LA FAUSSE MAGIEOpéra Comique en deux actes

Musique de Grétry (1775)

Nouveau livret de Vincent Tavernierd’après Marmontel

Personnages

LINVAL, épris de Lucette (ténor)DALIN, oncle de Lucette (ténor)LUCETTE, nièce de Dalin, éprise de Linval (soprano)MADAME SAINT-CLAIR, sœur de Dalin, tante de Lucette (soprano)DORIMON, oncle de Linval (basse)

Chœur de masques

La scène est dans la maison et le jardin de Dalin

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LA FAUSSE MAGIE

Nouvelle table des numéros :

Ouverture

N° 1 (N° 13) Linval - “Voyez-vous ces lignes”

N° 2 (N° 1) Mme Saint-Clair - “C’est un état bien pénible”

N° 3 (N° 4) Dalin - “Si je croyais aux présages”

N° 4 (N° 6) Lucette, Dalin - “Quoi ce vieux coq, quoi ce milan”

N° 5 (N° 2) Lucette - “Je ne le dis qu’à vous”

N° 6 (N° 3) Lucette, Linval - “Il vous souvient de cette fête”

N° 7 (N° 8) Dalin, Dorimon - “Quoi! c’est vous qu’elle préfère”

N° 8 (N° 9) Mme Saint-Clair - “En conscience, en conscience”

N° 9 (N° 7) Dorimon - “Quand l’âge vient”

N° 10 (N° 10) Mme Saint-Clair, Linval, Dorimon - “Vous aurez affaire à moi”

N° 11 (N° 5) Lucette - “Je ne dis pas quel objet”

N° 12 (N° 11) Lucette, Mme Saint-Clair, Linval, Dorimon - “Qu’ai-je entendu, c’est une ruse”

N° 13 (N° 12) Lucette - “Comme un éclair”

N° 14 (N° 14) orchestre - Marche des Bohémiens

N° 15 (N° 17) chœur - “Ô grand Albert”

N° 16 (N° 15) Mme Saint-Clair - “Ah! le beau jour, c’est une fête”.

N° 17 (N° 16) Linval, Dalin - “Autour d’elle sans dessein”

N° 18 (N° 18) Ensemble - “Ne troublez pas le mystère”

N° 19 (N° 19) Ensemble - Vaudeville et chœur final.

Version au 24.10.09

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[Premier tableau - La scène représente le balcon de la chambre de Lucette, au milieu de la nuit.]

Scène 1 - Lucette, Linval.

Lucette : Quoi, Linval, dès demain?

Linval : Dites : ce matin-même.

Lucette :

La chose est résolue?

Linval : Tenez-la pour certaine.

Lucette : Votre oncle ?...

Linval : Mon tuteur!

Lucette : Dorimon!

Linval : Mon rival!Lucette, qui l’eut dit?

Lucette : Qui l’aurait cru, Linval.Mais êtes-vous bien sûr ?...

Linval : Je le tiens de sa bouche :“Pour un certain avis qui tous les deux nous touche,Ecoutez, je vous prie, mon neveu, ce constat.Je suis veuf, vous êtes garçon,Pour aucun de nous deux le célibat n’est bon :Quittons sans un remords cet incommode état.Vous connaissez Dalin...” Votre oncle!

Lucette : Mon tuteur!

Linval : “Vous connaissez sa nièce aussi bien que sa sœur :Eh bien, prenez la sœur et j’épouse la nièce!”Il a même ajouté en sortant de la pièce :“C’est notre ami, notre voisin,Nous irons le voir dès demain”.Lucette, dès demain!

Lucette : Dites : ce matin-même!- 3 -

Linval : Vers qui nous retourner pour trouver un recours?

Lucette : Moi vers vous, vous vers moi, et tous deux vers l’amour.

Linval : Hélas, Lucette, je vous aime,Et cependant mon cœur ne m’est d’aucun secours.

Lucette : De mon oncle Dalin, je n’en saurais avoir :Il se tient toujours seul en son cabinet noir!Le jour, plongé dans ses grimoires,il consacre son temps aux arts divinatoires Et chaque nuit le trouve, un télescope en main,demandant l’avenir aux astres sibyllins.

Linval : Mon oncle Dorimon, quoi que sexagénaire,S’imagine encor jeune, aimable, séduisant,Rit, chante, fait des vers, veut jouer le galant, Se parfume, se poudre, étudie ses manières,Jette de grands soupirs en lisant des romansMais si je veux parler, il ne m’écoute guère.

Lucette : Et ma tante Saint-Clair ne vaut pas beaucoup mieux :Son trop long veuvage l’ennuie, Tout n’est qu’éclats de rire, vapeurs, étourderie,Elle veut s’amuser, jouer aux petits jeux,Tenir salon, avoir bal, concert, comédie :Son bon cœur est gâté par cet air de folie.

Linval : Eh bien, malgré cela, Lucette, m’aimez-vous?

Lucette : Linval, pouvez-vous en douter?

Linval : Puisque Lucette m’aime, et veut bien l’avouer,Je trouverai moyen de duper ces vieux fous:Votre tante et mon oncle en seront pour leurs frais;Et mieux que le savant Dalin,Je me fais fort de lire au creux de votre mainD’un heureux avenir les signes les plus vrais.

AirLinval

(“Voyez-vous ces lignes”)

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LINVAL

Voyez-vous ces lignes ?Ce sont là les signes

D’un bonheur sans fin.

Fille jeune et belleMe promet sa main,Son cœur et sa main;Et s’il dépend d’elle,

Son amant fidèleAura dès demain

Son cœur et sa main.

Voyez-vous ces lignes ?Ce sont là les signes

D’un bonheur sans fin.

Un astre malinNous poursuit sans cesse;

Mais, sur son déclin,Le voilà qui baisse.

Oui, Monsieur Dalin,Le voilà qui baisse;Son effort est vain

Voyez-vous ces lignes ?Ce sont là les signes

D’un bonheur sans fin.

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[Deuxième tableau - La scène représente la chambre de Madame Saint-Clair.]

Scène 2 - Madame Saint-Clair (à son miroir)

Mme Saint-Clair : Puisque nous sommes entre nous,Je vous le dis tout net, vous m’étonnez beaucoup!Où prenez-vous encor un tel air de jeunesse?Avez-vous à Satan signé quelque promesse?

Ah! le charmant, ah! l’aimable menton,Et ce petit nez-là vaut-il pas quelque chose?L’oeil n’est-il pas vif et fripon,La fossette agaçante et la joue ronde et rose ?

Ah! vous me cachez un secret!Avouez qu’il y a quelque amoureux mystère?Vous rougissez! vous baissez les paupières!Vous soupirez : vous avez du regret.

De l’amour, vous sentez le tyrannique empire!Oui, le charmant Linval vous a ravi le cœur!Oui, vous brûlez pour lui d’une amoureuse ardeur,Mais comment le lui dire?

AIRMadame Saint-Clair

“C’est un état bien pénible”

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MADAME SAINT-CLAIR

C’est un état bien pénibleQue celui d’un jeune cœur,

D’un cœur timide et sensible,Que fait taire la pudeur.

L’amour lui fait violence,Le devoir lui dit : “silence!”,Comment faire, à qui céder,

Et comment se décider ?On ne sait auquel entendre,

On est craintive, on est tendre.

C’est un état bien pénibleQue celui d’un jeune cœur,

D’un cœur timide et sensible,Que fait taire la pudeur.

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Mme St-Clair Mon frère, que vous sert de lire dans les astresSi vous ne voyez pas qu’on meurt sous votre toit?Bientôt nous subirons un terrible désastre,Mon cœur le sent, mon cœur le voit!

Scène 3 - Madame Saint-Clair, Dalin

AIRDalin

“Si je croyais aux présages”

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Dalin

Dalin seul, arrivant chez Madame Saint-Clair et chantant pour lui-même

Si je croyais aux présages,Je sens que j’aurais grand peur.Chassons, chassons ces images,

Non, non, je n’ai pas peurEt tout présage est trompeur.

Il entre chez Mme Saint-Clair, très agité, et lui dit :

Ah! c’est ce mauvais songeQui me tient en souci.

Tout le reste est mensonge...Mais ce songe... Ah! quel songe!

J’en ai le cœur transi.

St-Clair : Faites-m’en le récit!

Un vieux coq vigilant,Encore assez galantGardait une poulette.

Un milan qui la guetteS’en vient par trahison

Enlever la pouletteEt le coq se change en oison.

Ah! Lucette, Lucette,N’es-tu pas la poulette,

Ne suis-je pas... non, non!

Non, non, je n’ai pas peur,Et tout présage est trompeur,

Chassons ce nuage,Moquons-nous du présage !

(On voit paraître Lucette, comme venant au boudoir de Madame Saint-Clair. Elle s’arrête en entendant parler Dalin, veut se retirer puis, entendant son nom, reste écouter à la porte).

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Dalin : Ma sœur, ce songe me tient fort l’esprit :

Saint-Clair : Mais, mon frère, ce n’est qu’un songe!Et qui dit songe, dit mensonge

Dalin : Vingt fois déjà, je me le suis redit! Mais vingt fois j’ai revu ces images affreuses,Et le destin souvent, par ces voies tortueuses,De grands dangers nous avertit.

Saint-Clair : Un coq qui garde une poulette?Un vautour qui surprend la bête?Votre vieux coq faisant l’oison?J’en appelle à votre raison :Quel danger voyez-vous, mon frère,A vos songes de basse-cour?

Dalin : Ma sœur, c’est là tout le mystère :Un oracle souvent s’exprime par détour,Et pour le déchiffrer avec exactitude,Il nous faut le secours d’une patiente étude.

Saint-Clair : Et votre songe ainsi ne nous apprendra rien.

Dalin : J’en crois avoir percé la substance secrète!Je suis, vous le savez, le tuteur de Lucette,Son père m’a confié son honneur et son bien!Eh bien, ma sœur, j’augure en voyant la poulette Que, sous peu, quelque joli cœurA notre nièce ira conter fleuretteEt lui ravira son honneur.

Saint-Clair : Mais peut-être le rêve est-il mal entendu?

Dalin : Et que voulez-vous dire avec votre “entendu”?Ce milan, qui, de la poulette....

Saint-Clair : Ce milan plein de feu, de force, de jeunesse,Peut-être a-t-il en vue quelque autre que Lucette?

Dalin : Quelque autre?

Saint-Clair : Où avez-vous la tête!Votre sœur, son honneur et son bien,A vos yeux comptent-ils pour rien ?Et puisqu’il faut enfin que ma pudeur faroucheRenonce à me fermer la bouche,Apprenez qu’un certain jeune homme cette nuitPar l’amour en ces lieux conduit....

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Scène 4 - Madame Saint-Clair, Dalin, Lucette.

Lucette (entrant) Ah! Ma tante, ah! mon oncle

Saint-Clair : Eh bien, Lucette, eh bien?

Lucette : Accordez-moi, mon oncle, un moment d’entretien!

Dalin : Sans délai?

Lucette : Sans délai,

Saint-Clair : Mais cependant, mon frère...

Dalin : Nous parlerons tantôt, ma sœur, de vos affaires.

(Dalin et Lucette se retirent)

Saint-Clair : Et voilà tout le cas qu’on fait de mon malheur?Voilà comme on se rit des tourments que j’endure?Mon frère, en vérité, vous passez la mesure!Craignez, craignez l’excès de ma juste fureur!Je voudrais bien savoir, pourtant, ce qu’ils vont dire.Voyons par quel moyen je pourrais m’introduire.

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Troisième tableau - La scène représente le cabinet de travail de Dalin, rempli d’accessoires ésotériques]

Scène 5 - Lucette, Dalin

Dalin : Nous voilà seuls : quel est cet air d’effroi?

Lucette : Vous allez vous moquer de moi ;Un songe est le sujet de mon inquiétude.

Dalin : Que dites-vous?

Lucette : Le souvenir m’en est si rudeQu’à son rappel mon cœur se glaceJ’en revois chacun des moments!Je tremble encore en y pensant!Ce rêve assurément présage une menace!

Dalin : Vous croyez donc aux avis du Destin?

Lucette : Beaucoup!

Dalin : Aux prémonitions?

Lucette : Je l’avoue!

Dalin : A l’horoscope, aux livres sibyllins?

Lucette : Aux tarots!

Dalin : Aux tarots?

Lucette : Oui, mon oncle, j’y joue!

Dalin : Ma nièce, que j’ai de regretsDe vous avoir si mal connue,Et sur ces importants sujetsVotre aide assurément sera la bienvenue.Mais revenons au rêve : or que s’y passait-il?

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Lucette : Je m’y trouvais en grand péril!Il me semblait être une poule aimable...

Dalin (à part) : Ah ciel!

Lucette : Un vieux coq m’entretenait...

Dalin (à part) : Diable!

Lucette : Quand un milan soudain du ciel fondit sur moi!

Dalin (à part) : C’est cela !

Lucette : Il m’enlève!

Dalin : Et le coq?

Lucette : Quel émoi!

Dalin : Ce coq?

Lucette : Ce coq en un moment - les songes sont étranges...

Dalin : Eh bien ce coq?

Lucette : Ce coq en un moment se change...

Dalin : Se change?

Lucette : En un oison!

Dalin : Allons, c’était écrit.

Lucette : Vous paraissez tout interdit.

Dalin : C’est que - jugez de ma surprise extrême -Ce songe extravagant, je l’ai fait tout de même!

DUOLucette, Dalin

(“Quoi! ce vieux coq...”)

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Lucette

Quoi! ce vieux coq...

Dalin

Oui, ce vieux coq !

Lucette

Quoi! ce milan...

Dalin

Oui, ce milan!

Lucette

... Qui fond sur moi tout d’un élan!

Dalin

... Fondait sur toi tout d’un élan !

Lucette

C’est cet oison qui m’inquiète.

Dalin

C’est ce milan qui m’inquiète

Lucette

Et la poulette!

Dalin

Et ce vieux coq!

Lucette

Et ce vieux coq!

Dalin

Et le milan!C’est bien étrange assurément.

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Tous deux

Tous les deux la même nuit,Même songe nous poursuit.

Cela tient du prodige,Ce n’est pas sans raisonQue ce songe m’afflige.

Lucette

J’étais la poule...

Dalin

... et moi l’oison

Tous deux

Oui, tous deux nous avons raison,Ce n’est pas sans raisonQue ce songe m’afflige.

Dalin

Mais ce milan funeste,Ce milan quel est-il ?

Lucette

Il a, je vous proteste,Le vol preste et l’oeil subtil.

Tous deux

Ce n’est pas sans raison, etc...

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Dalin : Mais, chère enfant, dis-moi pourtant, que vas-tu faireSi ce milan, pour t’enlever, du ciel descend ?

Lucette : Aux ordres du destin, devons-nous pas complaire? Si le ciel le veut, j’y consens...

scène 6 - les mêmes, Madame Saint-Clair

Saint-Clair : Mon frère, on apporte à l’instantDe Monsieur Dorimon ce petit mot de lettre :Ouvrez-le : c’est urgent peut-être.

Dalin : Voyons ce que nous veut ce bavard assommant.

(lisant)

Mon bon ami, mon cher voisin,Puis-je vous voir dès ce matin ?La vieille affection qui tous les deux nous lieM’autorise cette folie :Je prétends à la main de votre aimable nièceEt songe à mon neveu pour l’accorte Saint-Clair.Point de détours, je parle clair,J’attends de vous répons de même espèce.Et termine là mon sermon,Votre affectionné Dorimon.

St-Clair (à part) : Je ne me trompais pas, j’étais bien la poulette,Et Linval est ce fier milan!

Lucette (à part) : Je ne me trompais pas, et si mon oncle accepte,Dorimon sera le milan!

Dalin (à part) : Je me trompais, mon erreur est complète,Et que m’importe le milan!Puisqu’il sera l’époux de ma chère Lucette,C’est Dorimon le coq, c’est Dorimon l’oison!Mais je dois, en ami honnête,L’avertir des dangers d’une telle union.

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[Quatrième tableau - Sur le chemin qui mène à la demeure de Dalin. Linval et Dorimon sont en voiture à cheval.]

Scène 7 - Dorimon, Linval

Dorimon : C’est assez raisonner, vous n’y connaissez rien :Vous avez grand besoin des joies du mariage !Je l’avoue, mon neveu, je vous trouve bien sage,A votre âge déjà mon cœur brûlait si bienQue j’aurais épousé dix filles plutôt qu’une.

Linval (à part) : Et moi, je n’en désire qu’une,Et tu me l’ôtes bel et bien!

Dorimon : Nous approchons de chez notre voisin,Arrêtons un instant.

Linval : Qu’avez-vous, je vous prie?

Dorimon : Je sens je ne sais quoi qui me serre le cœurQuel trouble! quel émoi! quelle aimable frayeur!Jamais je n’eus je crois tant de peur ni d’envie!Allons, parle-moi sans détours,Que dis-tu de cette figure?Que te semble de ces atours, Ai-je pas assez fière allure?

Linval (à part) : On dirait quelque vieil amour.

Dorimon : Nous autres, jeunes gens, l’amour nous fait tremblerDe frayeur et d’impatience.Quelle douleur! quelle jouissance!Ne trembles-tu pas, Chevalier?

Linval : Non.

Dorimon : Bon, cela viendra sous peu.

Linval (à part) : Alors, ce sera de colère.

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Dorimon : Sais-tu que tu me désespères?Quelle tristesse, quel sérieux! On te prendrait pour l’oncle, et moi pour le neveu!Tout de bon, je me féliciteDe t’unir à Saint-Clair, qui t’affranchira viteDe ce tempérament fâcheux.Son commerce badin, sa gaieté franche et vive,son esprit enjoué, ses propos plein de sel...

Linval (à part) : Que ne l’épouse-t-il!

Dorimon : Aussitôt que j’arrive,Je te présente à ce cadeau du ciel.Allons! On ne doit pas faire attendre les bellesSoyons hardis, jouons bien nos atouts,Et pour que ces beautés ne nous soient pas cruelles,Laisse faire, Linval, je me charge de tout.

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[Cinquième tableau - Chez Dalin, dans le salon de musique.]

Scène 8 - Madame Saint-Clair, Lucette, Dalin, puis Dorimon et Linval

Dalin : Allons, Mesdames, souriez!Vos horoscopes le prédisent,Les cartes encor le précisent :Vous serez dès ce soir tous quatre mariés.

Mme St-Clair : Croyez-vous la lumière à mon teint favorable?

Dalin : Je ne sais pas : il a disparu sous le fard.

Lucette Mon oncle, je les vois!

Mme St-Clair : Que Linval est aimable!

Dalin : Faites la révérence et baissez le regard.

( Tous les cinq se saluent cérémonieusement, puis Dorimon s’avance)

Dorimon : Supplique adressée par l’amourAux deux nymphes de ce séjour.

Vous ne découvrez iciNi le voisin ni l’ami,Hélas!Mais deux pauvres malheureuxVenus implorer pour euxVos grâces.

D’être épousés dès ce soir,Ils font leur unique espoirHélas!Deux fous sont à vos genoux,De ces fous, pardonnerez-vousL’audace?

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Saint-Clair : Ah! bravo! le joli placet!Mon frère, il faut répondre!

Dalin : Eh oui!

Dorimon (bas à Linval) : Le compliment a produit son effet :Et je n’ai pourtant mis qu’un quart d’heure à le pondre!

Dalin : Eh bien, ma sœur, eh bien, ma nièce...

Allez entretenir chacun de ces messieurs

(Ils se séparent, Dalin demeure seul au milieu)

Dorimon (à part) : Que Lucette a d’appâts; mais quel air sérieux.

Linval (à part) : Il me semble jouer quelque mauvaise pièce.

Dalin (à part) : Dirai-je à Dorimon mes craintes?Le moment n’est pas très heureux.

St-Clair (à part) : Linval n’ose parler; c’est qu’il est amoureux!

Lucette (à part) : Que de peines, que de contraintes!

Dorimon (à Lucette) : Que dites-vous de ma manchette?C’est la dernière mode de Paris.

Lucette : Comment vous donner un avis?Sur ces chapitres-là je ne suis qu’une bête.

Dalin : Dans ces transports de joie, j’ai plaisir à vous voir.Rien ne nous obligeant à languir davantage,Je veux que mon notaire apporte dès ce soirLes deux contrats de mariage.

St-Clair, Dorimon : Bravo!

Lucette, Linval (à part) : Hélas!

Dalin : Pourtant...

Tous quatre : Pourtant?

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Dalin : Il me faut, Dorimon, un moment tête-à-tête.Allons dans le jardin.

Dorimon (à part) : Il veut parler d’argent (haut) Dalin, je suis à vous, que rien ne vous arrête.

(Ils sortent)

Scène 9 - Madame Saint-Clair, Lucette, Linval

(Tous trois paraissent fort embarrassés)

St-Clair (à part) : Il faut à ce jeune homme un divertissement. (haut) Pendant que ces Messieurs goûtent la promenade,

Nous aussi, cher Linval, profitons du moment.Amusons-nous! Jouons à la charade?Aux bouts-rimés? au corbillon?

Linval : Je ne me connais pas à ces jeux de salon.

St-Clair(à part) : Décidément, il manque un peu de fantaisie. (haut) Alors, chantons : le chant est ma grande folie.

Linval : Je ne sais pas chanter.

Saint-Clair : Mais je vais vous apprendre! (à part) C’est une éducation toute entière à reprendre. (haut) J’ai là certain duo d’un ancien opéra

Nous allons le chanter ensemble.Lucette au clavecin nous accompagnera.

Lucette : Eh oui, chantez, Monsieur!

Linval : Vous riez, ce me semble!

Saint-Clair : Eh bien, elle a raison de rire!Rien n’est plus amusant que les gens sérieux.Chantez, Monsieur le triste sire,Chantez, vous dis-je, je le veux!

(Tous trois s’essayent, mais Madame Saint-Clair ne parvient pas à déchiffrer.)

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Saint-Clair Reprenons, voulez-vous?Je ne voyais pas bien la ligne de dessous.

(Même jeu)

Saint-Clair J’en suis sûre, à présent que je l’étudie :Les paroles vont mal avec la mélodie.

(Même jeu)

Vraiment, je m’efforce en vain,Cette musique est inchantable.J’aurai plus de bonheur, peut-être, au clavecin.Ma nièce, aidez Monsieur, soyez-lui secourable.

(Reprise et fin du duo)

Mais il me semble, sur mon âme,Que vous chantez, Linval, avec un sentiment,Une expression, une flamme...

Linval : On se prend sans penser à ces amusements...

Saint-Clair : Et vous, Lucette, en vérité,Vous avez les yeux plein de larmes!

Lucette : Par une poussière irrité...

Linval : Souffrez que je vous l’ôte !

Saint-Clair : Allons bon! que d’alarmes!Et ne dirait-on pas, tant il est empresséQu’il en tient... Dieu! la chose est claire!L’ingrat néglige mes appâts!Et je m’explique enfin cette froideur sévère :C’est pour elle que son cœur bat.

Lucette : Et pour Linval, le mien soupire.

Saint-Clair : Comment ? Que voulez-vous dire?

CAVATINELucette

(“Je ne le dis qu’à vous”)

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LUCETTE

Je ne le dis qu’à vous,A vous que je révère.Si j’avais une mère,

Sa fille à ses genoux,Eut fait l’aveu sincère

Du penchant le plus doux;Mais je n’ai plus de mère,

Et cet aveu sincère,Je ne le fais qu’à vous.

Je suis timide, Soyez mon guideEt mon appui.

Vous aimerez celui que j’aimeMon cœur est fait pour lui,Et vous direz vous-même :

Ton cœur sensible est fait pour lui.

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Saint-Clair : Mon cœur avait pourtant cru le sien fait pour moi.

Lucette : Laissez parler ce cœur en faveur de LucetteVoyez ma peine, mon émoi.

Saint-Clair : Peut-être votre amour n’est-il qu’une amourette?

Lucette : Linval est ma seule espérance.

Linval : Ne doutez pas de ma constance!

Saint-Clair (bas): Comme il a dit cela, et quel air ingénu! (haut) Çà, contez-moi comment cet amour est venu.

DUOLucette, Linval

(“Il vous souvient de cette fête”)

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LUCETTE, LINVAL

Linval et LucetteIl vous souvient de cette fête

Où l’on voulut nous voir danser;pour faire de nous sa conquête,

L’amour n’eût qu’un trait à lancer.

LinvalDans mon sein, une douce flamme

De veine en veine se glissa.

LucetteJe sentis que j’avais une âme,Un feu naissant me l’annonça.

Linval et LucetteSa / ma main qui tremblait dans la mienne / la sienne

Reçut de moi / donna pour moiLe tendre gage de ma foi

LinvalJe m’égarai parmi la danse,

Je n’entendais plus le hautbois.

LucetteJe rencontrai ses yeux deux fois,

J’oubliai la cadence.

Linval et LucetteIl vous souvient de cette fête, etc.

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St-Clair (à part) : Je ferais le malheur de ma chère LucetteEn épousant Linval qui ne m’aimerait pas.En somme, bel exploit d’une vieille coquette!Sortons-nous de ce mauvais pas.

(haut) A mon âge, être encore en humeur de conquête :Je ne sais où j’avais la tête.Adieu, jeunesse, adieu, amours,Je renonce à vous pour toujours.

Je te rends ton Linval : Lucette, es-tu contente?

Linval : Ah! Madame!

Lucette : Ah! Ma tante!

Saint-Clair : Je renonce à l’amour, mais non pas aux plaisirs!Je veux encor me divertir,Et pour chasser d’ici toute mélancolie,Nous allons commencer par une comédie.Pour laisser le champ libre à cet amour si tendre,Il faut premièrement renvoyer Dorimon.Dans un lieu plus discret, allons tout entreprendrePour affranchir Lucette et tromper le barbon.

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[Sixième tableau - Sur la pièce d’eau du jardin. Dalin et Dorimon sont en barque.]

Scène 10 - Dalin, Dorimon

Dorimon : Et le coq devenait oison?

Dalin : Oison de toutes les manières!

Dorimon : Et Lucette, dans sa vision...

Dalin : ... Vit les choses tout aussi claires.Pouvais-je négliger cet avertissement?Vous voilà prévenu, vous ferez bonne garde!

Dorimon : Mais il me semble à moi que ceci vous regarde.

Dalin : Eh quoi! Vous renieriez votre consentement?

Dorimon : Je fais certes grand cas d’une telle unionEt votre nièce est ravissanteMais c’est, vous l’avouerez, une chose importanteQu’être ou que n’être pas... oison.

Dalin : Unissons nos efforts pour contrer l’adversaire!

Dorimon : Il faudrait pour cela connaître... le milan.

Dalin : Eh bien, tâchons de percer ce mystère,Puis nous dresserons notre plan.

Dorimon : De ce funeste oiseau, quelle était l’apparence?

Dalin : Il m’a semblé robuste et de belle prestance.Le plumage était clair, l’oeil vif, le vol légerEt quelque chose en lui m’a paru familier.

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Dorimon : Prenons le temps d’examiner l’affaire.

Dalin : Oui : chi va piano, va sano.

Dorimon : Vous parlez l’italien?

Dalin : Un’poco, un’poco!Etant encor enfant, je l’appris de ma mère :Elle était italienne et venait de Milan.

Dorimon : De Milan.

Dalin : De Milan. Je suis le volatile.

Dorimon : Vous vous moquez!

Dalin : “Dalin est le milan”.

Dorimon : Il me semble pourtant, voisin...

Dalin : C’est inutile,Nous devons respecter les arrêts du Destin.

Dorimon : Raisonnons un moment...

Dalin : “Le milan, c’est Dalin”.D’ailleurs, les présages concordent :Et ce je ne sais quoi qui m’était familier,C’était mon profil d’aigle et mon air altier!Voyez : tous les signes s’accordent!

Dorimon : Lucette approuverait un projet si sévère?

Dalin : Lucette m’a promis d’épouser le milan :“Si le Ciel le veut, j’y consens”Le Ciel m’a désigné, c’est moi qu’elle préfère!

DUO COMIQUEDalin, Dorimon

(“Quoi! c’est vous qu’elle préfère!”)

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DALIN, DORIMON

DorimonQuoi! c’est vous qu’elle préfère!

DalinOui! c’est moi qu’elle préfère,

Moi, moi !

Dorimon Vous qu’elle aime?

Dalin Oui, moi!

DorimonC’est à quoi l’on ne s’attend guère.

DalinMais je ne sais pas pourquoi.

DorimonLà, soyons de bonne foi,

Vous seriez au moins son père!

DalinJe la chéris comme un père.

DorimonEt vous la croyez sincère ?

DalinTrès sincère!

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Dorimon Oui, je le crois !

Et fidèle ?

Dalin Je l’espère!

DorimonOui, je le crois!

Dalin Oui, je le crois!

DorimonVoilà donc cette jeunesseQui reverdit tous les ans!

DalinVous avez sur moi l’aînesse

De plus de deux ou trois ans.

DorimonQuand on a la soixantaine,

Entre nous, c’est bien la peineDe voler deux ou trois ans !

DalinJe n’ai pas la soixantaine,

Il s’en faut plus de trois ans!

Tous deux (à part)Je le désole / Il se désole,

Ah! que la vieillesse est folle,Ah! que les hommes sont plaisants !

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[Septième tableau - Dans une grotte au fond du jardin, où Madame Saint-Clair est dissimulée.]

scène 11 : Madame Saint-Clair, puis Dorimon.

Saint-Clair : Dans cette grotte sombre éloignée du château,Nous pourrons à loisir dresser nos batteries.Je sens mille folies germer dans mon cerveau,Pour fourber Dorimon et moquer ses lubies.

Dorimon (entrant en colère, sans voir Madame Saint-Clair.)

Ou Dalin est un fourbe, ou Dalin est un fou.Mais il se joue de moi de toutes les manières,Eh bien! j’épouserai sa nièce malgré tout,Pour me venger de lui et railler ses chimères.

St-Clair (cachée) : Que dit-il?

Dorimon : Epouser sa nièce!

Saint-Clair : Autre roman!

Dorimon : A son âge!

Saint-Clair : Eh oui! ce diable d’âge!

Dorimon : Un milan!

Saint-Clair : Ce rêve apparemment lui tourne fort la tête.

Dorimon : Je suis coq, Dalin, milan!

Saint-Clair : Cela fait deux bêtes.

- 31 -

Dorimon : Que ne vois-je surgir, vomi par les Enfers,Le plus rusé démon qu’ait produit Lucifer!S’il pouvait me tenir quelque vengeance prête,Sans même marchander, je lui vendrais...

Saint-Clair (haut) : Lucette?

Dorimon : Ah! vous m’avez fait peur!

Saint-Clair : Frémissez, Dorimon :C’est moi! je suis ce noir démon!

Dorimon : Comment?...

Saint-Clair : En votre faveur, l’Enfer a tranché :Il m’envoie jusqu’à vous : commandez, je vous prie!

Dorimon : Est-ce une plaisanterie?

Saint-Clair : Précisons tout d’abord les termes du marché :Contre une vengeance complèteRenoncerez-vous à Lucette?

Dorimon : Une vengeance!

Saint-Clair : A votre gré.

Dorimon : Implacable?

Saint-Clair : Au dernier degré.

Dorimon : C’est bien tentant.

Saint-Clair : Mais plus question de mariage!

Dorimon : Lucette est pourtant bien jolie.

Saint-Clair : Monsieur, votre âge!Songez-y, vous êtes barbon,Et ma nièce est un tendron.

AIRMadame Saint-Clair(“En conscience”)

- 32 -

MADAME SAINT-CLAIR

En conscience, c’est bien à vousD’être amoureux, d’être jaloux ?

Vous me causez tous une impatience,Mais où prenez-vous tant de confianceAllez, allez, vous êtes de vieux fous !

On vous en donnera, des épouses fidèles,Jeunes et belles,

On vous en donnera,Exprès pour vous, l’on en fera !N’avez-vous pas, de la jeunesse,Mis à profit tous les instants ?

Eh bien, chaque chose a son temps!Faut-il que le plaisir renaisse

Comme les fleurs tous les printemps ?Tenez, voyez ce portrait,

Je ressemblais trait pour trait,J’étais jeune, assez jolie,On m’aimait à la folie,

Eh bien! on ne m’aime plus,Faut-il que je me désole ?

Non, non, le temps qui s’envoleRit de nos vœux superflus !

- 33 -

Dorimon (haut) : A tant d’esprit je rends les armes.

(bas) Peste! comme elle a dit cela!Décidément, qu’elle a de charme,Et la nièce ne la vaut pas.

(haut) Vous m’avez ébranlé par ce discours sévère,Je le sens bien, allez! que vous m’ouvrez les yeux

(bas) Et les ouvrant, plus je la considèrePlus je goûte cet air joyeux.

(haut) Votre requête est juste, il faut vous satisfaireJe renonce à jamais aux plaisirs amoureux.

(bas) Pour cette aimable caractère,Linval, décidément, me semble trop sérieux.

AIRDorimon

(“Quand l’âge vient”)

- 34 -

DORIMON

Quand l’âge vient, l’amour nous laisse,C’est une loi qu’il faut subir.La jeunesse aime la jeunesse

Comme la rose le zéphyr.Mais sans gémir en vain d’un sort inévitable,

N’avons-nous pas le vin Et la chasse, et la table,

Et l’amitié, ce don divin ?Voici le temps de la sagesse,

Sans nous flatter,Allons au fait,

On n’est pas faitPour plaire et pour aimer sans cesse,

Voilà le fait!

- 35 -

Scène 12 - les mêmes, Linval

Linval (très agité) : Pardonnez si je tarde à notre rendez-vous...Comment, c’est vous, mon oncle!... Ma surprise...

Dorimon : Eh, bonsoir mon neveu.

Mme Saint-Clair : Linval, rassurez-vous,Votre oncle a changé de dessein.

Dorimon (à part) : Elle est exquise.

Mme Saint-Clair : Il reconsidère ses intentions,N’est-ce-pas, Dorimon? Veniez-vous pas de direComme vous aviez fait bien des réflexions,Que l’âge vous venant, vous en sentiez l’empire...

Dorimon (à part) : Quel art pour se moquer de moi!

Mme Saint-Clair : ... Que vous n’aspiriez plus qu’au calme, à la retraite,Et qu’en examinant Lucette,

Dorimon (à part) : Défendons-nous, ma foi!

Mme Saint-Clair : Il vous était venu cette pensée chagrineQu’elle aurait pu très bien être...

Dorimon : Ma jeune sœur!

Mme Saint-Clair : ... Votre petite-fille.

Dorimon (à part) : Ah! qu’elle me taquine!

- 36 -

Mme Saint-Clair : Bref! Votre oncle, Linval, renonçait à Lucette,La place est libre, à vos amours!

Dorimon : Quoi? tous deux...

Mme Saint-Clair : ... S’aimaient en cachetteEt j’étais leur seul recours.Allons! Ne faites pas la tête,Riez plutôt de ce bon tour.

Et vous, Linval, jurez d’être fidèle,Promettez d’être le modèleEt des amants et des époux.

Linval : Ah! Madame, en douteriez-vous?

AIR et TRIOMme Saint-Clair, Linval, Dorimon

(“Vous aurez affaire à moi”)

- 37 -

MADAME SAINT-CLAIR

Vous auriez à faire à moiSi vous lui manquiez de foi;Gardez-vous d’aller prendre

Les faux airs de nos francs étourdis,Car, tenez, c’est moi qui vous le dis,Si ce cœur innocent, doux et tendre,

Si ce cœur s’était laissé prendre,Le trompeur aurait à faire à moi,

Gardez-vous de lui manquer de foi !

Ma Lucette est si touchante,C’est comme une jeune planteQui cherche un appui léger,Mais n’allez pas l’affliger

Car c’est moi qui serais méchante !

ENSEMBLE

MADAMEDORIMON LINVAL SAINT-CLAIR

Non, non, Madame, croyez-moi, Ah! Madame, épargnez-moi, Vous auriez à faire à moiIl ne peut lui manquer de foi, Répondez-lui de ma foi. Si vous lui manquiez de foi

C’est moi qui réponds de sa foi. Gardez-vous d’aller prendreLes faux airs de nos francs étourdis,

Car, tenez, c’est moi qui vous le dis,Si ce cœur doux et tendre,

Si ce cœur s’était laissé surprendre,Le trompeur aurait à faire à moi,

Gardez-vous de lui manquer de foi.

- 38 -

Mme Saint-Clair : Eh bien, je vous crois fidèleEt j’accepte vos serments.Mais où ma nièce reste-t-elle?Nous l’attendons ici depuis un bon moment.

Linval : Hélas! je me le rappelle,Lorsque je suis entré je venais justementVous en apporter la nouvelle .

Mme Saint-Clair : Je redoute l’événement.

Linval : Monsieur Dalin tout à l’heure,Par les bons soins de son valet,A mis Lucette en demeureD’aller l’entretenir dedans son cabinet.

Mme Saint-Clair : Courons là-bas, et tâchons de surprendreUn peu de leur entretien,Je serais curieuse d’apprendreCe que complote Dalin.Ah! Mon frère, mon cher frère,Ne jouez pas au plus malin;Et nous, Dorimon, ventre à terre:Ce que je promets, je le tiens!

- 39 -

[Huitième tableau - La scène représente le cabinet de Dalin]

Scène 13 - Dalin, Lucette

Dalin : Entrez, Lucette, prenez place.Dedans mon cabinet, nous parlerons sans bruit.Ce rêve que tous deux nous fîmes cette nuit,Ce milan qui nous menace...

Lucette : C’est Dorimon?

Dalin : Eh non!J’ai découvert de nouveaux signesQui me font soupçonner un autre prétendant.

Lucette : Et ce que ce signe désigne...

Dalin : Est un homme tout différent :Mieux fait, plus jeune, plus aimable,Partageant avec toi des intérêts communs,Dont la seule espérance est de t’être agréable...

Lucette : Que je connais peut-être?

Dalin : Oui, que tu connais bien.

Lucette : Et son nom, Monsieur, je vous prie?

Dalin : Pour obtenir du ciel sur se point capitalUne complète garantie,Nous allons consulter la boule de cristal.

Lucette : La boule de cristal n’est pas toujours bien sûre...

Dalin : Au contraire! elle est sans égal.

Lucette : Eh bien, j’en accepte l’augure.

Dalin : Tu t’assures par là le mari idéal.

- 40 -

Lucette : Je m’en remets à votre science,Et consens d’épouser l’homme de qui le nomSortira de l’expérience;Mais j’y mets cependant une condition.

Dalin : Explique-toi.

Lucette : C’est que moi seuleY regarderai.

Dalin : Toi seule?

Lucette : Oui.Vous paraissez chagrin.

Dalin : Je suis fort réjoui.Un peu d’aide pourtant...

Lucette : Point d’aide.

Dalin : Un regard.

Lucette : Seule,Je vous l’ai déjà dit.

Dalin : Eh bien, seule, c’est bon.Commençons sans tarder la consultation.

(Pendant que Dalin effectue des passes magiques autour de la boule de cristal, Lucette chante l’air suivant:)

AIRLucette

(“Je ne dis pas quel objet”)

- 41 -

LUCETTE

Je ne dis pas quel objetLe Ciel destine à me plaire,Aimer n’est pas un projet,

C’est l’instant qui nous éclaire,Mais je n’augure pas bien

D’un choix qui n’est pas le mien.Qu’on me donne à choisir

Au gré de mon envie,Je vais avec plaisir

M’engager pour la vie,Mais malgré soi,Donner sa foi,

C’est mensonge ou folie.

- 42 -

Lucette : Ciel!

Dalin : Qu’avez-vous?

Lucette : Le charme opère!Je vois des lettres se former.

Dalin : En es-tu sûre?

Lucette : Il faut vous taire :Je vais pouvoir vous les nommer.Je vois un LINVAL, il est énorme,Je vois un I, il est petit,Je vois un N qui prend forme,Et je vois encore...

Dalin : Il suffit!Est-il besoin d’attendre davantage?Ce LIN, c’est la fin de DALIN,Le ciel confirme les présagesEt je suis le milan malin!

Lucette : Un autre nom, je vous assure...

Dalin : Je n’écoute plus rien, le ciel s’est prononcé!

Lucette : Le ciel ne voudra pas qu’une telle imposture...

Dalin : Lucette, ouvrez les bras à votre fiancé!

Lucette : Hélas, mon oncle, que de hâte,Tout cela semble bien presséJe doute assurément que le le ciel offensé...

Dalin : Comment! elle doute, l’ingrate!Ne doutez pas, mon petit cœur,Et dites-vous que, si les astresUn jour se refusaient à faire mon bonheur,Un talisman nous met à l’abri des désastres.Vois! J’ai ce petit mot d’écritQui sur toi me confère un pouvoir légitime :Es-tu contente? Eh bien, sans plus faire de bruit, Voici la volonté que devant toi j’exprime :De m’épouser, fais-moi serment.

- 43 -

Lucette : Eh bien, mon oncle, j’y consens

(Elle sort avec précipitation.)

Dalin : Elle ne paraît pas tout à fait satisfaite :Mais la pudeur l’oblige à cacher son plaisir.Dès le contrat signé, sa joie sera parfaiteEt j’augure un grand bien de nos deux avenirs.

[Neuvième tableau : sur le toit de la demeure, pendant que la nuit tombe. ] (Madame Saint-Clair, Linval et Dorimon, avec des figures consternées, sont penchés sur le conduit de la cheminée, par lequel ils ont entendu la conversation entre Dalin et Lucette)

Scène 14 : Madame Saint-Clair, Linval, Dorimon.

QUATUORLinval, Madame Saint-Clair, Dorimon, puis Lucette

- 44 -

Linval, Madame Saint-Clair, Dorimon, puis Lucette

LinvalQu’ai-je entendu?

Madame Saint-Clair C’est une ruse

DorimonCeci pourtant passe le jeu.

LinvalLucette!

Madame Saint-Clair Il se flatte, il s’abuse.

LinvalLucette!

Madame Saint-Clair Eh non, ce n’est qu’un jeu.

N’est-il pas vrai, ce n’est qu’un jeu?

Lucette (entrant)Hélas non, ce n’est point un jeu.

Linval et DorimonQuoi, Lucette, vous me / le trompez!

Du coup mortel mous me / le frappez!

Madame Saint-ClairMais rien n’est plus étrange?Mais mon enfant, dis-moi:

Est-ce-que ton coeur change,Et lui manque de foi?

DorimonMais rien n’est plus étrange,

Lui manquez-vous de foi?

LinvalMais rien n’est plus étrange.

Quoi! me manquer de foi!

- 45 -

Madame Saint-ClairRéponds-moi donc.

DorimonRépondez-nous.

Linval Répondez-moi.

LucetteLaissez-moi, Linval, laissez-moi.

Je ne suis pas digne de haine.

Madame Saint-Clair et DorimonA quoi bon redoubler sa peine?

A quoi bon le désespérer?

LinvalElle veut redoubler ma peine;

Elle veut me désespérer.

Madame Saint-Clair et DorimonParlez-nous au lieu de pleurer.

LucetteUn devoir rigoureux m’enchaîne.

Tous les troisEt quel devoir? et quel devoir?

LucetteUn pouvoir absolu m’entraîne.

Tous les troisEt quel pouvoir? et quel pouvoir?

LucetteJ’ai lu ces mots, de la main de mon père :

“Sur une fille qui m’est chère,Je vous remets tout mon pouvoir”.

LinvalIl a sur vous les droits d’un père!

Voilà mon arrêt, le voilà!

DorimonElle obéit aux lois d’un père:

Je n’ai rien à dire à cela.- 46 -

LucetteIl a sur moi les droits d’un père :

Voilà mon malheur, le voilà.

Madame Saint-ClairAh, mon frère! mon cher frère!

Vous abusez des droits d’un père.Vous ne m’aviez pas dit cela.

Linval, Lucette, Dorimon.Ah! quelle loi sévère!

Ah! quel devoir austère!

Madame Saint-ClairVoilà donc le mystère?Et vous m’attendiez là?

Linval, Lucette, Dorimon.Ah! quel devoir! qu’il est sévère!

Madame Saint-ClairPaix, ne vous désolez pas.

Linval, Lucette, Dorimon.Dans nos / ce malheur, que faire, hélas!

Madame Saint-ClairJe médite dans ma tête;

J’imagine un trouble-fêteAuquel il ne s’attend pas.Savez-vous l’astrologie?

Linval, Lucette, Dorimon.Qui? moi? non. Ni moi. Ni moi.

Madame Saint-ClairCroyez-vous à la magie?

Linval, Lucette, Dorimon.Qui? moi? non. Ni moi. Ni moi.

Madame Saint-ClairHé! laissez-donc faire à moi.

DorimonVous y croyez de bonne foi?

- 47 -

Madame Saint-ClairNous y croyons, mon frère et moi.

Lucette et LinvalPour nous unir ensemble,

Vous aurez son aveu?

Madame Saint-ClairVous allez voir dans peu.

DorimonJ’en doute encore un peu.

LinvalJ’espère

LucetteEt moi je tremble.

DorimonAh! quel plaisir d’unir ensemble

Votre Lucette et mon neveu.

Madame Saint-ClairAh! quel plaisir d’unir ensemble

Ma Lucette et votre neveu.

LinvalJ’espère

LucetteEt moi je tremble.

Linval, Lucette et DorimonVous aurez son aveu?

Madame Saint-ClairOui, j’aurai son aveu.

Aimeriez-vous jouer la comédie?

DorimonAssurément, assurément.

Madame Saint-ClairL’astrologie en est l’objet.

DorimonJe vous entends.

- 48 -

Madame Saint-ClairOui, vous serez tous contents.

Ah! mon frère!Mon cher frère!

Vous abusez des droits d’un père?Vous ne m’aviez pas dit cela.

DorimonLui, qui croit qu’on le préfère,

Il ne s’attend pas à cela.

Linval et LucetteVoilà donc le mystère!

Quel appui nous avons là!

Madame Saint-ClairLaissez, laissez-moi faire;Vous serez tous contents.

Linval, Dorimon et LucetteLaissons, laisson-la faire;Nous serons tous contents.

Je vous entends :C’est le mystère.

Madame Saint-ClairSongez à notre affaire.Allez, je vous attends.

Linval, Dorimon et LucetteEt nous serons tous contents?

Madame Saint-ClairEt vous serez tous contents.

- 49 -

Scène 16 : Lucette (restée seule)

Lucette : Comme en un court moment tout me paraît changé!La nuit même qui vient cesse d’être inquiétante :A la folle humeur de ma tanteIl semble qu’aussitôt cèdent tous les dangers,

Pourtant, contre l’ordre d’un père,Que me sert un peu de gaieté?Mon espérance est éphémère,Comme en un court moment tout me paraît changé!

AIRLucette

(“Comme un éclair, la flatteuse espérance...”)

- 50 -

LUCETTE

Comme un éclair, la flatteuse espéranceBrille à mes yeux et semble voltiger.

En moi renaît le calme et l’assurance;Je ne vois plus que l’ombre du danger.

Calme trompeur, hélas! vaine assurances!Comme un éclair, comme un éclair léger,Bientôt s’envole et s’éteint l’espérance,

Et je revois l’image du danger.

Comme un éclair, la flatteuse espéranceBrille à mes yeux et semble voltiger.Pour la saisir mon coeur s’élance;

Elle s’enfuit, comme un songe léger.

- 51 -

[Dixième tableau - Dans le salon de musique. Dalin entre, suivi de son notaire.]

scène 17 - Dalin, le Notaire.

Dalin : Les contrats sont-ils prêts? c’est bien.Irréprochables dans la forme?C’est bon. Tournés dans le goût des Anciens?Parfait. Avec copie conforme?Oui. Avez-vous noté, à côté de la date,Le décan, le signe astral, la maison ?Bien. C’est pour l’horoscope. En dépit de ma hâte,Je veux, des lois du Ciel, suivre les prescriptions.Avez-vous pris soin de ne pas inscrireLe nom des quatre contractants ?Oui, les espaces sont en blanc.Je veillerai tantôt moi-même à les remplir.

scène 18 - les mêmes, Lucette.

Lucette (entrant) : Ah! Monsieur, je vous trouve enfin!Là-bas... Il faut que je respire!...Trois étrangers!... un moment d’entretien!

Dalin : Lucette, qu’avez-vous? et que voulez-vous dire?

Lucette : Un miracle! un honneur! un signe du destin!Laisserez-vous passer une occasion si belle?

Dalin : Lucette, expliquez-vous, car je n’y comprends rien.

Lucette : La joie me trouble la cervelle!Apprenez qu’étant seule à l’entrée du jardin,Je vis trois étrangers d’allure magnifique. “Pourrais-je, dit l’un d’eux, entretenir Dalin,Cet illustre docteur en science astrologiqueEt soumettre à son attentionUn abrégé des arts de la divination?”

- 52 -

Dalin : Il connaissent mon nom!

Lucette : Ils arrivent de Chine!

Dalin : Quelle aventure!

Lucette : Ils disent que, sur trois vaisseaux,Ils ont fait transporter une étrange machine,Et que le Grand Albert inspira leurs travaux.

Dalin : Le Grand Albert, dis-tu, cet illustre savant!

Lucette : J’ai cru qu’une telle entrepriseNe pouvait souffrir de remise.

Dalin : Tu as raison! Où sont-ils à présent?

Lucette : Mon impatience était trop forte :Je les ai fait monter, ils sont devant la porte.

(Madame Saint-Clair, Dorimon et Linval entrent, travestis en devins chinois)

MARCHE DES BOHÉMIENS

- 53 -

Scène 19 et dernière - Les mêmes, Saint-Clair, Linval, Dorimon (travestis).

Saint-Clair : Superbe et révéré docteurDont la nom vénéré restera dans l’histoireComme un illustration de l’art divinatoire,A toi, honneur!

Dorimon : Honneur!

Linval : Honneur!

Lucette : Mon oncle, que de gloire!

Dalin : Ecoutons sa harangue.

Saint-Clair : Nous venir jusqu’à toi des bords de l’univers.Si parfois ma discours semble aller de travers,Pardonne à l’ignorance où je suis de ton langue.

Lucette : Réservez ces discours aux seuls initiés :Renvoyez le notaire.

Dalin : Je l’avais oublié. (au notaire) Attendez-moi dehors; je finis cette affaire.

(Le notaire sort; pendant qu’il échange des saluts avec les mages, ceux-ci lui subtilisent les contrats)

Lucette : Il faut répondre au mage.

Dalin : Et quoi?La surprise me laisse coi.

Lucette : Mourez-vous pas de voir leur découverte?

Dalin : Certes!

- 54 -

Lucette Eh bien! demandez-leur.

Dalin : Sur l’heure!Grands démons... de l’horoscope...C’est assez... complimenté...Vous êtes venus... en Europe...Commençons... C’est ma volonté.

Saint-Clair : Laisse tes serviteurs, que l’inquiétude ronge,Soumettre à tes regards le Cabinet des Songes.

(Le fond du théâtre s’enlève et révèle le Cabinet des Songes)

MUSIQUE et CHŒUR du GRAND ALBERT

- 55 -

MUSIQUE et CHŒUR du GRAND ALBERT

LES BOHEMIENS

O grand Albert!Descends des sept planètes.

Mathieu Lansberch,Prête-nous tes lunettes.

Et toi qui fais le nouvel an,Célèbre almanach de Milan!

MADAME SAINT-CLAIR (à Dalin)Prenez bien garde!

LES BOHEMIENS (à Dalin) Allez-vous en!

MADAME SAINT-CLAIREt n’avancez pas sans mon ordre!

LES BOHEMIENS Allez-vous en!

LES BOHEMIENS

O grand Albert!Descends des sept planètes.

Mathieu Lansberch,Prête-nous tes lunettes.

Et toi qui fais le nouvel an,Célèbre almanach de Milan!

A votre voix tout le Ciel tremble,Vous l’arrangez, le dérangez.

S’il n’est pas tel que bon vous semble,D’un tour de main vous le changez.

On voit arriver pêle-mêleL’orage et la pluie et la grêle,La giboulée et le beau temps,

Un rude hiver, un doux printemps.

- 56 -

Dalin : D’un si vaste appareil quelle est l’utilité?

Saint-Clair : Annoncer l’avenir par des voies infaillibles.

Dalin : Puis-je en faire l’essai ?

Saint-Clair : Il vous est tout loisible.

Dalin : Où me rendrai-je?

Saint-Clair : A la Bouche-de-Vérité.

Linval (à Lucette) : Le notaire est notre dupe,Je lui ai pris les contrats.

Lucette (à Linval) : Pendant que ma tante l’occupe,Inscrivons nos deux noms en bas.

Dalin : Quelle étonnante merveille!Mais comment l’utilise-t-on?

Saint-Clair : Vois-tu bien cette grande oreille?Toi poser là ta question.Alors la Bouche sans pareille Enoncera le solution.

(Le notaire revient, cherchant ses contrats)

Lucette (à Linval) : Linval! j’aperçois le notaire!

Linval (à Lucette) : Pour ce coup, employons l’argument monétaire.

(Linval sort sa bourse et entraîne le notaire au-dehors).

Dalin : Sage Bouche-de-Verité,Sur mon union avec Lucette,Les Astres ont-ils députéQuelque favorable planète?

(Il sort de la Bouche-de-Verité un ruban de papier, que Dorimon saisit et prétend lire).

- 57 -

Dorimon : O Tsao séolin, pako raka toucouO soï! O Soho! Et glou, et glou, et glou!Séguédé? Takawa? baraboum atawoille,O Tsao séolin épati - oille, oille,oille.

Dalin : Je n’ai pas bien saisi ce qu’il m’a voulu dire.

Saint-Clair : C’est qu’il parlait cochinchinois.Toi ne l’entendre pas?

Dalin : Parfois,Je suis un peu distrait.

Saint-Clair : Je vais te le traduire.

AIRMadame Saint-Clair(“Ah le beau jour”)

- 58 -

AIRMadame Saint-Clair

Ah! le beau jour!C’est une fête.Est-ce l’Amour

Qui vous l’apprête ?Oui, c’est la fête

de l’Amour.

Au son des hautbois on y danse;Le vin coule avec abondance.

L’heureux destin! l’heureux destinSi tout ressemble à ce festin!

Mais j’entends l’orage qui gronde.Ah! quelle crainte vous poursuit!Je vois, dans l’horreur de la nuit

Le noir soupçon qui fait sa ronde;Et je vois l’Amour qui s’enfuit.

- 59 -

Dalin : Cette prédiction m’inquiète!Ne peut-on préciser par quelque autre moyen?...

Saint-Clair : Pour cela, la machine est prête :Elle va déchiffrer les lignes de ta main.

Linval : Quel honneur pour moi misérableDe voir votre Grandeur daigner me consulter.

Saint-Clair : Ô mage trois fois vénérable,Explique à ce seigneur comme il doit procéder.

Linval : Dedans cette fente obscureIl faut glisser votre main :Par des visions, par des figures,L’oracle expliquera les arrêts du Destin.

Dalin (bas, à Linval) : Le Destin voudrait-il se rendre assez bon diablePour voir dedans ma main si Lucette est fiable?

DUOLinval, Dalin

(“Autour d’elle sans dessein”)

- 60 -

DUOLinval, Dalin

LINVALAutour d’elle, sans dessein,Que de plaisirs elle attire!

DALINOui, c’est bien dit, sans dessein.

LINVALJ’en vois voler un essaim.

Que de coeurs sous son empireElle engage sans dessein!

DALINOui, c’est bien dit, sans dessein.

LINVALElle est sage.

DALIN Ah! je respire.

LINVALElle est sage; mais enfin...

DALINOui, le reste va sans dire.

LINVALAutour d’elle, sans dessein,Que de plaisirs elle attire!

DALINOui, c’est bien dit, sans dessein.

- 61 -

LINVALMais quelle métamorphose?

DALINC’est mon songe.

LINVAL Et co... comment

S’est opéré ce changement?

DALINVoilà ma poule.

LINVAL Et co... comment ?

DALINVoilà le coq.

LINVAL Et co... comment

S’est opéré ce changement ?

DALINPaix, donc, paix, vous dis-je, et pour cause.

LINVALOui, je me tais et pour cau... cause.Mais que vois-je rôder dans l’air?

DALINC’est le milan, rien n’est plus clair.

LINVALEt oui, vraiment, rien n’est plus clair.

- 62 -

Dalin : Votre Destin se trompe, et ce songe funeste,C’est l’avenir de Dorimon!

Linval : Les lignes de la main ne sont jamais en reste,C’est vous qui deviendrez l’oison.

Saint-Clair : Lorsqu’il apprend pour lui ce que le Ciel décrèteLe sage doit se résigner.

Dalin : Comment! Me résigner à porter... une crête,A voir quelque sot me plumer!

Dorimon : O Tao sinowa, sékodawou souchine,Sekedoka radou sara.

Dalin : Et je vous prie tous trois de retourner en ChineEn emportant votre fatras!

Saint-Clair : Ce Mage, en sa langue hermétique,D’un secret voulait t’avertir :C’est qu’à ce cabinet magiqueTu pourrais encor recourir;Et si tu te sentais un assez grand courage,Nous pourrions animer d’effroyables ressortsQui, renversant tous les présages,Te donneraient pouvoir de modifier le sort.

Dalin : Je le veux! que faudra-t-il faire?

Saint-Clair : Par la force de nos pouvoirs, Nous t’allons dévoiler, du Cabinet des Songes,Les cabalistiques miroirs,Dans lesquels il faudra que ton regard se plonge.Grand Osmin, apportez le livre du DestinEt la plume zodiacale.

(Le Notaire, travesti, apporte les contrats dissimulés dans un livre)

- 63 -

Les miroirs vont montrer ton avenir prochainEt toute sa course fatale.Quand sans risque d’erreur tu verras s’y formerL’événement que tu redoutes,Dans le livre, quoi qu’il t’en coûteA cet instant précis, signe sans hésiter.

Dalin : Alors, d’un sort faste j’hérite?

Saint-Clair : Alors, tu recevras le sort que tu mérites. Ne songe qu’à fixer la glaceOù je vais conjurer l’influence des cieux!et de cette claire surface,Garde-toi bien surtout de détacher les yeux!

DUO, ENSEMBLE et CHŒUR FINALMadame Saint-Clair, Dalin

(“Ne troublez pas le mystère”)

- 64 -

MADAME SAINT-CLAIRNe troublez pas le mystère.

DALINNe troublons pas le mystère.

MADAME SAINT-CLAIRSoyez immobile.

DALINSoyons immobile.

MADAME SAINT-CLAIR Fort bien.

Que voyez-vous?

DALIN Je ne vois rien.

MADAME SAINT-CLAIRQue voyez-vous?

DALIN Le charme opère.

Je vois Lucette. Elle sourit.

MADAME SAINT-CLAIRElle sourit?

DALIN Elle sourit.

MADAME SAINT-CLAIRVoyez-vous à qui s’adresse

Ce regard plein de tendresse?C’est à l’amant qu’elle chérit.

- 65 -

DALINCiel! est-ce à moi que s’adresseCe regards plein de tendresse?Est-ce l’amour qui l’attendrit?

MADAME SAINT-CLAIROui, c’est l’amour qui l’attendrit.

Ne troublez pas le mystère.

DALINNe troublons pas le mystère.

MADAME SAINT-CLAIRVous le voyez, le charme opère.

DALINOui, je le vois, le charme opère.

Comme Lucette s’attendrit!

MADAME SAINT-CLAIREt c’est l’amour qui l’attendrit.

DALINQuoi! c’est l’amour qui l’attendrit?

MADAME SAINT-CLAIROui, c’est l’amour qui l’attendrit.

Voici le moment de la crise.Gardez-vous bien d’une surprise.

DALINN’ayez pas peur, je tiendrai bon.

MADAME SAINT-CLAIRPrenez-y garde.

- 66 -

DALIN Non, non, non.

MADAME SAINT-CLAIRPrenez-y garde et tenez bon.

DALINN’ayez pas peur, je tiendrai bon.

MADAME SAINT-CLAIRPrenez-y garde.

DALIN Non, non, non.

MADAME SAINT-CLAIRPrenez-y garde et tenez bon.

DALINN’ayez pas peur, je tiendrai bon.

MADAME SAINT-CLAIRNe voyez-vous pas un homme?

DALINOui, mais...

MADAME SAINT-CLAIRMais quoi?

DALIN Mais cet homme,

Mais cet homme n’est pas moi;Et c’est Linval qu’on le nomme.

- 67 -

MADAME SAINT-CLAIRJe le sais. Voyez-vous commeA Lucette il prend la main?

DALINOui, je vois comme

A Lucette il prend la main.L’infidèle! Est-il possible!

C’est pour lui qu’elle est sensible!

MADAME SAINT-CLAIRLaissez-faire!

DALIN Est-il possible?

MADAME SAINT-CLAIRL’affaire est en bon chemin.

DALINAh! quel supplice inhumain!De quels yeux il la regarde!

MADAME SAINT-CLAIRPrenez bien garde

Et tenez bon.

DALINDe quels yeux il la regarde!

MADAME SAINT-CLAIRHé non, ce n’est pas tout de bon.

A mon art, tout est possible.J’ai le secret infaillibleDe disposer de sa main.

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DALINL’infidèle! Est-il possible!

C’est pour lui qu’elle est sensible!Ah! quel supplice inhumain!

MADAME SAINT-CLAIRCe n’est rien qu’une menace.

DALINC’est bien pis qu’une menace.

MADAME SAINT-CLAIRSi je souffle sur la glace,

Dans le moment tout s’efface.

DALINJe vois trop bien ma disgrâce.C’est bien pis qu’une menace.

MADAME SAINT-CLAIRSi je souffle sur la glace...

DALINSoufflez donc sur cette glace.Ah! de grâce, allons au fait.

MADAME SAINT-CLAIRVous en allez voir l’effet.

DALINO Ciel! Dorimon les embrasse!

(parlé)Je signe!

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LE CHOEURC’est fait!

DORIMON C’est fait. De votre main

Vous avez terminé l’affaire.

DORIMONQuoi! de ma main!

TOUSN’avons-nous pas votre blanc-seing?

DALINC’est un larcin.

TOUS A bon desseinOn peut faire un petit larcin.

MADAME SAINT-CLAIRC’est pour vous une bonne affaire.

DALINC’est un larcin, c’est un larcin.

DORIMONC’est pour vous une bonne affaire.

DALINC’est un larcin, c’est un larcin.

TOUSOn vous l’a fait à bon dessein.

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DORIMONLe sage Osmin est le notaire.

DALINC’est un faussaire.

TOUSC’est pour vous une bonne affaire.

Le sage Osmin...

DALIN C’est un faussaire.

DORIMONC’est le notaire!

DALINC’est un larcin, c’est un larcin!

MADAME SAINT-CLAIRAllons, mon frère, allons, courage.

Notre pupille est notre enfant.

LUCETTEUn peu de ruse est de notre âge;Et, comme on peut, on se défend.

LINVALUn peu de ruse est de notre âge;Et, comme on peut, on se défend.

MADAME SAINT-CLAIRAllons, mon frère, allons, courage.

Est-ce à vous de faire l’enfant?

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LINVAL et LUCETTEUn peu de ruse est de notre âge;Et, comme on peut, on se défend.

DORIMONAllons, mon cher, allons, courage.

Est-ce à vous de faire l’enfant?

LES QUATREVous jouirez / Nous jouirons de votre / notre ouvrage

Votre / Notre pupille est votre / notre enfant.

DALINOui, c’est bien dit. Mais moi, j’enrage.

Comme le drôle est triomphant!

DORIMON et MADAME SAINT-CLAIRL’Amour jouit de notre ouvrage;

C’est par nous qu’il est triomphant.

LINVAL et LUCETTEL’Amour jouit de votre ouvrage;

C’est par vous qu’il est triomphant.

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COUPLETS

MADAME SAINT-CLAIRVeut-on que la bonne aventure

N’ait rien de douteux ni d’obscur?Le plus facile et le plus sûr,C’est d’interroger la Nature.Chacun de nous a son devin

Qui ne répond jamais en vain.

DORIMONOn sait assez, quand on est sage,

Ce que promet le lendemain.Mais ce n’est pas sur notre main,

C’est dans nos coeurs qu’est le présage.Chacun de nous a son devin

Qui ne répond jamais en vain.

MADAME SAINT-CLAIRLorsqu’un vieillard veut encor plaire,Qu’il se demande: “est-ce mon tour?

Est-ce l’étoile de l’amourQui me domine et qui m’éclaire?”

Chacun de nous a son devinQui ne répond jamais en vain.

DALINJ’avais prévu ce qui m’arriveEt j’avais là je ne sais quoiQui me disait : “retire-toi.

Il faut qu’à son tour chacun vive”.Oui, la vieillesse a son devin

Qui ne répond jamais en vain.

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LINVALPour être heureux avec ma femme,

Je ne lirai pas dans les cieux.Je lirai mon sort dans ses yeux.

LUCETTEJe lirai le mien dans ton âme.

TOUS LES DEUXL’Amour sera notre devin,

Il ne répond jamais en vain.

- FIN -

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