lélargissement des distances en jeu dans les mobilités récentes : pour celles qui utilisent la mobilité pour se réancrer localement, on peut constater une capitalisation des ressources sociales à Zanatepec, où l'on voit la configuration des foyers s'élargir avec les mobilités, et une capitalisation agricole à San Juan Guichicovi, où certaines familles élargies mettent à profit la mobilité pour trans­former leur activité productive.

Pour les familles les plus fragiles, sans accès à la terre et qui ne sont pas impliquées dans des réseaux de solidarités familiales élargies, l'expérience migra­toire constitue le plus souvent une dynamique d'éclatement, dont l'effet est prin­cipalement de réduire le périmètre de la famille. À Zanatepec comme à San Juan Guichicovi, le recours à la mobilité extra-régionale semble proposer une nouvelle opportunité pour une main-d'œuvre écartée de l'accès à la terre. En réalité, la migration s'avère un facteur puissant de différenciation sociale : la valorisation des expériences migratoires s'articule avec un ensemble d'autres capacités de mobilisation de ressources préexistantes (foncier, formation ou autre).

Enfin, il nous faut remarquer, pour toutes les familles rencontrées, l'importance du moment du cycle familial dans lequel intervient la migration ainsi que l'enjeu de la transmission d'un patrimoine (foncier, social, d'expérience, productif ou autre) à la génération suivante. La mobilisation d'une famille élargie dépend lar­gement de la « réussite » de cette transmission. Or, les institutions sociales et culturelles locales, qui encadrent les modalités de la transmission intergénération­nelle, sont tout à fait essentielles pour comprendre la capacité d'adaptation de ces familles rurales. Cela renvoie, au-delà de la famille, à de souhaitables analyses sur les conditions collectives et communautaires de mobilité et d'ancrage local.

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Page 95: La famille transnationale dans tous ses états

La fabrique de la famille transnationale. Approche diachronique des espaces migratoires

et de la dispersion des familles rurales boliviennes

Geneviève Cortes*

Depuis les années 1990, les approches relatives aux migrations « transnatio­nales », théorisées par la sociologie ou lanthropologie [Glick Schiller, Basch, Blanc-Szanton, 1992 ; Smith, 1994 ; Pries 1997 ; Portes, 1999] ont permis de sortir du nationalisme méthodologique [Suarez, 2008], c'est-à-dire du seul paradigme territorial de l'État-nation au sein duquel pays de destination et de départ sont deux mondes segmentés. Le concept d' «espace social transnational >> renvoie au contraire aux « structures sociales réticulaires qui se développent entre les régions de départ et d'arrivée et qui constituent une plate-forme d'articulation » [Pries, 1997, p. 17]. La« famille transnationale», désormais au cœur de la réflexion scientifique, est alors définie à partir du critère de la dispersion et de la séparation des membres de la famille de part et d'autre des frontières, auquel s'ajoute le constat du maintien des relations affectives et des liens avec le lieu d'origine [Faist, 2000; Ariza, 2002 ; Bryceson, Vuorela, 2002 ; Lamela Viera, 2003 : Aude­bert, 2004 ; Lewitt, 201 O].

Un des débats porte cependant sur le caractère durable ou non des dispositifs transnationaux, en particulier lorsque s'opère le regroupement familial au lieu de destination [Godard, Sandoval, 2008; Camarero, 2010]. Notre hypothèse est que, si le regroupement peut signifier une stabilisation de la famille dans le pays de destination avec l'affaiblissement, voire la disparition, des liens avec le lieu d' ori­gine, il peut être aussi une étape d'un processus plus long et plus complexe de la « fabrique » de la famille transnationale. Cette contribution vise à montrer comment, du point de vue de la géographie sociale, les migrations transnationales peuvent être pensées comme un système d'interdépendance entre des lieux qui se construit dans la longue durée. Les perspectives transnationales s'accordent en effet sur le rôle majeur des réseaux sociaux qui relient les membres de part et d'autre des frontières [Glick Schiller, Basch, Blanc-Szanton, 1992], mais aussi des

Géographe, enseignant-chercheur. Université Paul Valéry Montpellier, UMR 5281 ART-Dev CNRS/CIRAD/UM3.

Autrcparr (57-58), 201 l, p. 95-110

Page 96: La famille transnationale dans tous ses états

96 Geneviève Cortes

flux et des activités migratoires qui s'organisent dans le temps et l'espace. Autre­ment dit. la structuration du champ migratoire [Simon. 2008], comme condition même de la fabrique de la famille transnationale, suppose de passer d'une géo­graphie de la simple localisation (saisir la configuration spatiale de la famille dispersée) à une géographie de la relation (saisir les liens entre les membres dis­persés dans un espace de circulation). Elle implique, d'autre part, d'intégrer la dimension temporelle à !'analyse des agencements familiaux, c'est-à-dire de saisir leur dynamique adaptative.

À partir du cas bolivien, et plus précisément de la région rurale de la haute vallée de Cochabamba, où nous avons mené des enquêtes et des observations successives sur un pas de temps d'une vingtaine d'années (1991-2011 ), nous pro­posons une approche sociospatiale et diachronique des dispositifs de dispersion de la famille liés à une pratique migratoire vieille de plus de cinquante ans. Notre approche se fonde sur deux échelles de temporalités. La première restitue le temps long des trajectoires plurigénérationnelles (celle finalement qui installe et perpétue le champ migratoire), qui renvoie aux «pulsations migratoires» des territoires. La deuxième rend compte du temps court des trajectoires migratoires familiales, c'est-à-dire des mobilités qui rythment les cycles de vie des individus selon les âges, les événements familiaux ou professionnels, les projets mais aussi les contraintes spatiales.

Ainsi, nous resituerons dans un premier temps les reconfigurations actuelles des migrations internationales dans les régions rurales de Cochabamba, pour inter­roger ensuite !'évolution des dispositifs sociospatiaux de la dispersion familiale. Quelles sont les capacités des familles migrantes à maintenir, au fil de plusieurs décennies, une « identité familiale pouvant résister à des distances géographiques et temporelles importantes » [Lamela Viera, 2003, p. 3] via un système de mise en réseau et d'interdépendance entre leurs membres dispersés? En quoi la dis­persion familiale, dès lors qu'elle participe de la construction d'un espace trans­national. fait-elle << ressource » ?

Migration, dispersion et circulation des familles rurales de Cochabamba

Les pulsations migratoires dans la haute vallée de Cochabamba : de la proximité à l'horizon mondial En Bolivie, les régions altiplaniques du Sud Lipez, les vallées interandines de

Tarija ou de Potosi sont parmi les régions pionnières de l'émigration vers le Chili et surtout !'Argentine impulsée à partir du début du XX' siècle [Hinojosa Gordo­nava, Cortez Franco, Perez Cautin, 2000 ; Sassone, 2002 ; d' Andrea. 2004 ; Benencia, 2004 ; Domenach, Celton. Arze, Hamelin, 2008]. La région de Cocha­bamba, autre pôle traditionnel d'émigration, se démarque par une diversification précoce des destinations migratoires au-delà du seul sous-continent latino-améri­cain. Elle figure encore aujourd'hui comme l'une des régions les plus touchées

Autrepart (57-58), 2011

Page 97: La famille transnationale dans tous ses états

Migration et dispersion des familles rurales boliviennes 97

par la migration internationale, particulièrement investie par les chercheurs en sciences sociales depuis plus d'une dizaine d'années l Balan, Dandler, 1987 ; Cortes, 2000, 2004 ; De La Torre, 2006 ; Român Arnez, 2009 ; Yarnall, Price, 2010; Jones, De La Torre, 2011]. L'ensemble de ces travaux a mis en évidence la structuration solide du champ migratoire Bolivie-Argentine, organisé à partir de filières régionalisées 1 et de déplacements continus et circulaires. Les études récentes [Whitesell, 2008 ; Souchaud, Beaninger, 2009 ; Hinojosa, 2009 ; Marzadro, 201 O] attestent de changements notables à partir des années 1990-2000 : augmentation des flux de départ, élargissement des destinations migratoires, dif­fusion du phénomène migratoire à l'ensemble de la Bolivie, au-delà des foyers traditionnels [Blanchard, 2006). L'ampleur des migrations internationales est tou­tefois difficile à quantifier. Les estimations de différents organismes gouverne­mentaux, internationaux ou d'ONG indiquent des écarts parfois considérables selon les sources. La part des Boliviens résidant à létranger, sur la base du recen­sement de 2001, serait de 14 % selon un rapport du service national des migrations de 2004, soit l 366 821 personnes en tenant compte des migrants en situation irrégulière [De la Torre, 2006), et de 30 % selon un rapport de l'organisation Droits de l'homme, démocratie et développement, soit 2,5 millions d'émigrants (cité par Hinojosa [2009]).

La haute vallée interandine de Cochabamba est particulièrement significative de ces reconfigurations. Nous pouvons distinguer schématiquement quatre étapes de la migration internationale qu'il convient d'articuler aux processus de migration interne. La première étape, du milieu du XIX' siècle jusque dans les années 1950, est marquée par des flux migratoires dirigés vers les zones salpêtrières du Chili voisin, puis des migrations internes vers les mines de Potosi. Lors d'une deuxième étape, à partir de la révolution nationale et de la réforme agraire de 1952-1953, qui libèrent les populations rurales des haciendas, s'enclenchent les flux vers les principaux centres urbains du pays (Cochabamba notamment), ainsi que vers l'Argentine (Salta, San Salvador de Jujuy, puis Buenos Aires), qui va s'affirmer comme la première destination internationale de ces zones rurales. Les politiques de colonisation agricole des régions orientales de la Bolivie, au début des années 1970, contribueront à réorienter les migrations, pour un temps, vers les terres basses de Santa Cruz, de même que l'essor de l'exploitation pétrolière au Venezuela provoquera une vague de départs vers ce pays qui durera entre cinq et dix ans.

Dans les années 1980 s'enclenche une troisième phase, celle tout d'abord d'une hausse des migrations vers les terres basses du Chapare en lien avec le « boom »

de la coca, qui se réduira à la fin des années 1990 avec le contrôle du trafic de coca-cocaïne. À cette période démarrent également les premiers départs vers les

1. Les données de l'enquête complémentaire sur les migrations en Argentine réalisée par J'INDEC (Enquête ECMI-2002) montrent que 60 % des Boliviens résidant dans la métropole de Buenos Aires pro­viennent des départements de Cochabamba et de La Paz (respectivement 38 % et 22 '7r des migrants). En revanche, dans les villes frontalières de Salta et de San Salvador de Jujuy, 62 % des Boliviens proviennent des départements de Potosi et de Tarija.

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98 Geneviève Cortes

États-Unis, d'abord vers la Floride (Miami), puis vers la Virginie (Washington). La vague la plus importante se situe entre 1985 et 2000, du fait de la promulgation aux États-Unis de la loi Simpson en 1987, qui a permis le regroupement familial. Si certaines migrations «improbables», comme en Israël ou au Japon, s'initient dans quelques villages de la haute vallée, et cc dès les années 1990, leur durée de vie sera éphémère (cinq ou six ans). Les flux vers r Argentine, quant à eux, se maintiennent de manière constante depuis les années 1950, puis se réactivent dans les années 1990 du fait, en partie, de la dollarisation du pays. L'Argentine, et notamment les villes de Buenos Aires, de Cordoba et de La Plata, constituent encore aujourd'hui les principales polarités migratoires des populations. La der­nière phase est celle de l'élargissement de l'aire migratoire à l'Europe à partir des années 2000. Suite à la crise en Argentine de 2001, la haute vallée de Cochabamba voit sa population partir vers l'Espagne (Barcelone, Madrid, mais aussi l' Anda­lousie ou Ténérife) et, dans une moindre mesure, vers l'Italie (Bergame et Milan). Parallèlement, les flux vers les États-Unis se stabilisent.

Dans les villages de la haute vallée de Cochabamba, le capital acquis d'une pratique ancienne de la migration à l'étranger a joué en faveur du redéploiement rapide des destinations migratoires. Cependant, ce processus semble avoir touché l'ensemble de la région qui vit aujourd'hui, en particulier dans sa capitale et ses périphéries, un véritable boom migratoire. Selon A. Hinojosa [2009], plus de 150 000 personnes du département seraient parties à l'étranger au cours de la seule période 2002-2007, soit au moins lO % de la population recensée en 2001. Cette étude confirme la polarisation importante de l'Espagne (57 % des migrants) 2, du Brésil (15,6 des États-Unis (8 % ) et de l'Italie (7,5 % ). Elle indique également une forte proportion de migrants d'origine urbaine ( 4 7 % ), signalant un renverse­ment majeur puisque les migrations internationales étaient jusqu'ici très majori­tairement d'origine rurale, de même qu'une forte diversification des profils migra­toires avec le poids accru des femmes en migration.

De l'importance de la dispersion et de la circulation des familles rurales Les enquêtes que nous avons menées en 2002 dans la province German Jordan

localisée dans la haute vallée de Cochabamba donnent la dimension du phénomène de dispersion familiale liée à la migration internationale. Il convient cependant de définir l'aire d'extension de la sphère familiale ici considérée. Dans les sociétés andines, marquées par la complexité des systèmes de parenté, d'alliances et d'affi­nités, chaque individu se trouve au centre d'un réseau très flexible, plus large que la famille élargie et le système lignager. Toutefois, les individus et les unités domestiques (famille nucléaire) reliés par des relations de parenté restreinte

2. Notons que la Bolivie est le pays latino-américain qui a connu la croissance de flux d'émigration vers l'Espagne la plus forte au cours des dernières années. Les départs se sont particulièrement accélérés au cours de la période 2005-2007, précédant l'entrée en vigueur du visa pour les Boliviens (avril 2007). dont lannonce a provoqué une vague de départs entre janvier et avril de cette même année, à l'origine d'une véritable déroute du Service national des migrations dans le pays.

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Migration et dispersion des familles rurales boliviennes 99

constituent le seul groupe institué et nettement délimité qui commande en première instance, et de façon permanente, les stratégies sociales de reproduction [L6pez Beltrân, 2004; Ferrufino, Ferrufino, Pereira, 2007]. Pour cette raison, nous ne considérons dans notre analyse que la famille nucléaire, c ·est-à-dire les relations intergénérationnelles (parents-enfants).

Les enquêtes ont été conduites auprès de 254 familles résidentes de huit communautés rurales du municipe de Toco . L'échantillon représente un quart des foyers de la zone d'enquête, distribués de manière proportionnelle au nombre de familles de chaque localité et selon un échantillonnage de type aléatoire (une maison sur deux a été visitée). L'enquête ayant concerné exclusivement les familles qui avaient au moins un membre avec une expérience de migration inter­nationale, on peut estimer à 25 % au minimum le nombre de foyers de « migrants »

dans ces villages 4, sachant que les foyers « sans migrant » ainsi que les familles entières étant parties échappent à l'observation. Au moment de l'enquête, 60 % des familles avaient un membre résidant en dehors du foyer ( « familles disper­sées») et 40 % avaient vu le retour d'au moins un de ses membres (famille « regroupées ») (Tableau l ). Parmi les familles dispersées (regroupant 341 indi­vidus, soit 28,2 % des personnes en âge de migrer), la moitié avait au moins un membre résidant à l'étranger (soit 70 % des migrants) et seulement 8,3 % avaient un membre résidant dans une autre localité en Bolivie (Tableaux l et 2). C'est donc à l'échelle internationale que se joue la dispersion familiale, sachant que près de 40 % des individus en âge de migrer avaient une expérience migratoire à l'étranger, passée ou active (477 sur l 209 individus).

La migration internationale au moment des enquêtes concernait, par ailleurs, une classe d'âge jeune (30 ans en moyenne) avec une proportion non négligeable de femmes (46,4 %). La dispersion intergénérationnelle (parents-enfants) était lar­gement dominante : 44 % des familles avaient au moins un enfant, marié ou céli­bataire, résidant à l'étranger 5• Les femmes ou jeunes filles migrantes travaillent essentiellement comme employées domestiques, dans le commerce de rue ou encore dans les ateliers textiles de Buenos Aires, tandis que les hommes sont embauchés comme ouvriers maçons sur les chantiers de construction. La propor­tion des enfants en migration tranche avec la faible part des migrants père ou mère de famille : seules un peu plus de 6 % des familles vivaient en situation de dis­persion conjugale, correspondant au départ des pères tandis que l'épouse reste au village avec la totalité ou une partie des enfants (les cas de dispersion à la fois intergénérationnelle et conjugale sont peu nombreux). Migration jeune et à

3. Les localités d'enquêtes du programme PARMI (Parcours de mobilité et processus de territorîali­sation des migrants internationaux à l'beure de regroupements régionaux, comparaison Mexique-Bolivie, 2002-2005) sont Chiijchi, Sichez, Chullpa Loma, Chua Loma, Toquillo, Sobra Ana Rancho, Ana Rancbo et Toco.

4. Au moment de l'enquête. la municipalité de Toco estimait cependant à 60 % la proportion de foyers dont au moins un membre avait une expérience de migration internationale.

5. Parmi la totalité des individus absents et résidant à l'étranger, seuls vingt-cinq ont été localisés dans un pays autre que l'Argentine (soit JO%): seize aux États-Unis, cinq en Espagne, le restant dans différents autres pays.

Autrepart {57-58), 2011

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100 Geneviève Cortes

Tableau 1 - Configurations de dispersion et de regroupement des familles migrantes en 2002. Haute vallée de Cochabamba, province Esteban Arze (base : 254 familles)

Familles dispersées*

À l'étranger**

En Bolivie

Familles regroupées***

Total Familles

Dispersion Dispersion intergénéra- • conjugale

tionnelle (enfants à

l'extérieur)

132 52 % 14 5,5 %

112 44 % 13 5,2 %

20 8% ] 0,3 %

Dispersion conjugale

et intergénéra- •

Dispersion intergénéra-

tionnelle (parents à

tionnelle 1

l'extérieur)

3 1,2 % 1 0,3 %

3 L2% 1 0,3%

0 0,0% 0 0,0%

!

Total

150 159 %

129 51 %

21 8%

104 41 o/c

254 100%

* Familles dont au moins un membre, absent lors de r enquête, est résident à lextérieur du foyer. ** Familles dont au moins un membre réside à l'étranger, d'autres pouvant résider à l'intérieur du pays. *** Familles pour lesquelles la totalité des membres sont présents et déclarés résidents dans la localité d'enquête. Source : enquête Parmi, 2002.

dominante masculine, dispersion intergénérationnelle, migration des hommes plutôt que des femmes quand il y a séparation des couples : on a là un modèle relativement classique dans les vieilles régions rurales d'émigration au Sud, paral­lèlement à la migration de familles entières dont l'ampleur n'est pas mesurable ici.

Le seul fait de la dispersion ne suffit pas à qualifier la famille transnationale. Il faut aussi que le lien entre des individus distants soit maintenu. Mesurer le lien familial transnational nous a conduits à considérer du même coup les effets de «circulation migratoire» [Cortes, Faret, 2009], c'est-à-dire les formes circulaires du déplacement des individus (retours, va-et-vient) mais également les transferts qui s'opèrent entre pôles de départ et d'arrivée (circulation d'argent, de biens, de valeurs). Selon les résultats de J'enquête PARMI en 2002, 62,6 % des enfants migrants avaient transféré de l'argent vers le lieu d'origine durant leur dernier séjour à !'étranger. Cette proportion augmente pour les jeunes migrants mariés, c'est-à-dire ayant fondé leur foyer (65 %), ce qui montre le maintien des liens avec le lieu d'origine et la famille restée au village malgré 1' autonomisation et la stabilisation résidentielle à l'étranger 6• Le rôle de soutien de famille des jeunes

6. En moyenne. les enfants migrants avaient 27 ans. avaient effectué l.8 séjour à l'étranger au cours de leur vie, soit un temps cumulé de 6,2 années. Parmi ces migrants. 36,3 % étaient célibataires et 63.7 % avaient fondé leur foyer.

Autrepart (57-58), 2011

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Migration et dispersion des familles rurales boliviennes 101

migrants est donc un modèle qui perdure dans cette région, indépendamment d'ail­leurs des retours au village: 56 % d'entre eux déclarent en effet ne pas être revenus depuis leur départ en migration. Pour ceux qui sont revenus, le motif le plus souvent mentionné est celui d'une «visite à la famille».

Tableau 2 Caractérisation des situations de dispersion : membres absents et résidant à l'étranger en 2002 (base : l 513 individus)

Nombre Âge Pourcentage d'individus moyen

des des (fils ou ~'hommesl du total du total d'enfants

individus individus 1 filles)

1

en âge de migrer*

Total des individus 1 513 28.8 50,8% 1

100,0% - 61,3 %

Individus en âge l 209 34.9 51,1 % 79,9% 100,0%1 42.l % demigrer

1

(plus de 14 ans)

Individus absents 341 30,9 54,5 % 225 % 28.2 % ! 76,5 % et résidant hors du village

Individus absents 244 1

30,0 53,6% 16,l % 20.2% 79,5 % et résidant à J' étranger

1

Les individus en âges de migrer sont ceux âgés de plus de 14 ans. Source : enquête Parmi, 2002.

Si ces données de terrain donnent la mesure du lien transnational, elles n'en fournissent qu'une image statique et donc partielle. Car, au moment de l'enquête, les migrants de retour pouvaient se trouver dans une étape transitoire avant un nouveau départ à l'étranger. À ce titre. l'impulsion des migrations vers l'Espagne n'a pas été saisie par les enquêtes, sauf quelques rares cas. Or, selon nos obser­vations plus récentes dans cette région, les migrations vers r Espagne se sont multipliées après la crise argentine de décembre 200 J, qui avait entraîné une vague de retours temporaires dans les lieux d'origine.

Autrepart (57-58), 2011

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102 Geneviève Cortes

Graphique 1 - Diachronie del' espace de vie transnational et du dispositif d'Alicia (53 ans, 5 enfants, Arbieto, haute vallée de Cochabamba).

A. Situation eu 1970 Migration familiale dans un espace de vie bipolaire

(résidence-base en Argentine)

BOLIVIE

Villag;: d'ArN etu (haut·o va/li , de ::0~haramb) J

ARGENTINE

Ville de Buem s Aires

C. Situation eu 1988 Dispersion iotergénérationnelle dans un espace de vie transnational multipolaire (résidence-base en Bolivie)

BOLIVIE ETATS-UNIS

Arlington (Californie)

• ARGENTINE

• • Vil/,, de Buenos Aires

E. Situation eu 2002 Dispersion familiale conjugale et intergénérationnelle dans un espace de vie transnational bipolaire (double­

résideoce)

BOLIVIE ETATS-UNIS

Village d'Artieto Arlingtôn (,-. lifornie)

Configuralion familiale

Unité de logement - Ligne de séparation internationale

Individu de référence (enquêté)

• Fils • Mari Q Femme

Belle-fille L, Gendre

Résidence-base du ménage de référence

B. Situation en 1980 Dispersion conjugale dans un espace de vie transnational bipolaire (double-résidence)

BOLIVIE ARGENTINE

t~'~1+m~œ !

Vil/:: de Bu::!nos Air~s

D. Situation en 1992 Dispersion conjugale et intergénérationneUe dans un

espace de vie transnational bipolaire (double-résidence)

BOLIVIE ETATS-UNIS

~il1!'_g<' d'Aréietc_~rlingtnn (Californie)

[X]~,,,,,,,,,~ [ ~ ] - --

F. Situation en 2007 Regroupement familial dans un espace de vie

transnational bipolaire (résidence-base aux États-Unis)

BOLIVIE ETATS-UNIS

Villa;;e d'Ar/:>ie to

1

Flux de circulation '\

__..Trdllsfert d'argent vers .......,. Va-et-vient 1

le lieu d'origine (double résidence) 1

~ lnvestissement sur le ... __ Va-et-vient

1

lieu de migration (travail-résidence) ...... ., Va-et-vient (visite) 1

, Lieu d'investissement de l'épargne de la migration l - ~I

Séparation du couple de part et d'autre des fronl ~tt.'S /

Source : G. Cortes, enquê1es par récits de vie PARMI 2002, réactualisées en 2007 et 2011.

Autrepart (57-58), 2011

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Migration et dispersion des familles rurales boliviennes 103

Pour une approche diachronique des constellations familiales ou comment l'espace transnational se fabrique

Éléments de méthode sur les diachronies familiales

La prise en compte des trajectoires migratoires familiales ouvre la voie à une meilleure compréhension des dynamiques mouvantes de la dispersion à la fois dans l'espace et le temps.

Notre approche diachronique de la fabrique de la famille transnationale se fonde sur une méthode qualitative de suivi de familles qui, par le biais du récit biographique, a débouché sur les reconfigurations spatiales de la dispersion ins­crites dans le temps des cycles de vie. Si chaque trajectoire migratoire familiale revêt nécessairement un caractère singulier, certaines récurrences dans les logiques d'agencements sociospatiaux et les formes de circulation migratoire ont pu être repérées. Nous restituons ici deux schémas de ces diachronies familiales, vérita­bles figures de la fabrique de l'espace transnational dans des situations différen­ciées de redéploiement des destinations migratoires : de r Argentine vers les États­Unis dans le premier cas (Graphique 1) et de 1' Argentine vers l'Espagne dans le second (Graphique 2).

Le premier exemple concerne le suivi d'une famille migrante initié en 1991, à partir du village d' Arbieto situé à quelques kilomètres de la zone de Toco [Cortes, 2000). Des visites successives (1997, 2003, 2007, 2011) ont permis d'actualiser les données relatives à l'itinéraire de chacun des membres de la famille. Le second cas, qui relève de la même méthode, mais sur un pas de temps plus court (2002-2007 ), est issu d'entretiens réalisés dans la municipalité de Toco au moment des enquêtes précédemment analysées. Ces entretiens complémen­taires, menés auprès de trente familles du même échantillon et sélectionnés en fonction de profils types (selon l'intensité et les destinations migratoires), ont permis de reconstituer les biographies familiales, y compris pour certains migrants de retour au moment des fêtes de village. En 2007, une dizaine de ces foyers, dont six avaient un membre parti en Espagne, ont été revisités, ce qui a permis d'actualiser les itinéraires migratoires de chacun des membres de la famille.

Quand la migration devient une longue« entreprise» familiale

Le cas de la famille d'Alicia, originaire d' Arbieto (Graphique l) est significatif d'un espace de vie transnational bipolaire aux configurations changeantes. L'Argentine, puis les États-Unis ont constitué deux polarités migratoires succes­sives dans le parcours familial. Celui-ci démarre dès le mariage du couple, en 1970, avec un départ en Argentine faute de terres en héritage. Le mari travaillera comme maçon, elle fera du commerce (A). Peu après la naissance du premier enfant (1971 ), Alicia revient vivre en Bolivie, laissant son mari à Buenos Aires. Dix ans plus tard (B ), et alors que le couple s'est construit dans l'intervalle un patrimoine foncier, le dispositif familial est celui d'une dispersion bipolaire du couple. Chargée de l'éducation de ses trois premiers enfants et de la gestion de

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Graphique 2 - Diachronie de l'espace de vie transnational et du dispositif familial d' Ernestina ( 51 ans et 8 enfants en 2007. village de Toco, haute vallée de Cochabamba).

A. Situation en 1976 Formation du ménage, premiers enfants

(résidence-base en Bolivie)

BOLIVIE

lHJ Village de Tc ..:D (Haut< Vallée de ~r,~ha/-umh

C. Situation en 1998

B. Situation en 1990 Dispersion conjugale et intergénérationnelle dans un

espace de vie transnational bipolaire (double résidence)

BOLIVIE

Villag e de Tc ;r.

ARGENTINE

Vil/• de la Plata (Provin .. :~ :h Buew)s Aires)

D. Situation en 2003 Dispersion intergénérationnelle dans un espace de vie transnational bipolaire (résidence-base en Argentine)

Dispersion intergénérationnelle et conjugale dans un espace de vie transnational multipolaire

(résidence-base en Bolivie) BOLIVIE ARGENTINE

l à--{) p·· .. ·· , · ·····~ [ ~ J~ G;[.--Do] Villag: :le foc J ( /::; • l

Ville de la Plata

E. Situation en 2007 Dispersion générationnelle et conjugale dans un

espace de vie transnational multipolaire (résidence-base en Bolivie)

BOLIVIE ESPAGNE

Villag t! de Tr;,: -:; 1 Madrid 1

~

1 Ville de fo Plata 1

BOLIVIE ESPAGNE

EJ~E ~ ~-...... 1 Madrid 1

·· ..... ..._ ARGENTINE

~--B Village :le TGYJ (~·l

Ville de la Plata

1 Ville de Santa Cruz 1

Flux de circulation

___,.Transfert d'a.rgi.:nt vers ........... Va-et-vient le lieu d'origine (double résidence)

J investissement sur le Va-et-vient lieu de migration (travail-résidence)

•··• Va-et-vient (visite)

Lieu d'investissement de l'épargne de la migration

Configuration filmWalc ' \ Unité de logement Ligne de S<.~aralion internationale

(]}) Individu de référence (enquêté)

Ü Fille • Fils • Mari 0 Femme

• Belle-fille /:;. Gendre

ARGENTINE

0 Résidencc>base du ménage de référence

' ' Séparation du couple de part et d'autre des frontières )

'------=

Source : G. Cortes, enquêtes par récits de vie PARMI 2002, réactualisées en 2007 et 201 I.

Autrepart (57-58), 201 l

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l'exploitation agricole en Bolivie, Alicia vit alors au rythme des retours de son mari et de l'envoi d'argent. Cette période permet d'acheter une maison à Buenos Aires et un «pied-à-terre» à Cochabamba, et de financer l'activité agricole et l'achat de terres dans le village.

L'année 1984 marque l'étape de transmission de la migration aux enfants. Alors âgé de 16 ans, le fils aîné, Argentin par son lieu de naissance, rejoint son père à Buenos Aires sur les chantiers de construction. Le regroupement père-fils, qui ne durera que deux ans, permettra d'augmenter l'épargne migratoire transférée vers le lieu d'origine. En 1986, le père revient pour épauler sa femme dans la gestion de l'exploitation, tandis qu'une « antenne familiale » est maintenue à Buenos Aires par le biais du fils aîné. La réactivation du système migratoire familial intervient en 1988, avec le départ du père à Arlington, aux États-Unis, où commence à se former une communauté bolivienne. Le fils aîné reste seul en Argentine à travailler dans la construction, parallèlement à la poursuite de ses études (C). Le regroupement père-enfants aux États-Unis se fera dans un délai très court puisque quatre ans plus tard, le dispositif familial correspond à nouveau à une logique de dispersion, à la fois conjugale et intergénérationnelle (les deux fils aînés rejoignent leur père à Arlington pour travailler dans la construction). Alicia retrouve alors son rôle de seule gestionnaire de l'exploitation familiale devant affronter de nouvelles contraintes liées à lextension du patrimoine foncier et aux innovations du système productif (D).

Le père, de son côté, fort de son ascension sociale (passage de simple ouvrier à contremaître) investit dans un terrain à Arlington pour y construire une maison. Cinq plus tard, une des filles rejoint son père à Arlington tandis que le fils aîné y fonde son foyer (E). La maison familiale, au fil des années, va connaître une extension à mesure que les enfants s'installeront aux États-Unis. C'est ainsi qu'en 2007, la famille s'est entièrement regroupée à Arlington avec, pour la première fois, la migration d'Alicia (F). Ce regroupement aux États-Unis ne distend pas pour autant les liens avec le lieu d'origine. Si tous les membres retournent régu­lièrement au village, notamment lors des fêtes annuelles, c'est surtout Alicia qui organise le lien transnational. Revenant deux à trois fois par an lors des périodes de travaux agricoles, elle assure la continuité de lexploitation familiale. En 2011, ultime visite faite à la famille : le temps de la retraite est venu. Au bout de vingt­trois ans de migration aux États-Unis, le père vient juste d'avoir la nationalité américaine. Le couple est revenu s'installer en Bolivie laissant la totalité de leurs descendants à Arlington tandis que les allers et venues se poursuivent.

Lorsque le regroupement familial est empêché La trajectoire familiale d'Ernestina (Graphique 2) est également très représen­

tative de l'évolution des dynamiques familiales en lien, cette fois, avec la migra­tion vers l'Espagne. À 20 ans, elle se marie et s'installe avec son mari Fernando à Toco, leur village d'origine. L'année suivante naissent leurs jumeaux (A). Faute de ressources suffisantes, Fernando part en 1983 à La Plata, en Argentine, pour

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travailler dans la construction, laissant sa femme et ses quatre enfants au village. Cinq ans plus tard s'opère la transmission migratoire, puisque le fils aîné, alors âgé de 14 ans, part travailler avec son père (B ). Père et fils entrent alors dans une phase de mobilité circulaire (retours tous les quatre à six mois), tandis qu'une logique bipolaire d'investissement se met en place : construction d'une maison à La Plata et achat de terres à Toco.

Après dix ans de séparation intermittente avec son mari, Ernestina le rejoint à La Plata avec ses sept enfants. Cinq ans plus tard, la famille se disperse à nouveau : en 1998, une des filles se marie et s'installe à Toco, accompagnée de sa jeune sœur célibataire, alors âgée de 19 ans. Toutes deux ont « en charge » les terres familiales. La fille et le fils aînés, en revanche, fondent leur propre ménage à La Plata. Tandis que les hommes travaillent dans la construction, Ernestina gère un commerce ali­mentaire avec deux de ses filles (C). Fin 2001, la crise argentine vient bouleverser le dispositif transnational de la famille : après la vente forcée de leur maison, le couple repart en Bolivie avec leurs deux plus jeunes enfants et prend le relai de la gestion de l'exploitation familiale. Leur fille fonde alors sa propre famille à Santa Cruz, tandis que sa sœur part l'année suivante à Madrid travailler dans une famille pour garder une personne âgée. Elle a alors un enfant qu'elle laisse à son mari resté au village. En 2003, seuls deux enfants ont leur foyer en Argentine, dont l'un accueille le troisième fils alors étudiant (D). Le départ pionnier de la fille à Madrid va élargir l'espace de vie familial, puisque trois ans plus tard, elle sera rejointe par son mari (Ernestina ayant en garde son petit-fils), puis par sa sœur de La Plata, qui obtient le même type d'emploi. Les deux plus jeunes fils, quant à eux, forment leur propre ménage, l'un à Santa Cruz, l'autre à La Plata. En 2007, le couple ne réside plus qu'avec leur dernière fille à Toco (E).

Au final, la trajectoire familiale d'Ernestina illustre la complexité des prises de relais successives dans les étapes de regroupement-dispersion, mais également l'intensité des transferts monétaires de la migration. En 2007, seuls trois des sept ménages formés par les enfants ne transféraient pas d'argent vers le lieu d'origine. Cependant, la migration des deux sœurs en Espagne, assumant à la fois une « maternité à distance » [Parella, 2004] et le rôle de soutien de famille, constitue une rupture dans les dispositifs d'arrangements familiaux. Le suivi de cette famille s'étant interrompu en 2007, il est difficile de dire si le regroupement familial en Espagne aura pu se poursuivre, d'autant que les conditions légales de réunifica­tion y sont particulièrement restrictives, notamment depuis la dernière réforme espagnole de 2008 7• Par ailleurs, il est probable que la crise économique de la même année, ayant particulièrement affecté léconomie espagnole, ait incité nombre de migrants boliviens à renoncer au regroupement et, pour certains, à revenir en Bolivie.

7. Le droit au regroupement suppose la régularisation du migrant avec un droit de résidence de longue durée, la preuve d'un contrat de travail et de ressources suffisantes. Il est restreint aux conjoints, enfants et aux ascendants de plus de 60 ans [Gil Araujo. 2010].

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Ces deux figures de la fabrique de la famille transnationale diffèrent par leur contexte migratoire et leur forme d'aboutissement au moment de nos dernières observations (regroupement ou dispersion). Les formes évolutives des configu­rations familiales suivent, cependant, les mêmes logiques sociospatiales : réver­sibilités successives des dispositifs résidentiels montrant la capacité des familles à «jouer sur l'espace », organisation de la chaîne familiale migratoire fondée sur la transmission et la prise de relais de manière à toujours garder un pied dans la communauté d'origine. Loin d'être une phase initiale et temporaire du pro­cessus migratoire, la fabrique de l'espace transnational est ici une œuvre pluri­générationnelle inscrite dans le temps long, fondée sur la forte cohésion de la famille.

Conclusion

La migration internationale peut apparaître a priori comme une fragmentation de lespace de reproduction sociale liée à la dispersion familiale. Éviter cette fragmentation signifie pour ceux qui restent, mais aussi pour ceux qui partent, de construire une« économie familiale d'archipel» [Quesnel, del Rey, 2005, p. 199), tout en maintenant un ancrage tenitorial partagé au lieu d'origine. La réticulation des espaces résidentiels et des systèmes d'activités qui sert de base à la reproduc­tion sociale des familles est alors au cœur de l'expérience du migrant et de son vécu transnational. Parce que recourir à la migration internationale nécessite une mobilisation de ressources sociales et économiques à la hauteur des risques, du coût et des difficultés imposés par une mobilité transfrontalière de longue distance, la famille en tant que structure sociale fondamentale de la solidarité et de lentraide, demeure une figure centrale des logiques de mobilité. S'il n'est pas question de nier ici lexistence de logiques « atomistiques » de la mobilité où le migrant est affranchi de la dépendance familiale, la capacité d'activation d'un dispositif trans­national durant plus de cinquante ans montre combien la famille continue d'être une matrice opératoire des migrations individuelles.

La famille transnationale, par nature, est une forme sociospatiale en perpétuel changement, définie par un système de liens et de lieux qui structurent un espace de vie par-delà les frontières (celui du migrant et de sa famille). Si l'on accepte l'idée que la migration est un« faire avec l'espace». c'est à la notion de ressource spatiale qu'il faut alors se référer [Lussault, 2007, p. 188-189). Nous rejoignons également E. Ma Mung [ 1999] lorsqu'il en appelle à une certaine organisation de la mobilité et à la «mise à profit» d'une disposition spatiale fondée sur la dis­persion et la circulation: «Lorsqu'une certaine disposition dans l'espace permet des réalisations difficiles à exécuter dans une autre situation, cette disposition spatiale devient une ressource» [op. cit., p. 90]. En ce sens, c'est la capacité des migrants à puiser la ressource productive dans l'interaction de l'ici et de l'ailleurs, c'est-à-dire à maîtriser un dispositif contraignant de dispersion familiale par les liens qu'ils nouent entre les lieux, qui est constitutive de la construction de!' espace transnational.

Autrepart (57-58), ZOll

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Les reconfigurations migratoires des dix dernières années, cependant, celles liées notamment à l'élargissement des destinations à l'Europe et à la féminisation des mobilités, marquent un tournant dans les formes de dispersion des familles boliviennes. La migration des femmes, souvent en solitaires, traçant la voie de nouvelles filières migratoires, et ce dans un contexte de durcissement des politi­ques migratoires européennes et d'une réduction des opportunités de travail, ques­tionne la durabilité des dispositifs transnationaux dans un futur proche. Selon certains travaux [Român Arnez, 2009; Gil Araujo, 2010; Parella, Calvacanti, 2010], la capacité des familles à maintenir le lien transnational se heurte à de nouvelles logiques sociales de la dispersion qui, du fait de l'inversion des statuts traditionnels des hommes et des femmes dans la migration, bouleversent les rela­tions de genre, ou encore fragilisent la cohésion familiale contrainte par la mater­nité à distance. Mesurer la portée de ces changements demanderait à poursuivre mais aussi affiner les méthodes d'approche diachronique des espaces transnationaux.

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L'horizon transnational d'une famille tunisienne élargie

Hassan Boubakri*, Sylvie Mazzella**

À partir du vécu quotidien du regroupement familial d'une famille à cheval entre deux rives, est explorée la construction de l'horizon transnational d'une famille tunisienne élargie, ou plutôt l'élargissement de l'horizon d'une famille tunisienne transnationale.

L'article analyse un clan constitué de sept familles nucléaires que nous dési­gnerons par la lettre C., originaire de la zone de Ghoumrassen (région rurale de Tataouine dans le Sud-Est tunisien), et dont les membres sont répartis entre Marseille, Tunis et Ghoumrassen. Il s'inscrit dans un champ de recherche fran­cophone qui explore depuis les années 1990 la question de l'installation durable de la famille immigrée entre plusieurs espaces nationaux [Quiminal, 1997 ; Streiff­Fénart, 1999 ; Gotman, 1999 ; Bensalah, 1994]. Ce domaine de recherche se déve­loppe au moment où des travaux anglo-saxons sur le transnationalisme nuancent un certain nombre de paradigmes en sociologie de l'immigration, notamment l'idée de rupture entre pays d'origine et pays d'accueil. Cette notion représente alors un défi pour la redéfinition et la compréhension d'institutions infranationales telles que la famille [parmi des études récentes : Levitt, Glick Schiller, 2004 ; Caglar, Glick Schiller, Guldbrandsen, 2006 ; Le Gall, 2005).

Les chercheurs décrivent moins des entités opposées entre des modèles fami­liaux traditionnels et ceux de la société d'accueil, que deux ensembles liés au sein desquels les migrants puisent alternativement des ressources matérielles et sym­boliques en fonction de leurs stratégies propres [Delcroix, Missaoui, 2005]. L'ensemble de ces études ouvre un questionnement encore en friche sur les effets même du processus transnational sur des membres du groupe familial : sur les attentes et, en retour, sur le type d'obligations que les individus ont à !'endroit de parents géographiquement éloignés et qui concourent au sentiment d'unité fami­liale. Ce champ de recherche peut aussi sans doute aider à mieux comprendre le

* Professeur à l'Université de Sousse en Tunisie. Faculté des lettres et des sciences humaines. dépar­tement de géographie.

** Sociologue, Chargée de recherche au CNRS. Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES). MMSR Aix-en-Provence.

Autrepart (;i.58), 2011, p. 111-126

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112 Hassan Boubakri, Sylvie Mazzella

rôle de la famille entre deux types de cadres : celui du dispositif migratoire établi par des générations de migrants entre deux pays et le cadre législatif évolutif qui les relie.

L'étude revient brièvement sur l'histoire de l'immigration en France de pères commerçants tunisiens, pour souligner dans un second temps le vécu de la pro­cédure de regroupement familial par la famille élargie et la diversité des formes de mobilités pendulaires qui en découle. Elle analyse enfin quelques réponses apportées par la seconde génération aux effets d'une expérience transnationale « héritée ».

Cette recherche s'efforce ainsi d'éclairer une forme de transnationalisme par le bas qui restructure - dans la durée et dans la pratique sociale ancrée dans la bi- (voire la tri-) polarité les liens de parenté entre générations, entre hommes et femmes, entre parents et enfants, entre mobiles et non mobiles. Elle espère illustrer ce que Peggy Levitt et Nina Glick Schiller nomment un « champ social transnational » [2004 J.

Une histoire familiale dans l'histoire de l'immigration maghrébine

L'histoire de la famille C. est, par certains aspects, exemplaire des grandes étapes de l'histoire sociale de l'immigration maghrébine en France: depuis les pionniers venus du milieu rural - salariés dans les usines de grandes villes fran­çaises dès les années 1950 jusqu'à leurs enfants arrivés en nombre dans les années 1980 et leurs petits-enfants insérés dans !'activité commerciale depuis les années 2000. Mais, par certains autres aspects, elle s'en différencie, du fait même qu'il s'agit de carrières d'immigrés vite reconvertis dans le commerce et l'histoire sociale en France de l'évasion ouvrière vers le petit commerce et l'artisanat est méconnue 1

Il s'agit d'un clan familial dont une partie des membres, qui ont immigré à Paris [Boubakri, 1985), se sont reconvertis assez tôt dans un secteur d'activité, la pâtisserie, déjà pratiquée en Tunisie dès le début des années 1950, puis en Algérie. Si certains d'entre eux, les pionniers, arrivés au milieu des années 1950, ont commencé par être embauchés en France dans les secteurs du bâtiment, des tra­vaux publics et de l'industrie alors en plein essor, la majorité d'entre eux, venus par la suite en 1960, a travaillé directement dans un commerce alimentaire (pâtis­serie orientale, épicerie, restauration) tenu en association avec des membres du clan déjà installés.

Aux premiers temps de leur activité commerçante en France, les « pères fon­dateurs » sont associés entre frères ou cousins dans des établissements gérés

L Dans une étude publiée en 1977 sur J' accès à la petite entreprise familiale et artisanale par le monde ouvrier, Nonna Mayer (dont l'analyse porte majoritairement sur d'anciens ouvriers français) noie cependant que les petits patrons étrangers sont plus souvent que les Français d'anciens ouvriers ; 73 % d'entre eux étaient ouvriers en 1965 [p. 44].

Autrepart (57-58), 2011

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L'horizon transnational d'une famille tunisienne élargie 113

Une enquête de terrain multi-sites

Les différents cercles de la famille C. sont issus de la même lignée patrilinéaire, à la tête de laquelle se trouve leur arrière-grand-père Ben R'houma, dont les deux fils (Salem et Mohamed) sont les ascendants respectifs de chacun des deux groupes de cousins éloignés (de troisième degré) interrogés avec leurs familles: soit un premier groupe composé de trois frères (Belgacem, M'Hemed et Mohcen), et un second de quatre frères (Salem, décédé. Haj M'hemed, Moktar et R'houma), âgés de 55 à 65 ans, ainsi que leurs descendants (trente-sept personnes) et collatéraux (sept personnes). Parmi eux, quarante personnes ont été interrogées sur leur récit biographique et leur trajectoire socioprofessionnelle à partir d'entretiens répétés en trois sites (Marseille, Tunis et Ghoumrassen) sur une durée d'enquête de trois ans. Les entretiens (individuels et collectifs) se sont déroulés en français et en tunisien, et il n'était pas rare de devoir parler les deux langues au cours d'un même entretien quand ce dernier réunissait plu­sieurs membres d'une même famille. Ils ont été effectués soit au domicile des enquêtés à Ghoumrassen et à Marseille, soit dans leurs commerces à Tunis et à Marseille, soit sur Jeurs terres agricoles à Ghoumrassen. La circulation entre les trois sites a permis de mieux recouper les informations sur les liens de parenté et sur les trajectoires socio­professionnelles, de combler des zones d'ombre, de saisir les oublis des uns, les non-dits des autres. et de s'entretenir auprès des plus mobiles comme auprès de celles et ceux qui ne se déplacent pas dans le groupe. Cela a aussi permis d'observer et de mieux contextualiser les informations recueillies par entretien (composition de la famille aux différents domiciles, caractéristiques du logement, type et organisation de l'activité commerciale) et d'établir une plus grande familiarité et confiance avec les enquêtés à qui nous donnions des nouvelles des autres membres de la famille éloignée. À Ghoumrassen, des entretiens ont été effectués auprès des anciens maire et directeur d'école, afin d'éclairer certaines évolutions socio-économiques de la ville; et à Marseille, auprès d'un agent de la préfecture des Bouches-du-Rhône, pour comprendre les évolutions de la procédure du regroupement familial. La connaissance ethnographique des sites s'appuie sur des terrains revisités de longue date par les auteurs (Belsunce, Ghoumrassen), non dans le but d'éprouver la solidité de résultats passés [Burawoy, 2003], mais à l'inverse afin d'y mesurer les modifications en cours. Enfin, l'écriture à quatre mains ne signifie pas ici la tentative de croisement de deux regards partiels sur une réalité considérée comme éclatée ou antagoniste, mais au contraire le croisement de deux approches scientifiques, qui s'ignorent souvent, sur une réalité pensée comme unitaire. L'objectif de la démarche n'est pas d'opposer une sociologie de l'intégration à une sociologie des migrations, mais bien de croiser les deux approches pour mieux saisir les formes sociales d'un processus migratoire.

conjointement. La norme familiale, en vigueur dès la création de pâtisseries à Ghoumrassen 2, et qui implique que les membres d'une même fratrie soient tou­jours associés dans chaque nouvelle affaire, est adaptée au contexte migratoire.

2. Rattaché administrativement au gouvernorat de Tataouine, Ghoumrassen constitue une municipalité de plus de 11 000 habitants. La ville est le chef-lieu de la délégation du même nom qui compte 18 335 habi­tants et qui rassemble, outre la ville de Ghoumrassen. les villages de Ksar Hadada, Elferch. Tlalet, Elhorria. Ksar Elmorabitin et Graguer. Elle fait partie de ces régions rurales du Sud tunisien qui ont connu dès les années 1970 une forte émigration internationale, en particulier vers la France 1 Baduel, 1977].

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Un système solidaire de gestion commerciale et financière par alternance [Boubakri, 2002] est mis en place, servant non seulement au développement et à !'extension du réseau commercial contrôlé par le groupe, mais aussi au soutien économique et éducatif des familles (femmes et enfants) restées à Ghoumrassen ou à Tunis. Il permet à ces commerçants de Marseille des absences prolongées pour des séjours fréquents dans la ville d'origine et à Tunis (deux ou trois fois par an, pour une durée de trois à six mois). Il a longtemps rendu possible le choix d'une double présence familiale et économique entre, d'un côté, la France, où sont localisées les affaires principales de la famille (commerces alimentaires, restau­ration, bazars, etc.) et, de l'autre, la Tunisie où demeure tout ou partie de la famille et où elle contrôle d'autres affaires (commerce, hôtellerie, exploitations agricoles, imprimerie).

L'ouverture d'une première pâtisserie à Marseille date de 1957. Haj M'hemed, Moktar et Salem (puis plus tard R'houma) créent alors, en association, les premiers établissements de la famille C. dans le quartier Belsunce, au cœur de la ville. Un peu plus tard, au milieu des années 1960, le deuxième groupe de cousins, composé des frères Mohcen, M'hemed et Belgacem, ouvre une deuxième pâtisserie, en association avec eux. C'est ce que précise R'houma:

« Je suis né le 7 août 1945 à Ghoumrassen, où j'ai été à l'école jusqu'en 1960. En 1962, j'ai été en Algérie où j'ai rejoint mon frère Salem qui avait une épicerie, jusqu'en 1965. Après l'indépendance del' Algérie. je suis venu à Marseille travailler avec mes deux autres frères M'hemed et Moktarqui venaient d'ouvrir une deuxième pâtisserie en association avec mes cousins. »

Depuis l'âge de 17 ans, R' houma travaille en association avec ses frères. Avant son mariage, il a toujours réservé une partie de ses revenus, soit pour apporter une aide financière aux épouses et enfants de ses frères mariés restés à Ghoumrassen, soit pour participer à l'achat de fonds de commerce. Quand, bien plus tard, proche de la retraite, il décide de rentrer à Ghoumrassen pour s'occuper des terres familiales, ses frères lui remboursent leur « dette passée » en lui laissant tout l'argent de la revente d'un fonds de commerce.

Ces frères et cousins connaîtront à Marseille, comme d'autres commerçants immigrés du centre-ville populaire, les années fastes de la décennie 1970 (jusqu'au milieu des années 1980) et celles, noires, de la période 1985-1995, avec un ralen­tissement du tourisme maghrébin dû aux restrictions de sortie du territoire, liées à !'obtention du visa français (règle instaurée en septembre 1986), et de sortie de devises, imposées par les pays du Maghreb (mars 1986) [Tarrius, 1987], conjugué aux retombées de la guerre civile en Algérie et à celles d'une politique urbaine de réhabilitation associant de fréquents contrôles policiers dans les hôtels, petits restaurants et marchés du secteur [Mazzella, 1996].

Dans ce contexte, au milieu des années 1980, !'activité professionnelle des deux fratries de la famille C. se diversifie aussi bien en Tunisie qu'en France. En Tunisie, les investissements des membres de la famille se font dans l'hôtellerie, le secteur productif (imprimerie) et le secteur agricole; tandis qu'en France, ils

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concernent le commerce de bazar et de la restauration rapide (snacks). Aujourd'hui, leur activité commerciale est principalement implantée à Marseille : dans les premiers quartiers d'installation proches de la gare et du port de la vi lie, tels que Belsunce et Noailles , et depuis 2000 dans des secteurs situés plus au nord de la ville, vers la Joliette, ou plus au sud, dans les rues de l'hypercentre commercial, telle la rue de Rome qui fait partie des quatre grands axes commer­ciaux du centre-ville de Marseille (Carte 1 ).

VEHTll.PJlON DES ÉTABUSSEMENTS DES SIX~ DE LA FAMILl..E C.

Date de créatlon de l'établissement

De 1950 a 1959. Oe 1900 à 1989

De 196-0 à 1959. De 1990 à aujO<Jrd'IU 0 De 1970 à 1979 •

Espace des premières lmplanlations •

ET DE LEURS DESCENOANTS

Nature de l'activité

Alimentation A Pàlisserie P

AestauraM R Snad< s

Hôtel H Bazar B

Entrepn .. E Propriété agricole ~

Ectatement des k>calisallons ....3rrrrri.... et diversrUcation des activ~és 7

Lille @+ @

Tunis

• • @rnpnmert'.!.. I .... Sud tunisien T G:wtmor1JI de TatacUno

@usine de briques

@erP

Carte 1 - La ventilation des commerces de la famille C. dans le centre-ville de Marseille.

Le regroupement familial à l'échelle de la famille transnationale élargie

Le regroupement familial s'inscrit à différents moments du parcours migratoire du clan C. Lorsque la question du regroupement familial est subsumée par les transmissions entre les parents et les enfants, entre les filles et les garçons, mais aussi entre les générations de migrants, le changement d'échelle, de la famille nucléaire à la famille élargie, permet de mieux mesurer les contraintes commu­nautaires qui pèsent sur les négociations et les décisions du père et de la mère.

La plupart des pères de la génération pionnière sont venus dans un premier temps seuls rejoindre un frère, un cousin ou un proche. Les femmes et les enfants en bas âge sont restés dans la région natale. Certains leaders du groupe familial, à l'instar de Mohcen, ont été rejoints par leurs familles dès la fin des années 1960.

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Des ménages se sont ainsi installés à Paris et à Marseille, donnant naissance à une «deuxième génération» qui a aujourd'hui plus de quarante ans et parmi laquelle certains ont acquis la nationalité française. À l'époque cependant, certains pères arrêtent ou interrompent la procédure de regroupement familial engagée, ce qui souligne le caractère pionnier de ceux qui ont osé prendre une telle initiative perçue par les autres membres du groupe comme une entorse aux conventions sociales. voire une trahison de la famille et de la ville natale 3•

Une loi évolutive

La rédaction des articles 29 et 30 bis de l'ordonnance de 1945, relatifs au regroupement familial, laisse à penser que faire venir sa famille est un droit dont l'exercice ne suscite aucune difficulté majeure. L'objectif affiché de la loi de 1993 sur le regroupement familial est d'assurer «une intégration réelle en créant un véritable statut du regroupe­ment familial [ ... ] en garantissant l'insertion paisible et durable des familles» (selon Charles Pasqua, alors ministre de l'intérieur). Avec !'adoption des dernières lois rela­tives à l'immigration en France du 24 juillet 2006 et du 20 novembre 2007. les condi­tions d'admission au titre du regroupement familial se durcissent. Un étranger ne peut solliciter un regroupement familial qu'après dix-huit mois de séjour en France, contre douze précédemment li doit prouver qu'il peut subvenir aux besoins des siens par son seul travail et les loger de façon convenable. Le regroupement familial est refusé si le bénéficiaire ne respecte pas « les principes qui régissent la République française», en particulier en cas de polygamie. Les préfets ont la faculté de retirer le titre de séjour d'un conjoint admis en France au titre du regroupement familial «en cas de rupture de la vie commune». Une évaluation du degré de connaissance de la langue française et des valeurs de la République est faite. La commission du Sénat supprime le 26 sep­tembre 2007 l'article 13. très controversé en France, du projet de loi Hortefeux, qui autorisait à titre expérimental, jusqu'au 31décembre2010, le recours à des tests ADN sur la base du volontariat pour les .::uauo;"'" candidats au regroupement familial.

Pour la majorité de ces pères de famille, le recours à la procédure du regrou­pement familial se fait donc plus tardivement, et de manière partielle. Il faut attendre le milieu des années 1980 pour que leurs fils, âgés de 13 à 18 ans"\ viennent les rejoindre à Marseille 5• Ces adolescents sont les seuls concernés jusqu'en 1993, date à partir de laquelle la loi n'autorise plus le regroupement

3. A. Sayad [1999, p. 56] rappelle que.« Pendant longtemps. alors même que l'immigration familiale pouvait être désirée (individuellement) par l'immigré et par son épouse, qui n'ignoraient pas qu'ils s'expo­saient de la sorte à enfreindre la règle communautaire et à manquer à la morale du groupe, elle était effectuée et surtout elle était ressentie comme un acte honteux, un acte qu'on avait soin de cacher au point de devoir quitter le village nuitamment. »

4. Dix-huit ans est l'âge limite qui donne droit aux descendants d'un migrant, résidant régulièrement en France, de rejoindre leur ascendant par la voie du regroupement familial.

5. L'agent de la préfecture des Bouches-du-Rhône, en charge du regroupement familial au service des étrangers. traite en moyenne, par an. moins de 150 dossiers de demande de regroupement de Tunisiens de France. pour un total, toutes nationalités confondues, de 1 000 dossiers en moyenne par an (entretien, mai 2008).

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partiel, mais prévoit le regroupement de l'ensemble de la famille (femme et enfants mineurs).

Les mères de famille sont loin d'être passives dans le maintien de l'unité familiale entre plusieurs territoires. Ces mères « voyageuses», âgées aujourd'hui de plus de cinquante ans, certes minoritaires dans la configuration familiale élargie, justifient leur mobilité entre Marseille, Tunis et Ghoumrassen par la nécessité d'assurer un équilibre familial dans l'éducation des enfants et dans la gestion des patrimoines familiaux en différents lieux. Cela contraint les deux membres du couple à se relayer dans cette tâche de « présence rotative ».

La nouveauté résiderait moins dans la découverte de la mobilité de ces mères de famille 6 que dans les effets inattendus du regroupement familial sur leur mobi­lité pendulaire. Depuis que la procédure administrative de regroupement familial au profit des enfants mineurs demande que ces derniers soient accompagnés de leurs mères 7, le départ en France de femmes âgées de 50 à 65 ans est devenu plus fréquent. Une fois le titre de séjour obtenu (visa D, regroupement de famille, valable un an ou dix ans selon le titre de séjour du mari), ces mères de famille font la navette entre les deux pays, deux à trois fois par an, pour demeurer auprès des membres de la famille résidant de part et d'autre de la Méditerranée. Dans le cas où les mères n'ont que des fils, elles choisissent pour la majorité d'entre elles de partir en France rejoindre leur mari. Lorsqu'elles ont des filles, le choix de partir rejoindre leur mari est plus difficile. La mère peut décider de rester avec ses filles et ses plus jeunes garçons à Ghoumrassen ou à Tunis, quand le père s'occupe des aînés en France.

Ces mères de famille contribuent à maintenir l'unité familiale dans des confi­gurations où la fratrie est le plus souvent séparée: il n'est pas rare de rencontrer des cas où les filles, mineures ou majeures, restent en Tunisie quand leurs parents sont en France accompagnés des fils. Mais cela ne se vit pas sans tensions internes dans la famille nucléaire. C'est le cas de la famille de Belgacem. Belgacem a décidé de faire venir sa femme et tous ses fils en France, alors qu'il s'y était pris trop tard pour ses filles (elles ont plus de 18 ans). Ses quatre garçons sont en France, la mère est venue par la procédure du regroupement familial s'occuper des deux plus jeunes garçons, alors que ses deux filles aînées sont inscrites dans des lycées privés à Tunis.

Comment expliquer que Belgacem n'ait pas procédé à une demande de regrou­pement familial pour ses filles quand tout le monde sait, à Ghoumrassen, qu'il faut !'effectuer avant les 18 ans des enfants ? Il semble avoir changé d'avis sur le projet migratoire de ses filles. II espérait qu'elles finissent leur scolarité en

6. Nancy Green [2002; p. 107] souligne que la redécouverte d'un passé mobile des femmes est autant une nouveauté historique que le résultat de questionnements historiographiques innovateurs permettant de réviser, à la fois, l'histoire des femmes et celle des migrations.

7. Pour l'un des anciens maires de Ghoumrassen, interrogé sur la situation migratoire de sa petite ville, « [ ... ] la loi Pasqua de 1993 est à l'origine du drame de Ghoumrassen. Cette loi est en train de vider la ville de ses habitants » (entretien. avril 2005).

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Tunisie. Aujourd'hui, le couple. surtout sa femme, vit mal cette situation. Son épouse menace de retourner vivre définitivement en Tunisie avec ses deux derniers fils, afin de rejoindre ses filles, si la situation familiale ne change pas. Elle lui reproche de ne pas avoir fait les démarches administratives nécessaires à la venue de ses filles. Elle nous confie mal supporter également les reproches acerbes de sa belle-sœur et de ses cousines sur le fait de laisser seules ses filles en Tunisie. De leur côté, les jeunes filles interrogées à Tunis disent ne pas avoir encouragé leur père dans cette démarche de regroupement familial. Elles disent préférer rester à Tunis, où elles ont leurs amis, leurs habitudes et se disent plus rassurées à l'idée d'y poursuivre leurs études.

Diverses mobilités pendulaires au sein de la famille élargie

Si les pères pionniers ont vécu depuis les années 1960 une destinée migratoire comparable ponctuée d'étapes communes, leur mobilité spatiale actuelle rend compte de choix professionnels et résidentiels relativement divergents. Au-delà des homologies évidentes de trajectoires, que nous apprennent ces récits de vie sur les espaces vécus de la migration? L'analyse de la mobilité spatiale des dif­férents pères de famille (durée et fréquence de leur séjour dans les trois sites d'enquête) souligne que les hommes de cette première génération travaillent à tenir le lien à la fois ici et là-bas, dans un souci de « double présence » : non seulement au maintien du lien familial intergénérationnel, mais aussi au maintien du lien économique entre des localités transnationales (Carte 2).

Vivre et travailler à Ghoumrassen «Chacun choisit sa vie», nous dit sereinement R'houma, puis il ajoute: «Mes

frères ont choisi le commerce, moi, j'ai choisi lagriculture. J'ai réussi, je suis tranquille, j'ai la santé. Je ne gagne pas beaucoup d'argent mais j'ai beaucoup de terre et bientôt des olives ».

L'investissement dans la terre par les immigrés n'est pas un phénomène nou­veau. Des études [Bencherifa, 1993 ; Boubakri, 1985] ont souligné que de nom­breux immigrés avaient repris conscience de la valeur de la terre et des profits qu'ils pouvaient en tirer au moyen de techniques perfectionnées telles que le goutte-à-goutte. À Ghoumrassen, la culture irriguée s'est développée, à la fin des années 1980, avec l'aide de l'État, qui encourageait à cette époque sa gestion par des associations. R'houma Ben Mohamed Ben Salem (frère de Salem, Haj M'hemed et Mokhtar) est la personne qui gère, depuis 1988, la propriété agricole familiale située à Ghordab (à l'est de Ghoumrassen), une terre de plusieurs hec­tares regroupant trente-trois propriétaires. Principal interlocuteur sur place du ministère de I' Agriculture, il est le président de l'association locale pour la gestion de l'eau d'irrigation, dont le bureau est composé notamment de son frère Mohktar (trésorier) et de son cousin M'hemed (secrétaire). R'houma y est propriétaire de

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vingt-cinq hectares; Moktar et ses deux cousins M'hemed et Belgacem y possè­dent également quelques hectares.

À chaque nouvel entretien, R'houma nous accueille chaleureusement dans le gîte aménagé sur ses terres, qu'il habite chaque été avec sa femme ou, plus tard, chez lui, entouré de sa femme et de ses quatre enfants restés à Ghoumrassen : deux filles de 13 et 14 ans, un garçon de 9 ans, ainsi que sa fille Hazar mariée, diplômée du supérieur, qui attend une réponse à sa demande de regroupement familial afin de rejoindre son époux à Marseille. Son fils aîné est en France, parti quatre ans auparavant clandestinement, sur « un coup de tête » avec deux amis d'enfance, et ce malgré la forte opposition du père à tout départ à l'étranger. Son fils travaille aujourd'hui légalement à Marseille comme vendeur dans l'établisse­ment de son oncle Moktar.

R'houma se déplace rarement en dehors de sa région, sauf pour voir son fils à Marseille. Il est le seul parmi « les pionniers» à avoir clairement décidé d'arrêter le commerce et à rentrer vivre et travailler à Ghoumrassen, afin de s'occuper de ses parents âgés, de ses enfants et de la terre. Il retire des dividendes des parts d ' une imprimerie achetée à Tunis avec ses frères. On peut supposer, à l'écouter, qu'il a sans doute été déçu de sa mise à l'écart par ses frères dans l'achat d'un hôtel situé dans le centre de Tunis, et que cela a sans doute contribué à sa décision de se retirer sur ses terres à Ghoumrassen.

R'Houma Mohcen

Durée des séjours e Plus de 6 mois

• 3à6mois

• 1 à3 ois

• Quelques semaines

Belgacem Haj M'Memmed

Fréquence des séjours

-- 11oisp<:.ir11n

- Plus!eurs lois par M

- Pbs:1eura lois par mois

Réalisation : Thomas Bresson

Moktar M'Memmed

Motif du sé1our

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Carte 2 - Répartition des espaces vécus des six pères de la famille C. entre Marseille, Tunis et Ghoumrassen (Sud tunisien) (par an, en moyenne).

Vivre et travailler à Tunis, et se déplacer entre Marseille et Ghoumrassen

Un autre cas de figure réunit Moktar, Hadj M'hemed et M' hemed . Moktar est le seul parmi les six frères et cousins à ne pas vivre, la majeure pa11ie de son temps, avec son épouse. Il a gardé un même mode migratoire. II continue de rester

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trois à six mois près de sa femme et partage son temps professionnel entre Tunis, où il plus de six mois par an un hôtel avec ses fils, et Marseille, où il se rend fréquemment, plusieurs fois par an, et où il maintient une activité commerçante intense. Sa femme vit à Ghoumrassen, sans jamais se déplacer en France ni même à Tunis. Son frère Haj M'hemed est moins présent que lui dans la gestion des affaires à Marseille. Il délègue cette charge à Moktar. Il vit à Tunis avec sa femme et ses deux filles. Il se déplace à Marseille, accompagné de sa femme qui a un visa D, durant quelques semaines dans l'année pour rendre visite à ses deux fils aînés commerçants. Il réserve toujours un mois de l'été pour se rendre à Ghoumrassen. Son cousin M'hemed vit également avec sa femme et ses filles à Tunis. Ses voyages à Ghoumrassen sont plus fréquents que ceux de ses frères et de ses cousins. Cette fréquence, plusieurs fois par an, s'explique par son impli­cation dans la gestion de la terre de Ghordab avec son cousin R'houma. II se rend seul à Marseille (son épouse n'a pas de visa D), principalement pour rendre visite à son fils Chokrem parti depuis dès l'âge de 16 ans, et qui travaille maintenant en association avec son cousin Zahreddine.

Vivre et travailler à Marseille, et se déplacer vers Tunis et Ghoumrassen Cette mobilité pendulaire est illustrée par Mohcen et Belgacem. Mohcen est

l'un des premiers qui, dès 1966, prend la décision de venir vivre en France avec sa femme et ses deux fils. Il quitte régulièrement Marseille, plusieurs fois par an, pour se rendre quelques semaines à Tunis dans le but de suivre les affaires commerciales et, une fois par an, à Ghoumrassen où, durant l'été, il retrouve le reste de la famille élargie. Sa femme !'accompagne régulièrement dans ses déplacements.

Belgacem est, de tous les enquêtés celui qui semble le plus mal à l'aise dans ce choix de vie qui le partage entre la France et la Tunisie. La situation familiale éclatée, mal vécue, crée des tensions au sein du couple, et entre les parents et les filles aînées restées à Tunis. Plusieurs fois par an, Belgacem, en alternance avec sa femme, effectue de longs séjours de plusieurs mois dans la capitale tunisienne. C'est la solution provisoire que le couple a trouvée de façon à assurer une présence parentale quasi constante auprès des filles aînées. Par ailleurs, Belgacem se rend seul deux fois par an à Ghoumrassen pour s'occuper de ses terres cultivées.

L'impact d'une expérience transnationale sur la seconde génération

Dans cette dernière partie, nous interrogeons le poids de la destinée familiale et. en retour, les arrangements que les enfants trouvent pour composer avec elle. Il ressort que ce n'est pas un modèle de destinée héritée « tel père tel fils » qui prévaut de manière mécanique, mais que les revendications des enfants suscitent de nouveaux compromis nécessaires à la pérennisation même de lunité de la famille transnationale.

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La migration pour diplôme chez les garçons La génération des fils, âgés aujourd'hui entre 15 et 45 ans. a globalement

échoué dans sa scolarité à Ghoumrassen. Pour la grande majorité d'entre eux, !'échec scolaire veut être compensé par la réussite sociale du projet migratoire. Le garçon adolescent prend conscience très tôt qu'il sera un jour ou l'autre envoyé en France dans la famille commerçante, proche des frères ou du père. Aussi, dans les récits, est-il constaté une perte précoce de motivation des garçons pour les études générales ou professionnelles, qui n'intéressent pas ces fils destinés à être commerçants. Le récit de Chokrem sur son parcours illustre combien l'aspiration au départ à l'étranger l'emporte sur la réussite scolaire avant même l'adolescence. Cela nous a été aussi confirmé lors d'un entretien avec l'ancien directeur d'école de Ghoumrassen, qui y a travaillé durant vingt ans, et qui a constaté durant ces années le « décrochage scolaire » précoce de ces jeunes élèves garçons, fils de commerçants émigrés.

«Les premières années, j'étais fort à l'école primaire. Suite à mon premier voyage en France à l'âge de 9 ans, je suis rentré à Ghoumrassen avec une autre idée dans la tète. Je me suis dit: "Moi, mon avenir c'est en France 1 Je vais travailler". Je ne pensais plus aux études. Les études, j'ai laissé, j'ai dit: "Tôt ou tard, je vais venir en France". Mon oncle avait un commerce à Marseille et mon père à l'époque un restaurant à Paris. J'ai alors dit: "En fin de compte, les études ça va me servir à rien". Ensuite. les études ça n'a plus marché, si je n'étais pas le dernier, j'étais lavant-dernier. J'ai alors redoublé mon année. Parce que, dans ma tête.j'étais déjà en France. J'ai dit à mon père: "Moi, ma vie c'est la France". La Tunisie, j'y pensais même pas. Et à 16 ans, j'ai arrêté les études. En plus, j'étais dans une école professionnelle. Je me suis dit : "Même si je continue, d~ns un an, je vais obtenir un diplôme; CAP d'électricité, ça va me servir à quoi? A rien parce que, dans un an, je vais aller en France pour travailler". Mon diplôme, c'était en fait de venir en France. Et voilà, depuis, je suis resté ici[ ... ].» (Extrait d'entretien avec Chokrem, 31 ans, fils de M'hemed C, exploitant d'un commerce de bazar. rue de Rome à Marseille)

La sortie du modèle commercial d'alternance des pères Si la solidarité familiale dans la migration continue de jouer en faveur de ces

jeunes commerçants, il ressort de l'analyse des cas de création ou d'achat de nouveaux commerces par des fils, en quelque sorte affranchis de l'autorité de leurs aînés (pères ou oncles). Ces jeunes choisissent par exemple de s'associer avec des membres de la famille de leur génération, d'encourager la création de commerces dans de nouveaux secteurs d'activité, et vont jusqu'à remettre en ques­tion le modèle de gestion en alternance.

Zahreddine. fils de Mohcen et cousin de Chokrem, est en France depuis J' âge de 9 ans. li nous explique les longues tractations passées avec ses oncles (Belgacem et M'hemed) et son père, pour aboutir finalement, sans conflits, à l'ouverture d'un commerce de bazar géré par lui en relative autonomie 8

• Chacune

8. Zahreddine obtiendra le fonds du nouveau commerce à son nom le jour où il aura rembour;,é. sans frais, le capital prêté par ;,es parents et ses oncles. Jusque-là en tant que gérant du fonds. il ne reçoit que

Autrqmrt (57-58), ZOl t

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de ses aventures commerciales, de la pâtisserie au bazar, traduit la quête d'une plus grande distanciation vis-à-vis du modèle parental traditionnel de gestion commerciale et d'implication de la famille élargie. Cette demande d'autonomie commerciale et financière, vis-à-vis des oncles et des cousins, est d'autant mieux acceptée que le partage est considéré comme équitable et que la relation de travail mêlant le familial à r économique n'est pas rompue mais seulement distendue entre ses membres.

« Moi, au début, je faisais des propositions et donnais des idées. mais comme j'étais jeune. mon père et mes deux oncles ne m'écoutaient pas. Un jour f ai dit: "Pourquoi ne pas partager. Chacun prendrait un magasin ou un local, chacun partirait tout seul, chacun ferait à son goût". Mon oncle M'hemed était un peu d'accord, mon oncle Belgacem n'était pas d'accord, mon père était mitigé, parce qu'il y avait quand même une histoire de famille et il ne voulait pas se séparer de ses deux frères. Je trouvais pourtant que ça pouvait faire avancer les choses, mais en même temps, à l'époque, je trouvais aussi que ça ne me regardait pas. Ce qui me gênait, c'est que cela me freinait. Moi je voulais aller beaucoup plus Join que ça. Je ne voulais plus recevoir d'ordres. On n'avait pas la même idée commerciale. Je voulais travailler une année encore dans la pâtisserie et repartir encore vers autre chose. Mais eux ne voulaient pas réinvestir l'argent et créer d'autres branches [ ... ]. Mon idée s'est réalisée finalement, mais après plusieurs affaires échouées avec mes oncles et mon père et beaucoup d'énergie de ma part. J'ai finalement fait grandir la société en ouvrant d'autres magasins de bazar pour qu'on me laisse tranquille. Tout le monde, maintenant, gère son propre magasin à sa façon.,, (Extrait d'entre­tien avec Zahreddine, 45 ans, gérant d'un commerce de bazar dans le centre-ville de Marseille, rue Noailles.)

Quand ces formes d'individuation n'aboutissent pas à des ruptures, elles sou­lignent, au contraire, des formes de négociation au sein de la famille et nous donnent la mesure de sa capacité à se recomposer dans la dynamique des géné­rations. Les cas de rupture familiale mentionnés sont de jeunes garçons de la famille (le fils cadet de M'hemed, et celui de R'houma, parti en France bien que son père ait caché son passeport) et ont conduit au moins un temps l'individu à la clandestinité, coupé de toutes ressources du clan.

Le choix des études des filles : une émancipation sous contrôle Si les garçons enquêtés misent dès leur plus jeune âge sur le départ à l'étranger,

les filles misent davantage sur la scolarité comme voie de promotion sociale et sont soutenues en cela financièrement et moralement par leur famille. Gouta et Ridha, filles de M'hemed, sont de jeunes filles bachelières qui ont préféré rester en Tunisie pour mener à terme leurs études supérieures à Tunis. Lors d'entretiens réalisés à Tunis, elles déclarent ne pas être intéressées par !'émigration « pour le moment». Si Ridha envisage d'aller en France pour les vacances, Gouta n'y songe même pas. Moufda, leur sœur cadette, a déjà demandé à leur père de lui préparer les papiers pour le regroupement familial, comme il l'a fait pour son fils Saïd.

le tiers des bénéfices. S'il veut devenir associé (au tiers par exemple). il devra rembourser le tiers du capital initial investi par les propriétaires réels. ou bien la moitié, s'il veut être associé à la moitié.

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Mais, selon elles, le père n'acceptera pas que sa fille cadette parte. Depuis Marseille, leur frère Chokrem encourage Ridha, qui affiche un goût affirmé pour les études, à poursuivre ses études supérieures. C'est toujours lui qui convainc ses parents de la laisser quitter Ghoumrassen pour Tunis, afin que Ridha puisse s'inscrire à l'université. Ses parents ne voulaient pas qu'elle aille seule en cité universitaire. Sa mère et ses sœurs ont alors trouvé un compromis : elles ont décidé de quitter Ghoumrassen pour vivre à Tunis. Cela a aussi permis aux sœurs cadettes, Gouta et Moufda, d'aller dans des lycées et des collèges privés qui n'existaient pas à Ghoumrassen.

D'autres cas de figures relevés concernent de jeunes femmes qui décident de rejoindre leur mari en France, après l'obtention d'un diplôme supérieur acquis en Tunisie. Elles partent en tant que futures doctorantes continuer un troisième cycle ou comme employées salariées dans le réseau commercial de la famille. Contrai­rement à leurs mères qui n'ont pas poursuivi d'études secondaires dans la plupart des cas, et qui ont connu tardivement une mobilité vécue comme contrainte, ces jeunes filles restent déterminées à poursuivre leurs formations ou leurs carrières professionnelles dans le projet migratoire décidé avec leurs maris. C'est une piste de réflexion qui reste à explorer pour la compréhension de formes d'individuation sexuée au sein de la famille transnationale. Elle souligne des formes de partici­pation des jeunes femmes diplômées dans la prise de décision, avec leur conjoint. du regroupement familial, et dans la gestion des affaires familiales.

Les autres cas rencontrés de jeunes filles célibataires qui ont fait le choix de poursuivre des études supérieures en France, ont conscience de certaines attentes fortes de la famille élargie. Elles ont du mal à imaginer la possibilité de se marier avec une personne hors du groupe de parenté de la famille élargie. C'est ce que confie l'une d'entre elles, Hayet, la fille de Moktar, étudiante de 22 ans en Master à l'Université de Nice depuis deux ans:

« Nos parents se sacrifient pour nous en se saignant pour nous payer les études. On représente tout pour eux, nous ne pouvons pas les décevoir en nous mariant hors du groupe. lis ne nous disent pas : "Je t'interdis de le faire ~" ; mais ils nous répètent: "Je te fais confiance !", et c'est pire. »

L'éloignement du foyer familial et, par conséquent, l'horizon des possibles qu'ouvre la migration sont vécus chez ces jeunes filles comme une épreuve de fidélité aux valeurs familiales. Elles éprouvent un sentiment de dette envers leur famille sur le leitmotiv : « On ne peut pas les décevoir. » Ici le sentiment de dette morale envers leurs parents éloignés rappelle ce que souligne Nina Glick Schiller [2004, 2006] à propos du fonctionnement du champ social transnational qui repose à la fois sur des façons d'être (ways ofbeing) et des façons d'appartenir à distance (ways of belonging) : considérant d'un côté les relations et les pratiques sociales transnationales par lesquelles s'engagent et se lient les individus et, de l'autre, la mémoire, la nostalgie ou encore l'imaginaire (par exemple, chez les jeunes garçons du groupe, celui de la France qui l'emporte sur la réalité des études) qui nourrissent une coprésence à distance. Le mariage endogame (avec un musulman du groupe

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de parenté) se perpétuerait dans ce cas hors frontières au sein des jeunes généra­tions, en particulier chez les jeunes filles parties seules étudier, mais sans que cela prenne la forme d'un interdit 9•

Le terrain d'enquête ne permet pas d'approfondir ce questionnement du mariage endogame, objet d'un champ d'analyse en anthropologie et en droit, qui aurait mérité en soi un large développement. Des travaux ont cependant souligné que la recomposition de l'espace de parenté dans l'immigration perpétue une pra­tique de l'endogamie familiale sans qu'elle soit pour autant ressentie comme une clôture, un isolat culturel ou une reproduction de la tradition [Streiff-Fénart, 1999 ; Rude Antoine, 1999]. Cette pratique est d'autant plus acceptée par les plus jeunes qu'elle ne repose pas sur un strict interdit. Le principe de l'endogamie est une norme contraignante qui est la condition même de !'existence du groupe en migra­tion. Mais cette condition sine qua non, bien que structurante, n'est pas exclusive de dynamiques sociales à l'œuvre entre les générations, entre les sexes, entre les territoires investis nécessaires à la reconfiguration de la famille transnationale.

Conclusion

La question du regroupement familial s'inscrit d'ordinaire dans l'analyse juri­dico-politique de la notion d'intégration et de la capacité de l'État-nation à enra­ciner les populations étrangères qui travaillent depuis longtemps sur son sol. En partant du berceau rural où s'est forgé le projet migratoire d'une famille tuni­sienne, il s'est agi ici de renverser la perspective: comment les membres de cette famille intègrent-ils les contraintes légales françaises pour construire par le bas, d'une génération à l'autre, un champ familial transnational, entendu comme un système structuré et structurant de dispositions durables et transformables entre différents contextes nationaux. La question du regroupement n'étant plus seule­ment perçue comme une adaptation aux normes du pays d'installation, mais comme une des contraintes exogènes, s'ajoutant à celles endogènes, d'un projet nomade. Plus encore, l'intégration de différentes contraintes, de différentes valeurs et de différentes expériences, d'une génération à l'autre, infléchit le modèle fami­lial et le contenu même du projet migratoire initial des aînés.

Malgré tous les obstacles et les destinées diverses des membres de la famille, des parents et des enfants, des hommes et des femmes, des ruraux et des urbains, c'est la tentative de création et de maîtrise d'un territoire familial élargi

9. Comparée à !'Algérie et au Maroc, la Tunisie a assoupli sa loi concernant la pratique du mariage des femmes avec un non-musulman. L'évolution du statut personnel de la femme entreprise par le président Bourguiba [Charfi, 1998], accentuée par de nouvelles interprétations jurisprudentielles de la loi mnisienne (juin 1999), fait du code tunisien de la famille un exemple caractéristique des changements actuellement soutenus par les organisations onusiennes dans la modernisation des lois internes des pays arabes conven­tionnellement engagés. Le code de la famille, contrairement à celui des autres pays arabes, a gardé le silence sur des questions essentielles telles que la validité du mariage d·une musulmane avec un non-musulman, ou la successibilité entre musulmans et non-musulmans. Ces questions ont été laissées au pouvoir d'inter­prétation du juge.

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- une portion méditerranéenne de lespace transnational entre Ghoumrassen et Marseille - que cette famille tunisienne tisse à travers deux générations.

Quand la question du regroupement familial n'est pas considérée du simple point de vue juridique français, elle peut être un critère pertinent d'analyse d'une certaine mobilité migratoire. Elle implique alors de croiser les points de vue de la France et de la Tunisie, pour saisir, de part et d'autre de la Méditerranée, les différentes pratiques du regroupement familial, suivant les stratégies de mobilité des familles. Cette question, ainsi posée, permet l'analyse des effets de l'expé­rience transnationale sur chacun de ses membres, hommes et femmes. Plus lar­gement, elle éclaire quelques-unes des tensions internes entre projet économique et norme sociale, entre espace commercial et territoire agricole, entre nomadisme et sédentarisme, dans la recomposition intergénérationnelle d'un espace familial transnational.

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Liens transnationaux et transmission intergénérationnelle : le cas des familles mixtes au Québec

Josiane le Gall*, Deirdre Meintel**

Les travaux de plus en plus nombreux sur les familles transnationales montrent comment ces familles tissent des liens serrés en dépit de la distance et de la séparation prolongée [Bryceson, Vuorela, 2002 ; Goulbourne, Reynold, Solomos, Zontini, 2010; Le Gall, 2002, 2005 ; Levitt, Jaworsky, 2007 ; Zontini, 2010]. Ces familles, qui se caractérisent par la dispersion géographique entre plusieurs terri­toires et par le maintien de contacts étroits entre certains de ses membres sur deux ou plusieurs territoires, apparaissent sous différentes formes [Le Gall, 2005]. Qu'en est-il des pratiques transnationales des familles où l'un des conjoints est immigrant et l'autre pas, comme dans le cas de nombreuses unions mixtes? Les liens entre ces dernières et le groupe de parenté à l'étranger conduisent-ils à la formation de familles transnationales? Kofman [2004] indique qu'une des prin­cipales questions soulevées par ce type d'union concerne la communication à distance. Plusieurs de ces couples doivent en effet développer de nouvelles stra­tégies pour faire face au déploiement de la famîlle d'origine d'un des conjoints dans plusieurs espaces et maintenir les liens au-delà des frontières. Jusqu'à pré­sent, les pratiques transnationales des familles mixtes ont fait l'objet d'un nombre limité de travaux. De façon générale, lorsque la question des liens entretenus avec la parenté du conjoint immigrant est abordée, le plus souvent d'ailleurs de façon secondaire, c'est pour en souligner les luttes et conflits [Barbara, 1993]. Cette lacune relève sans doute de l'influence du schéma classique de «relations raciales » développé par Robert Park, selon lequel les unions mixtes représentent l'étape finale du processus d'assimilation. On assisterait alors à la disparition des identités et des traits culturels particuliers, qui se traduirait par une importance moindre donnée à la lignée du partenaire immigrant dans la vie du couple mixte. Pourtant, dans ces familles, il y a de fortes chances pour qu'une partie de la parenté se trouve encore dans le pays d'origine et que des échanges au-delà des frontières soient conservés, comme en témoignent les rares études sur le sujet

Chercheure, CSSS de la Montagne, Professeure associée, UQAYJ (Département <le communication sociale et publique) et Université <le Montréal (École de service social).

Professeur titulaire au Département d'anthropologie, Université de Montréal.

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[Lauth Bacas, 2002 ; Rodriguez-Garcia, 2006], qui laissent entrevoir la formation d'une forme familiale transnationale particulière. L'existence de tels échanges soulève non seulement la question des stratégies développées pour faire face à la dispersion du réseau de parenté, mais aussi celle des raisons de leur élaboration : pourquoi conserver des liens avec la famille à l'étranger?

Dans le présent article, à partir des propos de couples composés d'un Franco­Québécois et d'un immigrant recueillis lors d'une recherche portant sur la trans­mission culturelle, linguistique et identitaire, nous examinons les liens transnatio­naux maintenus par les couples mixtes avec la famille d'origine du conjoint immigrant. Plus spécifiquement, nous nous interrogeons sur les motifs que ces personnes évoquent pour conserver des liens à travers les frontières, en particulier en regard des appartenances. Après avoir brièvement décrit l'approche théorique dans laquelle s'inscrit notre recherche et apporté des précisions méthodologiques, nous nous intéressons d'abord aux échanges avec les membres de la famille du conjoint immigrant vivant à !'extérieur du Québec, en particulier à la fréquence des contacts déployés. Nous discutons ensuite de l'importance de la valeur atta­chée par les couples mixtes à la famille et aux liens familiaux, de la transmission de cet « esprit de famille >> aux enfants, de même que du désir des parents de léguer à ces derniers les ressources culturelles liées au pays d'origine du parent immigrant, dans la poursuite des relations avec la famille à l'étranger.

La ténacité des liens de parenté au-delà des frontières

Dans les études sur les familles transnationales, une attention particulière a été accordée aux différents efforts déployés, tant de la part des migrants que des non-migrants, pour préserver et renforcer la cohésion familiale. Comment les indi­vidus parviennent-ils à créer un sentiment d'unité familiale tout en vivant éloi­gnés? Comment les liens sont-ils maintenus pour favoriser la poursuite des familles transnationales? Pour répondre à ces questions, l'accent a été mis sur les stratégies élaborées pour garder les contacts vivants et sur la circulation d'échanges et de services le long des réseaux familiaux [Ackers, Stalford, 2004; Baldassar, 2001 ; Bryceson, Vuorela, 2002; Le Gall, 2002; Masan, 2004; Reynolds, Zon­tini, 2006 ; Wilding, 2006 ; Zontini, 201 O]. De même, la notion de « kin work »

ou « travail de parenté » développée par Di Leonardo [ 1992] pour cerner les rela­tions au sein du groupe familial a été reprise par quelques auteurs [Alicea, 1997 ; Baldassar, Baldock, Wilding, 2007 ; Le Gall, 2002 ; Reynolds, Zontini, 2006]. Ces derniers ont montré comment ce travail de circulation des informations, des biens et des services joue un rôle particulier dans le cas des familles transnatio­nales, leur existence même reposant sur le maintien des liens entre ses membres. L'unité familiale se construit donc à travers un travail continu d'entretien des relations familiales, grâce à différents moyens de communication à la disposition des migrants et des personnes au pays d'origine [Bryceson, Vuorela, 2002]. Les courriels et les communications téléphoniques remplacent les visites quotidiennes, de même que les voyages, considérés comme le moyen le plus efficace pour

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maintenir les réseaux transnationaux [Baldassar, 2001]. Selon Mason [2004]. ces derniers permettraient de connaître les personnes éloignées géographiquement, de partager des activités avec elles et d'être présent lors d'occasions spéciales, comme les fêtes. Par ailleurs, le travail de parenté faciliterait aussi le maintien des diverses ressources rattachées à la famille. Plusieurs travaux développés au cours des récentes années sur l'aide à distance ou le « transnational caring >>indiquent qu'en dépit des frontières et des distances qui les séparent, les familles s'efforcent d'assumer leurs obligations et responsabilités, que ce soit par exemple à travers des transferts monétaires, l'envoi des enfants dans la famille d'origine, des conseils ou des soutiens offerts par téléphone ou par courriel [Ackcrs, Stalford, 2004 ; Baldassar, Baldock, Wilding, 2007 ; Le Gall, 2009 ; Reynolds, Zontini, 2006, 2010].

Dans cet article, nous soutenons que les familles mixtes composées d'un partenaire immigrant peuvent également développer ce travail de parenté et conserver des contacts fréquents avec la partie de leur réseau familial qui se trouve à l'étranger, donnant lieu ainsi à une nouvelle configuration familiale transnationale. De plus, à l'instar de Goulbourne, Rcynold, Solomos et Zontini [2010], nous considérons l'appartenance et la transmission comme deux dimen­sions cruciales pour comprendre l'existence des familles transnationales. Les contacts fréquents marquent le désir de la part de cc type de familles de perpé­tuer, non seulement les ressources matérielles et affectives attachées au groupe familial, mais également les ressources symboliques. Ainsi, en plus de revêtir une importance symbolique dans la reconnaissance des liens de parenté, les pratiques transnationales peuvent viser la transmission identitaire aux enfants, une dimension qui devient particulièrement importante dans les familles mixtes. En raison d'une plus grande proximité physique, les enfants des couples mixtes risquent de mieux connaître une seule des deux familles, d'où l'importance aux yeux des parents de tisser des relations à distance et de développer chez leurs enfants le sens du lien d'appartenance à la lignée du parent immigrant, en plus de tenter de perpétuer la valeur accordée à la famille et aux liens familiaux. Ce faisant, les parents cherchent à favoriser l'inscription dans la biographie familiale du parent immigrant - ce que Ackers et Stalford [2004] nomment« kinship bio­graphy » - afin que leurs enfants soient en mesure de reconstruire l'ordre géné­rationnel de leur famille. Le maintien de contacts plus ou moins réguliers avec la parenté vivant dans le pays d'origine découle en même temps du désir de ces couples d'inscrire leurs enfants dans l'univers culturel du conjoint immigrant. À cet égard, quelques auteurs ont observé comment, dans le cas de familles immigrantes, les liens familiaux transnationaux facilitent non seulement la conservation des liens affectifs, mais permettent également la préservation de la culture et de l'identité ethnique, tout comme le renforcement de l'appartenance au pays d'origine [Ackers, Stalford, 2004; Mason, 2004; Reynolds, Zontini, 2006 , Zontini, 2010]. De même, le rôle possible des réseaux transnationaux et des séjours au pays d'origine dans la transmission intergénérationnelle commence à être reconnu [Attias-Donfut, 2008 ; Le Gall, 2002].

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Précisions méthodologiques

L'analyse présentée ici s'appuie sur les données d'une enquête 1 portant sur les projets identitaires de jeunes couples en union mixte à l'égard de leurs enfants et sur les stratégies qu'ils mettent en œuvre pour les réaliser. Quatre-vingts couples âgés de 25 à 40 ans et ayant au moins un enfant en bas âge ont été interviewés à Montréal et dans différentes régions du Québec 2• Précisons que l'analyse pré­sentée ici porte uniquement sur les quarante-huit entretiens menés auprès de cou­ples composés d'un Franco-Québécois et d'un immigrant non européen. Ces der­niers vivaient au Québec depuis plus de trois ans au moment de l'entretien et sont originaires d'Afrique (Sénégal, Gabon, Maroc, Togo, etc.), d'Amérique latine (Chili, Pérou, Brésil, etc.), d'Asie (Chine) ou des Caraïbes (Haïti, République dominicaine, etc.). Très peu de variations en termes de classe ou de niveau de vie sont observées dans le groupe à l'étude. La très grande majorité des couples est formée de personnes scolarisées et ayant voyagé au cours de leur vie. Dans trente­deux de ces quarante-huit couples, soit les deux tiers, le conjoint immigrant est l'homme (contre seize femmes immigrantes). La plupart des couples ont un seul enfant, mais certains en ont plusieurs, tous en bas âge. Trente-deux de ces couples vivent à Montréal et seize en région. Dans un peu plus de la moitié des cas (vingt-cinq sur quarante-huit), les données ont été recueillies par l'entremise d'entrevues dirigées réalisées avec les deux conjoints simultanément. Lorsque cela s'avérait impossible (vingt-trois cas), un seul des deux partenaires a été interviewé, généralement la conjointe. Des entretiens ont été menés auprès de dix-neuf femmes seules (quinze Franco-Québécoises et quatre immigrantes) et de quatre hommes seuls (deux Franco-Québécois et deux immigrants) 3•

Les entrevues portaient sur la socialisation des enfants par rapport à de nom­breux sujets tels que la langue, la religion et, plus généralement, les valeurs et lidentité 4 • Lors des entretiens, nous cherchions non seulement à prendre connais­sance des pratiques de socialisation des parents, mais aussi à comprendre le sens que ces choix prenaient pour eux et à recueillir les explications qu'ils en donnaient. Les rapports avec la famille élargie ont également été examinés. Nous avons questionné les parents au sujet de la composition de leur réseau familial, de la fréquence et du contenu des contacts avec les parents, des lieux impliqués et des ressources mobilisées.

1. La recherche, menée par D. Meintel, M.N. Le Blanc et J. Le Gall. a bénéficié du financement du FQRSC (Québec), du CQRS (Québec), du CRSH (Ottawa) et d'lmmigration et métropoles. Le terrain a été supervisé par J. Le Gall (1" phase) et E. Kahn (2' phase). Les entretiens ont été réalisés également par M.-C. Bourdon. C. Cassan, C. Desilets. M.-N. Fortin. 1. Heck, A.-C. Kennedy, G. Mossière, S. Najac. A.O. et J. Paquette.

2. Les termes "région» et« en région» employés dans l'article désignent, au Québec. les territoires situés à l'extérieur de la «région métropolitaine montréalaise ».

3. L'opinion du partenaire franco-québécois a été recueillie dans quarante-deux des quarante-huit cou­ples et celui du partenaire immigrant dans trente et un cas.

4. Les projets parentaux ont été traités dans d'autres articles [Le Gall. MeinteL 2005; Meintel, 2002: Meintel, Kahn, 2005].

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« Vivre ensemble »malgré la distance

Sïls diminuent en intensité, les contacts entre les couples mixtes et la famille à l'extérieur du Québec, sous forme de rencontres lors de voyages, de conversa­tions téléphoniques, de lettres ou via Internet, ne disparaissent pas. Néanmoins, des variations apparaissent d'un couple à l'autre en ce qui concerne la fréquence des contacts déployés. Tout d'abord, en dépit de l'éloignement géographique, la majorité des couples entretiennent des contacts à un rythme assez soutenu avec la famille à létranger et communiquent sur une base hebdomadaire, voire même quotidienne dans plusieurs cas. Les séjours en famille au pays du conjoint immi­grant ne sont pas rares, et plusieurs s'y rendent tous les ans ou tous les deux ans, une situation plus fréquente chez les couples qui vivent en région que chez les couples montréalais, en particulier lorsqu'il s'agît de pays d'Amérique latine. C'est le cas de Sylvain et de Luisa, deux professionnels ayant fait connaissance au Québec. En couple depuis quelques années et parents de trois jeunes enfants (âgés de moins de 6 ans), ils habitent dans la grande région de Montréal. Luisa vit séparée des membres de sa famille restés dans le pays d'origine, comme d'ailleurs la plupart des conjoints immigrants qui se sont installés au Québec pour y pour­suivre des études, y travailler ou encore y vivre avec leur conjoint franco­québécois. Tous deux déclarent se sentir « très proches » de la famille au Mexique et de nombreux liens les unissent à celle-ci. Luisa téléphone à sa mère en moyenne trois fois par semaine (son père est décédé), un peu moins à sa sœur, et leur envoie des photographies des enfants tous les mois. Comme dans la plupart des familles interviewées, ces personnes communiquent entre elles pour « donner et recevoir des nouvelles», pour «obtenir des conseils» ou simplement pour «bavarder». Le couple et les enfants rendent visite à la famille au Mexique annuellement pour des séjours d'environ deux semaines, tandis qu'ils reçoivent la famille mexicaine avec la même fréquence.

Contrairement à Luisa et Sylvain, et comme d'autres couples, Francis, un immi­grant gabonais, n'a pas le loisir de communiquer autant qu'il le souhaite avec les membres de sa famille à l'étranger. Pour lui et sa femme, une Québécoise qu'il a connue par lentremise d'un ami et avec laquelle il a un enfant de 5 ans, la difficulté de rester en contact avec les personnes au Gabon tient surtout au coût élevé des voyages. Ainsi, en dépit de puissants liens affectifs avec sa mère, qu'il considère comme« un pilier» dans sa vie, il ne s'est rendu au Gabon qu'une seule fois depuis son installation il y a plus de dix ans dans une ville située en région. Il y a séjourné un peu moins de deux mois en compagnie de son fils, alors âgé de 2 ans. Sa femme, qui n'avait pas encore terminé sa formation en droit à l'université, n'a pu se joindre à eux pour des motifs économiques, comme elle lexplique :

«C'est trois mille dollars du billet, alors on s'est serré la ceinture pour que lui puisse y aller avec notre fils au moins. pour que sa mère puisse voir son petit-fils. C'est sûr que sa mère aimerait que je vienne moi aussi, voir la famille, mais je viens de terminer mes études maintenant. Lui, il vient de se trouver un bon emploi. C'est sûr que maintenant, on va pouvoir commencer à envisager d'y aller tous les trois ensemble. »

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Comme Francis et sa conjointe, les couples qui ne sont jamais allés ensemble au pays d'origine du partenaire immigrant comptent le faire dans un avenir plus ou moins rapproché. Ainsi, si les moyens technologiques et les voyages aériens facilitent l'établissement de relations entre le Québec et le pays d'origine, de nombreux obstacles viennent en modifier l'usage. Outre les difficultés économi­ques, l'extrême pauvreté ou les instabilités politiques qui ravagent le pays d' ori­gine, guerre ou autres, peuvent aussi amener les conjoints à renoncer aux voyages. En dépit de tous ces obstacles, un certain contact est conservé par ces couples avec la famille par Internet, le téléphone et la poste. Là encore, la fréquence des échanges varie selon les possibilités matérielles des conjoints, ce que confirme à nouveau Francis à propos des conversations téléphoniques avec sa mère : «Ça dépend des périodes ... il y a des périodes ... c'est en moyenne une fois par mois. Mais il y a des mois où je parle plus qu'une fois ... quand je peux [ ... ] c'est juste une question de coût, si je pouvais l'appeler tous les jours, je !'appellerais, mais ... le téléphone coûte cher ... » De plus, si celui-ci communique régulièrement par Internet avec ses sœurs en France, la situation est tout autre avec sa mère, laquelle ne dispose pas d'un accès aux nouvelles technologies à l'instar de quelques familles au pays d'origine: «Oui, avec les autres qui ont accès à Internet c'est quasiment tout le temps ... une fois par semaine on s'envoie un bonjour ... ma mère non ... »

Enfin, dans le cas de quelques rares couples, les échanges par-delà les fron­tières revêtent un caractère moins régulier. Dans deux cas impliquant des hommes immigrants, des mésententes avec la famille au pays d'origine entravent les liens transnationaux, mais sans y mettre un terme. Par exemple, Wang, un immigrant chinois venu faire ses études à Montréal, constate une diminution des contacts avec ses parents depuis son mariage il y a une dizaine d'années avec une Franco­Québécoise rencontrée à l'université. Sa famille a fortement réagi à l'annonce de son union et a exercé beaucoup de pressions pour qu'il rentre au pays. Depuis, les échanges se limitent à des appels téléphoniques lors des fêtes et autres occa­sions spéciales. Ses parents sont tout de même allés au Québec après le mariage, et Wang et sa femme ont séjourné un mois en Chine, où ils espèrent un jour s'installer. D'autres couples choisissent quant à eux d'espacer les contacts avec la famille à l'étranger tout en se disant y être attachés. Par exemple, Dieudonné, un immigrant congolais vivant depuis onze ans en région, où il exerce le métier d'informaticien, se réjouit de ne pas être exposé en étant loin et, de surcroît, marié à une Franco-Québécoise aux pressions parentales en vigueur au Congo : «C'est-à-dire qu'en étant loin de la famille, on est aussi libéré de toutes ses contraintes. Moi je n'ai aucune contrainte qui vient de la famille ... » Pour ce jeune père, comme pour les autres personnes interviewées dans la même situation, et plus particulièrement les conjoints d'origine franco-québécoise, la distance permet ainsi une mise à l'écart plus ou moins grande de la mainmise parentale. Les parents de Dieudonné interviennent moins directement dans le quotidien du couple et exercent une pression moindre sur celui-ci, notamment dans l'éducation de leur fille. Quant à Mélanie et son conjoint guatémaltèque, deux diplômés universitaires

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mariés depuis onze ans, ils préfèrent instaurer une certaine distance en raison des pressions exercées par les parents à l'étranger pour obtenir de l'argent. Dans l'extrait suivant, cette diplômée universitaire en éducation physique et sportive explique que le couple tente de limiter les contacts à un appel téléphonique men­suel : « Il voudrait les appeler plus souvent, mais chaque fois qu'il les appelle il se fait gronder. Donc, il n'a plus trop envie de les appeler. Ils ont toujours besoin d'argent, mon beau-père est bien malade et tout.» Il semble que Mélanie soit responsable de la volonté du couple de se soustraire à cette obligation familiale. On comprend dans l'entretien qu'elle ne désire pas entretenir de liens étroits avec sa belle-famille, en particulier avec sa belle-mère, qu'elle considère «envahis­sante ». Lors du séjour de cette dernière à Montréal au moment de la naissance de l'aîné des trois enfants, les frictions entre elles étaient fréquentes :

« Bien, tu sais, on avait un tout petit appartement et elle eouchait dans le salon, il n'y avait pas de place. Elle n'était pas d'aceord avec mes manières de faire. Puis évidemment on n'a pas du tout la même culture. [ ... ]Puis son but dans la vie c'est sa cuisine, et faire à manger, puis tout ça, et moi c'est vraiment pas mon genre. Donc il ne faut pas être trop longtemps ensemble. »

Contrairement à Mélanie, la majorité des répondants, tant les partenaires immi­grants que non immigrants, affirment entretenir de bonnes relations avec la famille restée dans le pays d'origine. La plupart des études sur les unions mixtes insistent sur les réactions négatives qu'une telle union suscite, pouvant se traduire par des conflits et des ruptures avec les membres de la parenté [Barbara, 1993 ; Goul­boume, Reynold, Solomos, Zontini, 2010; Streiff-Fenart, 1989]. Dans notre recherche, une telle opposition de la part de l'entourage du partenaire immigrant fait figure d'exception. Au contraire, aux dires de la plupart des répondants, le choix de vivre avec une personne d'un autre groupe ethnique que le sien est généralement bien accueilli par la famille. Selon eux, l'union provoquerait tout au plus des craintes ou des réticences au début, qui se dissipent par la suite. Dans l'extrait suivant, Miguel, un immigrant chilien, et sa femme Caroline, en couple depuis six ans et parents de deux très jeunes enfants, parlent de la bonne entente qui règne entre eux et la famille au Chili. En plus de communiquer régulièrement par téléphone (en espagnol), ils se rendent mutuellement visite:

Caroline: "On a une bonne relation. en général, avec ses parents. C'est sûr qu'on ne les voit pas souvent, mais quand ils viennent. des fois ils sont venus, ils sont restés chez nous puis ils sont restés longtemps la première fois. Ils sont venus, ils sont restés, quoi '? Cinq mois '? »

Miguel : « Presque. »

Caroline : «On a habité cinq mois ensemble dans un quatre-pièces. Faut que la relation soit bonne ! [Rires] Non, non, je n'ai aucun problème avec ses parents.»

Quant à Sylvain, qui maîtrise parfaitement la langue espagnole, il affirme lui aussi bien s'entendre avec sa belle-famille :

«Moi j'ai une très bonne relation avec la mère de Luisa. [ ... ] Je ne parle pas beaucoup au téléphone, je n'aime pas beaucoup ça. Mais quand je la vois. souvent j'ai des bonnes conversations. [ ... ] J'ai une bonne relation avec elle. La sœur de

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Luisa, je m'entends bien avec elle, je l'aime beaucoup [ ... ]. Puis mon beau-frère c'est comme un ami.»

Comme dans ces deux exemples, un haut niveau de connaissance de la langue et du pays du partenaire immigrant, ainsi que des relations cordiales tissées avec la belle-famille par le Franco-Québécois, facilitent sans conteste les échanges. Pour la douzaine de couples qui se sont rencontrés pour la première fois dans le pays d'origine du conjoint immigrant, la famille de celui-ci a eu l'occasion de connaître davantage le partenaire québécois. Très souvent, ce dernier parle bien la langue de son conjoint et garde une relation très serrée avec sa belle-famille (tout comme les enfants du couple). Parmi les autres couples dont la rencontre a eu lieu au Québec, généralement dans le contexte scolaire, un bon nombre de Franco-Québécois maîtrisent également la langue de leur partenaire. Cela dit, le fait de ne connaître ni la langue ni le pays du conjoint ne se traduit pas par un relâchement des contacts. Et si ceux-ci deviennent l'entière responsabilité du conjoint immigrant. le partenaire franco-québécois ne s'en trouve pas exclu auto­matiquement, puisqu'il peut les approuver et les encourager. Soulignons ici que le conjoint franco-québécois - il s'agit typiquement de la conjointe en est même parfois le principal instigateur.

Préserver« 1' esprit de famille »

Un thème commun dans les récits de la très grande majorité des couples mixtes qui conservent des liens transnationaux est le désir de préserver l'unité familiale tout en maintenant le sentiment d'appartenance au groupe familial du conjoint immigrant. L'extrait suivant d'un entretien réalisé auprès d'une femme originaire d'Argentine, Beatriz, est un exemple typique. Tout comme son conjoint franco­québécois avec lequel elle partage sa vie depuis sept ans, cette immigrante attache une grande importance à« l'esprit de famille», qu'elle associe (comme de nom­breux répondants) à la culture de son pays d'origine: «Mes beaux-parents me considèrent comme leur fille, mais ce n'est pas la même mentalité. Ils sont un peu froids au niveau de la famille. Nous, les Latinos. avons plus le sens de la famille.»

Pour Beatriz, la valorisation de la famille se traduit par la nécessité de garder des contacts réguliers. En plus des nombreux échanges téléphoniques, elle a rendu visite à ses parents en Argentine à plusieurs reprises en compagnie de son mari et des enfants, afin notamment de permettre à ces derniers de les rencontrer, puis de mieux les connaître. Ses parents viennent aussi régulièrement au Québec, pour des périodes de trois semaines. Les contacts avec les parents de son conjoint, qui conservent une place importante aux yeux des deux partenaires, sont également très forts et même plus fréquents en raison d'une plus grande proximité géogra­phique, tout comme pour une majorité de personnes interviewées qui se disent attachées aux deux familles.

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Toutefois, il n'est pas exceptionnel que les relations nouées avec la famille du conjoint immigrant soient plus régulières et intenses que celles nouées avec la famille québécoise. Ainsi. une dizaine de Franco-Québécois environ (dont un quart des couples en région) disent se sentir plus proches de leur belle-famille que de leur famille d'origine. Par exemple, Philippe, un enseignant québécois, a fait la connaissance de Leticia en Équateur, alors qu'il travaillait pour un organisme non gouvernemental. Ils y ont vécu huit ans avant de s'installer au Québec il y a quatre ans. Depuis leur retour, ils communiquent régulièrement par téléphone avec la mère de Leticia, surtout depuis l'amélioration du réseau téléphonique au village, et lui rendent visite tous les deux ans. lis peuvent en revanche rester des semaines sans nouvelles des parents de Philippe, qui habitent pourtant la même ville qu'eux. Comme d'autres conjoints franco-québécois qui se disent assez déçus de l'attitude distante des parents, attribuée souvent au divorce de ces derniers ou à leur indi­vidualisme, Philippe critique sévèrement la froideur des relations familiales au sein de sa propre famille. Il a fait sienne la culture de sa belle-famille : « Le lien familial est plus fort du côté équatorien [ ... ] non seulement avec la famille nucléaire, mais aussi avec les tantes, les oncles [ ... ] même moi, je sens plus d'appui familial de son côté que du mien. Ici, on est plus individualiste. »

De même, lorsqu'on interroge les couples sur les valeurs qu'ils souhaitent transmettre à leurs enfants, «la famille», «le sens de la famille», «l'esprit de famille » ou encore « le lien familial » figurent parmi les éléments le plus souvent mentionnés. Par exemple, Carolana, une des rares immigrantes à être arrivée jeune au Québec en compagnie de ses parents, considère comme primordiales les rela­tions familiales. À son avis, «c'est ce qu'il y a de plus important au fond, je trouve, te donner à eux, parce que je trouve qu'en étant en conflit avec ta famille, tu es indirectement en conflit avec tes propres racines ... d'où tu viens». Il est essentiel pour elle que son jeune fils hérite de cette valeur, qu'elle attribue aussi à la culture de son pays, le Chili. Carolana et son conjoint, un homme natif de Montréal. estiment que l'inculcation des valeurs familiales aux enfants passe par des contacts constants avec le groupe familial. Plusieurs des activités du couple sont d'ailleurs organisées conjointement avec les parents, frères et sœurs de Caro­lana. Par exemple, il y a quelques années, ils ont voyagé un mois avec eux au Chili afin de rendre visite à la famille élargie, avec laquelle la communication persiste. Carolana se rend une fois tous les deux ans dans son pays natal avec son fils et ils y ont même séjourné pendant six mois en compagnie du conjoint, lequel souhaite y vivre éventuellement.

Le point de vue de ce couple mixte n'a rien d'exceptionnel. La plupart des personnes interviewées cherchent à encourager les contacts entre leurs enfants et la famille au pays d'origine. À maintes reprises au cours des entrevues, les parents expliquent l'usage de la langue du parent immigrant dans le quotidien par leur volonté d'assurer une communication aisée entre lenfant et la famille du parent immigrant, comme en témoigne à nouveau Caroline. Cette dernière a appris I' espa­gnol après son mariage, afin de communiquer plus aisément avec ses beaux­parents. Elle s'adresse presque exclusivement en français à ses enfants et son

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conjoint. Celui-ci a enseigné à ses trois enfants les rudiments de sa langue mater­nelle, mais leur parle le plus souvent en français, comme le déplore Caroline :

«Moi j'aimerais ça qu'il [Miguel] parle plus en espagnol avec les enfants, parce que je veux qu'ils apprennent l'espagnol, parce que ses parents sont unilingues espagnols. Si un jour nos enfants veulent communiquer avec leurs grands-parents, je trouverais ça tellement triste qu'ils ne puissent pas communiquer ensemble à cause d'une barrière de langue.»

Comme Caroline, plusieurs conjoints franco-québécois dans les familles que nous avons interviewées désirent recréer une atmosphère familiale parfois unique à leur belle-famîlle. À cet égard, s'ils ne sont pas physiquement là, les grands­parents sont souvent très investis dans la relation qu'ils entretiennent avec leurs petits-enfants et restent très présents par téléphone. Par exemple, Nicole, une immi­grante congolaise, et son conjoint franco-québécois, deux résidents d'une grande ville en région, souhaitent aussi transmettre à leur fille de 2 ans le sens de la famille. Il leur importe donc qu'elle passe du temps avec sa grand-mère paternelle, mais également avec sa grand-mère vivant au Congo qu'elle n'a encore jamais rencontrée. À propos d'un voyage que le couple prévoit de faire prochainement si la situation politique s'améliore, Nicole déclare: «J'aimerais montrer ma fille à ma famille, à ma mère, et à ma grand-mère avant qu'elle ne meure.» Entre­temps, elle cherche à favoriser de différentes façons le développement des liens de proximité entre sa fille et la famille au pays : « Par photo, je lui montre, mais elle est très jeune encore. Mais je lui parle, par exemple, de ma sœur, avec qui je parle souvent. Parfois, quand je parle avec ma mère, je lui donne le téléphone. »

Comme dans le cas de Nicole, le téléphone reste pour beaucoup de couples un outil central de communication parmi les stratégies mises en œuvre pour favo­riser les liens des enfants avec la famille au pays d'origine. Toutefois, ce moyen n'est pas toujours le plus efficace avec de jeunes enfants, ce dont témoigne Beatriz dans l'extrait suivant. Elle souligne que sa fille de 5 ans communique régulière­ment avec ses grands-parents en Argentine, mais que les échanges peuvent parfois se complexifier:

«La petite aussi leur parle, quand elle le veut, parce qu'elle ne veut pas toujours. Il y a des fois où elle veut leur parler et mes parents ne sont pas là et d'autres fois quand mon père veut lui parler elle ne veut pas. Mais elle les aime beaucoup ses grands-parents, ils lui manquent. »

De toute évidence, la rencontre physique demeure un moment privilégié aux yeux des parents pour entretenir ou pour construire un lien qui soit fort. Les voyages familiaux ont souvent pour but de permettre aux enfants et aux grands­parents de faire connaissance et de tisser des liens. Ainsi, pour Beatriz et son conjoint, la possibilité pour leur fille de rendre visite fréquemment à la famille en Argentine a pesé sur leur décision de lui transmettre la nationalité argentine. Ces contacts lui permettront de « développer un esprit familial plus fort que ce qui existe ici ». Dans lextrait suivant, cette jeune mère insiste sur son souhait d'initier sa fille à l'ambiance familiale de son pays natal :

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«Je regrette qu'elle ne puisse grandir dans un environnement latin [ ... ].J'aimerais qu'elle grandisse aussi dans une ambiance familiale. Nous autres, nous avons beau­coup de famille, mes frères ont de jeunes enfants et des enfants plus âgés, puis elle pourrait vivre avec ses cousins tous unis, elle apprécierait de partager avec les plus grands. Dommage qu'elle ne vive pas ça tous les jours.»

Comme nous lavons souligné, les familles ne disposent pas toutes des res­sources nécessaires pour voyager au pays, surtout lorsque celui-ci est éloigné. Pour faire face aux contraintes financières rencontrées, une stratégie répandue consiste à ce qu'un seul des conjoints voyage avec les enfants, ce qui a été illustré précédemment dans le cas de Francis et de sa conjointe.

Transmettre les « ressources culturelles » liées au pays du parent immigrant

Le choix de rester en contact avec la famille, par-delà les frontières, s'associe aussi au désir de tous les parents interviewés de transmettre à leurs enfants de multiples appartenances ethnoculturelles et la culture qui y est associée. Comme nous l'avons expliqué dans un autre contexte [Meintel, 2002], les parents, qui présentent très largement leurs choix comme consensuels et facilement négociés entre eux, s'appuient sur des projets identitaires encadrés par une idéologie plu­raliste très affirmée où sont valorisées les langues, les religions, les différentes cultures et, enfin, la diversité en elle-même [Meintel, Kahn, 2005]. De manière unanime, les personnes rencontrées considèrent que leurs enfants jouissent d'un accès privilégié à ce qu'ils nomment des «ressources culturelles '' liées au pays du parent immigrant. De leur point de vue, les origines mixtes de l'enfant compor­tent plusieurs avantages, notamment la double nationalité. Si un jour ce dernier décide de vivre dans le pays de son parent immigrant, il connaîtra déjà le pays et sa langue [Meintel, Kahn, 2005]. En général, les deux parents considèrent que la culture du pays d'origine «appartient» à l'enfant, qu'elle constitue une gamme d'éléments culturels qui font partie du capital culturel auquel il a droit et qui, selon les propres termes des personnes interviewées, représentent autant de « res­sources symboliques » [Meintel, 2002}.

Examinons, par exemple, le cas de la nomination. La grande majorité des personnes interviewées reconnaît explicitement voir le nom de l'enfant comme une façon de le relier avec les deux côtés de sa famille. Donner au nouveau-né le nom d'un ancêtre permet de l'inscrire dans la généalogie de la famille à laquelle il appartient. La parenté constitue la source principale d'inspiration pour les pré­noms. Plus précisément, un enfant sur deux a été prénommé en souvenir d'un de ses ancêtres plus ou moins lointains. De plus, les prénoms puisés dans le patri­moine familial proviennent presque deux fois plus souvent du patrimoine familial du parent né à lextérieur du Québec. Dans ces situations, non seulement le parent franco-québécois accepte d'appeler son enfant en référence aux pratiques de son ou de sa partenaire, mais il arrive souvent qu'il soit responsable de cette désigna­tion. Par exemple, dans le cas de Sylvain et Luisa, le fils aîné porte le nom de

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son grand-père mexicain. La mère raconte qu'il s'agissait d'une suggestion de son conjoint en l'honneur de son père : «Comme mon père était décédé, Sylvain il aimait ça, c'est lui qui m'a suggéré qu'il aimerait ça si notre fils s'appelait comme mon père, moi j'ai dit tout de suite oui évidemment. »

Le nom de l'enfant est vu également comme une marque de son statut ethnique. Contrairement aux stratégies des couples mixtes observées dans d'autres contextes [Varra, 2003], il ne s'agit pas de masquer la différence. mais bien de la rendre visible à partir de diverses combinaisons du nom de famille et du prénom [Le Gall, Meintel, 2005]. L'analyse des choix opérés par les couples mixtes que nous avons interrogés indique que presque tous les enfants, autant les filles que les garçons, portent des noms qui légitiment leurs multiples origines et leur apparte­nance aux deux lignées familiales 5 (par exemple, juxtaposition d'un nom de famille et d'un prénom évoquant chacun une lignée et un groupe culturel différent, prénoms multiples puisés dans différents patrimoines culturels, attribution d'un nom de famille double). Les parents désirent reconnaître et afficher toutes les dimensions des origines de l'enfant afin de maximiser la quantité de ressources symboliques dont il dispose et de lui permettre, éventuellement, de les utiliser stratégiquement et selon ses préférences. L'enfant est donc laissé libre, par le biais de son prénom et de son nom, d'assumer sa double identité ou de choisir une identité parmi les possibilités offertes généalogiquement [Le Gall, Meintel, 2005]. En plus de répondre à leurs critères, il est impératif pour toutes les personnes interviewées que le nom de l'enfant fasse l'unanimité au sein du couple. À cet égard, on observe que le choix du nom de l'enfant est toujours l'objet de mûres réflexions et de longues discussions entre les parents.

Par ailleurs, les grands-parents et la famille élargie occupent encore une fois une place prééminente dans les stratégies que les jeunes parents déploient afin de favoriser l'identification de l'enfant avec la culture du parent immigrant. Même lorsqu'elles sont loin, ces personnes interviennent dans la transmission de la langue, de la religion et des coutumes [Meintel, Kahn, 2005]. Examinons plus en détail le cas de la langue enseignée aux enfants. L'unilinguisme est plutôt excep­tionnel chez les individus concernés par notre recherche alors que presque tous les parents désirent que leurs enfants maîtrisent plusieurs langues : la ou les lan­gues associées aux origines d'un des conjoints, en plus du français et de l'anglais. Dans l'extrait suivant, Valeducia, Brésilienne, et Dave, Québécois francophone, tous deux ingénieurs, parlent de leurs projets pour leur fils :

Valeducia: «Moi je veux qu'il parle le français (en premier), qu'il fréquente une école francophone. [ ... ] Je veux qu'il parle portugais, qu'il connaisse sa famille là-bas, qu'il connaisse le Brésil, qu'il ait des amis de la communauté brésilienne ici à Montréal et qu'il se sente en partie brésilien et capable d'aller vivre là-bas sïl le veut. Je veux que tout de son passé soit accessible pour lui et l'aide.»

5. Les règles étatiques en vigueur au Québec permettent aux parents de choisir tant le(s) prénom(s) que le(s) patronyme{s) et de créer ainsi une nouvelle synthèse.

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Dave: «Elle va parler portugais avec lui. [ ... ] Il va aller à l'école en français. Il va parler en français avec moi [ ... ] et il va apprendre l'anglais on va lui donner des cours d'anglais ou on va parler l'anglais avec lui ou l'apprendre je sais pas comment. L'anglais aussi c'est important. C'est minimum les trois langues qu'il va parler.»

Si, comme on l'a vu, l'apprentissage de la langue est souvent encouragé pour permettre le développement de liens affectifs avec la famille au pays d'origine, plusieurs parents soulignent l'apport linguistique des grands-parents et comptent sur eux pour parler aux enfants dans ces langues. D'ailleurs, dans un grand nombre de cas, les parents présentent les voyages comme un renforcement de !' appren­tissage d'une langue autre que le français ou l'anglais. Carlos et Nancy se sont rencontrés au Pérou et demeurent actuellement à Montréal. Ils discutent généra­lement entre eux en français, tout comme avec les enfants, bien que Nancy parle très bien l'espagnol et qu'ils communiquaient uniquement dans cetle langue au début de leur relation de couple. Carlos désirait alors améliorer son français, appris après son installation au Québec. Il souhaite également que ses enfants le maîtri­sent parfaitement. Depuis leur retour d'un séjour de six mois dans des pays his­panophones, au cours duquel les enfants ont appris quelques rudiments d'espagnol, les parents s'efforcent de parler plus fréquemment espagnol à la maison. Toutefois, c'est surtout la grand-mère paternelle qui s'adresse aux enfants dans cette langue. Le couple songe à trouver des cours pour aider les enfants à améliorer leur espa­gnol et pou voir le lire et !'écrire.

Pour temüner, précisons que les contacts répétés avec les personnes lors de voyages dans le pays d'origine permettent aussi aux enfants de s'initier aux diverses références associées au pays d'origine (langue, religion, nourriture, tra­dition, etc.). En ce sens, les voyages représentent un «temps identitaire», pour reprendre l'expression employée par Barbara [2003]. Même à distance, le pays du conjoint immigrant demeure un agent de transmission. Il s'agit alors de montrer à l'enfant « d'où il vient», « ses racines ». Les parents s'efforcent de leur parler de l'histoire du pays, de sa politique. Ils regardent des documentaires avec eux et leur lisent des livres, ce que font par exemple Miguel et Caroline qui ont acheté de nombreux ouvrages et manuels scolaires en espagnol lors d'un séjour au Chili. Sur ce point, Caroline déclare: «C'est entre autres pour ça qu'on a acheté pas mal de livres là-bas, on a même des livres scolaires. »

Conclusion

Dans cet article, nous avons mis l'accent sur les liens transnationaux qu'entre­tiennent les couples mixtes avec la famille du conjoint immigrant. Les recherches dans ce domaine restent limitées et portent principalement sur les conflits et les tensions que génèrent ces relations. Nous avons voulu connaître les raisons évo­quées par les couples pour ne pas couper les ponts avec la famille à l'étranger. Les résultats de nos analyses montrent que pour la majorité d'entre eux, cette dernière demeure un cadre de référence primordial, même en l'absence d'échange

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en direet. Les contacts avec ses membres constituent autant d'efforts réalisés par les deux parents pour maintenir et pour transmettre aux enfants le sens de la famille et favoriser l'appartenance au groupe familial du parent immigrant, tout en préservant les éléments de sa culture.

Tout d'abord, les liens transnationaux traduisent la grande importance attachée à la famille et le désir des couples de transmettre aux enfants cette valeur, le plus souvent associée au parent immigrant. De plus, il ne s'agit pas simplement pour l'enfant de connaître ses proches à travers la poursuite de contacts transnationaux, mais également de reconnaître les liens à la lignée familiale restée au pays d' ori­gine. C'est donc dire qu'à travers ces contacts, lenfant découvre la place de la famille du parent immigrant avec laquelle il a moins de chance d'entretenir des contacts directs en raison de la distance géographique. Les liens transnationaux permettent donc à l'enfant de s'inscrire dans l'histoire familiale et d'en partager la biographie, assurant ainsi la continuité de la lignée. Ensuite, aux yeux des parents dont l'union est mixte, le fait d'élever leurs enfants dans des familles transnationales assure la conservation des liens avec cette partie de leurs origines. Cela leur permet également de déjouer l'influence marquante sur leur apparte­nance du contexte social dans lequel les enfants grandissent. Les contacts répétés avec la famille élargie offrent aux enfants une meilleure connaissance de la culture du parent immigrant. Les grands-parents jouent à cet égard un rôle symbolique important, alors qu'ils font figure, comme le soulignent Attias-Donfut et ses coau­teurs [2002], des vecteurs de culture et de mémoire. En côtoyant ces personnes, les enfants apprennent la langue et d'autres aspects de la culture du conjoint immigrant. Comme on l'a vu, aux yeux des parents, les grands-parents personni­fient un relais idéal de transmission d'éléments culturels, lesquels sont considérés comme une richesse appartenant impérativement à l'enfant. Les va-et-vient entre le pays de résidence et le pays d'origine, sous toutes leurs formes, peuvent dimi­nuer les effets négatifs de la séparation physique des membres d'une famille sur les relations intergénérationnelles et rendre possible la transmission de certains aspects de la culture. On voit donc comment le système de valeurs et la valori­sation de la famille jouent un rôle plus déterminant que la proximité physique dans l'entretien du lien. D'ailleurs, en dépit de la distance géographique et bien qu'un grand nombre de couples développent des relations suivies avec les deux familles, quelques-uns se sentent plus proches de la famille d'origine du conjoint immigrant et conservent davantage de contacts avec celle-ci. Les contacts étroits et fréquents entre membres d'un groupe de parenté à travers les frontières font de ces familles un type particulier de « parenté transnationale » [Le Gall, 2005], alors qu'une seule partie du réseau familial des couples mixtes est transnationale.

Par ailleurs, on pourrait penser que le milieu social d'où proviennent les per­sonnes interviewées exerce une influence sur leurs perceptions de la mixité et des origines. Toutefois, en l'absence de données comparables recueillies auprès de couples mixtes provenant de milieux ouvriers, il s'avère impossible de confirmer une telle hypothèse. Cela dit, nous désirons insister sur le rôle déterminant du contexte dans lequel évoluent les couples touchés par notre recherche par rapport

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à leur idéologie pluraliste. Le contexte québécois, marqué par un pluralisme social unique qui résulte de facteurs tant locaux que globaux, façonne fortement les stratégies de transmission des unions mixtes, mais également les conditions de la rencontre initiale du couple, le cadre idéologique dans lequel ils construisent leur couple et leur famille et les réactions de leur entourage. C'est sans doute ce contexte qui nous aide à comprendre les différences entre nos résultats de recherche et ceux d'autres chercheurs, notamment en France [Barbara, 1993 ; Streiff-Fenart, 1989].

Quelques mots, pour terminer sur la dimension de genre. Les recherches qui intègrent une perspective de genre à l'approche transnationale montrent que les femmes participent, parfois davantage que les hommes, aux activités, circulations et réseaux transnationaux [Pessar, Mahler. 2003]. De même, le travail de parenté serait principalement une tâche féminine [di Leonardo, 1992]. Toutefois, les résul­tats de notre recherche vont dans le sens des travaux de Baldassar [2007] et Goulboume [2002], qui suggèrent que les nouvelles technologies influencent les liens familiaux transnationaux, alors que les hommes, surtout les jeunes généra­tions, jouent un rôle de plus en plus actif dans la communication à distance en comparaison avec la période passée. Ainsi, bien que les femmes apparaissent comme des actrices importantes - on a souligné par exemple que les conjointes québécoises peuvent être les instigatrices des liens transnationaux -, les hommes s'investissent considérablement dans les liens à distance. Ce dernier point soulève la nécessité de développer de nouvelles recherches pour bien saisir les différences dans !'expérience des hommes et des femmes dans les pratiques des familles transnationales.

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Familles salvadoriennes à l'épreuve de la distance: solidarités familiales et soins intergénérationnels

Laura Merla*

Depuis une dizaine d'années, un nombre grandissant de chercheurs s'est mis à qualifier les migrants et leurs familles de « transnationales » [voir notamment Baldassar, Baldock, Wilding, 2007; Zontini, Reynolds, 2007 ; Bryceson, Vuorela, 2002a], une terminologie qui reconnaît que l'expérience migratoire ne s'arrête pas au moment de l'installation dans un pays d'accueil, et que les migrants maintien­nent des contacts réguliers avec les membres de leur famille dispersés entre plu­sieurs pays.

Un premier ensemble d'études se sont centrées sur la maternité transnationale et mettent l'accent sur les conséquences négatives de la séparation mère-enfants pour les parents, leur progéniture et la communauté d'origine dans son ensemble [Salazar Parrefias, 2001, 2005 ; Hochschild, 2005 ; Fresnoza-Flot, 2009 ; Boccagni, 2009]. D'autres recherches, plus minoritaires, étudient les dynamiques à l'œuvre au sein des familles transnationales prises dans un sens plus large et impliquant des échanges multidirectionnels entre plusieurs générations, notamment entre parents vieillissants et migrants adultes [Baldassar, Baldock, Wilding, 2007 ; Zon­tini, Reynolds, 2007 ; Meria, 2010; Zechner, 2008]. La littérature émergente sur les soins transnationaux dément largement l'idée que la distance géographique ne peut qu'avoir une influence négative sur les relations familiales [Joseph, Hallman, 1988], en montrant que les membres de familles transnationales échangent par-delà les frontières toutes les formes de soin qui sont échangées dans les familles géographiquement proches 1 [Baldassar, Baldock, Wilding, 2007 ; Finch, 1989 ;

* Sociologue. Marie Curie Postdoctoral Fellow. Cirfase. Université catholique de Louvain. 1. Ces soins comportent le soutien financier. personnel, pratique et émotionnel, et l'hébergement. Le

soutien financier consiste à fournir une aide matérielle. en particulier via l'envoi de fonds. Le soutien personnel recouvre la prise en charge directe des be,,oins phy>iques d·une personne dépendante (par exemple: la nourrir. la laver. l'habiller). Le soutien pratique renvoie notamment à 1·échange de conseils et d'informations pratiques sur divers a;.pects de la vie comme la santé, l'éducation des enfants, la vie pro­fessionnelle, les investissements financiers. etc. Le soutien émotionnel englobe les activités qui visent à améliorer le bien·ètre émotionnel u·autrui. Enfin. l'hébergement représente la mise à disposition d'un lieu de vie, notamment lors de visites. Ces cinq dimensions des soins ont été identifiées par Janet Finch [ l 989] et transposées à l'étude des familles transnationales par Loretta Baldassar et ses collègues [2007J.

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146 Laura Meria

Zontini, Reynolds, 2007 ; Al-Ali, 2002 ; Izuhara, Shibata, 2002 ; Zechner, 2008 ; Meria, 2010 ; Meria, Baldassar, 20 IO].

L'échange de soins occupe une place centrale dans la désormais classique définition des familles transnationales de Bryceson et Vuorela, qui voient en elles des « familles qui vivent tout ou la plupart du temps séparées, mais qui tiennent ensemble et créent ce qui pourrait être considéré comme un sentiment de bien-être collectif et d'unité, autrement dit un "sens de la famille", même au travers des frontières nationales » [Bryceson, Vuorela, 2002b, p. 18). Dans cet article, nous allons analyser la manière dont deux familles transnationales salvadoriennes main­tiennent ce « sens de la famille» vivant.

Terrains d'enquête

Certains membres des deux familles dont nous allons parler dans cet article ont été rencontrés dans le contexte d'une recherche comparative 2 qui vise à ana­lyser les facteurs qui influencent la capacité des migrants latino-américains vivant en Australie et en Europe à prendre soin à distance de leurs parents demeurés dans leur pays d'origine. L'enquête se focalise sur les migrants qui occupent une position peu qualifiée et/ou peu rémunérée dans leur pays d'accueil, et qui pro­viennent à l'origine d'un milieu ouvrier ou hautement qualifié. Les terrains d'enquête réalisés à Perth, Australie, en 2007 et 2008, et à Bruxelles, Belgique, en 2010, ont mis en œuvre une méthodologie basée sur des entretiens semi­directifs réalisés en espagnol, entre autres auprès de quarante-quatre migrants salvadoriens répartis de manière égale dans les deux pays d'accueil et quatre mères âgées en visite en Belgique. Ces entretiens ont eu lieu au domicile des personnes interrogées, ce qui fournissait l'occasion d'observer également le lieu de vie, les photographies et autres signes et symboles des relations familiales transnationales et de !'attachement au lieu et à la culture d'origine. Ces observations ont été complétées par la participation aux activités de la communauté salvadorienne et latino-américaine (notamment au sein d'églises et de réseaux sociaux hispano­phones), afin de mieux saisir le fonctionnement des réseaux sociaux de solidarité au sein de la communauté. Ces diverses observations ont nourri la réflexion et ont servi d'arrière-fond à r analyse des entretiens.

Cet article se focalise sur deux familles : la première, appelée « famille A »,

compte des membres rencontrés en Australie ; les membres de la seconde famille. appelée « famille B », ont été rencontrés en Belgique. Ces membres ont été inter­rogés ensemble et séparément, à leur domicile respectif dans le cas australien et au domicile considéré comme familial dans le cas belge.

2. Recherche réalisée dans le cadre d'une bourse postdoctorale Marie Curie (Marie Curie Outgoing International Fellowship MOIF-CT-2006-039076 Transnational care) financée par le 6e programme-cadre de l'Union européenne. Cet article reflète uni4uement Je point de vue de l'auteure. L'Union européenne n'est aucunement responsable de l'usage éventuel qui est fait des informations contenues dans cet article.

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Avant de présenter ces deux familles, il semble utile de rappeler l'importance particulière que revêt la solidarité familiale dans le contexte salvadorien. Ce petit État d'Amérique centrale se caractérise par un régime de bien-être informel fami­lialiste [Martfnez Franzoni, 2008a, 2008b]. Informel, parce que l'État ne fournit qu'un très faible niveau de protection sociale, et familialiste, parce que l'immense majorité des familles y supportent non seulement le poids entier des soins à autrui, mais se transforment également en unités de production et en réseaux de protection sociale afin de compenser l'absence de l'État et la faiblesse des marchés du travail formels [Martfnez Franzoni, 2008a, 2008b]. La société salvadorienne est stratifiée en trois groupes. Le premier, privilégié, est composé de la faible proportion de ménages ( 13,8 % ) à la tête desquels on retrouve principalement des membres de professions libérales, qui bénéficient d'un faible niveau de protection sociale et peuvent se permettre de recourir à des services privés. Le second, majoritaire (53,7 % ), est constitué de ménages qui ne disposent que d'un revenu faible et instable, mais peuvent compter sur une famille étendue et des réseaux commu­nautaires pour faire face aux risques sociaux. Le dernier groupe de ménages (32,5 %) gère les risques sociaux via une combinaison entre marché et famille, mais sans bénéficier de la sécurité financière du premier groupe ni du réseau familial stable et étendu du second groupe [Martînez Franzoni, 2008b, p. 1-82]. Les Salvadoriens âgés qui ne peuvent s'offrir des soins privés dépendent entière­ment de la solidarité familiale et communautaire. Cette solidarité leur fournit à la fois les soins personnels et le soutien financier, les pensions et soins de santé publics gratuits n'étant réservés qu'à une faible proportion de la population'. Les envois de fonds et le soutien de la famille étendue sont des stratégies essentielles qui permettent d'augmenter le revenu et de gérer le travail non rémunéré 4• Si ce sont les femmes qui assument la responsabilité quasi exclusive du travail non rémunéré en général, et des soins en particulier [Martfnez Franzoni, 2005), l'idée que les enfants adultes, filles et garçons, doivent fournir un soutien financier, pratique et émotionnel à leurs parents est largement répandue au sein de la popu­lation, toutes classes sociales confondues [Benavides, Ortfz, Silva, Vega, 2004].

La famille A : diversité des rôles liés aux soins transnationaux

Graphique 1 - Famille A: Esmeralda et ses enfants 5•

3. La part des ménages comportant un membre âgé de 65 ans et plus qui dit avoir accès à une pension est de 40 % dans la première catégorie. 32 % dans la seconde et l I o/c dans la troisième.

4. Quarante-trois pour cent de la population du Salvador vivent en dessous du seuil de pauvreté [Mar­tfnez Franzoni, 2008b, p. 5]. Environ 30 % des familles salvadoriennes sont des familles étendues [Martînez Franzoni. 2005], et les envois de fonds représentent près de 14 % du PIB du pays.

5. Les noms des personnes qui ont été interviewées sont en caractères gras.

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Sonia, sentinelle et organisatrice du réseau Lorsque Sonia (60 ans) parle de sa relation avec ses parents et ses six frères

et sœurs, on peine à croire que cela fait déjà près de cinq ans qu'elle ne les a pas vus - depuis la visite qu'elle leur a rendue en 2003 et qui la fait voyager d'Australie, où elle réside depuis 2002, vers la capitale du Salvador, en passant par Houston et Miami. La famille de Sonia est en effet dispersée entre lAustralie, où vit également sa sœur Malena (54 ans), le Salvador, où vivent actuellement son père Augusto (87 ans), sa belle-mère, sa mère Esmeralda (83 ans), l'un de ses frères et Carla, la plus jeune de ses sœurs (âgée d'environ 40 ans), et les États-Unis où résident deux de ses sœurs et l'un de ses frères.

Sonia a quitté le Salvador au début des années 1980, abandonnant un double emploi de secrétaire et de commerçante pour tenter sa chance aux États-Unis. Une fois installée, elle a invité sa mère à la rejoindre, et les deux femmes vivent ensemble, gagnant relativement bien leur vie en faisant des ménages et en travail­lant comme domestiques, jusqu'à ce qu'Esmeralda déménage à Houston pour aider sa fille Eva à s'occuper de ses enfants, dont l'un est handicapé, tout en occupant un emploi de domestique. En 2002, Sonia et Esmeralda rendent visite à Malena, installée en Australie, et Sonia tombe amoureuse d'un ouvrier australien qu'elle épouse peu de temps après. En Australie, elle travaille pendant deux ans comme ouvrière dans une usine produisant des œufs, puis démissionne pour s'occuper à plein-temps de son mari atteint de schizophrénie. Lorsque nous l'avons rencontrée, elle peinait à ((joindre les deux bouts», en cumulant une allocation d'aide à domicile et du repassage non déclaré.

Au fil des années, la santé d'Esmeralda s'est dégradée. Eva s'est occupée d'elle tout en continuant à travailler à plein-temps jusqu'à ce qu'Esmeralda ne puisse plus se déplacer qu'en chaise roulante. La vieille dame a alors regagné le Salvador pour s'installer dans son ancienne maison avec la cadette de ses filles, Carla, et les trois enfants et le petit-fils de celle-ci, afin de recevoir les soins personnels que son état de santé nécessite.

Sonia ne doute pas un instant du rôle primordial qu'elle joue dans sa famille, en particulier auprès de sa mère âgée, avec laquelle elle continue à entretenir une relation forte et intime. Elle entretient avec son père une relation beaucoup plus conflictuelle, et Sonia et sa sœur Malena ont toutes deux coupé les ponts avec lui suite à un différend concernant un terrain censé revenir aux enfants de Malena et à l'un de ses frères, mais que le père souhaite offrir à sa nouvelle compagne.

Cet article se focalise sur le réseau de solidarité familiale qui s'articule autour d'Esmeralda. Dans la typologie des rôles que peuvent endosser les membres de réseaux familiaux de solidarité proposée par Coenen-Huther, Kellerhals et von Allmen [ 1994]. Sonia occupe à la fois la place de (( sentinelle » et d' « organisa­trice» [op. cit., p. 137-138], en particulier dans les domaines qui touchent à la vie d'Esmeralda, qui est désormais dépendante. Sentinelle, parce qu'elle sait toujours, souvent avant les autres, ce qui se passe dans sa famille, et dans la vie de sa mère

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en particulier, parce qu'elle connaît les difficultés auxquelles celle-ci est confrontée, parce qu'elle connaît la nature de ses besoins et parce qu'elle se charge de faire circuler l'information en alertant les autres membres de la famille si nécessaire. Elle est également organisatrice, en ce qu'elle se charge d'organiser à distance la prise en charge des besoins spécifiques de sa mère, mobilisant l'inter­vention des autres membres du réseau familial et veillant à ce que l'aide soit effectivement apportée. Elle assure ce double rôle grâce à l'impressionnant réseau de communication qu'elle a mis en place et qui fonctionne à la fois de manière régulière (via des conversations téléphoniques hebdomadaires avec sa mère et des appels réguliers à Anna. sa belle-sœur installée au Salvador, et à ses frères et sœurs) et en situation d ·urgence. Ainsi, lorsqu'elle ne parvient pas à contacter sa mère lors de leur rendez-vous hebdomadaire, elle appelle sa belle-sœur Anna au Salvador, ou sa sœur Eva à Houston, qui appellent à leur tour leur autre sœur Carla sur son téléphone mobile afin de s'assurer que tout va bien, évitant ainsi à Sonia le coût exorbitant d'un appel vers un téléphone mobile au Salvador. Sonia peut également compter sur des nièces, des cousines et des amies vivant dans le même quartier que sa mère: «J'appelle Yasmina qui vit tout près, je l'appelle et elle me dit qu'elle est occupée, qu'elle a des clients. Alors j'appelle Nina [ ... ]. Toutes mes antennes sont déployées, tu sais. J'appelle mes nièces, je dis à l'une, "va voir chez ma mère comment elle va". » La belle-sœur de Sonia est sa prin­cipale informatrice et agit souvent en son nom, offrant avec son mari et son fils !'aide que Sonia ne peut apporter à distance :

«rai parlé à maman et elle ne se sentait pas bien, elle avait très mal et elle disait que ma sœur l'avait laissée seule à la maison [ ... ]. Alors ma belle-sœur a appelé ma mère et lui a demandé ce qui n'allait pas. Ma mère lui a dit qu'elle n'en pouvait plus, elle pleurait, elle ne supportait plus la douleur et la fièvre [ ... ]. [Alors le fils de ma beJJe-sœur] est allé chez elle [ ... ] et le jour suivant mon frère a pris rendez­vous chez un spécialiste [ ... ] et ils ront conduite au rendez-vous [ ... ] et ma belle­sœur lui a acheté les médicaments dont elle avait besoin. »

Sans être présente, Sonia participe donc activement aux soins personnels et pratiques prodigués à sa mère vieillissante, agissant par procuration en s'assurant de la bonne prise en charge de ses besoins, ce qui remet partiellement en question l'idée selon laquelle le soin personnel ne peut s'échanger à distance. Dans leur analyse des soins échangés entre les membres de familles transnationales, Baldassar, Baldock et Wilding [2007) distinguent en effet cinq dimensions des soins transnationaux : le soutien financier, le soutien émotionnel, le soutien pra­tique, le soutien personnel et l'hébergement. Si les auteures montrent, comme d'autres [Meria, Baldassar, 2010, Zontini, Reynolds, 2007; Al-Ali, 2002; Izuhara, Shibata, 2002], que toutes ces formes de soins initialement identifiées à partir de l'étude de familles géographiquement proches [Finch, 1989] sont également échan­gées au sein des familles dont les membres vivent à distance, elles soulignent que seul le soutien financier, émotionnel et pratique peut être échangé à distance, le soin personnel et l'hébergement requérant une coprésence et ne pouvant donc être échangés qu'au cours de visites. L'exemple de Sonia suggère une distinction moins stricte, en mettant en avant le fait que des parents géographiquement éloignés

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peuvent participer de manière indirecte au soin personnel. Sonia ne cuisine pas pour sa mère, ne l'aide pas à s'habiller et ne la conduit pas chez le médecin, mais elle s'assure que ces tâches sont remplies effectivement par des personnes qui agissent en certaines occasions «par procuration», accomplissant ces gestes et ces actes en son nom.

Sonia fournit également à sa mère un important soutien émotionnel, de manière directe, au cours de leurs nombreux échanges téléphoniques, où elle s'applique à lui « remonter le moral » et à lui faire oublier ses souffrances, et. de manière indirecte, via d'autres formes d'entraide comme le soutien personnel et pratique mentionné plus haut, mais aussi le soutien financier. Si la participation à distance des migrants au soin des membres de leur famille est encore peu étudiée et reconnue [Meria, Baldassar, 2010], le soutien financier sous forme d'envois de fonds est en revanche un thème classique dans la littérature sur les migrations et les familles transnationales. Le lien entre soutien moral et financier y est cependant peu souligné. Or toutes les formes de soin peuvent être vues comme des expres­sions simultanées de soutien émotionnel et moral [Baldassar, 20 l 0 ; Attias-Donfut, Lapierre, Segalen, 2002]. Esmeralda peut compter sur le soutien financier de ses enfants qui lui envoient de l'argent tous les mois, ainsi qu'en cas d'urgence. C'est Fidel, le fils d'Esmeralda, qui collecte et gère ces fonds, les transmettant à sa mère et en utilisant au besoin une partie pour lui acheter des médicaments ou des provisions.

Les études sur la solidarité intergénérationnelle se heurtent souvent à la diffi­culté d'évaluer les montants exacts des transferts au sein des familles, qu'elles soient transnationales ou non, les enquêtés se montrant réticents à dévoiler les sommes versées ou peinant à se rappeler des montants exacts [Bonvalet, Ogg, 2006]. Pour Coenen-Huther, Kellerhals et von Allmen, ces oublis s'inscrivent dans une « logique du fait accompli [qui] empêche les membres de la fratrie de trop comparer leur situation à celles de leurs frères et sœurs » [ 1994, p. 277], ce qui permet d'éviter les conflits intrafamiliaux qu'une comptabilité stricte de la parti­cipation de chacun pourrait déclencher. Ceux ou celles qui voudraient contrôler la contribution de chacun, s'inscrivant dans une «logique des bilans», prennent le risque de mettre en péril !'équilibre des relations intrafamiliales, leur interven­tion revenant à la fois à constater une injustice, à rabaisser l'autonomie de chacun et à s'attribuer un droit de regard et d'intervention [ibid.]. Contrairement à la majorité des personnes qui ont participé à cette enquête, Sonia tient une compta­bilité stricte de l'aide financière qu'elle apporte à sa mère, que ce soit sous forme d'envois de fonds ou de vêtements, et elle semble particulièrement bien informée des montants que les membres de sa fratrie envoient à Esmeralda.

Le discours de Sonia révèle des tensions fortes au sein du réseau d'entraide, qui se concentrent sur l'idée que Carla abuserait de sa relation avec Esmeralda pour détourner à son profit et à celui de ses enfants une partie des montants destinés à sa mère. Sonia nourrit un vif ressentiment à l'égard de sa sœur, res­sentiment qui se nourrit également de reproches quant à la manière dont Carla

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s'occupe d'Esmeralda. Cet exemple suggère que logiques du fait accompli et du bilan peuvent s'appliquer à d'autres formes d'échanges intrafamiliaux. Sonia accuse sa sœur cadette de laisser la vieille dame seule toute la journée et de l'utiliser comme domestique :

« Elle a trois petits-enfants, un arrière-petit-fils et ma sœur, etc' est elle qui cuisine à 83 ans, la pauvre. Tu comprends ? Elle ne devrait pas cuisiner, elle est là pour qu'on la soigne, par pour qu'on la prenne pour une servante[ ... ]. Ma mère est bien souffrante. elle pleure de douleur et ma sœur s'en va et ne la soigne pas. »

Sonia pense également que Carla filtre les appels, l'empêchant régulièrement de communiquer avec Esmeralda. Celle-ci resterait sourde aux reproches que Sonia formule à l'égard de Carla, ce que Sonia attribue au fait que sa sœur cadette serait la fille préférée d'Esmeralda. Il paraît logique que le rôle de sentinelle et d'orga­nisatrice du réseau familial rempli par Sonia s'accompagne d'un droit de regard sur les contributions respectives et d'un droit d'intervention en cas de déséquilibre. Au travers de son réseau de communication, Sonia contrôle et exerce indéniable­ment une pression sur Carla. Mais elle évite les confrontations directes avec celle-ci par peur que cela n'affecte sa propre relation avec Esmeralda.

Malena, entre réception et don de soins Le parcours migratoire de Sonia diffère de celui de la majorité de Salvadoriens

installés en Australie occidentale et arrivés pour la plupart entre 1982 et 1993, pendant la guerre civile qui faisait rage au Salvador, via un programme des Nations unies pour les réfugiés [Meria, 2010]. C'est ainsi que Malena, son époux Carmelo et leurs deux fils sont arrivés à Perth en 1989, après l'assassinat de leur troisième enfant par la guérilla qui reprochait à Malena son implication dans la vie politique locale. La transition fut extrêmement difficile, en raison non seulement de la peine infligée par le décès de leur enfant et la séparation d'avec leurs familles, mais également de la réduction brutale de leur niveau de vie. Ce couple de notables vivait confortablement au Salvador grâce aux revenus générés par la boutique de vêtements de Malena et le poste de directeur d'une usine d'exportation de marbre occupé par Carmelo. Comme ce fut le cas pour de nombreux réfugiés salvadoriens qualifiés [Santos, 2006], Malena et Carlos furent relégués dans des emplois ins­tables et sous-qualifiés (récolte d'œufs dans une usine, travaux domestiques), en raison notamment de la difficulté à apprendre !'anglais et à obtenir la reconnais­sance de leurs qualifications. À ces difficultés s'est ajouté le traumatisme lié à la mort de leur enfant, dont Malena ne s'est jamais remise. Tout comme Sonia. Malena et Carmelo sont confrontés au quotidien à des difficultés financières, ce qui ne les empêche pas de continuer à soutenir leurs parents âgés.

Si Sonia apparaît comme une animatrice active du réseau de solidarité fami­liale, Malena occupe quant à elle une position plus effacée, qui combine davantage don et réception de soutien. Malena envoie régulièrement de l'argent à sa mère et à son père, mais lorsqu'une urgence financière se présente. ses frères et sœurs font appel à elle uniquement s'ils ne parviennent pas à réunir les fonds nécessaires.

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Elle téléphonait tous les quinze jours à Esmeralda lorsque celle-ci vivait aux États­Unis, mais depuis qu'elle est retournée au Salvador, Malena ne peut plus l'appeler qu'une fois par mois, les appels de!' Australie vers le Salvador étant plus coûteux que vers les États-Unis. Sonia tient les membres de la famille informés de l'état de santé mental et physique de Malena (qui souffre d'une dépression et de divers problèmes de santé). Ils ont reçu la consigne d'éviter de l'inquiéter, quitte à lui cacher certains événements ou certaines difficultés rencontrées.

Au cours des dix-sept dernières années, Malena a vu sa mère deux fois, la première en Australie et la seconde aux États-Unis. Esmeralda s'est rendue en Australie il y a douze ans afin d'aider sa fille qui venait de subir une opération du genou. Malena, qui a financé les billets d'avion et les frais d'obtention d'un visa de six mois, espérait convaincre sa mère de rester avec elle. Mais Esmeralda est repartie au bout de quatre mois, ne parvenant pas à s'adapter à la vie austra­lienne, notamment en raison de son manque de connaissance de l'anglais et de l'isolement qui en découlait. Quelques années plus tard, Malena s'est rendue à son tour au Salvador afin de vendre la maison qu'elle y possédait toujours et de visiter la tombe de son fils. À cette occasion, toute la famille s'est réunie au Salvador, y compris les membres installés aux États-Unis, à l'exception de Sonia et d'Esmeralda qui ne purent se libérer de leur emploi. Malena et Esmeralda se sont revues pour la deuxième fois il y a trois ans, aux États-Unis, grâce à deux des sœurs de Malena qui se sont cotisées pour financer son voyage, en insistant sur le fait que ce serait peut-être la dernière occasion pour elle de revoir sa mère en vie.

En dépit de leur éloignement, Sonia et Malena font donc partie intégrante d'un réseau de solidarité familiale qui mobilise des membres répartis entre le Salvador, les États-Unis et lAustralie, et au sein duquel circulent hébergement et soutien émotionnel, personnel, pratique et financier.

La famille B : des rôles qui évoluent au gré des déplacements

Natalia Belgique

Marco Belgique

Josephina El Salvador et Belgique

. Gloria Etats-Unis

Ruben El Salvador

Graphique 2 - Famille B: Josephina et ses enfants 6•

* Cesar est le compagnon de Josefina et le père d' Arturo

Arturo Belgique

Les cinq enfants de Josefina forment également autour de leur mère un réseau de solidarité dispersé géographiquement, cette fois entre le Salvador où vivent

6. Les noms des personnes qui ont été interviewées sont en caractères gras.

Autrepart (57-58), 20! l

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Familles salvadoriennes à l'épreuve de la distance 153

César, son compagnon actuel (ses deux premiers compagnons sont décédés) et son fils Ruben (40 ans), les États-Unis, où sa fille Gloria (37 ans) est installée depuis 1996, et la Belgique, où ont successivement migré ses enfants Natalia (41 ans), Marco (38 ans) et Arturo (26 ans). Pendant l'enquête, Josefina se trouvait en Belgique, en «visite» depuis plus d'un an et en attente de pouvoir repartir bientôt au Salvador.

Distance géographique et soins transnationaux Le parcours migratoire des enfants de Josefina installés en Belgique reflète

celui de nombreux Salvadoriens que nous y avons rencontrés dans le cadre de cette étude. Il s'agit d'une migration en chaîne, récente et illégale, définie comme un mouvement dans lequel une personne cherchant à migrer est tenue au courant des opportunités de migration, reçoit une aide au transport ainsi qu'un premier logement et un premier emploi grâce à ses relations sociales primaires avec des migrants plus anciens [McDonald, McDonald, 1964, p. 82]. En 1999, Natalia, qui, avec son emploi de réceptionniste, peinait à soutenir financièrement ses trois enfants, sa mère et Marta, la fille aînée de son frère Marco, a été la première à émigrer vers la Belgique, à l'invitation d'une tante installée légalement dans le pays depuis la fin des années 1980. Natalia voyagea seule, laissant ses enfants aux soins de Josefina, à qui elle envoyait chaque semaine de 1' argent, gagné grâce à un emploi non déclaré de domestique, et téléphonait plusieurs fois par semaine. Elle est entrée en Belgique avec un visa de tourisme de trois mois, octroyé auto­matiquement lors de l'achat du billet d'avion, pour se trouver ensuite en séjour illégal.

En 2001, ne supportant plus la séparation d'avec ses enfants, Natalia rentre au Salvador avec l'intention d'y rester, mais revient en Belgique après deux mois avec cette fois le projet d'économiser suffisamment d'argent pour y faire venir ses enfants. Fin 2001, elle emprunte de l'argent à des amis pour inviter son frère Marco, qui vient d'abandonner son projet de migrer illégalement aux États-Unis suite au renforcement des contrôles frontaliers instauré après les événements du 11 septembre 2001. Cette offre n'est pas purement désintéressée: Natalia se sent seule, sa famille lui manque, et elle voit dans la venue de son frère une occasion de reconstituer en partie sa famille en Belgique. Marco, qui travaillait dans le bâtiment au Salvador, cherche du travail dans ce secteur, mais ne parvient à trouver que des emplois occasionnels, en raison de son statut d'immigrant illégal. Il souffre également de vivre loin de sa nouvelle compagne.

En 2003, les économies de Natalia et des emprunts à des amis lui permettent de réunir suffisamment d'argent pour faire venir ses trois enfants, Marta et la compagne de Marco. Josefina fait partie du voyage, mais la Belgique ne lui plaît guère et elle repart au Salvador au bout d'un mois. En mai 2007, c'est au tour d' Arturo, le cadet de la fratrie, de faire le voyage grâce aux fonds économisés par Marco et Natalia. Il était sans emploi et sans qualifications au Salvador et travaille occasionnellement avec Marco sur des chantiers.

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Gloria et Natalia sont considérées par tous comme les principales animatrices et donatrices de ce réseau de solidarité familiale. La relation entre Gloria et Josefina y occupe une place centrale : cette dernière considère Gloria comme son principal soutien et comme l'enfant avec lequel elle entretient la relation la plus proche, Natalia venant en seconde position. Elle décrit sa relation avec Marco et Ruben comme plus distante, moins intime, mais proche malgré tout. Arturo occupe une position intermédiaire. Josefina parlera peu de lui lors de l'entretien, alors qu' Arturo confiera se sentir très proche de sa mère.

La force de la relation qui unit Josefina à ses filles tient en partie au fait qu'elle s'est occupé de leurs enfants restés au Salvador pendant les premières années de leurs migrations respectives. Plusieurs recherches menées sur la maternité trans­nationale ont mis en avant les tensions qui peuvent naître entre les mères et les personnes qui s'occupent de leurs enfants restés au pays, notamment les grands­mères, tensions qui s ·articulent, entre autres, autour du déplacement de 1' autorité et des fonctions parentales de la mère vers ce que d'aucuns appellent I' «autre mère» [Olwig, 1999 ; Bernhard, Landolt, Goldring, 2009 ; Fresnoza-Flot, 2009]. Dans le cas qui nous occupe, l'expérience de la maternité à distance a conduit au contraire au renforcement de la relation entre mère et «autre mère», ce qui ne veut pas dire que des tensions n'ont jamais existé. Cet exemple souligne en fait un aspect jusqu'ici peu mis en avant par l'étude de la maternité transnationale, du fait de sa focalisation sur les relations mère-enfant. En prenant soin de ses petits-enfants, Josefina se faisait à la fois donneuse et réceptrice de soutien fami­lial. Donneuse, non seulement d'un soutien personnel, pratique, émotionnel, finan­cier et en termes d'hébergement à ses petits-enfants, mais également d'un soutien pratique, émotionnel et même financier à ses filles, leur permettant de mener à bien leur projet migratoire, les soutenant moralement au cours d'échanges télé­phoniques et leur faisant faire léconomie des coûts liés à la prise en charge de leurs enfants dans le pays d'accueil. Josefina a aussi bénéficié du soutien de ses filles qui voyaient dans les envois de fonds un moyen d'assurer le bien-être à la fois de leurs enfants et de leur mère, alors que les contacts téléphoniques fréquents (plusieurs fois par semaine) offraient des moments d'échange entre les mères et leurs enfants, et entre Josefina et ses filles. La maternité transnationale met donc en œuvre des mécanismes de solidarité qui peuvent impliquer trois générations et entre lesquelles les soins circulent dans des directions multiples.

La fréquence des contacts et l'étendue du soutien financier dont Josefina béné­ficiait lorsqu'elle s'occupait de ses petits-enfants ont diminué lorsque ces derniers ont rejoint leurs mères à !'étranger, mais il serait réducteur d'y voir la démons­tration de la primauté des soins aux enfants sur les soins aux parents. Natalia donne une explication plus nuancée. Elle attribue cette diminution des contacts et des transferts financiers d'une part au fait que ses enfants ne vivent plus sous le toit de leur grand-mère. ce qui a eu pour effet de réduire la fréquence des discus­sions liées notamment à l'éducation des enfants entre Natalia et Josefina, et a conduit à une diminution des besoins financiers de Josefina. D'autre part, elle pointe du doigt la rudesse de ses conditions de vie en Belgique, qui s'est accentuée

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avec l'arrivée de ses enfants. L'augmentation des coûts liés à leur prise en charge en Belgique, beaucoup plus élevés qu'au Salvador, et la difficulté à articuler vie familiale et vie professionnelle, ont laissé à Natalia moins de temps, d'énergie et d'argent à consacrer à sa mère.

Quand elle était au Salvador, Josefina communiquait surtout avec ses filles. Pendant les quelques mois où elle a été séparée d' Arturo, celui-ci lui téléphonait trois fois par semaine et lui envoyait occasionnellement de l'argent. Mais en cas d'urgence financière, c'est d'abord Gloria qu'elle sollicite, puis Natalia, et les sœurs se consultent régulièrement pour organiser et coordonner l'aide que chacune apporte à Josefina mensuellement et en cas de crise. Les trois femmes sont en communication constante et se soutiennent moralement. Ruben offre principale­ment un soutien pratique à sa mère lorsqu'elle est au Salvador, la conduisant chez le médecin lorsqu'elle en a besoin. Marco occupe quant à lui une position plus effacée. Sa situation financière ne lui permet pas d'aider sa mère ni de lui télé­phoner plus d'une fois par mois. Il s'enquiert entre-temps de sa situation auprès de ses frères et sœurs. La faible fréquence de communication s'explique également par la honte et la culpabilité qu'il ressent face à son incapacité à lui envoyer régulièrement des fonds.

Proximité géographique et reconfiguration du réseau Josefina n'a pas fait une seconde fois le voyage en Belgique dans le but de

s'y installer auprès de ses enfants: pour elle, il est clair qu'il s'agit d'un séjour temporaire qui s'est déjà beaucoup trop prolongé à son goût. C'est à Gloria qu'il faut attribuer l'initiative de ce voyage, qui devait permettre à toute la famille de se revoir en Belgique. Gloria n'est toujours pas parvenue à obtenir un visa qui permettrait à sa mère de lui rendre visite aux États-Unis. En situation légale depuis peu, et en attente de se voir attribuer la nationalité américaine, elle pensait pouvoir plus facilement rendre visite à sa mère en Belgique qu'au Salvador. C'est elle qui a financé le billet d'avion de Josefina. Celle-ci a régulièrement reporté son retour au Salvador sur l'insistance de ses enfants (qui invoquent des événements fami­liaux tels qu'anniversaires et communions pour prolonger le séjour de Josefina). Gloria n'a toujours pas pu se rendre en Belgique et l'espoir que Josefina entretient de la voir avant son départ s'amenuise peu à peu. Au moment de l'entretien, elle attendait que Gloria réunisse les fonds pour financer son retour au pays. Les raisons qui motivent ce désir de retour sont multiples : un sentiment d'isolement, entretenu notamment par son manque de connaissance du français et une difficulté à se créer un réseau social en Belgique, une nostalgie pour !'ambiance et la « cha­leur» des relations qu'elle entretenait avec son voisinage au Salvador, l'envie de retrouver son compagnon, son fils et ses petits-enfants restés au pays, sentiments qui font écho à l'isolement ressenti par d'autres migrants âgés [Murti, 2006].

La présence de Josefina en Belgique a en partie modifié les dynamiques à l'œuvre au sein du réseau familial, en particulier la circulation des soins. Tout d'abord, la place que les membres de la fratrie occupent dans le réseau a changé.

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Natalia est devenue pour un temps le personnage central du réseau, assumant davantage que Gloria le rôle de coordinatrice de l'entraide. Marco fournit égale­ment plus d'aide à sa mère en l'hébergeant chez lui, mais le peu de relief donné dans les divers récits à cette forme de soutien reflète le constat fait par d'autres études. Par contraste avec J'aide exceptionnelle et d'urgence, et mis à part le soutien financier, les formes de soutien échangées au quotidien, en particulier l'hébergement, ont tendance à passer inaperçues, même aux yeux des familles elles-mêmes, qu'elles soient transnationales [Zontini, Reynolds, 20071 ou non [Pitrou, 1978].

La fréquence des contacts entre Josefina et ses trois enfants. dont elle est désormais géographiquement proche, a augmenté, surtout avec ses deux fils. Cela concerne Marco bien sûr, puisqu'il vit avec sa mère, mais aussi Arturo, qui lui rend visite tous les jours. Natalia a une vision plus nuancée de l'impact de la proximité géographique sur les contacts et la relation avec sa mère. Son travail, et les réticences de sa fille, qui préfère faire ses devoirs à la maison, l'empêchent de lui rendre visite en semaine, mais les deux femmes passent une partie du week-end ensemble. Interrogée sur ce qu'elle pensait de l'impact de la distance géographique sur sa relation avec Josefina, Natalia a dit ne pas voir de lien entre les deux. Selon elle, sa relation avec Josefina reste identique, qu'elles vivent à proximité ou à distance. Bien qu'elle n'ait jamais communiqué par Internet avec sa mère lorsque celle-ci vivait au Salvador, elle estime que les contacts qu'elles ont le week-end sont de la même qualité que ceux qu'elles auraient à distance via un ordinateur.

La proximité géographique permet aux enfants de fournir à leur mère le soutien personnel et pratique qu'elle recevait de son compagnon et de son fils au Salvador, et qui comprend notamment le transport et l'accompagnement chez Je médecin. Les deux hommes sont en outre devenus les récepteurs du soutien financier de Josefina, qui leur envoie régulièrement de l'argent provenant d'une activité commerciale ponctuelle et non déclarée qu'elle exerce en Belgique auprès de la communauté salvadorienne. Natalia, Marco et Arturo bénéficient également d'une aide pratique et personnelle, notamment sous la forme de repas, d'aide ménagère et de baby-sitting. La communication entre Gloria, sa mère et la fratrie fournit un autre exemple des modifications engendrées par la présence de Josefina en Bel­gique : elle passe désormais par Internet Le premier échange en ligne via webcam s'est produit en juin 2009 et représente un événement familial marquant. C'est en effet la première fois que la famille réunie en Belgique a « vu » Gloria depuis qu'elle a quitté le Salvador, il y a quinze ans. Celle-ci n'avait jamais envoyé de photos d'elle à sa famille.

Josefina a récemment connu des ennuis de santé qui ont conduit tous les mem­bres de la famille, y compris elle, à s'interroger sur la manière dont ses besoins seraient pris en charge si un jour elle devenait totalement dépendante. Ses désirs à cet égard vont à l'encontre des projets de ses enfants. Alors qu'elle aspire à finir ses jours au pays, dans la petite maison de campagne qu'elle a achetée à cet effet

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et qu'elle paie depuis plusieurs années, ceux-ci souhaitent qu'elle s'installe auprès d'eux (en Belgique, que ce soit en séjour légal ou illégal ou, si elle obtient un visa, aux États-Unis). Natalia, la seule à être parvenue à régulariser temporaire­ment sa situation en Belgique via un mariage blanc, a effectué les démarches pour introduire une demande de régularisation au nom de Josefina, ce qui lui donnerait pleinement accès aux soins de santé en Belgique. Natalia, Marco et Arturo sont conscients des difficultés que leur mère rencontre dans leur pays d'accueil et de son désir de vieillir et mourir au Salvador. Mais la garder auprès d'eux semble à leurs yeux la meilleure des solutions, pour Josefina qui bénéficierait de soins médicaux et de leur aide personnelle, pratique et financière, et pour eux, parce qu'elle leur éviterait le stress qu'engendrerait la séparation d'avec une mère malade et les difficultés à prendre soin d'elle à distance.

Engagements négociés, genre et contexte institutionnel

Les dynamiques à I 'œuvre dans les deux réseaux transnationaux de solidarité familiale qui se situent au cœur de cet article illustrent quatre points qu'il semble important de souligner. Ils ont trait au caractère réciproque des échanges, à l'importance de l'histoire des relations interpersonnelles, à une remise en question de la division sexuelle du travail familial et à l'importance du contexte institu­tionnel dans lequel s'opère la solidarité intergénérationnelle.

D'abord, Josefina et Esmeralda sont toutes deux apparues à la fois comme récep­trices et donatrices de soutien, ce qui contredit l'idée que les personnes âgées seraient des bénéficiaires passives de soins [Baldassar, 2007]. Les échanges qui s'opèrent dans les deux réseaux sont en effet multidirectionnels et réciproques, et circulent tant de manière ascendante que descendante et verticale qu'horizontale (même si la question de la solidarité au sein de la fratrie a été peu abordée ici). Ceci montre également qu'à l'image de ce qui se passe dans les familles transnationales italiennes, britanni­ques ou néerlandaises [Baldassar, Baldock et Wilding, 2007 ; Zontini, Reynolds, 2007], les Salvadoriens demeurés dans leur pays d'origine peuvent fournir un soutien non négligeable aux membres de leur famille ayant migré vers d'autres pays.

Nous avons vu que l'implication des membres des deux réseaux étudiés ici varie d'une personne à l'autre et au cours du temps. Des études menées sur la solidarité familiale en Europe ont montré que la participation des individus aux soins de leurs parents âgés est liée à une multitude d'éléments parmi lesquels on peut citer notamment des facteurs socio-économiques, démographiques ou nor­matifs [Attias-Donfut, Lapierre, Segalen, 2002; Finch, 1989; Finch, Mason, 1993]. Ces études montrent que l'implication de chacun est avant tout le produit d'une histoire familiale, de relations développées au fil du temps, des «engage­ments négociés » [Finch, Mason, 1993, chap. 3] qui émergent de la réputation personnelle que les membres d'une famille développent au cours du temps par rapport au degré et au type de soutien que l'on peut attendre d'eux, et qui vont influencer leur participation actuelle ou future aux soins.

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Ces dynamiques affectent également l'échange de soins dans un contexte trans­national. Pour Baldassar, Wilding et Baldock [2007], cet échange est défini par une dialectique qui repose sur la capacité des membres individuels d'un groupe familial à prodiguer des soins, sur le sentiment d'obligation (influencé par une culture donnée) qu'il y a à fournir des soins, ainsi que sur les relations familiales particulières et les engagements familiaux négociés qui caractérisent des réseaux familiaux spécifiques. On peut voir dans le haut degré d'implication de Sonia le produit d'une relation forte entre elle et sa mère, et le prolongement de l'aide qu'elle lui apportait déjà lorsque les deux femmes vivaient toutes deux au Salvador, puis aux États-Unis. De même, l'histoire de la relation entre Natalia et Josefina permet de mieux comprendre le soutien offert par la première à la seconde et qui vient compenser en partie l'aide que Natalia a reçue au début de sa migration en Belgique.

Les femmes jouent un rôle de premier plan dans les deux réseaux que nous avons étudiés, ce qui semble confirmer le caractère genré des soins. Dans la lit­térature sur les familles transnationales, les femmes sont en effet désignées comme les principales animatrices des réseaux de solidarité, « facilitant le contact et main­tenant les liens familiaux entre des membres de la famille dispersés géographi­quement » [Zontini, Reynolds, 2007, p. 271 J et se spécialisant dans lapport de soin personnel. pratique et émotionnel, alors que les hommes auraient tendance à se concentrer sur le soutien financier [Zontini, Reynolds, 2007 ; Al-Ali, 2002]. Mais l'exemple des familles de Josefina et d'Esmeralda montre aussi que la réalité peut être plus complexe, rejoignant le constat fait notamment par Finch et Mason que le genre n'explique pas à lui seul le fait que tel individu fournira tel type de soins plutôt que tel autre [Finch, 1989; Finch et Mason, 1993] ï. Dans les deux cas, les filles jouent un rôle, parfois de premier plan, dans le soutien financier dont les mères âgées bénéficient, alors que certains fils, comme Fidel, participent activement à leur soin personnel. De plus, certaines filles (et certains fils) sont plus impliquées dans les soins prodigués à leur mère que d'autres. L'implication de Sonia est liée notamment à l'histoire de sa relation avec Josefina, au fait qu'elle n'ait pas d'enfants, et au sens que cette implication prend dans sa vie et qui apparaît comme une forme de compensation de l'isolement qu'elle ressent dans son pays d'accueil. Malena participe moins activement au réseau familial de soli­darité, en particulier parce qu'elle investit déjà beaucoup de temps et d'argent dans léducation de ses fils, parce que son ménage soutient également la famille de son époux Carmelo et parce que son passé douloureux l'exempte en partie de ses obligations filiales.

7. Dans les deux réseaux présentés ici, la mère se trouvait au centre des relations de soin intergéné­rationnelles. C'est également Je cm; dans la majorité des familles rencontrées. Pour des raisons de place, il n'est pas possible d'en discuter les raisons. mais on peut brièvement citer au nombre de ces raisons une espérance de vie moins élevée pour les hommes que pour les femmes et r instabilité des relations conjugales au Salvador, amenant à de nombreuses recompositions familiales qui peuvent engendrer une distanciation entre pères et enfants.

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Le volet australien de cette enquête montre que le genre ne détermine pas à lui seul les variations qui apparaissent dans la fom1e et le degré d'implication des Salvadoriens rencontrés dans les soins transnationaux, à l'exception des soins personnels apportés aux parents au cours de visites, qui semblent plus relever des filles. En Australie, certains hommes sont les principaux organisateurs des soins dispensés à leurs parents. Ils sont en communication constante avec eux et leur fournissent un important niveau de soutien émotionnel [Meria, 2010]. D'autres facteurs entrent en jeu, comme la place occupée dans la fratrie (par exemple, être l'aîné) et sa composition (comme l'absence de sœurs), éléments dont l'influence a été notamment reconnue dans les réseaux non transnationaux par Attias-Donfut, Lapierre et Segalen [2002]. Le volet belge de l'enquête montre, quant à lui, comme l'illustre !'exemple de la famille de Josefina, que l'implication des fils dans le soutien financier aux parents est compromis pas une plus grande difficulté à trouver un emploi rémunéré dans le pays d'accueil. Comme Arturo et Marco le font remarquer, il est plus difficile en Belgique pour un homme de trouver un emploi illégal que pour une femme, la demande étant plus élevée et les contrôles moins fréquents dans le secteur du travail domestique que dans celui de la construc­tion, où Marco a tenté en vain de trouver un emploi.

Ceci nous amène à une dernière remarque. Les deux réseaux étudiés permettent d'aborder la question du contexte économique, politique et social dans lequel s'opère la solidarité transnationale. La capacité des familles transnationales à prendre soin de parents âgés est en effet fortement influencée par les politiques formelles et informelles du pays d'origine et du (des) pays d'accueil [Meria, Baldassar, à paraître; Meria, à paraître]. Si l'on compare les deux réseaux étudiés, dont l'un compte des membres installés en Australie et l'autre des membres en Belgique, on est frappé par l'impact des politiques migratoires de ces deux États sur les soins transnationaux. Dans le premier cas, une politique extrêmement res­trictive rend très difficiles les voyages du Salvador vers l'Australie, en particulier pour des personnes âgées qui doivent effectuer des démarches longues et coûteuses pour obtenir un visa dont l'obtention est conditionnée notamment par la souscrip­tion à une assurance de santé privée. Par contre. la Belgique délivre automatique­ment et gratuitement aux Salvadoriens un visa de tourisme de trois mois lors de l'achat des titres de transport. Sur le plan légal, il est donc plus aisé pour les parents âgés de rendre visite à leurs enfants en Belgique qu'en Australie. Par contre, et toujours légalement parlant, il est plus facile de se rendre au Salvador pour des réfugiés bénéficiant d'un permis de résidence permanent en Australie que pour des migrants installés illégalement en Belgique, et qui risquent de ne plus pouvoir y revenir. Au niveau des dynamiques familiales, ceci se traduit dans le cas belge par une plus grande mobilité des parents âgés.

Conclusion

En participant activement au bien-être de Josefina et Esmeralda, les membres des deux réseaux familiaux d'entraide dont il a été question ici entretiennent leur

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inscnpt10n dans le groupe familial en dépit de la distance qui les sépare. Les marques de soutien qu'ils échangent par-delà les frontières donnent sens à la famille. Comme le notent Bonvalet et Ortalda à propos des familles géographi­quement proches, «donner, recevoir, échanger des soutiens matérialisent l'exis­tence » des relations familiales [2006, p. 102 ), un constat qui peut s'étendre aux familles transnationales. Goulbourne, Reynolds, Solomos et Zontini [2009] voient en effet dans l'échange de soins par-delà les frontières un facteur primordial pour le maintien des relations familiales. Les aides échangées sont à la fois le produit et l'engrais du lien familial [Bonvalet, Ortalda, 2006].

Le droit joue un rôle de premier plan dans la définition et la reconnaissance des obligations qui lient les membres d'une famille [Attias-Donfut, Lapierre, Segalen, 2002], mais les caractéristiques et les besoins spécifiques des familles transnationales restent encore largement ignorés, que ce soit par le droit national ou international [Meria, Baldassar, 2010].

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Aucrepart (57-58), 2011

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Familles transnationales et parents vieillissants à Chennai (Inde) :

organisation des solidarités intergénérationnelles dans un espace intrafamilial mondialisé

Mathilde Piard*

Avec plus de 80 millions de personnes âgées de 60 ans et plus en 2001 soit plus de 8 % de la population totale -, l'Inde se situe au second rang des pays ayant le plus grand nombre de personnes âgées, après la Chine ( 127 millions de plus de 60 ans [Rajan, 2003]). En 2021, les plus de 60 ans représenteront plus de 14 % de la population totale [Phoebe, Rajan, 2003]. Dans ce contexte démogra­phique de vieillissement annoncé et compte tenu de l'augmentation significative des mobilités internationales, les relations intergénérationnelles évoluent. À la croisée des recherches sur le vieillissement, la famille et les migrations interna­tionales, le terrain d'investigation des familles transnationales offre de nouvelles pistes de réflexion sur les solidarités et les prises en charge des parents vieillis­sants. C'est en sociologie et en anthropologie que la notion de famille « transna­tionale » est apparue comme un moyen de conceptualiser les dynamiques et les liens établis entre les migrants internationaux et leurs réseaux sociaux dans leurs pays d'origine [Wilding, 2008). Le transnationalisme décrit notamment les liens qui existent entre des personnes à travers un espace géographique mondialisé. La notion de famille transnationale évoque quant à elle «la dispersion d'une famille à travers deux ou plusieurs frontières nationales et le maintien actif des contacts par ses membres» [Le Gall, 2005, p. 32 ]. Avant de parler de nouveau modèle familial ou de nouvelle géographie des familles, interrogeons les relations inter­personnelles dans un espace familial transnational. Les familles transnationales ont commencé à être étudiées à la fin des années 1990. Seul un petit groupe de chercheurs a ouvert la réflexion sur une thématique nouvelle : les modes de prise en charge à distance des parents vieillissants. Baldassar, Baldock et Wilding sont les premières à interroger ces problématiques dans un ouvrage collectif [2006]. Ces chercheuses offrent une synthèse de leurs études concernant les familles trans­nationales et l'organisation des prises en charge à distance. Elles présentent les

* Doctorante. Université d·Anger5, Laboratoire ESO, CNRS UMR 6590.

Autrepart (5i-58), 20ll, p. 163-180

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164 Mathilde Piard

relations de parents restés en Europe avec leurs enfants installés en Australie ou Nouvelle-Zélande. Comme la plupart des études sur les familles transnationales, il s'agit d'analyses sur les relations familiales à distance entre des pays du Nord, du point de vue de la génération migrante, qui affirme que malgré les kilomètres, un sentiment d'unité familiale est ressenti par les migrants [Bryceson, Vuorela, 2002 ; Baldassar, Baldock, Wilding, 2006 ; Zechner, 2008 ; Zontini, 2004]. Il n'existe encore aucune recherche sur ces mêmes questions du point de vue des personnes âgées issues de ces familles. Les parents vieillissants dans le cadre de familles transnationales expriment-ils eux aussi ce sentiment d'unité et de bien­être ? Comment ces parents vivent-ils la migration d'une partie de leur famille ? Comment l'espace familial est-il maintenu malgré la distance? Quels sont les critères du bon fonctionnement de cette organisation familiale pour les familles indiennes ? Cette organisation à distance a-t-elle des conséquences au niveau local ? Comment la société indienne réagit-elle à ce phénomène ?

En Inde, la prise en charge des personnes âgées est traditionnellement reconnue comme étant la responsabilité des enfants, du ou des fils en particulier. Il s'agit d'un contrat intergénérationnel implicite par lequel la jeune génération, qui a été soutenue et prise en charge (phase de don), doit «rembourser» (contre-don) ses parents en prenant soin d'eux pendant leur vieillesse [Mujahid, Siddhisena, 2009]. Ce contre-don «protecteur)) peut-être considéré comme un devoir et une obliga­tion sociale. Avec le temps et les modifications, à la fois démographiques et socio-économiques, la position hiérarchique d'aînesse, le contrat intergénéra­tionnel, les solidarités et l'ensemble des modalités de prises en charge sont amenés à se recomposer.

Cet article s'ancre dans un contexte spécifique, celui de l'Inde urbaine, à tra­vers l'exemple de parents vieillissants installés dans la ville de Chennai (ancien­nement Madras), la capitale du Tamil Nadu, et dont les enfants ont migré dans des pays du Nord. Ces personnes d'origine indienne installées à l'étranger, recon­nues par le Gouvernement indien, forment la catégorie des Non Resident Indians (NRI). Il s'agira ici d'observer et d'analyser des relations et des solidarités inter­générationnelles établies entre! 'Inde et des pays du Nord, afin de mettre en lumière d'éventuelles spécificités indiennes dans les modes d'organisation à distance de l'espace familial. En Inde, l'espace de la famille repose sur la joint:family 1 ou « famille indivise)),

Dans une première partie seront présentés les premiers résultats d'une enquête de terrain permettant d'élargir le cadre de réflexion usuel des études sur les familles transnationales, et les visites et les médias illustrant les relations de personnes entre différents nœuds résidenliels [Bjéren, 1997]. Ces premiers matériaux

l. «Le droit hindou définit une Hindu joim family comme un groupe composé des agnats descendants d'un ancêtre commun, de leurs femmes et de leurs filles non mariées. L'ensemble des individus apparentés constitue une joint family parce qu'ils ont un" intérêt"· au sens juridique du terme, sur les biens ancestraux du groupe. Le noyau de cette joint Jamily est le groupe de Co-partenaires définis comme les descendants en ligne patrilinéaire» [Lardinois. 1985. p. 41].

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permettront de discuter, en seconde partie, deux conditions nécessaires au bon fonctionnement des familles transnationales et au bien-être des parents : la place des parents vieillissants dans la hiérarchie familiale (pouvoir décisionnel), ainsi que les capacités financières (individuelle et familiale). Le développement des sociétés de service à la personne illustre, pour terminer, une des manières dont la société locale fait face aux nouveaux besoins des familles transnationales : la prise en charge de parents vieillissants en dehors de la cohabitation intergénérationnelle.

Regard de géographe, la famille comme espace en soi

Familles transnationales et parents vieillissants à Chennai : méthode, données et terrain Afin de saisir les dynamiques et les pratiques de familles transnationales dont

les parents vieillissent, deux études de terrain sociogéographiques ont été réalisées de janvier à mars et de septembre à octobre 2010, dans la cinquième plus grande ville de l'Inde, Chennai (quatre millions d'habitants au recensement de 2001 ). Les données ont été recueillies à l'aide d'une enquête par questionnaire réalisée auprès de 59 personnes et de vingt récits de vie de parents vieillissants, âgés de 60 à 89 ans, en couple ou seuls.

L'approche des solidarités intergénérationnelles a été retenue pour interroger, au travers d'une enquête et du point de vue des parents âgés, les solidarités intra­familiales et intergénérationnelles des familles transnationales. Dans leur étude longitudinale des générations, Silverstein et Bengtson ont sélectionné cinq dimen­sions de la solidarité : structurelle, associative, affective, fonctionnelle et consen­suelle [Lowenstein, Katz, Prilutzky, Mehlhausen-Hassoen, 2001]. La dimension structurelle est mesurée par la distance géographique, considérée comme un levier facilitant ou limitant les contacts physiques entre les membres d'une même famille ; la dimension associative se réfère à la fréquence des rencontres ; la dimen­sion affective évalue le sentiment de proximité émotionnelle entre les membres de la famille; la dimension fonctionnelle correspond à l'aide et au soutien au quotidien ; et la dimension consensuelle se rapporte au degré de ressemblance des opinions et des valeurs. Notre enquête est construite sur ce modèle, interrogeant chacune des solidarités à partir des indicateurs proposés par Silverstein et Bengtson. En plus d'une première partie sur les informations sociodémographi­ques générales des individus, le questionnaire comprend des informations sur les réseaux d'aide et sur le bien-être et la qualité de vie des personnes âgées 2• Seuls les résultats des trois premières dimensions de la solidarité intergénérationnelle (structurelle, affective et associative) sont présentés dans cet article. Enfin, pour compléter cette approche qualitative par questionnaires, des récits de vie ont été collectés auprès de certaines des personnes enquêtées. Ils ont permis d'approfondir

2. L'enquête porte sur les raisons de la mobilité des enfants. les types et la fréquence des contacts entre les membres de la famille, les types de solidarités, le sens de responsabilité envers les parents vieil· lissants (dette. don), les formes de l'échange, personnel, pratique. émotionnel. financier. moral...

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166 Mathilde Piard

ces expériences transnationales et d'aborder plus en détail l'organisation de la vie de famille à distance. les parcours migratoires, ainsi que les significations et les représentations du vieillissement.

Les rencontres (enquêtes et récits de vie) ont été menées en anglais, à l' excep­tion de deux situations où un tiers (personnel d'institution et voisin) a traduit les échanges du tamoul vers !'anglais. Toutes les entrevues ont été réalisées dans le lieu de vie principal des personnes interrogées (maison de retraite, appartement ou maison individuelle) et ont duré entre une heure et demi et deux heures. Les personnes rencontrées se trouvaient toutes dans une situation de décohabitation intergénérationnelle en raison de la migration internationale d'au moins un de leurs enfants (en Inde, 70 % des personnes âgées vivent avec leurs enfants [Rajan, Kumar, 2003]). L'échantillon de l'enquête par questionnaire représente au total 59 personnes, 32 femmes et 27 hommes 3• Un tiers des répondants sont veufs, les femmes étant surreprésentées dans cette situation maritale. Il s'agit d'un échan­tillon socialement favorisé, où les parents ont majoritairement deux enfants (61 % des répondants), alors que la moyenne nationale est de 2,6 d'après les prévisions réalisées par l'INED. Dans cet échantillon socialement homogène, les individus partagent une même religion, l'hindouisme (pratiqué par 58 enquêtés), et appar­tiennent à une même caste, celle des brahmanes, pour 90 % d'entre eux. Le niveau d'études des personnes interrogées est lui aussi homogène puisque plus de la moitié des répondants a un niveau d'étude supérieur au SSLC, équivalent du baccalauréat français (Graphique 1). À titre de comparaison, d'après l'enquête NFHS (National Family Health Survey) menée en 1992 en Inde, presque la moitié des personnes âgées sont illettrées et 2,2 % de personnes seulement ont validé un troisième cycle [Rajan, Kumar, 2003]. Les parents vieillissants concernés par l'étude ont une situation économique qu'ils évaluent tous comme« confortable». Cette cohésion de l'échantillon s'explique notamment par la méthodologie utilisée, la snowball method [Mucchielli, 2004]. Cette méthode induit de fait des biais socio-économiques que nous retrouvons dans la composition de l'échantillon des parents vieillissants à Chennai présenté ici. Cette situation de départ peut expliquer l'homogénéité identifiée ensuite dans la situation migratoire de leurs enfants.

Les enfants des personnes interrogées ont principalement migré dans des pays du Nord (États-Unis, Canada, Angleterre, et Singapour). Il s'agit pour la plupart de migrants hautement qualifiés, qui ont dans un premier temps terminé un cursus universitaire aux États-Unis ou en Angleterre après une formation de premier cycle en Inde. Ils ont par la suite trouvé un emploi, se sont installés et ont fondé une famille dans le pays d'accueil. Notons par ailleurs que 16 des 46 familles enquê­tées ont au moins un enfant installé en Inde et 30 familles ont tous leurs enfants installés à l'étranger.

3. Lorsque deux parents d'une même famille ont répondu à J'enquête, les réponses ont été fusionnées afin de ne pas comptabiliser les enfants deux fois. Les 59 répondants représentent donc 46 familles, et 94 enfants-adultes sont concernés par l'étude.

Autrepart (57-58), 2011

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Familles transnationales et familles vieillissantes à Chennai 167

Graphique 1 - Niveau d'étude déclaré par les répondants.

Inférieur au primaire

Primaire

Secondaire

Ceitificat de fin d'études secondaires

1 e et 2e cycles universitaires

Troisième cycle univei:;itaire

Pas de réponse

15

Effectifs Source : enquê1e de lauteur, 201 1.

0 5 10 20

Solidarités intergénérationnelles : dimension associative, /'importance des visites et des communications

25 30

Le cadre de la solidarité intergénérationnelle conçoit les relations entre parents et enfants adultes comme la sow-ce première de soutien affectif et physique mutuel [Lowens­tein, Katz, Prilutzky, Mehlhausen-Hassoen, 2001]. L'organisation de ces solidarités est plwidimensionnelle et« les configurations des aspects des relations familiales sont quasi­ment infmies » [Bengtson, Giarrusso, Mabry, Silverstein, 2002]. Les dimensions structu­relle, fonctionnelle, affective et associative sont présentées ci-dessous, elles illustrent l'une des configurations possibles des solidarités familiales transnationales.

La dimension structurelle des solidarités entre générations est évaluée par un indicateur de « distance géographique » entre les unités familiales. Les familles trans­nationales sont perturbées dans leur fonctionnement par ces conditions d'éloignement physique entre les différentes unités familiales. Dans 76 % des situations, cette distance est d'ordre international entre les différents nœuds résidentiels de l'étude (Gra­phique 2). Cette dimension apparaît clairement comme une composante pouvant fragi­liser les relations familiales et complexifier les échanges. Ce facteur « distance » est considéré comme un élément déstabilisateur du fonctionnement régulier des solidarités intrafamiliales. Dans ces situations, la distance géographique est donc un levier limitant les contacts physiques et les interactions entre les parents vieillissants et leurs enfants.

Graphique 2 - Solidarité structurelle, distance géographique entre parents et enfants.

06placcmcnt.s intemauonaux

76~

Déplacements en Inde - Plus de qua1re heures

20%

Déplacemenl'i en Inde - Moins de

quatre heures 4%

Source: enquête de l'auteur, 20 11.

Au1repart (57 -58), 2011

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168 Mathilde Piard

La dimension fonctionnelle des solidarités subit directement les conséquences de cette condition structurelle d'éloignement, «l'aide mutuelle pour les activités de la vie quotidienne comme les courses, les transports, les tâches ménagères, etc. », est de fait diminuée par l'absence physique des enfants [Lowenstein, Katz, Prilutzky, Mehlhausen-Hassoen, 2001, p. 58]. Quels sont les impacts de cette dimension structurelle de la solidarité intergénérationnelle sur les dimensions affective et associative ?

La dimension affective reflète la proximité émotionnelle entre les personnes d'une même famille. La question à laquelle les parents vieillissants doivent répondre est la suivante : « Comment pourriez-vous décrire la relation que vous avez avec votre enfant ? Très proche, proche, pas vraiment proche, très distante. »

Dans 68 % des situations, les parents vieillissants se déclarent être très proches de leurs enfants malgré les kilomètres qui peuvent séparer les unités familiales. Seules 2 % des personnes interrogées ont une perception négative de cette dimen­sion affective et se sentent très distantes de leurs enfants.

L'approche de la dimension associative des solidarités intergénérationnelles que proposent Silverstein et Bengston correspond en partie au modèle transna­tional du care développé par Baldassar, Baldock et Wilding [2006]. Ce modèle rend compte des dimensions principales impliquées dans les échanges et les prises en charge entre les membres de famille dispersés à travers le monde. Les relations familiales transnationales sont présentées selon le type (moral, financier. pratique) et les médias ou modes (visite et communication) de prise en charge. La dimension associative des solidarités intergénérationnelles correspond finalement à ces médias de transaction. Les visites et les outils de communication sont présentés ci-dessous pour illustrer cette dimension associative des solidarités et interroger les médias de prise en charge utilisés par les familles transnationales indiennes considérées dans l'étude [Lamb, 2008].

La fréquence des visites a deux composantes : les visites des enfants-adultes chez leurs parents visit here ») et les visites des parents chez leurs enfants ( « visit there » ). Elles semblent être structurées par un rythme particulier : les enfants-adultes rendent visite à leurs parents vieillissants en Inde tous les ans ou tous les deux ans, dans la plupart des cas, alors que les parents se rendent chez leurs enfants « tous les deux ans ». Les mobilités résidentielles des parents vieil­lissants s'inscrivent elles aussi dans une géographie familiale transnationale. Les parents vieillissants sont donc acteurs de ces familles transnationales et participent pleinement aux mobilités résidentielles. Les visites représentent un moyen d'adap­tation pour garder des liens et donner du sens à l'entité familiale dans un territoire transnational vaste, entre Chennai, le lieu de résidence des parents vieillissants, et celui de leurs enfants au Nord. Dans 44 % des situations, les visites ont lieu tous les deux ans, alternativement en Inde chez les parents et dans le pays de résidence des enfants (Graphique 3 ).

Autrepart (57-58), 2011

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Familles transnationales et familles vieillissantes à Chennai 169

Graphique 3 - Solidarité associative.fréquence des visites cumulées : un « modèle »

d'alternance, tous les deux ans.

Tous ks deux ans (44'.f·l

Une foi• pur an (Jl~f)

Source: enquête de l'auteur, 2011.

Les v1s1tes des parents chez leurs enfants sont caractérisées par un « temps long », de trois à six mois. Elles sont structurées par différents éléments comme les saisons ou le calendrier fami lial 4 . La période d'avril à septembre est notam­ment privilégiée, en raison du climat indien qui devient à cette période difficile à supporter au quotidien pour les personnes âgées. Arjun a 71 ans, il rentre d ' un séjour de cinq mois à Toronto avec sa femme :

« Nous sommes restés chez mon fils e t ma belle-fille pour les aider avec leur bébé. Il a un an à peine et les deux parents travaillent. Je veux dire, ma belle-fille aussi ' C'est mon fils qui nous a demandé de venir chez eux. Ça nous faisait plaisir aussi bien sûr! Ma femme préparait les repas, tout était prêt le matin avant qu'ils aillent travailler. Elle cuisinait indien pour toute la famille. Et puis nous restions chez eux avec le bébé et les week-ends nous fa isions du tourisme. Ma belle-fille restait à Toronto pour garder le bébé et nous partions avec mon fils visiter des endroits très intéressants comme les chutes du Niagara. »

Les visites des enfants chez leurs parents vieillissants à Chennai sont plus courtes : elles durent une quinzaine de jours en moyenne (selon les disponibilités professionnelles). Sangita a 77 ans, son fils vient de lui rendre visite. Il est resté deux semaines avec elle dans son appartement :

« Ce n'est pas souvent que je le vois, mais ce sont toujours de bons moments. Cette fois, il est venu pour le mariage de son cousin. C'est une grande réunion de famille, il ne pouvait pas rester en Angleterre ! Quand il vient à Chennai, il s'occupe des papiers que je ne sais pas faire, les assurances et tous les soucis administratifs. Moi je n'y comprends pas grand-chose. Mon ma.ri s'occupait des affaires mais il est mort il y a un an, alors c'est mon fils qui prend le relais maintenant. [ .. . ]Dans quatre mois je vais aller chez lui en Angleterre, et c'est moi qui m'occuperai de lui. »

4. Nous entendons par « calendrier fam ilial » l'ensemble des événements comme les mariages, les naissances ou les fêtes religieuses.

Autreparr (57-58), 20 11

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170 Mathilde Piard

Les outils de communication favorisent le maintien de liens à distance. Pour échanger au quotidien, les familles ont accès à différents outils de communication comme le téléphone, Internet et la poste, qui permettent de recréer un espace familial partagé à distance. Le téléphone est la première solution utilisée pour rester en contact La majorité des personnes interrogées affirme téléphoner tous les deux jours à leurs enfants pour parler, la plupart du temps, du quotidien. Ces appels durent moins de cinq minutes la plupart du temps, et ont pour fonction de « se dire bonjour et prendre rapidement des nouvelles » (Chitra). Chitra a 69 ans et vit avec son mari dans une maison de retraite à Sholinganallur (quartier du sud de Chennai). Elle raconte ce qui se dit tous les jours entre elle et sa fille installée à Londres depuis quatre ans :

« C'est moi qui l'appelle, tous les jours, quand elle rentre déjeuner chez elle. C'est notre temps à toutes les deux. Elle me raconte ce qu'elle a fait le matin, à quelle heure elle est partie travailler. J'aime bien prendre des nouvelles de toute la famille, alors elle me raconte comment vont son mari et sa fille ; moi je lui parle du temps qu'il fait, des courses que j'ai faites dans la journée, je lui donne des nouvelles de mes voisins. Je lui raconte tout en détail, même ce que je mange ! »

Les questions de santé sont !'objet d'échanges nombreux ; les parents vieillis­sants prennent conseil auprès de leurs enfants. Vimal a 80 ans, il vit chez lui avec sa femme âgée de 76 ans, et explique comment son fils et sa belle-fille, installés à Toronto, se préoccupent de sa santé au quotidien :

« Ils nous contactent tous les jours. Ils sont très inquiets depuis que j'ai eu un problème à la hanche. C'est arrivé l'année dernière. Je suis tombé, heureusement que ma femme était là. Depuis f ai du mal à me déplacer. C'est mon fils qui s'occupe de prendre les rendez-vous chez le médecin, c'est lui qui a insisté pour que j'aille consulter».

En plus des appels téléphoniques réguliers, de nombreuses personnes âgées utilisent Internet pour communiquer avec leur famille. Grâce à Internet, les familles transnationales peuvent ajouter l'image et la vidéo à leurs échanges. Ihsvara vit avec sa femme dans une résidence privée. Ils ont 75 ans et utilisent cet outil depuis le départ de leur fils unique à New York, il y a dix ans :

«Au début, je ne voulais pas d'ordinateur chez moi, je ne pensais pas être capable d'utiliser cette machine et je n'en voyais vraiment pas l'utilité. Mon fils m'a fait la surprise d'en rapporter il y a cinq ans. J'ai pris des cours d'informatique. Depuis, je sais écrire des courriels, envoyer des photos et téléphoner. C'est gratuit et il y a la vidéo avec ! J'utilise Skype. Je reste connecté toute la journée. pour que mon fils puisse appeler en Inde quand il le souhaite ... Je vois mon petit-fils tous les jours. J'essaye de lui apprendre le tamoul, mais il n'a que deux ans ! »

Pour toutes les personnes âgées interrogées, les appels sont très organisés : ils ont lieu à un jour et à un moment particuliers. Ils structurent les liens au quotidien et permettent d'instaurer une routine qui assure (et rassure) le lien familial. La nature même des échanges nous informe sur la fonction de ces appels. Il s'agit de conserver une proximité du quotidien à distance, à travers !'échange des expé­riences vécues au jour le jour. C'est finalement !'échange de « ces petits riens du

Autrepart (57-58), ZOII

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quotidien » qui permettent la proximité affective, malgré les kilomètres. Si la distance éloigne les parents de leurs enfants, les moyens de communication per­mettent un sentiment de rapprochement. Les kilomètres et les continents qui sépa­rent les parents de leurs enfants sont abolis le temps d'une conversation, où l'inti­mité reprend sa place.

Comme Je montrent la fréquence des visites et des échanges au quotidien, les familles transnationales indiennes dont les parents vieillissent à Chennai maintiennent des liens réguliers au-delà des kilomètres. Ces liens et ces échanges montrent comment ces familles indiennes s'adaptent aux conditions de mobilité qui leur sont imposées [Smith, 2003]. Si la distance peut créer des tensions au sein du groupe familial [Mason, 2004], elle ne peut se résumer à une frontière perméable lorsque la volonté d'unité familiale est présente comme en Inde, où la famille indivise [Lardinois, 1985] reste un modèle largement admis, qu'il s'agit d'adapter au quotidien. En dépit d'une nette fragilisation structurelle des solidarités intergénérationnelles (graphique 2), les dimensions affectives et associatives indiquent des relations fortes entre les parents vieillissants à Chennai et leurs enfants. La décohabitation intergénérationnelle et la transnationalisation des unités familiales ne remettent donc pas en question les liens, les échanges et le sentiment de proximité entre les membres. Il est néanmoins clair que si la nature des relations intergénérationnelles n'est pas mise en doute, le fonc­tionnement à distance de ces liens pose des problèmes organisationnels nouveaux. Les visites et les outils de communication ne peuvent pas abolir totalement la migra­tion et les kilomètres qui séparent les familles. Ils représentent une stratégie d' ajus­tement familial que les personnes âgées rencontrées semblent accepter, ou dont elles semblent tout au moins se satisfaire. Par ailleurs, les visites mettent en lumière la réciprocité des solidarités intergénérationnelles. D'après le «transnational mode!» développé par Baldassar, les visites sont organisées en flux bidirectionnels, et la réciprocité est le principe le plus important dans ce processus de négociation et d'orga­nisation des obligations (responsabilités) familiales. Notre étude montre que ce prin­cipe est maintenu à travers d'autres médias de transaction.

Si la notion d'obligation est toujours présente dans la prise en charge des parents vieillissants et dans l'organisation des solidarités des familles transnationales étudiées ici, des facteurs structurants peuvent limiter les capacités nécessaires au maintien du bon fonctionnement des relations intergénérationnelles. La seconde partie de l'article présente certaines limites de ces capacités, afin de saisir les conséquences de la trans­nationalisation des familles sur les solidarités à un niveau d'analyse micro, puis méso.

Relations intergénérationnelles : facteurs structurels et transfert des solidarités

Facteurs structurant la réciprocité familiale indienne : l'importance du microsocial

Les solidarités s'organisent en fonction d'une combinaison complexe de fac­teurs répartis en trois catégories : macro, méso et micro [Baldassar, Baldock,

Autrepart (57-58), 201 l

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172 Mathilde Piard

Wilding, 2006). La nature de ces facteurs permet de saisir l'environnement des solidarités intergénérationnelles et de prise en charge à des échelles différentes (Tableau l) :

- les facteurs macro-structurels, liés au gouvernement et aux institutions ont un impact sur la capacité de prise en charge ;

- les méso-facteurs liés aux attitudes communautaires et aux structures de soutien, affectent à la fois la capacité et le sentiment d'obligation de soins ;

- les micro-facteurs, liés à l'histoire de la famille, le genre, le cycle de la vie familiale, influencent les négociations concernant l'obligation des solidarités intergénérationnelles.

Dans cette étude, le maintien des solidarités est rendu possible grâce à une combi­naison de facteurs permettant de s'adapter aux conditions structurelles d'éloignement des unités familiales. L'environnement structurel des solidarités des familles trans­nationales indiennes étudié peut se résumer par une faible participation des facteurs macro (dans le sens d'une organisation par l'État des prises en charge) 5 et une importance marquée des éléments d'ordre micro. Dans une situation où la famille assure seule les prises en charge et les solidarités, les facteurs personnels sont déter­minants dans lorganisation des solidarités intergénérationnelles.

Malgré l'homogénéité socio-économique des personnes rencontrées, les parents vieillissants à Chennai ne sont pas tous dans la même position de pouvoir dans leur famille. Deux micro-facteurs se révèlent comme étant décisifs dans l'organisation des solidarités au niveau du parent vieillissant : le genre et la situation maritale.

La situation d'éloignement familial est plus ou moins bien vécue en fonction de cette place dans la hiérarchie et de la liberté des parents vieillissants à être maîtres des décisions qui les concernent. Dans l'Inde traditionnelle, les personnes âgées ont un rôle vital à jouer dans la famille et dans l'ensemble de la société. Elles détiennent le pouvoir décisionnel et se situent en haut de la hiérarchie fami­liale [Lamb, 2009) 6 • Ces relations décrites par Sarah Lamb représentent, selon ses termes, l'ordre moral et spirituel, le patriarcat, la tradition et « l' indianité » dans l'espace social de la famille. Au cœur de cette description du fonctionnement familial indien se trouve le système de réciprocité intergénérationnelle déjà évoqué. La famille, plus qu'une simple source de sécurité financière, apporte également les soins, ainsi que la sécurité physique, psychologique et émotionnelle. Les personnes âgées sont le plus souvent considérées avec respect ; la maturité, la sagesse et le prestige leur sont accordés [Rajan, Kumar, 2003).

5. Une approche culturelle de cette même étude pourrait envisager des éléments spécifiques à la société indienne comme facteurs macro. Ces facteurs culturels devraient alors être analysés afin de saisir leur rôle et leur importance dans l'organisation des solidarités familiales.

6. Cette place dans la hiérarchie familiale est à relativiser dans la situation de ces familles brahmanes, où la place symbolique d'aînesse semble être maintenue et le pouvoir décisionnel davantage réparti.

Autrepart (57-58), 20ll

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Familles transnationales et familles vieillissantes à Chennai 173

Tableau 1 Jeu d'échelle : environnement structurel et solidarités

Facteurs i Description structurels:

Macro

Méso

Micro

Niveau national

Niveau local et secteur privé

Niveau personnel

Indicateurs

Système de sécurité sociale

Organisation des prises en charge et des solidarités par l'État

Prises en charge communautaires

ONG - Ensemble des services à la personne

- Conditions individuelles et familiales (ressources, genre, situation maritale)

Source : réalisation personnelle, 20 IO.

Cas d'étude : famille transnationale indienne

(parents vieillissants àChennai)

Pas de protection sociale pour tous en Inde - Système de retraite assurant une pension aux fonctionnaires de l'État et de grandes entreprises

Financement par l'État des plans 1 d'action à lattention des plus • pauvres et soutien des activités des . ONG (comme HelpAge India) · Culture favorisant la solidarité -

intergénérationnelle (transformée par l'essor de l' individualisme)

Fonds privés destinés aux retraités ayant cotisé (individuellement) - Développement des sociétés de services et d'aide à la personne (demande largement supérieure aux offres dans ce secteur) - Développement des systèmes de maisons de retraite (demande également supérieure aux offres dans ce secteur du care en Inde)

Au niveau de l'étude. familles socialement aisées et indépendantes financièrement

Parents vieillissants de !'étude ont accès à ces services de prise en charge (accès directs ou indirects par le biais des enfants ayant migré) - Influence du genre et de la situation maritale des parents vieillissants dans la hiérarchie familiale (processus décisionnels) : • Les couples sont davantage acteurs que les parents seuls • Les femmes ont une situation

• plus fragile i • Les veuves dépendantes des choix de leurs fils

Autrepart (57-58), 20ll

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Sarah Lamb semble affinner que les personnes âgées, indépendamment de leur sexe, détiennent le pouvoir décisionnel. Il apparaît dans notre étude que ce n'est pas le cas. Les situations de veuvage montrent que la place dans les processus décisionnels dépend notamment du genre. Les hommes conservent en effet leur position dans la hiérarchie familiale et sont acteurs des choix qui les concernent, comme, par exemple, celui d'une installation dans une maison de retraite. Les veuves, en revanche, ont plus rarement l'indépendance économique de leurs époux et influencent nettement moins les décisions concernant leur situation. Elles dépen­dent le plus souvent de leur fils, garant et responsable moralement et économi­quement de ses parents, auquel revient prioritairement le financement de leur prise en charge.

La transnationalisation des familles modifie les arrangements résidentiels, et les enfants prennent parfois la décision de placer leurs parents dans des institutions comme les maisons de retraite. Dans la plupart des situations, ils assurent direc­tement le financement de ces installations. Sur les vingt-deux parents vieillissants en maison de retraite interrogés, plus des deux tiers sont financés par leurs enfants installés à l'étranger. Les hommes que nous avons interrogés qui sont dans cette situation résidentielle ont tous décidé avec leurs enfants de cette installation. Les femmes sont beaucoup moins intégrées à ces décisions, et la moitié considèrent « subir le choix et les décisions de leurs enfants sans pouvoir influencer le résultat »

(Amrith). Les femmes veuves subissant ces décisions sont, par ailleurs, toutes dépendantes économiquement de leurs enfants.

En Inde, au-delà des ashrams et des solutions proposées par les organisations non gouvernementales, il existe encore très peu d'institutions dédiées aux per­sonnes âgées. L'institutîonnalisation des aînés reste souvent perçue comme un abandon, et le concept est refusé par beaucoup de familles de la classe moyenne. Les maisons de retraite fréquentées dans notre étude s'apparentent davantage à des établissements de standing, sortes de résidences pour personnes âgées. Il sem­blerait que les familles transnationales rencontrées soient plus enclines à adopter ces pratiques - les expériences des NRI dans des pays occidentaux, où la culture du care est orientée vers les institutions, pourraient en être une explication.

Le modèle unique de relations parents-enfants connaît des difficultés dans la réalité de !'organisation des prises en charge. Les femmes et les veuves deviennent particulièrement dépendantes des choix de leurs enfants et vivent parfois diffici­lement les nouvelles organisations de solidarité. Le genre et la situation maritale sont donc deux indicateurs qui orientent, voire conditionnent, le rôle des parents vieillissants et leur place dans les processus décisionnels familiaux.

En plus de ces facteurs structurels et des enjeux de pouvoir décisionnel, pré­cisons l'importance des facteurs économiques dans la manière dont les personnes vivent l'unité familiale à distance. Les visites et les communications sont des services payants. Dans les situations traditionnelles de cohabitation intergénéra­tionnelles, ces prises en charge n'ont pas de coût direct, il n'y a pas de prix établi pour ces solidarités familiales. Dans notre étude, les familles transnationales ont

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les moyens économiques de s'adapter à leur condition d'éloignement. Un des éléments les plus influents dans l'organisation des prises en charge à distance est la capacité des individus d'une même famille à mettre en œuvre les activités permettant d'assurer les liens et le maintien de l'espace familial à distance. Cette notion de capacité mise en pratique par les auteurs du « mode/ of transnational caregiving » se réfère aux possibilités individuelles et familiales (ressources finan­cières, mobilité, disponibilité, temps, etc.).

Finalement, tous ces micro-facteurs personnels orientent les décisions relatives à l'organisation et aux formes à donner aux solidarités en fonction de la volonté individuelle et familiale. Cette volonté est directement liée à la «construction culturelle du sens des obligations, des besoins des personnes âgées» [Lamb, 2009]. En Inde, le sens des obligations familiales est très fort. L'activation des médias de transaction comme les visites et les outils de communication permet de répondre au devoir de protection (contre-don) et à 1' obligation culturelle et sociale de prise en charge à distance des parents. Le modèle développé par Baldassar, Baldock et Wilding [2006] à propos des prises en charge dans un contexte transnational sou­ligne que les notions d'obligation et de négociation sont très présentes dans les processus décisionnels. Les familles transnationales indiennes renforcent ce modèle en insistant sur l'importance des obligations et de l'ensemble des construc­tions culturelles des prises en charge.

Les prises en charge se structurent et s'organisent dans des contextes différents, où le sens culturel du care 7, la responsabilité des générations et la perception des besoins varient. Dans ce sens, la culture indienne structure également les solida­rités dans une dimension transnationale. La famille indienne transnationale illustre une structure sociale en réseau serré [Bott, 1971 ], exerçant une « pression norma­tive sur ses membres» [Hily, Berthomière, Mihaylova, 2004].

Du transfert à la monétarisation des solidarités familiales L'articulation des solidarités intergénérationnelles repose principalement sur

le principe de réciprocité dans les familles locales et transnationales. Les dimen­sions de ces solidarités sont évaluées en fonction de critères structurels et fonc­tionnels, eux-mêmes conditionnés par l'ensemble de facteurs présentés dans la partie précédente (tableau l ). Ce sont donc des facteurs macro, méso et micro qui construisent l'articulation des solidarités intergénérationnelles. Dans le cas des familles indiennes marquées par la décohabitation intergénérationnelle, on observe des conséquences directes sur lorganisation des prises en charge. En effet, en

7. La notion de care permet une approche systémique des solidarités et des prises en charge à l'attention des personnes âgées. Le care se réfère aux activités de «prendre soin de"· «s'occuper de"• «se soucier de », etc. Il n'existe pas de terminologie française pouvant remplacer ce que représente en un seul mot cette notion. Le care offre une acceptation large des prises en charges physiques. émotionnelles, morales, etc. Les études réalisées sur cette notion et sur Je carework tentent de comprendre les relations et les dynamiques de care dans et entre les familles, les États et les marchés et proposent une réflexion autour des relations payantes ou gratuites de care [Misra J .. 2007],

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plus des impacts de micro-facteurs comme le genre, la situation maritale ou les capacités financières, les répercussions de la décohabitation intergénérationnelle peuvent s'observer sur les facteurs macro, et principalement méso, puisque le système de prise en charge des personnes âgées est quasiment inexistant en Inde [Martin, 2010]. L'État n'est pas pourvoyeur de care et n'a pas pour fonction d'en assumer la responsabilité à lattention des personnes vieillissantes, et plus large­ment de prendre en charge les dépendances. Signe de cette absence d'engagement social, l'État a précisé les devoirs et les responsabilités familiaux en votant en 2008 une loi qui oblige les enfants « à assurer l'entretien et le bien-être de leurs parents âgés de plus de 60 ans» et qui prévoit des peines pouvant aller jusqu'à trois mois d'emprisonnement 8 • Alors que le système des familles élargies connaît une période de changements, cette façon de donner un cadre légal aux relations intergénérationnelles affirme la place centrale accordée à la famille dans la prise en charge des personnes âgées.

La transnationalisation des familles et l'organisation des prises en charge à distance permettent finalement d'observer les conséquences de la décohabitation intergénérationnelle sur les facteurs mésa. Compte tenu des conditions démogra­phiques et des mobilités des jeunes générations, la demande de prise en charge des parents vieillissants ne saurait diminuer en Inde. Une partie de la population et des familles indiennes concernées par la décohabitation intergénérationnelle cherchent de nouveaux médias de solidarités. En l'absence de solution macro, le seul secteur susceptible de devenir le relais des solidarités familiales est privé (mésa). Cette demande a donc un effet d'appel sur le marché des services à la personne (marché du care institutionnalisé en Inde 9). Les sociétés de services à la personne deviendront-elles les nouveaux médias des solidarités intergénération­nelles ? Le transfert des solidarités familiales, privées et intergénérationnelles vers le marché permet-il d'assurer les prises en charge des personnes âgées? Quelles sont les limites de cette marchandisation des solidarités ?

D'après les résultats d'études sur les familles transnationales menées sous la direction de Baldassar, l'importance culturelle des obligations relatives aux soli­darités influence tous les facteurs (macro, mésa et micro) des prises en charge et « la notion culturelle des prises en charge influence le développement public des services nécessaires» [Baldassar, Baldock, Wilding. 2002]. Cette relation ne sau­rait être affirmée dans le contexte de notre étude, sur un milieu familial indien aisé, où le développement des services nécessaires aux prises en charge s'effectue spécifiquement au niveau du secteur privé. Le secteur du care et des maisons de retraite reflète finalement les inégalités sociales majeures que connaît le pays. En l'absence de système de prise en charge organisé nationalement [Martin, 2010), le secteur du care se développe à deux vitesses. Des organisations et des

8. «Law to Protect Elderly in lndia », BBC News, http ://news.bbc.co.uk/2/hi/south_asia/7132697.stm (page consultée le 10 janvier 20 ! 1 J.

9. Les personnes âgées interrogées bénéficiant de ce type de service résidaient en maison de retraite. Dans deux situations seulement des personnes vivant encore chez elles avaient recours à ces services marchands d'aide à domicile.

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institutions subventionnées ponctuellement par l'État viennent en aide au plus démunis, et des structures de luxe se développent à l'attention des catégories plus aisées. Les familles transnationales rencontrées à Chennai pour notre enquête se réfèrent systématiquement au secteur privé pour le care et la santé - la quasi­totalité des personnes rencontrées déclarent notamment recourir aux cliniques pri­vées plutôt qu'à l'hôpital public. Ces pratiques de care, clairement orientées vers une monétarisation (contractualisation) des solidarités intergénérationnelles, res­tent minoritaires en Inde, mais on peut supposer qu'elles sont appelées à se déve­lopper, précisément auprès des parents d'indiens expatriés dans les pays où la protection sociale étatique est peu développée, comme les États-Unis, le Canada, l'Angleterre ou Singapour.

Dans ce sens, des études complémentaires auprès des NRI permettront d' éva­luer les liens hypothétiques entre cette organisation transnationale de la famille, les normes, valeurs et modes de vie des Indiens expatriés, et les formes de sociétés de services aux personnes Les fonctionnements du care des pays d'émi­gration influencent-ils les pratiques des NRI et orientent-ils finalement la dyna­mique locale de l'offre en Inde? Pour les responsables d'institutions rencontrés à Chennai, si la population cible de leur activité correspond effectivement aux personnes âgées, la clientèle visée est celle des enfants-adultes, payeurs à 90 % de l'installation de leurs parents en institution 10

• Cette vision du marché du care conditionne l'offre proposée et les stratégies commerciales adoptées 11

Conclusion

La décohabitation intergénérationnelle dans le cadre de la famille transnationale entraîne une perturbation de !'espace familial dont les enjeux sont multiples. Cette étude offre une analyse des enjeux de care, de prise en charge, de solidarités intergénérationnelles et permet de mettre en lumière un aspect peu analysé dans les recherches sur les solidarités familiales transnationales: l'appréciation des parents vieillissants. Finalement, si les médias de transaction des solidarités ont évolué du fait de la situation en archipel des unités familiales, les phases de don et de dette structurent toujours les échanges entre enfants-adultes (NRI) installés au Nord et leurs parents vieillissants à Chennai. Toutes choses égales par ailleurs, la réciprocité intergénérationnelle est maintenue. L'absence physique des enfants­adultes réorganise effectivement les solidarités intergénérationnelles et les modes de prise en charge dans le cadre de familles transnationales, mais la fonction de ces solidarités reste et semble même complétée par le lien et l'attachement au pays des migrants 12

• Comme l'a affirmé Loretta Baldassar, la distance entre les unités

10. Données recueillies dans la maison de retraite Classik Kudumbam à Chennai. septembre 2010 («payeurs directs et indirect" des frais de I' im,titution).

11. Utilisation privilégiée de lInternet en plus des supports traditionnels de presse pour diffuser les solutions de rare orooosiees.

12. Des terrain auprès des Indiens expatriés permettront de compléter cette approche des solidarités intergénérationnelles dans le cadre de familles transnationales. Si les relations intergénération-

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familiales ne doit pas être perçue comme un obstacle, l'accès aux nouveaux médias de prise en charge peut en revanche limiter le fonctionnement transnationalisé des solidarités. Lorsque les conditions nécessaires sont réunies, les expériences trans­nationales des parents vieillissants en Inde semble être aussi positive que celles présentées dans d'autres études [Zechner, 2007 ; Wilding, 2008 ; Baldassar, Baldock, Wilding, 2006]. L'étude des relations de solidarités des familles transna­tionales indiennes et de l'organisation des visites met également en lumière un territoire résidentiel circulatoire entre les nœuds familiaux [Tarrius, 1995].

Si les relations de personnes et les modes de prise en charge se maintiennent pour ces familles transnationales, il sera intéressant de mesurer dans d'autres recherches les conséquences de cette organisation à distance sur les secteurs éco­nomiques de service à la personne et des prises en charge. À défaut d'être présents au quotidien, les enfants font de plus en plus appel au marché pour répondre aux besoins de leurs parents afin de pallier leur absence, favorisant ainsi la monéta­risation des solidarités et des relations de care en général. Le développement des maisons de retraites, des sociétés de services et des réseaux sociaux à lattention des parents délaissés semble être un indicateur du dynamisme de ces nouvelles activités.

À l'avenir, les dynamiques de transfert et de monétarisation du care présentées pourraient-elles conduire à de nouvelles formes familiales en dehors des facteurs contraignants de décohabitation intergénérationnelle ? La décohabitation intergé­nérationnelle illustrée par la migration internationale d'une génération conduit notamment dans notre étude, à une institutionnalisation des relations de care. Ce bouleversement est à l'origine des nouvelles modalités de prise en charge des aînés en Inde. Cette tendance s'inversera-t-elle avec le développement du secteur marchand? Cette «offre de care institutionnalisée» deviendra-t-elle un facteur de décohabitation et un modèle de care?

L'introduction de la monnaie dans l'espace familial privé conduira-t-elle à de nouvelles formes d'inégalités sociales et d'inégalités de care localement? Pour l'instant, le secteur privé régule l'offre et fixe les prix du care (sans nonnes nationales particulières pour ces établissements de services). Il maîtrise le marché des prises en charge à !'attention des personnes âgées. L'accès à ces sociétés est donc limité de fait par les ressources individuelles et familiales des personnes souhaitant bénéficier de tels services.

En l'absence d'études comparables, il n'est pas possible de poser de conclu­sions définitives sur l'organisation de ces familles transnationales indiennes aisées. Ces premiers matériaux permettent néanmoins de proposer des pistes de réflexion plus large concernant les conséquences de la décohabitation intergénérationnelle

nelles à distance permettent un maintien des solidarités envers les parents vieillissants au pays. elles offrent également un support de liens privilégiés avec le pays d'origine. Les interviews avec des parents à Chennai ont soulevé des éléments allant dans ce sens (les communications téléphoniques sont notamment des moments favorisant les échanges dans la langue maternelle, le tamoul).

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sur les solidarités familiales, sur les activités économiques et sur le secteur des prises en charge des personnes âgées dans le Sud.

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Les frontières des relations familiales dans l'archipel des Comores

Juliette Sakoyan *

Insularisée sur le plan géographique, politique, samtalfe [Sakoyan, 2010] et économique, l'Union des Comores est une société d'émigration, avec un solde migratoire largement négatif. En tant qu'archipel, l'espace vécu de la famille s'est construit entre les îles, mais aussi vers les rives des territoires régionaux et, le long de l'axe occidental, vers la France métropolitaine. Aujourd'hui, la plupart des familles dispersées sur l'archipel des Comores sont d'abord des familles frag­mentées de part et d'autre d'une frontière politique désormais considérée comme européenne. Lorsque c'est la maladie d'un enfant qui est à l'origine d'une disper­sion familiale (ou de l'extension de cette dispersion) dans une logique d'accès aux soins, les liens à distance sont mis à l'épreuve de manière spécifique. Cet article contribue à la réflexion sur les familles transnationales à partir d'une ana­lyse anthropologique des réseaux autour d'enfants malades, dans un archipel où les traditions migratoires insulaires se reformulent désormais à !'aune de contraintes circulatoires fortes 1

Instaurée en 1976 lorsque les Mahorais ont réaffirmé par référendum leur volonté de rester sous administration française, la frontière entre Mayotte et les Comores s'est renforcée en 1995 par l'introduction d'un visa de circulation pour les Comoriens des trois autres îles. Ce visa a institué à Mayotte la figure du clandestin et créé celle de l'étranger en situation irrégulière (ESI). Plus récemment, en 2005, la sécurité sociale introduite à Mayotte distinguait affiliés et non-affiliés (c'est-à-dire les ESI en devoir d'honorer les frais médicaux dans un système de soins dont la gratuité était la trace coloniale d'une reconnaissance indifférenciée de l'autre) 2

* Centre Norbert Elias, EHESS-Marseille. 1. Les données exposées dans cet article datent dans années 2005-2008 : elles ne reflètent donc pas la

réalité strictement contemporaine de la politique migratoire à Mayotte, ce qui n'est pas l'objectif principal de cet article. Le collectif Migrants Outre-Mer effectue une veille très précise de la situation de Mayotte : http://www.migrantsoutremer.org.

2. En effet, le processus de séparation politique a fait suite à une longue période de catégorisation indifférenciée des insulaires: lorsque l'ensemble de l'archipel a été rattaché à Madagascar en 1912 sous le statut de «dépendances», l'ensemble de ses ressortissants ont été placés dans la catégorie des «sujets

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Ainsi, alors que les habitants de Mayotte ont poursuivi le processus d'assimi­lation citoyenne, les autres insulaires sont devenus des ~~ surnuméraires » [Castel, Haroche, 2001] sur le sol français de Mayotte 3• Aujourd'hui, alors qu'un obser­vatoire des mineurs isolés est mis en place à Mayotte .i parce que leurs parents ont été reconduits à la frontière, il peut être utile de considérer la dispersion familiale dans l'archipel des Comores en articulant différentes échelles de grandeur, conjoin­tement à une historicisation des conditions de vie transnationales.

Cet article progresse par strates d'analyse qui, chacune, correspond à une échelle de grandeur et de temporalité éclairant un pan des conditions de vie trans­nationales. À l'issue d'un préalable théorique et méthodologique, on propose d'abord de considérer l'ensemble de l'archipel dans une temporalité longue, afin de parcourir certaines étapes de la construction de l'espace politique ayant défini les statuts des personnes et influencé leurs modalités de circulation. C'est sur l'espace des migrations sanitaires que l'on s'arrêtera ensuite afin de montrer comment les trajectoires contemporaines, qu'elles soient autonomes ou institu­tionnelles, se sont dessinées sur des axes coloniaux. Le troisième angle d'analyse considère l'institutionnalisation de l'axe Comores -Mayotte La Réunion: l'eth­nographie du dispositif d'évacuations sanitaires et sa mise en perspective diachro­nique dévoilent différentes formes de reconnaissance institutionnelle des liens familiaux et leur indexation à la configuration politique de l'espace. Or, si ces politiques institutionnelles de care 5 déterminent certaines conditions de vie trans­nationales pour les familles, ces dernières disposent d'un héritage migratoire qui leur permet de continuer à circuler et à communiquer à distance. Aussi, les deux derniers temps de cet article exposent-ils ces conditions de vie à distance à partir de deux cas ethnographiques. Le premier illustre la manière dont la frontière politique de l'archipel entraîne la pérennisation d'une dispersion qui, au départ, n'est censée être que provisoire. Le second cas, tout en témoignant de la vivacité de l'héritage migratoire des insulaires, permet d'insister sur la continuité de cer­taines frontières qui, en amont du partage politique de l'archipel, façonnent les liens à distance autour d'un enfant malade.

français»; en 1946, l'évolution en territoire <l'outre-mer a permis à tous les insulaires d'accéder à la nationalité française, bien qu'il ne s'agisse pas d'une pleine citoyenneté [Dimier, 2005]. Il faut remonter plus loin dans le temps pour retrouver une catégorisation des insulaires sous deux statuts : de 1841 à 1912. seuls les Mahorais sont des " sujets coloniaux » de la France. alors que les autres Comoriens sont sujets de leurs sultans et constituent une main-d'œuvre servile dans un système d'économie de plantation mis en place tant bien que mal à Mayotte.

3. Les estimations du secrétariat à l'Outre-mer en 2005 évaluaient la proportion des ES! à Mayotte à un tiers de la population, dont la quasi-totalité est des Comoriens d'origine anjouanaise en majorité.

4. Des informations relatives à la création et aux enjeux de cet observatoire sont consultables sur le site du collectif Migrants Outre-Mer: http://www.migrantsoutremer.org/Observatoire-des-mineurs-isoles-a.

5. Les travaux relatifs aux éthiques et politiques du care se sont constitués à la suite de l'étude de C. Gilligan [1982]. Le terme anglais est conservé dans l'article en raison de sa richesse polysémique. Dans un registre affectif, le care est une disposition éthique à l'égard de l'autre que l'on peut traduire par l'empathie: dans un registre cognitif. le care s'exprime comme un souci ou une attention à l'égard de l'autre: enfin. dans un registre pratique, le care renvoie à une activité, pouvant être un travail. qui relève du soin [Garreau, 2008]. Ainsi le care doit être considéré comme une pratique sociale fTronto. 2005].

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Posture, méthode et matériaux

On s'accorde à rattacher la définition de «transnational» à la densité et à la fréquence des liens à distance [Portes, 1999]. Mais un malentendu nourrit souvent la lecture qu'on en a en France. Alors que la notion de «transnational», telle qu'elle a été construite aux États-Unis [Basch et al., cités par Portes, 1999], ren­voie initialement aux liens bipolaires des migrants, elle s'apparente en revanche en France à l'idée d'une identité déterritorialisée. La bipolarisation du phénomène migratoire existe en France depuis les travaux d' A. Say ad des années 1970, de sorte que l'intérêt qui s'y est développé autour du vocable "transnational» a consisté à traiter des liens multipolaires. Dès les années 1990, A. Tarrius avait complexifié la lecture bipolaire du phénomène migratoire en termes de « trans­migration »,où les espaces ne sont plus seulement ceux des départs et des arrivées, mais ceux où circulent les migrants l 1996], « au-delà des États-nations » [200 l]. C'est donc dans ce sillage que la notion de transnational est souvent reçue et utilisée en France, sans pour autant faire l'objet d'une discussion explicite sur la géométrie des réseaux migratoires visés.

Ce possible malentendu écarté, on peut avancer ce qui nous occupe dans cet article qui, d'une part, privilégie comme espace de dispersion celui de l'archipel et, d'autre part, présente essentiellement des liens bipolaires entre l'une des îles de l'Union des Comores et Mayotte. Notre problématique se situe non pas au niveau du sens que recouvre la notion, mais au niveau de l'enjeu épistémologique qu'elle pose en se présentant comme novatrice. C'est cela que pointe R. Waldinger [2006], pour qui le concept de transnational pèche par son présentisme, qui fait croire que les phénomènes auxquels il se rapporte sont nouveaux, et par ses efforts pour s'historiciser, qui sont basés exclusivement sur le mode de la récurrence. Or, pour Waldinger, l'intérêt porté aux liens transnationaux doit avant tout permettre de comprendre « comment et pour­quoi "maintenant" - quel que soit Ie moment - diffère de "avant" » [2006, p. 32]. C'est dans cette perspective qu'est ici traitée la singularité contemporaine des phé­nomènes transnationaux dans l'archipel des Comores.

Les données exposées sont issues d'une recherche de doctorat portant sur les migrations sanitaires entre l'archipel des Comores et la France [Sakoyan, 2010]. Cette recherche s'est appuyée sur vingt études de cas constituées autour de la trajectoire hospitalière d'un enfant. Chaque trajectoire relie différents sites (Comores, Mayotte, La Réunion, Métropole) et met en relation différents acteurs professionnels et profanes (familles, acteurs communautaires, bénévoles) dans un réseau de care. Ce corpus peut être regroupé en trois catégories formant des couples de comparaison : des familles comoriennes de l'Union des Comores par­ties clandestinement vers Mayotte pour soigner leur enfant versus des familles parties dans le cadre d'évacuations sanitaires; des familles comoriennes à Mayotte en situation irrégulière versus régulière, et dont la maladie de l'enfant conduit à une évacuation sanitaire vers la Réunion et, le cas échéant, la Métropole ; enfin des familles mahoraises de nationalité française confrontées à une évacuation sani­taire, avant, pendant et après l'instauration de la sécurité sociale.

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Quelques mots sur l'élaboration des cas. Tout d'abord, ce sont ceux dont les professionnels du secteur hospitalier ont fait état : en ce sens, un cas préexiste à l'intérêt que lui portera un chercheur. Ensuite, ils ont été construits dans le cadre d'une approche multisite où le principe dufollow [Marcus, 19951 a conduit à inves­tiguer chaque trajectoire d'enfant de manière polyphonique: à partir des discours de différents acteurs (plusieurs membres de la famille, plusieurs professionnels de santé), dans différents registres rhétoriques (dossiers sociaux et médicaux, entre­tiens), en prenant en compte des époques différentes pour éclairer le contexte des trajectoires. Enfin et par conséquent, les cas ne sont pas nécessairement équivalents du point de vue de la quantité et de la qualité des données, notamment parce qu'ils s'élaborent dans une approche de type indiciaire [Ginzburg, 1980]. Mais l'enjeu est ici de considérer que l'indice est moins matière à conjecture qu'objet d'analyse. Aussi, par exemple, l'impossibilité de «retrouver» la mère de certains enfants durant l'enquête n'a-t-elle pas constitué une limite ethnographique, mais un révé­lateur des contraintes circulatoires de l'espace ethnographié et donc, comme on le montrera, la précarité des liens familiaux interîles.

Histoire coloniale d'un espace de circulations et d'un savoir-vivre à distance

Comme centre de recrutement et de redistribution humaine 6 dans un contexte d'économie de plantation, c'est l'ensemble de l'archipel qui a d'abord fait l'objet d'un trafic vers La Réunion, puis c'est Mayotte qui, à partir des années 1840, a été approvisionnée par les trois autres îles. Mayotte cristallise un paradoxe démo­graphique. Alors qu'elle manquait de main-d'œuvre servile dans les années 1850, les acteurs politiques attribuent aujourd'hui la lenteur de son développement au surplus démographique que représente la frange comorienne de la population.

Tardive, la colonisation de Mayotte en 1841 correspond à !'obligation de n'engager que des travailleurs libres sur les exploitations. Ainsi, les premières lois sur l'immigration à Mayotte voient le jour en 1844: tout individu s'engageant pour travailler devait prouver qu'il était depuis au moins deux ans dans l'île pour­voyeuse, et qu'il était libre depuis au moins un an [Forest, 2002]. Cependant, des détournements auront lieu : des esclaves (certains, africains) seront loués au titre de travailleurs « engagés » sur le seuil de Mayotte [Forest, 2002, p. 107 ; Sidi, 2002, p. 101]. Seules les autres îles des Comores resteront donc des foyers de recrutement ouverts pour les planteurs de Mayotte, qui souffrent d'un manque criant de main-d'œuvre à cause du départ des anciens esclaves affranchis et de la fermeture des lieux d'approvisionnement (la côte est-africaine et Madagascar).

Aujourd'hui, l'île de Mayotte est la première destination des migrations internes. Entre les recensements de 1991 [Vivier, 1999] et 2003 [Hachimi, 2007],

6. Et ce. depuis plusieurs siècles· M. M'trengoueni cite un passage du Livre de la Mer datant de 1521 qui décrit Mayotte comme un " " centre d'élevage des esclaves " dans le réseau commercial développé entre la côte africaine, l'Arabie, la Perse et l'Inde» [2002, p. 142].

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on constate en effet une inversion du lieu principal d'émigration : alors que les départs ont concerné majoritairement la France métropolitaine entre 1988 et 1991, ils se font surtout vers Mayotte entre 1998 et 2003. Selon les deux recensements, ce sont les Anjouanais qui composent la majorité des émigrants vers Mayotte. Anjouan est l'île d'émigration la plus active à l'échelle de l'archipel, parce que c'est là que les problèmes fonciers et démographiques engendrés par la colonisa­tion sont les plus prégnants [Sidi, 1998]. Les migrations anjouanaises s'effectuent davantage au sein de réseaux internes : ceux qui manquent de terres se dirigent vers Mohéli ou bien Moroni, où ils occupent des petits emplois salariés, souvent chauffeurs de taxi [Blanchy, 1998]. Le «savoir-migrer» anjouanais s'exerce à l'échelle de l'archipel alors que les Grand Comoriens ont développé des réseaux plus globaux.

Dès les années 1870, ces derniers ont assisté au départ des leurs, et la majorité de ces premiers départs a constitué des vagues d'émigration de« gens d'un pays» partageant rattachement à un même territoire. Cette configuration collective et territoriale perdure encore aujourd'hui et supporte les liens transnationaux des migrants comoriens, notamment au travers de l'exercice déterritorialisé de l'auto­rité notabilière entre la France et la Grande Comore [Blanchy, 2004]. Au milieu des années 1860, l'inauguration de la ligne des messageries maritimes reliant l'île Maurice, La Réunion, Diego-Suarez, Majunga, les Comores, Zanzibar et Marseille via la Mer Rouge entraîne la création de deux couloirs migratoires, l'un vers Zanzibar et r autre vers Madagascar [Vivier, 1996]. Avant de devenir un « pôle d'attraction religieux » aux XIX' et XX' siècles, Zanzibar a d'abord représenté un «refuge politique» [Blanchy, 1998]. En Grande Comore par exemple, le« règne » du planteur Humblot acculera 15 000 personnes dépossédées de leur propriété à quitter l'île pour se rendre à Zanzibar [Blanchy, Pobéguin, 2007, p. 51 ; Sidi, 2002, p. 109].

Tour à tour cause des mouvements migratoires - que les personnes soient déplacées comme main-d'œuvre ou qu'elles fuient les conditions locales de tra­vail puis moyen de circulation, l'entreprise coloniale a également tracé les axes des réseaux migratoires. À partir de 1912, Madagascar s'impose dans les orien­tations migratoires des Comoriens. En devenant le centre administratif d'un ensemble colonial nommé « Madagascar et dépendances », la grande île supplante Zanzibar et s'affirme bientôt comme centre de formation des élites de l'archipel (Ibrahime, 2008; Richard, 2009]. À l'école Le Myre-de-Vilers se côtoient alors des étudiants originaires de l'ensemble de l'archipel, le système éducatif étant peu développé à Mayotte, comme sur les autres îles. Entre Madagascar et les Comores, « un mouvement constant entre les communautés comoriennes et leurs îles d'ori­gine maintenait les liens familiaux et entretenait le particularisme des originaires de chacune des îles. Il s'est ainsi constitué des associations d'entraide et d'amitié et des clubs groupant les originaires d'un même canton» [Delval, 1979, p. 99]. La destination malgache a contribué à dessiner l'axe migratoire vers la France métropolitaine : c'est sur la grande île que les hommes s'engagent dans larmée pendant la seconde guerre mondiale, puis comme cuisiniers dans la marine

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marchande. Ce sont eux qui seront à l'origine des premiers regroupements fami­liaux, suite à la crise de la marine des années 1950 et au tournant de la politique migratoire en France des années 1970.

Ces installations en France sont concomitantes des reflux régionaux de part et d'autre de l'archipel. Le tournant des indépendances au cours de la décennie 1960-1970 crée en effet des difficultés de circulation et de statut de citoyenneté sur les anciennes terres d'accueil. À Madagascar, à partir de l'indépendance en 1961, le statut juridique des Comoriens ne va pas cesser de se précariser. En tant qu'étrangers de nationalité française, ils doivent verser une caution d'immigrants à leur arrivée, puis avec l'indépendance des Comores en 1975, ils perdent toute représentation diplomatique. C'est alors qu'un repli sur l'archipel s'est amorcé, qui prendra un essor brutal en 1977, lors des événements de Majunga. Dix ans auparavant, les ressortissants comoriens de Tanzanie avaient connu une exclusion sociale similaire. Accusés de faire allégeance à la France, mais en réalité déran­geant de par leur « insertion économique » [Vivier, 1999, p. 65], ils avaient été sommés de quitter le territoire tanzanien, et, deux ans plus tard, ils étaient déchus de leur nationalité. Les enjeux démographiques de ces retours massifs ont préoc­cupé !'administration française, dont les correspondances présentent, dès le milieu des années 1960, le phénomène d'émigration comme le seul support à la stabilité démographique de l'archipel 7•

L'espace transnational du soin: migrations autonomes et évacuations sanitaires

En dépit du fait que les catégories statistiques sont à nuancer, car elles ne confèrent pas de visibilité à la juxtaposition des motifs à l'échelle individuelle ni à certaines logiques émiques - comme le motif coutumier qui prévaut en Grande Comore 8 ces catégories demeurent utiles pour esquisser des tendances. Les données du recensement de 2003 situent au premier rang les raisons économiques pour lensemble du pays, mais dévoilent des différences importantes entre les îles en termes relatifs. Les anjouanais partent principalement pour des raisons fami­liales, et c'est en Grande Comore que le motif sanitaire est le plus représenté. C'était déjà le cas dans le précédent recensement analysé par G. Vivier [ 1999, p. 168]. En considérant le classement des motifs d'émigration par île, on constate que, pour chaque île, le motif sanitaire intervient en quatrième position. Le carac­tère mineur du motif sanitaire, mis au jour ici à partir des données de recensement recueillies en Union des Comores, correspond aux conclusions du rapport INSERM sur Santé et migration à Mayotte de 2008 : « Au total, 11 % de la population migrante née à l'étranger ont migré et/ou se sont installés pour raisons de santé et/ou pour traiter une maladie chronique connue. La majorité de la

7. Aix-en-Provence, Archives de r ANOM. série DELC0-3. notamment année 1967. 8. S. Blanchy a souligné le rôle de la migration dans la hiérarchie sociale. comme « 'tratégîe [explicite]

de reclassement,, [2005. p. 924],

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population étrangère a migré pour des raisons économiques (50 % ) et familiales (26 %). ))

Outre le fait que les migrations sanitaires ne sont pas quantitativement impor­tantes, le faible taux d'entrées à Mayotte pour raison thérapeutique suggère que la population comorienne répond autrement à son insularité sanitaire. L'aide des membres de la famille émigrés en France est notoire en matière de santé, et les données recueillies auprès de 1' ensemble des acteurs comoriens traduisent non seulement la continuité de certains couloirs migratoires, particulièrement l'axe malgache, qui a occupé une position de centre sanitaire sous la colonisation 9,

mais aussi de nouvelles destinations régionales (île Maurice) ou plus lointaines (Égypte). La comparaison de l'activité des compagnies aériennes 10 montre que la compagnie Yemenia, qui dessert la France métropolitaine via Sanaa, est la plus active, et qu'il y a plus de vols vers l'Afrique de l'Est que vers Madagascar. Ces données de circulation (et non plus seulement de migration comme c'est le cas dans le recensement), croisées avec les données ethnographiques, montrent que Dar Es Salaam est un centre régional important pour les circulations thérapeuti­ques des Comoriens de Ngazidja.

De par son ancrage dans l'espace colonial et postcolonial, laxe thérapeutique Comores - Mayotte La Réunion articule des migrations autonomes et des dis­positifs institutionnels d'accès à des soins délocalisés. Les trajectoires thérapeu­tiques peuvent être successivement autonomes puis institutionnelles. Ces der­nières sont encadrées par deux dispositifs de soins délocalisés : d'une part, les évacuations sanitaires entre l'Union des Comores et Mayotte ; et celles entre Mayotte, La Réunion et, éventuellement, la Métropole d'autre part. Le premier dispositif a été créé au début des années 2000 à l'initiative d'acteurs locaux dans le cadre de conventions interhospitalières entre les établissements de référence aux Comores et le Centre hospitalier de Mayotte (CHM). Tout en participant d'une forme de reconnaissance des autres insulaires, il vise à rationaliser des flux migratoires. Le second dispositif est une composante du système de soins de Mayotte mise en place en 1976, qui n'a cessé de s'optimiser depuis lors. La principale condition aux évacuations sanitaires Comores-Mayotte est que le pla­teau technique mahorais soit suffisant, ce qui indique que les deux dispositifs ne sont pas enchâssés : de fait, un malade vivant en Union des Comores et nécessitant une prise en charge à La Réunion aura plus de chance d'y accéder en se rendant clandestinement à Mayotte qu'en faisant une demande d' « EV ASAN » (contraction d' « évacuation sanitaire », utilisée par les profes­sionnels) vers Mayotte.

9. Elle a constitué le pôle d·orientation des évacuations sanitaires de l"archipeljusqu'à la fin des années 1960. dans un contexte où son plateau technique est plus performant [Sakoyan. 2010] et où les services du haut-commissariat conservent le contrôle administratif et financier du territoire des Comores [Richard. 2009. p. 39].

10. Comparaison effectuée à partir des statistiques de l'aéroport de Moroni 2002-2007 [Sakoyan. 2010, p. 307-308]

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La reconnaissance des liens familiaux dans les dispositifs d'évacuations sanitaires

Jusqu'en 2003, il n'était pas proposé aux parents de Mayotte d'accompagner leur enfant en évacuation sanitaire. Ainsi la reconnaissance des liens familiaux a-t-elle suivi un lent processus dans lequel les parents ont peu à peu été considérés par l'institution comme partenaires de la trajectoire hospitalière de leur enfant. Binti, évacuée en 1985 pour une leucémie et rencontrée en mai 2006 à l'âge adulte, expliquait que c'est seulement à son retour à Mayotte qu'elle put partager avec ses parents des bribes de sa trajectoire hospitalière : elle leur montrait des enfants chauves sur des reportages télévisés en leur disant : « Moi.j'étais comme ça quand j'avais cette maladie. » De son côté, sa mère, rencontrée en juillet 2005, se sou­venait de l'absence de communication qui avait duré plusieurs mois. Elle avait confié : « JI y a un moment où j'ai complètement oublié que j'avais cette enfant. »

C'est seulement depuis 2003 que l'accompagnement des parents français ou en situation régulière est pris en charge (d'abord par la collectivité, puis par la Sécurité sociale) lorsque l'enfant est transféré vers le site réunionnais et, le cas échéant, en Métropole. Si, pendant plusieurs années, les ESI étaient autorisés à accompagner leur enfant à La Réunion lorsqu'ils en avaient les moyens financiers, la préfecture ne leur délivre plus de laissez-passer depuis 2006. Aux Comores, les familles parvenant à ce que leur enfant fasse l'objet d'une demande puis d'un accord d'EVASAN sont peu nombreuses. Lorsque c'est le cas, l'accompagnement parental est rarement autorisé, et le paradoxe veut qu'un enfant emmené à Mayotte en kwassa-kwassa 11 bénéficie plus facilement de la présence de son parent auprès de lui 12

• Mais dès lors qu'il est évacué vers La Réunion, le parent reste à Mayotte, dans une situation de vide juridique. À Mayotte, la régularisation d'un seul parent d'enfant malade est possible si celui-ci est sur le territoire insulaire. Aucune loi n'encadre la situation des parents ESI en attente d'un enfant évacué à La Réunion ou en Métropole.

Une permanence téléphonique existe au service social du CHM : les parents des enfants évacués en Métropole ou à La Réunion s'y rendent, et l'auxiliaire sociale mahoraise contacte les services hospitaliers ou les familles d'accueil pour obtenir de leurs nouvelles. Globalement, le constat est que la quantité et la qualité des informations transmises sont contraintes par l'effort de traduction ainsi que par le rythme du temps de travail. II n'en reste pas moins que la connaissance des étapes parcourues par son enfant hospitalisé à distance, et notamment celle des dates d'interventions chirurgicales, permet au parent d'accéder à une temporalité de la prise en charge de son enfant et donc, me semble+il, de ne pas être exclu

11. Les kwassa-kwassa sont des barques en bois transportant clandestinement les individus d-Anjouan à Mayotte. Selon l'OECA (Observatoire de l'émigration clandestine anjouanaise). deux cents personnes périssent chaque année pendant la traversée.

12. À Mayotte au cours des années 2000. de nombreuses mesures d'ordonnance de placement provi­soire ont été prises par le service social du CHM pour placer les mineurs malades sous la tutelle de l'hôpital. Le paradoxe étam que cette procédure est illégale lorsqu'il n'y a pas de représentant légal de l'enfant et qu'en même temps, c'est pour cette raison qu'elle s'impose d'un point de vue médico-légal.

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du réseau de care 13• De fait, les parents ESI sont désormais écartés de ce dispositif,

puisque leurs déplacements sur l'île représentent une menace quotidienne d'expul­sion, bien qu'ils aient en leur possession le certificat médical fourni par le service de pédiatrie. Chacun sait, en effet, qu'en l'absence de cadre juridique précis, le rôle des certificats est soumis à l'aléatoire et à !'arbitraire des pratiques d'inter­pellation de la Police aux frontières (PAF).

Le cas de Nasma illustre la mise à récart des parents dans un réseau de care. Fillette anjouanaise âgée de 6 ans, elle est arrivée mutique au mois de février 2005 au service de réanimation du CHM, dans le cadre d'une évacuation sanitaire urgente Anjouan-Mayotte. À l'aéroport, elle avait été séparée de son père, qui s'était vu refuser l'embarquement. La situation de distance entre les parents et l'enfant est l'aboutissement d'un processus administratif, juridique et politique complexe: un père croit qu'il peut accompagner sa fille à Mayotte en évacuation sanitaire et ignore la réponse donnée par la commission du CHM qui, dans le dossier, mentionne que l'enfant peut être hospitalisée sans la pré­sence d'un parent.

L'inscription de la frontière politique dans les biographies familiales

La migration sanitaire constitue une rupture biographique dans l'ensemble d'une famille. Facteur de désorganisation familiale, elle peut devenir en dernière instance une chance sociale ci-dessous évidente du point de vue de la scolari­sation des enfants-, mais qui demeure contrebalancée par la séparation définitive d'un couple et quelquefois d'une fratrie.

En 2005, Zalhiata, originaire de Mohéli, est régulièrement hospitalisée en pédiatrie au CHM pour une psychose déficitaire associée à une épilepsie. Avant de venir à Mayotte, sa mère est d'abord partie à Moroni en Grande Comore pour un avis médical et, le cas échéant, un traitement. Après une errance de plusieurs années entre secteur biomédical et traditionnel, la mère a finalement décidé de prendre le kwas.sa vers Mayotte sur les conseils de son voisinage. Comme pour d'autres trajectoires, son époux avait manifesté son désaccord, de sorte qu'elle est partie en secret. C'est une banalité dans un travail sur la migration que de rappeler le danger que constitue un voyage en bateau clandestin, mais cela ne doit pas devenir un truisme. II s'agit ici d'un acte éthique fort par lequel un parent confronte son enfant et lui-même à un danger, après avoir fait face au dilemme de la sépa­ration familiale (qui part avec lenfant malade ? Qui reste avec les enfants en bonne santé?). Or ce dilemme se poursuit à Mayotte où, si l'état de santé de l'enfant malade est maîtrisé, la vie familiale est considérée comme insatisfaisante de part et d'autre de la frontière.

13. Dans une perspective straussienne. on peut poser la question autrement : dans quelle mesure les parents participent-ils et considèrent-ils qu·ils participent à cette trajectoire. à!'« arc de travail » [Strauss. 1992, p. 31] déployé autour de ]'enfant le long de la chaîne hospitalière ?

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« Au début, quand elle [Zalhiata] a commencé le traitement à Mayotte, elle allait mieux. Je pensais même à rentrer parce que je pensais aux autres qui étaient restés là-bas, mais tout d'un coup elle a recommencé les crises d'épilepsie, alors qu'elle prenait le médicament. Je suis allée voir Dr---, médecin mahorais. Je lui ai dit que je souhaitais repartir avec l'enfant et lui ai demandé de nous donner un stock de médicaments. Il m'a dit: "C'est une vie ... Cette enfant tu ne peux pas la ramener là-bas, il vaudrait mieux te mettre d'accord avec son père, pour rester vivre ici avec elle, s'il est d'accord. J'aimerais te dire qu'un enfant, c'est pas comparable à un mari [sous-entendu c'est plus important qu'un mari] et moi, j'oserais pas faire ce que tu dis". Il m'a dit de revenir le lendemain, j'y suis retournée et il m'a fait un certificat pour que je ramène à la préfecture. À la préfecture, on m'a demandé de trouver un passeport pour déposer une demande de régularisation pour soins. Je l'ai demandé à son père et c'est à ce moment-là qu'il s'est retourné contre moi. Il m'a dit que j'étais censée amener l'enfant à l'hôpital, mais pas rester vivre à Mayotte. Il m'a demandé de lui ramener son enfant. Je lui ai dit: "Fais-moi le passeport, comme ça je pourrai rentrer et revenir avec l'enfant quand il faudra"» (mère de Zalhiata, Mayotte, juillet 2005).

La mère de Zalhiata a finalement obtenu un titre de séjour pour soins, mais à chaque retour dans son village, elle constatait que ses autres enfants étaient livrés à eux-mêmes: leur père était pêcheur et s'absentait régulièrement de la maison; mais, alors qu'à Anjouan le système matrilinéaire et uxori-matrilocal est nuancé [Blanchy, 1992], à Mohéli comme en Grande Comore, il façonne les relations familiales et détermine l'organisation domestique. Désertée par une épouse, la maison familiale est avant tout un territoire féminin qui n'a plus son propriétaire. Durant la période où Zalhiata et sa mère étaient à Mayotte, la fille aînée s'occupait de l'entretien de la maison pendant que ses frères et sœurs étaient à l'école et le père en mer. Lorsque je rencontrai cette sœur aînée de Zalhiata à Mayotte. elle décrivit cette période de vie comme particulièrement difficile. Son propos, qui oscillait entre le français et le parler de Mohéli, évoqua un état de tristesse (hamu) et des« crises d'angoisse» (en français), pour définir la situation de fille séparée de sa mère et isolée dans la maison familiale. Elle a dit, devant sa mère qui participait à la discussion, que cet état !'empêchait d'exercer la responsabilité qui lui incombait: «Je pensais trop à ma mère, avec ce qui m'arrivait, j'avais même pas le temps de m'occuper des enfants, ils voulaient aller à !'école, aller en ville ... C'était moi qui étais la maman là ... Mais j'avais pas l'âge ... »

La jeune fille avait alors 16 ans et avait dû interrompre sa scolarité au collège. Pour leur part, les propos de la mère mettent en évidence la manière dont le dilemme maternel, qui se pose au moment de partir avec son enfant malade et de laisser les autres, se module à l'aune d'une logique d'immigration et non plus d'émigration:

«La première fois que je suis partie !de Mayotte au village], j'ai constaté que les ~utres n'allaient plus à l'école alors j'ai vendu un animal pour leur payer l'école. A chaque fois que je rentrais à Mayotte, les autres [enfants] m'appelaient en me disant : « maman, reviens on souffre». Je pouvais pas rester avec eux et laisser l'autre [Zalhiata] ici souffrir. .. J'ai essayé d'obtenir des papiers pour prendre mes enfants, ça n'a pas marché. Alors j'ai fait l'originale, j'ai vendu trois zébus, j'ai

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acheté des taules et j'ai couvert la maison en construction pour que les parpaings ne tombent pas, j'ai pris de l'argent pour le voyage de mes enfants et ce qui restait de cet argent je l'ai mis sur un compte. Ils sont venus et comme j'avais le titre de séjour j'ai pu les inscrire à l'école et moi me consacrer à celui de mes enfants qui souffre. »

Recueilli en 2005, ce récit illustre plus précisément létape en amont de I' immi­gration : celle de lancrage qui fixe les conditions de vie sur la base desquelles les parents auront à faire des choix biographiques et familiaux définitifs. Cette étape engage déjà une nouvelle ligne biographique qui s'imprime en premier lieu sur la séparation du couple. La mère de Zalhiata reprochait à son mari de ne pas les soutenir matériellement depuis qu'elle avait ramené auprès d'elle les autres enfants :

«À partir de là. mon mari est devenu différent. quand je lui demandais de l'aide il me disait qu'il ne pouvait rien faire pour moi, qu'il n'avait pas d'argent. Comme j'avais pris les enfants, il s'est senti mis à l'écart. Pour faire vivre les enfants. j'ai fait de la broderie. C'était important de scolariser les enfants parce que sinon ils me l'auraient reproché plus tard. À partir de là, il s'est remarié et nous a abandonnés moi et les enfants. »

Les effets des frontières sur les réseaux de care

Comment différentes frontières façonnent-elles les liens à distance autour d'un enfant malade dans l'espace de l'archipel? En amont de cette question, nos recher­ches mettent tout d'abord au jour la manière dont !'échec thérapeutique exhorte les familles à mobiliser pour principale ressource un réseau social et/ou familial migra­toire. Or, il va devenir quelquefois déterminant, non seulement dans l'accès aux soins de l'enfant, mais aussi dans l'accompagnement d'un parent auprès de lui. On notera que les familles les plus pauvres apparaissent comme dispersées à une petite échelle, souvent entre l'Union des Comores et Mayotte - cet axe étant particulière­ment utile, puisqu'il fournit au parent qui migre avec son enfant un ancrage rela­tionnel et un logement à Mayotte. La diversité des réseaux transnationaux qui se sont tissés au cours de l'histoire, et l'héritage des savoir-faire qui en résulte expli­quent, à mon sens, le rôle nuancé de la catégorie sociale dans les trajectoires migra­toires de soin. En revanche, les hiérarchies sociales réapparaissent dans la fréquence et la nature des liens sur le réseau (par exemple, avoir accès à un téléphone). Cela suggère qu'à côté de la frontière politique interîles, des frontières sociales et éco­nomiques influent sur la mise en réseau des acteurs, depuis l'intérieur de l'île.

Le cas de Nasma, introduit précédemment, est exemplaire en ce qu'il illustre la manière dont, à Anjouan, ces frontières séparent une aristocratie urbaine d'une paysannerie pauvre 11

. C'est à cette catégorie sociale que les parents de Nasma appartiennent : issus d'un village isolé, ils représentent les exclus sociaux dans une île où la hiérarchisation sociale est due au processus d'appropriation terrienne, entamé lors de !'arrivée des Arabo-Shiraziens et renforcé par la colonisation

14. Les commentaires de Sophie Blanchy lors de ma soutenance de thèse m'ont permis de complexifier l'analyse des réseaux migratoires. Qu'elle en soit ici remerciée.

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française. A. Sidi [ 1998] a documenté cette seconde phase d'appropriation et en a souligné les effets économiques et démographiques pour l'île d' Anjouan, tant au niveau des migrations internes qu' externes.

À l'origine de son évacuation sanitaire, Nasma a été victime d'une double fracture de l'avant-bras lors d'une chute. La mère, rencontrée en octobre 2005 au village, expliqua qu'elle se trouvait à l'époque seule au foyer car son mari était parti pêcher plusieurs jours du côté de Mohéli. Elle avait attendu, ne sachant que faire par manque de moyens. Elle avait finalement conduit sa fille chez le ftmdi 15 du village, auprès duquel elle pouvait obtenir un crédit. Ce dernier avait prodigué des soins traditionnels qui avaient entraîné une nécrose cutanée. Désemparée, la mère avait attendu le retour du père, cependant que l'état du bras de Nasma empirait. Lorsque le père rentra de Mohéli, Nasma fut conduite à l'hôpital de Hombo (à Mutsamudu, capitale de l'île). Une évacuation sanitaire fut enclenchée pour la petite Nasma, qui risquait une ampu­tation. Une fois n'est pas coutume, elle partit légalement à Mayotte et, de là, fut envoyée provisoirement à La Réunion pour une greffe.

Sur place au CHM, elle recevra les visites de B. A., anjouanais en cours de régularisation, qui a été contacté par son frère depuis Anjouan. Le frère de B. A. travaille pour l'oncle de Nasma, fundi en maçonnerie, lui doit allégeance et res­pect, ce qui retentit sur l'implication de B. A. auprès de Nasma. Lorsque cette dernière sort de l'hôpital, une infirmière accepte de faire signer une décharge à B. A. pour qu'il recueille l'enfant. Comme bien souvent, l'institution s'était trouvée face à une situation d'hébergement qui, sans relever d'aucun cadre juri­dique, était la seule solution dans un contexte où, du reste, le billet de retour de l'enfant vers Anjouan avait été égaré au CHM.

Comment s'est constitué le réseau autour de Nasma (Carte 1) ? La première difficulté pour les parents de la fillette a été d'accéder à une ligne téléphonique. Les rendez-vous téléphoniques ont le plus souvent eu lieu entre B. A. et son frère, qui possède un GSM et vit à Moya, agglomération couverte par un autre type de réseau, un réseau technique 16

• À partir de cette interaction de base, soit le frère transmet les nouvelles à son fimdi, oncle de la fillette, qui informe à son tour les parents de Nasma : soit un villageois en déplacement à Moya recueille des nou­velles auprès du frère de B. A. et les transmet aux parents de Nasma à son retour.

Lorsqu'ils sont sollicités directement par le fundi (le mari de la sœur de la mère de Nasma), les parents de Nasma n'ont pas les moyens de se rendre à Moya pour téléphoner. Depuis Mayotte, B. A. perçoit cela comme un manquement à leur exercice parental et s'en plaint auprès de sa famille à Moya. À cette absence

15. F1111di signifie littéralement "maître». Il peut désigner le maître d'école, le maître coranique. le maître qui sait faire monter les <ljinns (jimdi wa madjùmi) ou le maître artisan. ce qui suggère que le savoir détenu par le jimdi n ·est pas exclusivement intellectuel. à la différence du mwa/imu qui fait référence au devin-guérisseur [Blanchy. Cheikh. Sa'1d, Allaoui. lssihaka, 1993]. Dans la situation présentée ici, le.f1111di s ·apparente à un tradi-thérapeute.

16. La couverture n'étant évidemment que partielle: c'est seulement depuis les terrasses perchées de certaines maisons qu'il était possible de téléphoner.

Autrepart (Sï-58), 2011

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Frontières des relations familiales aux Comores 193

de lien direct entre l'accueillant de la fillette et ses parents, s' est ajoutée, à un moment donné, une rupture dans la transmission d'un document administratif. Selon la mère, c'est ce problème d'acheminement qui avait, croyait-elle, amené B. A. à se séparer de l'enfant, dont il ne souhaitait plus s'occuper:

0 8

0

IH1

0

Mutsamudu H

Village de Nasma .l • Domoni

J

MoyaO..t"

24 km

Village des parents de Nasma

GRANDE-COMORE

ANJOUAN

MOHELI

MAYOTTE

Mamoudzou

E ~ 0

Passamainty

Sou1ce ESRI

Domicile de la famille de B.A. à Moya : point intermédiaire dans le réseau

Hôpital

Service social du CHM : point de répartition de l'information à l'échelle de Mayotte

Domicile de B.A. à Passamainty

+-- _,. Transmission à distance de l'information : réseau téléphonique

1----+ Transmission directe de l'information : déplacement physique des personnes

Carte 1 - Le réseau autour de Nasma pendant sa prise en charge hospitalière. (M. Coulon, J. Sakoyan)

Autrepart (57-58), 20 1 l

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194 Juliette Sakoyan

«On l'a fait [l'extrait] et on l'a envoyé là-bas à Mutsamudu [capitale d' Anjouan] pour qu'il parte vers Mayotte. Résultat : \'extrait n'a pas été envoyé. B. A. nous a envoyé un deuxième message demandant encore l'extrait de la fille. On a donné de l'argent pour faire !'extrait qui a été donné à un m;;:,ungu qui est à Mutsamudu [médecin français à l'hôpitarJ, et quand on est allé lui en parler il a répondu qu'il n'était au courant de rien concernant cet extrait C'est ça qui a provoqué la dispute entre B. A. et nous, parce qu'il nous a donné rendez-vous au téléphone et on n'a pas pu y aller; ensuite, il a demandé l'extrait el on l'a pas envoyé ... Donc il ne voulait plus prendre en charge notre fille. C'est pourquoi il l'a renvoyée là-bas, où elle était, à La Réunion » (mère de Nasma, Mayotte, octobre 2005).

La mère de Nasma pensait en effet que sa fille avait été envoyée «aux auto­rités» à La Réunion. Elle sous-entendait par là une forme d'abandon de la part de B. A.:

«Notre fille a été renvoyée là-bas là La Réunion]. elle est entre les mains des "autorités" (en français), il ne l'a plus entre ses mains. Et quand il nous donne rendez-vous au téléphone. on n'a pas l'argent pour y aller. On ne connaît personne à qui emprunter de l'argent. B. A. est convaincu qu'on n'a plus besoin d'elle et que pour nous c'est un sac de riz [quelque chose qui n'a pas de valeur. le contenant sans le contenu]. »

Or, deux mois auparavant, une seconde évacuation sanitaire Mayotte - La Réu­nion avait été organisée, et il est fort probable que B. A. avait transformé la réalité, afin d'acculer les parents à une forme de réaction, et peut-être aussi pour se venger d'une attitude parentale qu'il estimait blâmable. En outre, à l'écouter, c'était aussi le refus d'une forme de responsabilité à l'égard de l'enfant qui le motivait:

"Non mais pour moi c'est sa fille, s'il est là [le père de Nasma] il pourra signer tout ce qu'on demande, si jamais elle doit être évacuée en Métropole, est-ce qu ·elle sera accompagnée ou non, etc. Si elle va en Métropole, peut-être qu'on va faire un laissez-passer pour qu'il l'accompagne. Ce sera au papa de décider si on va lui faire l'opération ou non ... Parce que moi je signe rien, c'est l'hôpital qui s'en occupe » lB. A., Mayotte, juillet 2005).

Après avoir été refoulé initialement à laéroport, le père avait tenté à deux reprises de prendre un kwassa pour Mayotte. La première fois, la mer agitée avait obligé l'embarcation à retourner vers Anjouan. La seconde, il fut intercepté par la PAF, emmené au Centre de rétention administrative et reconduit à Anjouan. Ne parvenant pas à prendre une position autre que subalterne dans le réseau de care, les parents de Nasma ne purent pas non plus compter sur leur propre réseau migratoire à Mayotte. Le père de Nasma avait une sœur à Mayotte que B. A. avait attendue longuement : elle était censée venir chercher l'enfant. Un jour, un homme s'était présenté chez B. A. pour prendre Nasma, en se réclamant de la sœur. Par méfiance, B. A. avait refusé de lui confier Nasma. Lorsque j'interrogeai la mère de l'enfant plus tard, celle-ci m'expliqua que cette tante paternelle vivait en situa­tion irrégulière à Mayotte :

«Quand B. A. a envoyé le message disant que l'un de nous devait venir récupérer lenfant parce qu'elle ne répond pas aux questions, elle ne parle pas, elle ne mange pas, elle n'adresse la parole à personne, et elle baisse les yeux sur le côté sans dire si elle a un problème, alors c'est à partir de là que le père a indiqué le nom de ---

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[sa sœur] qui pourrait récupérer l'enfant. Mais a répondu à son frère qu'elle ne pourrait pas se déplacer pour aller récupérer lenfant parce qu'elle n'a pas de papiers et risque de se faire attraper et renvoyer de l'île. Elle a préféré que Nasrna reste avec B. A.»

Or, à l'époque, ce dernier était encore en situation irrégulière. Il se trouvait lui-même en pleine procédure de régularisation au titre de sa paternité d'enfants de nationalité française 17

• Nasma nécessitait des soins de kinésithérapie et, régu­lièrement, B. A. insistait sur l'état de santé encore insatisfaisant de l'enfant auprès du service social du CHM. Mais son statut lui valut quelques soupçons, dans un contexte où les procédures de régularisation au titre de parent d'enfant malade restaient soumises à une évaluation institutionnelle. Quel intérêt avait cet homme à garder cette enfant chez lui ? Espérait-il obtenir l'autorité parentale et ajouter un argument médical à sa demande de régularisation ? De sorte que si, du point de vue des parents de Nasma, B. A. occupait une position centrale dans le réseau de care, celle-ci peinait à être pleinement reconnue par l'institution de soins.

Conclusion

Cet article s'est proposé de documenter le thème des familles transnationales à partir d'un espace géographique insulaire et restreint, où l'histoire coloniale a participé à construire une frontière de « voisinages » dans l'acception d' Appa­durai [2001) entre un État «du Sud» et une extension ultramarine d'un État «du Nord». Cette configuration invitait à historiciser les conditions de vie trans­nationales parce que la dynamique migratoire de la population a partie liée avec cette histoire coloniale et cet espace géographique.

À l'échelle de Mayotte, la frontière politique se décline en une catégorisation sociale et juridique des personnes, concomitante avec une reconnaissance politique différenciée. Elle traverse le dispositif d'évacuations sanitaires dont!' ethnographie révèle les formes contemporaines d'assignation à la distance subies par les familles en situation irrégulière, tandis que l'historicisation rappelle la lenteur avec laquelle la population mahoraise a bénéficié d'un encadrement institutionnel du rappro­chement familial. Cela amène à constater qu'il y a deux niveaux d'inégalités dans la reconnaissance sociale et politique de rindividu dans le besoin à Mayotte (de soins biomédicaux, de son parent auprès de lui, de communiquer dans sa langue, etc.), et que l'écart entre ces deux niveaux s'est creusé au fur et à mesure du processus d'assimilation politique des citoyens mahorais. De sorte qu'aujourd'hui, traverser la frontière n'occasionne plus les mêmes changements de statuts 18

qu'auparavant : !'espace de mobilité des personnes en situation irrégulière est en

17. Il devait faire légaliser son extrait de naissance et prouver qu'il s'occupait« bien de ses enfants,,_ ainsi que le stipulait la lettre de convocation de la préfecture.

18. On rappellera à l'instar d'E. Terray que "les frontières nationales jouent dans la réalité un rôle très différent de celui qui leur est officiellement attribué. Leur fonction n'est pas d'empêcher les migrants de passer: chacun sait aujourd'hui que cela n'est pas possible: elle est de faire en sorte qu'en passant les migrants subissent un changement radical de statut » [2008. p. 48].

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196 Juliette Sakoyan

effet de plus en plus contraint. Cela retentit sur la mise en réseau transnationale avec les autres îles, alors même que la distance géographique est relative.

À l'échelle de l'archipel, bien que le savoir-migrer et le savoir-vivre à distance qu'ont en héritage les Comoriens leur permettent de continuer à traverser la fron­tière politique et à communiquer à distance, ils ne circulent plus aussi aisément de part et d'autre de cette frontière, qui tend désormais à pérenniser la dispersion familiale. Ainsi que l'illustre le cas de Zalhiata, les représentations circulent mieux que les choses, et les choses, mieux que les personnes.

Le contexte de la maladie enfantine a mis au jour l'importance des obstacles à la circulation transnationale du care. Lorsque les parents ne parviennent pas à traverser la frontière. un réseau de care se tisse autour de lenfant, réseau dans lequel des acteurs vont jouer des rôles clés, de par leur position centrale ou inter­médiaire, tandis que d'autres se retrouvent en périphérie, alors même qu'ils occu­paient une position forte auprès de l'enfant avant son départ. Au regard du savoir­faire migratoire accumulé, la difficulté qu'ont les parents de Nasma à maintenir leur exercice de care à distance traduit une forme contemporaine de précarité migratoire et familiale. Mais le cas de Nasma permet d'insister également sur la récurrence de certaines conditions de vie transnationales. En effet, la première frontière responsable de la mise en périphérie d'acteurs dans un réseau est sans doute sociale et inscrite à léchelle nationale, ici insulaire : certaines ressources sociales et économiques manquent aux parents pour être mobiles ou exercer leur parentalité «à distance politique». Aussi, le réseau de care autour de Nasma met-il à l'épreuve d'un espace fortement territorialisé la« révolution de la commu­nication » attribuée à la globalisation [Badie, 2002].

Quelles que soient les échelles d'inégalités et de frontières, l'ethnographie des relations à distance autour d'un enfant malade révèle des formes de vie transna­tionales inédites dans lesquelles des personnes extérieures à lentité familiale, professionnelles ou pas, occupent des positions centrales dans le réseau de care. En ce sens, les situations transnationales contrariées sont paradoxalement produc­trices de liens complexes. où lon voit combien les relations familiales sont plastiques.

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«Si tu veux que je reste ici, il faut que tu t'occupes de nos enfants!»

Migration et maternité transnationale entre Cochabamba (Bolivie) et Bergame (Italie)

Isabel Yépez*, Carmen Ledo**, Mirko Marzadro***

Dans cet article, nous nous proposons d'analyser, de manière exploratoire, les transformations au sein des configurations familiales provoquées par la migration internationale de femmes originaires de la ville de Cochabamba (Bolivie) vers Bergame (Italie), qui partent travailler dans le domaine du care 1

, et les pratiques d'exercice de la «maternité transnationale» mises en place par ces migrantes.

Selon Bryceson et Vuorela [2002, p. 18], une famille transnationale est une famille dont les membres vivent séparés tout le temps ou de manière partielle, mais qui tiennent ensemble et créent ce qui peut être considéré comme un sentiment de bien-être collectif et d'unité familiale, même au-delà des frontières nationales.

La séparation physique entre une mère migrante travaillant dans la société de destination et ses enfants restés dans la société d'origine, constitue un changement dans la signification, les priorités et les formes d'organisation de la maternité. Ce phénomène, connu comme «maternité transnationale», «maternité à distance» ou «globalisation de la maternité», suppose de nouvelles façons de mener à bien le soin et l'éducation des enfants 2 [Hondagneu-Sotelo. Avila, 1997 ; Hondagneu­Sotelo, 2000].

Sur base de l'enquête CEPLAG-CIUF réalisée en mars 2009 à Cochabamba et d'entretiens approfondis effectués tant dans le pays d'origine que dans le pays

* Professeur ordinaire. Université Catholique de Louvain. ** Professeur ordinaire. Universidad Mayor de San Simôn. UMSS. Cochabamba (Bolivie). *** Chercheur à la Chaire UNESCO SSllM. Università llJA V di Venezia. l. Dans le cadre de cette contribution. le care réunit les activités de soins donnés aux personnes

dépendantes (enfants, personnes personnes en situation de handicap). Il existe une bibliographie importante concernant l'économie care. Voir Catrice F.L Drancourt C.~ .. 2008.

2. L'étude de la maternité transnationale explore la relation entre l'affection. le soin et le support financier que la mère migrante apporte à ses enfant>., dans un contexte qui transcende les frontières de l'État-nation.

3. L'enquête réalisée en mars 2009 dans la ville de Cochabamba par le Centro de Planificadôn y Gestiôn (CEPLAG) et le Conseil interuniversitaire de la communauté française de Belgique (CIUF) compor-

Autrepart (57-58), 2011, p. 199-214

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200 Isabel Yépez, Carmen Ledo, Mirko Marzadro

de destination 4 , l'article se structure comme suit: dans un premier temps, en guise d'introduction, nous présentons les traits principaux des nouvelles migrations boli­viennes vers l'Europe. Dans un deuxième temps, nous situons les changements survenus au cours des vingt dernières années dans les foyers cochabambinos - un tiers d'entre eux étant des foyers transmigrants - ainsi que la place occupée par le domaine du care dans le cadre du welfare familial italien. Dans un troisième temps, nous analysons les multiples arrangements familiaux et le maintien des liens affectifs qui caractérisent lexercice de la maternité à distance. Tout au long de l'article, nous présentons l'histoire d'Ana, qui témoigne du rôle actif des femmes migrantes dans la réadaptation constante de leur projet migratoire, en fonction des besoins familiaux. Finalement, dans les conclusions, nous discutons l'hypothèse selon laquelle la majorité des migrantes latino-américaines travaillant dans le secteur du care cherche la réunification familiale dans le pays de destination.

La réorientation des migrations vers l'Europe du Sud

La réorientation des flux migratoires internationaux boliviens, historiquement dirigés majoritairement vers lArgentine et les États-Unis, se produit dans le cadre de la crise argentine de 2001-2002 et des attentats contre les Twin Towers à New York, le 11 septembre 2001. Selon les résultats de l'enquête CEPLAG-CIUF réa­lisée en 2009, plus de la moitié des migrants originaires de Cochabamba se dirigent vers l'Europe, principalement vers l'Espagne et l'Italie, qui totalisent 53,5 % des migrants. Les États-Unis et lArgentine restent cependant des destinations impor­tantes, concernant respectivement 15.3 % et 19.3 % des migrants. Enfin, le Brésil attire 8 % des migrants en provenance de Cochabamba. Dans ce cadre, il est important de rappeler que, jusqu'en avril 2007, les Boliviens n'avaient pas besoin de visa pour entrer dans l'Union européenne. L'annonce, vers le milieu de l'année 2006, de l'introduction du visa Schengen pour les ressortissants boliviens a été suivie d'une avalanche de migrations 5.

Un élément significatif se dégageant de cette réorientation des migrations vers l'Europe est le nombre très important de femmes qui entament la chaîne migratoire [Yépez, Herrera, 2008]. Près de la moitié des migrants en provenance de Cochabamba sont des femmes, et elles se dirigent proportionnellement plus vers l'Espagne et l'Italie que leurs équivalents masculins. Cette féminisation de la migration s'explique, entre autres, par la demande de main-d'œuvre pour les

tait deux volets. Quinze mille quatre cents foyers ont répondu au premier volet portant sur la constitution du foyer et les tnyectoires migratoires au sein de celui-ci. Parmi les foyers interrogés, 33 avaient un membre de la famille à létranger. Quelque 2 000 foyers transmigrants ont répondu aux 21 pages du second volet de l'enquête portant sur un ememble d'aspects liés au processus migratoire.

4. Vingt-deux entretiens approfondis de migrantes et de leurs familles restées à Cochabamba. réalisés entre mai et juillet 2010 et six entretiens avec des informateurs clés réalisés à Bergame en janvier 2010.

5. On estime qu'à partir de 2003. environ cinquante Boliviens arrivaient chaque semaine dans la ville de Bergame: six mois avant l'entrée en vigueur du visa Schengen. on enregistrait des pics de deux cents nouvelles arrivées par semaine.

Autrepart (5i-58), 2011

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Migrations et maternité entre Cochabamba et Bergame 201

activités du care dans les sociétés du Nord, dans un contexte de crise de leurs États providence, ainsi que par des changements démographiques importants. Dans le cas bolivien, ce sont principalement l'Espagne et l'Italie qui attirent le plus grand nombre de femmes cherchant à être employées dans les activités du care ou dans le service domestique. Le flux d'environ vingt mille Boliviens arrivés à Bergame entre 1997 et 2007 a été soutenu par la demande de ce type de services de la part des familles de Bergame [Marzadro, 2009].

Mais la féminisation des migrations est également liée à des processus internes à la société bolivienne, notamment une plus grande présence féminine dans les grandes villes boliviennes et une participation croissante de la femme à des acti­vités génératrices de revenus. Un facteur ayant sans aucun doute stimulé la migra­tion féminine à l'étranger est la nécessité de compter sur des revenus familiaux supplémentaires dans un contexte national d'augmentation du chômage et du sous­emploi. Selon un rapport récent de la CEPAL, en 2007, 37 % des femmes urbaines boliviennes ne disposaient pas de revenus monétaires propres, chiffre atteignant les 63 % dans les zones rurales [2010]. Dans ce contexte. la migration apparaît comme un moyen pour les femmes d'assurer un apport significatif au revenu familial fortement détérioré.

Les éléments structurants des liens familiaux transnationaux

La gestion des liens familiaux transnationaux n'est pas uniquement le résultat de processus micro d'arrangements familiaux multiples [Parella, Cavalcanti, 2009]. En effet, le contexte socioculturel des sociétés d'origine et de destination fournit le cadre global dans lequel s'exercent la maternité transnationale et les dynamiques des familles transnationales. Nonobstant les différences importantes entre les sociétés italienne et bolivienne, la famille joue un rôle central dans ces deux pays.

L'importance des réseaux de parenté et de la famille étendue en Bolivie Comme le signalent Glick Schiller, Basch et Blanc Szanton [ 1992], la consti­

tution des liens familiaux transnationaux et le maintien de lentraide entre les membres d'une famille transnationale dépendent en grande partie de la conception culturelle de la famille partagée par ses membres, ainsi que des obligations qu'ils se sentent tenus d'honorer les uns envers les autres. En Bolivie, la famille et les réseaux de parenté jouent un rôle très important.

Dans ce pays caractérisé par une grande diversité géographique et sociocultu­relle, il n'est pas possible de parler de famille bolivienne type, et ce, même si une vision dominante de la famille traditionnelle, nucléaire, monogamique, stable et harmonieuse, véhiculée par l'État et l'Église, serait implicitement partagée au sein de la société bolivienne [Ardaya, 1978, cité par Hinojosa, 2009]. Dans ce modèle hégémonique, la responsabilité du bien-être émotionnel et affectif des enfants et le travail domestique incombent à la femme, alors que l'homme se doit de

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contribuer au bien-être économique de la famille. Les mères qui migrent trans­gressent ces normes socioculturelles. Elles sont fréquemment stigmatisées, ce qui renforce leur sentiment de culpabilité d'avoir laissé leurs enfants au pays. Néan­moins, selon l'étude de Guaygua et al. [2010] sur l'impact de la migration inter­nationale sur les configurations familiales à La Paz et El Alto, la migration conso­lide le rôle de la famille élargie et du système de parenté, ce qui permet d'amortir les effets sociaux négatifs de la migration internationale.

Contrastant avec le nombre de travaux analysant l'importance de la migration interne et internationale [Farah, 2005 ; Cortes, 2000] dans l'histoire et le déve­loppement boliviens 6, les recherches sur les changements dans les configurations familiales sont peu nombreuses. La représentation dominante de la famille boli­vienne type n'a pas intégré les changements opérés dans les configurations fami­liales ces vingt dernières années. Ces transformations répondent à une multiplicité de facteurs en interrelation, dont fait partie la migration internationale. Celle-ci a en effet eu une incidence non négligeable sur !'augmentation du nombre de foyers élargis, contribuant à complexifier les différents types de foyers.

Ceci apparaît clairement dans les résultats obtenus par l'enquête CEPLAG­CIUF, à partir de laquelle nous proposons une typologie des foyers 7

• Nous dis­tinguons six types de foyers différents : le foyer unipersonnel (constitué par une seule personne), le foyer nucléaire complet (formé par un couple d'époux et, le cas échéant, par les enfants célibataires), le foyer nucléaire incomplet (formé par un des conjoints et un ou plusieurs enfants célibataires), le foyer élargi (constitué par un ou plusieurs foyers nucléaires complets ou incomplets et tout autre membre de la famille, grands-parents, oncle, tante, neveu, nièce, etc.), le foyer composé (formé par un ou plusieurs foyers nucléaires et une ou plusieurs personnes non parentes des membres du foyer) et le foyer non familial (cohabitation de personnes non liées entre elles par des liens de parenté).

Au cours des vingt ans qui séparent les deux enquêtes, les migrations trans­nationales se sont intensifiées, et les lieux de destination et les profils migratoires se sont diversifiés. Il faut également noter une urbanisation des flux migratoires : en 2009, plus du 90 % de la population immigrante de Cochabamba est d'origine urbaine [CEPLAG-CIUF, 2009]. Ceci marque une transformation importante par rapport aux flux antérieurs où la population rurale était majoritaire 8• Le tableau 1 rend compte des principales transformations relevées dans la configuration des

6. Divers analystes parlent du "savoir-émigrer» bolivien, c'est-à-dire de l'existence d'un habiws migratoire caractéristique de la population andine. qui a amené les personnes à circuler sous d'autres latitudes, non seulement comme stratégie de survie familiale, mais aussi comme forme intrinsèque de reproduction socioculturelle des habitants andins [Hinojosa, 2009, p. 4 : De la Torre. 2006].

7. La définition du terme " foyer » utilisée ici correspond à « une personne ou un ensemble de per­sonnes qui. reliées ou non par des liens de parenté, occupent un logement particulier. partageant les prin­cipaux repas et/ou les dépenses pour couvrir en commun Jeurs besoins de base» [Macci6, 1985, p. 19).

8. La migration de zones rurales du département de Cochabamba vers l'Argentine et les États-Unis a fait l'objet de plusieurs recherches [Dandler, Medeiros. J 991 : Cortes, 2004; De la Torre, 2006 : De la Torre. Alfaro, 2007J.

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foyers qui ont un membre de leur famille à l'extérieur. Si on compare la première colonne (année 1988) avec la deuxième colonne (année 2009), on observe une diminution de 3 % des foyers unipersonnels, une augmentation de plus de 4 % du nombre de foyers incomplets, ainsi qu'une légère augmentation des foyers élargis. Ces modifications peuvent être mises en relation avec 1' augmentation des migrations.

Tableau 1- Ville de Cochabamba : distribution des foyers selon leur composition, 1988-2009 (%)

Type de foyer Tous les foyers Tous les foyers • Foyers transmigrants 1988 2009 2009

Unipersonnel 8,0 5,1 3,6 ___ .. ____ _,_ ______ _,_ _______ _,____ _______ _ Nucléaire complet

Nucléaire incomplet

Élargi

59,4

7,9

22,1

56,4 40,1

13,4 17,8

··---23,2 37,0

·-------------+-------+--------~

Composé 2,0 1,3 l,O

Non familial 0,6

Total 100,0

Source: Élaboration de l'auteur à partir de FNUAP-OTT-PREALC-UMSS-CEP [1988] et CEPLAG-CIUF [2009].

Cependant, les différences les plus notables en termes de types de foyers concer­nent les foyers transmigrants (troisième colonne). Les foyers transmigrants repré­sentent un tiers des foyers cochabambinos. Avant de pousser plus loin l'analyse des résultats de l'étude CEPLAG-CIUF, il nous semble important de préciser la diffé­rence fondamentale que nous voyons entre foyer transmigrant et famille transna­tionale. Un foyer transmigrant est un foyer dont un des membres réside à l'étranger. Une famille transnationale est caractérisée, en plus, par la recherche d'un bien-être partagé au-delà de la distance géographique. Les membres d'une famille transna­tionale - en interaction permanente les uns avec les autres - négocient et adaptent constamment leur configuration familiale dans le temps et dans l'espace.

Les foyers transmigrants se diversifient. On note une diminution importante du nombre de foyers nucléaires complets (de 56 % à 40 %), suite à la migration d'un membre de la famille. Ce même phénomène se traduit également par r augmentation du nombre de foyers nucléaires incomplets, ainsi que des foyers élargis qui en viennent à représenter 37 % du total (contre 23 % dans la population générale).

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Ces chiffres sont le reflet de réalités variables ; nous avons cependant dégagé certaines tendances principales. Parmi les foyers nucléaires où un membre de la famille a quitté la maison. on retrouve une proportion élevée de cas où la personne qui est partie est une fille, jeune adulte, sans enfants. De plus, on observe l'effet d'appel d'air que celle-ci exerce sur ses sœurs, une fois qu'elle est installée à !'étranger. Lorsque la mère migre également quelques années plus tard, à la suite de sa fille, pour s'occuper de ses petits-enfants, on observe la grande précarité dans laquelle se trouve le dernier membre du foyer (devenu unipersonnel) resté à Cochabamba, le grand-père. Dans les cas où la migrante est la mère, une diversité de formes de foyers élargis peut apparaître. En effet, différents membres de la famille élargie (le plus souvent ses parents et/ou ses sœurs) sont amenés à remplir son rôle auprès de ses enfants. Les données de notre enquête montrent que le soin des enfants dans le pays d'origine revient principalement à la famille élargie du côté maternel, confirmant que la division du travail entre les genres, au sein du couple, reste inchangée.

Les résultats de cette enquête permettent également de rendre compte de la double vulnérabilité (dans le pays d'origine et dans celui de destination) qui touche les familles monoparentales dirigées par des femmes ayant émigré vers l'Italie, laissant leurs enfants à Cochabamba. D'une part, ces derniers, provenant de milieux de grande pauvreté et disposant de faibles réseaux sociaux et de parenté, sont totalement tributaires des fonds envoyés par leur mère. D'autre part, de par leur situation irrégulière, les migrantes sont obligées d'accepter des conditions de travail précaires. Elles se dirigent principalement vers les activités du care, tra­vaillant comme assistantes à domicile. Cette double vulnérabilité se répercute dans J 'exercice de la maternité à distance.

L'histoire migratoire d' Ana illustre les efforts quotidiens d'une mère cocha­bambine qui, pendant sept années, a suivi à travers deux appels téléphoniques par jour la vie quotidienne de ses deux enfants et de son mari. Ana, âgée de 43 ans, vit et travaille dans un village de la province de Bergame, comme assistante à domicile auprès de personnes âgées. Elle a deux fils, David et Carlos, qui ont respectivement 13 et 14 ans, et un mari, Pedro. Fille aînée d'une famille nom­breuse, elle est entrée dans le monde du travail à la fin de ses études secondaires comme secrétaire dans une entreprise de construction où travaillaient son père et ses frères, et où elle a connu Pedro. Ana cesse de travailler après la naissance de son premier garçon, Carlos. Après la naissance de son deuxième enfant, il est difficile pour elle de continuer à travailler comme salariée, bien qu'il faille élargir l'espace vital de la famille. Le couple décide donc d'emprunter à la banque dans le but de construire une nouvelle maison et de se lancer dans l'élevage de cochons. afin qu' Ana puisse assurer !'éducation de ses enfants tout en générant un revenu. Malheureusement, !'élevage ne produit pas les rentrées financières attendues. Le salaire de Pedro étant peu élevé, la famille entre dans une spirale d'endettement qui est à la base du projet migratoire d' Ana vers l'Italie. Comme nous le verrons par la suite, les réseaux familiaux vont jouer un rôle clé dans la concrétisation de ce projet. Une tante de Pedro ayant migré à Bergame quelques années auparavant

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lui prête l'argent nécessaire pour son voyage et l'aide à trouver un logement et un emploi comme assistante à domicile.

Le point suivant nous permettra de situer le contexte dans lequel arrive Ana, contexte commun aux travailleurs migrants, employés comme badanti 9•

Le welfare familial italien et la demande de travail dans le domaine ducare Dans les systèmes sud européens, principalement en Espagne et en Italie, la

famille est considérée comme une institution centrale pour le bien-être des indi­vidus. Ces États providence sont ditsfamilialistes [Navarro, 2002]. Dans ce cadre, la famille et, plus particulièrement, ses membres féminins ont la responsabilité de certaines activités de soins qui, dans d'autres pays, sont prises en charge par les services publics. Cette responsabilité familiale dans le domaine du care a commencé à présenter des difficultés en raison, d'une part, de l'insertion crois­sante des femmes autochtones dans le marché du travail et, d'autre part, du vieil­lissement de la population menant à un accroissement du besoin de soins. La demande d'assistantes à domicile a dès lors fortement augmenté. Les migrant(e)s travaillant dans le domaine du care en Europe du Sud sont intégré(e)s à un modèle familial, contrairement à d'autres pays où ils (elles) exercent leur activité en tant qu'employé(e)s dans des services spécialisés de soins aux personnes.

En 2002, par la promulgation d'une nouvelle loi générale d'immigration (Loi 189/2002 dite « Bossi-Fini » ), le Gouvernement italien reconnaît pour la première fois la contribution apportée directement aux familles italiennes et indirectement au système de bien-être italien par les migrant(e)s travaillant dans le domaine du care. Cette loi propose une régularisation spécifique du statut de séjour des tra­vailleurs domestiques et du soin, moyennant l'existence d'une proposition for­melle d'emploi '0 [Castegnaro, 2002].

Dans le modèle familial italien, la responsabilité de la coordination des soins apportés aux membres de la famille par des tiers (caregivers) revient en général aux femmes (normalement aux filles ou aux belles-filles de la personne âgée), ce qui implique lexercice de rapports de pouvoir entre les femmes de la famille et les travailleuses migrantes [Colombo, 2007]. Le concept de «chaînes globales du soin» (global chains <>f care) a été retenu pour expliquer les liens transnationaux tissés entre les sociétés du Nord, confrontées à un déficit en matière de care, et les sociétés pauvres du Sud, exportatrices de main-d'œuvre. Le care drain apparaît comme une nouvelle forme de transfert Sud-Nord [Kofman, 2008].

9. Personnes étrangères qui gardent et s'occupent des personnes du troisième âge à domicile. 1 O. Il convient de rappeler que la majorité des travailleurs étrangers ne provenant pas de l'Union

Européenne entrent en Italie en tant que touristes ou sans visa régulier. Ils cherchent un emploi et, seulement dans un second temps, certains parviennent à régulariser leur situation grâce aux lois qui établissent chaque année le nombre maximum de nouveaux travailleurs étrangers admissibles en Italie. Une des conditions à remplir pour bénéficier de cette régularisation est d'être en possession d'une proposition formelle d'emploi.

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On attend des caregivers, en plus des soins proprement dits, l'implication affective d'un enfant reconnaissant et attentionné, répondant au besoin d'affection de la personne âgée dont il ou elle s'occupe. Être une «bonne» fille, qui prend soin de ses parents, est une tâche pouvant s'avérer d'autant plus difficile qu'elle n'a pas été librement choisie [Martfnez, 2010, p. 27 J. La délégation de cette tâche à une personne extérieure à la famille peut dès lors comporter plusieurs avantages. Tout d'abord, cela permet d'éviter des tensions familiales autour de la désignation de la personne qui devra se charger des soins. Ensuite, cela permet à cette personne de ne pas devoir modifier son style de vie, tout en lui assurant qu'une autre personne s'occupera de son parent dépendant [ibid.]. La délégation de la respon­sabilité du bien-être de la personne âgée à une travailleuse migrante instaure une relation de travail pouvant se révéler très contraignante pour cette dernière et pouvant même donner lieu à un nouveau type de servitude [Carchedi, Mottura, Pugliese, 2003].

Caractérisée soit comme « servitude volontaire » [De Filippo et al., 2003], soit comme «servitude transitoire» [Mazzoli, Ferrari, Rebucci, 2002], la servitude domestique liée aux processus migratoires contemporains implique, d'une part, un nouveau type de subordination et d'abus, qui partage certains éléments avec l'esclavage et le travail forcé, et, d'autre part, une relation personnelle entre employeur et serviteur fondée sur la cohabitation et la dépendance. Cette situation de travail à domicile, de jour comme de nuit, entraîne l'isolement de la travailleuse migrante du reste de la société [Giammarinaro, 2003]. C'est le cas de très nom­breuses soignantes boliviennes qui vivent dans de petits villages des vallées de la province de Bergame et qui travaillent comme assistantes à domiciles six jours sur sept. Le dimanche, jour de repos auquel certaines renoncent pour augmenter leurs revenus, elles empruntent les transports publics qui les amènent au centre de Bergame après un trajet d'une à deux heures. Elles y restent jusqu'au départ du dernier autobus, vers 18 heures. Elles passent leur journée principalement dans des calf centers 11 à téléphoner aux membres de leur famille, ou bien à leur envoyer des fonds et des cadeaux. L'invisibilité et l'isolement des migrantes qui travaillent comme assistantes à domicile sont également liés au caractère irrégulier de leur séjour. De plus, sans documents en règle, la possibilité de trouver un autre type d'emploi est rare. Dans ce contexte d'isolement et de vulnérabilité, les migrantes n'ont pas d'autre choix que de s'insérer dans les dynamiques de réciprocité élargie qui entourent la personne qu'elles assistent.

Ana arrive à Bergame en juillet 2003. Grâce aux contacts de la tante de son mari, elle obtient rapidement un travail de« remplacement 12 »en tant qu'assistante

11. Selon l" enquête CEPLAG-CIUF [2009]. 94 % des communications entre les migrants cochabam­binos et leur famille restée en Bolivie se font par téléphone. Les communications via Internet représentent 5,5 % et les lettres postales 0,5 % des communications.

12. Lorsqu'une travailleuse migrante du domaine du care parvient à régulariser sa situation de travail. ainsi que son statut de séjour, elle retourne souvent dans son pays d'origine pour une durée d'un à trois mois afin de régler des questions administratives et/ou de rendre vi;,ite à sa famille. Elle confie généralement

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à domicile prenant soin d'une personne âgée. Ce travail lui assure ses premiers revenus, ainsi qu'un logement Rapidement, Ana s'intègre dans le monde des soignantes migrantes. Elle apprend les règles de base qui le caractérisent, ainsi que la manière dont elle doit se comporter dans ses relations avec la famille de la personne âgée dont elle s'occupe. Après une série d'expériences très difficiles et conflictuelles, elle obtient divers emplois par l'intermédiaire de l'association Caritas. Elle parvient finalement à se stabiliser dans le foyer où elle travaille actuellement depuis quatre ans. Durant les sept premières années de son séjour en Italie, malgré la possibilité de régulariser la situation des assistantes à domicile offerte par la loi Bossi-Fini de 2002, aucun des employeurs d' Ana ne s'est préoc­cupé de régulariser son contrat de travail.

En septembre 2009, l'État italien offre une nouvelle possibilité de régularisa­tion du travail et du statut migratoire, plus particulièrement pour les travailleurs domestiques et les soignants (Loi 102/2009). À cette époque - après près de quatre années de travail continu auprès de la même personne, sans bénéficier de vacances ni <l'étrennes - Ana se rend compte qu'elle n'est pas encore parvenue à stabiliser économiquement sa famille. Il est dès lors exclu pour elle de retourner définiti­vement en Bolivie. Cependant, paifaitement informée de la nouvelle possibilité offerte par la loi, elle voudrait régulariser sa situation afin de pouvoir rendre visite à sa famille, pour reprendre ensuite son travail en Italie. Ana rencontre néanmoins de grandes difficultés pour convaincre la famille qui l'emploie de formaliser son contrat de travail, ce qui permettrait de régulariser sa situation.

Comme le signalent Parella et Cavalcanti pour le contexte espagnol, le cadre interprétatif de la gestion des flux migratoires et la manière d'organiser la gestion du soin promeuvent des formes familiales transnationales qui rendent leur gestion difficile [2009, p. 12]. Bien qu'Ana soigne une personne âgée encore lucide men­talement. c'est sa fille qui est son employeur et c'est avec elle qu'il faut négocier les conditions de travail. Au départ, celle-ci refuse de formaliser le contrat de travail d' Ana. Après une phase de négociations, employeur et employée arrivent enfin à un accord. En échange de la régularisation de son travail et de son statut migratoire, Ana accepte de continuer à percevoir le même salaire qu'auparavant. duquel les impôts et les cotisations de sécurité sociale seront déduits, renonce à ses étrennes, et s'engage à ne pas demander le respect d'autres règles contrac­tuelles. Ana accepte donc de renoncer à des droits établis par la législation ita­lienne. pour pouvoir être régularisée et voyager à Cochabamba où elle retrouvera ses deux enfants et son mari, après sept années d'absence.

Le cas d'Ana s'inscrit dans cc que nous avons appelé la chaîne globale du soin. Vertovec parle de« bifocalité »,une forme de vie quotidienne dans laquelle les aspects « ici » et « là-bas » sont constamment perçus comme des dimensions complémentaires d'un unique espace d'expérience [Vertovec, 2004). Pour pouvoir

le soin de !a personne dont elle s'occupe à une connaissance, qui veille à ce que ;,on travail lui revienne à son retour.

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assurer le bien-être de ses enfants, Ana les confie aux soins de diverses personnes. Elle s'est « convertie » en principale pourvoyeuse des revenus de son foyer, essayant d'ajuster son rôle de mère à cette nouvelle situation. La priorité qu' Ana accorde au bien-être de ses enfants est si grande que jamais elle n'a pensé sortir du secteur du soin en régime d'assistante à domicile. C'est l'unique emploi qui permette une marge nette de gains économiques pour les femmes migrantes en situation irrégulière en Italie, et aussi pour beaucoup de femmes migrantes en situation régulière.

Immergées quotidiennement dans un environnement familial qui n'est pas le leur, les travailleuses du soin doivent assumer à distance l'organisation du bien­être de leur propre famille. Pour ce faire, elles déploient d'innombrables arrange­ments familiaux.

L'exercice de la maternité à distance

Les motifs ayant prolongé le séjour d' Ana en Italie ont évolué dans le temps. En assumant le rôle de principale pourvoyeuse des moyens de subsistance de sa famille, elle se sent dans lobligation de faire face aux besoins familiaux chan­geants. Il s'agira cependant de négocier la répartition des rôles avec son mari, en ayant toujours comme priorité le bien-être de leurs enfants. En 2007, une crise familiale se produit: Pedro, son mari, perd son travail, la maman d' Ana tombe malade, et des tensions, déjà présentes, s'exacerbent entre Ana et son père. La famille ne dispose plus de revenus à Cochabamba et doit faire face à des frais supplémentaires. Il devient évident que, pour le bien-être matériel de la famille, le retour d' Ana en Bolivie n ·est pas souhaitable. Elle doit continuer à travailler à Bergame, en réduisant ses dépenses personnelles autant qu'elle le peut, de manière à envoyer le maximum d'argent possible à Cochabamba pour faire face à la nou­velle situation familiale. Ana accepte de prolonger son séjour en Italie à condition que son mari soit davantage présent au sein du foyer familial et s'occupe plus de leurs enfants. « Si tu veux que je reste ici, il faut que tu t'occupes de nos enfants», lui dit-elle lors d'une conversation téléphonique. Elle constate que cela porte ses fruits: «Maintenant, il passe plus de temps avec mes enfants et se préoccupe davantage d'eux.»

Voyons plus en détail comment se transforme la vie de Pedro, David et Carlos à partir de juillet 2003. Les parents d' Ana, qui vivaient dans le centre-ville, emmé­nagent à côté de la maison de leur fille, dans la périphérie nord de la ville de Cochabamba. Le changement de résidence des grands-parents maternels semble être une des conditions permettant à Ana de prendre la décision de migrer. Dès le début, Ana, depuis l'Italie, organise le bien-être matériel des siens et maintient les relations entre sa famille nucléaire (époux et fils) et sa famille élargie (parents). La mère d' Ana prépare quotidiennement les repas de Pedro, David et Carlos. Le grand-père maternel. chauffeur de taxi, conduit ses petits-fils au collège. Les tâches domestiques, telles que le nettoyage de la maison et la lessive, sont effectuées une

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fois par semaine par la belle-mère d' Ana, qui habite près de leur domicile. Entre le départ d' Ana et la crise familiale de 2007, Pedro modifie peu ses habitudes. Il quitte la maison tôt le matin et rentre à la tombée du jour. Les tâches domestiques et celles liées à l'éducation des enfants sont assumées par les grands-parents.

La migration d' Ana ne semble pas être un facteur de changement dans la division du travail entre les genres. La configuration familiale se complexifie cependant. Ana exerce son rôle de mère à distance à travers un réseau familial incluant divers membres de la famille élargie, tant du côté maternel que du côté paternel. Les membres de ce réseau jouent un rôle fondamental, interagissant continuellement avec Ana, Pedro et leurs enfants, alors qu'ils ne partagent pas physiquement le même foyer.

Les rapports au sein de ce réseau familial ne sont pas exempts de tensions. Premièrement, Ana a d'importantes divergences avec son père sur la manière dont il conçoit l'éducation. À ce propos, elle affirme:

« Mon papa est très sévère et cela ne me plaît pas. Cela a peut-être été une erreur dans sa façon d'éduquer mes frères. Ils sont différents de moi. Je ne voudrais pas qu'il agisse de la même manière avec mes fils, ils ont peur de leur grand-père.»

Ne parvenant pas à obtenir un changement d'attitude de la part de son père, Ana négocie donc avec son conjoint qu'en contrepartie de la prolongation de son séjour en Italie, celui-ci assume la paternité morale envers ses fils [Herrera, 2008]. Deuxièmement, durant toute la durée de son éloignement, Ana n'a aucun contact direct avec sa belle-mère - avec laquelle elle n'a jamais entretenu de bons rap­ports bien que celle-ci joue un rôle dans le bien-être familial. Les relations avec la belle-mère sont assurées directement par Pedro. Au contraire, Ana a des contacts téléphoniques quotidiens avec Pedro, ses enfants et ses parents.

Pour Ana, en termes affectifs, la relation avec ses fils est la plus importante, mais également la plus complexe. Quand elle a émigré, David et Carlos avaient 6 et 7 ans; maintenant, ils sont entrés dans l'adolescence. Ana les appelle tous les jours, sans exception, en général le matin et le soir, malgré les difficultés liées au décalage horaire. Ana est très à l'écoute de ses fils. elle leur demande de lui raconter toutes leurs expériences quotidiennes: ce qu'ils font à l'école, leurs devoîrs, ce qu'ils pensent, etc. Ana essaie de participer à la vie de ses enfants. Un bon dialogue avec son époux permet la réalisation du projet migratoire d' Ana, ayant pour but le bien-être de David et Carlos.

Cependant, la séparation physique prolongée a créé une « barrière de commu­nication». D'une part. David et Carlos se sont faits à l'idée que leur maman vivait à l'étranger et ils ne lui demandent plus quand elle compte revenir. En accord avec leur père, ils ne parlent pas de ce sujet avec Ana, étant donné la difficulté à fixer une date de retour d' Ana à Cochabamba.D'autre part. Ana vit mal la distance et l'impossibilité dans laquelle elle se trouve de résoudre les problèmes de la vie quotidienne rencontrés par les membres de sa famille. Pedro nous dit :

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«Elle souffre d'être loin, en téléphonant elle se console un peu. Mais elle dît toujours "si j'étais là-bas, tout serait résolu". Panais, avec désespoir. elle pense que je ne peux pas résoudre les problèmes que nous rencontrons ... Ce n'est pas que je ne veux pas le faire. Ici (en Bolivie), les choses ne sont pas comme elle pense. [ ... ] Même eux [en se référant à ses fils présents au moment de l'interview] lui disent: ''Mais maman, ce n'est pas comme ça !" [ ... J Parfois, elle veut imposer ses points de vue [ ... ]. »

La conception selon laquelle la mère est la seule personne capable de réelle­ment bien s'occuper des enfants, est ce que Hays [ 1998] appelle la « maternité intensive ». Ce modèle, partagé par Ana, a également été identifié par Solé et Parella [2005] dans le cadre d'une étude réalisée sur la« maternité transnationale »

d'immigrantes latino-américaines travaillant dans l'économie du soin à Barcelone.

Ana sent qu'il y a des choses que ni ses enfants, ni son mari, ni ses parents ne lui disent quand ils parlent par téléphone pour ne pas l'inquiéter. C'est pour­quoi, après avoir récemment régularisé sa situation légale en Italie, elle a décidé de se rendre à Cochabamba sans prévenir personne, afin de voir de ses propres yeux comment vont ses enfants n.

Conclusion

Le récit d'une migrante cochabambine nous a permis de montrer la multiplicité des négociations et des arrangements lui permettant, malgré l'éloignement phy­sique, d'assurer sa maternité transnationale. Nonobstant la précarité de sa situation de travaiL elle développe une capacité d'action importante: elle parvient à négo­cier sa régularisation avec ses employeurs, à suivre quotidiennement la vie fami­liale, à négocier avec son conjoint pour qu'il consacre davantage de temps à l'éducation de leurs enfants, à réunir l'argent nécessaire pour voyager à Cocha­bamba en gardant la surprise pour les membres de sa famille. Maintenant qu'elle est parvenue à régulariser ses conditions de séjour en Italie, elle pourra revenir périodiquement rendre visite à sa famille. Loin de se considérer comme une vic­time, elle se considère capable de faire face non seulement aux difficultés écono­miques de sa famille, mais également à tous les problèmes quotidiens vécus par celle-ci en Bolivie. Cependant, ses marges d'action sont clairement définies par des contraintes dans le pays d'origine et le pays de destination.

En termes de travail, bien qu'elle soit parvenue à régulariser sa situation légale et à obtenir un emploi. les exigences et privations que signifient travailler comme assistante à domicile perdurent. De plus, l'arrivée en Italie de migrantes issues des nouveaux États de l'Union européenne entraîne un excédent d'offre de ser­vices dans le domaine du care. Les migrantes, comme l'illustre la situation d' Ana, se voient dès lors forcées à renoncer « volontairement » à certains droits reconnus par la loi. Paradoxalement, cette «servitude volontaire», qui l'oblige à vivre séparée de sa famille, lui permet de fournir aux siens un certain bien-être

13. Au moment où nous terminons la rédaction Je cet article. Ana est partie pour la Bolivie.

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économique permettant de subvenir aux besoins changeants de sa famille élargie. La crise familiale de 2007, en montrant que l'unique revenu familial «sûr» est celui qu'elle envoie grâce à son travail comme assistante à domicile, l'a obligée à continuer à travailler en Italie. L'absence d'un «filet de sécurité» garanti par l'État bolivien 14 a pour conséquence que la situation d'une famille comme celle d' Ana peut basculer dans la pauvreté et la précarité face à un événement inattendu.

La réunification familiale dans le pays de destination n'est pas considérée comme une option possible ni souhaitable par Ana. D'une part, les exigences du travail de soins à domicile, secteur dont les personnes dans sa situation peuvent difficilement sortir, ne lui permettraient pas de mener une vie familiale person­nelle. D'autre part, les problèmes d'intégration que vivent les adolescents immi­grés en Italie 15 font partie des motifs pour lesquels la réunification familiale dans le pays de destination peut être une solution non souhaitée ou peu viable pour les migrantes. L'enquête que nous avons réalisée à Cochabamba en 2009 permet d'affinner que les femmes qui ont migré pour travailler dans des activités du soin en Italie ont en moyenne 35 ans, c'est-à-dire cinq ans de plus que celles qui se sont dirigées vers l'Espagne. Si l'on tient compte de l'âge précoce de procréation des Boliviennes, cela pennet de supposer que les enfants qu'elles ont laissés dans le pays d'origine il y a quelques années ne sont pas dans la première enfance, mais entrent dans l'adolescence.

Les entretiens approfondis que nous avons réalisés à Bergame soutiennent notre hypothèse. Si les projets migratoires ont pour finafüé de contribuer à amé­liorer le bien-être des enfants, l'objectif ultime n'est pas nécessairement la réuni­fication familiale dans le pays de destination. Nous voudrions dès lors nuancer la proposition de typologie de familles transnationales d' Ambrosini [2008], selon laquelle les mères migrantes latino-américaines assistantes à domicile en Lom­bardie auraient un projet migratoire focalisé sur le regroupement familial en Italie (profil « familialiste »). L'âge des enfants constitue, de notre point de vue, un élément de différenciation dont il faut tenir compte, car il diversifie les stratégies de gestion des liens familiaux.

Cette contribution s'est focalisée sur la maternité transnationale. Il importe cependant de ne pas cloisonner la sphère reproductive comme étant le domaine exclusif de la femme. En effet, dans une société présentant un habitus migratoire de longue date telle que la société bolivienne, l'éloignement physique du père n'a en général pas été considéré comme « problématique », hormis dans ses aspects économiques. Nous considérons donc qu'une approche de genre sur la paternité

14. Dans un travail récent. la CEP AL [20101 propose une typologie de régimes de protection sociale, dans laquelle la Bolivie fait partie du groupe des pays dont la protection sociale s'appuie sur la famille.

15. Dans diverses entrevues réalisées à Bergame avec des éducateurs de centres d'appui scolaire. ainsi que des membres du consulat bolivien, un certain nombre de problèmes vécus par les adolescents issus de la migration furent évoqués. notamment : le faible rendement scolaire, des situations de discrimination sociale et de stigmatisation, ainsi qu'un conflit intergénérationnel avec leurs parents, qui décident de les «renvoyer » en Bolivie, «de manière à éviter des modèles de conduite considérés comme irrespectueux et l'excès de liberté que l'on retrouve chez les jeunes en Europe».

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212 Isabel Yépez, Carmen Ledo, Mirko Marzadro

transnationale permettrait une meilleure compréhension des transformations fami­liales favorisées par la migration. Enfin, la vision des enfants sur cette probléma­tique mériterait une étude approfondie.

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Autrepart (57-58), 201 l

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Relying on Teranga: Senegalese Migrants to ltaly and Their Children Left Behind

Fedora Gasparetti*

Though the migratory experience offers opportunities for new kinds of prac­tices, traditions, and family dynamics to develop, it often rearticulates patterns and codes of behaviour that already exist in the migrant' s home culture. Senega­lese migrants residing in Italy, as in other parts of the diaspora, tend to send their children to be raised by relatives in Senegal. Their motives are various and sundry: some cite the economic benefits, others the desire for their children to adopt Senegalese values and Wolof language. For these reasons and others, Senegalese parents rarely raise their children in Italy, choosing instead to leave them behind with relatives in Senegal.

Y et this practice among Senegalese parents long predates contemporary Sene­galese migration to Europe. It follows a longstanding custom of fostering, in which parents send their children to the households of their relatives. Fostering exists in a number of different African societies (see Goody [ 1973, 1975] and Bledsoe [ 1980] for examples of fostering in other African countries ), and engages "the claims, rights, and obligations of members of an extended kin group" [Goody, 1975, p. 140].

Fostering as a practice is employed in Senegal under a number of circums­tances when parents still reside in the country. When they presume employment or scholastic opportunities to be better in a different part of Senegal in which a relative resides, Senegalese children need not think twice about presenting them­selves to those relatives with full assurance of being offered a place to stay. Senegalese families are duty-bound to accept even distant relatives into their homes for short, long, and undetermined periods without question.

In the first section of this paper, I will give a brief overview of Senegalese migration to Italy. I will emphasize how the Senegalese in Italy exemplify the phenomenon of transnational migration, forging and sustaining multi-stranded social relations that link together their societies of origin and settlement

* PhD in Anthropology at University of Turin (italy).

Autrepart (57-58), 2011, p.215-232

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[Glick Schiller, Basch, Szanton-Blanc, 1995]. The practice of parenting from afar represents but one way in which Senegalese migrants lead transnational lives.

The second section will explore how practices of fosterage work outside of transnational migration as well and how Senegalese systems of reciprocity and teranga allow for these practices. The third section will contrast how fostering actually works inside and outside a migrant context to illustrate the way in which cultural practices and social obligations can be rearticulated, expanded. and strained in confrontation with migration. I will conclude with a discussion of how Senegalese parents can use fosterage and parenting from afar as part of a larger migratory strategy for hyper-mobility 1

The characteristics of Senegalese transnational migration in ltaly: a brief overview

Senegalese migrants have a strong presence in ltaly 2• As can be observed from the table below (Table 1 ), at the beginning of 20 l 0, legal Senegalese residents in Italy numbered 72,618 excluding irregular and clandestine migrants. It is also possible to observe a significant male predominance among migrants (around 329 men for 1 OO women). The proportion of Senegalese women in Italy has been growing slowly, particularly through family reunification, though it is still much lower than in other migrant communities. For cultural and economic reasons, many male migrants prefer to leave their families (wives and children) in Senegal, rather bring them to the host countries.

Table 1 - Resident Senegalese Population in Italy as ofO l /O l /2009 and 0l/O1/2010

Senegalese resident population in Italy

Male Female Total Male/Female ratio

1/1/2009 53, 125 l4,385 67,510 369.3

1/1/2010 55.693 16,925 72,618 329.l

Data from ISTAT (lralian l\'ational lnstitute of Statistics)

Senegalese emigration increased considerably in the Iast third of the 20th cen­tury, mainly for economic reasons owing particularly to the crisis of traditional agriculture that followed poor groundnut crops in the 1970s. Migration to Italy

1. The article is the result of a PhD research conducted from 2004 to 2010 using a multisituated approach in l\'orthern Italy (in particular Turin) and Senegal {Dakar) based on participant observation. semi-structured. and unstructured interviews.

2. Senegalese community in Italy is the biggest among sub-Saharan African communities. numbering 72.618 a' of January l. 2010. followed by '.'Jigeria (48.674) anù Ghana (44.353). Data from ISTAT (ltalian '.'Jutional Institute of Statistics).

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increased rapidly after 1986, when France (along with several other European countries) closed its borders to migration, following an increase in xenophobic posturing from right-wing parties [Fall, 1998; Pugliese, 2002] .

Most Senegalese migrants in ltaly be long to the Wolof ethnie group and to the Mouride Sufi brotherhood, and corne mainly from the groundnut basin in the north-western regions of Senegal (Baol, Djambour, Cajor), or from the capital, Dakar. In ltaly, they principally engage in retail trade at different levels (from street sellers to small undertakings), and factory work, in particular in the large factories of Northern ltaly [Riccio, 2000a: 2000b; 2002].

The transnational nature of Senegalese migration, and a high level of mobility (not only within the host country, but also across international boundaries in rela­tionship to more than one nation-state) have characterized Senegalese migration to Italy, with a continued "back and forth" trajectory [Castagnone, Ciafaloni, Donini. Guasco, Lanzardo, 2005]. Many migrants live part of the year in ltaly, and the other part in Senegal. Thus, Senegalese migrants provide an excellent example of transnational migration: these transmigrants shape new transnational spaces through their movements, maintaining connections, building institutions, conducting transactions and influencing local and national events in the countries from which they emigrated.

Glick Schiller, Basch and Szanton-Blanc [1995] were the among the first to argue for a transnational approach to the analysis of international migration, emphasizing that migrants cannot be characterized as "uprooted": they are engaged in a social process in which they establish social fields that cross geographic, political and cultural borders. They have also argued that xenophobia and racism can be a force to encourage international migrants to lead transnational lives. "[ ... ] racism in both U.S. and Europe contributes to the economic and political insecurity of the newcomers and their descendants; and the nation building pro­jects of both home and host society build political loyalties among immigrants to each nation-state in which they maintain social ties" [Glick Schiller, Basch, Szanton-Blanc, 1995]. For migrants, transnationalism can be a tactic of resistance to confront the increasing vulnerability of their new social setting.

Italian anthropologist Riccio argued that the transnational nature of Senegalese migration does not emerge simply from a reaction to the shift of global capitalism [Riccio, 2003]. Taking a historical perspective, Riccio highlights how the process of Mouride urbanisation in Senegal in the wake of interna] migration constitutes an important organizational preamble to transnational migration: by transferring a long-standing commercial economy and some organisational features that had developed with internai migration (the dahira, for instance), Senegalese migrants shaped the contemporary transnational community [Riccio, 2003]. Furthermore,

3. For rhe analysis of the characteristics of Senegalese migration to ltaly during the I980s and l 990s. ~ee Carter [ 199 l, 1997]. Sehmidt di Friedberg [ 1994]. Mottura [ 1992], Perrone [2001 ]. Colombo, Scionino [2002]. Gasparetti [2006].

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the unique organization and characteristics of the Mouride brotherhood allow the disciples migrating everywhere in the world to maintain strong ties with their country of origin [Riccio, 200 l ].

The transnationalism of Senegalese migration encompasses a wide range of different and varied practices. Senegalese transmigrants are involved in and sustain relations that link together both the sending and receiving countries through three main channels: religion and the Mouride brotherhood 4 , economic activities (both formai and informai) 5, and the families left behind.

Families left behind One of the reasons for Senegalese migrants' frequent returns to Senegal is to

visit their families left behind: wives, husbands, children, but also parents, bro­thers, sisters, aunts, cousins and ail the members of the extended family.

Family is an important field in which migrants maintain transnational ties, both through periodic visits, and through remittances: families left behind are the prin­cipal beneficiaries of the money earned by migrants. The emphasis on family makes the Senegalese migrant a special envoy of the whole family, with a duty, and as a consequence a sense of responsibility, towards his social group [Castagnone, Ciafaloni, Donini, Guasco, Lanzardo, 2005]. A migrant is often considered as an investment for the entire family in Senegal: most families hope to have a migrant overseas in order to benefit from the redistribution of the money earned abroad, and to improve their living conditions [Riccio, 200 l ].

Compared to other immigrant groups, a startling number of Senegalese migrants opt to relinquish family reunification, choosing instead to leave family members behind. Many migrants point to the economic motives for this decision. Families in Senegal tend to be large, sometimes comprising several wives and many children. Migrants calculate that their wages would not be sufficient for a large family to live on in Italy, where the cost of living is much higher than in Senegal. Other reasons are more nuanced, involving worries about value systems and potentially corrupting influences. Yacine, a young mother running a Senega­lese take-out eatery in Turin, believes that Senegalese husbands are wary of having

4. Mo11ridiyw1 is one of the main Sutï brotherhoods in Senegal [Cruise O'Brien 1971. 1975. 1988: Copans, 1980: Coulon. 1988: Piga de Carolis. 2000]. The religious organisation of the Mouride brotherhood is very important in maintaining transnational ties as well as transnational identity. providing transrnigrants with spiritual and ideological points of reference. With its culture of emigration as a training experience. the Mouride brotherhood's vertical (marabout-talibe) and horizontal (among Mouride disciples) ties have been readily reproduced within transnational networks. Such organisational features have helped migrants to organise business dealings. and to engage in mobility between and temporary f.ettlement in the hast countries [Riccio. 2003]. Mouride dahirm, the urban organisation of the brotherhood. are created in every migrant context. These dahiras provide a space for prayer and assembly. and reinforce the social and cultural cohesion of the disciple'>. ln ltaly. there is a Mouride dahira in almost every city where Senegalese migrants reside.

5. For many Senegalese migrants. transnational migration means engaging in economic transactions across international boundaries. Trade scems to be the preferred activity of Senegalese migrants. somettmes initiated in Dakar's Sandaga market. and then expanded over national borders.

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their wives achieve a certain level of independence, free from the direct oversight of family members, which keeps them in check at home.

"There [in Senegal] it's different. There the wife is more stuck, more under control. Then she gets here and she sees things, she works, she begîns to get more inde­pendent. There she has to stay quiet because, 1 mean, if the husband says so, that's how it is. If you don't do it that way the parents start to get involved, everyone. When she gets here, and it's just you and he and you don't like something you say? Listen, this is my life. 1 can do what 1 want? There you just can't. You just can't because there is a series of things which prohibit you." (Yacine, Turin, Italy, l 3/0 l/2005) 6•

As we will see in next section, this type of concern about independence, combined with an economic rationale, is part of why parents opt to leave their children behind as well. In doing so, they activate their social and family networks and take advantage of the strong communal solidarity discussed by Diop [ 1981]. The decision of parents to let others temporarily raise their children is far from being a new practice in SenegaL and it does not originate in the particularities surrounding international migration. as explained below.

Parenting from afar: in Senegal and in the Migratory Context

The rapid increase in Senegalese emigration in recent decades has had pro­found effects on the Senegalese society, influencing family structure, courtship practices, labour relations and a myriad of other social practices 7• This does not mean, however, that entirely new social and family structures are being created. Rather, this means incorporating new realities into old systems of understanding. Sahlins [2000) argues that cultures never disappear, but rather collect what they encounter, using culturally appropriate definitions and practices to incorporate new situations into established patterns of daily life. The complications for migrants in raising their children abroad provide an opportunity to observe this phenomenon of cultural rearticulation. As migrants feel the need to find alternative childcare options, they turn to and rely on existing systems of solidarity, recipro­city, and teranga at home.

We do not plan here to discuss modernity and tradition, or the "Westernization" of African culture. Too often, discussions of African migration to Europe, and globalization more generally, are viewed in the light of a crisis in African tradition, when confronted with the West. As Piot [ 1999] points out in his discussion of the Kabre of Togo, many apparent "traditions" are modernities themselves, "forged during the long encounter with Europe over the last three hundred years and thus owe their meaning and shape to that encounter as much as to anything 'indige­nous"' [ 1999, p. 1 ]. Similarly, many of the systems of Senegalese social life that we will discuss here became standard in the rural-to-urban migrations of the past

6. During the interviews in ltaly the language used to communicate was Italian; for interviews in Senegal the language was French.

7. See for example the work of Buggenhagen [20011.

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century. This is emphasized to underline our conception of "Senegalese culture" as a fluid and continuous process. and not as a static, timeless "tradition".

"Like fingers on a hand": Familial solidarity and reciprocity in Senegal Anthropologists and folklorists give a lot of importance to the use of proverbs

in the African society 8• Proverbs can illustrate the moral code of a society, and Jay out values and principles of ethics that underlie interpersonal relations. The Wolof language is rich in proverbs, as are each of the major languages of Senegai, and these proverbs are employed daily, as instructions, admonishments, to offer comfort, and as gentle reminders.

Many Wolof proverbs focus on the importance of solidarity in communal life in Senegal. The most common of these is nit nitaay garabam, which translates loosely to "people are each others' remedy." This proverb underlines the idea that where you have family and friends, no problem is too large to be resolved. lt is a message directed to those in need as much as to those who can offer help. The Wolof are to understand from this proverb that they must be the remedy to one another. and do what they can for others in their time of need, to benefit from the system when they themselves seek to use it themselves. Another Wolof proverb says that whenever you see a turtle sitting on a fencepost, you know it did not get there alone. It is often invoked as a reminder to those who have found success that they achieved it with and owe it to the help of their relations.

The system of solidarity extends beyond simple family networks. Much has been written, for instance, about the solidarity among Mourides. Ebin [ 1992] dis­cusses how Mouride traders find enormous success in business by creating a network of trustworthy lies among themselves that they can depend upon with utter faith. Feeling that they are working towards the common goal of honouring Allah, his prophet, and Cheikh Amadou Bamba, Mourides are to understand that helping each other is in their best interest 9•

Similarly, members of families feel that they too are working towards a common goal. The family network is the most important locus for solidarity among Senegalese. A Wolof proverb states "sisters and brothers are like fingers on a band"; they must always be close and work in unison to accomplish a task. "Family" extends far beyond the nuclear family unit, and includes what we would call the large extended family and fictive kin. Senegalese are expected to assist their family members without question and are not to expect direct repayment for their efforts.

Repayment is exceedingly ambiguous in the Senegalese system of reciprocity. McCormack defines reciprocity as a series of transactions that do not necessarily maintain an exact equivalence, but are directed towards securing it [ 1976, p. 90].

8. See Bascom [1965] and Finnegan [1970]. 9. See also the work of Bava [2003, 2004].

Autrepart (57-58), ZOll

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An uncle who, for example, eontributes cash to help a nieee starting a business, will not expeet to see the amount he invested returned to him once her business begins to turn a profit, thereby eliminating the nieee' s obligation to him. Rather, they have entered into a system of reciproeity. whieh creates indebtedness and relianee over a long period. The uncle may eall on the niece to perform other kinds of services of unspeeified number at an undefined date. It will be unelear as to when the debt is truly paid off, as the terms of the exehange and the factors involved are so vague. This system of reeiproeity effectively serves to maintain social relationships of relianee and "induce people to remain socially indebted to each other" [Gouldner, 1960, p. 175].

Teranga and the open door policy The Senegalese concept of teranga is perhaps the idea of reciprocity taken to

its extreme. Teranga is often translated as hospitality, but its implications stretch beyond the European notion of that word. The prineiple of teranga is to open your doors to any guest who may enter, to feed them, house them, and treat them as family for as long as they ehoose to stay. The host expects no gift from his guests, no direct contribution to the household expenses or workload. The belief is that a mother who opens her home to the children of others ensures that her ehildren will be welcome wherever they go. A Wolof proverb says that a guest is a king, and the Senegalese believe that the guest honours the host with his, or her, visit. Treating a guest well is a great source of pride for Senegalese women and men alike.

The door that is open to guests is especially open to family. For holidays and ceremonies such as funerals or baptisms, it is not unusual for relatives to show up unannouneed and stay for unspecified amounts of time. It is also normal for a family member to drop in unannounced when he or she has business in town and plans to stay. The family makes arrangements without question, grown ehildren even giving up their beds to sleep with each other or on the floor to make room for relatives. No one asks the visitors how long they plan to stay, lest the visitors should suspect an eagerness for their departure.

For households in Dakar or other big cities in Senegal, it is partieularly commonplace to have relatives move from the village and into the household. After the failure of the peanut crop and the currency devaluation, rural-to-urban migration that gained momentum under colonialism beeame even more eommon in Senegal. Rural-to-urban migrants came and still corne to the cities with Iittle­to-no money, and rely on family networks to find a place to stay while they look for work, and even after they have found some. Rural families may also send their eollege-aged children to their relatives in Dakar and St. Louis, where Senegal' s two publie universities are located, for the tenure of their college careers and beyond. This means that cousins, nephews, nieces, etc., move in with their urban­dwelling relatives indefinitely, assured of instantly becoming part of the house­hold. In many households in Dakar, it is unelear to the casual observer who is

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and who is not a member of the nuclear family. Cousins are called "brother" or "sister" and have the same household duties and privileges as other household members of the same age group.

Urban-ta-Rural: getting an 11education 11

The process of sending kids to live with relatives is however, not unidirec­tional. Sometimes, urban-dwelling send their children to live in their parents' native village. This occurs for several different kinds of reasons, but usually involves éducation, the French term that has the dual meaning of upbringing along with schooling. Parents worried that their children will grow up with Jooser morals or impure Wolof 10 due to their urban lifestyle may prefer to have their children experience village life.

This was the case of Osseynou. Osseynou, the fifth child of a fonner ship mechanic and his wife are middle class residents of Dakar. Osseynou began to act out during his adolescence, running with a crowd of neighbourhood boys of whom his parents did not approve. His grades began to slip and his demeanour at home was surly and disrespectful. When he was caught stealing a neighbour's car with some friends, Osseynou's parents finally felt that they needed to intervene immediately. At the age of fifteen, they sent him to a small village in the Sine­Saloum region of Senegal to live with his paternal aunt and her large family. The village is known for being desolate, unbearably hot, and full of mosquitoes and Osseynou's parents knew that he would suffer under those conditions. They felt that in this kind of environment, without the temptations and distractions of Dakar, Osseynou could concentrate on his studies, leam to respect his eiders, and not take the comforts of his urban, middle class home for granted.

The value placed on this "school of hard knocks" style of education in Senegal is even more evident in the practice of making children disciples of a marabout. Many rural parents make the decision to send their children to a marabout for a religious education. The children usually live under extremely ascetic circums­tances, sleeping together on thin prayer mats on the tloor, wearing whatever rags are donated to them, begging for food door to door, and eating whatever they are given without question, while following a gruelling schedule of koranic studies. Through this lifestyle, talibes, or disciples, are expected to learn the values of humility, sharing, and hard work along with their lessons in koranic Arabie 11

10. The popular kind of Wolof spoken in Dakar is known for its slang and i:, heavily mixed with French. Arabie and English. It is easily distinguishable from oulof pure. or unadulterate<l Wolof. spoken in the villages. The Wolof prize their language and speaking it well is a great source of pride. There is even a popular television game show in which urban Senegalese youth must try to answer questions in ou/of pure without letting a wor<l of French creep into their one-minute responses. The stu<lents almost inevitably faiL much to the delight and amusement of the audience.

11. Recently this process has gained a lot of attention from international and Senegalese NGOs because of the alarming increase in malnourished, filthy street children begging for alms. Various groups have levele<l charges of exploitation and fraud at many marabouts, claiming that the children rarely receive any koranic education at ail, and instead spend ail their time begging for money, which then goes <lirectly to the marabouts. The marabouts respond by saying that they are overwhelmed by the number of children

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The decision to leave kids behind in the international migration context The decision that migrants make not to raise their children abroad follows

much of the same logic as the decision of urban parents to send their children to the village to live with relatives. It is extremely important to Senegalese parents that their children grow up respectful and hardworking. Many Senegalese migrants we interviewed in Italy claimed that they found Italian children to be spoiled and disrespectful, and worried that their children would turn out the same if raised in Italy. Sorne were worried about the temptations that living in Italy would offer to their children and the many opportunities to Jose their moral compass. Others cited the importance of learning Wolof and growing up in a wolofphone environ­ment as the main motivators of their decision to repatriate their children.

Like the parents who send urban Senegalese children to the village, parents in Italy worry that the fast-paced lifestyle of Europe will not allow them the time for adequate supervision. Awa, a tailor living in a Northern Italian town, with her husband and their two daughters, stressed to us in an interview how difficult it can be to supervise her girls. She closes her shop every Sunday to spend the day with her family.

"Here, if you don 't make a big effort to spend time with your kids, they'll go off and do who knows what and before long you won't know them anymore." (Awa, Verbania, Italy, June 28, 2008).

Adding to these reasons the significant economic incentives for not raising children in Europe and it becomes clear why Senegalese migrants opt to take advantage of the possibility to utilise their family networks and fostering systems in rearing their children. Once the children are grown-up, however, the priorities of the parents may change. Children may be called back to Europe to join their parents to take advantage of better oppo1tunities for higher education and employ­ment, as we will see in the example of Fatima below. They may alternately be sent from Senegal to live with relatives in other parts of Europe, relying again on the teranga of these relatives, if the opportunities are deemed greater in those other contexts.

Reciprocity: a two-way street This leads us again to the notion of reciprocity. Migrants abroad are not exempt

from the family duty of welcoming a relative into their homes. Like the urban dwellers in Senegal, migrants in Europe can expect to have relations, who are able to make it abroad to find better economic opportunities, count on them for housing and for help settling down into the new environment. They must be prepared to accept their relatives' arrivai without question, just as they expect those at home to accept their kids without hesitation. Amadou, the young owner of a phone centre in Turin, points out that this is just part of the process a cultural

arriving on their doorstep every day from parents too poor to care for them themselves. To learn more. visit: www.enda.sn.

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system of mutual assistance. We asked if he was ever frustrated about having to house and find employment for his brothers when they moved to Italy to join him. "It's normal," he responded, "They helped you to get here, now you help them from here. When you take the elevator to the top, you have to send it back down to pickup the others." (Amadou, Turin, Italy, June 26, 2008). Though the brothers and other relatives who find their way to Turin to join Amadou are likely not the ones who helped him fund his original trip, he sees them as a part of the extended family unît that assisted him. and therefore he is indebted to them.

As we will see in the next part of the paper, the efforts of those like Amadou to carry out their side of the recîprocal arrangement corne fraught with difficulties. Although the systems of solidarîty, teranga and surrogate child rearing are already in place, migration to Europe poses particular sets of expectations and challenges for the parents in question.

Construing Senegalese transnational parenthood: a multi-directional process

We have seen above how the Senegalese practice of sending children away to be reared by relatives did not find its roots in the context of international emigra­tion. Pre-existing systems of reciprocity and family solidarity provided a practice of shuttling children around that was a natural solution to the problems of raising children overseas. This established practice of fostering became a convenient resource for migrants abroad. Many migrants living overseas discovered. however, that the system held particular differences and challenges for them.

The construction of parenting from afar for Senegalese migrants, rather than being a homogeneous system, encompasses a wide range of different practices. Variations in the structure and dynamics of transnational parenting include the multiple ways in which parents, children, and other relatives enter into the family migration process. During my research, I encountered Senegalese migrants with different stories and situations, and for ail these scenarios, "process", and "mul­tiplicity" seemed to be the common denominators in the daily construction of transnational parenthood.

In the context of increased international migration, the Senegalese practices of parenthood that 1 analyzed above are continuously su~ject to processes of nego­tiation with the new culture, confrontation with alternate models of motherhood and fatherhood, and reification of the original precepts of the Senegalese tradition. This can generate dîfferent reactions that can reflect changes in practices, ideo­logies, and affect of the social actors.

Living part of the year in Italy and engaging with Italian society, many Sene­galese migrants remain convinced that Senegal is the place to raise their chîldren with the "right values".

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"A lot of [Senegalese migrants] who live here [in Italy] have kids, but when they get a little older they bring them to Senegal but they remain here. And they leave the kids there, with the grandparents. Because they want them to really grow up with Senegalese values ... They send them there because they don't want them to pickup Italian habits." (Yacine, Turin, Italy, January 13, 2005).

In this case, the comparison with Italian society (and more generally with the Western world) reinforces attachment to the Senegalese cultural values, encoura­ging the decision to leave children behind to be raised by the other members of the extended family. Y et, although migrants abroad engage in the existing system of parenting from afar that is used internally in Senegal, it can produce different outcomes related to the particularities of the migrant context and its perception by Senegalese left behind.

Money matters: How migration and money complicate the reciprocal exchange

One of the most striking differences for migrants abroad is the expectation of some kind of financial contribution on their part. Migrants in the diaspora fre­quently complain about the unrealistic expectations regarding their economic potential on the part of non-migrant Senegalese. Says Pape, a Dakar resident who travels abroad frequently:

"'[Those who have never left Senegal] think that they give you two sacks of money as soon as you step off of the airplane." (Pape, Dakar, Senegal, December 27, 2004 ).

The myth of easy earning potential abroad is further compounded by the fact that once back in Senegal, migrants will often hide the difficulties of their condi­tions abroad. Instead, they often prefer to wear ail new clothing, throw money around, and give the impression of having "made it" overseas. According to Pape, the Senegalese at home do not see the charade that the returned migrants make:

"Every month [abroad] you can buy something, shoes, pants. Anyway, you don't wear it there because you're working ail the time. You don't even have time, and if you do wear it there no one even looks at you. You corne back. Every day you wear something new and expensive ... Because Senegalese have this mentality: They don't need to see your bank account to say that you're rich. Here being rich is a car, shoes, sneakers ... " (Pape, Dakar, Senegal, December 27, 2004).

The image of richesse that migrants seek to demonstrate upon return to Senegal plays on the imagination of those at home, creating the image of migrants as heroes [Campus, Mottura, Perrone, 1992], and encouraging further emigration from Senegal [Riccio, 2001].

Family members overseas are expected to contribute readily to expenses at home and it is normal for those abroad to receive phone calls urging them to send money home to pay for a utility bill, medication, and especially the preparation for a ceremony of some kind, such as a baptism, a marriage, a funeral or a holiday. Most migrants we spoke with felt put upon overwhelmed and underappreciated by these constant demands.

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Mustafa came to Turin to join his sisters at the age of twenty, hoping to travel to France to study. Already able to read and write in Russian, Mustafa was eager to get a higher education. Though his family knew of his intention to study, they still expected him to send money home steadily. He began to work in a factory to meet their demands and has worked there for twelve years, never taking a course.

In the context of parenting from afar, these expectations are not necessarily increased but made more Iegitimate due to the vague system of reciprocity that exists between those raising the children and those abroad. Financial compensation is in no way a fixture of the surrogate parenting structure under other conditions. For example, Osseynou' s parents did not send money to the household in the village where Osseynou was housed for several years in high school. To do so cou Id have offended the woman of the house, Osseynou · s au nt, implying that she was helping in the hopes of compensation rather than out of the goodness of her heart. It would call into question her generosity and her teranga.

Similarly, a relative raising the children of a parent abroad would never invoke the children directly in a request for money. Rather, the relative would feel some kind of claim to remittances purely for being a relation to the person abroad. Y et the fact that the family in question is providing a home for the migrant' s children may make them feel some further closeness, some further claim to the eamings of the migrant. This expectation is made murky by the vague nature of reciprocity.

Ami lived in Senegal with her aunt and her brother 12• Ami's father Ieft for

America when Ami was just six years old. He has lived there ever since and has not been able to retum for a visit as his paperwork is not in order. Ami' s mother left Ami with an aunt (one of her sisters) and went to join him when she became pregnant with her second child, having decided it would be advantageous to be bom a US citizen. Born in Kentucky, he was two years old when his parents sent him back to live in Senegal with Ami and her aunt's family while they stayed to work in the United States. Ami and her brother grew up with their aunt's family, living with their four cousins (one male and three female. respectively four, six, eight and eleven years old when Ami arrived). Their aunt was in charge of fos­tering children, while her husband was working as a little trader in Sandaga market.

Ami's parents regularly sent money to Ami's aunt. Occasionally they sent pocket money to Ami and her brother separately, but mostly they sent money directly to the aunt. There was no fixed amount and no regular frequency with which this money was sent - ît was nota fee for room and board. Ami's parents would probably have sent money to Ami's aunt at irregular intervals regardless of whether the children lived there or not, yet they would be much more maligned if they did not due to such circumstances.

12. When 1 met Ami in Dakar. she was twenty-four years old. She was married and had two children.

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It is important to underline another key issue about the ambiguity of money in the migration context. Different studies underline that the motherhood or father­hood in parenting from afar are expressed in particular in terms of money as remittances: their care depends on the willingness of kin to provide for them and on the financial support that parents are able to send back. Orellana, Thorne, Chee and Lam [2001] have argued that "parents who 'left children behind' worried about them that they would not be well fed, clothed, or cared for: that they would feel abandoned or unloved; or that something terrible would happen to them while out of parental reach. But by work:ing here and sending money home, parents could provide for their children and offer possibilities for their futures."

This point is Jess relevant in the Senegalese context, or rather, differently so. In the Senegalese family structure, mature children are expected to provide for their parents. Senegalese migrants are much more likely to articulate the remit­tances that they send back to Senegal as sending money to their parents, spouses or other heads of households. Even migrants with children in Senegal staying with relatives as wards generally send money to the head of the household, assured that their children will be provided for within the household, as Ami's case illus­trates. There is little discussion of a worry among migrants that their children, more so than other relatives, depend upon remittances for their welfare.

The particular emotive pangs of parenting from afar Five years ago, Ami's boyfriend called her parents in Kentucky and asked for

Amïs hand in marriage. Ami's father's voice broke with tears during the phone call and Ami's mother later told Ami that her father did not sleep a wink that night. He was overwhelmed by the thought that the baby girl that he had left behind thirteen years before was now going to become someone' s wife. He felt his absence from his daughter' s Iife acutely in that moment.

Parenting from abroad cornes with its own kinds of emotional sadness. Migrants may already experience loneliness and isolation living far from their community. The transnationality of their lives means that they may feel distress at their absence from home. My interviewees communicated almost without excep­tion that they would prefer to live in Senegal if the economic conditions were better. Kader, who has spent the entirety of his adult life in Europe, still plans to make it back to Senegal to live eventually. With an ltalian wife and two children born and raised in Turin, moving back to Senegal was never a possibility. When he and his wife separated, however, he began making plans to return.

'Tve wasted such a large part of my life here, and 1 can never get it back. Now 1 know that I want to live there, in my home country, where they understand that we only have one life and we can't waste ît being unhappy." (Kader, Turin, Italy, April 11, 2004).

Feeling isolated from home and from one's extended family can make the separation from one's children doubly crushing. Cheikh, a factory worker in Milan,

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left his wife with his mother in the village of Kebemer, in rural Senegal when he returned to Italy shortly after their marriage. In an interview, he expressed dis­content with bis migrant lifestyle. He lamented that he had no community in Italy, and that everyone there was always in a hurry, always angry. He described bis life as going from home to work and back again. When Cheikh's wife gave birth to their first child, he returned for a short visit to the village for the naming ceremony and then headed back to Milan. He wasn't able to visit again until almost two years later. When he arrived, he went to hold his son, but the young boy ran away from him and cried. Cheikh was distressed. "You see this?" he said angrily. "He doesn't recognize his own father. This is what your research should be about."

Fatima spends her life between four countries. She lives almost half the year in ltaly selling clothing to other migrants. She buys this clothing in the U.S., where she spends another part of the year, working as a hairdresser with her sisters. Her husband is in Saudi Arabia, and she occasionally goes to visit him there, taking her merchandise with her to sell to her husband's immigrant social circle. During the summer, she returns to Senegal to sell clothes purchased in Europe and the U.S., and also to see ber three daughters, thirteen, fifteen and seventeen years old, who live in Senegal with her mother, since Fatima left Senegal ten years ago.

"I want to give rny kids a better future ... 1 want thern to corne here in ltaly to study ... Thcy're at a dclicate age right now, adolescence, and they need rny pre-sence ... 1 want thern to corne here. so I can sec what they're doing, keep an cye on them ... In this period of their Iife, there are too many risks and I prefcr that they be with me. I'm trying to get them here." (Fatima, Turin, ltaly, July 18, 2008).

The words of Fatima stress an important key point: migration patterns and transnational parenting have never been unidirectionaL Different factors and mul­tiple variables play a role on the decision-making of migrants and of family as a whole, generating new frameworks that had often not been anticipated at the beginning of the migratory project. Migrants and other family members seem to adapt to constantly shifting circumstances, making strategic decisions to do what is best for themselves and their family members, while maximizing their mobility.

Strategic decisions for shuttling children in the migratory process Alternatively, decisions about children may be the result of a determined stra­

tegy of the family, in which children figure within the horizons of need and oppor­tunity in the migration process. "In seeking opportunities for the future of their children, families are also strategizing to improve their collective conditions. The individualistic focus of traditional Western views of child development tends to neglect the collective interests of families and to ignore the tight links that may connect children to the larger family networks" [Orellana, Thorne, Chee, Lam, 2001].

Ami' s parents pro vide one example, in their efforts to ensure that Ami' s brother was born in the U.S. so that he could enjoy the benefits of U.S. citizenship. El

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Hadj provides another example of this key issue. He has Iived in ltaly for several years, working in a factory four days a week, and spending the rest of the three days as a kabou-kabou, or an informai taxi-driver. With this second job, he has increased his monthly eamings and been able to send more money to his wife, and to his daughter who is only six months old, in Senegal. When 1 asked him where the baby was bom, he answered "the United States", then providing an explanatîon:

"I don't want my daughter to go through what I've gone through ... They didn't give me a visa for Canada, to go see my brother ... They told me that if 1 went to Canada, 1 would never corne back, because 1 would have found a better job there ... So 1 can't even go visit my brother ... 1 thought that my daughter would be able to have a better life with American citizenship. She would not have suffered what 1 suffered ... and in the future if she goes to the USA, no one can deny me and my wife a visa. I mean, she's my daughter, they can't deny a visa to her parents!" (El Hadj, Turin, Italy, July 18, 2008).

For El Hadj, the decision to have his child bom in United States was part of a larger migration strategy with triple goals. Firstly, the future of the child: she could bypass the constraints due to obtaining the visa. Secondly. the mobility of El Hadj himself: it would be easier for him to reunite with his daughter in the United States if she relocated there as a citizen, allowing him a higher mobility than was presently available to hîm. Thirdly, the child could be a resource for the whole family's future, not only for the nuclear family, but also for all the members of the extended family, who could benefit from her eventual relocation abroad. In addition to eventual financial remittances, his daughter would one day be able to offer El Hadj and his extended family the same kind of teranga that El Hadj was presently enjoying from other family members in Senegal.

Conclusion

The words and the different experiences of my interviewees illustrate the complexity of the construction of parenting from afar, and the fluidity of practices associated with transnational migration. l have tried here to highlight two key­points of this issue in particular.

Firstly, from a historical perspective, the concept of parenthood from afar and chîldren "left behind'' among the Senegalese is by no means a new outgrowth of contemporary migratory practices. Instead, it extends a practice that predates Senegars international migratory history. Thus, it is necessary to understand the dynamics of this process and construction of fostering, which can be seen in early internai migration in Senegal. The value of teranga, its nature strictly linked with the crucial (but also ambiguous) component of reciprocity, shows how Senegalese migrants take advantage of their family networks in rearing their children when they decide to leave the country. The implications go beyond mere economic benefits.

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We have also seen how money can complicate the reciprocal exchange in the international migration context, due to the imagined richness of migrants, to the ambiguity of this system of reciprocity, and to the expectations from people left behind. This is just one example of how migration to Europe poses particular sets of expectations and challenges for Senegalese parents. The Senegalese practices of parenthood are continuously subjected to processes of negotiation with the new culture, confrontation with alternate models of motherhood and fatherhood, and reification of the original precepts of Senegalese tradition.

The outcomes can be multiple and conflicting. A confrontation with Western, in my research specifically ltalian, society can reinforce the attachment to the Senegalese cultural values, encouraging the decision to leave children behind to be raised by the other members of the extended family. Children may also be sent back to Senegal, even if they were bom and have spent some years in Europe, to be raised the "Senegalese way". They may return to the migrant context when it proves strategically advantageous. In this multi-directional framework, making decisions about leaving kids, bringing them abroad, or sending them back can be a specific result of a predetermined migratory strategy that can improve the col­lective conditions of the households.

In ail these cases, children figure in the adults' decisions as important social abjects in the migration process, and as "pivotai points" [Olwig, 1999] in the construction of transnational social fields. "ln most families, adults are the ones who make decisions. But the presence of the children is central to the families' decision-making process" [Orellana, Thorne, Chee, Lam, 2001]: as Fatima, El Haji, Ami and all our interviewees show, children fundamentally shape the nature and course of families' migration experiences, constituting (together with other family members) an important way in which Senegalese migrants build, sustain and maintain transnational ties.

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Approche comparative des familles dispersées (Mali-Congo): éducation et espaces nationaux

Bruce Whitehouse*

Mes prem1eres recherches ethnographiques ont eu lieu en 2002, dans une communauté rurale située dans une plaine aride à quelque 150 km au nord de Bamako, capitale de la République du Mali. Cette communauté, que j'appelle Togotala (un pseudonyme), comptait environ huit mille habitants, selon un recen­sement effectué en 2001 1

• Pourtant, sa population. c ·est-à-dire la totalité des per­sonnes qui considéraient Togotala comme leur «chez eux », était beaucoup plus grande. Comme de nombreuses communautés au Mali, et plus particulièrement dans la zone sahélienne, Togotala se trouvait au centre d'un vaste réseau humain : au fil des années, des dizaines de milliers de ses fils et filles avaient migré ailleurs en quête d'opportunités, notamment en matière d'éducation et de travail. Mes interlocuteurs à Togotala disaient souvent que pour chaque personne qui y résidait, il existait au moins trois (et, pour certains, jusqu'à six) autres Togotalais qui vivaient ailleurs. Nombre de ces migrants rejoignaient leur communauté à la fin de leurs trajectoires migratoires, tandis que d'autres alternaient séjours à l'exté­rieur et séjours chez eux. Je n'ai rencontré aucun adulte de Togotala, homme ou femme, qui n'ait vécu ailleurs pendant une période de sa vie: toute personne y était en quelque sorte un« migrant de retour». Comme beaucoup de communautés en Afrique sahélienne, Togotala est marqué par un taux d'émigration élevé, mais aussi par un haut niveau de retour et une forte participation locale de ses émigrés.

Ceux qui quittent Togotala privilégient diverses destinations. Certains travail­lent à New York comme coursiers à vélo ou comme commerçants dans l'économie informelle; d'autres sont en France ou en Espagne. La majorité des migrants togotalais demeure pourtant sur le continent africain. Selon des données recueillies en août 2002, le premier pays de destination parmi les émigrés togotalais était la

* Professeur assistant d'anthropologie. Lehigh University, Bethlehem, Pennsylvania. 1. En français, on parle de Togotala comme d"tm «village» et non d'une «ville"· car cette localité

offre peu d'infrastructures communément associées à la vie urbaine (électricité. rues goudronnées. etc.). Politiquement. en tant que chef-lieu d'une« commune rurale ,, regroupant quelques autres villages, Togotala compte un maire élu et un bureau municipal. Sa population est musulmane et appartient en grande partie à l'ethnie soninké. Ici, nous utilisons Je terme « communauté » pour désigner à la fois la localité et 1 ·ensemble des personnes qui y résident ou qui la considèrent comme leur «chez soi».

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Côte d'Ivoire, suivi de pays comme le Congo-Brazzaville, l'Angola et le Gabon 1•

Mais tous pensent que la concentration la plus grande des Togotalais (plus grande même qu'à Togotala) se trouve à Bamako, à quelques heures de route au sud. Chaque adulte à Togotala passe quelques années en ville, et bon nombre de pro­priétaires de maison à Togotala comptent également une maison à Bamako. Des « familles dispersées » togotalaises s'étendent entre les deux lieux, à tel point que beaucoup de Togotalais ne considèrent plus Bamako comme tunga, « terre étran­gère » en langues soninké et bambara 1. Un vieux chef de ménage à Togotala estime que« jusqu'à récemment, Bamako était tunga. Mais aujourd'hui, Bamako c'est comme chez nous ! Nos gens y sont trop nombreux. Bamako est devenu Togotala maintenant». Un de ses pairs est d'accord:« Aujourd'hui, Bamako n'est plus tunga. La façon dont les gens vivent ici à Togotala, les gens vivent à Bamako de la même manière. Aujourd'hui, si on part d'ici pour aller à Bamako, c'est comme si on est toujours ici. »

Entre 2003 et 2006, j'ai passé douze mois à Brazzaville pour étudier la vie des immigrés venus de Togotala et les autres communautés du Sahel occidental. Depuis sa fondation vers la fin du XIX' siècle, Brazzaville accueille une population « ouest-africaine » importante. Recrutés par les Français comme auxiliaires colo­niaux (tirailleurs et marins, employés de chemin de fer et PTT) [Coquery­Vidrovitch, 1969; 2001 ], les Ouest-Africains ont aussi joué un grand rôle écono­mique dans les villes de 1' Afrique équatoriale, y compris Brazzaville, tout au long du XX' siècle, surtout dans le commerce de détail. En tant qu'étrangers musulmans dans une société non musulmane, ils ont constitué à Brazzaville une « minorité intermédiaire », jouant un rôle social et économique distinct de celui tenu dans la société d'accueil [Bonacich, 1973]. Aujourd'hui, les immigrés du Mali, de Guinée, du Sénégal et de Mauritanie, ainsi que leurs descendants nés au Congo, sont quelques dizaines de milliers en ville. Au cours des entretiens avec les Ouest­Africains à Brazzaville, il est apparu que les familles dispersées sont très répan­dues entre cette ville et les communautés d'origine sahélienne, distantes de plus de 3 000 km. Les migrants maintiennent plusieurs sortes de liens avec leurs parents chez eux. notamment par le biais des communications téléphoniques, des transferts importants d'argent et des visites entre le Congo et le pays de leurs ancêtres.

Au sujet de leurs rapports avec leurs communautés d'origine, les propos de certains immigrés sahéliens sont assez similaires à ceux des vieux Togotalais quand ils parlent de leurs rapports avec Bamako. Ainsi, des membres de la ration née au Congo, en particulier, minimisent la séparation entre Brazzaville et leur pays ancestral. Ladji, 43 ans, né à Brazzaville d'un père malien et d'une mère congolaise, a passé une grande partie de son enfance au Mali et continue d'y séjourner. «Bamako, Brazzaville, selon la mentalité de nos compatriotes, c'est le

2. Suite au début de la guerre civile ivoirienne en septembre 2002, ce pays a en grande partie perdu son attractivité aux yeux des migrants.

3. La langue bambara(« bamanankan »)étant la langue véhiculaire à Bamako et dans le Sud malien. les Togotalais la parlent couramment. C'est en bambara que j'ai effectué la plupart de mes entretiens au Mali et au Congo.

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même pays», dit-il. "Aujourd'hui, c'est comme si Brazzaville faisait partie de Bamako, il y a un dépaysement, mais les Maliens se sentent chez eux ici [à Brazzaville], surtout maintenant avec le téléphone, la communication, il y a les émissions de télévision en direct de Bamako.» Tout en reconnaissant l'importance des frontières internationales entre les deux villes, Ladji parle d'un rapprochement virtuel, citant les plats et aliments sahéliens disponibles à Brazzaville et la baisse des frais de déplacement entre les deux villes. Si la distance géographique qui les sépare reste considérable, la «distance sociale » semble être réduite.

En écoutant ces propos, on pourrait conclure que la distance géographique a perdu sa signification pour les personnes comme Ladji, qui habitent un « espace social transnational » [Levitt, 2001]. Ils se sentent également chez eux dans deux ou plusieurs localités. Néanmoins, la distance demeure tout à fait pertinente pour eux, un fait qui se révèle surtout dans la manière dont ils élèvent leurs enfants. Pour nombre de pères et de mères au Mali et au Congo, la distance est le plus grand obstacle à la reproduction sociale, et ces parents effectuent souvent des sacrifices énormes afin de surmonter cet obstacle.

Comment les migrants conçoivent-ils des dispositifs translocaux (c'est-à-dire partagés entre deux localités ou plus) pour leurs familles, soit à l'intérieur d'un pays, soit à lextérieur ? En quoi les familles dispersées et transnationales <liftè­rent-elles des autres familles dispersées ? Quel est le rôle des distinctions géopo­litiques, sociales et culturelles dans l'organisation et le maintien des familles dis­persées ? Telles sont les questions que nous allons tenter d'aborder ici en analysant les données ethnographiques concernant une communauté d'envoi (Togotala) et deux communautés de destination, l'une (Bamako) dans le même pays, l'autre (Brazzaville) à l'étranger.

Ménage, migration et genre

La division sociale la plus importante à Togotala est la maisonnée (ka. en langue soninké), qui est à la fois une structure politique organisée par la parenté et une localité, c'est-à-dire une concession résidentielle [Pollet, Winter, 1971 ; Quiminal, 1991 ]. Ces concessions sont clôturées par des murs en banco ou bri­ques de béton, et abritent plusieurs bâtiments. Certaines sont assez vastes pour permettre la culture des céréales dans leurs cours intérieures pendant l'hivernage. Le ka est une unité de production domestique et de consommation, normalement sous l'autorité de son habitant de sexe masculin le plus âgé, qui agit comme chef de ménage (kagwnme). Son ka peut regrouper ses femmes et leurs jeunes enfants, ses filles non mariées et ses fils, ses petits-enfants et souvent ses frères, leurs femmes et leurs enfants. Une enquête montre que le ménage soninké moyen en milieu rural compte 26,8 personnes [Gonzales, 1994]; le nombre total d'habi­tants peut atteindre la cinquantaine. La polygamie y est très répandue, incluant plus de la moitié des hommes au-delà de lâge de 45 ans [Gonzales, 1994 ; voir également Samaké, Traoré, Ba. Dembélé, Diop, Mariko, Libité, 2007]. Le taux

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élevé de polygamie est ici un facteur important dans la formation des familles dispersées.

Si la migration est un phénomène quasi généralisé chez les Togotalais, tous n'y sont pas impliqués de la même manière. La différence de sexe est la distinction la plus saillante à cet égard. Comme ailleurs au Mali et dans le Sahel occidental [Findley, 1994 ; Koenig, 2005], à Togotala on perçoit la migration pour des motifs économiques comme un domaine masculin par excellence. Les hommes partent pour aller à l'école, pour travailler, pour faire du commerce et pour acquérir la connaissance. Si les filles et les jeunes femmes se déplacent de plus en plus afin de poursuivre leur scolarité, chacune reste sous la tutelle de son père et de son kagumme ; si une femme migre, c'est nomrnlement pour accompagner ou rejoindre son mari. Que ce soit à l'intérieur du pays ou hors des frontières nationales, dans cette région, la mobilité autonome féminine reste très stigmatisée, voire assimilée à de la prostitution [Ba 2002; 2003]. Bien sûr, les femmes savent profiter des opportunités commerciales qui se présentent à lextérieur, mais elles doivent se représenter toujours comme des « migrantes dépendantes» afin de ne pas faire honte à leurs familles.

Nombre de femmes restent à Togotala pendant l'absence de leurs maris . Un commerçant à Bamako ou dans une autre ville malienne rend normalement plu­sieurs visites à sa famille par an. Dans le cas où il a plus d'une épouse, il peut en emmener une, pendant que l'autre ou les autres restent dans son ka au village. Les séjours des femmes suivront alors une «rotation» régulière : chaque année, lorsque la femme qui était aux côtés de son mari en ville rentre à Togotala, elle est remplacée par une coépouse. Pour les émigrés en Afrique centrale, un tel échange n'est souvent possible que tous les deux ou trois ans. Les coépouses des émigrés en Europe ou en Amérique du Nord ont plus rarement la possibilité de changer de lieu d'habitation à tour de rôle : leurs maris sont souvent sans papiers, et ne peuvent donc pas faire venir Jeurs femmes légalement ; il leur est très difficile également de retourner au pays pour rendre visite à leur famille. Certains Togotalaîs de New York ne se sont pas rendus au Mali depuis plus de six ans. Néanmoins, les femmes togotalaises n'exercent que rarement leur droit au divorce en cas de séparation prolongée. Elles considèrent l'absence de leur mari comme inévitable.

Enfants et reproduction sociale entre T ogotala et Bamako

Avec le genre, l'âge est l'autre caractéristique fondamentale dans la formation des familles dispersées. Les enfants togotalais vivent souvent séparés de leurs pères, voire de leurs deux parents. La première raison de cette séparation réside dans le fait que les enfants ne partagent pas les mêmes formes de mobilité que

4. Dans certaines communautés soninké. du fait de l'émigration masculine, on dénombre deux fois plus de femmes que d'hommes entre les âges de 15 et 59 ans [Gonzales. 1994].

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les adultes dans cette société. Cela ne veut pas dire que les enfants ne migrent pas, car nombre d'entre eux font la navette entre Togotala et Bamako ou d'autres villes; comme dans un grand nombre de sociétés en Afrique de l'Ouest [Goody, 1982 ; Lallemand, 1993], la circulation des enfants au Mali est très répandue. Ce que l'on pourrait dire, c'est que la localité d'origine occupe une place plus impor­tante pendant l'enfance que pendant la vie adulte. Le pays (ou la terre ancestrale) est appelé en langue soninké kaara: c'est l'espace où l'on est chez soi, autrement dit l'antipode de tunga [Dantioko, 2003]. Les parents togotalais qui vivent ailleurs font de grands efforts pour que leurs enfants fassent la connaissance non seulement d'autres Togotalais, mais aussi de l'espace physique de leur kaara. Qu'ils soient séparés de Togotala de seulement quelques heures de route, ou de la durée d'un vol international, les parents émigrés veulent que Togotala soit le centre des réseaux sociaux ainsi qu'un site privilégié d'éducation et d'affirmation de soi pour leurs enfants.

La scolarisation joue un rôle de plus en plus important dans l'éducation des enfants au Mali, et nombre de migrants, à Bamako et ailleurs, envoient leurs enfants à Togotala pour y fréquenter l'école primaire ou la médersa (école isla­mique). À Bamako, je me suis entretenu avec Bakary, 52 ans, commerçant et kagumme, né à Dakar d'un père togotalais et d'une mère sénégalaise, qui a envoyé tous ses enfants à Togotala pour y poursuivre leurs études ; ils y sont restés pen­dant les vacances entre les mois de juin et de septembre, ce qui correspond à l'hivernage, ne revenant à Bamako qu'après les récoltes. «C'est une bonne édu­cation », dit-il. « Nous avons constaté que les enfants qui grandissent au village ont une éducation différente de ceux qui grandissent en ville. Ceux qui grandissent au village ont une moralité différente de ceux qui grandissent en ville. » Ce constat est partagé par Mahamadou, un autre commerçant togotalais à Bamako: «Un enfant qui grandit dans une grande ville est difficile à contrôler car il est influencé par les autres enfants. Mais celui qui grandit au village est plus facile, on peut le contrôler.» Tous les parents togotalais sont soucieux que leurs enfants n'acquiè­rent pas pendant leurs séjours à Bamako « les comportements de la ville», tels la délinquance et le manque de respect envers les aînés. La question d'une influence négative potentielle de la communauté d'accueil sur ses habitants immigrés, et surtout sur leurs enfants, apparaît constamment dans les propos des Togotalais et de leurs compatriotes au Mali ainsi qu'au Congo. Cette préoccupation est notée par d'autres travaux sur la migration en Afrique sahélienne [voir Dougnon, 2007].

À cet égard, presque tous mes interlocuteurs togotalais soulignent l'importance de l'agriculture comme éducation morale. La culture des céréales pendant l'hiver­nage constitue la première forme de production locale au kaara, même si la plupart des familles à Togolala ne couvrent que la moitié de ses besoins alimentaires annuels grâce à ces activités agricoles . À travers la sous-région, l'agriculture nécessite une main-d'œuvre importante car elle se pratique la plupart du temps

5. L'insuffisance de la production agricole locale est un phénomène généralisé en zone sahélienne [Findley, Ouedraogo, Ouaidou. 1988].

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avec des outils à main. Ce travail éreintant rend les enfants plus conscients de Jeurs obligations vis-à-vis de leurs parents, du ka et de la communauté. C'est un moyen de renforcer leur « fibre morale » : par le biais de la souffrance et d'un dur labeur, les jeunes arrivent à reconnaître leur affiliation à leur famille et, plus généralement, à la collectivité. Le travail agricole est crucial pour la construction de l'identité. Selon Hamidou, 67 ans, kagumme à Togotala : «Pour ceux gui vien­nent ici, c'est tout d'abord une éducation. Les enfants s'habituent au travail et à la connaissance de soi. » Dans les entretiens, les Togotalais parlent de la « souf­france» (souvent en employant le mot français) pour exprimer la condition gui développe cette connaissance. En langue bambara, on parle plutôt de sègèn, signi­fiant non seulement la fatigue et la douleur, mais aussi la condition générale de la pauvreté et la misère [voir Bailleul, 2000]. Pour Laciné, un Togotalais de 75 ans, « sègèn vous rend plus intelligent ! Si on n'a jamais cultivé, on ne connaît rien». D'autres estiment que les enfants exposés au sègèn deviendront plus responsables, même en ce gui concerne la gestion des finances. Selon Mohamed, un Togotalais de 18 ans: «Si tu connais sègèn, ensuite quand tu as de l'argent pour travailler avec, tu vas vraiment savoir comment le gérer, et quand tu pars en aventure le travail dur ne te dérangera pas. »

Les enfants des parents basés à Bamako passent souvent plusieurs mois par an, voire des années entières, au kaara chez leurs grands-parents, leurs oncles et leurs tantes à Togotala. Beaucoup circulent entre ces deux communautés tous les mois environ. Leurs mouvements se font toujours sous le contrôle strict de leurs aînés. C'est seulement lorsqu'ils atteignent l'âge de 16 ou 17 ans qu'il leur est permis de pratiquer d'autres formes de migration. Pour les filles, le mariage avec un émigré est un moyen de faire l'expérience de 1' aventure, alors que les garçons poursuivent les voyages à Bamako afin d'apprendre la vie migratoire. Ils peuvent y passer plusieurs saisons sèches consécutives en faisant des petits boulots (vente ambulante, cirage des chaussures, colportage) et en s'exerçant au commerce. Une fois qu'ils ont amassé suffisamment de connaissances et d'économies, ils peuvent entreprendre des formes de migration plus risquées et plus éloignées. À ce moment-là, ils ont séjourné assez longtemps à Togotala pour y avoir intériorisé une certaine «éducation morale >>. Pour leurs familles, ces jeunes sont déjà sur «le droit chemin» parce que la probabilité qu'ils abandonnent leur kaara et leur ka définitivement est désormais minime. Ils reviendront souvent, surtout pour se marier lors des fêtes communautaires organisées en hivernage, la saison de pré­dilection pour les visites de retour.

On a vu que les parents togotalais s'inquiétaient souvent des effets de la ville sur leurs enfants. Néanmoins, beaucoup perçoivent l'écart entre Bamako et Togo­tala comme insignifiant, surtout parce qu'ils ont la facilité de transférer leurs enfants et de les surveiller d'assez près entre ces deux localités. Les réseaux sociaux togotalais à Bamako sont extensifs et denses ; les résidents de Togotala. surtout ceux gui possèdent des maisons à Bamako, ne voient souvent pas les membres de leur famille gui résident dans la capitale comme tout à fait absents. Makan, kagumme âgé de 80 ans, a été parmi les premiers Togotalais à construire

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une maison à Bamako dans les années 1940. Pour lui : « Peu importe si mes enfants sont ici à Togotala ou à Bamako, parce qu'à Bamako aussi ils sont chez moi. Même s'ils sont à Bamako, ils envoient leurs enfants ici, nombre d'entre eux grandissent ici. C'est ça notre coutume.» Un jeune qui se conduit mal en ville sait bien que les nouvelles de ses transgressions parviendront jusqu'à ses parents à Togotala sans le moindre délai. «Ici et Bamako, c'est la même chose parce que nous sommes si proches »,dit Sékou, 35 ans, cultivateur togotalais. « Nous échan­geons les nouvelles les uns des autres chaque jour.» L'arrivée du téléphone por­table depuis dix ans n'a fait que réduire l'écart entre la ville et le village. Bref, les gens perçoivent la distance qui sépare les composantes bamakoises et togota­laises de leur famille dispersée comme minime et s'amenuisant au fil du temps. De l'avis des Togotalais, il est évident que l'on ne peut plus considérer Bamako comme tunga, un espace étranger.

L'éducation des enfants en contexte transnational : le cas de Brazzaville

À la différence de leurs pairs à Bamako, et de certains voisins comme Ladji cité plus haut, la plupart des immigrés sahéliens à Brazzaville se considèrent évidemment comme vivant en tunga. Pour eux, cette catégorie spatiale se carac­térise par une culture et des valeurs qui sont différentes, voire hostiles à leurs propres traditions et valeurs. Si les membres de la génération née au Congo ont su apprécier les particularités culturelles de la société d'accueil, ceux qui sont venus d'Afrique de l'Ouest préfèrent souligner les différences entre la culture congolaise et la leur, une dynamique que les ethnologues appellent la « floraison oppositionnelle» [Roth, 2002, p. 140]. Les primo-arrivants, dont le statut d'étranger est renforcé par des contrôles d'identité effectués de façon quotidienne par les policiers à Brazzaville, ont d'ailleurs tendance à représenter ces différences comme irréconciliables [Whitehouse, à paraître]. Leurs pratiques, surtout dans le domaine de l'éducation des enfants, montrent la grande importance qu'ils accor­dent aux distinctions politiques et culturelles entre le Congo et leur pays d'origine.

Selon des sources orales recueillies dans la vallée du fleuve Sénégal, depuis plusieurs décennies les migrants soninké en Afrique centrale envoient leurs enfants grandir au ka familial en Afrique de l'Ouest. Cette éducation transnationale des enfants date au moins des années 1940. Les anciens « depuis longtemps réagis­saient contre ce qu'ils voyaient comme l'atmosphère "immorale" des villes congo­laises en envoyant leurs enfants aux villages "chez eux" afin de grandir dans les traditions et selon une bonne éducation islamique » [Manchuelle, 1987, p. 452 ; Manchuelle, 2004]. Cette pratique reste très répandue parmi les sahéliens aujourd'hui. non seulement en Afrique centrale, mais aussi en France [Barou, 2001 ; Razy, 2007a].

À Togotala et à Brazzaville, les parents parlent de l'obligation d'envoyer les enfants au kaara avant l'âge de 6 ans ou avant le début de leur scolarisation. Les

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enfants doivent être suffisamment âgés pour ne pas constituer un fardeau important pour ceux qui en ont la charge, mais suffisamment jeunes pour échapper à l'influence de la société d'accueil. «Nous ne voulons pas que nos enfants gran­dissent ailleurs », déclare Moussa, 43 ans, kagumme à Togotala et ancien migrant en Libye et au Congo.

«Quand un enfant naît à\' étranger, avant d'atteindre cet âge, on l'envoie au village. Il va à l'école là-bas. Il vit avec ses parents, il apprend que "celle-là est ma grande sœur, celle-là est ma grand-mère, celui-ci est mon oncle, ceux-là sont mes petits frères", ainsi de suite. Il apprend la vie sociale. Quand il part à l'étranger, il connaît son lieu d'origine, il sait qu'il y a des problèmes là-bas. Ses parents et ses grands­parents s'y trouvent. Il leur enverra des choses souvent.»

En ce sens, on parle souvent du lien entre l'enfant et son kaara, un lien qui profiterait aux parents quand l'enfant devient adulte et part à l'aventure. Sans un contact prolongé avec la famille et les coutumes du kaara, on craint que ces enfants ne se sentent pas suffisamment investis à Togotala et qu'ils risquent de ne pas honorer leurs obligations vis-à-vis de la communauté.

Les parents émigrés doivent alors effectuer un sacrifice: ils doivent confier leurs enfants aux parents villageois et, pour certains même, renoncer aux relations étroites avec eux. Kadi, femme de 42 ans, née à Brazzaville, a été envoyée par son père à Togotala à l'âge de trois ans. Elle y a demeuré pendant dix-neuf ans, jusqu'à son mariage avec un Togotalais installé à Brazzaville. C'est seulement après ses noces qu'elle est revenue au Congo, où elle a revu sa mère pour la première fois depuis sa petite enfance. Vivre loin de son père et de sa mère n'a pourtant pas été douloureux pour elle ; bien au contraire, elle se sentait chez elle en «grande famille» au kaara. «Ce n'était pas difficile car j'étais avec ma famille», confie+elle. «D'ailleurs, je n'étais pas seule; beaucoup d'enfants sont venus de Brazzaville. Toute personne née là-bas est revenue grandir à Togotala 6• » Kadi passe treize ans de sa vie d'adulte à Brazzaville, et envoie, à son tour, la totalité de ses propres enfants au Mali. La relation de Kadi à ses enfants se limite dès lors à des échanges occasionnels de lettres et de photos envoyées par des parents au village.

Si un tel régime de séparation parent-enfant semble difficile à appréhender du point de vue occidental, les mères comme Kadi le trouvent malgré tout préférable à l'alternative d'une enfance passée dans le pays d'accueil. Là-bas, l'éloignement des enfants de leur communauté et de leur culture d'origine semble probable. «Si on permet à son enfant de rester et grandir au Congo, il deviendra Congolais», dit Kadi. «S'il ne devient pas un buveur de bière, il deviendra un drogué. C'est pourquoi, quand nos enfants sont encore jeunes, nous les envoyons grandir au village. »

6. Son père, de ses mariages avec trois femmes, a eu vingt-quatre enfants, dont dix-neuf ont été envoyés à Togotala pour y être élevés. bien qu'une seule de ses femmes fût originaire de Togotala.

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Il faut préciser que l'acte de confier ses enfants à d'autres pendant de longues périodes constitue une pratique centrale et très répandue dans les familles en Afrique de l'Ouest, une pratique qui permet de tisser de nouvelles relations sociales entre les groupes [lsiugo-Abanihe, 1985 ; Bledsoe, 1990; Razy, 2007b]. Lorsque Kadi déclare« j'étais avec ma famille», elle indique qu'elle ne se sentait ni déra­cinée ni isolée. Son enfance au kaara, loin de son père et de sa mère, n'avait rien d'exceptionnel: parmi les 98 parents maliens et autres sahéliens que j'ai inter­viewés à Brazzaville entre 2005 et 2006, 39 avaient envoyé «chez eux » au moins un enfant né au Congo. alors que 26 se déclaraient prêts à le faire quand leurs enfants (des tout-petits en général) seraient suffisamment grands. Parmi les 33 autres parents, la majorité a exprimé une forte volonté d'envoyer ses enfants dans sa communauté d'origine, mais n'avait pas les moyens de le faire [White­house, 2009]. Rares étaient ceux qui exprimaient préférer garder leurs enfants auprès d'eux à Brazzaville.

Si cette version « transnationale » de la famille dispersée paraît semblable à la version « nationale » reliant Bamako et Togotala, il existe des différences consi­dérables entre elles. Dans le contexte transnational, les enfants et les jeunes togo­talais sont considérés comme étant à l'extérieur des réseaux familiaux de contrôle et de surveillance. Au sein de la communauté immigrée, les familles sont plus nucléaires qu'au Mali, et les enfants qui grandissent à l'étranger côtoient peu de membres de leur famille élargie qui pourraient prendre soin d'eux ou faire état de leur mauvaise conduite.

Les nouvelles se transmettent facilement entre Bamako et Togotala, ce qui n'est pas toujours le cas entre Brazzaville et Togotala. En effet, pour les Togotalais et autres Sahéliens, la difficulté d'échanger les informations entre les deux endroits figure parmi les attraits des destinations éloignées comme !'Afrique centrale. Quand on est dans le tunga, on peut faire un travail qu'on ne ferait pas chez soi à cause des interdits traditionnels [Whitehouse, à paraître]. L'acte d'émigrer crée des opportunités économiques, mais il crée également des opportunités de contre­venir et d'échapper au contrôle communautaire. C'est pourquoi, pour nombre de parents, les enfants qui grandissent dans les villes comme Brazzaville sont moins exposés à la discipline familiale, et plus susceptibles de devenir des « bandits »

(ce qui signifie qu'ils se rebellent contre l'autorité de leurs parents). L'altérité radicale de la société d'accueil - assimilée par beaucoup d'immigrés aux pratiques non islamiques comme la consommation d'alcool - tend à accroître la volonté des parents d'exercer une plus grande influence sur leurs enfants. L'impératif des migrants d'envoyer leurs enfants au kaara est alors plus fort pour les parents à Brazzaville qu'à Bamako.

En plus, le modèle « bamakois » de la famille dispersée est impraticable pour les parents immigrés à Brazzaville, pour des raisons logistiques et économiques. Envoyer les enfants pour des visites régulières au pays coûte trop cher, et seuls quelques migrants riches peuvent se permettre d'organiser des séjours de retour pour leurs enfants chaque année, voire tous les deux ans. Aux yeux des parents,

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de telles visites sporadiques ne suffiront pas à fournir aux enfants l'intégration nécessaire à leur kaara ; la connaissance de leur famille élargie et de leur culture leur manquera. Ces enfants risquent alors d'être appelés tabushi, une catégorie d'identité péjorative qui dénote l'impureté culturelle [Whitehouse, 2009, p. 90]. En ce cas, ils auraient du mal à se présenter comme des Soninké, des Maliens ou des musulmans « authentiques » aux yeux de leurs compatriotes. Leurs perspec­tives de mariage et même l'appartenance aux réseaux sociaux de leur kaara, peu­vent être compromises. Ce risque est plus élevé pour les enfants des mariages mixtes, en majorité les filles et fils de père soninké et de mère étrangère, qui entretiennent des liens de parenté avec la société d'accueil. Seules les années passées au village pendant l'enfance peuvent épargner aux enfants un tel sort. Kadi, par exemple, est devenue un membre à part entière du kaara togotalais, malgré lorigine tchadienne de sa mère.

Bamako : le nouveau kaara ?

Il faut préciser que les deux modèles de famille dispersée que nous présentons ici ne sont pas forcément distincts, mais sont plutôt des formes complémentaires de la structure familiale. À Togotala, de nombreux ka entretiennent des liens avec des parents à Bamako, dans d'autres villes maliennes et à létranger. Il en découle que plusieurs sortes de liens peuvent coexister au sein d'une même famille.

Ajouté à son rôle de second domicile pour beaucoup de Togotalais, Bamako est le point de départ privilégié pour lémigration internationale : c'est là qu'on obtient les informations, les billets d'avion et les visas d'entrée nécessaires. En outre. Bamako devient de plus en plus le lieu préféré de retraite pour les migrants à leur retour de l'étranger. Beaucoup d'entre eux choisissent de ne pas s'installer au village, mais dans la capitale. Au moment du premier retour définitif d'un émigré togotalais de New York en 2003, au lieu de s'installer avec sa femme dans son ka ancestral à Togotala, le rapatrié décide de construire sa maison à la péri­phérie de Bamako. La plupart des grands commerçants maliens à Brazzaville font construire leur maison à Bamako, bien qu'ils viennent de villages à lintérieur du pays. Les « Maliens de l'extérieur » constituent depuis longtemps une grande partie des acheteurs immobiliers à Bamako [Bertrand, 1999; 2003; 2009].

Ceux qui ont passé de longues années dans les villes étrangères sont souvent réticents à rentrer s'installer dans leur village d'origine sans électricité ni médecin. Les familles dispersées entre Bamako et Togotala étant une caractéristique commune et acceptée de la vie sociale togotalaise, ces rapatriés préfèrent s'installer dans la partie urbaine de cet espace trans]ocal et effectuer des visites régulières dans leur village, surtout pendant les fêtes religieuses. En raison de la proximité géographique relative et de la diminution de l'écart social entre Bamako et Togotala, ils peuvent vivre en ville sans pour autant s'éloigner de leur communauté d'origine. D'ailleurs, de nombreux parents togotalais résidant à 1 'étranger envoient aujourd'hui leurs enfants chez des parents à Bamako, afin de profiter d'opportunités scolaires qui

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n'existent pas au village. L'idée de protéger les enfants contre la «grande ville» semble progressivement s'estomper, notamment face aux attraits de la vie urbaine et aux inconvénients persistants de la vie rurale.

Un autre signe de l'extension progressive de l'identité villageoise à la ville peut être identifié: aux mariages célébrés en masse pendant l'hivernage à Togotala s'ajoutent de plus en plus de mariages togotalais célébrés à Bamako. On peut alors se demander si une nouvelle génération de jeunes togotalais ne considère pas Bamako comme étant son kaara primaire, au même titre que Togotala. La diffé­rence sociale entre Bamako et Togotala serait-elle amenée à disparaître dans les années à venir ?

Malgré les points communs et le chevauchement entre les différents types de familles dispersées, on peut souligner quelques distinctions importantes. Si toutes les familles dispersées arrivent à apprivoiser la distance entre des communautés géographiquement séparées, cette distance demeure significative dans tous les dispositifs mis en œuvre. Pour beaucoup de parents togotalais, !'exposition au kaara ancestral demeure un élément indispensable de l'éducation de leurs enfants. Si la ville de Bamako est devenue un milieu alternatif pour les enfants des Togo­talais, c'est en raison de la proximité autant géographique que sociale qui lie la ville au village, et qui permet aux pères et aux mères de surveiller leurs enfants de loin tandis qu'ils sont sous la responsabilité d'autres parents.

La distance compte plus pour les familles dispersées entre le Sahel et les destinations comme Brazzaville. trop éloignées du kaara pour permettre les voyages de routine. Même aujourd'hui, à l'ère des téléphones portables, la commu­nication internationale en Afrique reste difficile et coûteuse, ce qui rend impossible la « surveillance à distance », tandis que les réseaux de parenté dans les villes d'accueil sont trop étirés pour contrôler le comportement des parents émigrés d'une façon efficace. Certaines familles dispersées, en d'autres termes, arrivent à apprivoiser la distance mieux que les autres. Dans le contexte de la migration transnationale, la distance spatiale et les frontières politiques découragent l' exten­sion des pratiques sociales qui entretiennent les réseaux de parenté à l'intérieur d'un pays.

Quoi qu'on dise du rapprochement virtuel entre Bamako et Togotala, voire entre Bamako et Brazzaville, la distance entre ces localités compte pour beaucoup dans la vie quotidienne des migrants et de ceux qu'ils ont laissés derrière eux. Et les distinctions nationales ne sont pas toujours les caractéristiques les plus sail­lantes dans la construction de cette distance. Dans plusieurs zones du Sahel occi­dental où les démarcations entre États-nations divisent des populations qui entre­tiennent des relations sociales et économiques de longue date (le sud du Mali et le nord de la Côte d'Ivoire, par exemple), les familles dispersées transnationales réduisent les écarts sociaux et spatiaux relativement courts. Les enfants peuvent grandir dans un lieu qui est politiquement« à l'étranger» mais culturellement tout à fait « chez eux ». Inversement, certaines trajectoires des migrants à ! 'intérieur d'un État-nation peuvent éloigner les uns des autres les membres d'une famille

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dispersée d'une manière plus importante que s'ils avaient traversé une frontière nationale.

Notre intention ici n'est évidemment pas de sous-estimer l'importance des frontières et des identités nationales. Les voyages effectués entre le Mali et la Côte d'ivoire vers la fin des années 1990 m'ont appris que pour les Ouest­Africains qui traversent les frontières internationales pour rendre visite à leurs parents, ces frontières sont tout à fait réelles, tout comme les institutions qui les contrôlent et peuvent même en entraver ou rendre impossible la traversée. Les migrants sahéliens vivant dans les destinations plus éloignées comme Brazzaville, subissent quant à eux les contrôles et le harcèlement des autorités de façon quo­tidienne. Dès leur arrivée sur le territoire congolais, ils se perçoivent comme des étrangers, en grande partie à cause de ces contrôles.

Les recherches en Afrique de l'Ouest montrent clairement que les familles dispersées ne sont nullement un phénomène nouveau au sein des sociétés de cette sous-région. Les migrations entre zones rurales et urbaines depuis le milieu du XX' siècle [Gugler, 1971; 1994; 2002] s'étendent aujourd'hui vers des endroits de plus en plus éloignés, avec des conséquences importantes pour les émigrés, leurs parents et leurs enfants [Coe. 2011 ]. Les membres des familles dispersées ont su gérer ou apprivoiser la distance, mais ils n'ont pas pu la réduire totalement. En dépit des transformations considérables dans les technologies de communica­tion et les transports, la distance et l'identité nationale restent, au XXI' siècle, déter­minantes pour les migrants et leurs familles dispersées.

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Kafâla transnationale. Modalités de formation des familles kafilates de France

Émilie Barraud*

Cet article explore un aspect méconnu de la pratique de l'adoption entre les rives Nord et Sud de la Méditerranée et se penche sur l'émergence en France d'une nouvelle catégorie de famille, dite « kafilate », laquelle procède d'un acte de recueil légal d'enfant, ou kafâla, au Maroc et en Algérie. À l'exception de la Tunisie 1

, les pays d'Afrique du Nord prohibent l'institution de l'adoption lorsqu'elle implique la création d'un lien de filiation, pour lui substituer une forme de tutelle légale nommée kafâla. Sous l'impulsion des immigrés et des descendants de l'immigration algérienne et marocaine, le recueil kafâla connaît un processus migratoire transnational. et il en résulte l'existence en France de deux types de familles kafilates, aux configurations multiples : les unes s'inscrivent dans une logique d'adoption, les autres sont issues d'un recueil intrafamilial. Après une brève présentation de cette institution récente et peu connue, ce papier propose une analyse des causes et des modalités de formation de ces foyers kafilats, au fondement desquels agit une «parenté transnationale 2 », puis se penche sur les problèmes que pose leur reconnaissance en France.

Le recueil légal kafâla

Une affiliation partielle pour les mineurs de filiation connue ou inconnue Les États algérien et marocain. à l'instar de la plupart des pays arabo-musul­

mans, prohibent l'adoption telle qu'elle est définie en droit français, en tant qu'acte juridique qui établit entre !'adopté et l'adoptant des relations de droit analogues

* Docteur en anthropologie, chercheur associé à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (UMR CNRS 6568) et à !'Unité mixte internationale «Environnement. santé et sociétés,, (UMI 3189).

1. Face à l'existence des enfants orphelins et abandonnés, l'État tunisien est intervenu dès 1958 pour leur assurer soit une famille de 'iubstitution par adoption, soit un foyer d'accueil par tutelle officieuse ou kefà/a [Barraud. 2010. p. 2].

2. Ce concept est utilisé pour désigner le maintien de liens des membres d'un même groupe familial à travers les frontières. Dans le cadre de cet article, la «parenté transnationale" renvoie à des familles élargies dispersées entre deux nations, le Maroc ou l'Algérie (pays d'origine) et la France (pays d'immi­gration), lesquelles demeurent fonctionnelle:. malgré les distances et les frontières [Le Gall, 2005, p. 34].

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248 Émilie Barraud

à celles qui résultent de rapports de descendance. La légalisation du recueil légal de mineur, ou kafâla. en Algérie en 1984, puis au Maroc en 1993, résulte d'une prise de conscience qu'une politique de gestion de l'abandon d'enfants, un phé­nomène qui sïntensifie dramatiquement lors des années 1980. La tutelle kafâla s'est imposée comme mesure de prise en charge et de protection de l'enfance abandonnée (reconnue comme telle par la convention de New York relative aux droits de l'enfant, 1989), sous la forme d'un contrat de recueil provisoire et révo­cable établi par un acte légal.

Le terme kafâla exprime aussi bien le cautionnement et la garantie que la prise en charge et le fait de prendre soin. En tant que recueil légal, la kafâla consiste à nommer un tuteur, le kafil, et vise l'assistance d'un mineur que l'on nomme makfûl. La personne attributaire du recueil s'engage à prendre bénévolement en charge r entretien, l'éducation et la protection du makfûl, au même titre que le ferait un père pour son fils. Mais, en aucun cas, la kafâla ne reconnaît de lien filial entre le kafil et le makfûl. Ce dernier ne prend pas le nom et n'hérite pas de son tuteur. dès lors que les règles de succession. déterminées par le Coran et reconduites par les droits positifs, reposent strictement sur la consanguinité et l'alliance. L'État algérien autorise toutefois, depuis 1992, un changement de nom qui peut être fait, au bénéfice d'un mineur né de père inconnu, par la personne l'ayant recueilli, en vue de faire concorder le nom patronymique. Depuis 2005, les kafil marocains peuvent également prétendre à une concordance de nom. De plus, lattributaire du droit de recueil, qu'il soit algérien ou marocain, peut léguer ou faire don au makfûl, dans la limite du tiers de ses biens.

Les kafâla de type « notarial >> et «judiciaire » cohabitent au Maroc tandis que la loi algérienne autorise un recours indifférencié à ces deux types de kafâla, quelle que soit la filiation de l'enfant 3. La légalisation du recueil s'analyse d'abord comme la reconnaissance officielle de l'enfance abandonnée, une catégorie sociale jusqu'alors invisible et frappée d'un violent ostracisme. Par le biais de la kafâla. l'enfant abandonné à la naissance à cause de son illégitimité (né en dehors du cadre matrimonial 4

), donc sans filiation reconnue, acquiert un statut social et est réinséré dans la société sans stigmate apparent 5. Bien qu' aménagé en faveur de l'enfance sans famille, le recueil légal s'applique aussi à des mineurs qui ne sont

3. Au Maroi.', la kafâ/a notariale est un contrat qui s'établit devant deux notaires et s'applique aux enfants non abandonnés, de parents connus. La kafâla judiciaire est prononcée par le juge des mineurs et s'applique aux enfants abandonnés. de filiation inconnue. En Algérie. la fo(â/a est un acte légal accordé indifféremment par un juge ou un notaire.

4. Le système de filiation au Maghreb est patrilinéaire. La transmission passe par le père. et lïndividu acquiert une légitimité uniquement à l'égard du père. La filiation est conçue comme un événement naturel qui peut être légitime, sur la base d'une situation permettant les relations hétérosexuelles, c'est-à-dire le mariage légal. ou illégitime. hors de ce cadre. La filiation naturelle n'est pas reconnue. Sans filiation établie. et dans le cadre d'une société où l'appartenance filiale définit les individus, l'enfant illégitime est voué à la mort physique (suicide de la mère. infanticide. avortement). à l'abandon ou au don [Barraud, 2010, p. 2\.

5. Depuis 1992. en le ma~flîl porte le patronyme de ses kaftl. si ceux-là prétendent au droit d'une concordance de nom. revanche, il conserve sa filiation d'origine. même si elle est inconnue. Au Maroc. depuis 2002, l'officier de l'état civil lui attribue une filiation fictive (des prénoms de père et de mère). ainsi qu'un prénom et un patronyme.

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pas en situation d'abandon, et dont la filiation est connue; la kafâla formalise alors des cessions qui se réalisent à l'intérieur du cercle de parenté. L'enfant peut ainsi être confié à un proche dès sa naissance. Au Maghreb, il est coutumier qu'un membre de la famille, plus chanceux dans le nombre de sa progéniture ou dans la répartition des sexes, donne l'un de ses enfants à un parent confronté à des difficultés de procréation. Cette forme traditionnelle de circulation infantile a été institutionnalisée avec la kafâla. Le recueil intrafamilial a également lieu dans le cadre de l'immigration actuelle, et s'applique alors à des mineurs plus âgés, confiés par les parents à un proche ayant émigré/immigré.

Une situation de migration du Maghreb vers la France Au cours de la période récente, la kafâla intrafamiliale a migré hors des fron­

tières nationales, via la procédure du regroupement familial, acquérant une visi­bilité en France. S'agissant du recueil d'enfants abandonnés, l'approche quanti­tative, bien que lacunaire, révèle un phénomène similaire 6• Sollicitée depuis une vingtaine d'années par des adoptants étrangers qui l'ont, de fait, intégrée au champ de l'adoption internationale, la kafâla connaît un processus migratoire vers les pays de l'aire euro-américaine, notamment la France [Barraud, 2008]. Depuis peu, les parents adoptifs français (couples et femmes célibataires) d'enfants recueillis en Algérie et au Maroc sont regroupés en associations: PARAENAM (Parents adoptifs d'enfants nés en Algérie et au Maroc) et APAERK (Association de parents adoptifs d'enfants recueillis par Kafala).

La particularité de cette catégorie d'adoptants français réside dans le lieu choisi pour adopter: un pays, d'une part, où la kafâla est à l'œuvre en qualité de substitut à l'institution prohibée de l'adoption et, d'autre part, auquel ils sont intimement liés de par une situation de binationalité ou de mariage mixte franco-maghrébin. Ces adoptants provoquent la rencontre de deux législations opposées sur !' adop­tion. La pratique de l'adoption internationale s'organise entre des nations qui ont, d'une façon ou d'une autre, légalisé l'adoption, simple et/ou plénière 8• Elle s'ins­crit toutefois dans des dynamiques nationales et culturelles contrastées, et pose d'importants problèmes d'harmonisation des droits. La confrontation d'ordres j uri­diques nationaux différents commande aux législateurs l'élaboration de règles de conflits. Après une longue période d'hésitation, le droit français a tranché et il interdit depuis 2001 le prononcé de l'adoption en faveur de mineurs dont la loi

6. Les relevés officiels marocains font défaut En Algérie. de 2001 à 2005, 9 080 kajâla ont été jugées, dont 8 182 nationales et 898 internationales (sunout françaises et italiennes). Sur le nombre total des kafâla réalisées en Algérie, le pourcentage des requérants vivant à l'étranger est en hausse: de 4.2 % en 2001. il est passé à 17.1 '7r en 2005. Selon les déclarations. en mars 2009. du ministre de la Solidarité nationale. sur 29 000 enfants abandonnés lors des dix dernières années. plus de 13 000 ont été pris en charge sous kafâla par des familles en Algérie et 2 500 autres par la communauté nationale à l'étranger.

7. La binationalité se définit par l'appartenance simultanée à la nationalité de deux États. 8. L ·adoption simple est additive, les liens de filiation préexistants ne sont pas rompus, I' adopté

conserve ses droits héréditaires dans sa famille d'origine. L'adoption plénière, substitutive et irrévocable, implique une rupture totale du lien de filiation d'origine.

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personnelle est, en ce domaine, prohibitive 9 • L'adoption en France d'un enfant de nationalité algérienne ou marocaine est exclue. Du point de vue algérien et marocain, en revanche, le recueil d'un mineur par des ressortissants étrangers est permis.

Être musulman est la condition fondamentale pour prétendre à la kafâla maro­caine d'un enfant abandonné. La loi oblige à la coïncidence des identités reli­gieuses entre kafil et makfûl. On distingue plusieurs catégories de candidats étran­gers : des couples marocains (ou binationaux), des couples mixtes (franco-marocains) ou des couples étrangers (strictement français). Dans le pre­mier cas, les candidats sont considérés comme musulmans, « au sens ethnoculturel hérité» [Dasseto, 2000, p. 14]. Dans le second cas, le conjoint non marocain, bien que non musulman, n'est pas pour autant privé de ses prétentions à la kafâla. À l'instar des candidats étrangers, il est toutefois impératif qu'il se convertisse à l'islam; ces conversions peuvent être qualifiées de «fonctionnelles» ou « instru­mentales» [Alliévi, 1998, p. 61 ]. Le code algérien de la Famille, quant à lui, précise que le titulaire du droit de recueil doit être « sensé, intègre et musulman ».

Mais, contrairement au cas marocain, la kafâla algérienne fonde ses exigences sur des questions de nationalité. Partant du principe que le code ne s'applique qu'aux Algériens, seuls les étrangers issus de l'immigration algérienne peuvent prétendre au recueil kafâla.

Une parenté transnationale au fondement des familles kafilates de France

Les familles inscrites dans une logique d'adoption En France, les couples confrontés à des troubles de la fécondité s'en remettent

aux diverses thérapeutiques médicales de procréation médicalement assistée. C'est le cas de la plupart des adoptants français au Maghreb. Pour beaucoup, le choix de l'adoption s'impose à la suite d'un parcours douloureux pour le corps, psy­chologiquement éprouvant, et résulte des limites de la médecine. Les quelque 30 000 prétendants français à l'adoption, détenteurs de l'agrément français, se heurtent par ailleurs à la pénurie des pupilles adoptables 10

• Ils se voient contraints de donner une dimension internationale à leur projet et de sélectionner, parmi un éventail très large de possibles, le pays d'origine de leur futur enfant. Après lexamen des exigences propres à chaque pays donneur et la mise en corrélation avec leur propre projet, un certain nombre de candidats, notamment les couples mixtes et les personnes issues de l'immigration, s'aperçoivent qu'une« adoption» au Maghreb présente de nombreux avantages. Le Maroc et lAlgérie se distinguent des nombreuses autres destinations potentielles, où il faut parfois patienter

9. Loin" 2001-l 1 du 6 février 2001 relative à l'adoption internationale. 1 O. Les réformes du droit de la filiation des années 1970, une diffusion de la contraception et la

légalisation de l'avortement expliquent en partie la baisse des naissances non désirées. le caractère marginal de r accouchement anonyme et donc la des enfants adoptables en France.

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plusieurs années pour qu'un dossier soit pris en considération, pour qu'un enfant soit attribué et, enfin, pour que les procédures administratives ou judiciaires soient enclenchées. La procédure de kafâla peut s'y échelonner sur seulement quelques semaines et à moindre coût. Outre les facteurs temporel et économique, le critère de proximité géographique justifie pour les Européens le choix du Maroc, un pays voisin, connu et propice au tourisme. L'argument de l'âge et du statut des enfants au moment du placement est aussi déterminant. Le Maroc et r Algérie sont deux rares pays où l'on peut recueillir des enfants de filiation inconnue, définitivement abandonnés et âgés de moins de trois mois.

Issus de l'immigration algérienne et marocaine, certains candidats à l'adop­tion au Maghreb sont nés en France de parents étrangers, d'autres ont émigré­immigré en bas âge avec leur famille, ou à un âge plus tardif pour des raisons professionnelles ou familiales. Juridiquement et affectivement attachés à deux nations, les sentiments d'appartenance nationale des descendants de l'immigra­tion sont très variés. Les uns se sentent «Français au Maghreb», d'autres « Maghrébins en France », et la plupart témoignent d'un biculturalisme affirmé. Ils se conçoivent comme «une maison qui aurait deux fenêtres », ayant «le sentiment d'être le produit de deux cultures, même si la culture du pays dans lequel ils sont nés semble prépondérante>> [Laffort. 2003, p. 296]. Ils sont nés et/ou ont été éduqués en France, si bien que la connaissance du pays et de la culture des parents est très succincte, notamment lorsqu'elle se limite aux séjours entrepris pendant les vacances estivales. C'est ce dont témoignent Yassin, né en France de parents algériens, et sa femme Nadia, qui a immigré à l'âge de quatre ans 11

• Leur parenté proche est domiciliée en France, et les membres de la famille élargie résident aux alentours d'Alger. S'ils ont un solide « pied-à-terre » en Algérie, ils concèdent ne savoir de ce pays que ce qu'ils ont expérimenté étant jeunes, lors des vacances qu'ils passaient dans leurs familles respectives. Il en est de même pour Sarah, née en France de parents algériens, qui ont immigré dans les années 1940 12

, et de Nora 13 pour qui l'Algérie est son « pays de vacances». Les premiers avouent se sentir Français en Algérie, ne connaissant que quelques bribes du dialecte algérien et se définissant comme « de mentalité française », alors que Nora, qui est bilingue, musulmane pratiquante, et dont les parents vivent encore au pays, affirme se sentir chez elle en Algérie. Les senti­ments d'appartenance sont déterminés par l'expérience vécue, les conditions de séjours qui sont fort variées, plus ou moins durables, plus ou moins fréquentes, en milieu urbain ou en milieu rural, à l'intérieur des terres ou en bord de mer, dans une famille conservatrice ou libérale, modeste ou aisée. Tout dépend aussi de l'âge au moment de ces séjours, des relations entretenues avec cette parenté éloignée et de la langue employée au foyer. Notons que pour cause de guerre civile et de terrorisme, la plupart d'entre eux, à l'instar de Yassin, Nadia et

11. Ils ont recueilli à Alger en 2004 un garçon âgé d'un mois et demi. 12. Elle a recueilli à Alger en 1999 une fille âgée de trois mois. 13. Elle a recueilli à Tlemcen en 2002 une fille à la naissance.

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Sarah, n'avaient pas. avant d'amorcer le parcours d'adoption, remis les pieds sur le sol algérien depuis une quinzaine d'années.

Ces adoptants font donc le choix d'un pays connu, où ils sont parfois nés, où résident encore des membres de la parenté et où la terre accueille les aïeux inhumés. Adopter dans son propre pays d'origine présente de nombreux avantages, liés au fait de parler la langue, même si c'est de manière sommaire, d'être au fait des rouages et des fonctionnements administratifs, des manières d'être et de faire. Les adoptants bénéficient en outre de la présence et des réseaux sociaux de la famille sur place. Retrouver localement des parents et leurs connaissances, qui hébergent, soutiennent psychologiquement et aident de manière concrète et effi­cace, représente une économie de temps et d'argent, mais aussi un confort matériel et affectif pour des adoptants souvent fragilisés.L'adoption d'un enfant abandonné est en effet une pratique à haute teneur émotionnelle. Sonia est une adoptante célibataire franco-algérienne qui envisageait d'aller en Russie avant que ses sœurs, résidentes en Algérie, n'interviennent:

«Elles m'ont dit: "Qu'est-ce que tu vas aller en Russie comme ça! Tu passeras deux ou trois mois dans un hôtel, et les sous, le problème de la langue, l'origine?" Vous savez, quand vous voulez avoir un enfant, là où il y a la facilité, vous y allez ! Et dès que j'ai dit "Algérie'', j'ai beaucoup d'amis qui m'ont proposé leur aide.»

En mai 2007, Sonia s'est vue confier, par la direction de lAction sociale d'Alger, une petite fille âgée d'un mois. Lors de son séjour, elle logeait chez une sœur, secondée au quotidien par son autre sœur et sa nièce, pendant que son frère se chargeait des procédures administratives. Lyna et son époux ont envisagé la Chine, puis le Brésil, avant que les aspects financiers ne les en dissuadent et que l'Algérie, leur pays d'origine commun, ne se présente comme «un idéal». En avril 2007, Lyna a «adopté » un nourrisson âgé d'un mois et demi en Kabylie, dans la ville qu'elle avait quittée jeune fille et où réside toute sa famille. Pendant plusieurs mois, en attente d'un visa français, elle s'est installée dans la maison familiale, jouissant des paysages bucoliques de son enfance, pouponnant sa fille, chaleureusement entourée et secondée par ses sept sœurs, ses deux petits frères et ses parents.

Adopter au pays des origines familiales, c'est l'occasion de retisser ou de renforcer le lien avec une parenté et une terre quittées, lors du processus d'adop­tion d'abord, mais aussi postérieurement à celui-ci. Les adoptants participent du consensus général selon lequel un enfant adopté aura « plus tard » besoin de connaître ses origines pour se construire. À ses parents adoptifs reviendra la fonc­tion de lui expliquer sa condition d'adopté et les raisons de son abandon, ainsi que de le seconder dans sa quête identitaire. La commune appartenance nationale avec !'enfant est, selon eux, une « chance » pour lui de n'être « pas totalement déraciné », bien que sa vie soit vouée à se construire en France. Lors du parcours d'adoption, ils se projettent dans l'avenir et prévoient des séjours répétés au pays des origines, à l'occasion des vacances scolaires et des fêtes, pour « lui montrer ses racines » et lui « transmettre sa langue maternelle » au contact des membres de leur parenté.

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Les familles issues d'un recueil d'enfant intrafamilial Au sein des sociétés maghrébines, le don 14 d'un enfant à un parent dépourvu

de descendance ou déplorant un déséquilibre démographique, est un geste coutu­mier, encore actuel bien qu'il perde peu à peu de son systématisme. La proximité géographique, qui facilite ces dons au sein de la famille, n'est toutefois pas déter­minante dans le maintien de cette forme coutumière d'entraide et de solidarité. Dans le cadre de la famille dite « transnationale », la distance et les frontières ne changent pas les devoirs et les attentes à l'égard des membres de la parenté. Sophia fut donnée à sa tante maternelle l'année de sa naissance, en 1983. Le don s'inscrit dans une situation d'immigration. Sa famille d'origine vivait en Algérie, où elle est née, et ses parents adoptifs en France, où ils ont immigré. Tout au long de son récit, les termes « tante » et « oncle » renvoient aux parents biologiques et «maman, papa» à ses parents d'adoption: «Mon papa ne pouvant pas avoir d'enfant, ma tante a pris la décision avant ma naissance de me confier à sa sœur, ma maman. Six mois après ma naissance, mes parents sont venus me chercher en Algérie afin de m'amener en France. »Ce don intrafamilial informel a donné lieu, en 1985, à un jugement de kafâla (reconnu en France comme une délégation d'autorité parentale) dont Sophia déplore qu'il ne soit pas le reflet de sa réalité affective et quotidienne, n'ayant pas les effets d'une véritable adoption: «Je ne porte malheureusement pas le nom de ceux que je considère comme mes parents, je porte le patronyme de mon oncle. Aux yeux de la loi, mes parents n'ont pas d'enfant, je ne figure pas sur leur livret de famille mais sur celui de mes parents biologiques.» Notons que les parents d'origine de Sophia ont eu deux autres enfants ensemble, une fille et un fils, lesquels considèrent Sophia comme une sœur. Pourtant, cette dernière avoue se sentir « bizarre » face à cette idée. Au quotidien, elle n'a en effet jamais eu l'habitude d'entendre qu'elle était la sœur de quelqu'un et elle dit les considérer comme« des cousins éloignés». Elle main­tient en revanche avec sa« sœur »une relation« d'amitié» et communique régu­lièrement avec elle via le réseau Internet.

Les kafâla intrafamiliales peuvent également s'inscrire dans le cadre d'une procédure de regroupement familial. Elles servent généralement au recueil d'une nièce ou d'un neveu que l'on désire soigner, scolariser, éduquer en France, le pays d'immigration des kafil. Farida, née en Algérie, s'est installée en France en 1998 avec son époux et s'est retrouvée veuve et sans enfant en 2003, une des raisons pour lesquelles en 2005 sa sœur cadette lui propose d'élever l'un de ses fils âgé de 11 ans. Du temps où elle vivait en Algérie, Farida s'était investie dans l'édu­cation des cinq enfants de sa sœur, notamment du cadet de la fratrie, avec lequel elle entretenait une relation affective privilégiée :

« Sa mère, c'est la dernière de mes sœurs, ma préférée, nous étions très complices, f ai vécu avec elle pendant longtemps, ses enfants sont comme les miens et j'ai

14. En anthropologie, les transferts d'enfants sont couramment qualifiés de" dons». lis s'inscrivent dans «le registre de la sociabilité et de l'échange. que la cession soit libre ou contrainte, qu'elle appelle ou non un retour,, [Ouellette, 1995, p. 160].

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toujours été derrière eux pour les études, léducation, lui surtout [ ... ] Alors, en 2005, ma sœur me demande: "Tu n'aimerais pas avoir un enfant?" "Tu plaisantes 1", je réponds. Elle dit: "Non, je suis sincère, j'ai confiance et même en France il sera bien avec toi." »

Sa sœur s'est préalablement entendue avec son époux, puis a obtenu le consen­tement de son fils. La kafâla fut scellée rapidement devant un juge et en présence de deux témoins, des parents de naissance, du kaftl et de son makfûl. Ce transfert se comprend comme une façon de célébrer deux relations affectives. l'une entre deux sœurs, l'autre entre une tante et son neveu. Selon Farida, il se présente aussi comme une occasion pour sa sœur de manifester sa reconnaissance envers elle, pour le précieux soutien qu'elle avait été auparavant dans l'éducation de ses enfants. Enfin, ces deux femmes donnant une importance capitale à !'ouverture intellectuelle et à la réussite professionnelle, l'une étant professeur de français et !'autre institutrice, le transfert est aussi motivé par la volonté d'offrir une instruc­tion de qualité au jeune makfûl.

Si le transfert d'un enfant de la famille se réalise souvent au motif que celui-ci aura davantage de chances de réussite dans un pays comme la France, il s'agit aussi de délester les parents biologiques de charges qu'ils ne peuvent assumer. Laurent, qui est Franco-Marocain, a recueilli, en 2000, l'une de ses nièces, une adolescente de 13 ans et aînée de quatre enfants, qui avait été préalablement confiée à sa grand-mère au Maroc pour soulager ses parents, son père étant sans emploi. C'est aussi pour assurer une instruction à cette adolescente prometteuse que le groupe familial a pris la décision d'un transfert en kafâla. En l'espace d'un mois et après une brève enquête sur les ressources du kafll, la kafâla notariale était scellée, le temps des vacances scolaires. Peu après, la tutelle fut transférée vers la sœur de Laurent, tante maternelle de la jeune makjtû, auprès de laquelle elle a choisi de vivre, toujours en France.

La kafâla peut être aussi la solution à une situation précaire. On recueille l'enfant d'une sœur divorcée et sans ressource, ou l'enfant d'une parente décédée, dont le père est remarié, en somme un orphelin que personne au pays ne peut prendre en charge. Bata, Franco-Algérienne, réside en France depuis 1997 et vit seule, sans enfant, depuis son divorce en 2002. Elle songeait depuis longtemps à « ladoption » et connaissait !'enfant qu'elle désirait élever, l'une de ses nièces, fille de son frère, orpheline de père un mois après sa naissance. La mère, devenue veuve, était partie de la maison pour fonder un nouveau foyer, confiant le nour­risson à sa tante et à sa grand-mère paternelle. En 2003, alors que sa nièce est âgée de douze ans, que sa mère est devenue cardiaque et que sa belle-sœur est remariée, Bata s'est engagée dans une procédure de kafâla notariale et de regrou­pement familial.

Par ailleurs, nombreuses sont les personnes immigrées qui recueillent un petit­fils ou petite-fille pour les seconder dans les faiblesses du troisième âge. Une équipe de recherche s'est penchée sur ces cessions intrafamiliales dans la région de Limoges. où l'on compte près de cinq cents enfants confiés. Il s'agit pour la

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plupart de travailleurs immigrés qui ont réalisé tardivement le regroupement d'une partie de la famille originaire de régions rurales. L'usage de la ka.fâ/a, pour per­mettre l'immigration des petits-enfants, est à replacer dans un contexte généra­tionnel. Les grands-parents appartiennent à une génération qui concevait au départ l'immigration comme une situation provisoire, laissant grandir leurs premiers enfants, nés en Algérie, auprès de leur mère. Puis, avec un regroupement tardif, la mère est venue en France, parfois sans ses aînés, où d'autres enfants sont nés. Les familles kafilates de Limoges ont donc pour caractéristiques d'être éclatées entre deux pays et d'être composées de fratries de deux générations différentes, les aînés nés en Algérie et les cadets en France. Les grands-parents immigrés recueillent sous ka.fâla les enfants de leurs aînés, nés et restés au pays. La ka.fâla apparaît alors comme «une seconde chance donnée au train de l'immigration» [Messica, Younes, 2007, p. 3].

Des obstacles à la réunification en France des familles kafilates

Pas d'agrément sans perspective de visa, pas de visa sans agrément Dès lors que l'enfant recueilli vient d'un pays dont la loi est prohibitive et

qu'il ne peut donc prétendre à un jugement français d'adoption, son entrée sur le territoire s'entend comme une possibilité, non comme un automatisme. Comme toute personne étrangère, il doit obtenir des représentants consulaires la permission de passer régulièrement les frontières nationales. Le 8 décembre 1998, le ministère des Affaires étrangères envoie une note à l'intention des conseils généraux. Elle incite à prendre en compte, pour la délivrance de l'agrément, le fait qu'aucun visa long séjour «en vue d'une adoption» ne sera plus accordé à l'enfant provenant d'un pays qui prohibe l'adoption. Depuis cette date, les candidats à l'adoption au Maghreb se situent à la croisée de logiques contradictoires. Si, lors des évaluations psychosociales, ils avouent leur projet d'adoption au Maroc ou en Algérie, les services sociaux leur opposeront un refus d'agrément en prévision d'un rejet de la demande de visa, et non pas parce qu'ils ont été jugés inaptes à élever un enfant. En outre, l'État français, par l'intermédiaire de ses représentants consulaires, exige que le dossier de demande de titre de séjour pour le makfûl soit muni de l'agrément français pour être pris en considération. Face à un projet de ka.fâla, la posture française se veut dissuasive. Elle est aussi culpabilisante et contribue à margina­liser cette catégorie d'adoptant: «L'autre jour, une adoptante française d'enfants étrangers a dit que les enfants ka.fâ/a, ce n'était pas vraiment une adoption, ce n'était pas vraiment devenir parent, et que ces familles n'avaient même pas l'agré­ment ! Non seulement les gens se voient refuser !'agrément, mais en plus on leur reproche de ne pas l'avoir!» confie le père adoptif d'un enfant marocain. Partant du principe que la kafâla n'est pas assimilable à l'adoption, l'enfant recueilli par cette voie n'est pas un « vrai » fils adoptif, et son père et sa mère de substitution ne sont pas de « vrais » parents adoptifs. Cette même rhétorique sert généralement à distinguer la parenté biologique de la parenté adoptive. Les adoptants sont en effet exaspérés de ne pas être reconnus comme de « véritables » parents. au même

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titre que ceux qui engendrent leur descendance. Pourtant, au sein même de cette catégorie de parent encore considérée comme «marginale» (car dans les esprits occidentaux c'est le critère biologique qui détermine le «vrai» parent) émerge une sous-catégorie exclue et condamnée par le discours social : les adoptants kafil.

Lors des consultations consulaires de juillet 2004 à Rabat, il a été convenu que les kafâla prononcées dans un cadre légal, applicable au Maroc, permettent à I' Administration française, dès lors que l'intérêt de l'enfant le justifie, d'accorder des visas « long séjour » aux mineurs recueillis par des familles résidant en France. Le visa ne peut être cependant délivré qu'aux enfants confiés par décision judi­ciaire. alors que les actes notariaux ne peuvent servir au soutien d'une demande de titre de séjour. Depuis, des visas sont accordés « au cas par cas », si le dossier des requérants contient lagrément français et si la kafâla est jugée en faveur d'un enfant définitivement abandonné. Aucun systématisme cependant, d'où le constat au Maroc d'une disharmonie des décisions consulaires. Les mineurs immigrés clandestins en France ne pouvant être expulsés, les autorités françaises agissent en amont. C'est pourquoi certains consulats opposent un refus systématique de visa, contraignant les orphelinats de ces villes à ne plus confier d'enfants aux candidats français. En Algérie, c'est seulement dans le cas où lenfant recueilli est de filiation inconnue que le visa peut être concédé après plusieurs mois d'ins­truction. Les personnes inscrites dans un parcours d'adoption, munies de l' agré­ment français et ayant recueilli un enfant abandonné obtiennent au cas par cas un visa long séjour « visiteur». Si certains acquièrent le titre de séjour au terme de trois semaines d'attente, le délai s'échelonne cependant pour la plupart sur quatre à plus de vingt mois. Quelle alternative s'offre donc aux familles sans visa?

Jane, Franco-Britannique, et son époux Sam sont partis de France pour recueillir un petit garçon à la naissance (la kafâla est dite « directe » : l'enfant est directement confié par sa mère). Dans l'attente vaine d'un visa, ils se sont installés provisoirement au Maroc, dans la ville où réside une partie de la famille de Sam. Les familles sans visa pour l'enfant se trouvent réduites à une décision cruciale parmi un éventail de possibles dont les options ne sont que renoncement. Certains, s'ils ont la possibilité de mettre en suspens leur vie professionnelle et personnelle, comme Jane et Sam, décident de demeurer au pays et de s'y installer, le temps de trouver une solution. Cette option est fondée sur l'intérêt de l'enfant, déjà fragilisé par les premières ruptures de son existence, à ne pas vivre un second abandon. Ils sont accueillis et soutenus par la famille sur place, mais la situation n'en est pas moins précaire et inconfortable. Comme le souligne Jane, les adop­tants deviennent « les parents d'un enfant prisonnier de son propre pays», ce qui les emprisonne à leur tour puisqu'ils ne peuvent envisager de retour sans lui.

Jane bénéficie d'avantages que d'autres n'ont pas, en particulier celui de ne pas être contrainte de demeurer en France, de pouvoir s'installer au Maroc tout en préservant une autonomie financière et, enfin, de s'autoriser des séjours régu­liers en Europe avec son enfant, grâce au versant britannique de son identité : « Mais il y en a qui prennent cette décision, qui décident de laisser l'enfant »,

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admet-elle sur le ton de la désolation. Une autre catégorie d'adoptants rentrera en effet en France sans lenfant. De fait, la famille kafilate devient une famille nucléaire dispersée. Certains le confient à des membres de la famille ou à des amis sur place. Ne bénéficiant d'aucune ressource locale, d'autres partent, contraints de laisser l'enfant à l'orphelinat. Impossible de quitter pays et famille, travail et propriété, impossible de se résoudre à l'illégalité. Ces parents-là capi­tulent, ils se retirent, délaissant un enfant envers lequel ils se sont déjà investis affectivement, et réciproquement.

Quelle solution reste+il à ceux qui ne peuvent ni sacrifier leur vie en France ni abandonner leur enfant, si ce n ·est renoncer à un retour régulier ? Certes, un tel renoncement impose aux plus légalistes d'entre eux un effrayant cas de conscience, mais sans doute moins redoutable que celui qui frappe les adoptants contraints de partir sans l'enfant. L'intérêt de la famille adoptive nucléaire, qui réside dans son unité, l'emporte. En dernier recours, le chemin de l'illéga1ité (retour clandestin) est emprunté, en cas de refus de visa ou si le délai d'instruction tend à s'éterniser. En outre, lenfant présente souvent un état de santé alarmant, du fait des conditions de prise en charge en institution, ce qui précipite la décision d'un retour irrégulier. Face aux positions contrastées des consulats et à l'incompréhension de leurs inter­locuteurs - que caractérisent ces quelques assertions : « Vous n'êtes pas près de rentrer avec l'enfant», «Il fallait adopter en Asie», «Vous n'avez qu'à vous ins­taller ici» les adoptants se sentent soumis à un «choix obligé». En un sens, la politique d'immigration menée par l'État français est en partie productrice de cette forme d'immigration clandestine de l'enfant recueilli, car elle n'ébranle pas la volonté des adoptants. Dans l'intérêt d'une adoption réussie, ils l'ont voulue« intra­culturelle », interprétant les lois locales à l'aune de leurs propres conceptions de l'adoption, c'est-à-dire traduisant le modèle kafâla par celui qu'ils connaissent, l'adoption de droit français. Ils ont rencontré leur enfant et ont amorcé immédiate­ment le processus de création du lien de parentalité 15

, le travail d'incorporation ou de « transsubstantiation » pour reprendre les termes de Signe Howell [2007] 1

6• Ils

se sentent parents et responsables. Ils se sont engagés et entendent agir dans l'intérêt de lenfant. C'est en définitive à cet instant, par ce refus de vivre séparé de l'enfant en détresse qu'on leur a confié, que ces adoptants, dont on nie les compétences parentales, prouvent leur aptitude à être parents.

La fin annoncée du regroupement familial pour cause de kaf âla S'agissant des kllfâla intrafamiliales, il existe une particularité algérienne liée

à une révision de l'accord franco-algérien de 1968. Les ressortissants algériens

15. Le terme " parentalité " est relativement récent. Utilisé en marge du droit. il désigne le fait que des personnes autres que les parents légaux assument ou partagent la responsabilité quotidienne d'enfants. Ces personnes jouent le rôle de parents sans que leur apport soit reconnu légalement. Par extension. on parle aussi de parentalité pour désigner la prise en charge quotidienne des enfants par les parents légalement reconnus.

16. Signe Howell a fondé le concept de " ki1111i11g » qui renvoie à une mutuel le incorporation des adoptants et de !'adopté dans une conception de la famille qui repose sur la vision d'une destinée commune.

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ont la possibilité de réaliser une kafâla dans le cadre d'une procédure de regrou­pement familial auprès de l'État français. Au titre II du protocole, qui définit les catégories de personnes éligibles au regroupement, la partie française a accepté de continuer à inclure les enfants recueillis par kafâla, ce qui constitue l'une des spécificités les plus notables du régime dérogatoire conservé au profit des Algé­riens. Un ajout stipule que cette mesure doit prendre en compte l'intérêt supérieur de l'enfant. En 2006, lors d'un entretien au consulat général d'Alger, Mme le consul adjoint se présente munie d'une vingtaine de dossiers « pris au hasard sur le haut d'une pile». Tous concernent des kafâla intrafamiliales en faveur de mineurs relativement âgés. dont les parents sont vivants et connus, une donnée soulignée au feutre jaune sur chacun des dossiers. Un couple franco-algérien, parent de quatre enfants, recueille un neveu âgé de 16 ans et une nièce de 9 ans. Un couple de grands-parents, une femme de 60 ans et un homme de 71 ans, déjà tuteurs de deux enfants nés en 1992 et 1994, accueillent un troisième petit-fils. Un homme âgé de 63 ans recueille son petit-fils de 16 ans, un autre de 74 ans a la charge d'un nouveau-né dont les parents sont jeunes, connus et vivants. Un troisième âgé de 78 ans recueille le second petit-fils d'une fratrie de quatre enfants. L'agent consulaire souligne l'âge avancé tant des kafil que des makfûl. les difficultés supposées d'intégration des jeunes adolescents qui ne parlent pas ou peu la langue française, ainsi que les kafâla multiples auxquelles elle attribue un motif économique (dès lors que la kafâla ouvre le droit aux allocations fami­liales). Elle conclut à un «détournement de procédure» et légitime le refus de visa en convoquant la notion d'intérêt supérieur de lenfant. Cette attitude résulte d'une forme d'incompréhension à l'égard des pratiques de transferts infantiles entre germains et entre parents de générations différentes. Les kafâla intrafami­liales s'intègrent difficilement dans le champ des représentations françaises de la parenté et de la famille, qui demeurent le prisme par lequel ces histoires d'adop­tion, qui n'en sont pas, sont interprétées.

En outre, cet agent consulaire ne mentionne pas que certaines de ces kafâla intrafamiliales entrent dans le cadre d'une procédure de regroupement familial auquel, bien souvent, le préfet a consenti. La procédure de regroupements' effectue en effet en deux temps. Une première étape vise à en obtenir l'autorisation. La personne concernée présente sa demande auprès du service de l'État désigné par le préfet. Deux conditions sont alors déterminantes : le logement et les ressources. C'est le maire, par l'intermédiaire d'agents habilités des services de la commune, qui procède à la vérification des conditions de logement et de ressources . Il transmet ensuite les résultats de lenquête et son avis motivé à !'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM), qui transmet le dossier au préfet pour décision. Ce dernier statue dans un délai de six à neuf mois, puis en informe le maire et l'autorité consulaire compétente.

17. Le niveau de ressources du demandeur est apprécié par référence à la moyenne du salaire minimum de croissance sur une durée de douze mois. Le logement dont disposera la famille doit présenter une superficie habitable au moins égale à 16 m2 pour un ménage sans enfant, augmentée de 9 m' par personne. Il doit répondre aux conditions minimales de confort et d'habitabilité.

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Depuis quelques années. l'agent diplomatique refuse de délivrer un visa, dans l'intérêt supérieur de l'enfant qui ne doit pas être séparé de ses géniteurs, c'est­à-dire sur la base de critères subjectifs, même si le préfet a donné son accord, sur la base de critères plus objectifs (logements et ressources). Désormais, la kafâla par voie de regroupement familial ne fonctionne que lorsque l'enfant est orphelin ou de parents inconnus. Au consulat français de Rabat, Laurent s'est entendu dire: «Vous n'aurez pas de visa, faites comme les autres», en conséquence de quoi, il a conduit sa nièce en voiture jusqu'en France, l'amenant illégalement sur le territoire :

«À la frontière marocaine, j'ai parlementé. Je leur ai dit que cette enfant n'avait plus que moi, que je n'avais pas le choix. il fallait que je l'emmène. J'ai montré tous les documents, la kafâla. lls ont posé un tampon sur son passeport. C'était bon. Aucun problème à la frontière Espagne-France. »

Quant à Farida et Bata, elles attendent toujours d'accueillir leur makfûl. La première n'a pas obtenu l'accord pour un regroupement familial et s'oppose à toute alternative illégale. La seconde a pu obtenir l'autorisation du préfet mais se heurte à un refus de visa du consulat français. Bien que les travailleurs sociaux de !' ANAEM aient prouvé à maintes reprises que la fillette concernée, orpheline de père, n'était plus à la charge de sa mère, le consul est demeuré ferme, statuant sur le simple fait que la mère naturelle était vivante, sans considérer les preuves matérielles d'un lien quotidien rompu. Au regard des nouvelles lois et des nou­veaux amendements sur le regroupement familial, une procédure qui a connu quatorze remaniements en trente ans dans le sens d'un durcissement progressif, le nombre de personnes regroupées sera quasi-nul dans quelques années. La déci­sion du tribunal administratif de Lyon rendue le 1er mars 2007 fait figure d'excep­tion et a de grandes chances de ne pas se reproduire 18

Conclusion

Les familles kafilates de France sont issues d'une parenté transnationale. Suite à divers processus migratoires, les membres et les différentes générations d'un même groupe familial se trouvent dispersés entre le pays d'émigration et le pays d'immigration, mais conservent néanmoins des relations. En dépit des distances et des frontières, on constate, par exemple, la persistance de gestes coutumiers de solidarité, tels que le don d'enfant d'une parente féconde à une autre stérile, la prise en charge d'enfants de la famille que les parents de naissance peinent à assumer ou encore le « confiage »d'un ou de plusieurs enfants aux grands-parents isolés et âgés. Par ailleurs, le rôle de la parenté transnationale est central dans le choix problématique de l'adoption au Maghreb. Les adoptants-ka.fi/ français

18. Le tribunal a condamné la décision du préfet, lequel a rejeté en 2006 une demande de regroupement au motif que «la venue en France de l'enfant âgé de deux ans aurait pour conséquence de ]'éloigner de son milieu social. culturel et familial habituel et que son intérêt supérieur est de demeurer en Algérie auprès de ses parents biologiques'" sans prendre en compte «la situation familiale telle que l'acte de kafâla l'a organisée » a souligné le tribunal administratif.

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260 Émilie Barraud

témoignent d'un parcours éprouvant jalonné d'obstacles. Mais la position incon­fortable dans laquelle ils se trouvent leur est cependant profitable à bien des égards. Une adoption au Maghreb présente de nombreux avantages liés au faible inves­tissement financier qu'elle engendre, à la proximité géographique, à la rapidité du parcours et à la jeunesse des enfants confiés. En outre, le versant maghrébin de leur identité est un atout majeur, tant dans sa dimension pratique que symbolique. Les adoptants bénéficient en effet des réseaux et de l'aide (soutien moral, émo­tionnel et pratique) de la parenté transnationale, avant, pendant et après le pro­cessus d'adoption. La kafâla transnationale, qui peut être conçue comme une entreprise de réparation [Barraud, 2011 ], apparaît surtout comme un moyen de cimenter les liens émotionnels, affectifs et culturels entre les migrants (ou les personnes issues de la migration) et le pays d'origine. À cause du conflit franco­maghrébin des lois sur l'adoption, Je recueil kafâla transnational mène à la for­mation de familles nucléaires kafilates unies, qui vivent soit au Maghreb (le parent français est immigré dans le pays d'origine de l'enfant), soit en France (l'enfant recueilli est immigré. clandestin ou régulier, dans le pays d'adoption), ou désunies (l'enfant vit au Maghreb et ses parents d'adoption en France). Les spécialistes de la parenté utilisent le terme de « parentalité transnationale » pour désigner ce déploiement dans l'espace des liens entre parents et enfants [Le Gall, 2005, p. 33]. L'objet kafâla en situation de migration apparaît ainsi comme un lieu stratégique d'observation de différentes configurations de parentalité transnationales. À l'issue d'un don intrafamilial à la naissance ou d'un regroupement familial, l'enfant recueilli vit séparé de ses parents biologiques. Du fait du conflit des lois sur l'adoption et du durcissement des procédures de regroupement familial, il peut aussi être amené à vivre séparé de ses tuteurs-adoptants (impossibilité pour l'enfant abandonné de rejoindre ses parents d'adoption, impossibilité pour le mineur recueilli de rejoindre son tuteur légal). Il apparaît maintenant pertinent de se pen­cher sur les manières dont s'exerce la parentalité dans ces différentes situations de dispersion.

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Modalités de formation des familles kafilates de France 261

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Fermeture des frontières et liens transnationaux : un terrain auprès de primo-migrants africains en Belgique

Jacinthe Mazwcchetti*

Entre « absence de possibles » socio-économiques, mais aussi politiques, et ouverture des imaginaires s'immiscent rêves et nécessités d'ailleurs [Comaroff, Comaroff, 2000 ; Mazzocchetti, 2009] 1

• Les situations de violence, les change­ments climatiques, les inégalités croissantes dans de nombreuses régions du monde, poussent à l'exil. Pourtant, comme l'ont démontré plusieurs études récentes, l'invasion de l'Europe est un mythe. La plupart des migrants africains, interlocuteurs privilégiés de cette étude, ne quittent pas leur continent [Lessault, Beauchemin, 2009; De Haas, 2008]. D'un autre côté, l'Europe dite« forteresse» n'empêche pas les flux. Elle rend par contre les migrants plus vulnérables. Si la majorité des entrées sur le territoire découle de l'obtention d'un visa temporaire, beaucoup de migrants se perdent ensuite dans les méandres de la clandestinité. Les routes migratoires se diversifient et deviennent de plus en plus dangereuses [De Haas, 2008].

Des études de terrain au Burkina Faso auprès de migrants potentiels et, en Belgique, auprès de primo-migrants m'ont amenée à questionner les liens entre transformations des logiques migratoires et restrictions de circulation en Europe. J'ai particulièrement analysé les circulations des enfants et les mariages contractés en vue d'obtenir des papiers. Bien que ces ruses viennent contrer les murs et océans de I' « Europe capsulaire » [De Cau ter, 2000), il importe d'en mesurer les coûts. En effet, s'il est extrêmement réducteur d'envisager les parcours migratoires uniquement sous \'angle de la victimisation, il faut cependant constater que les rapports de force sont déséquilibrés. Ces tactiques font face aux stratégies des dominants, des détenteurs des pouvoirs politiques et économiques [De Certeau, 1990] 2

• Les restrictions de circulation et la clandestinité - à l'arrivée ou suite à

* Docteur en anthropologie, Université Catholique de Louvain. Centre d'anthropologie prospective (LAAP)-Cemre Interdisciplinaire de recherche sur les Familles et les Sexualités (CJRFASEl, Université d'Amsterdam, programme Cultura/ization of Citi~eiuhip.

L Je remercie Pierre-Joseph Laurent (Professeur. UCL) ainsi que les lecteurs anonymes de la revue pour leurs remarques constructives sur une version préliminaire de cet article.

2. Cette distinction repose principalement autour de la possibilité d'inscrire la pratique dans un lieu propre (stratégie) ou de n'avoir comme lieu que celui de l'autre (tactique).

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la perte de statut et donc de droits ont des répercussions sur la vie des individus [Nshimirimana, 2002].

Analyser l'impact des politiques migratoires sur les parentés

Un contexte politique de fermeture des frontières Bien qu'en 1974, l'État Belge ait durci sa politique migratoire, limitant l'auto­

risation de séjour aux citoyens de l'Union européenne, aux personnes hautement qualifiées, au regroupement familial, aux étudiants étrangers et au droit d'asile. le nombre d'entrées d'étrangers a continuellement augmenté [Schoonvaere, Perrin. 2008]. Cependant, ce contexte officiel de fermeture des frontières place les migrants - hors des critères restrictifs de mobilité - en position de vulnérabilité. Dans cet article, j'aborderai la situation spécifique de primo-migrants originaires d'Afrique. Ces populations ont très peu de possibilités légales de mobilité ou de migration. En dehors des demandes d'asile. sur lesquelles je reviendrai ci-après, elles n'ont guère d'autre choix que les voyages d'études et les regroupements familiaux. Les visas touristiques et les bourses d'étude sont distribués de façon restrictive avec la crainte d'une installation à long terme en Belgique. Leur obten­tion nécessite un engagement contraignant de personnes résidant légalement en Belgique. Elle dépend des capitaux sociaux dont disposent les migrants, de leurs appuis familiaux et de leurs réseaux ethniques.

Les circulations dans le cadre des liens de parenté font également face à une véritable politique de suspicion. Le terrain fourmille d'exemples de cette entrée difficile sur le territoire belge. Beaucoup de demandes se soldent par un refus. Sonia, Burkinabè, n ·obtient pas de visa pour venir présenter son enfant à sa belle­famille résidant en Belgique ... Michel, cinéaste burkinabè, ayant voyagé en Europe à de nombreuses reprises. se voit refuser un visa demandé pour rendre visite aux parents de sa compagne belge, sous prétexte qu'il ne peut pas fournir une invitation officielle ... Les regroupements familiaux sont également strictement réglementés. Les accords sont obtenus moyennant la preuve de liens maritaux, de consanguinité et de minorité pour les enfants. Des exigences d'ordre économique, telles que disposer d'un logement et de revenus suffisants, sont imposées.

En dehors de ces deux options, pour les migrants hors Union européenne, les demandes d'asile, l'obtention du statut de «mineur étranger non accompagné» (MENA) 3 et, enfin, la régularisation par mariage sont souvent les seules possibi­lités de légalisation [Martiniello, 2003]. La question de !'asile, bien qu'en partie réglementée par des textes internationaux et européens, tout comme les politiques de migration et d'intégration, est complexifiée par le contexte belge. Si les enjeux d'intégration, mais aussi l'organisation des soins et la scolarisation des mineurs,

3. Sont reconnus comme MENA les mineurs non accompagnés non ressortissants de !'Espace écono­mique européen qui ne satisfont pas aux conditions d'entrée et de séjour en Belgique, ou qui ont fait une demande d'asile. L'ensemble des législations actualisées soot téléchargeables sur le site du Centre pour l'égalité de" chances et la lutte contre le racisme . http://www.diver,ite.be/

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Fermeture des frontières et liens transnationaux 265

relèvent des entités fédérées, les législations et les orientations politiques en matière de migrations et d'asile sont du ressort de l'État fédéral.

Politiques migratoires restrictives et familles transnationales La littérature sur les migrations transnationales a mis en évidence le fait que

la migration ne suppose pas une rupture des liens de parenté [Ambrosini, 2008]. Les relations sont le plus souvent maintenues. De plus, les projets migratoires sont rarement le fait d'un individu isolé. Que ce soit sous la forme d'un projet collectif, de la collecte des ressources nécessaires, de la dette contractée par le migrant ou encore à l'issue d'un conflit dans les relations de genre ou d'aînesse, migrations et relations familiales sont intimement reliées.

Les définitions de la notion de famille transnationale s'accordent en général a minima sur la dispersion d'une famille, plus ou moins étendue, en différents points du globe et sur le maintien de liens en dépit de la distance géographique [Le Gall, 2005]. Bien que l'idée de logiques «transnationales», qui repose sur la pertinence pour tous de la notion d'État-nation, soit questionnable, les notions d'État et de frontières se sont imposées aux migrants rencontrés, au détour de leur trajectoire. Comme le relève Favell, une fois dans !'enceinte européenne, le problème essentiel pour les migrants non européens consiste à obtenir un statut reconnu au niveau national [2010, p. 43]. Cet article entend questionner l'effet sur les migrants - et en particulier sur leurs liens transnationaux - de cette « affirmation de la nation » au sein des pays européens via le« durcissement des politiques d'immigration et d'inté­gration» [Favell, 2010, p. 44], et l'effet des configurations politiques sur les tra­jectoires migratoires et les recompositions des rapports de parenté.

Si mes observations de terrain corroborent le maintien des liens par-delà les frontières, elles mettent aussi en évidence la division et la fragilisation de certaines familles par les législations en matière d'immigration. Les vécus de clandestinité et les procédures d'asile, notamment, génèrent des situations d'insécurité où les rapports intergénérationnels sont particulièrement bousculés [Kofman, 2004]. Afin d'analyser l'impact des statuts juridiques sur le maintien et la transformation des liens familiaux, j'examinerai la situation des mineurs d'âge, de leurs droits et fragilités spécifiques. Je m'intéresserai ensuite à la situation de mères ayant contracté un « mariage papier» afin d'obtenir un statut et de faire venir leurs enfants restés au pays.

Recueillir la parole des femmes et des enfants Cet article est le fruit d'un travail de terrain de longue durée. Les analyses

présentées reposent sur le croisement de plusieurs dynamiques de recherche : un terrain au Burkina Faso ( 1999-2007) interrogeant imaginaires globalisés, désillu­sions politiques et économiques et projets migratoires de jeunes (dé)scolarisés [Mazzocchetti, 2009]; un terrain dans des centres pour demandeurs d'asile en communauté française de Belgique (2006-2007) ; un terrain sur la situation des

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adolescents issus des migrations à Bruxelles (2008-20 IO), réalisé en partenariat avec P. Jamoulle [Jamoulle, Mazzocchetti, 2011] 4

; et enfin, une étude en cours sur les migrations subsahariennes en Belgique.

Je n'ai pas mené une enquête multi-située au sens restrictif du terme, mais une enquête pluri-située à la fois dans le temps une question de recherche en amenant une autre - et dans l'espace, les enquêtes étant menées en parallèle dans diftërents lieux. Bien que je n'aie pas suivi les membres d'une même famille des pays d'origine jusqu'à l'arrivée en Belgique, la complémentarité des terrains m'a permis de prendre en compte ce qui, dans le processus migratoire, pousse à partir (les contextes et les contingences, les imaginaires), permet le voyage (les capitaux, les ressources) ou l'oblige (les guerres, les famines, les violences, etc.). Cette approche pluri-située inclut le récit des désenchantements, tout autant que des innovations et des résistances.

Les recherches ethnographiques opèrent à la jonction du local et du global [Abélès, 2008]. Elles permettent de nouer des liens entre les enjeux macro et les vécus des personnes et, dès lors, d'alimenter des points de vue «du bas» [Bayart, 1981] sur les grandes transformations en cours dans nos sociétés. S'il existe une tradition d'anthropologie des migrations aux États-Unis, ces recherches restent relativement nouvelles et restreintes dans le monde francophone, à quelques excep­tions près [Kuczynsky, Razy, 2009]. Ces dernières années, les recherches sur la situation spécifique des femmes et des enfants sont surtout le fait des études autour du care drain [Meria, Baldassar, 201 O]. Peu de travaux ethnographiques portent sur les transformations et recompositions des familles en lien avec les politiques migratoires.

M'appuyant sur la méthodologie de l'observation participante, j'ai longuement fréquenté différents lieux (centre d'hébergements, domiciles, foyers pour enfants, écoles, cours d'alphabétisation, etc.). J'ai également effectué des récits de vie individuels et collectifs. Recueillir la parole de jeunes et de familles, parfois pris dans le labyrinthe des procédures d'asile, est délicat [Nshimirimana, 2004]. Cepen­dant, la narration de soi dans un cadre sécurisant peut aider à retrouver du sens [Chamberlain, Leydesdorff, 2004; Jamoulle, Mazzocchetti, 2011]. L'instauration de la confiance repose sur un travail dans la durée, une approche par petites touches, des paroles souvent échangées hors enregistrement, la garantie d'un témoignage anonyme ... Le facteur temps, le recoupement des données, le principe de saturation, le croisement des récits jusqu'à émergence de processus transver­saux sont garants de la « rigueur » de la méthodologie ethnographique [Olivier de Sardan, 2008]. Enfin, partager des éléments de sa propre histoire et être clair sur ses engagements aident à la circulation des « paroles précieuses )) [Métraux, 2007].

4. Une partie des matériaux présentés dans cet article a été recueillie lors de celte étude conjointe. Dans ce cadre, j'ai pu bénéficier du support d'un groupe de recherche interdisciplinaire composé de Jean-Luc Brackelaire, Charles Burquel. Joëlle Conrone, Jean De Munck. Pascale Jamoulle, Pierre-Joseph Laurent. Isabelle Ramallo et Barbara Santana.

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De la circulation des enfants ...

Différentes études ont mis en évidence le nombre croissant de femmes et d'enfants voyageant seuls [Krzeslo, 2006; Escoffier, 2008]. Ces trajectoires migratoires, légales et irrégulières, sont diversifiées en fonction des capitaux éco­nomiques, culturels et sociaux [van Meeteren, Engbersen, van San, 2009]. Si elles permettent des formes d'émancipation dans le champ des rapports entre genre et entre générations [Roulleau-Berger, 2010], les politiques et les contextes migra­toires, notamment les entraves à la libre circulation et l'absence de droits, parti­cipent du cadre structurant ces schémas de parenté et ces liens transnationaux.

Les circulations d'enfants au sein d'un groupe familial étendu s'inscrivent dans de multiples configurations. Dans le cadre de cet article, j'interrogerai la manière dont elles sont entravées et/ou transformées par les politiques de migrations. Ces politiques, en particulier la procédure d'asile, prétendent déterminer le vrai du faux de l'âge et des liens, à grand renfort de science. Elles obligent certains liens, n'en reconnaissent pas d'autres. Elles figent des pratiques au départ beaucoup plus souples et inclusives, telles que certaines formes de confiage. Elles ont un impact sur le maintien et les recompositions de liens avant, pendant et après le voyage des enfants ou de l'un de leurs parents.

L'enjeu de la minorité Un nombre croissant d'enfants, accompagnés ou non, demandeurs d'asile ou

non, arrivent sur le territoire belge 5• Au niveau politique se cache, derrière la question de l'âge des migrants, celle des droits de l'enfant et, dès lors, des obli­gations afférentes. Les enfants migrants dépendent à la fois des législations sur l'immigration et des législations sur la protection de l'enfance. Être mineur donne accès à des droits en termes d'accueil, de santé et de scolarisation.

Nasser, 22 ans, était de 17 ans à son arrivée 6. Pourtant, il n'a pas bénéficié des dispositifs de soutien aux MENA. Né en Côte-d'Ivoire, placé dès son plus jeune âge sous la responsabilité d'un maître coranique, il a grandi entre enseigne­ment religieux, mendicité et travail dans les plantations. Avec un de ses camarades, il a fui les violences et la pénibilité de ses conditions de vie, qui, déjà rudes, se sont aggravées avec la situation de guerre que connaît la Côte d'ivoire. Ses connaissances des contextes et des réalités occidentaux étaient très parcellaires. Il a profité d'une filière organisée par un responsable des plantations qui, dit-il, travaillait «avec des Blancs».

Une fois à Bruxelles, des compagnons de route lui suggèrent de se rendre à l'office des étrangers. Lors de son entretien d'accueil, Nasser ne possède ni les

5. En 2008. en Belgique. 2 002 MENA ont été répertoriés (chiffres Fedasil). ce qui ne nous dit rien des mineurs accompagnés ou non ressortissants d'un pays de !'Espace économique européen (non réper­toriés), ni des mineurs hors Espace économique européen qui ne se déclarent pas.

6. J'ai rencontré Nasser par l'intermédiaire d'une association de soutien aux personnes en demande d'asile. Nous avons échangé de manière régulière durant l'été 2008 (entre juin et septembre).

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codes langagiers ni les codes administratifs ou encore comportementaux de cette institution. Les enjeux de cette entrevue lui échappent complètement. Il n'aura l'appui d'un interprète que plus tard, une fois son âge déterminé, et la procédure de demande d'asile lancée : « On a fait les tests et elle a dit 24 ans. Malgré tout, je suis parti dans le centre et là, j'ai trouvé un Ivoirien qui parlait ma langue et qui m'a expliqué.» (Nasser).

Étant donné que les mineurs et les majeurs ne jouissent pas des mêmes droits, des tests biométriques, notamment des tests osseux, bien que peu fiables et contestés, sont utilisés afin de déterminer l'âge des demandeurs d'asile [Vallet, 2009]. Suite à ces tests, Nasser est placé dans un centre d'accueil pour adultes, il ne bénéficie pas de l'appui d'un tuteur 7, il n'est pas inséré dans un processus de scolarisation ... Aujourd'hui, après avoir entamé sans succès une grève de la faim de trente-six jours, additionnant les séquelles physiques et psychiques, il a déposé une ultime demande de régularisation pour raisons humanitaires :

«J'ai fait cette grève parce que je n'avais plus aucun espoir. Même dans ma reli­gion, ce n'est pas normal de se punir soi-même pour s'en sortir. Je ne peux pas le faire une deuxième fois. Après j'ai eu des maladies. j'ai des problèmes jusqu'à aujourd'hui. C'est un drôle de pays où il faut se mettre en danger pour pouvoir rester. »

Les catégories établies par Woodtli [2008] à partir d'une analyse des nouvelles identifications biométriques de l'identité peuvent donner à penser sur cet usage de la biométrie dans la procédure d'asile. Dans cette pratique des tests biométri­ques, la science est mobilisée avec prétention de neutralité ... Ses travaux offrent des pistes d'interprétation de cet enfermement des migrants dans le «corps souf­frant», dimension supplémentaire de la position victimaire qu'ils sont bien sou­vent contraints d'adopter pour tenter d'être reconnus.

Tout d'abord, linformation biométrique est considérée comme « brute, objec­tive, neutre, sans ambiguïté» [Woodtli, 2008, p. 26]. Comme le démontre Woodtli, les possibilités de négociation et donc de résistance sont réduites. L'établissement de l'identité d'un sujet se passe de la médiation de tout tiers. Ensuite, «la peau devient le lieu de la profondeur du sujet», le corps-objet est rendu « instrumen­talisable à souhait» [ibid.]. Annulés dans leur dimension politique, les sujets - en l'occurrence, les clandestins et les réfugiés sont réduits à la «vie nue» [Agamben, 1997]. Enfin, « l'Occident trouverait dans le substrat biologique les certitudes identitaires qu'un monde aux appartenances liquéfiées ne lui offre plus» [Woodtli, 2008, p. 27]. Le corps devient l'ultime refuge, l'ultime lieu de certitude. Ainsi, dans la procédure d'asile, le corps abîmé est la preuve des violences subies. Le corps souffrant, encore, lors des grèves de la faim, permet d'obtenir des droits. L'histoire de la personne et son être sont passés sous silence.

7. Depuis 2004, en Belgique. une loi permet aux mineurs non accompagnés hors Espace économique européen de bénéficier de l'appui d'une personne de référence chargée de les accompagner dans leurs démarches juridiques et administratives.

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Travestissement des généalogies Si l'enjeu de la minorité importe dans l'obtention de droits, le fait d'être accom­

pagné ou pas a également une incidence. Sans nier le fait que de plus en plus de jeunes arrivent seuls 8, obtenir le statut de MENA, et donc un soutien spécifique et une autorisation de séjour jusqu'à l'âge de 18 ans, oblige parfois à travestir l'histoire de sa parenté. Différentes études ont montré combien ces travestisse­ments, notamment dans le cadre de la procédure d'asile, peuvent être destructeurs [de Coninck, Franssen, 2008; Marage, Hamzaoui, 2005; Jamoulle, Mazzocchetti, 20 Il]. Ces dissimulations rejaillissent sur les possibilités de se construire, d'avoir des projets. Elles ont des conséquences en termes d'acquisition de droits. Elles influent sur les possibilités d'insertion dans des réseaux sociaux. Elles ont des répercussions en terrnes de troubles psychiques [Nshimirirnana, 2002 ; 2004].

Des liens peuvent également être rompus ou figés en vue d'obtenir des papiers. Les adoptions, par exemple, doivent être définitives. Quand j'entame un récit avec Zina, elle est placée dans une institution de protection de la jeu­nesse 9 • Âgée de 15 ans au début de nos rencontres, de 16 ans à la fin, Zina est née au Maroc. Suite au décès de sa mère, elle rejoint une de ses tantes en Bel­gique. Elle est adoptée par cette dernière pour lui permettre d'obtenir des droits. Restée dans l'ignorance de sa généalogie jusqu'à l'âge de 10 ans, Zina possède aujourd'hui des bribes de son histoire. Les silences qui ont entouré sa venue en Belgique ont empêché que son adoption fasse sens. La levée de voile sur les secrets de sa généalogie a été, pour cette jeune fille, une étape difficile. Elle raconte une véritable explosion qui s'est traduite par de la violence, des fugues et une demande d'émancipation:

ZINA : J'ai été adoptée par ma tante. Mais il faut dire, un enfant quand il est adopté, il faut le faire grandir avec la vérité. Moi, à dix ans, j'ai su que mon tonton était mon père, le choc. hein ma fille. Adopter un enfant et lui faire croire que tu es vraiment sa maman, c'est pas bien parce qu'un jour ou l'autre, il va t'en vouloir à mort. JACINTHE : Tu as été adoptée, mais ton père était là ? ZINA: Si vous voulez. ma mère adoptive, c'est la nièce à ma mère. Quand ma mère est décédée, ma première belle-mère~ parce que mon père a eu plusieurs femmes-, elle n'était pas très gentille avec mon frère et moi ... Elle nous maltraitait, elle nous jetait des trucs alors qu'on n'était même pas ses enfants. Du coup, ma cousine, elle a dit: «Moi, j'ai toujours voulu avoir une petite fille et vu que c'est la fille à ma tante, je vais l'adopter». JACINTHE : Quand tu es arrivée en Belgique, tu avais quel âge ? ZlNA: J'avais 4 ans. En fait, je suis arrivée pour la première fois, c'était en touriste et puis après, on n'a pas respecté mon truc de visa. On a dû retourner au Maroc et

8. Ce qui ne signifie pas qu'une partie d'entre eux ne serait pas attendue par quelqu'un, plus ou moins proche de leur famille ou ne voyagerait pas avec des adresses, des lieux de chute potentiels. La reconnais­sance de ces liens. la place qui leur est accordée fait l'objet d'un point spécifique.

9. Le récit de Zina ainsi que celui de Schunne (voir supra) ont tous deux été recueillis dans le cadre d'un travail de récit de vie collectif réalisé entre septembre et décembre 2008, avec un groupe de sept filles âgées de 13 à l 7 ans. placées dans une institution de protection de la jeunesse.

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on a discuté, c'est pas qu'on a trafiqué des papiers, mais ... Il fallait un papier, enfin on a fait un broi 1° [sic] en attendant que l'adoption se passe.

Au-delà des spécificités biographiques, le récit de Zina met en lumière r obli­gation d'élection de certains liens au détriment d'autres, les ruptures et les incom­préhensions qui peuvent en découler. Nos lois enferment et figent des circulations d'enfants, réalités bien plus fluides et complexes que ce que nos cadres juridiques ne permettent. Comme l'ont démontré Godelier dans son ouvrage Les Métamor­phoses de la parenté [2004] ou encore Le Gall à partir d'une étude sur l'île de La Réunion [2010], l'exclusivité de la filiation et les dénis de pluri-parentalité de la société occidentale sont loin d'être la norme. Au-delà des mots, ce sont des univers de sens, des représentations de la parenté, entre biologique et sociale, qui s'affrontent.

Enfant de la « dette »

Au travestissement des généalogies et à la rigidification de liens « exclusifs »

s'ajoute, pour certains mineurs, l'enjeu de la dette migratoire. Schuune a 17 ans au début de nos rencontres, 18 ans à la fin. Elle est née à Djibouti où elle a grandi dans la famille de sa mère. Il y a deux ans, son père, dont elle ne connaît pas l'existence et dont la situation a été légalisée depuis peu, décide de la faire venir en Belgique afin qu'elle puisse bénéficier de son statut. Tout autant que celles de la procédure d'asile, les règles du regroupement familial participent à ce que des enfants soient envoyés en Europe avant leurs 18 ans [Jamoulle, Mazzocchetti, 2011].

«Moi, j'habitais avec ma mère chez mes grands-parents. On m'a toujours dit que le père de ma mère était mon père. Ils ne voulaient pas dire que "voilà, ton père, il est parti. Il est en Europe, on ne sait pas te dire plus que ça".» (Schuune)

L'histoire de Schuune est difficile. S'y mêlent la migration du père et des recompositions familiales complexes. Redevable des proches laissés au pays, son père récupère Schuune avec l'idée de lui offrir un meilleur avenir. Il souhaite en outre qu'elle puisse à son tour soutenir la famille au village.

Cependant, Schuune est très décalée par rapport aux attentes de sa famille «belge». Enfant «imaginée» plus que réelle, elle se retrouve piégée entre ses représentations de l'Europe, ses rêves, et les projets de son père. Elle espère de l'Europe la liberté. Son père attend d'elle soumission et reconnaissance. Dans les histoires de vie recueillies se répète le poids des attentes différenciées. L'enfant rappelé - enfant de la dette est à son tour endetté. Il ne peut décevoir. De plus, la chance supposée d'être en Europe et les sacrifices accomplis, sur le plan maté­riel ou humain, empêchent toute plainte en direction des parents retrouvés et de ceux restés au pays [Jamoulle, Mazzocchetti, 2011].

IO. li s'agit d'un belgicisme synonyme de chose. qui désigne un concept ou une idée pour lesquels on ne possède pas de mot précis. Zina fait ici référence aux démarches qui ont précédé son adoption.

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Les recompositions des familles, après de longues absences. nourries de fan­tasmes, sont le foyer potentiel d'incompréhensions, de déconvenues et de vio­lences. Schuune, en Belgique depuis deux ans, a passé plus de temps en institution qu'en famille. Quelques mois à peine après son arrivée, elle se retrouve à la rue, puis dans le foyer où je la rencontre. À l 8 ans, alors qu'elle doit quitter son foyer d'accueil, la porte de son père reste close. Déçu de son comportement, de son manque de religiosité, il ne veut plus la voir. La jeune fille « pure » qui a grandi au village, infiniment endettée de son arrivée en Belgique, n'existe pas ...

Accueil au sein de la famille élargie Les circulations d'enfants, sous différentes formes entre le prêt, l'échange et

le don [Lallemand, 1993], ont été répertoriées de longue date dans de nombreux groupes sociaux. L'envoi et l'accueil d'enfants en Europe s'inscrivent parfois dans cette pratique de circulation des enfants [Razy, 2006]. Cependant. dans les récits recueillis, des écarts apparaissent entre les attentes et les possibilités des membres des familles restés au pays et ceux résidant en Europe. Intérêts communautaires et intérêts individuels s'affrontent 11

• Certains se sentent« obligés» de prendre en charge des enfants, mais une fois dans le quotidien de la relation, certains lâchent tandis que d'autres abusent de leur pouvoir, aidés en cela par les différends qui les opposent aux enfants accueillis i::.

Des membres de famille élargie sont aussi retrouvés via des instances, telles que la Croix Rouge ou !'Agence fédérale pour l'accueil des demandeurs d'asile (Fedasil), et invités à jouer le rôle de famille d'accueil pour les MENA. Vu le manque structurel de places, en particulier pour les MENA non demandeurs d'asile, ces solutions sont privilégiées sans qu'une analyse fouillée de la situation soit toujours faite [de Coninck, Franssen, 2008]. Les pressions communautaires et institutionnelles rendent les refus difficiles. À nouveau, suite aux difficultés rencontrées, des adultes lâchent, des enfants disparaissent 13

••• A contrario, des accueils dans le cadre de regroupements familiaux sont refusés en raison de liens non reconnus. Les techniques biométriques sont ici encore le moteur de la (non-)reconnaissance des liens. Des tests ADN viennent certifier ou infirmer les liens de parenté [Englert, 20 IO].

CHRISTELLE 14: Quand on m'a donné une tutrice, il fallait que je passe par elle pour

les démarches. Ma tante, ce n'était plus possible, il fallait que je prouve que c'était

1 L ~otons que ce différentiel est déjà observé dans !es pays d'origine, entre les milieux sociaux. entre le village et la ville. Voir. à titre d'exemples, les travaux de Jonckers [ 1995] et de Mazzocchetti [2007] sur le Burkina Faso.

1 2. Dans le cadre de cet article. je n ·aborderai pas la question des enfants confiés qui. en réalité. sont exploités, que ce soit dans le cercle de la famille élargie ou par des réseaux d'exploitation [Deshusses. 2005].

13. En 2008. selon Fedasil, environ un mineur non accompagné sur deux " disparaît » dans 1' année qui suit son signalement.

14. J'ai rencontré Christelle, 19 ans. originaire du Rwanda. en Belgique depuis cinq ans, via un res­ponsable d'une cellule de soutien scolaire avec qui j'ai collaboré pendant deux années (2008-2009). Le récit de Christelle a été recueilli en quatre étapes, échelonnées sur une période de dix-huit mois.

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bien ma tante. Il y avait un dossier, les lois d'ici qui ne correspondent pas aux lois du Rwanda ... Voilà, j'ai eu une tutrice que j'ai vue qu'une seule fois ... JACINTHE: Une seule fois ? CHRISTELLE: Ma tante ne pouvait rien faire vu qu'elle n'était pas ma tutrice. Jusqu'à un mois avant mes 18 ans où on m'envoie une lettre de refus ... Et là non plus, la tutrice, elle n'a rien fait.

Des conflits peuvent éclater, en termes de représentations, de légitimité et donc d'actions posées, entre les tuteurs du cercle de la parenté, qu'ils soient officialisés ou non, et les tuteurs légaux. Les rencontres, les collaborations ne sont pas obli­gatoires. Parfois comme dans le cas de Christelle, il n'y a même aucune concer­tation. Les rôles et donc les responsabilités de chacun ne sont pas clairement établis. En conséquence, on observe des incompréhensions, mais aussi des formes d'abandon: au niveau de l'accueil et du soutien pour les tuteurs du cercle de la parenté, ou au niveau du suivi administratif, pour les tuteurs légaux. Avec, au milieu, des jeunes tiraillés, au vécu précaire et à la situation administrative stagnante.

Bien entendu, au regard des quatre problématiques abordées, ces situations sont complexes et différents niveaux de compréhension se juxtaposent. Les liens sont éprouvés par la distance et par les péripéties des trajectoires de migration ... Néanmoins, mes observations de terrain tendent à démontrer que les difficultés rencontrées par les jeunes et les familles sont renforcées par les politiques qui articulent minorité et obtention de droits, qui figent les liens ou, au contraire, ne les reconnaissent pas. Elles concourent à mettre les enfants au cœur des stratégies de survie et d'ascension sociale via la migration, à en faire des sujets de réparations ou d'endettement.

« Mariages papiers »et reconfigurations des liens

Pour les migrants qui ne peuvent faire valoir des critères d'asile repris dans la convention de Genève, la régularisation par mariage est l'une des seules voies de légalisation possibles en dehors du regroupement familîal.

Violences de certains « mariages papiers »

Originaire du Cameroun, Monique a pris le départ, laissant derrière elle quatre enfants 15

• Même si elle quittait la pauvreté et une situation familiale difficile, elle n'est pas passée par loffice des étrangers. Elle ne se sentait pas capable de tenir un récit victimaire qui n'aurait pas été le sien. Elle se veut de plus résolument actrice de sa trajectoire [Catarina, Morokvasic, 2005]. Dès lors, comme la plupart des migrants qui ne peuvent justifier les raisons de leur fuite ou prouver le danger encouru, ce choix l'a obligée à vivre de longues années dans la clandestinité. Les

15. J'ai rencontré Monique via la responsable d'une maison d'accueil pour femmes en difficulté, où elle a séjourné pendant une année. Son récit de vie a éré réalisé à son domicile, où je me suis rendue à plusieurs reprises durant l'été 2008 (entre juin et septembre).

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sans-papiers se vivent comme en dehors du politique. En situation d'inhumanité, ils ne sont pas protégés [Jamoulle, Mazzocchetti, 2011 ]. Ce « hors lieu »

[Benslama, 2004; Agîer, 2011] de l'être sans droit génère nombre de violences. Celui qui n'existe pas officiellement n'a guère de recours et de protection. Il est alors à la merci des patrons, des maris, de ceux qui aident, nourrissent et, en échange, s'octroient tout pouvoir [Chotas Dordio, 2007] :

«Je suis restée chez ma sœur à Bruxelles. Le problème, c'est que face aux diffi­cultés des Africains. les autres en profitent. Elle m'a fait venir et maintenant, il fallait payer le coût du billet d'avion. J'ai travaillé longtemps dans le restaurant de ma sœur sans être payée. » (Monique)

Si, dans les premiers temps, elle trouve « normal » de rembourser son voyage, les mois passant, la nécessité de gagner de l'argent afin d'aller chercher ses enfants, restés au Cameroun, l'oblige à quitter le cercle de soutien familial. Cercle par ailleurs ambivalent, réseau de survie tout autant que de contraintes et de pressions :

«JI fallait que je gagne de l'argent. J'ai commencé à travailler au noir. J'étais prête à tout pour faire venir mes enfants. Je voulais acheter un mariage en blanc et pour ça, il faut économiser beaucoup d'argent. J'ai négocié le mariage avec plusieurs messieurs, et puis j'en ai rencontré un qui voulait m'épouser. J'ai cru que c'était quelqu'un de sérieux mais .. au début, je ne voyais pas le côté alcool.»

Sur le territoire depuis deux ans, pressée d'aller chercher ses enfants, Monique ne peut pas repousser la proposition de cet homme 16

• Même si le fait qu'il refuse son argent la met en position d'infériorité. Une fois mariée, et malgré sa grossesse, elle est violemment frappée par son mari.

«Le problème aussi, c'est que le mari a reconnu les enfants restés au Cameroun et du coup, j'étais liée à lui. J'avais besoin de lui pour tout. Avec l'argent que j'avais économisé pour mon mariage en blane, comme je n'en ai pas eu besoin, je suis allée chercher mes enfants qui étaient restés avec ma maman. JI fallait sa présence même au Cameroun. Les enfants étaient sur son passeport. »

Durant les trois années d'attente de son autorisation de résidence 17, les liens

de Monique avec son mari sont obligés. Reconnu tuteur légal de ses enfants, elle a besoin de lui pour sa demande de regroupement familial. Elle ne pourra quitter ce mari dominateur et brutal qu'une fois son droit de résider obtenu. Avec le soutien de l'équipe d'une maison d'accueil, elle met en route la procédure de divorce. Pourtant, elle ne se sent toujours pas en sécurité. Cet homme lui fait peur. Ses droits de paternité sur l'enfant né de leur union lui donnent une emprise dont elle ne parvient pas à se défaire.

" Il est dans le milieu africain, il est marié à une autre Camerounaise. Une fille de 25 ans qui est encore au pays. Moi. je regarde et je ne dis rien. Elle verra une fois ici. Il faut vraiment vivre certaines situations pour comprendre la vie en Europe.

16. Notons que des hommes souffrent également dans les « mariages papiers » [Jamoulle. 2009. partie !]. Le plus souvent. gains et pertes se répercutent des deux côtés.

17. Les législations sur le mariage des personnes sans papiers et dans le cadre des regroupements familiaux. afin d'éviter les abus. impliquent une Co-résidence de trois années.

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Même ma sœur ne comprend pas. Elle me dit: ''Tu es en Europe, c'est déjà bien". Moi je laisse. Je me débrouille et je ne demande rien à personne. Sinon on va te dire "tu demandes trop". "

Monique «regarde et ne dit rien». À demi-mot, j'ai l'impression que pour elle et pour sa sœur, «être ici» peut se faire« à n'importe quel prix». Monique regrette de ne pas avoir reçu plus de soutien, plus d'écoute, mais elle laisse la suivante venir et voir. Dans un double mouvement du «chacun sa chance», mais aussi du «chacun sa solitude et son combat», du «chacun pour soi »

[Mazzocchetti, 2009].

Aller chercher ses enfants Monique a laissé quatre enfants derrière elle. Elle est prête à accepter les

contraintes et les violences, si cela lui permet d'aller les rechercher: «Tout ce que je fais aujourd'hui, c'est pour mes enfants. Je ne les ai pas vus pendant deux ans, mais dès que j'ai pu, je leur ai téléphoné tous les jours. »

Différentes études montrent comment les moyens de communication (télé­phonie portable, Internet) ont révolutionné le maintien des liens au sein des familles transnationales [Ambrosini, 2008]. C'est aussi pour cette raison que Monique quitte le cercle familial et cherche son indépendance financière. L'argent gagné lui permet d'être en contact avec ses enfants via des appels hebdomadaires, d'envoyer des enveloppes à sa mère, à qui elle les a confiés et, surtout, d'écono­miser pour aller les chercher avant leur majorité. C'est également pour cela qu'elle se plie aux diktats de son mari.

Ouvrons une rapide parenthèse comparative avec l'histoire de Noria, originaire d'Angola 18

• Ses premières années en Belgique, Noria les passe enfermée dans un centre pour demandeurs d'asile, contrôlée, sans un sou. Paradoxalement, elle a moins de possibilités de garder des liens avec ses enfants que Monique. Elle, qui a quitté le cercle de soutien familial, a pris le risque de la clandestinité et de la solitude en échange d'une plus grande liberté et de l'opportunité d'accumuler de l'argent. Autre paradoxe, après cinq ans d'attente d'une hypothétique régularisa­tion, Noria finit par se mettre en couple avec un homme belge. Elle a deux enfants de nationalité belge 19

, mais là encore, la régularisation se fait attendre. Elle craint pour son droit de résidence. Elle est pressée par le temps. Tout comme les enfants de Monique, ses aînés restés au pays approchent de l'âge de la majorité. Après avoir tenté «d'échapper au mariage», me dit-elle, de garder plus de souplesse et de liberté dans ses relations, elle se résout à épouser son compagnon pour pouvoir aller chercher ses enfants.

18. J'ai rencontré Noria en octobre 2006 dans le cadre d'un siage de théâtre intensif de deux semaines organisé à destination de demandeurs d'asile auquel je participais. Nous sommes depuis régulièrement en contact.

19. Monique. Noria ... Des enfants naissent de ces unions du type" mariage-papier>>. Qu'en est-il de leur inclusion dans les parentés ici et là-bas '? La situation de ces enfants est une question importante à investiguer dans lavenir.

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Les histoires croisées de Monique et de Noria aident à penser à l'incidence des statuts juridiques, des ressources économiques et des autorisations à circuler sur le maintien des liens, les marges de manœuvre et les dangers encourus.

Recompositions des rapports parents-enfants En parallèle à cette question du maintien des liens, se pose celle des recom­

positions des rapports parents-enfants, une fois réunis. Les parents rencontrés insis­tent sur la nécessité d'éduquer leurs enfants à ne pas faire de vagues, à adopter un «profil bas», en référence à la chance supposée d'être ici. Pourtant, du côté des jeunes rencontrés, les désirs de consommation et de liberté s'imposent. Des frustrations naissent de leurs situations précaires et des discriminations dont ils sont victimes. Leurs représentations changent aussi en fonction des contacts avec d'autres jeunes, notamment via l'école. Les écarts entre générations se creusent. Les conceptions du respect, de l'autorité entre aînés et cadets en sont bousculées. Enfin, !'absence des figures traditionnelles d'autorité, tels que les oncles, influence les relations parents-enfants en contexte migratoire [Botimela Loteteka-Kalala, Younes, 2006].

Les enfants de Monique ont vécu des bouleversements importants. Après avoir été confiés à leur grand-mère, ils sont accueillis en Belgique dans un foyer violent. Aujourd'hui, ils se rebellent face à une mère absente pendant plusieurs années. Adams, le fils aîné de Monique, a 16 ans. Au pays, il se débrouillait. Partagé entre l'école et la rue, il n'avait guère de comptes à rendre. Après des années de relative indépendance, il devrait à nouveau se plier à des règles et écouter une mère qui n'a guère d'éléments sur lesquels asseoir son autorité ...

« Les enfants n'aident pas, ils n ·écoutent pas. Ils cassent tout. Je dois tout faire toute seule et ce n'est pas facile, surtout avec les plus grands. L'aîné était déjà difficile là-bas. Ici, je n'ai pas de famille, pas d'homme, je n'ai personne pour m'aider à les tenir. »

S'ajoutent aux référents de socialisation différenciés, tels que l'usage de puni­tions corporelles ou les droits octroyés aux enfants, inhérents à toute migration, les conséquences de la honte de parents déchus. Le statut précaire, sur le plan administratif, professionnel parfois, mais surtout social, fragilise les migrants. Ces fragilités rejaillissent sur les rapports intergénérationnels.

Discussion

Les politiques actuelles ont une incidence sur les trajectoires des migrants qui n'entrent pas dans les critères restrictifs de mobilité établis par l'Europe et les États concernés. Dans cet article, je me suis intéressée aux circulations d'enfants ainsi qu'au« mariage-papier,, de femmes migrantes. Sans épuiser la question, ces deux axes de recherche permettent de tenter !'articulation des échelles et d'observer les répercussions des logiques macropolitiques sur le vécu des migrants. Quelques idées fortes peuvent être dégagées.

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Au travers des tests biométriques et des conceptions ethno-centrées des liens de parenté apparaissent des rapports de domination violents. Sous couvert de science, et donc de la détention d'un savoir «vrai», des droits sont accordés ou refusés. Des liens sont rendus exclusifs ou, au contraire, ne sont pas reconnus. Ces visions restrictives de la parenté enferment dans des relations tendues qui, en situation de vulnérabilité, peuvent donner lieu à des abus, des violences.

Les trajectoires migratoires complexes font que de nombreuses familles sont séparées, déchirées pendant parfois de longues années. Au travers d'histoires de vie, j'ai pu observer les conséquences de l'absence de droits ou de droits restrictifs et de l'absence de prise en compte des désirs et des besoins de mobilité sur les recompositions familiales. Le passage d'une « migration-mobilité» à des formes de « migration-exil » a une incidence sur les rapports de parenté. La clandestinité, la violence des procédures d'asile, les hontes et les silences, fragilisent les familles. Sans statut, sans revenu, les liens sont difficilement maintenus. Les politiques restrictives ébranlent les réseaux familiaux. Elles mettent en tension, déchirent, séparent, contraignent à l'exil des familles qui, au-delà des frontières, se conçoi­vent «ensemble». Elles poussent à la solitude et à l'immobilité des personnes qui se voudraient en lien et en mouvement. En outre, cette étude soulève l'impact de la non-reconnaissance juridique des « familles transnationales » comme moda­lité du « faire famille ».

Le terrain présenté ici relate le passage d'une «famille dispersée» [Razy, 2010] à une famille« transnationale», c'est-à-dire, dans le sens restrictif du terme, une famille divisée sur des territoires nationaux différents, sans !'avoir toujours choisi, sans être toujours en mesure de garder les liens. La cristallisation de la question de la frontière et la liaison du droit d'aller et de venir - mais aussi d'exister dans des conditions de vie a minima sécurisées - à celui de résider, et aux statuts juridiques octroyés, transforment les pratiques de mobilité des familles, leurs stratégies de réussite ou de survie. L'adjectif« transnational » accolé au mot famille indique des liens maintenus envers et contre tout : la traversée, le passage, le voyage ... li raconte ces dynamiques d'individus «qui se jouent des frontières » [Catarina; Morokvasic, 2005, p. 11]. Mais il est aussi, pour une partie des migrants qui tentent d'entrer en Europe, le symbole de cette muraille que deviennent nos frontières.

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Le projet transnational des familles sud-coréennes de la classe moyenne

Élise Prébin *

À première vue, l'expression «familles transnationales» évoque un phéno­mène social plus ou moins familier, qu'il faut délimiter afin d'en discuter laper­tinence ou la valeur heuristique pour les sciences sociales. La famille diffère évi­demment d'une culture à l'autre mais, à quelques exceptions près, les anthropologues s'accordent à la définir comme une unité sociale composée d'au moins deux générations conjoints et enfants, dont le nombre varie - reconnue par une société donnée comme la cellule de sa reproduction [Lévi-Strauss, 1983]. Cette reproduction est soit biologique, soit artificielle. Il semble que les mariages entre personnes de cultures ou de pays différents soient encore appelés interna­tionaux, et les adoptions impliquant des enfants de pays autres que celui des adoptants, internationales. Pourtant, depuis les années 1990, on parle de plus en plus souvent de mariages et d'adoptions transnationaux, surtout aux États-Unis. Il est aisé de souligner la coïncidence de ce changement de vocabulaire avec le constat d'une vie sociale partout marquée par la mondialisation grandissante. Un exemple récurrent pour illustrer la banalisation du terme « transnational » est l'emploi de «transnational corporation», qui renvoie à une dispersion volontaire des différents secteurs de production des grandes multinationales. Mais que signifie le terme transnational quand il s'applique à la vie sociale des familles?

Même si la plupart des dictionnaires les donnent pour synonymes, les tem1es « transnational » et « international » ont un sens différent, et certaines connota­tions leur sont attachées. Je m'emploierai donc dans la première partie de cet article à distinguer les deux termes, en analysant leur emploi historiquement situé. Dans une deuxième partie. je montrerai comment, dans le contexte sud-coréen, le discours pessimiste sur les familles séparées pendant les cent dernières années de l'histoire de Corée est quasiment devenu un discours optimiste sur les familles internationales ou transnationales, ce qui montre bien que la perte de contact, plus ou moins prolongée, avec le pays natal peut se transformer en gain économique lorsqu'est mise en place une politique du retour qui favorise les déplacements et

Assistant Professor. Université de Hanyang (Corée du Sud).

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les échanges entre pays. Mais le transnationalisme en tant que valeur et projet pour les familles ne va pas sans poser problème. Les troisième et quatrième parties seront ainsi consacrées aux victimes d'un transnationalisme devenu idéologique : les enfants de ces familles aisées dont les parents décident d'envoyer un enfant en bas âge étudier à l'étranger selon un nombre restreint d'options, que je décrirai en détail. Ce choix aboutit à une séparation prolongée des membres de la famille en vue d'une ascension sociale. On verra que ce transnationalisme forcené n'est pas sans nsques.

Connotations des termes« international »et« transnational »

International et transnational ne sont pas des termes interchangeables ou neu­tres qui ne feraient que décrire des réalités sociales diverses telles que le mariage ou l'adoption. Il n'est pas inutile d'en discuter les connotations populaires et académiques. De par le monde, la structure des familles internationales qui incluent un ou plusieurs éléments étrangers est souvent la suivante : la partie étrangère provient d'un ancien pays colonisé, ou d'un pays moins développé, émergeant ou en déclin; et la partie d'accueil appartient le plus souvent à un groupe majoritaire, à une classe dominante, ou à une minorité bien intégrée [Lee, 2003 ; Freeman, 2005; Constable, 2005]. On peut donner l'exemple des agriculteurs français qui épousent des jeunes femmes venues des Territoires d'Outre-mer ou des pays de l'Europe de l'Est via une agence matrimoniale, ou encore l'adoption par des cadres et intellectuels d'enfants d'Afrique, d'Asie et d'Europe de l'Est, selon le niveau économique changeant des pays donneurs [Volkman, 2005; Kim, 2005; Dorow, 2006 ; Prébin, 2008]. Le plus souvent, ces familles « internationales » reflètent donc des disparités ou inégalités politico-économiques entre nations, et signifient un déracinement et un nouvel ancrage d'une partie de ces familles dans un pays donné.

En Corée du Sud, le terme« international» (gugje), en vogue depuis les années 1980, qualifie aussi bien les institutions regroupant les étrangers occidentaux ou les Coréens <l'outre-mer (sept millions), que les mariages contractés par des Coréens avec des étrangers occidentaux - en majorité des femmes [Kim, Kang, 2007]. Le terme « international » marque ainsi une séparation entre Coréens et étrangers, et revêt un certain prestige attaché à la plus-value d'une influence occi­dentale sur la société sud-coréenne. Quelquefois, le terme « international » a été remplacé par la transcription coréenne du terme anglais «global » (geurrobeol) dans les années 1990, indiquant une participation de la Corée dans la communauté internationale, mais soulignant encore une orientation vers l'occident (et particu­lièrement les États-Unis) de la mondialisation coréenne. Plus récemment, avec une présence grandissante sur le plan international, la Corée du Sud a attiré des migrants de toute !'Asie du Sud et du Sud-est. Leurs séjours plus ou moins pro­longés sur le territoire national, mais aussi leur origine géographique ont engendré une nouvelle formulation : leurs quartiers, les familles qu'ils fondent avec des

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citoyens coréens 1, et tous les phénomènes qui les concernent d'un point de vue politique ou social en Corée, sont qualifiés de « multiculturels » [Choe, 2007 ; Kim H-M, 2007; Oh, 2007; Lee, Seol, Cho, 2006; Piper, Roces. 2003].

Quand il concerne une entreprise, le transnationalisme consiste à séparer dif­férents secteurs de la production et de la distribution pour un profit maximal. Quand on parle du style de vie d'un individu, le transnationalisme implique une capacité financière et intellectuelle à traverser les frontières, qui relève d'une stratégie volontaire. Mais quand il s'agit de famîlles, le transnationalime implique une séparation résidentielle prolongée de ses différents membres, généralement dans le but d'assurer une vie meilleure à cette même famille, pensée comme une unité. Si un État subvient à certains besoins tout en montrant des insuffisances dans d'autres domaines, ses citoyens essaient de conserver les avantages consentis tout en palliant les inconvénients, d'où la décision difficile de n'envoyer que certains de ses membres à l'étranger - au moins temporairement - au lieu d'émi­grer tous ensemble. Si les familles transnationales ont en commun d'être à cheval sur au moins deux pays, elles revêtent cependant des formes très différentes. Une famille transnationale peut être multiculturelle ou monoculturelle, et une famille internationale n'est pas forcément transnationale. Le transnationalisme des familles peut être un moment tremplin, comme dans le cas de migrations tempo­raires qui prennent fin à l'obtention du gain économique visé à l'origine, et aboutir au retour ou à l'intégration de la famille dans le lieu d'installation. Mais le trans­nationalisme peut aussi être un choix pour des familles aisées qui ont le loisir et non l'obligation économique de vivre à cheval sur deux nations ou continents, et de maintenir ou non ce style de vie. Je ne traiterai pas ici de ce dernier cas. Dans le premier cas, même si les familles transnationales sont ancrées en deux lieux et cultures différents, le point de gravité est en général l'endroit où le niveau de vie est le plus élevé. Évidemment, ce point de gravité peut changer avec le développement de certains pays, permettant un retour avantageux après des années dans un pays d'accueil jusqu'alors plus confortable [Ong, 1999].

Dans le cadre de cet article, le transnationalisme familial sera défini comme un état relevant d'un ancrage plus ou moins profond dans au moins deux pays, cultures, ou sociétés différentes, de certains membres d'une famille de deux géné­rations (parents et enfants ou frères et sœurs), ce qui implique séparation et rupture - même si celle-ci est temporaire - de la cellule familiale parents-enfants. Eu égard au nombre d'études sur la famille transnationale qui tiennent compte de la famille étendue [Prato, 2009; Bryceson, Vuorela, 2002 ; Zontini, 2010; Parrenas, 2005], cette limitation de la famille à deux générations seulement peut paraître arbitraire. Elle permettra cependant de mieux cerner le cas des familles transna­tionales sud-coréennes et d'en mettre en relief les particularités. Pour qu'une famille soit transnationale, il faut aussi qu'il y ait dépendance économique - donc émotionnelle de ses membres, et mouvements d'un pays à un autre.

l. Ils sont 180 000 selon les données 20 lO de la statistique coréenne l Korean Statistical Information Service : http://kosis.kr].

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En Corée du Sud, il existe trois types de familles transnationales qui répondent aux critères choisis ici. Parmi les familles multiculturelles modestes, nombreuses sont celles qui optent pour une existence transnationale : dans le quartier étranger d' Ansan, ville connue pour sa grande population de migrants venus d'Asie, la plupart des femmes indonésiennes travaillent avec leur mari coréen pendant que leurs enfants restent en Indonésie sous la tutelle de leur famille étendue. Ces couples pensent que leurs activités professionnelles en Corée du Sud sont plus lucratives qu'en Indonésie, mais trouvent aussi que le système éducatif y est rui­neux et peu adapté à l'accueil des enfants métis 2• Il reste par ailleurs encore des familles sud-coréennes modestes qui voient les pères partir sur des chantiers ou dans la marine marchande pour des périodes indéterminées, même si leur nombre a baissé depuis les années 1990, avec la croissance économique. Enfin, depuis une vingtaine d'années, le nombre de familles sud-coréennes de la classe moyenne et moyenne-supérieure qui se séparent pour envoyer leurs jeunes enfants à étudier à l'étranger ne cesse d'augmenter (entre 40 000 et 50 000) 3. Les moyens sont divers, comme nous allons le voir dans la partie suivante, mais les différents cas ont en commun le fait que les enfants sont séparés d'au moins l'un de leurs parents. Ces derniers pensent que le système éducatif sud-coréen, trop concurrentiel, conduit à une surenchère des cours du soir sans pour autant promettre un bel avenir professionnel à leurs enfants. Seule une éducation à l'étranger semble pou­voir faire la différence. Contrairement à la situation des deux premières catégories, la rémunération des parents des familles transnationales de la classe moyenne ou supérieure est suffisante pour leur permettre de faire ce choix, ailleurs réservé aux élites cosmopolites [Ong 1999]. Ces familles n'ont donc que peu de motivations pour émigrer à l'étranger en famille, comme le font d'autres Sud-Coréens. C'est de cette dernière catégorie de familles transnationales que traite cet article. Peu de travaux scientifiques ont été écrits sur le sujet, bien que ces familles aient récemment suscité la curiosité de la presse sud-coréenne et internationale [Ha, 2007 ; Onishi, 2008].

En Corée du Sud, le terme« transnational» (chogukjeok) n'est jamais évoqué, même s'il existe dans le vocabulaire, et si, de toute évidence, plusieurs phéno­mènes sud-coréens entrent dans cette catégorie. La pensée du transnational en Corée du Sud est bel et bien présente, mais subsumée à la question du global. Pour éclairer les motivations, les ambitions, et les sentiments exprimés au sein de ces familles transnationales singulières, il convient de comprendre comment se sont transformés les discours sur ladoption au sein des familles coréennes au début des années 1990, lorsqu'un nombre grandissant d'adoptés, dont je fais partie, profitant d'une politique d'accueil particulièrement favorable de la part du

2. Résultats d'entretiens conduits par mes étudiants de troisième année à l'université de Hanyang au printemps 2010.

3. Selon le ministère de !'Éducation, environ 350 000 étudiants sud-coréens sont partis à l'étranger en 2007, la plupart en âge d'aller à l'université mais beaucoup aussi au niveau maternelle ou élémentaire. Les Sud-Coréens sont devenus le plus large groupe d'étudiants aux États-Unis selon les statistique:, gouverne­mentales : http://www.nytimes.com/2009/0l/lO/world/asia/1Ostudents.html9 ref=southkorea.

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gouvernement, sont revenus dans leur pays d'origine, et y ont retrouvé leurs parents biologiques.

Transnationaux a posteriori: les adoptés d'origine coréenne revenus au pays natal

En baptisant a posteriori« familles globales» les familles divisées par l'adop­tion internationale pendant les cinquante dernières années, puis réunies à nouveau grâce aux médias, le gouvernement sud-coréen, a valorisé une expérience indivi­duelle problématique, auparavant unanimement considérée comme négative [Kim, 2005; Prébin, 2008]. Dans mes travaux antérieurs, j'ai montré comment le gou­vernement avait, à partir de la fin des années 1990, activé une politique très efficace de rapatriement des élites de la diaspora, y compris les quelque 200 000 enfants envoyés dans les pays occidentaux pour l'adoption internationale dès la fin de la guerre de Corée, et ce, jusqu'à aujourd'hui [Hübinette 2005: Prébin, 2008 ; Kim E., 2005, 2007]. Le mouvement pour une globalisation sud­coréenne réussie a donc récemment réécrit l'histoire pour faire des orphelins, métis, et enfants naguère en surplus, les « ambassadeurs » de la diaspora sud­coréenne dans le monde, et les pionniers d'un réseau économique prometteur. Leur retour a fait l'objet d'une action conjointe du gouvernement, d'institutions privées, des grandes universités et de grandes entreprises [Prébin, 2008]. L'idée couramment avancée selon laquelle l'histoire moderne de la Corée n'a vu que guerres, famines, désastres, et séparations tragiques des familles dont l'adoption internationale [Kim, 1988] - a donc été révisée : les individus dispersés sont autant de capital transnational ou de main-d'œuvre qualifiée pour mener à bien le projet de mondialisation en cours [Kim, 1995]. S'ils viennent de pays développés, fils et filles d'émigrés de plusieurs générations et adoptés sont les bienvenus, et l'obtention d'un visa est facilitée. La Corée du Sud offre des conditions de trans­nationalité particulièrement avantageuses aux étrangers d'origine coréenne qui ont vécu dans les pays occidentaux.

Mon terrain conduit en Corée en 2003 et 2004 a été une période fastidieuse, entre l'apprentissage du coréen et le travail de terrain, avec une pression financière et temporelle forte. De ce fait, la vie en Corée ne m'était que peu attrayante: les plaisirs étaient rares. Je suis à présent installée en Corée du Sud, à un poste privilégié dans une bonne université qui m'offre un logement de fonction 4• Mon «profil transnational de Française adoptée d'origine coréenne, docteur de l'uni­versité de Paris, post-doc, et chargée de cours à Harvard pendant deux ans, mariée à un Américain d'origine sri-lankaise», a beaucoup plu, m'a-t-on dit. Le dépar­tement d'anthropologie culturelle est sur le campus d' Ansan, la ville industrielle

4. Plus de 40 000 écoliers sud-coréens vivent en dehors de la Corée du Sud avec leur mère. En 2006. 29 511 écoliers - de l'école primaire au lycée ont quitté ta Corée du Sud, c'est-à-dire deux fois plus qu'en 2004. et près de sept fois plus qu'en 2000, selon l'Institut pour le développement éducatif Sud-Coréen. Ces chiffres ne tiennent pas compte des enfants dont les deux parents ont émigré pour leur assurer une meilleure éducation : http://www.nytimes.cum/2008/06/08/world/asia/08geese.html ·1ref=southkorea.

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la plus multiculturelle de Corée du Sud, et mes collègues sud-coréens ont pensé que j'étais une personne idéale pour enseigner en anglais, mais aussi pour amorcer des recherches sur le multiculturalisme. Je contacte régulièrement ma famille coréenne et ma famille française par téléphone et par internet, et je profite de mes cinq mois de vacances pour voyager en Asie et retourner en France voir ma famille, ou aux États-Unis, ma belle-famille. C'est ma« positionnalité » [Kondo, 1990] qui a séduit mes collègues anthropologues, et aujourd'hui, mon identité d'adoptée qui a étudié à l'étranger et a obtenu un poste universitaire est d'autant plus emblématique pour les Coréens qui m'entourent.

Il est aisé de parler d'existence ou de style de vie transnationaux tels que les miens, mais parler de famille transnationale implique que cette famille ait les moyens d'avoir une existence transnationale commune, réelle ou projetée, c'est­à-dire relevant d'un projet commun. Or, ma famille sud-coréenne, dont je suis proche, s'enorgueillit ouvertement de mon succès professionnel et réaffirme nos liens en soulignant les points communs que je partage avec les autres membres de la famille « qui ont réussi ». Dès mon retour en Corée en tant que professeur d'université, ma mère biologique m'a demandé le montant de mon salaire, et a réclamé, quelques mois plus tard, un prêt d'argent important, ce que j'ai d'abord refusé sachant qu'elle avait emprunté, sans justification, à d'autres membres de la famille, des sommes qu'elle n'avait jamais remboursées. Après coup, j'ai contribué à l'achat d'un grand réfrigérateur Samsung pour la maison de ma grand­mère maternelle où ma mère réside avec sa sœur cadette et la famille de celle-ci. Nos relations et nos situations actuelles ne sont pas sans rappeler l'histoire, maintes fois entendue, de familles pauvres qui auraient envoyé un ou deux enfants pour l'adoption internationale, dans l'espoir que leurs études à l'étranger assureraient leur futur et peut-être celui de leurs parents biologiques vieillissants lors de leur éventuel retour.

Cette interprétation du retour des adoptés dans leur pays d'origine comme la marque positive d'une mondialisation grandissante n'est pas le seul fait d'une politique gouvernementale. Il fait aussi partie des représentations diffusées par les médias [Prébin, 2008] 5, et absorbées par la population [Prébin, 2009], comme le prouve la remarque suivante, faite fréquemment par de jeunes étudiants coréens depuis mon premier séjour en Corée en 1999 : « Vous, adoptés, avez bien de la chance. Vous vivez à l'étranger et vous parlez plusieurs langues étrangères ! »

Cette remarque, entendue pendant la période 1999-2004, est aujourd'hui encore plus pertinente du fait de mon statut. Plusieurs de mes doctorants et collègues chargés de cours sont dans l'impossibilité de trouver un poste stable de professeur, ce qui contraste évidemment avec ma propre situation. Dans ma famille biolo­gique, certains ont décrété à plusieurs reprises que j'étais à présent «riche», et même si mon mariage nous a de fait éloignés, les membres les plus proches

5. Médecin. avocat et professeur d'université sont les trois professions les plus prestigieuses en Corée du Sud. Même au niveau du secondaire, le salaire des enseignants est, comparé au salaire national moyen. le plus élevé au monde: http://venturepragmatist.com/2010/09/teacher-salaries-as-a-percentage-of-gdp/

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acceptent de toute évidence volontiers, quand ils ne les sollicitent pas, mes cadeaux ou mon aide financière. Ironiquement, mon expérience actuelle, qui, aux yeux des Coréens, boucle la boucle, me permet aujourd'hui de réévaluer des expériences passées. En réalité, j'ai fait l'expérience de cette assimilation des adoptés d'origine coréenne en Corée avec les membres de familles transnationales plus ou moins aisées beaucoup plus tôt, et en France.

La partie suivante offre le portrait de plusieurs enfants et adolescents dont les parents se sont séparés pendant de longues années pour leur permettre d'obtenir des diplômes étrangers, et d'être compétitifs sur le marché du travail à leur retour à Séoul. En tant qu'adoptée d'origine coréenne, étudiante à la recherche de baby­sitting ou de tutorats. je me suis à plusieurs reprises retrouvée dans un rôle de chaperon auprès de ces enfants, un rôle qui allait bien au-delà de mes capacités, et de mes ambitions. Je représentais aux yeux des adultes coréens une passerelle entre la Corée et la France pour leurs enfants, dont les résultats scolaires et le futur étaient, disait-on, entre mes mains. Cette équivalence de catégories sociales, au demeurant fort différentes, pensée par les Coréens, est révélatrice du fait social que constitue la famille transnationale sud-coréenne. Mon histoire personnelle et mes souvenirs servent ici de référence en la matière, de par mon positionnement involontaire au cœur du phénomène. Cet aspect biographique et introspectif de mon matériau, loin de nuire ici à l'argumentation [Okely, 1996; Riesman, 1998], permet au contraire d'entrer dans l'intimité, souvent dramatique, d'un phénomène décrit jusqu'à présent de manière superficielle ou éloignée. Être prise à partie par les parents et par les enfants au moment d'une décision difficile, ou me retrouver garante du succès scolaire d'enfants d'une certaine manière négligés par leurs parents ou gardiens, m'a fait prendre conscience de lampleur des sacrifices consentis au quotidien, de la précarité des moyens à leur disposition, mais aussi des risques de santé encourus à long terme dans ces familles. Mais ce retour sur des expériences personnelles passées au sein d'une analyse anthropologique n'était possible qu'après avoir conduit une recherche sur le statut et les représentations des adoptés étrangers en Corée du Sud depuis les années 1990. Autrement dit, la connaissance de mon propre statut aux yeux des Coréens acquise au cours de ma recherche doctorale, me permet aujourd'hui de penser la famille transnationale coréenne, et me renseigne sur le regard porté sur les enfants envoyés à l'étranger dans des circonstances qui semblent sans doute, au premier abord, fort différentes des miennes.

les enfants, instruments du transnationalisme familial

Quand une famille sud-coréenne décide d'envoyer un ou plusieurs enfants dès le primaire ou le secondaire à létranger, la question de leur garde se pose. Comme aucune étude systématique n'a encore vu le jour sur la question, j'établis ici une typologie de cas auxquels j'ai été confrontée de 2002 à 2009, quand j'étais étu­diante à Paris et à Séoul, et chargée de cours à l'université aux États-Unis. Je présente en premier lieu trois cas où les deux parents sont séparés des enfants,

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mais où les couples restent ensemble. Les parents peuvent envoyer un ou plusieurs enfants seuls sans la supervision régulière d'un adulte - à l'étranger dès le collège. Ils peuvent aussi envoyer un ou plusieurs enfants sous la tutelle d'un membre plus ou moins éloigné de la famille, et entretiennent ce foyer à partir de la Corée où ils travaillent. Ils peuvent enfin placer un ou plusieurs enfants sous la tutelle d'une connaissance non apparentée, et assurer leur entretien matériel par l"envoi régulier d'argent. Une variante de ce dernier cas consiste à faire adopter légalement l'enfant par une personne non apparentée, mais d'origine coréenne, qui réside dans un quartier avantageux: le but est de faire entrer facilement l'enfant dans un bon collège, ce qui facilite potentiellement lentrée dans une bonne université.

Avant de présenter trois cas différents de familles transnationales monocultu­re lies en prenant le point de vue des enfants, il convient de décrire brièvement les particularités du système scolaire sud-coréen. La transnationalité apparaît à beaucoup comme une capacité acquise grâce à une éducation appropriée. Dès lenfance, les longues heures passées à J' école sont renforcées par un système de cours du soir de mathématiques, d'anglais, de musique, etc., et une grande partie du budget des foyers est consacrée à cette « surenchère éducative » [Dore, 1976 ; Bray, 1999; Kim, 2000] 6. Nombre de couples mariés restent sans enfants parce que l'éducation est trop coûteuse. Il y a encore peu, beaucoup de familles se sacrifiaient pour financer les longues années de doctorat à l'étranger d'un fils, mais le marché du travail dans le milieu académique était, et reste, sans débouchés [Seth, 2002]. Trop nombreux, les docteurs les plus chanceux et les mieux connectés sont toutefois chargés de cours pendant une période indéterminée, avant d'obtenir éventuellement un véritable poste.

Bien qu'il soit difficile de les comptabiliser, de nombreux parents émigrent pour assurer à leurs enfants une meilleure éducation [Onishi, 2008]. Ainsi, aux États-Unis où l'émigration coréenne est très forte depuis 1965 (plus d'un million), de plus en plus de Coréens-Américains sont qualifiés de « génération un et demi »

parce qu'ils sont nés en Corée, et qu'ils sont arrivés enfants ou adolescents aux États-Unis. Certains pensent retourner en Corée un jour. d'autres non. Bien des années passent au cours desquelles les projets familiaux changent. Une famille qui fait le choix de séparer ses membres essaie de «jouer sur plusieurs tableaux »

à la fois, et pense sacrifier moins qu'une famille émigrante, parce qu'elle en a les moyens. La dispersion familiale et l'exil du pays natal étaient vus négativement par la plupart des spécialistes de la question jusqu'à ce que les choix des individus malgré eux, faute de mieux, deviennent des choix de plein gré, nourris par des angoisses ou des ambitions parfois démesurées, selon les observateurs les plus critiques. La « récompense » pour la séparation et les privations entraînées par le

6. Sur ce sujet, l"însistance des médias sur le parcours des adoptés adultes qui ont fait de belles carrières en !"absence de leurs parents (biologiques), et paraissent si satisfaits de leur sort quïls les cherchent après leur retour en Corée, et les aident ensuite financièrement 1t s'en sortir ou à émigrer aux États-Unis, est parlante.

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départ ou l'envoi de certains membres d'une famille à l'étranger se voit souvent ajournée indéfiniment, voire annulée à tout jamais. Pour les familles de migrants en France, faire d'une migration une réussite sociale est un art difficile, qui implique que bon nombre de conditions soient réunies, et que les individus mon­trent de réelles qualités d'adaptation, voire l'intuition de l'artiste [Attias-Donfut, 2009]. Le désir de succès fait oublier que les belles histoires émergent toujours plus ou moins de conjonctures aléatoires, et non pas grâce à une recette miracle sur le modèle des stratégies économiques d'entreprise. D'abord, par la force des choses, la famille transnationale laisse sans doute de côté des parents qui ne trou­vent pas leur place dans léconomie des relations et des échanges à distance. Le caractère partiel, temporaire, modulable et stratégique de la famille affaiblit les liens avec la famille étendue, d'ordinaire relativement forts en Corée.

Ce qui est particulier dans le cas de la Corée. c'est l'âge précoce auquel les enfants sont envoyés à l'étranger, et !'apparente facilité avec laquelle les sépa­rations ont lieu, pour supposément améliorer le statut social de la famille, alors même que les familles concernées sont déjà de la classe moyenne, voire supé­rieure. Le transnationalisme est devenu une capacité à profiter économiquement et culturellement d'un monde globalisé, tout en restant implanté dans son pays d'origine. C'est en réalité le but ultime de la mobilité sociale pour ceux qui ont, d'une certaine manière déjà réussi en Corée du Sud. Parfois, pourtant, ces familles de la classe moyenne s'inquiètent de l'imprévisibilité de l'économie sud-coréenne et souhaitent assurer leur avenir en investissant dans l'éducation de leurs enfants. Un sociologue sud-coréen a ainsi souligné le lien entre la mon­dialisation, la crise économique de J 997 et J' augmentation du nombre des familles transnationales [Cho, 2005]. La multiplication des familles à distance est donc autant une réponse à la fragilité perçue d'une économie coréenne mon­dialisée qu'une illustration de l'espoir immense placé dans l'éducation des enfants à l'étranger.

En 2000, Namsik, un Sud-Coréen résidant à Paris dans un bel appartement du treizième arrondissement, sortait avec des étudiants sud-coréens de passage ren­contrés à l'église catholique coréenne de Paris. li avait 19 ans alors et vivait seul depuis l'âge de 13 ans dans cet appartement acheté par son père. Il avait été envoyé en France tout seul, après le divorce de ses parents, avec un budget généreux qui lui permettait de vivre matériellement à l'aise, mais le laissait psychologiquement et socialement démuni. Seules quelques enseignantes compatissantes lui avaient prêté quelque attention dans son parcours scolaire jalonné d'échecs. Son coréen était hésitant, et il recherchait toujours la compagnie de Coréens plus âgés, inté­ressés par l'échange linguistique, et assez tolérants pour ne pas se formaliser de ses enfantillages et de ses visites impromptues. li ne voyait jamais ni sa mère, restée en Corée, ni son père, pourtant en Italie, parce que celui-ci vivait à présent avec une jeune femme qu'il détestait. Grâce à leurs moyens financiers, les parents s'étaient séparés de lui à leur divorce. arguant qu'ils lui assuraient ainsi un futur prometteur car transnational, qui se soldait finalement par un isolement progressif, beaucoup de ressentiment, et peu d'ambitions quant à son futur.

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En 2001, grâce à une annonce épinglée à l'entrée du consulat sud-coréen dans le septième arrondissement de Paris, je commençai à faire du tutorat dans des familles coréennes dont les enfants avaient besoin de supervision dans différentes matières. Certains enfants vivaient avec un parent coréen remarié à un Français, d'autres avec leurs deux parents installés à Paris pour quelques années pour des raisons professionnelles. Un jour, je fus contactée par une femme coréenne céli­bataire d'environ quarante ans, qui gardait ses deux neveux pendant que sa sœur et son beau-frère travaillaient d'arrache-pied pour financer l'éducation des enfants. Leur appartement, dans le quinzième arrondissement, était bien situé et très confor­table. Soulagés par mon apparition, les parents envoyèrent prestement par la poste une jolie veste fabriquée dans leur usine textile en Corée. Je commençai à super­viser les devoirs deux fois par semaine, mais les deux garçons n'étaient pas appli­qués, manquaient de manières, et leur tante tenait sans arrêt des propos déplacés quant à ses chances de rencontrer des hommes français. Je donnais ma démission après quelques semaines. Leur expression consternée me fit alors réaliser l'ampleur du rôle dont ils m'avaient investie.

En 2002, de fil en aiguille, le bouche à oreille finit par m'accorder la confiance de Madame Kim, une femme coréenne d'une quarantaine d'années mariée à un avocat dont le père avait occupé un haut poste administratif dans le gouvernement sud-coréen précédent, et était l'auteur d'ouvrages précurseurs en français sur la Corée. Madame Kim avait deux petites filles de 4 et 7 ans, que je devais garder le mercredi matin, pendant qu'elle allait prendre des cours de français. Toutes les trois vivaient dans un vaste appartement du treizième arrondissement, qui avait été, à l'époque, acheté par le beau-père pour son fils lycéen, alors élève au lycée Henri rv. Elle me demanda au début combien je voulais être payée, ajoutant que ça n'avait pas d'importance. Ayant mal compris mon rôle, je lui demandai soixante-quinze euros pour les cinq heures, sans comprendre que je n'avais qu'à occuper ses filles et jouer avec elles. Pendant tout un semestre, je cumulais les tutorats et ce baby-sitting, ce dernier finissant en général par un bon déjeuner avec les filles et la mère. Dans un français hésitant, elle me dit avoir entendu beaucoup de bien de mon tutorat par d'autres mères coréennes, et qu'elle espérait garder contact avec moi. Elle me demandait aussi quels étaient mes projets. J'étais alors en maîtrise, et je comptais bien continuer mon doctorat, à condition que j'obtienne l'allocation de recherche du ministère de l'éducation. Je comptais travailler sur la Corée, et il me faudrait apprendre le coréen à Séoul l'année suivante. Elle me dit qu'elle et ses filles devaient retourner en Corée rejoindre leur mari pendant un ou deux ans, mais que le lieu de scolarité des filles n'était pas encore décidé. Elle me dit aussi que son mari était en train de chercher un appartement dans le quin­zième arrondissement pour sa fille aînée, qu'ils destinaient aux mêmes études que son père à Paris dès le collège. Elle ajouta que si je n'obtenais pas de bourse doctorale, je pourrais rester dans son appartement avec leur fille aînée, à condition de superviser ses devoirs et de veiller sur elle entre leurs visites. Cette proposition inattendue me choqua quelque peu, mais je la remerciai poliment. Après un semestre de bon salaire et de loyaux services, je lui souhaitai un bon retour en

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Corée, après une sortie avec les enfants dans Paris. Elle me donna ses coordonnées à Séoul, en me faisant promettre de la contacter à mon arrivée. En 2003. mon allocation en poche, je partais pour la Corée. Un jour je décidai de l'appeler pour la saluer. Au comble de l'excitation, elle me demanda mon adresse, et l'endroit où j'étudiais le coréen. Elle proposa de m'envoyer son chauffeur et de déjeuner ensemble après les cours. Une voiture noire aux vitres opaques arriva devant l'entrée; elle en sortit pour m'embrasser et m'invita à m'asseoir sur la banquette arrière avec elle. Quelques instants plus tard, nous devisions calmement toutes les deux, devant un étalage de plats à l'infini, et je m'étonnais dans mon for intérieur qu'elle me traitât si bien pour une adoptée d'origine coréenne. Après le déjeuner, nous nous rendîmes à son immense et luxueux appartement. Les filles allaient bientôt rentrer de l'école avec laide ménagère. Elle me fit visiter tout I' apparte­ment. J'observai la décoration, et notamment les quelques photos encadrées ci et là, qui, au lieu des membres de la famille, n'affichaient que des célébrités serrant la main de son mari ou de son beau-père. Enfin, la sonnette annonça larrivée des filles. Elles étaient ravies de me revoir, surtout laînée. On s'installa à la table de la cuisine pour goûter. Madame Kim me montra alors des photos du nouvel appar­tement pour sa fille, dans le quinzième arrondissement. Elle me demanda ce que j'en pensais. Il était vaste, lumineux, et sûrement très plaisant, lui dis-je avec appréhension. Sachant que je serais en Corée pendant deux années pour mon apprentissage de la langue et mon terrain, elle me dit qu'à l'automne 2004, mon retour en France coïnciderait exactement avec l'arrivée de leur fille aînée à Paris et son entrée du collège. Je lui demandai si elle ne craignait pas que sa fille ne rencontre un Français et ne reste en France. Elle sourit et répondit : « Pas du tout ; nous aimerions beaucoup prendre notre retraite en France. » Après le goûter, elle m'envoya jouer avec les filles, qui voulaient me montrer leurs chambres. En aparté, je demandai à la fille aînée: «Es-tu contente de partir en France?» - «Non, ce n'est pas juste, ma petite sœur va rester avec mes parents et moi je dois partir toute seule. Mais si tu viens avec moi je serai contente : on sera comme une famille!» S'écria+elle dans un élan pathétique pour m'étreindre.

Le moment de partir arriva. Alors que je me rhabillai dans le vestibule, Madame Kim apporta une photo de sa fille aînée et l'exhiba sous mes yeux. «N'est-elle pas mignonne ? >> demanda+elle avec un enjouement forcé. Je marmonnai une réponse hâtive et m'engouffrai dans la voiture en la remerciant poliment. Je me promis de ne jamais la recontacter. Mais plusieurs mois plus tard, alors que je sortais de ma classe pour prendre un café au distributeur avec d'autres étudiants, elle apparut devant moi. le visage altéré, mais aussi soulagée de me voir : « Je me demandais ce que tu devenais. Tu ne me donnais plus de nouvelles. J'ai donc contacté l'institut et j'ai demandé si tu étais toujours ici. Tu dois me rappeler. Voici mon numéro. Je dois y aller maintenant. >> Son ton était agité, véhément, fâché. Je me gardai de la rappeler et elle ne se manifesta plus. Comme aujourd'hui, je pensais alors que cette séparation entre la fille aînée et le reste de la famille n'était pas nécessaire. Ce contrat informel aurait représenté non seulement une responsabilité immense mais aussi un obstacle à mes propres projets. C'était

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clairement le privilège social et économique des parents qui leur permettait d' écha­fauder des projets transnationaux où la fille aînée jouerait un rôle prépondérant.

Une autre solution, variante de la précédente, est de faire adopter les enfants légalement par une tierce personne de confiance. En 2009, lorsque j'enseignais à l'université de Harvard, la plupart de mes étudiants étaient coréens ou coréens­américains. Une étudiante, coréenne comme l'indiquait son léger accent, avait deux noms coréens différents, l'un sur papier et l'autre pour sa vie sociale, ce qui intriguait les autres étudiants coréens. L'une de mes étudiantes décida d'avoir un entretien avec elle pour son devoir de fin de semestre. Les parents sud-coréens avaient d'abord, moyennant finance, fait adopter leur fille par une coréenne­américaine célibataire, puis avaient rejoint ces dernières quelques années plus tard. Avec une mère au foyer et un père employé dans un restaurant coréen, cette étudiante avait clairement le futur de sa famille entre les mains. Son acceptation à Harvard avait visiblement motivé sa famille à émigrer définitivement.

Le sort des« pères-oies» et des« pères-pingouins»

Il reste à analyser le dernier type de familles transnationales : celles qui voient le père et la mère se séparer pour maximiser les chances de l'enfant. Cette dernière solution, considérée aujourd'hui comme la plus répandue, consiste à diviser le couple, le père restant en Corée pour financer le départ, la scolarité, et la vie à l'étranger de la mère et des enfants, de l'école primaire au lycée. Ces cas repré­sentent 50 % de l'ensemble des enfants sud-coréens étudiants à l'étranger [Cho, 2005]. Le but est d'augmenter les chances de mobilité sociale en investissant dans l'éducation des enfants, au point de démanteler la structure même de la famille au bout de plusieurs années de séparation. Le gain en valeur du transnationalisme familial ne va pas sans poser problème, et ce choix semble faire des victimes dans un pays où le niveau de vie relativement élevé justifie difficilement de tels sacrifices.

En 2007, je débutais une recherche sur les nouvelles pratiques et industries funéraires de Corée du Sud. Une amie japonaise installée à Séoul proposa de me faire profiter de son réseau de connaissances pour conduire mes entretiens préli­minaires sur les funérailles et la crémation. Un jour, elle me donna rendez-vous devant l'université de Honggik pour que je rencontre le professeur Sin. Après les premières salutations dans la rue, nous nous installâmes dans un café, et je commençai à présenter mon sujet et à lui demander son opinion sur la crémation. À 45 ans, Monsieur Sin avait l'apparence soignée d'un intellectuel-dandy; mince et nerveux, il fumait constamment. Comme il était protestant, il était favorable à la crémation. Au faîte d'une belle carrière professorale, il avait en outre un poste administratif important au sein de \'université. Il envoyait régulièrement de l'argent à sa femme et à sa fille, qui vivaient aux États-Unis, pour les études de cette dernière. Il était en effet ce que l'on appelle en Corée un « père-oie sauvage »

(Gireogi appa), un nouveau type d'oiseau migrateur qui fait des allers-retours pour subvenir aux besoins de sa famille dans le but d'assurer un brillant avenir à

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son enfant. Certains journaux sud-coréens et étrangers [Ha, 2007 ; Nadkarni. 2007 ; Onishi 2008] ont signalé les problèmes liés à ce mode de vie, et quelques étudiants en sciences sociales travaillent actuellement sur ce sujet, mais cela reste insuffisant pour circonscrire le phénomène. Je n'ai eu que des aperçus de ces vies transnationales à travers mes rencontres dans les milieux académiques américain et coréen, et plus particulièrement dans mes classes, mais ils témoignent de!' intérêt de ce phénomène.

Lorsque j'enseignais aux États-Unis, certains de mes étudiants étaient les enfants de ces pères-oies qui vivaient avec leur mère et leurs frères et sœurs depuis le collège. Un de mes étudiants me dit un jour, pour plaisanter, que son père était en fait un « père-pingouin» car il ne pouvait pas voler autrement dit, son travail le retenait et sa mère. son frère, et lui-même, ne le voyaient quasiment jamais. Je remarquai que la plupart de ces étudiants venaient de milieux pourtant aisés. Leur père avait les moyens de subventionner ce mode de vie séparé. Peut-être faut-il ajouter que ces familles avaient fait le choix paradoxal de se séparer parce qu'elles en avaient les moyens. La soif de mobilité sociale en Corée du Sud a poussé les classes aisées vers l'ultime moyen de dépasser sa condition et de se distinguer des autres: il s'agit non plus d'envoyer les étudiants à l'université, dans les pays anglophones (États-Unis, Australie, Angleterre), mais de les envoyer avec leur mère à l'étranger, au moins dès le collège ou le lycée, pour qu'ils étudient dans les meilleures conditions.

En 2009, je retournai à Séoul pour enseigner à l'université d'été de Sogang pendant six semaines. Je revis alors mon amie japonaise qui m'apprit inopinément la mort récente de Monsieur Sin. Il était mort d'un cancer du poumon foudroyant, qui !'avait emporté quelques semaines après le diagnostic de son médecin. Il était mort tout seul, parce qu'il ne voulait pas perturber inutilement la routine de sa femme et de sa fille. Celles-ci étaient donc arrivées après le décès, et étaient depuis installées à nouveau à Séoul chez les grands-parents maternels, étant à présent privées des moyens économiques nécessaires à leur entreprise.

En 2010, lors d'une conférence en Corée du Sud où tous les orateurs étaient coréens, j'aperçus deux visages familiers sur lesquels il me fut tout d'abord dif­ficile de placer un nom. À côté de moi, à la table des orateurs était assis Monsieur Pak, rencontré il y avait plus de dix ans à Paris pendant des cours sur la Corée à l'EHESS. À l'époque, il était doctorant et vivait avec toute sa famille à Paris, grâce au soutien financier de ses parents restés en Corée, mais aussi à de modestes travaux de traduction octroyés par son directeur de thèse. Il était visiblement plus âgé que la moyenne des doctorants, et ses nombreux tics nerveux trahissaient la pression sous laquelle il étudiait et vivait. Tout le monde se demandait ce qu'il faisait en France, et ce qu'il allait faire par la suite. Quand je le revis à côté de moi, avec son titre de docteur et de chercheur dans une très bonne université sud-coréenne, je le félicitai chaleureusement. Je reconnus aussi le visage d'une jeune femme dans l'assemblée. Elle aussi avait suivi des cours à J'EHESS. Sou­dain. je me rappelai soudain son nom : Miyeon. À la fin de la conférence, nous

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nous réunîmes tous les trois, contents de nous retrouver. Miyeon était maintenant chargée de cours dans une bonne université de Séoul. Je m'enquis alors de la famille de Monsieur Pak. Il nous dit, avec une expression résignée, qu'il était seul, dans un studio, et que sa femme et ses enfants étaient restés en France. À présent, il leur envoyait de l'argent tous les mois sur son maigre salaire. li était donc devenu un père-oie pauvre. Ses parents étant décédés depuis longtemps, il n'avait aucune famille à Séoul, et seulement des parents plus éloignés installés ailleurs dans le pays. Miyeon, mon aînée de quelques années, vivait de nouveau chez ses parents parce que son salaire étant bas, elle voulait économiser. Tous les deux me félicitèrent pour mon poste de maître de conférence, et je réalisai alors que de nos trois situations professionnelles et personnelles respectives, la mienne était de loin la meilleure. Du moins, de leur point de vue, cette comparaison faisait-elle sens. Ceci me renvoya alors à cette remarque agaçante entendue maintes fois, et men­tionnée plus haut:« Vous, adoptés, avez bien de la chance. Vous vivez à l'étranger et vous parlez plusieurs langues étrangères ! » Notre rencontre et nos statuts res­pectifs inscrivaient une fois de plus mon existence dans un parcours transnational parallèle aux leurs, donnant à mon histoire personnelle une nouvelle perspective anthropologique, une perspective seulement entraperçue à l'issue de ma recherche doctorale.

Les sacrifices et !'exil que ces Coréens payent si cher n'ont pas toujours des résultats probants. La perte de ma famille biologique à un jeune âge, et mon éducation à l'étranger apparaissent, en contraste, comme les conditions de ma réussite actuelle. De plus, dans la mesure où j'ai retrouvé ma famille biologique et où nos liens rompus sont à présent renoués, on pourrait penser que je n'ai rien perdu. Même si par ailleurs, l'adoption internationale est considérée négativement de manière unanime par les Coréens, certains parcours d'adoptés les laissent rêveurs, et créent à nouveau de l'ambiguïté à la lumière des gains de l'expérience transnationale. Mais dans le cas de la Corée, les familles sont pensées transnatio­nales parce que la solidarité continue des deux générations - parents et enfants -et le gain partagé de l'expérience transnationale vont de soi. À l'épreuve du temps, et en l'absence de statistiques fiables, ils sont pourtant loin d'être évidents.

Conclusion

Délimiter les réalités sociales de la famille transnationale en général a tout d'abord permis de mettre en relief les particularités du discours sud-coréen sur le sujet. Ensuite, la description des pratiques d'une partie plutôt aisée de la popula­tion sud-coréenne a monté que pour ces familles, la transnationalité est moins un fait social temporaire résultant d'une nécessité économique, qu'un projet straté­gique de mobilité sociale ultime, qui implique des « sacrifices » - terme employé par les parents eux-mêmes [Cho, 2005] - tels que la mise en cause de l'intégrité même de la structure familiale. J'ai présenté les différents types de familles trans­nationales sud-coréennes à la lumière de mon expérience d'adoptée de retour en Corée, qui a construit des liens avec sa famille biologique, et a un poste considéré

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comme privilégié par son entourage. J'ai montré que mon parcours m'avait mise en contact avec ces familles transnationales il y a plus de dix ans, parce que les parents voyaient en moi à la fois un exemple et un moyen de réussite pour leurs propres enfants avec qui, pensaient-ils, je partageais l'expérience d'une existence transnationale. En France, j'ai donc eu affaire à ces enfants dont les pères et mères étaient restés ensemble en Corée. En tant qu'enseignante aux États-Unis, j'ai pu rencontrer l'autre catégorie d'enfants: ceux dont seuls les pères sont restés en Corée. À présent, mon retour en Corée ne fait que confirmer aux yeux des Coréens cette interprétation qui. a posteriori, assimile adoption internationale et envoi d'enfants à l'étranger pour leurs études, et justifie donc, d'une certaine manière le bien-fondé d'une pratique dont les risques restent sous-estimés et les résultats incertains.

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Des individualistes globaux : ruptures et discontinuités dans les familles d'élites africaines transnationales

France Bourgouin *

L'étude des pratiques sociales transnationales a récemment cherché à théoriser la transformation des relations familiales qui s'opère suite à la dispersion géogra­phique de ses membres. Par exemple, des chercheurs tels que Basch, Glick Schiller, et Gerwitz établissent que les relations familiales constituent le fondement initial de toute relation sociale transnationale [ 1994, p. 238], tandis que Vertovec soutient que la vie familiale transnationale constitue le quotidien de la majorité des migrants [2004, p. 14). L'accent est mis sur la vie familiale transna­tionale au quotidien, car cette dernière est considérée comme essentielle à l'ana­lyse des motivations qui incitent ces familles à s'engager dans de telles pratiques. La littérature porte, le plus souvent, sur la formation et la consolidation des rela­tions de parenté dans un champ social transnational par diverses pratiques de communication, ainsi que par le développement d'une sorte d' « habitus transna­tional » qui se crée au sein de la famille. Tout en reconnaissant que l'identité individuelle et les relations de parenté sont souvent transformées par la mobilité transnationale d'un membre de la famille, cette littérature impose néanmoins l'hypothèse qu'une certaine forme de lien familial et ethnique doit nécessairement être préservée.

Contrairement à cette hypothèse, cet article présente l'analyse d'un cas de discontinuité des liens familiaux transnationaux entre générations, afin de montrer que la formation et le maintien de ces liens dépendent des désirs individuels en vue de perpétuer un tel mode de vie. Autrement dit, la notion de famille transna­tionale, en tant que concept analytique pour saisir la nature des relations entre les membres d'une famille disloquée, ne doit pas être considérée comme une hypo­thèse a priori, mais interrogée en tant que telle. Par l'examen d'une étude de cas où les réseaux transnationaux fondés sur la parenté ont été volontairement ignorés, cet article vise à mieux comprendre les conditions socioculturelles qui encouragent ou découragent la formation de liens entre parents dispersés. Guidée par certaines théories récentes sur les familles transnationales [Wagner, 1998 ; Bryceson,

* Danish Institute for International Studies.

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Vuorela, 2002; Vertovec, 2004], l'analyse s'appuie sur les récits de vie d'un groupe de financiers d'origine africaine connaissant des trajectoires de réussite sociale et professionnelle, et plus précisément sur l'analyse de leurs pratiques familiales depuis que leur famille les a envoyés étudier dans des universités pres­tigieuses d'Europe et d'Amérique. Je me réfère à Bourdieu et Wagner [ 1998] pour signaler l'importance des différentes sortes de capital qui influencent les stratégies de déplacements géographiques de ces familles d'élites africaines qui scolarisent leurs enfants à !'étranger.

L'article montrera l'écart qui s'est créé entre deux générations d'élites afri­caines. La première, une élite politique et militaire, fidèle aux valeurs du pana­fricanisme, maintient une identité ethnique. La seconde, une jeune élite écono­mique adhérant aux doctrines capitalistes et stimulée par lespoir d'un gain personnel, poursuit un parcours professionnel transnational, et se considère comme cosmopolite. Il s'agit de montrer les discontinuités qui se produisent entre la génération des pères, qui recherche la reproduction de son statut d'élite africaine par l'investissement dans une éducation prestigieuse pour sa progéni­ture, et les membres de la jeune génération, qui poursuivent une carrîère de capitalistes globaux, et pour lesquels les liens familiaux sont jugés indésirables parce qu'ils font obstacle à la formation d'une identité cosmopolite. Il ne s'agit pas ici de réfuter les théories sur le transnationalisme, mais de les compléter par de nouvelles données empiriques, qui portent sur les implications en termes de structure familiale des différentes motivations de chaque génération à poursuivre une vie transnationale.

L'article vise à donner un aperçu des expériences et objectifs personnels d'un groupe trop souvent négligé dans la recherche sur les familles transnationales, les élites. L'examen de la transnationalisation de la vie familiale de jeunes afri­cains qui vivaient et travaillaient à Johannesbourg au début des années 2000 montre leur besoin de rompre certains liens familiaux pour se forger une identité transnationale et cosmopolite, à une époque où les marchés financiers mondiaux étaient en plein essor. Une attention particulière était alors accordée aux nou­velles économies émergentes, telles que l'Afrique du Sud. La libéralisation éco­nomique et la démocratisation de lAfrique du Sud ont consolidé le statut de Johannesbourg comme ville principale du continent africain, et comme centre financier et économique inséré dans un réseau mondial d'agglomérations urbaines, attirant les nouvelles élites africaines. Parallèlement, à la suite de la vague de démocratisation des années 1990, les pays d'Afrique subsaharienne étaient considérés comme offrant aux investisseurs internationaux de nouvelles opportunités dans le domaine financier. Le passage par Johannesbourg consti­tuait, pour les jeunes africains rencontrés, un premier retour en Afrique depuis qu'ils étaient partis mener leurs études dans des pays occidentaux. L'article vise à démêler les différentes significations attribuées à linvestissement dans une éducation transnationale par les élites politiques et leurs enfants, afin de montrer que la création d'une famille transnationale a été un moyen de légitimer leur richesse.

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Les jeunes membres de l'élite sur lesquels porte eet article partagent tous l'expérience d'être nés en Afrique et d'avoir étudié dans les universités les plus prestigieuses, pour être préparés à devenir les futurs dirigeants économiques et financiers de leurs pays. Malgré leur jeunesse, ils ont connu la réussite dès le début de leur carrière dans les affaires, en étant rapidement promus à des postes de responsabilité, au sein de grandes entreprises multinationales et d'institutions financières à travers le monde. Les recherches empiriques se sont déroulées sur une période de dix-huit mois à Johannesbourg, en Afrique du Sud, et se composent d'entretiens ethnographiques auprès de jeunes hommes et femmes d'affaires afri­cains récemment recrutés à des postes de cadres moyens et supérieurs au sein de multinationales, à l'apogée du marché haussier en 2004. J'ai pu également les observer au bureau, chez eux lors de fêtes entre amis, et dans des lieux de socia­lisation nocturnes « branchés » de la ville le week-end.

La seconde partie de l'article sera consacrée à l'analyse du lien entre leur intégration dans une culture capitaliste transnationale [Bourgouin 2007 ; 2011] et la formation d'une identité cosmopolite individualiste [Hannerz, 2004 ; Werbner, 2002; Friedman, 2000]. Il s'agira de comparer et de contraster, pour chaque géné­ration, les motivations à maintenir ou non les liens dans ces familles transnatio­nales, ce qui me conduira à questionner la pertinence de l'hypothèse de liens ethniques fondés sur la parenté dans les approches théoriques actuelles sur le développement de communautés transnationales et la littérature en sciences sociales sur les familles transnationales.

La formation d'une famille africaine transnationale et la reproduction du statut d'élite : investir dans une formation en business school

Le parcours professionnel de Kweku incarne celui des jeunes élites capitalistes «jet-set)) d'aujourd'hui. J'ai rencontré Kweku en 2003, à son bureau de la ban­lieue de Sandton, centre névralgique de la vie économique à Johannesbourg. Âgé de 38 ans, il était élégamment vêtu d'un costume sombre de créateur de mode contemporain, cravate rose, chaussures cirées, et boutons de manchette. C'était un banquier d'affaires à succès et fortuné. II était célibataire et sans obligations familiales, travaillait en permanence, et maintenait un train de vie très aisé et transnational. Né à Accra d'un père impliqué dans la polilique nationale et d'une mère enseignante, Kweku avait fait ses études à Boston avant de prendre son premier poste d'analyste financier à Wall Street. Il s'était installé deux ans plus tard à Londres, où il avait travaillé dans un cabinet de conseil en investissement pendant 18 mois. Il m'a dit y avoir passé peu de temps, car il voyageait sans cesse entre Hong-Kong, Singapour, Dubaï, Manille, Vienne et Varsovie. En 1996, à l'âge de 31 ans, il a obtenu un MBA d'une grande école de commerce, et est retourné aux États-Unis, engagé par une banque de New York, en tant que gérant associé de fonds de marchés émergents globaux pour le département de cette banque qui opérait sur les marchés émergents de l'Inde, du Mexique, de la Russie

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et de Singapour. À cette époque, il possèdait un grand appartement dans !'Upper West Si de, travaillait tous les jours, ne prenait jamais de vacances, mais retrouvait de temps en temps ses amis dans des boîtes de nuit« branchées» de New York

un mode de vie tenvoyant à une culture professionnelle particulière, celle de la haute finance transnationale. En 1998, K weku a été promu à la tête de l'unité de la banque d'analyse des risques pour l'Indonésie. Il a quitte la banque après avoir été recruté par une autre institution financière américaine, et s'est installé à Johan­nesbourg en 2000, acceptant un poste de directeur des initiatives d'investissement en Afrique un recrutement qui accordait de l'importance à son identité africaine.

Les trente-quatre hommes et femmes que j'ai suivis au cours de ce terrain ont tous des profils proches à celui de Kweku, et ont suivi des trajectoires profession­nelles similaires. En tant que jeunes élites capitalistes transnationales, ils ont vécu dans plusieurs villes à travers le monde, ils ont étudié en Europe et en Amérique, dans les universités les plus réputées, et ils ont récemment débuté leur carrière dans les plus grandes métropoles financières du monde. Ils sont tous d'origine africaine, issus de milieux privilégiés, et tous sont cadres supérieurs au sein d'entreprises transnationales à Johannesbourg, des professionnels de la finance aux trajectoires à succès. Ils sont riches et profitent d'un mode de vie cossu : leurs entreprises mettent à leur disposition des voitures de luxe et des résidences pres­tigieuses, et ils dépensent d'importantes sommes d'argent pour soigner leur appa­rence en se procurant régulièrement de nouveaux vêtements de couturiers renommés. Ils ont investi dans l'immobilier à travers le monde, et se réfèrent à ces endroits comme «chez eux». Certains possèdent des maisons dans le Sud de la France, des villas au Brésil ou aux îles Caïmans, et beaucoup sont propriétaires d'appartements de grand standing à Manhattan et/ou de maisons de ville à Lon­dres. L'un d'eux a un appartement à Hong-Kong, un autre à Shanghai. Ils sont les fils et les filles de l'élite politique et militaire de l'Afrique, les hommes et les femmes (mais surtout les hommes) qui ont été placés dans des positions de pouvoir et d'autorité dans des systèmes étatiques au moment de la transition entre la domi­nation coloniale et l'indépendance. Ainsi, le père de Julia travaillait pour le minis­tère des Affaires étrangères au Kenya; celui d'Emmanuel était un officier militaire de haut rang ; celui de K weku fut à un moment donné ministre des Finances ; tandis que !'oncle d'Alain était « très proche » de Lumumba. Les enquêtés ont bénéficié de la meîlleure éducation secondaire et universitaire possible. Surtout, ils ont tous été encouragés à étudier dans des universités étrangères prestigieuses préparant à des carrières internationales dans le domaine du commerce et de la finance mondiale.

Ils vivent un quotidien transnational non seulement parce qu'ils sont très mobiles, mais aussi parce qu'ils vivent et travaillent dans différentes métropoles financières du monde. Ils ne cherchent pas à s'enraciner dans un seul endroit, mais à maintenir une vie dans Je monde de la finance mondiale, au sein duquel ils effectuent des opérations financières d'envergure globale. La mobilité interna­tionale de ce groupe s'inscrit dans une histoire qui débute bien avant leur carrière professionnelle. Leur vie transnationale a en effet commencé dès leur plus jeune

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âge. Le voyage à l'étranger faisait à la fois partie de la vie familiale, et de leur éducation formelle. Ils avaient tous quitté !'Afrique au moins une fois avant l'âge de 11 ans, souvent pour accompagner leur père en déplacement professionnel. En outre, ces fils et ces filles de personnalités politiques et militaires éminentes en Afrique étaient souvent envoyés en pension, chez les Jésuites ou dans des insti­tutions privées dans leur pays. Certains ont fréquenté des lycées privés prestigieux, américain ou anglais. Ces enfants ont été encouragés à adopter un « style de vie international», et la fréquentation d'écoles internationales était un élément essen­tiel de ce processus de socialisation. Les informateurs précisent que leurs parents ont intensifié l'importance des voyages internationaux pour eux, ainsi que la valeur de« l'expérience mondaine». Leur scolarisation, internationale pendant leur ado­lescence. s'est naturellement poursuivie par des études universitaires à l'étranger, y compris pour ceux qui avaient terminé leur lycée sur le continent.

En dépit de leurs expériences à l'étranger au cours de leur enfance, les per­sonnes interrogées ne se considèrent comme «cosmopolites» que depuis qu'ils vivent à l'extérieur de !'Afrique de manière permanente et indépendante. L'iden­tité cosmopolite n'éclipse l'identité africaine qu'au sortir de l'adolescence. Ici, le renvoi au cosmopolitisme est une référence émique - les interviewés se disent cosmopolites. Cette description de soi offre une valeur éthique liée à leur identité et à leur pratique transnationale. Lors de leurs années universitaires, ils se sont sentis vraiment vivre à l'extérieur de la maison familiale pour la première fois, et ont négocié leurs expériences en dehors del' Afrique, loin de l'influence parentale. Bien que partir étudier à létranger soit un projet de leurs parents, ils ont réussi à s'émanciper de l'espoir de ces derniers de les voir revenir travailler dans leurs pays. C'est le passage à l'université qui les a incités à se forger une identité cosmopolite, et qui a transformé l'identité familiale, y compris pour ceux qui ont fait leurs études secondaires à l'étranger. Grâce à l'investissement des pères dans l'éducation de leurs enfants à l'étranger, ces familles sont devenues des familles transnationales, une étiquette très appréciée et immédiatement associée à un plus grand prestige. Kweku explique ainsi:

«Ma relation avec mon père a changé au moment ou je suis allé à l'école. Il était fier, et le fait que j'étais à l'école à l'étranger était presque plus important pour lui que mes études en elles-mêmes. Il n'était pas tant fier de mes aptitudes scolaires que de pouvoir dire que son fils aîné était à l'école en Angleterre. Je rentrais chez mes parents pour les vacances pendant que j'étais au lycée, mais dès que j'ai commencé l'université, je n'avais plus vraiment le temps de me rendre à la maison. Je sais que c ·était important pour mon père pouvoir dire que j'avais été à Harvard. Je voulais faire une école de commerce, et mon père m'a soutenu. Il racontait que je reviendrais un jour pour diriger les affaires là-bas [au pays], mais ma carrière m'a mené ailleurs. Bien que maintenant, avec un peu de recul, je pense qu'il aime ce que je fais et peut continuer à parler aux gens de son fils le banquier. Il aime le fait que je travaille dans la finance et pour une grande société transnationale 1

• »

1. Les entretiens ont été menés en anglais. Toutes les traductions dans le texte sont de l'auteur.

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Le profil de Kweku et cet extrait d'entretien pem1ettent de commencer à entre­voir la signification et l'importance d'une scolarisation à l'étranger dans le contexte de l'Afrique contemporaine, tout en soulignant le rôle d'une telle éducation dans la mise en œuvrc de la stratégie sociale des familles de l'élite africaine. Plus important encore, il apparaît évident qu'il est pertinent de lier ces deux dynamiques familiales, la formation d'une famille transnationale par l'investissement éducatif international d'une part, et la reproduction du statut d'élite d'autre part. La reproduction du statut d'élite et la légitimation de la richesse sont aujourd'hui un objectif important de nombreuses classes moyennes-supérieures, ainsi que des familles de l'élite en Afrique [Berry, 1985]. La formation d'une famille transnationale grâce à la scola­risation universitaire d'un fils ou d'une fille à l'étranger constitue souvent le moyen de parvenir à reproduire ce statut d'élite au niveau national.

L'investissement dans l'éducation de leur progéniture à l'étranger constitue un processus important par lequel les parents se construisent !'idée de ce qu'est une famille transnationale. Dans le cas de Kweku et d'autres, cela marque le premier moment où les enfants et les parents vivent séparés, et sont obligés de négocier les relations familiales malgré des distances géographiques importantes. La perspective transnationale facilite notre compréhension de la façon dont ces familles d'élites africaines ont pu utiliser des stratégies spatiales pour !'accumulation de diftërentes formes de capital au sein de la cellule familiale. La dispersion transnationale de la famille permet en effet !'accumulation simultanée de différentes formes de capital. La notion de «capital social famj]jal », développée par Coleman [ 19881 éclaire ce processus : les parents de ces jeunes ont mis en œuvre un certain nombre de stratégies cherchant à donner à leurs enfants les meilleures chances de réussite, mais aussi à réaffirmer leur propre statut d'élite ainsi que celui de leur famille. L'acquisition de diplômes étrangers est conçue dans le cadre d'une stratégie familiale plus générale d'accumulation de capitaux axée sur l'enfant, impliquant la mobilité et la mise en place de familles transnationales. L'investissement dans une éducation à l'étranger représente donc également la construction d'un capital social et culturel précieux.

Des extraits d'entretiens révèlent la manière dont la reconnaissance de la réus­site et l'affirmation d'un statut d'élite par la famille sont liées à la poursuite de carrières exigeant des diplômes de compétences universitaires prestigieuses. Les observations faites par des auteurs comme P. Bourdieu [ 19791 ou plus récemment A.-C. Wagner [ 1998] sont particulièrement pertinentes pour l'analyse de la signi­fication de ces pratiques vis-à-vis de la reproduction sociale de la famille. Pour la plupart des informateurs, la « réussite sociale » est inextricablement liée à la «réussite professionnelle». L'intérêt pour l'acquisition de diplômes universitaires a structuré la mise en place des stratégies familiales. Ce sont des stratégies intrin­sèquement spatiales, impliquant la migration et la dispersion transnationale des membres du ménage pour l'accumulation du capital culturel au sein de la cellule familiale dans son ensemble.

Laurent, un Camerounais de 44 ans, avocat d'entreprise, a travaillé en Arabie Saoudite avant d'être recruté à Johannesbourg en 1998. Au cours de notre première

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rencontre, Laurent, tout en présentant ses ambitions personnelles et sa stratégie pour développer sa carrière, précise qu'il a pris le temps qu'il estimait nécessaire pour acquérir les diplômes lui assurant une carrière couronnée de succès :

«C'était important pour moi de faire mes études à l'Insead 2• Le MBA est extrê­mement important chez les Anglo-saxons, particulièrement en Amérique. Par contre, il faut avoir un MBA d'une école réputée ... C'est indispensable ... sinon, on ne va nulle part ! Sans un bon MBA, on ne vaut rien ... Je dirais même, qu'il est préférable de ne pas en avoir, plutôt que d'en avoir d'une école médiocre, ou d'une mauvaise école ».

Comme Laurent, tous les informateurs me présentent une liste détaillée de leurs diplômes, en précisant chaque fois qu'ils n'ont étudié que dans de« grandes écoles)). L'acquisition de diplômes internationaux d'enseignement supérieur a développé chez eux le sens de la hiérarchie de leur position sociale. Ils se consi­dèrent de facto comme «au-dessus>> de leurs parents, qu'ils décrivent comme «provinciaux et nationalistes». Manifestations essentielles du capital symbolique et culturel, ces études à !'étranger sont très valorisées dans le monde des affaires et les milieux professionnels internationaux. Certains entretiens ont ainsi montré qu'une expérience universitaire à l'étranger est le gage, pour ceux qui en bénéfi­cient, non seulement d'une parfaite maîtrise de l'anglais, de bonnes connaissances du monde de l'entreprise, et d'une capacité à générer de la richesse, mais aussi d'autres qualités très recherchées par les employeurs, telle que la confiance, la sociabilité et le cosmopolitisme, sans oublier la mise en valeur de ce précieux capital social. Les informateurs m'ont parlé de leurs études en faisant référence aux différents classements des écoles de commerce, ainsi qu'au prestige et à la grande estime que le monde des entreprises avait pour leur établissement en par­ticulier, et la rigueur de leur programme de MBA. Ils ont témoigné d'une conscience aiguë du processus de sélection à l'œuvre, et de ses conséquences sur leurs propres qualifications. Un prestige important est donné aux écoles qui ont des critères stricts d'admission, et dont les frais de scolarité sont les plus élevés, limitant ainsi ladmission aux « meilleurs et aux plus brillants ». Le choix du programme d'enseignement, ainsi que celui de !'école, est souvent influencé par la réputation de l'établissement, comme par exemple, le souhait de s'inscrire dans la même école qu'un homme d'affaire réputé, ou celle du PDG de l'entreprise pour laquelle ils espèrent travailler un jour. Mes interlocuteurs étaient persuadés que ces choix avaient eu une influence significative sur leur capacité à réaliser leurs ambitions.

Le récit de leurs trajectoires professionnelles révèle les stratégies de la géné­ration précédente. Si mes interlocuteurs ont décrit la manière dont leurs oncles et leurs pères les soutenaient financièrement en payant leurs frais de scolarité et de pension, et les incitaient à poursuivre des études commerciales, ils ont surtout exprimé leur souhait de les voir retourner dans leur pays, une fois leurs études

2. Lïnsead (li l'origine. acronyme de l"Institut européen d'administration des affaires) est une école de management française <:onsidérée rune des meilleures écoles de commerce au monde.

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terminées, pour y assumer la direction d'activités capitalistes plus «légitimes». Autrement dit, derrière l'investissement que constitue le fait d'envoyer une jeune génération d'élites étudier à l'étranger pour devenir des économistes, des avocats, ou des gestionnaires financiers, se trouve l'idée de leur faire suivre les traces de leurs pères comme dirigeants, mais avec un statut différent et une meilleure édu­cation. Ainsi, plutôt que de privilégier le renouvellement d'une élite militaire et politique en Afrique, il y a eu un effort conscient pour investir dans l'éducation d'une nouvelle élite capitaliste, formée à l'étranger. Ces parcours montrent comment le développement de l'éducation, a d'abord servi à légitimer la richesse et la position de pouvoir au niveau national des familles de l'élite africaine. Une nouvelle élite politique postcoloniale a émergé, pour laquelle les diplômes étran­gers ont de la valeur. Cette élite possède, et combine à la fois, une richesse finan­cière, des valeurs traditionnelles familiales et les principes du capitalisme de libre marché [Bourgouin, 2007]. II est intéressant de voir comment la génération actuelle la plus âgée de ces élites tente de lutter contre les stéréotypes d'une Afrique exclusivement organisée en réseaux néopatrimoniaux ou soucieuse de ses rentes, tout en défendant les valeurs du panafricanisme, et en formalisant des relations familiales « transnationalisées » et liées à la libéralisation de 1' économie de marché. Dans un second temps, l'investissement dans l'éducation a également permis d'attribuer un certain prestige, et de la valeur à la famille dans son ensemble. Dans ces circonstances, des études commerciales à 1' étranger offrent à l'élite dirigeante africaine des diplômes précieux, qui ne sont pas accessibles à tous.

La formation en business school à l'étranger est ainsi censée améliorer la repro­duction sociale des familles de lélite. Alors que les générations plus âgées s'appuient sur le capital social et culturel déjà présent dans leur cadre familial [Coleman, 1988], leurs enfants poursuivent des études qui s'inscrivent dans une sorte d'agenda social qui permet de combler les souhaits et les attentes relatives au statut et au pouvoir de l'élite [Bourdieu, 1984). Les rôles familiaux et !'organisation des ménages s'adaptent aux besoins de l'éducation (et non l'inverse). Les familles choisissent d'envoyer leurs enfants à l'étranger, encourageant ainsi leur ambition à poursuivre une carrière dans la finance. La stratégie familiale mise en œuvre par les informateurs est aussi une tentative d'atteindre une forme plus légitime d' édu­cation par la mobilité. L'établissement d'une famille transnationale est intentionnel. II se fonde sur les attentes de ce qu'un tel investissement peut apporter une fois rentré au pays, c'est-à-dire la reproduction du statut d'élite de la famille.

L'importance donnée par les familles de l'élite africaine à !'éducation inter­nationale laisse ainsi apparaître différentes facettes, qui méritent d'être retenues. La mobilité internationale tend à devenir un médium essentiel par lequel la famille transnationale officielle est construite pour s'affirmer comme groupe distinct. Cette mobilité à des fins éducatives, impliquant une dispersion stratégique des membres de la famille dans le monde entier, a permis aux familles de l'élite africaine de maximiser l'accumulation potentielle des différentes formes de capital dans les centres du capitalisme financier mondial.

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Ambivalence et discontinuités dans la transnationalité du lien de parenté : la construction d'une identité cosmopolite

Le recrutement de mes informateurs dans des sociétés multinationales basées à Johannesbourg réaffirme leurs efforts manifestes de suivre un mode de vie véri­tablement transnational, et d'assurer la continuité d'une« mobilité internationale» qu'ils connaissent depuis leur plus jeune âge. Le fait que Johannesbourg soit un centre de la finance internationale, aux nouvelles frontières du capitalisme, leur permet de réaffirmer leur identité de capitalistes d'avant-garde. On retrouve ce profil dans le parcours de K weku, expert dans les économies émergentes. Comme plusieurs autres interlocuteurs, il insiste sur les activités capitalistes qu'il mène dans ces nouveaux centres financiers du monde [Bourgouin 2007]. L'objectif qui consiste à construire leur carrière sur les bases d'une mobilité constante accentue leur perception de ne pas être lié à un endroit particulier dans le monde. En tant que professionnels de la finance occupant des postes à responsabilité aux prises avec les flux d'investissements en Afrique subsaharienne, les informateurs vont à !'aéroport de manière hebdomadaire, que ce soit pour un court déplacement dans la journée à Cape Town, pour une nuit à Londres, ou pour une semaine à Lagos. Ils parcourent de grandes distances, mais restent peu de temps au même endroit. La fréquence de ces innombrables voyages aux quatre coins de la planète ne justifie pas entièrement leur renoncement au local en faveur du global. Ils se donnent comme obligation, pour eux-mêmes et pour les autres, de pouvoir en parler avec familiarité et assurance. Paradoxalement, c'est en réalité leur attache­ment à de nombreux endroits « locaux » qui donne la mesure symbolique de leur détachement du« local», et de leur rattachement au« global ».De la même façon, la possession de biens immobiliers dans un autre pays que celui dans lequel ils vivent est une expression de leur désir d'être liés à plusieurs endroits, sans être attachés à aucun.

Si les informateurs traversent les frontières régulièrement, on peut noter que la dynamique familiale actuelle ne correspond plus avec les premiers arrangements transnationaux mis en place par leurs parents au cours de leurs années d'études. Leur initiation à la vie familiale transnationale était fondée sur une idéologie maintenue par la génération de leurs pères, et des attentes particulières à l'égard des enfants. La famille figurait au centre des préoccupations lorsqu'une décision stratégique liée à la dispersion géographique de ses membres, et donc à son avenir. était prise. Toutefois, lorsque les informateurs ont entamé leur carrière profession­nelle, ce sentiment du devoir familial s'est affaibli, tandis que leurs propres valeurs et idéologies se reformulaient souvent en contradiction avec celles de la génération précédente.

Au fur et à mesure qu'ils poursuivent activement leur carrière dans les affaires, les informateurs développent une certaine ambivalence envers leurs parents et leur appartenance ethnique. Émergeant à l'interface entre la structure sociale et l'inten­tionnalité des individus, cette ambivalence devient la base de l'action sociale, action qui introduit elle-même un changement structurel dans les arrangements

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existants. Parce qu'à travers la mobilité internationale, la jeune génération de ces familles de l'élite africaine cherche à faire une carrière de haut niveau dans les affaires, les relations familiales ne sont plus fondées sur la parenté et l'origine ethnique, mais sur la classe, la profession et l'idéologie. Contrairement à leurs aînés, qui cherchaient à fonder une famille transnationale dans le but d'affirmer un statut de retour dans leur pays, la nouvelle génération poursuit un mode de vie transnational en même temps qu'elle minimise les connexions interfamiliales: la construction d'une identité d'élite cosmopolite implique de s'éloigner et de se détacher de parents « non cosmopolites » et nationalistes.

On peut ainsi déduire que c'est par leur formation à l'étranger et leurs pre­mières expériences professionnelles que ces jeunes capitalistes africains se sont forgés une identité cosmopolite. Cette identité a des conséquences sur la nature des pratiques familiales transnationales, et donne lieu à des discontinuités inter­générationnelles au sein de la famille. Les entretiens montrent que l'identité de ces nouvelles élites n'est plus associée à un lieu géographique ou à leur famille en tant que telle. Leur estime de soi est mise en évidence par leur association avec d'autres personnes, toutes aussi «cosmopolites» qu'elles, et par un certain déta­chement quant à une identité nationale ou ethnique.

Julia est une Kenyane de 34 ans qui vit à Johannesbourg depuis deux ans. Née à Nairobi, elle est la fille d'un ancien ministre des Affaires étrangères, ancien élu de l'Assemblée nationale, qui fut également délégué pour l'Assemblée générale des Nations unies à New York. Elle a étudié dans un pensionnat prestigieux de la Côte Est des États-Unis, et a poursuivi ses études dans les écoles de !' lvy League, où elle a obtenu une licence et un master en économie. Elle a déménagé à Johannesbourg après avoir terminé son MBA. Elle me dit un jour :

«Je suis africaine oui. C'est-à-dire, je ne suis pas autre chose. Les gens [les Amé­ricains avec qui je travaille] me demandent si le fait de travailler en Afrique est important pour moi, ou si je suis ici parce que, après avoir vécu si longtemps aux États-Unis, je veux retrouver mes racines. Non, je réponds, pourquoi me le demandez-vous? Ça les met toujours mal à l'aise. Je sais d'où je viens, j'ai vécu en Afrique jusqu'à mes 15 ans. Mais je n'ai pas ce sentiment d'attachement pour lAfrique, pas plus que je n'ai un sentiment d'attachement pour les États-Unis, où j'ai vécu 17 ans. Je n'ai pas besoin de me tourner vers l'Afrique et 'Tafricanité" pour avoir une idée de moi-même. Je dis que je suis africaine parce que je ne suis pas autre chose - j'ai un passeport Kenyan. Je ne vais pas être ridicule et dire que je suis de "nulle part" ou que je suis de "partout". Je me crée une idée de moi-même par la façon dont je vis ma vie, et par les gens avec lesquels je m'associe. Je me sens à l'aise avec des gens comme moi des gens qui sont plus cosmopolites. Les gens avec lesquels je peux discuter de mon travail, avec lesquels je peux citer le nom d'une ville ou d'un pays sans avoir à leur expliquer où ils se situent."

Tout en insistant sur l'idée du cosmopolitisme et de «faire l'expérience de nouvelles cultures », Julia exprime dans son récit limportance de « connaître le monde », et une certaine distance vis-à-vis des identités nationales. Dans le récit de Julia et de mes autres informateurs, le cosmopolitisme n'est pas conçu comme la reconnaissance de l'altérité et de la dignité humaine pour tous, mais comme un

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moyen de créer une hiérarchie, avec en bas, les gens sédentaires et provinciaux, et au sommet, les capitalistes mobiles [Bourgouin 20 l l : Baumen, 2000]. L'iden­tification de ces capitalistes transnationaux africains à Johannesbourg avec le cos­mopolitisme témoigne d'une représentation dichotomique du local et du cosmo­polite. Cependant, l'expression d'une identité cosmopolite va au-delà de la pratique d'une mobilité perpétuelle et internationale. La construction de cette iden­tité, et donc d'un sentiment d'appartenance à une communauté professionnelle globale, se fonde sur une distinction qui part du local. Les professionnels africains qui travaillent à Johannesbourg sont quotidiennement confrontés à leur héritage africain. En ce sens, leur attachement à une identité cosmopolite représente une forme de détachement à r égard de leur identité nationale ou africaine.

Les années d'études à l'étranger et le début d'une carrière dans le capitalisme mondial représentent une période de transition dans la manière dont s'identifient les membres de cette élite économique africaine, en particulier lorsqu'ils souli­gnent la différence entre eux, les «capitalistes cosmopolites ambitieux », et les «autres». Ces« autres» qui, de leur point de vue, sont des« provinciaux» qu'ils associent à des identités « nationalistes » ou « ethniques », une catégorie dans laquelle ils incluent leurs propres familles qui ont essayé d'insuffler en eux les valeurs du panafricanisme en professant l'importance d'une «Renaissance afri­caine». Par« autres », il faut donc comprendre leurs pères et leurs oncles, ceux-là mêmes qui ont financé leurs études supérieures dans l'espoir de former de futurs dirigeants pour leur pays, en même temps qu'ils anticipaient la formation d'une classe économique africaine séparée de l'élite politique dirigeante actuelle. Contrairement aux motivations idéologiques de leurs parents, qui cherchaient à renforcer leur statut transnational, mes informateurs poursuivent un mode de vie désarticulé, principalement afin d'échapper à leurs obligations familiales. Le monde du capitalisme transnational leur offre, en ce sens, un moyen légitime de se détacher de leur famille et de se soustraire à certains des devoirs qui leur incombent.

Contrairement à ce que montrent les analyses classiques des relations sociales au sein de la famille en Afrique, la nouvelle élite africaine capitaliste transnatio­nale ne considère plus la parenté comme essentielle, et les informateurs rendent rarement visitent aux membres de leur parenté. Pour la plupart, cinq années se sont parfois écoulées depuis leur dernière rencontre avec leurs parents, leurs frères ou leurs sœurs. Le caractère « désuni » de leurs relations familiales est souvent attribué aux exigences et aux contraintes de leurs professions, à leur emploi du temps chargé, à leurs multiples déplacements, et à leur importante charge de tra­vail. Comme l'explique Richard, maintenir des relations familiales fortes est épui­sant et susceptible de nuire au travail :

«Je n'ai simplement pas le temps d'appeler mes frères. Et eux non plus n'ont pas vraiment le temps de me parler. Nous sommes tous très occupés. S'il y a une urgence, par exemple si notre mère tombe malade, alors nous allons nous parler, mais sinon, je n'arrive pas à avoir le temps. Mes projets et mes clients prennent tout mon temps, et je suis constamment en déplacement. Dans cette entreprise,

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vous ne pouvez pas arrêter même pas pour téléphoner à votre frère juste pour dire bonjour - ou vous perdrez des clients, vous perdrez des portefeuilles et des projets, vous perdrez des occasions de faire de J' argent. Je dois simplement tra­vailler tout le temps. »

La rareté des contacts avec les membres de leur famille peu paraître surprenant. La plupart des enquêtés ont en effet des frères, des sœurs, et les parents, les oncles, et les tantes de nombre d'entre eux sont encore vivants. Ils ont également de nombreuses relations familiales à travers le continent africain et dans le monde. S'ils gagnent aujourd'hui des salaires élevés, s'ils ont pu fréquenter les grandes écoles de commerce, et s'ils possèdent des biens immobiliers, c'est en grande partie grâce au soutien financier qu'ils ont reçu au cours de leurs études de la part de leurs parents et de leur famille étendue. À l'instar de Richard, qui se plaint du fardeau que représente le maintien de relations familiales, nombreuses sont les personnes interrogées à ne pas vouloir se sentir<< attachées», la majorité ne s'esti­mant pas «obligée» vis-à-vis de la génération plus âgée. Cela étant, il n'existe pas de véritables conflits entre eux, et les relations familiales sont considérées comme harmonieuses. Mes informateurs n'entrent tout simplement pas en contact avec leurs parents de manière régulière.

Les informateurs sont francs sur l'importance du maintien de leur mode de vie en tant que cadres d'entreprises ayant réussi. Aussi présentent-ils un ensemble de pratiques et de comportements auxquels ils recourent pour s'ancrer dans cette identité. Ils sont tout aussi honnêtes à propos de ce que les relations familiales et personnelles leur coûtent, et la manière dont elles nuisent potentiellement à leur « mode de vie ». De même, lorsqu'ils abordent la question de fonder leur propre famille, ils expliquent qu'entamer une relation amoureuse nuirait à leur capacité à réussir. De leur côté, les femmes se dévoilent beaucoup plus à propos de leurs relations intimes que les hommes, notamment sur la possibilité de mariage ou de relation à long terme. Mais comme les hommes, elles insistent sur le fait que ce ne serait possible que s'il n'y avait pas d'interférences avec leur carrière. Comme Kemi me l'a expliqué:

« Je pourrais me marier un jour, mais pas maintenant. Ce n'est pas ce que je cherche pour le moment, mais peut-être plus tard ... Mais il faut que ce soit avec quelqu'un qui est aussi occupé que moi, quelqu'un qui ne sera pas fâché si je travaîlle tard tous les soirs ou si je veux me concentrer sur mon travail. "

À bien des égards, ces discours marquant la bonne distance avec la famille sont conformes à l'image ambitieuse que les membres de cette élite ont d'eux­mêmes et à leur désir de maintenir leur mode de vie. Pensant déjà à leur réussite prochaine, ils cherchent à limiter les relations liées à leur passé anciens parte­naires, anciens amis, membres de la famille - qui, selon eux, représentent des freins à leur projet et ont tendance à éviter lémergence de nouvelles relations.

L'analyse des récits des informateurs montre que leur quête de << l'individua­lisme» n'est pas seulement fondée sur le maintien d'un mode de vie dédié à la réussite professionnelle, mais aussi sur la différenciation et l'identification. Ils ne

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veulent ni être considérés comme des «pères de famille », ni être associés à leurs pères. Par exemple, Jean-Baptiste exprime combien il est important pour lui de construire sa propre carrière et de rester indépendant de son père sur le plan professionnel: «je ne veux pas qu'on me considère comme un «fils à papa». J'ai travaillé fort et je mérite mon succès. »

Un paradoxe intéressant apparaît ici. D'une part, le discours sur l'importance d'une vie transnationale fait écho à ce qu'affirmait la génération de leurs parents, dans la mesure où le transnationalisme continue à être utilisé pour former et affirmer une certaine identité d'élite. D'autre part, c'est en réaction aux ambitions de la génération de leurs parents, qui voulaient construire une grande « famille transnationale », que des discontinuités et de nouvelles structures sociales surgis­sent au sein de la famille. Selon les valeurs et les idéologies de cette nouvelle génération individualiste, les pratiques familiales transnationales interfèrent avec le désir d'être de vrais citoyens cosmopolites. En maintenant un mode de vie « transnational », leur identité nationale et ethnique se délite, et la communication avec la famille devient occasionnelle. Les profils « familiaux » ou généalogiques de mes interlocuteurs montrent à quel point le développement des sociétés mul­tinationales dans l'économie mondiale a des incidences fortes sur la vie des familles transnationales.

Des délocalisations aux bureaux satellites, en passant par les fusions interna­tionales, les entreprises se renouvellent constamment et renégocient leurs straté-

et pratiques organisationnelles. Pour cela, elles doivent accorder leurs ambi­tions avec celles des cadres à haut potentiel. Comment ces interactions et les expériences de délocalisation transforment-elles les croyances culturelles et les valeurs familiales des élites transnationales africaines? Quelle est l'incidence de ces différences culturelles et historiques sur les mécanismes d'adaptation ? Les récits de cette génération de l'élite capitaliste transnationale d'origine africaine révèlent des attentes normatives incompatibles avec les attitudes, croyances et comportements de la génération précédente. Son adhésion à la culture néolibérale du capitalisme mondial incite ses membres à se détacher de leur famille, avec laquelle les relations de solidarité sont devenues structurelles, fonctionnelles et associatives. Si cette affirmation nous dit les liens qui n'existent pas, elle ne nous dit rien sur ceux qui existent. Le faible niveau de solidarité ne signifie pas néces­sairement une rupture totale, un conflit ou un manque de civilité. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c'est de comprendre à quoi peuvent conduire ces relations récemment négociées, et comment les théoriser.

Plus exactement, quelles sont les conséquences de ces ruptures intrafamiliales pour la compréhension et la théorisation du vécu des familles qui ont ce mode de vie ? Le concept de transnationalisme a été adopté par des chercheurs attirés par la capture du trait distinctif et caractéristique de nouvelles communautés d'immi­grants [Glick Schiller, 1997 ; Portes, 1999 ; Vertovec 1999 ; Urry, 2000]. Ces études ont souvent insisté sur les stratégies de dispersion géographique de travail­leurs migrants cherchant à maintenir un contact régulier avec leurs parents et leur

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ethnie, tout en proposant de nouvelles théories sur la constitution d'un champ social transnational [Portes 1999]. Bien que les données empiriques présentées ici contrastent avec les hypothèses de ces chercheurs, il ne s'agit pas de rejeter leurs théories, mais de s'appuyer sur elles pour apporter une meilleure compréhension du fonctionnement au quotidien du transnationalisme, et des mécanismes de négo­ciation des relations familiales dans ce cadre.

Une première implication théorique est que même si l'ensemble de la littérature sur les familles transnationales fait état de l'importance fondamentale des liens familiaux, les chercheurs doivent s'assurer de ne pas privilégier une analyse cen­trée sur la famille ou !'ethnie pour expliquer les stratégies de dispersion transna­tionale des membres de la famille. Comme le montre cette étude de cas. au fil du temps et des générations, les membres de la famille peuvent développer différents objectifs et attitudes. Dans un premier temps, la famille transnationale s'est fondée sur la parenté (des premiers séjours à !'étranger durant !'enfance jusqu'à la fin des études supérieures, et l'accès au monde du travail synonyme d'autonomisa­tion). Puis, quand les informateurs se sont identifiés comme cosmopolites - une identité qui éclipse leur identité africaine - ces liens se sont affaiblis. Bien que les relations familiales restent relativement harmonieuses, et qu'il n'y ait pas de conflit ouvert exprimé, les modes d'interactions intergénérationnels changent et une nouvelle situation familiale émerge. Une famille qui aurait maintenu des contacts réguliers à travers une forme d' « habitus transnational » (c'est-à-dire un voyage international une ou deux fois par an à !'occasion d'une visite, d'un mariage ou de funérailles, des appels téléphoniques réguliers), devra renégocier la forme des relations interfamiliales à mesure que les habitudes de travail et les ambitions personnelles changent, et ce, au risque de se heurter à des points de vue politiques et idéologiques opposés. Ces désaccords sur les valeurs et idéolo­gies entre générations peuvent avoir un impact sur les véritables négociations et interactions de la vie familiale. Dans la vie quotidienne des familles transnatio­nales, ces différences se résolvent non seulement en choisissant un nouveau rôle familial, mais aussi en redéfinissant ce rôle. Les membres des familles transna­tionales négocient souvent de manière amicale ou conflictuelle, dans le but de créer une nouvelle identité, d'organiser l'espace familial et de définir progressi­vement les rôles familiaux et les attentes, tandis que les individus poursuivent leurs objectifs personnels. Dans ce processus de négociation, ils s'ouvrent à l'affrontement des valeurs, des modes de vie et des idéologies.L'une des questions primordiales pour l'analyse des familles transnationales est ainsi l'attention à porter aux différents points de vue. intérêts et connaissances des membres de la famille.

Conclusion

Cet article a proposé une critique de la littérature existante sur les familles transnationales et des approches théoriques sur le développement des commu­nautés transnationales, qui présupposent trop souvent l'existence et la pertinence

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des liens familiaux et de !' ethnicité. Contrairement aux hypothèses communes sur l'importance des liens familiaux et ethniques dans un contexte transnational, la thèse avancée ici est que les motivations pour la construction d'une vie transna­tionale doivent être prises en compte, tout comme le maintien des relations fami­liales entre parents dispersés doit être remis en question et examiné, et non tenu pour acquis. S'appuyant sur des données empiriques concernant les jeunes élites africaines capitalistes, l'article souligne que le sens que revêt un mode de vie transnational diffère selon les générations. Cette étude de cas nous incite à recon­sidérer de manière critique les familles et les liens familiaux dans un contexte transnational. Plutôt que de conceptualiser l'ensemble des familles selon des niveaux relatifs de solidarité, notre perspective force à un examen de l'action qui se déroule, dans les relations familiales, quand les individus négocient l'ambivalence.

L'article prête une attention particulière à la carrière des jeunes membres de la nouvelle élite africaine transnationale afin d'illustrer le fait que la formalisation d'une famille transnationale a été, pour l'ancienne élite africaine une façon de reproduire le statut d'élite de la famille, et d'accumuler du capital, légitimant à la fois leur richesse et les activités professionnelles de leur progéniture. L'article fait valoir l'importance de l'investissement dans une éducation à l'étranger, et montre comment la localisation à l'étranger de la jeune génération a marqué un change­ment dans la conscience des familles, en officialisant leur statut transnational. li montre comment les ruptures des liens familiaux transnationaux sont apparues au fil du temps, alors que les informateurs poursuivaient un ensemble de valeurs et d'idéologies, découvertes pendant leurs années d'enseignement supérieur, en opposition à celles de leurs aïeux. Le statut transnational est utilisé non pas tant comme un moyen de réaffirmer le statut d'élite dans le pays d'origine, mais comme un mode de confirmation d'une identité cosmopolite individuelle. En d'autres termes, la poursuite d'activités transnationales est fondée sur une compréhension différente de la finalité poursuivie par chaque génération. Pour les informateurs, les études à l'étranger ont constitué un moyen d'échapper à l'esprit de clocher perçu comme prédominant dans leur patrie, et une possibilité de rompre légitime­ment et rationnellement avec les structures familiales établies. Leur séparation de la famille les soulage de leurs obligations, et satisfait leur quête d'identité. Ils ont consciemment décidé d'ignorer les liens de parenté qui, selon eux viendrait contre­carrer leurs efforts de poursuite d'une carrière dans les affaires capitalistes mon­diales, et la réalisation d'une identité cosmopolite. Alors que les théories sur les communautés transnationales et les familles continuent à se développer, il est important de considérer les discontinuités possibles qui apparaissent dans le trans­nationalisme, et la façon dont elles remettent en question la structure sociale de la famille, en ouvrant un espace qui permet aux acteurs de se réaliser en dehors des réseaux familiaux.

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Notes de lecture

The Transnational Family: New European Frontiers and Global Networks

Sous la direction de Deborah BRYCESON

et Ulla VUORELA

New York, Berg Publishers. 2002, 288 p.

Issu de conférences tenues en 1999 à Leiden, l'ouvrage rassemble une douzaine de textes insistant sur les espaces migratoires euro­péens. qui questionnent la famille transnatio­nale à partir de plusieurs disciplines de sciences sociales, en particulier I' anthropo­logie. Publié en 2002, ce livre reste à ce jour l'un des seuls volumes de synthèse sur le thème des familles transnationales. La longue introduction des coordinatrices permet une mise en perspective des textes qui apporte une grande richesse à l'ensemble. Elle probléma­tise d'abord la question, puis remet dans sa perspective historique la thématique à l'échelle européenne : ce regard historique est bienvenu. car il permet de répondre aux inter­rogations sur la prétendue nouveauté de la perspective transnationale, montrant !'ancien­neté du phénomène et son importance parti­culière dans le contexte des puissances colo­niales européennes depuis le XIX' siècle, mais aussi son amplification considérable dans le cadre de lessor des réseaux, qui actualise son questionnement.

Définies comme des « familles qui vivent la plupart du temps séparées, mais qui tiennent ensemble et créent quelque chose qui peut être vu comme un sentiment d'assurance collec­tive et d'unité, d'ambiance familiale, même par-delà les frontières» 1 (p. 3), les familles transnationales sont spatialement séparées,

1. Traduction de l'auteur.

multisituées, multilocalisées, dessinées par le mouvement. la séparation, et les frontières. Ce ne sont pas tant les familles culturellement hybrides ou mixtes. telles celles construites par les mariages interethniques (et éventuel­lement sédentaires), qui intéressent ici, que celles qui sont séparées dans des contextes plus ou moins diasporiques. Comment le transnationalisme modifie+il leurs modes de vie ? Comment les individus négocient-ils leur place dans leur famille, entre mouvement et immobilité, entre différents niveaux de loyauté (pays d'origine, d'accueil), entre orientation vers le passé. le présent ou le futur ? Les familles transnationales peuvent­elles être envisagées comme de nouveaux modes de vie ? Comment les liens sont-ils maintenus à différents moments du cycle de vie ? Comment est la distance ? Comment les familles transnationales contri­buent-elles à créer des réseaux, des commu­nautés plus larges ?

À la suite de B. Anderson et de ses travaux sur la nation, c ·est ici la famille qui est entendue comme une communauté imaginée, et l'introduction propose deux concepts pour lappréhender. Le premier est celui de fron­riering families, ou «familles qui se situent, jouent sur la frontière », insistant sur les échanges, ajustements, et interfaces entre deux - ou plusieurs modes de vie différents, qui contribuent à façonner les contours de ces familles transnationales. Le second est celui de la relativisation (re/ativiz,ing) : la disten­sion physique et temporelle des liens dans le cadre transnational relativise, ou recompose, la notion de famille. Sa définition peut aussi varier selon les moments du cycle de vie, ou

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316 Notes de lecture

même selon les membres de la famille : les relations de genre et la place de chacun sont en effet revues dans le contexte d'une sépa­ration. Avec lespacement des rencontres familiales, les échanges au sein des familles transnationales sont-ils plus «délibérés» que dans le cas des interactions quotidiennes, plus rationalisés '? Comment les évolutions des rôles de chacun transforment-ils le contenu de la famille et son fonctionnement, en fonction des formes de liens qui sont maintenus, de leur périodicité, de leur intensité, et de leur mullidimensionnalité (échanges économiques, échanges affectifs, stratégies ... ) ')

Les coordinatrices proposent enfin de prendre en compte dans l'étude des familles transna­tionales les réseaux qui contribuent à les façonner, jouent un rôle dans leur fonctionne­ment, el constituent les environnements avec lesquels elles échangent. Ces réseaux sont identifiés selon quatre sphères :

le lieu d'origine de la famille. qui peut jouer un rôle fort dans le maintien des liens voire dans le développement de liens dans le cadre de familles élargies - ou tend au contraire à être évité par des familles migrantes resser­rées sur une cellule plus restreinte ;

- le quartier de résidence dans le pays d'accueil, «ethnique» ou plus multicultureL qui peut devenir parfois plus structurant que l'espace d'origine, comme le montre le travail sur les Japonaises mariées à des Anglais vivant en Grande Bretagne ;

- les réseaux transnationaux eux-mêmes, qui peuvent donner naissance à des espaces­réseaux indépendants des pays d'origine ou d'arrivée, et faire émerger des citoyens euro­péens (les jeunes générations de parents turcs ou marocains dont les familles sont dispersées dans toute l'Europe occidentale), voire mon­trer la voie vers une citoyenneté globale ;

- enfin. la sphère des réseaux d'univers moraux, construits autour de croyances reli­gieuses, de modes d'investissement écono­mique et d'assistance (confréries, mouve­ments

À partir de ce cadrage, les contributions sont articulées autour de quatre thématiques. La première envisage la façon dont les familles

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transnationales franchissent les frontières nationales et culturelles. U. Vuorela pose, à partir du récit d ·une famille transnationale ori­ginaire du Pendjab indien et dispersée sur quatre continents, la question de la famille transnationale comme communauté ima­ginée; N. Al Ali s'interroge sur les relations transnationales et de genre dans les familles de réfugiés bosniaques en Hollande et en Angleterre : D. Merolla montre comment les écrivains d" origine marocaine font émerger des univers culturels hybrides dans la littéra­ture hollandaise.

La seconde partie de l'ouvrage traite de la façon dont les incertitudes du cycle de vie modifient le fonctionnement des familles transnationales. La gestion de la maternité à distance des femmes turque~ vivant en Allemagne et la recomposition de leurs liens aux enfants est décrite par U. Erel. M. Timera montre comment les trajectoires de jeunes Sahéliens en France recomposent les relations intrafamiliales, notamment la position des fils (éléments clés de la réussite dan~ les pays d'origine, souvent en situation d'échec en France) et des filles (souvent un poids dans leur pays d'origine, plus souvent en situation de réussite - scolaire par exemple, en France). Izuhara et Shibata mon­trent enfin comment l'approche de leur vieil­lesse peut amener les migrants à retisser des relations familiales transnationales distendues, notamment en raison des soins à apporter à leurs propres parents

L'ouvrage aborde enfin la façon dont la religion consolide ou restructure la famille transnatio­nale. R. Van Dijk montre ainsi comment. dans la diaspora ghanéenne pentecôtiste aux Pays­Bas, la religion, insistant sur l'individu et la famille nucléaire, amène à repenser la notion de famille dans le contexte de la migration. Au sein du mouvement Swaminarayan, issu des migrations de marchands Gujarati au XIX' siècle, R. Barot montre comment le groupe, fonction­nant sur des bases endogames. est devenu une puissance économique, mais est également por­teur de fortes pressions familiales. Ce thème débouche sur trois contributions relatives à la mise en réseau économique et politique via les familles transnationales, à travers l'étude des réseaux africains musulmans et mourides à

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Paris (M. Salzbmnn), l'examen de la question de linvestissement des migrants européens au Sud (R. Blion), et finalement, lanalyse des réseaux associatifs de la diaspora en France (A. Kane).

Inscrit dans la lignée des travaux sur les formes de la mondialisation par le bas, l'ouvrage apporte des contributions intéres­santes sur l'articulation des échelles des pro­cessus décrits, de la famille à la société civile, puis à létat, en décryptant leurs influences rec1proques. Répondant aux craintes selon lesquelles les familles transna­tionales mettraient en danger l'échelle de l'État-nation et sa conception de la famille, l'ouvrage met en évidence la richesse générée par les conceptions familiales per­mises par le fonctionnement transnational. sans négliger les conflits et tensions qu'il peut aussi générer.

Virginie Baby-Collin

Migrer au féminin Laurence ROULLEi\U-BERGER

Paris. PUF, Coll. La Nature humaine, 2010, 182 p.

L. Roulleau-Berger signe dans le livre Migrer au féminin publié aux éditions PUF, une œuvre d'une grande qualité. dans laquelle elle analyse les migrations internationales et les mondialisations au prisme des parcours migratoires et professionnels féminins. Elle s'appuie principalement sur près de deux cents entretiens biographiques effectués en France entre 2003 et 2006 avec des femmes origi­naires d'Afrique du nord et subsaharienne, de Chine, et d'Europe centrale et orientale, inter­rogées sur leurs mobilités géographiques, éco­nomiques et sociales.

L. Roulleau-Berger présente dans l'introduc­tion l'évolution des phénomènes migratoires dans le contexte de la mondialisation contem­poraine, les acteurs en présence, les territoires impliqués, les trajectoires. et enfin les impacts des mondialisations économique et financière sur les migrations internationales. L'auteur replace la question du genre et des femmes au centre des migrations internationales. car elles

Notes de lecture 317

sont de plus en plus visibles. quand bien même elles cumulent les discriminations culturelles, sociales et sexuelles. faisant des migrantes les acteurs les plus « invisibilisés »des mobilités internationales. Dans le cadre d'une division internationale du travail basée sur des réfé­rents sexuels et raciaux, les migrantes subis­sent une « inégalité multisituée », générale­ment dominée par une déqualification professionnelle et une régression sociale, conséquences de la « grammaire de la recon­naissance et du mépris » basée sur des « injus­tices économiques culturelles» multisca­laires. Toutefois. il serait erroné de ne voir les migrantes qu'à travers le prisme de la discri­mination, tant elles mettent en œuvre cet « art du faible » qui leur permet de lutter et de résister dans les interstices de la mondialisa­tion contemporaine, inventant une « autre globalisation "·

L'auteur choisit dans la première partie de montrer en quoi les migrations tëminines internationales doivent être appréhendées en fonction des trajectoires migratoires et de la dimension transnationale qui sous-tend les circulations internationales. Elle compare les « monomigrations internationales » aux « plurimigrations transnationales », qui peu­vent être différentes phases d'une même his­toire. Elle souligne la nécessité de comprendre les inégalités existantes et les histoires indivi­duelles et collectives dans le pays de départ

les « inégalités archéologiques » afin de saisir au mieux les processus migratoires et les expériences professionnelles. Une approche systémique est privilégiée. qui met en exergue la diversité culturelle, les origines sociales. les niveaux de qualification et la question du genre, en prenant en compte la capacité à mobiliser un capital spatial et social. Se des­sine ainsi, au fur et à mesure de la lecture. un panel éclectique de portraits de migrantes aux expériences professionnelles et migratoires dissemblables. Majoritaires sont les migrantes qui subissent des discriminations. des stigma­tisations, et une déqualification profession­nelle contrainte dans la société d'arrivée, alors que peu bénéficient d'une ascension sociale par rapport à une situation a priori moins favorable dans la société de départ.

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318 Notes de lecture

La deuxième partie déconstruit les « gram­maires de l'injustice» sociale, ethnique et sexuelle au sein des institutions économiques, à travers l'exemple de l'intégration dans le dispositif économique français. Les femmes sont majoritairement soumises à une stigma­tisation ethnique et à une marginalisation sociale dans un contexte de déréglementation des marchés du travail à une échelle globale. Les migrantes subissent la précarisation, le chômage et une polyactivité très forte, déve­loppant des « stratégies alternatives de survie et des compétences circulatoires à partir de situations de disqualification sociale » (p. 82). Ces stratégies sont d'autant plus marquées que les migrantes pâtissent d'une « survisibilisa­tion [de leur] appartenance culturelle» et d'une « invisibilisation [de leur] identité pro­fessionnelle » (p. 80).

Les dynamiques de la mondialisation contem­poraine et des migrations internationales aux­quelles se juxtaposent les hiérarchisations sexuelles, ethniques et sociales produisent des « dispositifs économiques polycentrés » que L. Roulleau-Berger sépare en quatre classes. Tout d'abord l'enclave ethnique, instituée autour des liens diasporiques, où solidarités et dominations intrinsèques sont des réalités concomitantes ; la niche ethnique, remise en cause dans le cas des niches professionnelles devenues pluriethniques, dominées par la flexibilité et l'invisibilité ; les dispositifs inter­médiaires, où la figure de la commerçante et de l' entrepreneure qui travaillent dans les dis­positifs intermédiaires, espaces internationa­lisés de la globalisation, s'érige en passeur ou convertisseur de nonnes et de valeurs socié­tales ; et finalement la petite production urbaine, où la migrante peu qualifiée déve­loppe des activités commerçantes aux limites de la légalité. Ces «cultures de l'aléatoire» illustrent le contexte de domination et la capa­cité de résistance et d'invention au sein des réseaux macro et microéconomiques « qui participent à créer des cultures du travail mul­tisituées, pluri-nonnées et multilingues » (p. 134). L'auteur analyse ici la place des migrantes au sein de ces dispositifs économi­ques, sociaux, culturels et spatiaux, invitant à lire une « nouvelle géographie des marges dans des capitalismes hiérarchisés et

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diversifiés » (p. 110). Les migrantes intègrent ces dispositifs et y évoluent selon le capital social et spatial qu'elles parviennent à mobi­liser, en fonction de leurs réseaux sociaux, familiaux et ethniques, du contexte de départ, et des savoir-faire acquis sur les routes migra­toires, capitaux qui sont susceptibles de s'élargir ou de se restreindre dans la migration.

Dans la dernière partie de l'ouvrage, l'auteur distingue une cosmopolitisation « par le haut», définie par le sentiment d'une dispari­tion des frontières et une mobilité fluide et continue, et une cosmopolitisation « par le bas », marquée par les stigmatisations et les obstacles. De la multiplicité des parcours migratoires émerge l'idée d'une « individua­tion globalisée » à l'origine de « classes par­tiellement dénationalisées » (p. 144 ), caracté­risées, soit par un capital social et spatial croissant dans des espaces à forte légitimité, soit par une régression de leur capital, consé­quence de niches professionnelles peu valori­sées dans des espaces de faible légitimité. Cette hiérarchie produit ainsi une « stratifica­tion sociale globalisée » (p. 164 ), depuis les « femmes-hobos » (p. 172), le « lumpenprolé­tariat international» (p. 164), jusqu'à une « nouvelle bourgeoisie cosmopolite » (p. 69).

À travers cet ouvrage, L. Roulleau-Berger révèle et analyse la migration au féminin comme un indicateur central des inégalités sociales et ethniques internationales issues des mondialisations économique et financière contemporaines dont certaines populations profitent tandis que les autres y sont exposées. Les entretiens biographiques, riches, les ana­lyses théoriques de qualité, et une démarche de conceptualisation dense apportent au lec­teur des clés de compréhension et un éclairage sur les problématiques de la mondialisation et des migrations internationales. On peut seule­ment regretter ponctuellement que la concep­tualisation et la théorisation soient trop déta­chées des entretiens, atteignant un niveau d'abstraction qui rend la lecture parfois malaisée.

Assaf Dahdah

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Nuevos retos del transnacionalismo en el estudio de las migraciones

Sous la direction de Carlo ta SOLE, Sonia PARELLA et Leonardo CA V ALCANT!

Observatorio permanente de la inmigraci6n, Madrid, 2008, 246 p.

Cet ouvrage, dirigé par trois sociologues, C. Solé, S. Parella, et L. Cavalcanti, bénéficie de la participation de « tenants » de l'approche transnationale comme A. Portes et :"-!. Glick Schiller. li rassemble des travaux analysant un ensemble de questions selon une perspective heuristique partagée : définir un cadre théo­rique, épistémologique et méthodologique qui puisse " donner une consistance et une validité scientifiques à une conceptualisation actualisée des mouvements humains trans­nationaux ,, (p. 8), et ce à la lumière de la complexification migratoire actuelle. L'ouvrage fait suite au Congrès International sur « les nouveaux enjeux du transnationa­lisme dans l'étude des migrations», tenu à l'Université Autonome de Barcelone en 2008, et dirigé par le Groupe des Études sur l'lmmi­gration et les Minorités Ethniques (GEDIME) du département de sociologie de cette univer­sité. Rédigé en espagnol, l'ouvrage bénéficie. au travers d'une dizaine de contributions, de lapport de différentes disciplines telles que l'anthropologie, la sociologie, la politique ou la géographie. li se présente sous la forme d'une composition de travaux contextualisés selon une orientation majoritairement théo­rique, mais qui accorde une place aux résultats de recherches empiriques menées sur des rap­ports migratoires transnationaux essentielle­ment Nord/Sud (Amérique latine États-Unis et Espagne). et dans une moindre mesure Sud/Sud (Brésil-Australie).

Une introduction détaillée énonce le~ posi­tionnements théoriques partagés par les auteurs sur l'approche migratoire transnatio­nale. Le contexte contemporain de multiplica­tion et de diversification des champs sociaux transnationaux suscite un regain d'intérêt pour l'approche transnationale appliquée aux aspects inédits de la migration. seule apte, selon les auteurs, à donner une réponse à

Notes de lecture 319

l'intensité des nouvelles formes de transaction autour de la migration qui nécessitent l'entre­tien constant de contacts par-delà les fron­tières. Les catégories rigides de la territorialité ou de l'identité ne peuvent survivre à cette lecture migratoire qui conçoit les liens trans­nationaux de manière fluide, multiple, chan­geante, et dont lobjectif est d'analyser les interconnexions établies entre différents lieux par les transmigrants (p. 16).

Plusieurs travaux se prêtent à une discussion essentiellement théorique et épistémologique sur le transnationalisme migratoire. N. Glick Schiller se penche sur les rapports entre loca­lité et migration : comment les pratiques migratoires sont-elles modelées par le contexte particulier du lieu d'accueil? Comment les migrants influent-ils sur le « repositionnement scalaire" (p. 36) de ce lieu, en tant que «créateurs d'échelles urbaines " (p. 35) ? Contrairement au nationa­lisme méthodologique, plaçant au centre des échanges natifs/migrants une différence eth­nique stérile, une perspective comparative combinant transnationalisme migratoire et analyse de la restructuration néolibérale permet de considérer les lieux et leurs habi­tants tels des éléments entre-liés dans des pro­cessus globaux avec lesquels ils interagissent.

Selon G. SinattL le transnationalisme ques­tionne la notion de champ et réclame de nou­velles méthodes qui considèrent autant ses modalités de « rupture spatio-temporelle » et de « désenclavement » spatial (p, 103) que celles relevant de la localité: l'investigation multilocalisée permettrait de saisir la pluralité des processus qui façonnent la quotidienneté des migrants transnationaux dans et entre les différents lieux physiques qui leur sont signi­ficatifs et constitutifs simultanément.

S. Parella et L. Cavalcanti éprouvent la notion de champ social transnalional au travers de deux aspects concrets : le noyau familial comme unité de référence pour comprendre les migrations aux travers de pratiques straté­giques transnationales, et la dimension trans­nationale que peut acquérir r « ethnicité réac­tive », dans le cas des groupes de migrants boliviens.

Autrepart (Si-58), ZOl l

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320 Notes de lecture

Les autres partlctpations sont des travaux empiriques menés selon différentes thémati­ques directrices, s'intéressant notamment aux effets des politiques d'intégration sur les stra-

d'însertion. d'organisation familiale, et d'appartenances socioculturelles et politiques multiples des migrants, avec une attention par­ticulière portée aux rapports genrés et privilé­giant souvent la cellule familiale comme prisme d'analyse.

L. Cachon Rodrîguez propose une analyse politico-philosophique de la ligne de conduite que devraient suivre ces politiques pour être garantes de citoyenneté démocratique et de pluralisme, et être ainsi capables de générer un processus d'appartenance et d'impulser un transnationalisme « par le haut » qui participe au façonnement d'un cadre international pour une gouvernance migratoire.

C. Pedone et S. Gil Araujo étudient. à partir du contexte espagnol, comment ces politiques, en faisant de la migration familiale et de l'insertion professionnelle les points d'orgue des procédés d'intégration. codifient l'organi­sation familiale selon des modèles genrés tra­ditionnels censés être garants de lordre social. et négligent des stratégies transnationales iné­dites de maternité jouant un rôle déterminant dans la reproduction et l'adaptation sociales familiales.

A. Viladrich et D. Cook-Martin s'intéressent aux modalités actuelles d'intégration des migrants argentins en Espagne, reposant sur une aspiration à la citoyenneté s'appuyant sur les similitudes ethniques qu'ils partageraient avec les Espagnols. Derrière des discours favorables à lintégration, se cachent des considérations politico-économiques en contradiction avec les problèmes rencontrés par les migrants.

S'appuyant sur une synthèse de nombreux tra­vaux empiriques menés sur les modalités d'insertion sociopolitique de communautés migrantes latino-américaines aux États-Unis, A. Portes, C. Escobar et R. Arana s'interro­gent sur le caractère conciliable d'une intégra­tion réussie et le maintien d'activités transna­tionales impliquées dans les espaces d'origine au travers d'organisations diverses, soulignant

Autrepart (57-58), 2011

l'existence de multiples formes de loyauté simultanées et non exclusives.

C. Rocha montre que l'étude de liens transna­tionaux spirituels entre lAustralie et le Brésil offre une alternative intéressante aux visions Nord-Sud et au diktat du paradigme de glo­balisation, permettant de repenser la « géomé­trie du pouvoir de compression spatio-tempo­relle »(p. 117) selon laquelle s'organiserait le monde, et de concevoir la souplesse des repré­sentations identitaires.

Selon une perspective genrée, O. Woo Morales entreprend une comparaison de travaux s'inté­ressant aux expériences migratoires féminines en milieu urbain pour identifier des éléments pouvant contribuer à la connaissance de la migration féminine mexicaine aux États-Unis dans un contexte transnational.

Cet ouvrage, pour le lecteur averti, témoigne de la richesse des situations transnationales et de la complexité de leur appréhension aux échelles géographiques adéquates. Il tente d'atteindre le cœur des dynamiques de modernisation et de mondialisation en cher­chant à faire la lumière sur cette globalisa­tion des pratiques sociales migratoires. Selon les auteurs. il est désormais nécessaire de se pencher sur le rythme et la rapidité avec les­quels les migrants procèdent à la construc­tion d'espaces sociaux transnationaux et à la connexion de localités multiples, affectant aussi bien les transmigrants que ceux qui restent à quai. modalités qui demeurent complexes à saisir.

Josepha Milazzo

Affaires de patrons : villes et commerce transfro11talier au Sahel

Walther OLIVIER

Bruxelles, P. Lang, 2008, 478 p.

Olivier Walther propose ici d'analyser un car­refour sahélien situé aux frontières de trois pays: le Niger, le Bénin et le Nigéria. S'ins­pirant des modèles spatiaux de la zone sahé­lienne théorisés par Denis Retaillé ( 1993 ), son codirecteur de thèse qui signe la préface de ce travail de « géographie économique

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culturelle'" O. Walther revient sur l'articula­tion entre logiques de production et de circu­lation dans le triangle formé par les trois villes-marchés de Gaya-Malanville-Kamba. En plaçant la focale sur une frontière partagée par trois États et sur un groupe social particu­lier, les patrons, commerçants qui circulent dans la zone, O. Walther revisite la théorie de «J'espace mobile" développée par D. Retaillé (2005). Dans cette zone transfron­talière, l'enclavement sahélien se meut en situation de rente et les villes-marchés s · affir­ment comme des points d'échanges privilé­giés. tandis que les figures locales de la réussite assurent les connexions et complé­mentarités entre lieux et groupes, au-delà de la discontinuité propre à cet espace.

Revenant dans une première partie sur l'orga­nisation et la mise en place des États sahé­liens, ethnies el noyaux urbains, O. Walther rappelle les« spécificités sahéliennes». Il met en évidence l'importance au Sahel de ces villes. qui incarnent la « permanence de l'éphémère urbain» (p. !06), et permettent, en tant que lieu de contact, de faire face à l' incer­titude de la zone. La seconde partie examine plus en avant les dynamiques à I'œuvre le long de la frontière. Ces dernières sont vues comme des lieux d'opportunités économiques, où l'informel devient progressivement la règle. Les marchés, très hiérarchisés. structurent cet espace non seulement par l'approvisionne­ment en biens mais aussi par toutes sortes de transactions. Au fil des routes et dans ces mar­chés émergent ces fameux patrons qui domi­nent le commerce local. La troisième partie fait état des évolutions récentes de I' agricul­ture. L'auteur distingue les deux grands sys­tèmes de mise en valeur : le premier. lié aux grands programmes hydro-agricoles collec­tifs, révèle d'importants dysfonctionnements (notamment dans la gestion coopérative), tandis que le second, relatif aux initiatives pri­vées ou à l'irrigation privée portée par la Banque mondiale, donne des résultats pro­bants. La quatrième partie détaille les logiques de circulation. à travers les flux d'import­export et le commerce de détail, eux-mèmes stimulés par l'urbanisation. Les marchés se singularisent alors : Gaya est présentée comme le haut lieu du commerce de la friperie

Notes de lecture 321

et du textile, Malan ville s ·affirme comme un important marché régional tandis que celui de Kamba semble en perte de vitesse. La cin­quième et dernière partie revient sur la « bataille du développement » et sa te1mino­logie guerrière qui accompagne la « lutte contre la pauvreté» (p. 355). On découvre combien cette région est investie par les dis­cours des bailleurs de fonds, prônant la bonne gouvernance. la décentralisation et l'émer­gence d'une société civile. À l'interface entre les bailleurs. les courtiers du développement et les chefferies traditionnelles, on retrouve ces grands patrons, lesquels s'imposent désor­mais comme les intermédiaires incontourna­bles dans l'accès à la rente internationale. O. Walther conclut son propos sur l'intérèt et la nécessité de valoriser la coopération transfrontalière, notamment entre les munici­palités urbaines, et d'appuyer les activités marchandes.

Dans la lignée des travaux du réseau ABORNE (African borderlands Research Networks ), 1' auteur montre combien ces régions périphériques ne sont pas des zones de déprise mais tout au contraire des espaces d'une grande activité, pleinement intégrés aux processus de mondialisation. Il revisite les potentialités de ces « petites villes » qui per­mettent !'accessibilité, J' ouverture, et stimu­lent l'économie locale. Le lecteur lira avec plaisir de très bonnes pages sur les tactiques et stratégies de « l'esquive et de l'arrange­ment » (p. 18 J ), faisant écho aux travaux d'autres chercheurs ayant évoqué ces « che­mins tortueux du passage des frontières »

[Bennafla, 2002 : Jeganathan, 2004 ; Brachet, 2009]. Il trouvera d'intéressants développe­ments sur ces patrons, dont la force repose sur le clientélisme. Cette relation, fondée sur «l'espérance de recevoir pour certains et l'obligation d'offrir pour d'autres», est bien mise en évidence. Ces patrons tirent égale­ment leur pouvoir de leur capacité à jouer sur différents espaces et échelles. « Fils du pays »

ou " venus sur leurs pieds » (p. 114 ), ils sont bien inscrits localement. à travers un tissu de relations familiales, ethniques et religieuses. Mais ils ont également et surtout su déve­lopper et entretenir un savoir-faire et circuler sur de plus grandes distances, dans tous les

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322 Notes de lecture

pays voisins, et au-delà. Articulant local et global, ces hommes veillent à conserver « un pied de part et d'autre de la frontière"· On pense alors à ces femmes qui. moins visibles, animent tout autant ces circuits commerçants. En ce sens, les travaux d'O. Walther font écho à ceux de C. Lesourd [2010) qui a suivi les batrounât mauritaniennes (terme local dérivé du français « patronnes ,, ), ces business­women qui se rendent en Europe, dans les pays du Golfe et jusqu'en Chine pour acheter des marchandises et les revendre dans la sous­région. La puissance économique de ces indi­vidus, affichée de façon ostentatoire, se couple à un poids politique notoire. Selon O. Wal­ther, deux catégories de patrons semblent <'rr1Pr•><"r rendant compte de deux formes spé­cifiques d'organisation territoriale de lAfrique sahélienne : « l'élite éduquée revenue aux champs après une carrière dans l'administration et soucieuse de s'investir localement dans le domaine des produits de rente et/ou de contre-saison ,, : et 1' élite appar­tenant au « monde du capitalisme marchand qui se développe au travers des frontières nationales dans le but d'approvisionner les États et les régions enclavées du Sahel à partir du Golfe de Guinée.» (p. 27) L'auteur regrette, à juste titre, que les bailleurs, suivant leurs raisonnements territoriaux sédentaires, financent en priorité les lieux de production, et non ces logiques de circulation que portent ces commerçants, pourtant créatrices de richesses.

Le lecteur se réjouira de trouver de nombreux chiffres, diagrammes et statistiques, mis en perspective entre les trois pays. alors même que les données font souvent défaut dans la zone. Cette contribution essentielle à la ne saurait cacher quelques faiblesses : la dif­ficulté à avoir rapidement un tableau d'ensemble, et le manque d'informations sur

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Kamba proprement dit. En outre, les données ethnographiques obtenues de première main, grâce au travail de terrain. ne ressortent pas vraiment, alors même qu'elles figuraient. en partie, dans le texte initial de la thèse. Aussi, bien que l'écriture soit limpide et agréable, on pourra reprocher au texte une certaine aridité : les descriptions des marchés sont rares, la parole n'est jamais donnée aux patrons. ni même aux personnes rencontrées dans ces villes. une absence de récits de vie et de tra­jectoires familiales ... Le lecteur n'est malheu­reusement pas invité à circuler au côté de ces grands patrons, à voyager d'un marché à un autre, à se laisser porter dans cet « espace mobile». Le texte peine finalement à rendre compte de !'ambiance vivante, grouillante et animée de ces marchés ... cette ambiance si particulière qui fait aussi rune des grandes spécificités sahéliennes.

Armelle Chaplin

BENNAFLA K. [2002), le Commerce frontalier en Afrique centrale, Paris, Karthala, 368 p.

BRACHET J. [2009], Migrations transsaha· riennes : vers un déserr cosmopolite et morcelé (Niger), Paris. Éditions du Cro­quant. 324 p.

LESOURD C. [2010), Mille et un litres de thé, Enquête auprès des businesswomen de Mauritanie, Paris, Ginko, 128 p.

JEGANATHAN P. [2004], "Checkpoint. Anthro­pology, ldentity, and the State'', i11 DAS V., POOLE D. (ed.), Anthropology in the Margins of the State. Santa Fe, New Mexico, SAR Press, Oxford, James Currey, p. 67-80.

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Résumés

Anne-Christine TRÉMON. Parente flexible : ajustements familiaux dans la diaspora chinoise

Cet article interroge les pratiques familiales transnationales dans la diaspora chinoise à partir d'une étude plurigénérationnelle de la communauté chinoise en Polynésie française. Il conceptualise la notion de « parenté flexible» afin d'examiner comment la famille est mise au service de stratégies d'accumula­tion de divers capitaux culturels. symboliques, économiques mais aussi juridiques. La parenté flexible recouvre l'ensemble des pratiques consistant à jouer sur J' agencement et la composition de la famille en vue de s'ajuster aux, et de bénéficier des différentiels entre régimes et conjonctures en situation transnationale.

• Mots-clés : parenté flexible - familles migration - transnationalisme - diaspora Aihwa Ong.

Mirjam DE BRUIJ:-1, Inge BRIKK!vIAN, « l'Afrique qui communique » Recherche sur les communautés mobiles, les technolo­gies de la communication, et les transfor­mations sociales en Angola et au Cameroun

Si le concept de communauté demeure large­ment associé à sa dimension géographique, les études sur le transnationalisme dans les années 1990 ont conduit à envisager la communauté comme un réseau plutôt que comme un lieu. C'est dans cette optique que s'inscrit cette contribution, en développant l'idée de « chaînes de personnes » liées entre elles pour former une communauté. Les recherches menées au Cameroun et en Angola/Namibie montrent l'ancienneté d'une telle notion de

communauté. dont les membres ont toujours été considérés comme des chaînes d'individus dans des lieux divers. Au fur et à mesure des contacts qu'ils établissent les uns avec les autres, les individus construisent et entretien­nent des relations communautaires. Les nou­velles technologies de l'information et de la communication permettent de se focaliser sur la mobilité et les interrelations entre les per­sonnes à travers leurs histoires de vie et la manière dont ils utilisent ces nouvelles tech­nologies au quotidien.

• Mots-clés : communication ~ mobilité -commune Angola/Namibie Cameroun.

Bathaïe AZITA, Les relations familiales a dis­tance. ethnographies des migrations afghanes

Cet article questionne les échanges et interre­lations entre les membres d'une famille afg­hane, à travers le parcours migratoire d'un père au Pakistan et en Iran, puis celui de son fils, vingt ans plus tard, vers l'Europe. Le pre­mier s'appuie sur le «savoir-circuler» de ses germains et de ses amis, tandis que le second construit ses réseaux au gré des rencontres sur sa route. L ·article expose les différentes étapes qui amèneront le fils à interrompre ou à reprendre les liens avec sa famille restée en Iran. L'analyse de ces itinéraires rend compte du vécu des relations à distance entre les membres de la famille. A la seconde généra­tion, il apparaît que le cycle de vie de la fratrie est intimement lié à la circulation de celui qui migre. Le fils absent peut participer pleine­ment à l'organisation d'un mariage, jouer un rôle crucial dans la gestion des conflits inter­générationnels, et va jusqu'à intervenir sur le

Autrepart (57-58), 2011, p. 323-328

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324 Résumés

choix matrimonial de sa sœur en favorisant la modification des pratiques.

• Mots-clés : migration - parenté - fratrie jeune - Afghanistan - Iran - Europe Hazâras.

Aurélia MICHEL, Delphine PRUNIER, Laurent FARET. Familles migrantes et ancrages locaux au mexique : trajectoires et patri­moines migratoires dans la region de tehuantepec

Dans l'isthme de Tehuantepec au Mexique, les mobilités régionales anciennes constituent un patrimoine familial qui s'articule aux nou­velles dynamiques migratoires, al longeant distances géographiques, temporelles et cultu­relles entre les membres migrants et leurs familles. En se penchant sur les structures fon­cières et sur l'appareil productif autour des­quels s'organisent les économies familiales, cet article interroge les capacités des familles migrantes à s'ancrer sur leur territoire d'ori­gine. À partir de cas d'étude précis dans deux municipes ruraux et d'entretiens menés avec des familles paysannes engagées dans la migration, il décrit et analyse les contours mouvants de l'unité sociale et productive qu'est la famille pour observer comment elle s'adapte, résiste ou éclate à !'épreuve de ces nouvelles distances.

• Mots-clés : Isthme de Tehuantepec mobi­lités migrations - familles transnationales -économie familiale - dynamiques rurales solidarités inter et intragénérationnelles.

Geneviève CORTES, La fabrique de la famille transnationale. approche diachronique des espaces migratoires et de la dispersion des familles rurales boliviennes

Cette contribution propose une vision diachro­nique des dispositifs de dispersion familiale dans la migration internationale. En milieu rural bolivien, la famille dispersée est une réa­lité du quotidien qui dure depuis plus de cin­quante ans et qui. en même temps, connaît de profondes recompositions dans ses formes d'organisation sociale et spatiale. Le double

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processus de mondialisation migratoire et de féminisation des migrations contribue à une reconfiguration des territoires de vie multisi­tués des familles rurales et des espaces d' ori­gine. À partir de la région rurale de Cocha­bamba en Bolivie, qui a fait I'ohjet d'enquêtes et d'observations successives étalées sur une vingtaine d'années (entre 1991 et 2011), cet article reconstitue la morphologie changeante des espaces migratoires et la complexité des agencements familiaux structurés par les liens entre origine et destination. La proposition met en lumière une certaine figure de la famille transnationale, dès lors que le dispo­sitif de dispersion et de circulation, dans le temps long des cycles de vie, fait « système de liens et de lieux ».

• Mots-clés . migrations internationales dis­persion familiale - espace transnational - tra­jectoires de mobilité - circulation ressource spatiale - Bolivie.

Hassan BOUBAKRI, Sylvie MAZZELLA. L'horizon transnational d'une famille tuni­sienne élargie

La question du regroupement familial dépasse de beaucoup la seule problématique de l'inté­gration dans le débat politico-juridique fran­çais, autour du droit ou non au regroupement partiel des familles et de la capacité de la France à enraciner les populations étrangères qui travaillent depuis longtemps sur son sol. Quand elle n'est pas considérée du simple point de vue juridique français, cette question peut être un critère pertinent d'analyse de la famille transnationale élargie. À partir d'une enquête monographique auprès d'une famille tunisienne originaire de la zone rurale de Ghoumrassen (région de Tataouine dans le Sud-est tunisien), et constituée de sept familles nucléaires dont les membres sont répartis entre Marseille, Tunis et Ghou­mrassen, les auteurs cherchent à souligner diverses configurations de mobilité. L'analyse veut démontrer que ces configurations plu­rielles au sein d'un même clan familial sont liées aux différentes recompositions du projet migratoire « des pères de familles pionniers ».

S'ils ont vécu cinquante ans plus tôt une

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même destinée migratoire. !"expérience trans­nationale de ces pères révèle en fin de compte des bifurcations professionnelles et familiales divergentes. et n'est pas sans effets sur la seconde génération.

• Mots-clés : transnationalisme Tunisie regroupement familial - intégration dyna-mique intergénérationnelle.

Josiane LE GALL, Deirdre MEINTEL, Liens transnationaux et transmission intergéné­rationnelle : le cas des familles mixtes au Québec

À partir des données recueillies au Québec auprès de quarante-huit couples composés d'un partenaire franco-québécois et d'un par­tenaire immigrant (non européen), !"article examine les liens transnationaux tissés avec les membres de la famille du partenaire immi­grant. ainsi que les motifs évoqués pour main­tenir ces liens. Les auteurs discutent de l'importance de la valeur attachée à la famille et aux liens familiaux. de la transmission de cet « esprit de famille » aux enfants, et du désir des parents de léguer à ces derniers les ressources culturelles liées au pays d'origine du parent immigrant, dans la poursuite des relations avec la famille à rétranger.

• Mots-clés . union mixte - famille transna­tionale - transmission intergénérationnelle Québec.

Laura MERLA, Familles salvadoriennes à l'épreuve de la distance: solidarités fami­liales et soins intergénérationnels

Cet article présente une analyse comparative de la participation des membres de deux familles salvadoriennes. dont l'une compte des enfants adultes installés en Australie, et l'autre en Belgique, au soin de leurs parents

En dépit de la distance, ces migrants fournissent à leurs parents un soutien finan­cier, émotionnel et pratique en mobilisant les membres de leur réseau familial transnational. L'article montre que c'est notamment en

c11·"'"l'"'"a dans les soins transnationaux que les migrants salvadoriens et leurs proches

Résumés 325

créent et maintiennent vivante leur inscription dans le groupe familial.

• Mots-clés : familles transnationales - réseau familial soins transnationaux - vieillisse-ment Salvador - Australie - Belgique, parenté.

Mathilde PLARD, Familles transnationales et parents vieillissants à chennai (inde) : orga­nisation des solidarités intergénération· nelles dans un espace intrafamilial mondialisé

Dans le contexte démographique actuel, le sud de l'Inde est marqué par un allongement de la durée de la vie et une augmentation significa­tive des formes de mobilités internationales : dans ces conditions. les relations intergénéra­tionnelles évoluent. Si les migrations indui­sent des changements dans les mécanismes de transmission entre générations, elles modi­fient dans leurs formes les échanges familiaux et les solidarités intergénérationnelles. Une étude de terrain de type sociogéographique, effectuée dans la ville de Chennai en 2010 auprès de parents (de haute caste brahmane) dont les enfants ont migré vers des pays occi­dentaux. a permis d'étudier l'organisation des solidarités et de saisir les conséquences de la décohabitation entre génération, dans une nouvelle géographie familiale. Ces familles transnationales interrogent les modèles orga­nisationnels de prise en charge et de solidarité concernant les personnes âgées vivant en dehors de l'idéal type de la joint family la famille indivise.

• Mots-clés : famille transnationale - solida­rités intergénérationnelles Inde parents vieillissants.

Juliette SAKOYAN, Les frontières des relations familiales dans l'archipel des Comores

Aujourd'hui, la plupart des familles disper­sées sur l'archipel des Comores sont d'abord des familles fragmentées par une frontière politique. Lorsque c'est la maladie d'un enfant qui est à l'origine d'une dispersion familiale dans une logique d'accès aux soins, les liens

Autrepart (57 -58), 2011

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326 Résumés

transnationaux sont mis à l'épreuve de manière spécifique. Cet article contribue à la réflexion sur les familles transnationales à partir d'une analyse anthropologique des réseaux de care autour d'enfants malades, dans un archipel où les traditions migratoires insulaires coexistent désormais avec des contraintes circulatoires fortes. L'objectif est d'historiciser un espace transnational afin de souligner les transformations et les récur­rences dans les conditions de vie à distance.

• Mots-clés : migrations/évacuations sani­taires - transnational - Union des Comores -Mayotte - frontières - liens transnationaux.

Isabel YEPEZ DEL CASTILLO, Carmen LEDO, Mirko MARZADRO, « Si tu veux que je reste ici, il faut que tu t'occupes de nos enfants ! » Migration et maternité transna­tionale entre Cochabamba (Bolivie) et Ber­game (Italie)

Dans cet article, les auteurs analysent d'une part, les transformations dans les configura­tions familiales provoquées par la migration internationale de femmes originaires de la ville de Cochabamba vers Bergame pour tra­vailler dans le domaine du care, et d'autre part la manière dont ces migrantes boliviennes vivent leur «maternité transnationale». En guise d'introduction, l'article présente les traits principaux des nouvelles migrations boliviennes vers l'Europe. Il aborde ensuite les éléments qui conditionnent l'exercice de la maternité transnationale, tant dans le pays d'origine que dans le pays de destination. Ce cadre général permet d'analyser les multiples arrangements familiaux, et le maintien de liens affectifs qui caractérisent l'exercice de la maternité à distance, illustrés par l'histoire migratoire et familiale d' Ana. En guise de conclusion, l'article discute l'hypothèse selon laquelle la majorité des femmes migrantes latino-américaines visent une réunification familiale dans le pays de destination.

• Mots-clés : maternité transnationale - éco­nomie du soin - féminisation des migrations - Bolivie - foyers transmigrants.

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Fedora GASPAREITI, Compter sur la teranga : les migrants sénégalais en italie et les enfants qu'ils laissent derrière eux

Quoique l'expérience migratoire offre des opportunités pour de nouvelles pratiques, tradi­tions et dynamiques familiales, elle reproduit souvent des schémas et codes de comportement du pays d'origine du migrant. Les migrants séné­galais résidant en Italie et ailleurs tendent à envoyer leurs enfants au Sénégal, où ils sont élevés par des parents. Cette pratique des parents sénégalais est bien antérieure à la migration contemporaine sénégalaise vers l'Europe. Elle suit une coutume ancienne consistant à accueillir chez soi de jeunes membres de la famille, qui se fonde sur la valeur fondamentale de la teranga du Sénégal, souvent traduite de manière inadéquate par hospitalité. Dans le contexte migratoire, ce type de teranga devient crucial et s'applique dans les deux sens. L'article met en évidence la manière dont la parentalité à dis­tance est organisée dans le contexte spécifique de la teranga au Sénégal, et dont les migrants vivent la séparation avec leurs enfants.

• Mots-clés : teranga - parentalité à distance - migration - Italie - Sénégal.

Bruce WHITEHOUSE, Approche comparative des familles dispersées (Mali/Congo) : édu­cation et espaces nationaux

La littérature sur la « famille transnationale »

présuppose souvent que la dispersion spatiale des familles au-delà des frontières nationales diffère de la dispersion spatiale des familles à l'intérieur d'un même État-nation. Mais en quoi ces deux formes de dispersion se distin­guent-elles '? Pour répondre à cette question, l'article se base sur l'analyse de données eth­nographiques portant sur trois communautés : une communauté rurale dans la région du Koulikoro (Mali) ; Bamako, la capitale du Mali, première destination de la majorité des migrants de cette communauté ; et Brazza­ville, la capitale de la République du Congo. La perspective comparative permet d'identi­fier plusieurs points communs entre les familles « transnationales » (dispersées entre le Mali et le Congo) et les familles dispersées « nationales » (entre le village et la ville capi­tale au Mali). Elle permet également de mettre

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au jour les différences entre ces deux types de familles translocales, surtout en ce qui concerne !'éducation et la circulation des enfants. C est à partir de l'analyse de ces dif­férences que l'article montre l'intérêt de la perspective transnationale dans !'étude des dynamiques familiales contemporaines.

• Mots-clés : familles transnationales migration rurale-urbaine enfants Mali Congo.

circulation des

Émilie BARRAUD, Kafâla transnationale: Modalités de formation des familles kafi· Iates de France

Cet article propose d'explorer un aspect méconnu de l'adoption internationale entre la France et les pays du Maghreb, et l'émergence en France d'une nouvelle catégorie de famille, dite« kafilate »,dont l'origine est une famille élargie transnationale. Les familles kafilates de France se répartissent en deux grandes catégories. La première s'inscrit dans une logique d'adoption : un couple confronté à la stérilité, ou une femme seule, recueille léga­lement sous « kafâla » judiciaire un enfant abandonné au Maroc ou en Algérie. La seconde est basée sur le regroupement fami­lial : des immigrés de France recueillent léga­lement sous « kafâla,, notariale (au Maroc) ou judiciaire (en Algérie) un enfant de la famille. Après avoir présenté celte institution récente qu'est le recueil légal kafâla, l'article expose les causes et modalités de formation de ces nouveaux foyers, avant de se pencher sur les obstacles administratifs et juridiques que rencontrent ces familles, doublement mar­quées par le principe de « transnationalité ».

• Mots-clés : adoption kafâla immigration - regroupement familial famille kafilate parenté - parentalité transnationale.

Jacinthe MAzzoCCHETII, Fermeture des frontières et liens transnationaux : un ter· rain auprès de primo-migrants Africains en Belgique

Au travers de cet article, l'auteur aborde l'incidence des restrictions en matière

Résumés 327

d'immigration en Belgique, ainsi que des conceptions différenciées de la parenté (bio­logique versus sociale) sur les recompositions familiales en lien avec le contexte européen de fermeture des frontières. En resserrant le champ d'étude à la situation des nouveaux migrants originaires du continent africain, ces questions sont abordées au travers de deux groupes de populations : les mineurs d'âge et les femmes.

• Mots-clés: politiques d'immigration Bel­gique - Afrique - parenté - circulation d'enfants - mariages blancs.

Élise PRÉBIN, Le projet transnational des familles sud-coréennes de la classe moyenne

En Corée du Sud, malgré le perpétuel dis­cours pessimiste sur les milliers de familles séparées contre leur gré au cours du XX' siècle, de plus en plus de familles de la classe moyenne et moyenne-supérieure font le choix de se séparer durablement pour mener une existence transnationale, encou­ragées par la politique du retour mise en place depuis la fin des années 1990, qui valorise r expérience transnationale et favo­rise les échanges à une échelle globale. Mais le transnationalisme en tant que valeur et projet pour les familles ne va pas sans poser problème. Face à la surenchère éducative et à des perspectives restreintes sur le marché du travail, nombre de familles aisées envoient leurs enfants en bas âge étudier à létranger, selon un nombre restreint d'options supposées viables: l'enfant part seul, accompagné par sa mère, ou est pris en charge par un parent ou une connais­sance. Ces séparations prolongées dans le but d'atteindre une mobilité sociale supé­rieure ont des dénouements souvent imprévus, et parfois, tragiques.

• Mots-clés : adoption Corée - économie -éducation famille mondialisation - gireogi (kirogi) appa migration mobilité sociale -séparation.

Autrepart (57-58), 2011

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328 Résumés

France BouRGOUIN, Des individualistes glo­baux : ruptures et discontinuités dans les familles d'élites africaines transnationales

Cet article cherche à démêler les sens attri­bués par les élites politiques et militaires de l'Afrique à l'investissement éducatif interna­tional pour leurs enfants. L ·analyse ethnogra­phique est basée sur les récits de vie d'un groupe de professionnels de la finance d'ori­gine africaine occupant des postes de cadres supérieurs au sein de sociétés transnationales à Johannesburg. au moment de la bulle finan­cière de 2004. L'article montre que l'investis­sement dans une éducation transnationale

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constitue un mécanisme de reproduction de l'identité d'élite. L'une des conséquences de cette trajectoire identitaire et professionnelle a été un affaiblissement passif des liens fami­liaux, et une réticence, de la part de ces jeunes professionnels, à fonder une famille dans sa forme classique. L'article conclut en analy­sant la signification des discontinuités et des dislocations de la vie familiale comme un moyen de réaffirmer une identité, et comme une quête de légitimité parmi l'élite africaine contemporaine.

• Mots-clés : famille transnationale - cosmo­politisme Afrique - élites.

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Abstracts

Anne-Christine TRÉMON, Flexible Kinship. Family Adjustments and Capital Accumu­lation within the Chinese Diaspora in French Polynesia

Drawing from a multigenerational study of the Chinese community in French Polynesia. this article deals with transnational family prac­tices in the Chinese diaspora. It conceptua­lizes the notion of "flexible kinship" to exa­mine how family is used to develop strategies to accumulate various types of capital (cultural. symbolic, economic, as well as le gal). Flexible kinship covers a range of prac­tices that consist in playing on the arrange­ment and composition of the family group with the aim of adjusting to and profiting from differentials in and conjunctures in a transnational situation.

• Keywords : flexible kinship - families -migration - transnationalism diaspora Aihwa Ong.

Mirjam DE BRt:IJN, Inge BRINKMAN, "Communicating Africa" - Researching Mobile Communities, Communication Technologies, and Social Transformation in Angola and Cameroon

Although communities are still often concep­tually bound to geographical place. transna­tional studies in the l 990s have led to viewing a community more as a network than as a place This contribution expands this argument by developing the idea of "strings of people", with connections and communities being intrinsically Iinked. Based on material from Cameroon and Angola/Namibia. we argue that such notions of community have been in exis­tence for a long time and that people have

always viewed their communities as strings of people in various locations. As people contact each other. they construct and/or maintain community ties. Focusing on the life histories of mobility and connections, and on the ways in which people make new technologies fit into their daily lives, this article discusses rela­tions between new ICTs. community, and mobility.

• Keywords : communication - mobility -community Angola/Namibia - Cameroon.

Azita BATHAÏE, Distant Relationship within a Family. Ethnographies of Afghan Migrations

This article focuses on the exchanges and rela­tionships among members of an Afghan family based on the migration itineraries of a father to Pakistan and Iran, and of his son to Europe, twenty years later. The article stresses the different situations that will induce the son to interrupt or resume his ties with his family in Iran. The analysis of those journeys hlights how distance relationships between the members of a family are managed and expe­rienced across space in daily life. In the second generation, it appears that the life cycle of siblings is intimately linked to the move­ment of the one who migrates. The absent son can be deeply involved in the organization of

play a crucial role in managing intergenerational conflicts, and even step in the marital choice of his sister by favouring changes in the practices.

• Keywords · migration - kinship youth Afghanistan - Iran

Hazâras.

siblings Europe

Autrcpart (;7-58), 2011, p. 329-334

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330 Abstracts

Aurélia MICHEL, Delphine PRUNIER, Laurent FARET, Migrant Families and Local Bases in Mexico: Migration Paths and Wealth in the Tehuantepec Region

In the Isthmus of Tehuantepec in Mexico. ancient regional mobility is a family patri­mony that articulates with new migratory dynamics, extending geographic, temporal, and cultural distances between migrants and their families. Looking into the land structures and productive systems around which the family economies are organized, this article questions the capacity of migrant families Io root themselves in their territory of origin. Based on detailed case studies in two rural counties and interviews with farming families involved in migration phenomena, it describes and analyzes the shifting outlines of the family as a social and productive unit in order to observe how it adapts itself, resists, or erupts through these new distances.

• Keywords : Istbmus of Tehuantepec -mobility - migrations - transnational fami­lies family economy rural dynamics - inter and intragenerational solidaritîes.

Geneviève CORTES, The Making of the Transnational Family. A Diachronie Approach of Migration Spaces and Disper­sion of Rural Bolivian Families

This contribution proposes a diachronie vision of family dispersal systems in the international migration. In the Bolivian rural spaces, scat­tered family bas been a reality for more than fifty years and bas, at the same time known profound transformations in its shapes of social and spatial organization. The double process of globalization and feminization of migrations contributes to reconfiguring the multi-located life territories of rural families and their space of origin. From the region of Cochabamba in Bolivia. investigated over about fifteen years (between 1991 and 2007). Ibis article rebuilds the changing morphology of migratory spaces and the complexity of family layouts structured by the links between origin and destination. This brings to light a certain figure of the transnational family when

Autrepart (57-58), 2011

dispersal and circulation constitute, in the long time of life cycles. "system of links and places".

• Keywords : international migration family dispersal - transnational space - trajectory of mobility circulation - spatial resource -Bolivia.

Hassan BouBAKRI, Sylvie MAZZELLA, The Transnational Horizon of an Extended Tunisian Family

The issue of family reunification goes way beyond the issue of integration within the context of the French legal and political debate, focusing on the right of partial family reunification and the ability of France to enable the foreign populations who have been working on French soil for a long time to take root. When this issue is not considered from the mere French legal angle, it can be a rele­vant criterion of analysis as regards the trans­national extended family. Based on a mono­graphie survey of a Tunisian family composed of seven nuclear families from the rural area of Ghoumrassen (region of Tataouine, in the southeast of Tunisia), whose members are divided between Marseille, Tunis and Ghou­mrassen, the authors seek to underline various mobility patterns. The analysis aims at sbo­wing that these different patterns within a same family clan are linked to the different redefinitions of the migratory project of the "pioneer heads of family". Even if fifty years ago they experienced a similar migratory path. the transnational experience of these fathers ultimately reveals diverging professional and family paths that affect the second generation.

• Keywords : transnationalism - Tunisia family integration - intergenerational dynamics.

Josiane LE GALL, Deirdre MEI~TEL, Transna­tional Ties and lntergenerational Trans­mission: The Case of Mixed Families in Que bec

Based on infonnation collected through inter­views wîth forty-eight couples composed of a

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Franco-Quebecois partner and an immigrant (non European) living in Quebec, the authors examine the transnational ties developed by couples with members of the family of the immigrant partner, as well as the motives they give for maintaining these ties. The article dis­cusses the importance of the value attached to family and family ties, the transmission of the family values to the children, as well as the desire of parents to transmit the cultural resources associated with the immigrant parent' s country of origin, as these factors affect the continuity of relations with family members outside Canada.

• Keywords : mixed union transnational family - intergenerational transmission -Que bec.

Laura MERLA, Salvadorian Families to the Test of Distance: Family Solidarities and Intergenerational Care

This paper presents a comparative analysis of the participation of Australia and Belgium­based members of two Salvadorian families to the care of their ageing parents. In spite of the distance, these migrants provide financial, emotional, and practical support to their parents through the mobilisation of their trans­national family networks. The article argues that it is by engaging in transnational care that Salvadoran migrants and their families create and keep alive their inclusion in the family group.

• Keywords : Transnational families - family network - transnational care - ageing - El Salvador - Australia Belgium - kinship.

Mathilde PLARD, Transnational Families and Ageing Parents Living in Chennai (lndia): The Organisation of Intergenera­tional Solidarity in an lnterfamilial Global Context

ln today's demographic context, the popula­tion of South India is experiencing a longer life span, as well as a significant increase in international mobility in its many forms. Under these conditions, intergenerational

Abstracts 331

relationships are changing. While migrations cause changes in the transmission from one generation to the next, they also alter the way in which family members relate to each other, as well as intergenerational solidarity. A socio-geographic study undertaken in the city of Chennai about parents whose children have migrated to Western countries (in the Brahmin high caste), has allowed us to study the orga­nisation of long distance solidarity in a new family geography. These transnational fami­lies question the organisational models of care and solidarities applied to ageing persons living outside the joint family "ideal type".

• Keywords : transnational family interge­nerational bonds India ageing parents.

Juliette SAKOYAN, The boundaries of family relationships in the Comoro Islands

Today, most of the families scattered across the archipelago of the Comoros are primarily families fragmented by a political border. Whenever the illness of a child is the cause of family dispersion in a logic of aecess Io health care, transnational ties are speeifically put to the lest. This article contributes to the debate on transnational families through an anthropological analysis of the "care net­works" surrounding sick children, in an archi­pelago where traditional migratory move­ments now face severe restrictions. The aim is to historicize a transnational space to hig­hlight the changes and patterns in the condi­tions of living at a distance.

• Keywords : medical migrations - family relationships - Union of Comoros - Mayotte - boundaries transnational ties.

Isabel YÉPEZ DEL CASTILLO, Carmen LEOO, Mirko MARZADRO. "If Yon Want Me To Stay Here, You Have To Take Care of Our Children !" Migration and Transnational Motherhood between Cochabamba (Bolivia) and Bergama (Italy)

This article analyzes the changes in the family configurations caused by the international migration of women from the City of

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Cochabamba (Bolivia) to Bergamo (ltaly) to work in the care sector. lt also examines how these Bolivian women practice their transna­tional maternity. As an introduction, the authors present the main characteristics of the new Bolivian migration to Europe. This is fol­lowed by the elements conditioning transna­tional matemity, in the countries of origin and destination. This general framework allows the authors to analyze multiple family arran­gements and the maintenance of emotional bonds characterizing the performance of motherhood in di stance, iltustrated by the migration and family history of Ana. The hypothesis that a majority of migrant women from Latin America look for family reunifi­cation in the country of destination is dis­cussed in the conclusion.

• Keywords : transnational motherhood -care economy - feminization of migration -Bolivia transmigrant households.

Fedora ÜASPARETII, Relying on Terallga: Senegalese Migrants to Italy and Their Children-Left-Behind

Though migratory experience offers opportu­nities for new kinds of practices, traditions. and family dynamics to develop, it also often replicates patterns and codes of behaviour that already exist in the migrant's home culture. Senegalese migrants residing in Italy and elsewhere tend to send their children to Senegal to be raised by relatives. This practice among Senegalese parents long predates contemporary Senegalese migration to Europe. It follows a long-standing custom of receiving young famîly members into the home, drawing on the fondamental Senega­Jese value of teranga, often inadequately translated as hospitality. In the migrant context, this kind of teranga becomes crucial and works both ways. The article highlights how distance parenting is organized in the par­ticular Senegalese context of teranga, and how migrants live their separation from their children.

• Keywords : teranga - distance parenting from afar - migration - Italy Senegal.

Autrepart (57-58), ZOI 1

Bruce WHJTEHm:sE, A Comparative Approach of Split Families (Mali/Congo): Education and National Space

Literature on the "transnational family" or the "split household" often assumes that family members' spatial mobility across a national border is different from their mobility within the nation-state. But how do these two forms of mobility really differ from each other9 To answer !his question, the author analyses eth­nographie data drawn from three communi­ties: a rural community in the Koulikoro region of Mali: Bamako, Mali's capital and the primary destination of most rural Malians ; and Brazzaville, capital of the Republic of Congo. This comparative perspective enables the author to identify several commonalities between households split by transnational migration (from Mali to Congo) and those split by internai migration (from a rural community to the capital city ). It also en ables him to highlight the differences between these two types of translocal family, especially with respect to the upbringing and mobility of chil­dren. This analysis shows the utility of a trans­national perspective in the study of contem­porary family dynamics.

• Keywords · transnational families - rural­urban migration - child mobility Mali -Congo.

Émilie BARRAUD, Transnational Kafala: Formation Modalities of France's Kafilate Families

The article explores a little known aspect of international adoption between France and the Maghreb countries, and the emergence of a new family category called "kafilate", ori­ginating from an extended transnational family. French kafilate familles are divided into two categories. The first is based on adoption: a couple facing sterility, or a single woman, legally foster a child abandoned in Morocco or Algeria under judicial kafa/a. The second îs based on family regrouping: immigrants in France Jegally foster a child of the family under notarial (Morocco) or judicial (Algeria) "kafala". After introducing

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the recent institution of legal guardianship under kafala, the article exposes the causes and modalities of the creation of these new households and investigates the administra­tive and legal obstacles faced by these fami­lies that are doubly affected by the principle of "transnationality".

• Keywords : adoption ka.fa/a immigra-tion - family regrouping kafilate family parenthood - transnational parenthood.

Jacinthe MAzzoccHETil. Borders Closures and Transnational Links: Fieldwork with African Primo-:\-'ligrants in Belgium

ln this article. the author examines the impact of restrictions on immigration in Belgium. and of differentiated conceptions of kinship (bio­logical versus social) on the reorganization of families. in the European context of border closures. Focusing on the situation of new migrants from Africa, the article addresses these issues through two population groups: juveniles and women.

• Keywords: Immigration policies Belgium - Africa - parenthood - circulation of chil­dren - white marriages.

Élise PRÉB!N, The Transnational Project of South Korean Middle-Class Families

Despite the ongoing pessimistic discourse about the thousands of families divided against their will during the 20'h century in South Korea. a growing number middle and upper-middle-class families choose to sepa­rate and lead a transnational life, encouraged by a return policy implemented since the end of the l 990s valuing transnational experience and favouring global exchanges. Yet, transna­tionalism as a value and a project for families

Abstracts 333

is problematic. Facing educatîonal escalation and narrow labour market prospects, a gro­wing number of affluent families send their children to study abroad. alone, accompanied by their mother, or under the supervision of a relative or an acquaintance. These lasting separations aîming at a higher social mobility often entai! unpredictable and sometimes tragic results.

• Keywords : adoption - economics - educa­tion family - globalization - gireogi (kirogi) fathers - Korea - migration - separation -social mobility.

France BouRGOUJN, Global lndividualisms: Breaks and Discontinuities in African Transnational Elite Families

This article seeks to unravel the meanings attributed by African political and military elites to international investment in their chil­dren 's education. The ethnographie analysis is based on the lite staries of a group of finan­cial professionals of African descent, occu­pying middle and senior management posi­tions in transnational corporations in Johannesburg at the time of the 2004 financial bubble. The paper argues that investment in transnational education is a reproduction mechanism of the elite identity. One conse­quence of the identity and professional paths followed by these young professionals has been a weakening of family tics and a passive reluctance to start a family in its classic form. The article concludes by analyzing the sîgni­ficance of these discontinuities and disloca­tions in their family life as a way to reassert their îdentity, and as a quest for legitimacy among the contemporary African elite.

• Keywords : transnational family - cosmo­politanism Africa elites.

AutreP'drl (57-58), 2011

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Vous pouvez à tout moment de l'année proposer soit un appel à contribution pour un numéro thématique (trois numéros par an), soit un article pour nos numéros «Varia ,, (un numéro par an). Les manuscrits sont publiés en français et éventuellement en anglais. Toutefois, le Comité de rédaction accepte les manuscrits rédigés en espagnol et portugais, à charge pour l'auteur, quand le manuscrit est retenu pour publication, d'en assurer la traduction soit en français. Les manuscrits sont soumis à l'appréciation de deux référés anonymes. Les propositions de corrections sont transmises à l'auteur par le Comité de rédaction.

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1 llustrations Les figures (cartes, graphiques et tableaux) sont présentées en noir et blanc, elles sont numérotées en continu et, dans la mesure du possible, elles sont présentées sous forme de fichiers informatiques (préciser le logiciel utilisé) si possible dans les formats Excel (tableaux), lllustrator (graphiques schémas, etc.), Photoshop (photographies, résolution à 300 dpi), à défaut dans les formats de fichier : tiff, eps. De manière générale, il est demandé que les figures soient fournies achevées et sous leur forme finale dès le premier envoi du manuscrit. Par ailleurs il ne faut pas oublier de faire figurer sur les cartes ou croquis géographiques: l'orientation géographique (Nord-Sud), l'échelle géographique, le titre de la carte, la légende éventuelle et la provenance des données de base (source).

Bibliographie Les appels bibliographiques apparaissent dans le texte entre crochets avec le nom de l'auteur en minuscules, l'année de parution et, dans le cas d'une citation, la page concernée. Exemple [Vidal, 1996, p. 72]. Ne pas inscrire les références bibliographiques en notes infrapaginales mais les regrouper en fin de manuscrit selon un classement alphabétique par noms d'auteurs en respectant la présentation suivante: Muller S. [20091, « Les plantes à tubercules au Vanuatu », Autrepart, n° 50, p. 167-186. Loriaux M. [20021, « Vieillir au Nord et au Sud : convergences ou divergences ? », in Gendreau F., Tabutin D. (dir.), Jeunesses, vieillesses, démographies et sociétés, Academia-Bruylant/L'Harmattan, p. 25-42. Savignac E. [1996], La Crise dans les ports, Paris, La Documentation française, 200 p. Walter J. 119781, « Le parc de M. Zola », L'Œil, n° 2 72, mars, p. 18-25. Telisk L. H. [2006], « The Forgotten Drug War », Council on foreign relations, 6 april 2006 : http://www.cfr.org/ publicationl 0373/#0nline_Library _ The_Forgotten (page consultée le 21 août).

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Un bulletin multititre a été encarté dans les exemplaires destinés aux abonnés de ce numéro.

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... A partrrde terrains d'une diver51té rare, ce numéro explore la not1cin de famille transna-

ttonale et le quoudten de ceux qui Vlvent séparés. Les mondes soaaux t1 aversès- élrtes, classes moyennes, paysans, commerçants ou deplaces de gu"rre - illustrent la mondiallSclhon m,gratoire Des acteurs rnorns étudiés lenfoms, personnes agëes, rnéres a distance ) son1 au cœur des enieux de la d1spersron et du lien (travail, éducation. soin .. ), env1sagéS c\ l'aune des progr~ des {télélcommunrcations, mais aussi du durcissement des politiques •rngrato1res. Au-d ~

di! ses Mnéfices en termes de ressources économiques et syrnbohques. la uansnat1onalisation des familles a aussi des conséquences soaales et aff ecuves parfois drdrnat1ques Ce nunv•ro a pour ob1ect1f d'offrir une v1s1on nuanœe d'un phénomêl'le qUI ne suscite pas toute l'attention polit1que et setent1flque qo'rl mérite, au Nord comrne au Sud