La Fayette Princesse de Cleves

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  • Madame de LA FAYETTE

    LA PRINCESSE DE CLVES

    (1678)

    Texte prcd dune tude de M. de Lescure

  • Table des matires

    MADAME DE LA FAYETTE SA VIE ET SES OUVRAGES ..... 4

    I .................................................................................................... 4 II .................................................................................................. 6 III ............................................................................................... 13 IV ............................................................................................... 28 V ................................................................................................. 37 VI ............................................................................................... 45

    PREMIRE PARTIE ............................................................... 62

    SECONDE PARTIE ............................................................... 102

    TROISIME PARTIE ............................................................. 141

    QUATRIME PARTIE .......................................................... 180

    propos de cette dition lectronique ................................. 218

  • 3

  • MADAME DE LA FAYETTE

    SA VIE ET SES OUVRAGES

    I

    Madame de La Fayette nest pas la premire femme qui ait crit un roman clbre, puisque Mlle de Scudry la fait avant elle ; mais elle est la premire qui ait crit, dans ce genre si cher aux femmes et o de tout temps elles se distingurent dune faon particulire, un roman digne du nom de chef-duvre et demeur ce titre au rpertoire de la littrature dimagination et de sentiment, sur le rayon favori des esprits subtils et des curs dlicats.

    Ce roman, type exquis, modle achev des formes de la conversation, des modes du sentiment et des murs de lamour aux plus beaux jours de notre politesse et de notre galanterie, mrite une tude, et son auteur un portrait. Nous allons es-sayer lun et lautre, en empruntant le plus que nous le pour-rons nos apprciations aux matres de la critique, sans renon-cer les contrler et mme les contredire lorsque nous le croirons utile, et les traits de notre image aux tmoignages contemporains, surtout Mme de Svign, qui parle de Mme de La Fayette en cinq cents endroits de ses lettres, et four-nit aux peintres littraires une palette dont aucun jusquici, selon nous, na fait assez dusage.

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  • Mme de Svign crivait, le 29 avril 1671, sa fille Mme de Grignan :

    Mme de La Fayette vous cde sans contestation la premire place auprs de moi cause de vos perfections ; quand elle est douce, elle dit que ce nest pas sans peine ; mais enfin cela est rgl et approuv ; cette justice la rend digne de la seconde, elle la aussi : la Troche sen meurt

    Ainsi, de laveu de Mme de Svign, Mme de La Fayette fut sa meilleure amie ; elle occupa dans son cur la premire place aprs sa fille.

    Mme de La Fayette, de son ct, crivait Mme de Svign (alors en Provence), le 24 janvier 1692, ce billet, le dernier delle qui ait t conserv, un des derniers, en tout cas, quelle ait crits la mme adresse, car il est dat dun an peine avant sa mort, et il respire bien, comme on va le voir, la fa-tigue et la tristesse des heures testamentaires :

    Hlas ! ma belle, tout ce que jai vous dire de ma sant est bien mauvais ; en un mot, je nai repos ni nuit ni jour, ni dans le corps ni dans lesprit ; je ne suis plus une personne, ni par lun ni par lautre ; je pris vue dil. Il faut finir quand il plat Dieu, et jy suis soumise. Lhorrible froid quil fait mempche de voir Mme de Lavardin. Croyez, ma trs chre, que vous tes la personne du monde que jai le plus vritablement aime.

    On comprendra, aprs avoir lu ces lignes, que nous ne nous privions pas de la bonne fortune, trop nglige jusquici par nos devanciers, depuis Auger jusqu Lemontey et depuis Sainte-Beuve jusqu M. Taine, de citer, le plus souvent que nous pourrons, les tmoignages contemporains tant sur Mme de La Fayette que sur son uvre : car on na pas tous les jours lavantage de prsenter au lecteur un portrait dont les plus nombreux et les meilleurs traits sont de Mme de Svign, et des jugements dont les considrants ont t formuls avant nous par des Bussy et des Valincour.

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  • II

    La vie de Mme de La Fayette offre peu dvnements. Son histoire tient tout entire dans quelques dates que nous men-tionnerons rapidement, pour consacrer tous nos efforts claircir cette existence de bonne heure efface volontairement de la scne brillante du grand monde, rduite aux plaisirs de la conversation et de la composition littraire, sans vanit desprit ni ambition dauteur, au milieu dun petit cercle choisi que domine une amiti clbre, et voue lentretien dune in-fluence mystrieuse dont la cause, les moyens et lusage ne nous ont t rvls que rcemment.

    Pour en finir ds labord avec ce raccourci biographique, disons immdiatement que Marie-Madeleine Pioche de La Vergne, ne en 1634, fille dun pre marchal de camp et gou-verneur du Havre, et dune mre ne de Pna, dorigine pro-venale, reut, grce aux soins de ses parents, gens de got et desprit, une ducation particulirement distingue, qui fcon-da par toutes les ressources de lart de rares dons naturels. Elle partagea cette culture raffine, laquelle Mnage, Huet et Se-grais contriburent tour tour, avec la future Mme de Svign, son mule en succs prcoces, sa rivale sans jalousie dans les bonnes grces de Mnage, qui les prit tour tour pour objet de ses sonnets italiens et de ses vers latins, et malgr tout cela sa tendre et fidle amie. Lune et lautre apprirent du galant et aimable pdant litalien et le latin lui-mme, ce qui ne les em-pcha point, comme on sait, de parler et dcrire encore mieux le franais, sur lequel lune et lautre auraient pu en remontrer leur matre.

    Mlle de La Vergne navait que quinze ans lorsquelle perdit son pre, et sa mre ne tarda pas convoler en secondes noces avec le chevalier Renaud de Svign, ami du cardinal de Retz, intimement ml aux intrigues de la Fronde avant de ltre aux

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  • querelles du jansnisme. Ds lge de vingt et un ans, en fvrier 1655, Mlle de La Vergne pousa le comte de La Fayette. Ctait le frre de cette fille dhonneur dAnne dAutriche, plus politique et plus ambitieuse peut-tre quon ne la cru, dont le chaste ro-man damour, rduit lamiti, avec le roi Louis XIII, fut clos par le dnouement, qui ntait pas encore devenu banal, de cette renonciation au monde et de cette retraite au clotre par suite de laquelle la belle transfuge de la cour devint la mre Anglique, suprieure du couvent de Chaillot.

    Au contraire de sa sur, le comte de La Fayette ne parat avoir rien eu dhroque ni de romanesque dans lesprit et dans le cur. Il fit bravement son devoir de soldat et de mari, donna deux enfants sa femme, destins lun mourir prmatur-ment au milieu dune carrire militaire assez brillante, lautre vivre longuement, pourvu de bonnes abbayes ; et puis, nayant plus sans doute grandchose de bon faire en ce monde, il mourut lui-mme dune mort aussi obscure que son existence et dont la date est ignore.

    Mme de La Fayette ne se remaria pas, et ne semble pas en avoir eu envie. Bien que, faute de preuve contraire, on doive supposer quelle navait pas eu se plaindre de son mari, il est permis de croire quelle gota la philosophie quelque peu iro-nique mais pratique formule dans cet avis dune veuve cit par Chamfort, que cest une belle chose que de porter le nom dun homme qui ne peut plus faire de sottises .

    Quoi quil en soit des qualits ou des dfauts dun mari si peu gnant quon ne sait mme quelle poque il cessa de seffacer pour disparatre tout fait, Mme de La Fayette ne re-nouvela pas lexprience. Peut-tre, si la chose et t pos-sible, et si elle ne se fit pas, cest quelle ne fut pas juge possible par deux personnes trop avises pour faire aux prjugs du monde ou aux scrupules de laffection des sacrifices inutiles, peut-tre se ft-elle laiss tenter par un titre qui net dailleurs gure ajout sa considration et et pu nuire son bonheur :

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  • celui de femme de ce La Rochefoucauld dont elle fut lamie dans le sens le plus intime, le plus doux et le plus noble de ce mot. Ce quil y a de certain, cest quelle resta veuve et porta dignement et sagement le nom de celui avec lequel elle avait t marie, si peu que ce ft. Il nen faut pas tant que cela une femme dun esprit juste et fin, dun cur dlicat et dun temprament dis-cret, pour apprcier le fort et le faible du mariage, et le juger dans ce quil tient de la ralit et dans ce quil peut prter au roman.

    Il est deux autres circonstances dont il y a lieu de tenir compte parmi les influences dominantes qui agirent sur la di-rection de la vie de Mme de La Fayette ses dbuts dans le monde, et sur les habitudes de son esprit lheure dcisive de la formation du temprament moral et littraire.

    Dabord, elle fut des habitues et des favorites de lhtel de Rambouillet, et il ne serait pas moins injuste et inexact de con-tester quelle ait subi linfluence de ce salon souverain que dexagrer cette influence. Oui, Mme de La Fayette fut de lhtel de Rambouillet et garda dans ses manires, dans son ton, dans son langage, dans son style, de certaines traces de cette initia-tion aux mystres de la prciosit ; mais elle traversa, plus quelle ne sy assit, le salon bleu dArthnice, non dans la premire, mais dans la seconde priode de cette souverainet de la conversation, de lurbanit, de la galanterie. Dj pn-traient dans ce monde aux finesses factices et aux artificielles dlicatesses, par quelque fentre laisse imprudemment entrouverte, un courant dair plus vif et plus frais, un souffle de nouveaut, de libert, qui nallaient pas tarder susciter cette petite rvolution de la mode, des murs et du got, pro-pice la sincrit des sentiments et celle de leur expression. Oui, Mme de La Fayette, comme Mme de Svign, a mrit de figurer dans le galant et frivole catalogue de Saumaise, quil est impossible de feuilleter sans respirer avec mlancolie cette odeur de rose fane quexhalent les herbiers ; mais elles sont des tard venues, des dernires venues, de celles qui nauront

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  • pas le temps de se gter, et qui chapperont, lune par sa viva-cit mme, qui ne va pas sans une certaine inconstance, et lautre par son sentiment et son got prcoce de la rserve, de la mesure en toutes choses, la contagion de lesprit de ruelle.

    Mais il ne faut rien exagrer ni dans un sens ni dans lautre, comme nous lavons dit. Il y aurait erreur, et mme ingratitude, contester linfluence de lhtel de Rambouillet et mme de Mlle de Scudry sur Mme de La Fayette, influence bien-faisante et fconde prcisment parce quelle fut courte et l-gre. Cest ce que M. Cousin a fort bien dml et constat quand il a dit que les romans de Mlle de Scudry furent, en somme, lcole o Mme de La Fayette apprit, et non du premier coup, faire les siens , et mme quand il a ajout : Qui ne se plat pas certaines parties de CYRUS est incapable de sentir et de comprendre LA PRINCESSE DE CLVES1.

    Tout cela est juste, mais il ne faut rien exagrer, rpte-rons-nous, et peut-tre M. Cousin, dans son engouement pour le CYRUS, touche-t-il lexagration, et enfle-til un peu cette influence de lhtel de Rambouillet et des romans de Mlle de Scudry sur Mme de La Fayette. Nous croyons lapprcier justement en disant que Mme de La Fayette connut et partagea mme jusqu un certain point les erreurs de got dont lhtel de Rambouillet fut le sanctuaire, mais quelle se dbarrassa trs vite de cette contagion de la prciosit, de mme quaprs avoir reu des mains de Mlle de Scudry le moule discrdit du roman traditionnel, travestissements antiques et interminables digressions, elle le modifia sans le briser, le rajeunit et le renouvela de faon en faire sortir pour la premire fois la vrit des caractres, la logique des situa-

    1 La Socit franaise au XVIIe sicle, daprs le Grand Cyrus de Mlle de Scudry, par Victor Cousin. Paris, 1858, 2 vol. in-8, c. 1er, p. 104-105.

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  • tions, une action noue et dnoue avec art, et surtout ce style lgant et fin qui est un enchantement au sortir des solennelles fadeurs du scudrisme.

    Nous passons au second vnement dont il faut tenir compte dans la gnration du talent de Mme de La Fayette. Elle ne fut pas seulement de la meilleure compagnie, comme Mlle de Scudry, mais elle eut cet avantage sur sa devancire de pouvoir tudier, la cour la plus galante et la plus polie qui ait jamais exist, sur place, daprs nature, avec les commodits dobservation dun tmoin plutt que dun acteur de cette grande comdie, qui en traverse peine le thtre, mais qui en frquente la coulisse, les types, les caractres de ces person-nages du temps des Valois quelle aime placer dans ses ro-mans. Cest ainsi quelle en fera, par les murs et le langage, des hros du sicle de Louis XIV, au beau temps des amours du roi et de Mlle de La Vallire, et de toute cette pompe de cour dont Benserade sera le pote et Mme de La Fayette le roman-cier. Nul doute quelle nait plus song, en crivant par exemple LA PRINCESSE DE CLVES, Madame Henriette, duchesse dOrlans, qu Marie Stuart, Louis XIV qu Henri II, Mme de Montespan qu Diane de Poitiers, et quelle ne se soit surtout inspire, pour tracer le caractre de ses hros et de ses hrones, de ces intrigues dambition et damour o excellaient sous ses yeux les comtesse de Soissons, les Lauzun, les de Vardes et les Guiche.

    Il y a, sur cette initiation de Mme de La Fayette aux murs et aux caractres de la cour, par le fait de la faveur dont elle jouit auprs de la premire duchesse dOrlans, une page excel-lente quil est impossible de ne pas citer.

    Ds les premiers temps de son mariage, elle avait eu loccasion de voir frquemment, au couvent de Chaillot, la jeune princesse dAngleterre, prs de la reine Henriette qui, alors en exil, sy tait retire. Quand la jeune princesse fut devenue Ma-dame et lornement le plus anim de la cour, Mme de La Fayette,

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  • bien que de dix ans son ane, garda lancienne familiarit avec elle, eut toujours ses entres particulires, et put passer pour sa favorite lge denviron trente ans, Mme de La Fayette se trouvait donc au centre de cette politesse et de cette galanterie des plus florissantes annes de Louis XIV ; elle tait de toutes les parties de Madame Fontainebleau ou Saint-Cloud ; spec-tatrice plutt quagissante ; nayant aucune part, comme elle nous dit, sa confidence sur certaines affaires, mais, quand elles taient passes et un peu bruites, les entendant de sa bouche, les crivant pour lui complaire. Vous crivez bien, lui disait Madame, crivez, je vous fournirai de bons mmoires. Ctait un ouvrage assez difficile, avoue Mme de La Fayette, que de tourner la vrit, en de certains endroits, dune manire qui la fit connatre et qui ne fut pas nanmoins offensante ni dsagrable la princesse. 2

    son intimit avec Madame, son sjour intermittent dans cette petite cour du Palais-Royal, o sagitaient des in-trigues dignes du temps des Valois, Mme de La Fayette devait gagner une exprience des manges de cour, du caractre des princes, qui ne fut pas inutile cet art de conduite, cette habi-let dans la gestion de ses affaires et de celles des autres, qui seront un des traits essentiels de sa physionomie. Elle y gagna aussi une finesse dobservation jamais aiguise, et dans lexpression une subtilit capable de toutes les nuances et de tous les sous-entendus. Cest un petit chef-duvre en ce genre (et nous en trouverions plus dun autre en feuilletant ces ro-mans crits dans le style des mmoires) que le passage o, propos de la liaison entre Louis XIV et sa coquette et smillante belle-sur, elle trouve moyen de tout dire en ne disant rien :

    Elle (Madame) se lia avec la comtesse de Soissons, et ne pensa plus qu plaire au roi comme belle-sur ; je crois quelle

    2 Sainte-Beuve, Portraits de femmes.

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  • lui plut dune autre manire, je crois aussi quelle pensa quil ne lui plaisoit que comme un beau-frre, quoiquil lui plt peut-tre davantage ; mais enfin, comme ils toient tous deux infini-ment aimables et tous deux ns avec des dispositions galantes, quils se voyoient tous les jours au milieu des plaisirs et des di-vertissemens, il parut aux yeux de tout le monde quils avoient lun pour lautre cet agrment qui prcde dordinaire les grandes passions.

    Jamais Mlle de Scudry, avec son style solennel dont elle ne parvenait jamais replier les grandes ailes, ne ft parvenue renfermer tant de choses dans si peu de lignes, sous cette forme vive, alerte et courante qui a les limpidits et les miroi-tements de leau au soleil.

    Le troisime vnement de la vie de Mme de La Fayette qui exera sur son caractre et son talent une influence durable et on peut mme dire dcisive, ce fut sa liaison intime avec le duc de La Rochefoucauld, lauteur des MAXIMES. On a souvent rpt, propos de ce commerce, la formule de lutilit quen tira Mme de La Fayette, en lui attribuant ces paroles : Il ma donn de lesprit, mais jai rform son cur. Nous allons essayer de dmler si cette formule rsume bien lchange quo-tidien dides et de sentiments qui marque la liaison entre ces deux intelligences raffines, ces deux curs dsabuss, semble-t-il, de bonne heure, qui neurent gure dillusions mettre en commun, et si elle fut aux deux intresss aussi profitable quelle leur fut dlicieuse. Cest Mme de Svign que nous em-prunterons les principaux tmoignages ncessaires lhistoire, qui se droula sous ses yeux attentifs et sympathiques, de ce roman suprme de la vie de Mme de La Fayette, non moins tempr, discret et dlicat que ceux quelle crivit en idalisant ses souvenirs. Bien que nous devions et voulions nous garder de tomber dans ce dfaut de la prolixit, que dtestait tant Mme de La Fayette, cette tude exige un certain dveloppement quon nous pardonnera en raison de lintrt attach tout ce qui touche de tels personnages, et encore plus du charme que

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  • Mme de Svign a su rpandre sur la moindre de ses confi-dences.

    III

    Prcisons dabord les dates, lments essentiels dapprciation, surtout en cette recherche des influences mo-rales. Mme de La Fayette, selon lavis de Sainte-Beuve, qui est le ntre, avait de trente-deux trente-trois ans, et La Rochefou-cauld cinquante-deux, quand, vers 1665 ou 1666, ils entrouvrirent les voiles dune liaison encore mystrieuse, et firent, avec une confiance qui ne fut pas trompe, appel lindulgence du monde en faveur dune de ces intimits fran-chement dclares en mme temps que dcemment soutenues, qui ne froissaient aucune biensance, et auxquelles une longue fidlit devait assurer mme la considration.

    Ce qui tmoigne de lart avec lequel deux personnes si avi-ses mnagrent toutes les transitions, tinrent compte de tous les ombrages et de tous les scrupules, cest ce fait incontestable que la liaison ne souleva pas la moindre critique parmi les amis des deux parties, ne leur en fit pas perdre un seul, leur en attira plus dun, et fut accepte et respecte lenvi par les deux familles, satisfaites peut-tre de navoir pas redouter pis, cest--dire un de ces mariages tardifs qui alarment les int-rts, plus susceptibles que les consciences.

    Peut-tre une renonciation tacite, implicite, tout d-nouement de ce genre, fut-elle la condition ou la rcompense de cette tolrance. Toujours est-il que la liaison trouva moyen dchapper mme au danger, presque invitable en pareil cas, des satires et des chansons. Elle parut une socit desprit plus encore quune socit de cur, et, contrairement lordinaire,

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  • fut prserve, par les apparences, des inconvnients de la ra-lit. Il nest que juste dailleurs de faire la part, dans ce bon-heur, qui dut trs peu au hasard, quon sait malin, de lhabilet consomme dun homme qui, au dire de Mme de Svign, con-naissait admirablement les femmes, et dune femme qui ne connaissait pas moins bien les hommes.

    Cest Mme de Svign qui va nous introduire maintenant dans cette intimit qui neut pas pour elle de secrets. Cest partir de 1671 que souvre pour nous la source abondante de ces rvlations amicalement indiscrtes et caractristiques ; et cest justement le meilleur moment pour lobservation. En 1671, la mort de Madame a rejet Mme de La Fayette dans une re-traite dfinitive, que coupent peine quelques intermittentes apparitions dans le grand monde ou la cour. Le succs de son premier roman, LA PRINCESSE DE MONTPENSIER (1662), et surtout celui de ZAYDE (1670), ont assur sa rputation litt-raire. Si elle na pas tout fait renonc lambition, dont un esprit curieux et un cur gnreux comme le sien ne se dta-chent jamais entirement, ne ft-ce qu cause du plaisir quil y a user de son crdit pour les autres, sinon pour soi, elle a re-nonc aux passions ; elle na plus que celle de lamiti. Elle frise la quarantaine, ge toujours critique pour la femme, et o les derniers feux de limagination et des sens ne steignent que peu peu dans un progressif apaisement.

    La Rochefoucauld frise, lui, la soixantaine, et conquiert peu peu, lui aussi, la srnit de lexprience qui na plus apprendre et sefforce doublier. Entre les deux amis, qui ne furent amants peut-tre que pour arriver cette complte in-timit des gens qui nont rien se refuser ni se cacher, il ny a plus que des tendresses de cur et des plaisirs desprit. Autour deux gravite une socit choisie quils observent en la char-mant. Tous les jours le duc vient de son htel de la rue de Seine, o la rue des Beaux-Arts actuelle a remplac les salons et les jardins disparus, au joli ermitage de Mme de La Fayette, sis entre cour et jardin rue de Vaugirard, en face du petit Luxem-

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  • bourg. Il sassied dans le grand fauteuil qui lui est rserv, prs de la chaise de la comtesse, et ils causent, ils se souviennent, ils vivent doucement ensemble, dans un tte--tte quinterrompent, avec leur rafrachissement dides et leur mouvement de nouvelles, les visites des amis quattire lexemple et que retient le charme de cette grande et illustre amiti, type et honneur de la liaison entre homme et femme, lorsquest pas-se lheure chaude et orageuse de lamour. Le cadre ainsi pos, cest le moment dy placer les figures, et dabord la plus agrable et la plus anime de toutes : celle de Mme de Svign.

    De tout temps lie avec Mme de La Fayette, dont la mre avait, en secondes noces, pous un oncle de son mari, Renaud de Svign, la marquise navait jamais fait appel en vain aux bons offices de la comtesse, et lavait trouve amie solide, zle, autant quavise, notamment lors de cette affaire de la dcou-verte de la cassette de Fouquet, o des lettres fort inoffensives et innocentes de Mme de Svign, adresses au prsomptueux et galant surintendant, servirent un moment de thme des m-disances jalouses et malignes autant que peu fondes, qui, pas plus que celles de Bussy, ne parvinrent entamer une rputa-tion invulnrable3.

    Nous retrouvons, quelques annes aprs, en 1666 et en 1667, Mme de La Fayette et Mme de Svign crivant toutes deux dans la mme lettre leur ami commun Arnauld de Pompone. Mais cest surtout en fvrier 1671, lorsque le cur de Mme de Svign fond pour la premire fois en larmes, lors de sa premire sparation davec sa fille, que nous assistons un redoublement dintimit entre les deux amies, dont lune ne trouve que chez lautre des consolations dignes de sa douleur et de son objet. Cest dHacqueville et Mme de La Fayette qui sont

    3 Lettre du 9 octobre 1661, Mnage.

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  • ses soutiens et qui la rconfortent dans ses dsespoirs mater-nels.

    Toute la correspondance de fvrier et de mars 1671 est pleine de dtails de ce genre.

    Jallai ensuite chez Mme de La Fayette, qui redoubla mes douleurs par la part quelle y prit. Elle toit seule et malade et triste de la mort dune sur religieuse ; elle toit comme je la pouvois dsirer. M. de La Rochefoucauld y vint ; on ne parla que de vous, de la raison que javois dtre touche et du dessein de parler comme il faut Merlusine. Je vous rponds quelle sera bien relance.

    Ce surnom de Merlusine tait une premire vengeance contre Mme de Marans, jadis amie, maintenant jamais dis-gracie pour stre permis une mdisance ou plaisanterie de mauvais got propos de la dernire fausse couche de Mme de Grignan. Les femmes et les mres ne pardonnent gure ces offenses-l. On le fit bien voir Mme de Marans, contre la-quelle prirent parti lenvi tous les amis de Mme de Svign, parmi lesquels Mme de La Fayette et M. de La Rochefoucauld lui-mme se distingurent par la chaleur de leur alliance et la malignit de leurs reprsailles. tous ces titres du prsent se joignaient les souvenirs du pass. Mme de La Fayette est donc en grande faveur en 1671 auprs de Mme de Svign et mme de Mme de Grignan, bien que cette dernire ne lui ait jamais t compltement gagne. Mme de Svign, pendant la premire rigueur de son deuil maternel, ne veut rompre son abstinence mondaine que pour aller dner en tte--tte au faubourg, comme elle dit, cest--dire avec Mme de La Fayette, au fau-bourg Saint-Germain. Cest au coin du feu de Mme de La Fayette quelle passe, farouche au point de ne pas pouvoir souffrir quatre personnes ensemble , son mardi gras de f-vrier 1671. Toutes les lettres de ce triste moment sont pleines de dtails sur ce redoublement dintimit avec Mme de La Fayette, et par suite avec son insparable La Rochefoucauld. Nous gla-

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  • nons, de del, quelques traits de physionomie et de carac-tre.

    Mme de La Fayette et tout ce qui est ordinairement chez elle vous fait souvenir de lamiti quils ont pour vous, et vous prie den avoir un peu pour eux. Mme de La Fayette dit quelle aime-roit fort jouer le rle que vous jouez, quand ce ne seroit que pour changer ; vous savez comme elle est quelquefois lasse de la mme chose.

    Dans ces crises dennui o salourdissait la monotonie de sa vie, Mme de La Fayette se sentait aussi plus dispose go-ter la svre loquence de Bourdaloue. Mme de Svign crit le 3 mars 1671 :

    Ah ! Bourdaloue, quelles divines vrits nous avez-vous dites aujourdhui de la mort ! Mme de La Fayette y toit pour la premire fois de sa vie ; elle toit transporte dadmiration.

    la mme date, Mme de Svign consacrait son amiti pour Mme de La Fayette par un prsent qui en tait un signifi-catif tmoignage. Je lui ai donn une belle copie de votre por-trait, crit-elle sa fille, il pare sa chambre, o vous ntes ja-mais oublie. De son ct, Mme de La Fayette employait son exprience et sa finesse au service de lautorit maternelle de Mme de Svign, quelque peu mise lpreuve par la liaison de son fils avec lenchanteresse Ninon de Lenclos : Nous faisons nos efforts, Mme de La Fayette et moi, pour le dptrer dun en-gagement si dangereux. (1er avril 1671). Une autre affaire dtournait les deux amies de cette ngociation dlicate, pour le succs de laquelle les ddains de Ninon et le dpit de Charles de Svign devaient plus faire que tous leurs conseils : ctait celle de cette impertinente et importune Mme de Marans, quon r-duisait merci par des avanies dans le genre de celle-ci, o la malicieuse bonhomie dont Mme de La Fayette armait parfois ses douceurs faisait merveilles :

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  • La Marans disoit lautre jour chez Mme de La Fayette : Ah ! mon Dieu ! il faut que je me fasse couper les cheveux. Mme de La Fayette lui rpondit bonnement : Ah ! mon Dieu ! Madame, ne le faites point ; cela ne sied bien quaux jeunes per-sonnes. Si vous naimez ces traits-l, dites mieux. (8 avril 1671)

    Une lettre du 17 avril nous montre Mme de La Fayette, bien que ne faisant pas profession daller la cour, reue par le roi avec une distinction particulire, quand elle sy laisse attirer. Louis XIV lui savait gr de ces romans o elle avait donn le ton de la haute et noble galanterie, et se souvenait avec plaisir du temps o il lavait rencontre chez la toujours regrette Ma-dame, conseillre avise et favorite discrte. Mme de Montespan et Mme de Thianges, sa sur, avaient aussi pour elle une estime singulire, et ne perdaient pas une occasion de lui mnager les bonnes grces du roi et de se mnager ainsi celles dune per-sonne dont en toute matire le got faisait autorit. Mme de Svign naimait pas Mme de Montespan, et sans doute nen tait pas aime ; elle tait de prfrence, comme sa fille, porte vers la raisonnable et habile Mme de Maintenon, qui creusait sourdement encore les mines de sa future faveur. Mme de Svign crit sa fille :

    Mme de La Fayette fut hier Versailles. Mme de Thianges lui avoit mand dy aller. Elle y fut reue trs bien, mais trs bien, cest--dire que le roi la fit mettre dans sa calche avec les dames, et prit plaisir lui montrer toutes les beauts de Ver-sailles, comme un particulier que lon va voir dans sa maison de campagne. Il ne parla qu elle, et reut avec beaucoup de plaisir et de politesse les louanges quelle donna aux merveilleuses beauts quil lui montroit. Vous pouvez penser si lon est con-tente dun tel voyage. M. de La Rochefoucauld, que voil, vous embrasse sans autre forme de procs, et vous prie de croire quil est plus loin de vous oublier quil nest prt danser la bourre. Il a un petit agrment de goutte la main qui lempche de vous crire dans cette lettre.

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  • De mai 1671 mai 1672, lintimit va toujours ce mme train, et nous avons une foule de dtails qui nous en donnent le ton, tout en nous dcouvrant quelque nouveau trait pris sur le vif de cette physionomie, jusquici demeure mystrieuse et mme nigmatique, de Mme de La Fayette. Cest elle seule que Mme de Svign, au milieu des tendresses, des amitis, des re-merciements de M. de La Rochefoucauld, de Segrais, en r-ponse aux compliments de Mme de Grignan, ose faire tout bas loreille confidence de la nouvelle grossesse de Mme de Grignan, qui ajoute ses anxits maternelles ; cest chez elle quelle re-trouve sa fille dans ce portrait si ressemblant que la Marans nose lever les yeux dessus. Cest Mme de La Fayette quelle ren-contre non seulement chez elle, au faubourg, en face du Luxembourg, o languit et sirrite Mademoiselle, mais chez M. de La Rochefoucauld, et qui sinquite delle avec une sollici-tude flatteuse la premire alerte sur sa sant.

    Mme de Svign observe et tudie de son il pntrant son amie, en ce moment de concentration, de fixation dfinitive du temprament, du caractre et du talent. Elle rpte volontiers ses mots. Pour sexcuser auprs de sa fille de son impatience parfois importune de lettres et de ses anxits la moindre intermittence de correspondance, o elle tombe dans ces pen-ses gris brun, selon le mot de M. de La Rochefoucauld, qui de-viennent noires pendant les nuits dinsomnie, elle convient de cette imperfection et ajoute en souriant : Comme disoit un jour Mme de La Fayette, a-t-on gag dtre parfaite ? Cest un embarras, comme dit Mme de La Fayette , dclare-t-elle un autre jour ; et on sent tout de suite que le mot est dune per-sonne qui ne les aime pas, et qui a lart de les viter ou de les supprimer ; personne fine, subtile, exacte, sinsinuant partout, bonne tout, demander pour Mme de Grignan son dernier livre Arnauld dAndilly comme suivre tour tour une ngo-ciation auprs de Mme Scarron ou de Mme Dufresnoy, la ma-tresse du puissant marquis de Louvois ; toujours occupe de quelque affaire, surmenant son cerveau que paralyse souvent la migraine, et fort plaindre de ce mal, au point que

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  • Mme de Svign se demande sil ne vaudrait pas mieux navoir pas autant desprit que Pascal que den avoir les incommodits.

    Pourtant, habitue triompher de tout, mme de cette sant drange depuis 1661, qui nen permettra pas moins sou-vent lactive valtudinaire les tours de force de cette faiblesse herculenne, privilge des femmes comme elle, Mme de La Fayette, ds quun rayon de succs lclaire, reprend la gaiet et le brillant du soleil. Quune nouvelle faveur royale tombe sur le prince de Marsillac, fils de M. de La Rochefoucauld, et quelle y prenne part et sen pare comme un membre de la famille, elle se dride, spanouit, et Livry, malgr tous ses maux, elle trouve moyen dcrire des gaillardises Mme de Svign, quils souhaitent voir auprs deux (ils comprend La Rochefou-cauld qui ne la quitte gure). (6 septembre 1671.) Ou bien cest une consultation sur ces MAXIMES quon discute, quon polit, quon raffine, quon aiguise de prs ou de loin entre amis, par conversations ou par lettres, et qui sont devenues ainsi autant luvre de sa socit intime que celle de La Rochefoucauld lui-mme. La Rochefoucauld le misanthrope, nous lapprenons aussi par ces lettres de Mme de Svign o il y a tant de choses, se pique daimer les btes. Il a une souris blanche, crit Mme de Svign Mme de Grignan, qui est aussi belle que vous. Cest la plus jolie bte quon ait jamais vue. Elle est dans une cage.

    Mme de La Fayette na pas de ces faiblesses, de ces ten-dresses pour les animaux ; il semble quelle ny voie quun luxe daffection inutile. Les btes le sentent, elles ne laiment pas ; un chat a failli jadis lui crever les yeux, et on ne voit pas son coin du feu, couche avec la fiert craintive des favoris subalternes, une Marphise, comme chez Mme de Svign, ou un Ragotin, comme chez Mme dpinay. Mme de La Fayette naime, semble-t-il, ni les chiens ni les oiseaux. La nature lui plat surtout comme un bon lit de repos. Elle stend et se dtend laise Fleury ou Saint-Maur chez Gourville, o elle sera bientt tablie comme chez elle, et ne supportant pas dtre drange mme par le

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  • matre de la maison, car elle est volontaire, Gourville prtend envahissante, despotique, goste (mais cest une mauvaise langue), et ne supporte gure la contradiction, et au besoin gronde sans se gner les gens quelle aime le mieux, comme les btes quelle naime pas. H, ma fille ! comme vous voil faite ! crit Mme de Svign sa fille qui porte un peu trop en nglig, cest--dire un peu trop sincrement, le deuil du cheva-lier de Grignan. Mme de La Fayette vous grondera comme un chien. Coiffez-vous demain pour lamour de moi.

    Toute personne a ses qualits et ses dfauts. Mme de La Fayette avait les siens sans doute, mais on ne sen apercevait gure. On subissait son ascendant ou son charme. Elle devenait bientt indispensable ses amis, enlacs des mille liens de ces rets captieux de grce, desprit, durbanit, de galanterie. Quon juge de ltat de M. de La Rochefoucauld, durant les rares absences o elle allait retremper dans lisolement et le repos absolu, aux sources de vie qui ne coulent que dans la soli-tude, les ressorts de sa frle existence. coutons Mme de Svign sur leffet que faisaient ces fuites dans la retraite, ces fugues de sieste villgiaturale de Mme de La Fayette, sur tout son monde dsorient.

    Mme de La Fayette sen va demain une petite maison au-prs de Meudon ( Fleury, au-dessous de Meudon), o elle a dj t. Elle y passera quinze jours, pour tre comme suspen-due entre le ciel et la terre. Elle ne veut pas penser, ni parler, ni rpondre, ni couter ; elle est fatigue de dire bonjour et bon-soir ; elle a tous les jours la fivre, et le repos la gurit ; il lui faut donc du repos. Je lirai voir quelquefois. M. de La Rochefou-cauld est dans cette chaise que vous connaissez. Il est dans une tristesse incroyable, et lon comprend bien aisment ce quil a. (15 avril 1672)

    Ce remde de la vie la campagne, o elle apporte une me, en somme, si peu campagnarde, soulage plus Mme de La Fayette quil ne la gurit. Sa sant nest jamais bonne et la

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  • fivre la reprend parfois tratreusement. Malgr cela, elle charge Mme de Svign de mander Mme de Grignan quelle nen aime pas mieux la mort, au contraire . Si elle naimait pas la vie pour les autres, par affection, elle laimerait encore pour elle-mme, par curiosit. Cette curiosit donne lexprience, mais lexprience est souvent triste ; et lintrieur du faubourg nest pas gai tous les jours.

    Mme de La Fayette est toujours languissante, crit Mme de Svign le 3o mai 1672, M. de La Rochefoucauld tou-jours clopp ; nous faisons quelquefois des conversations dune tristesse quil semble quil ny ait plus qu nous enterrer. Le jardin de Mme de La Fayette est la plus jolie chose du monde, tout est fleuri, tout est parfum ; nous y passons bien des soi-res, car la pauvre femme nose pas aller en carrosse. Nous vous souhaiterions bien quelquefois derrire une palissade pour en-tendre certains discours de certaines terres inconnues que nous croyons avoir dcouvertes4.

    Enfin, ma fille, en attendant le jour heureux de mon d-part, je passe du faubourg au coin du feu de ma tante, et du coin du feu de ma tante ce pauvre faubourg.

    Ce qui explique et excuse, en dehors des soucis de sant, la tristesse de lintrieur de Mme de La Fayette, ce moment, cest la trombe de malheurs et de deuils qui sabattait la mme poque sur la tte de M. de La Rochefoucauld. Il avait com-menc par perdre sa vraie mre, dont il est vritablement afflig, crit Mme de Svign. Je lai vu pleurer, ajoute-t-elle, avec une tendresse qui me le faisoit adorer. Ctoit une femme dun vrai mrite ; et enfin, dit-il, ctoit la seule qui na ja-mais cess de maimer. Le cur de M. de La Rochefoucauld pour sa famille est une chose incomparable.

    4 Allusion la carte du Tendre de la Cllie.

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  • Ce cur tait mis bientt de nouvelles et plus doulou-reuses preuves et vraiment bless de tous les cts la fois. Ctait dabord la mort du jeune duc de Longueville. Mme de Svign tait chez Mme de La Fayette avec M. de La Ro-chefoucauld quand on y apprit cette funeste nouvelle. Elle fut aussi des premires aller porter ses condolances Mme de Longueville, et elle dut tre touche, sans en tre sur-prise, dentendre la duchesse placer au nombre des rares per-sonnes dont la piti lui toit le plus assure Mme de La Fayette elle-mme, celle qui lui avait succd, mais sans usurpation, trouvant la place vide depuis longtemps, dans le cur de M. de La Rochefoucauld. Au mme moment, frapp plus direc-tement encore par cette grle de terribles nouvelles, le duc ve-nait dapprendre que son fils an, le prince de Marsillac, avait t bless, et son quatrime fils, le chevalier de Marsillac, tu ce passage du Rhin quil ne faut pas voir travers le prisme pique des vers du satirique courtisan, mais qui fit tant de veuves et mit tant de mres en deuil.

    Le voyage de Mme de Svign en Provence, en 1672-1673, car son absence dura plus dun an, prs de dix-huit mois, nous permet de voir en mouvement, en action, sa liaison avec Mme de La Fayette ; il nous permet aussi de les comparer sur le terrain du style pistolaire, car Mme de La Fayette, qui aimait peu crire, qui crivait beaucoup, mais trs brivement et en prenant les plus courts chemins, ne put priver Mme de Svign absente de son tribut de nouvelles et de sentiment, de ce plaisir de la poste quelle gotait si singulirement et peut-tre plus encore que celui de la conversation, bien quelle ne brillt pas moins la parole sur les lvres que la plume la main. Nous avons donc, en 1672-1673, la vraie bonne fortune de pouvoir lire et analyser jusqu une dizaine de lettres de Mme de La Fayette son amie ; nous pouvons ainsi lapprcier sous un nouveau jour, et au plaisir de la voir peinte par Mme de Svign sajoute le plaisir de la voir peinte par elle-mme. Certes les lettres de Mme de Coulanges sont charmantes et souvent dignes dtre compares celles de Mme de Svign ; mais, bien que

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  • trs diffrentes, celles de Mme de La Fayette, dun tour si vif et si net, dun style si simple et si pur, dun ton si juste et si fin, ap-prochent encore plus de la perfection. Elles nont ni la grce fute et la malice cline de celles de Mme de Coulanges, ni la verve expressive et pittoresque de celles de Mme de Svign ; mais elles sont si bien prises dans leur petite taille, dune grce si piquante dans leur hte laconique et leur courte haleine, quon ne se demande pas si cest l crire mieux que Mme de Coulanges ou Mme de Svign, mais quon gote, avec une sorte dadmiration, la surprise de voir quon puisse crire autrement et plaire, en dehors de ces deux virtuoses pisto-laires.

    Nous voudrions pouvoir citer ici ces lettres de Mme de La Fayette qui donnent tant de dtails prcieux sur son caractre, ses relations, ses gots, son influence, et dans lesquelles on voit toujours se dresser derrire elle, lisant par-dessus son paule ce quelle crit, avec la familiarit dune liaison qui lindiscrtion est impossible, un La Rochefoucauld galant, gra-cieux, aimable, plein de douce gaiet et de malice souriante, un La Rochefoucauld intime, bonhomme et cordial, naf dans sa finesse, et qui ne semble pas avoir perdu les dernires illusions, fort diffrent du La Rochefoucauld hautain, dsabus, amer, que nous montrent les MAXIMES. Il gagne tre vu de plus prs et mieux connu. Ces lettres nous apprendraient aussi bien dautres choses. Mais elles sont imprimes dans tous les re-cueils des lettres de Mme de Svign, o il est facile de les lire, et lespace qui nous est mesur ne nous permet pas de faire plus que de les signaler au lecteur, en rservant tous nos dvelop-pements pour les cts nouveaux de la physionomie de Mme de Lafayette rcemment dvoils, et pour ce qui, dans la CORRESPONDANCE de Mme de Svign, touche le plus direc-tement notre sujet principal : LA PRINCESSE DE CLVES et son auteur.

    Plus dune fois, dans cette CORRESPONDANCE, il a t question des rapports troits pistolairement nous entre la

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  • duchesse de Savoie et Mme de La Fayette, de leur change de services et de prsents et de lassiduit intresse des ambassa-deurs pimontais, dans le salon et le jardin de la rue de Vaugi-rard, en face du petit Luxembourg, o lattrait et le profit dune hospitalit choisie multipliaient les visites.

    Le salon de Mme de La Fayette, en effet, tait pour les af-faires de Savoie un centre dinformation et, dinfluence beau-coup plus important, aux yeux des aviss politiques, que celui de lambassadeur. Chez ce dernier on navait que la vrit offi-cielle, cest--dire tardive et suspecte quand mme. Chez Mme de La Fayette, honore de lintime amiti et entire con-fiance de la duchesse de Savoie, et son intermdiaire officieux auprs de Louvois, on avait de la vrit vraie, de la vrit nou-velle, ce quon en savait deviner ou ce quelle jugeait conve-nable den laisser paratre. Elle tait, avons-nous dit, en cor-respondance frquente et en change de prsents (o elle rece-vait naturellement plus quelle ne donnait) avec la duchesse. Mme de Svign crira, par exemple, ce propos, le 31 juillet 1676 :

    Vous ai-je dit que Mme de Savoie avait envoy cent aunes du plus beau velours du monde Mme de La Fayette et cent aunes de satin pour le doubler, et depuis deux jours encore son portrait entour de diamants, qui vaut bien trois cents louis ? Je ne trouve rien de plus divin que ce pouvoir de donner et cette volont de le faire aussi propos que Madame Royale.

    Pour mriter ces marques de gratitude, pour rendre Madame Royale les mille petits services qui les lui assuraient (et cen taient parfois de grands, en dpit de lapparence), Mme de La Fayette ne se bornait pas couter chez elle, o elle recevait la meilleure compagnie du monde et la plus varie, les nouvelles quon lui apportait ; elle se mettait elle-mme en qute, et allait chercher aux ftes de la cour, malgr son got pour la retraite et lexcuse que lui fournissait sa sant de tout temps dlicate, le butin de ses chroniques pistolaires, quil se-

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  • rait fort intressant de retrouver. Cest ainsi que Mme de Svign nous la montre allant Versailles le 12 aot 1676, videmment plus en vue de ses plaisirs de curieuse et de ses profits dobservatrice quen vue des illusions et des vanits du courtisan, dont elle tait fort revenue, si jamais elle en fut entte.

    Il est question, ma fille, dune illumination. Cest demain Versailles. Mme de La Fayette, Mme de Coulanges, viennent de partir ; je voudrois que vous y fussiez.

    Quand une de ces occasions simposait son attention, Mme de La Fayette contenait ses nerfs, dominait par la volont et secouait les langueurs et les vapeurs dont elle tait dordinaire abattue, et ralisait son dessein, sauf expier ses tmrits par des recrudescences de ce mal de ct qui ne lui permettait pas le carrosse, de ces fivres qui ne lui laissaient mme pas garder le lit. tous moments, comme on le voit par les lettres de Mme de Svign (19 aot, 7 octobre 1676, 23 juin 1677), ces rechutes de Mme de La Fayette qui lobligent se cla-quemurer dans sa chambre ou fuir le monde dans la solitude de Saint-Maur, o le monde la poursuit, mettent ses amis en alerte.

    En octobre 1677, ces maux physiques se joint le chagrin quelle prouve de la mort de ses amies, comme Mme du Plessis-Gungaud, ou de ses confidents les plus intimes, de ses auxi-liaires les plus utiles. Cest ce moment quelle perd son secr-taire, son intendant, son factotum, dans la personne de cet ab-b Bayard, quelle regrette en proportion de ses mrites et de ses services. Mme de Svign rend avec plaisir tmoignage de la sincrit et de la fidlit de son affliction.

    Pour le pauvre abb Bayard, je ne men puis remettre ; jen ai parl tout le soir ; je vous manderai comme en est Mme de La Fayette. (7 octobre 1677)

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  • Jai t Saint-Maur voir Mme de La Fayette ; je suis fort satisfaite de son affliction sur la perte de ce bon Bayard ; elle ne peut sen taire ni sy accoutumer ; elle ne prend plus que du lait ; sa sant est dune dlicatesse trange ; voil ce que je crains pour vous, ma fille, car vous ne sauriez bien vous conserver comme elle. (12 octobre 1677)

    Je suis, pour la perte de Bayard, comme vous lavez pens ; cest une perte pour ses amis. Jai fait vos compliments Mme de La Fayette ; elle ne sen peut remettre. Elle tait au lait ; il sest aigri ; elle la quitt ; de sorte que cette unique esprance pour le rtablissement de sa misrable sant nous est te. (15 octobre 1677)

    Cest cependant au cours de ces annes 1676-1677, mar-ques pour elle par tant dpreuves physiques et morales, que, grce cet art de se conserver que lui envie Mme de Svign, Mme de La Fayette trouva la force dcrire LA PRINCESSE DE CLVES, son chef-duvre, dont nous allons voir leffet sur ses amis et sur cette socit polie et galante qui ne fut pas sans m-ler quelques critiques des loges dont lensemble constitue, en somme, le plus beau des succs.

    Cest pendant ces mmes annes dactivit intellectuelle et morale, dont LA PRINCESSE DE CLVES sera le plus beau fruit, que Mme de La Fayette, qui disputait ses souffrances physiques la force dont elle avait besoin afin dcrire son chef-duvre et semblait lui consacrer tous ses loisirs, trouvait en-core le temps et lnergie de suffire une tche faite pour ab-sorber et lasser toute autre quelle. Nous faisons allusion ces rapports frquents, ces priodiques correspondances avec Mme de Savoie, dont le mystre, souponn par Mme de Svign, est aujourdhui perc jour ; et, avant de revenir au rle double jou par Mme de La Fayette, la double place occupe par elle sur notre scne littraire comme auteur de LA PRINCESSE DE CLVES et comme amie de La Rochefoucauld, il importe la complte connaissance de son caractre et de

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  • son talent que nous la montrions dans son rle politique et di-plomatique, rvl par une publication italienne rcente, fai-sant non plus du roman, mais de lhistoire, nouant et dnouant non plus une intrigue fictive, mais des intrigues relles, et comptant non plus avec des passions et des intrts imagi-naires, mais avec des passions et des intrts vivants. Le d-tour que nous ferons pour esquisser ce curieux pisode de sa vie, inconnu jusqu ci jour, nous ramnera naturellement LA PRINCESSE DE CLVES, puisque la dernire lettre du Recueil du docteur Perrero est consacre prcisment son uvre par lauteur lui-mme.

    IV

    La vie de Mme de La Fayette est pleine, comme son carac-tre et son talent, de nuances, de dtours, de contrastes, de fa-cilit apparente et deffort secret, dindolence cachant une vo-lont nergique, dinsouciance masquant une persvrante ambition, de sincrit et de dsintressement affects voilant la dissimulation et la cupidit, de mpris du succs cachant le travail souterrain de la plus habile intrigue. Il a fallu les rv-lations et les indiscrtions de dcouvertes rcentes pour nous difier sur le but de cette activit mystrieuse, sur les raisons de ce crdit secret, sur ce mange perptuel aux trames si dis-crtement et si habilement ourdies, dont Mme de La Fayette maniait les fils avec la supriorit instinctive dune vritable vocation politique.

    Mme de Svign a pass plus dune fois ct de la trappe sans la voir. Elle a bien remarqu certaines alles et venues, certaines intelligences du ct de la Savoie, un change signifi-catif de prsents entre la duchesse et son amie ; mais elle tait loin de supposer quil y et l une sorte de mission, de fonction,

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  • de secrte et intime reprsentation. Elle et compris les ennuis, les dgots, les nervants agacements de son amie, ses subites et inexplicables lassitudes, et ses fivres et migraines prio-diques.

    Aujourdhui nous savons nen pas douter, puisque les preuves authentiques nous en sont fournies par les lettres de Mme de La Fayette elle-mme, quelle fut, travers tout et par-dessus tout5, de lanne 1666 jusqu sa mort, sans trve, ni rpit, ni dfaillance, ni dmission, mme au plus fort du deuil de la perte de La Rochefoucauld, qui la laissa vraiment incon-solable, lambassadrice in partibus, la charge daffaires se-crte, la plnipotentiaire sans mandat et sans pouvoir autre que celui de tirer le meilleur parti dune cause parfois ingrate, la confidente et lavocat de Marie de Nemours, femme et bien-tt veuve de Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, et rgente jusqu la majorit de son fils.

    Il y a dj une vingtaine dannes, dit lcrivain qui a le premier fait profiter le public franais des rvlations de la correspondance mise jour par M. Perrero, que M. Camille Rousset, dans son HISTOIRE DE LOUVOIS, avait indiqu les relations de Mme de La Fayette avec la duchesse et rgente de Savoie. On savait par lui quelle se chargeait de tenir la du-chesse au courant des nouvelles et des on dit de Versailles et de Paris, quelle avoit accs auprs de Louvois et quelle agissait par le ministre sur le roi. Les divers documents nouvellement imprims permettent de prciser davantage et dobserver louvrire louvrage. Affaires dtat ou affaires de cur, commissions dobjets de toilette ou surveillance de la presse franaise, lactivit de Mme de La Fayette rayonne dans tous les

    5 Lettere inedite di madama di La Fayette. 28 lettres publies par M. A. D. Perrero. Turin, 1880. Voir aussi Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1880, un trs remarquable article de M. Arvde Barine : Ma-dame de La Fayette d'aprs des documents nouveaux.

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  • sens. Elle veille tout, songe tout, combine, visite, parle, crit, envoie des conseils, procure des avis, djoue des menes ; sans cesse sur la brche, et rendant plus de services elle seule la duchesse que tous les envoys, avous ou secrets, que celle-ci entretint en France.

    Ce nest point ici le lieu dinsister sur les dtails ; mais il y a l un trait original et nouveau de physionomie pris sur le vif qui ntait pas ngliger ; il y a l, ouverte et mise jour, une de ces veines subtiles et furtives, de ces tranches, de ces gale-ries souterraines dont la vie de Mme de La Fayette, faite pour les affaires au moins autant que pour les lettres, est seme. Il y a l enfin une Mme de La Fayette intrigante, roue, tenace, avide (car elle admettait, acceptait et rclamait fort bien au besoin la rcompense, sinon le prix de ses services), trs diff-rente de lindolente amie de Mme de Svign, de la pnitente anantie de Du Guet. En faisant la part de la mdisance, de la jalousie, de la rancune, cette figure nouvelle confirme par quelques points le portrait peu flatt, mais dont la ressem-blance clate par places, quen ont trac Lassay et Gourville, portrait trop nglig ou trop ddaign jusquici par les cri-tiques, mme par Sainte-Beuve, qui savait beaucoup, devinait encore plus sur Mme de La Fayette comme sur les autres, mais parat avoir eu pour elle un peu de ce faible indulgent et opti-miste de Cousin pour Mme de Longueville. Il en et peut-tre rabattu quelque peu, sans trop de surprise pourtant : car il avait devin que Mme de La Fayette tait, avec son esprit subtil et avis, fort capable daffaires ; et au XVIIe sicle, comme ceux qui ont suivi, les grandes affaires ntaient souvent que de trs petites affaires, les grands vnements taient dtermins souvent par de trs petites causes, et le jeu politique, o la ga-lanterie et lintrigue avaient plus de part que les principes et les intrts des nations, ntait gure quun tripot.

    Ce nest donc pas la faute de Mme de La Fayette si les af-faires de sa protectrice et de sa cliente, la belle et sduisante, mais galante, violente, glorieuse, fantasque, imprvoyante,

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  • imprieuse duchesse de Savoie, femme frivole de Charles-Emmanuel II, mre goste de Victor-Amde II, se compo-saient surtout de commissions de vanit et de coquetterie, et sil sagissait pour elle beaucoup moins de mnager en cour les intrts de ses sujets que dy pallier le mauvais effet de ses fautes, des scandaleuses rivalits de ses favoris ou de ses que-relles avec le fils qui lui rendait en mpris labandon dont il avait souffert pendant sa jeunesse.

    Cest sur ces divers incidents de famille et de cour, dignes de la chronique beaucoup plus que de lhistoire, que roule la correspondance de Mme de La Fayette avec Lescheraine, secr-taire de la duchesse et leur intermdiaire indispensable : car la bile de Mme de La Fayette tait souvent souleve par les nou-velles donnes ou reues, et elle usait de ce privilge de fran-chise quelle stait attribu en rabrouant la matresse dans la personne du serviteur, comme on fouettait, pour les fautes du Dauphin, le hussard du Dauphin.

    Elle avait dautant plus beau jeu que ses services taient, strictement parlant, dsintresss : car elle ne recevait que des prsents, toffes de tentures ou de robes, ou tableaux ; mais ces prsents elle savait en aiguillonner lenvoi ou en reprocher loubli avec une vivacit et une sollicitude qui descendaient aux plus petits dtails, et que namortissait mme pas trop lincontestable douleur de son veuvage de cur la suite de la mort de M. de La Rochefoucauld. Comme le remarque le com-mentateur, le cur est bris, mais la tte est reste nette et libre. Madame Royale, comme on appelait la duchesse rgente, recevait-elle des caisses envoyes par sa sur la reine de Por-tugal, Mme de La Fayette sempressait de se recommander au zle de Lescheraine pour ne pas tre oublie, et ltait-elle, elle sen prenait lui et gourmandait sa ngligence.

    Jai bien sur le cur contre vous de ne rien mavoir su d-rober quand les prsents vinrent de Portugal ; si vous faites la mme chose au retour de M. de Drou, je rabattrai les deux tiers

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  • de la bonne opinion que jai de vous. Jai dj mand Madame Royale que nous aimions ici tout ce qui vient des Indes, jusquau papier qui fait les enveloppes.

    La ngligence de Lescheraine ne portait pas seulement sur ces bagatelles, auxquelles il nattachait pas assez de prix pour les autres ; et alors, propos de ses maladresses, de ses bvues ou de ses mensonges, Mme de La Fayette, hors des gonds, lui chantait ruine sans faon ; et il faut voir de quel air elle mal-mne le subalterne, du haut de son orgueil de confidente de qualit.

    Ce 23 septembre 1680.

    Je vous ai grond par une de mes lettres, par dautres je vous ai dit que vous aviez la langue bien longue ; je men vais vous dire encore pis : vous me mentez, vous me contez des contes borgnes, et je ne veux pas vous laisser croire que je vous croie. Ce qui vous raccommode avec moi, cest que je crois que vous pensez fort bien que je ne vous crois pas. Pourquoi me con-tez-vous quon ne parle Turin du retour de labb de Verrue que depuis quil sen est plaint ? On en parloit devant, car on en crivoit et on crivoit un dtail parfait. Ne croyez pas aussi que je sois bien persuade que vous ne parlez de cette affaire que fort superficiellement que parce que vous ntes point instruit des affaires dtat. Ne venez point me tenter ni me faire parler sur les choses dont vous tes instruit ; vous tes fort bien ins-truit, Monsieur, et encore une fois fort bien instruit, et je suis mieux instruite que vous ne croyez. Ne venez point me conter de telles choses, et je ne vous dirai rien ; mais, quand vous voudrez men faire accroire, je ne le souffrirai pas entendez-vous bien cela ?

    Aprs de semblables, de si vertes mercuriales, il est pro-bable que Lescheraine sempressait de confesser et de rparer ses torts, et devenait souple comme un gant. Mme de La Fayette, de son ct, radoucissait de nouveau son humeur par-fois aigrelette, et se prtait avec lautorit de lexprience aux

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  • consultations et aux interventions sollicites par le secrtaire intime sur les affaires de cur de sa matresse, celles qui loccupaient le plus, et donnaient aussi le plus de mal sa fon-de de pouvoirs auprs des gazetiers et des libellistes parisiens, pirates effronts, qui cumaient cette matire fconde en scan-dales.

    Mme de La Fayette svertuait et se multipliait pour donner sa puissante et fantasque amie des conseils et lui rendre des services sans illusions et sans prjugs, de vrais conseils et de vrais services de sceptique et de dsabuse qui ne veut pas tre prise pour dupe, mais qui consent tre complice, toujours pour le bon motif sentend. Car enfin personne que les ennemis de la duchesse et de la France (Mme de Savoie avait eu lart de favoriser, ft-ce au dtriment de sa patrie adoptive, les intrts de son ancienne patrie, charge dtre protge elle-mme contre son fils, devenu le matre, et qui le faisait durement sen-tir, parfois, celle qui avait abus des droits de sa tutelle), per-sonne, hormis les ennemis de la duchesse et du roi, ne pouvait se rjouir dun chec la cour, ou devant lopinion, qui ft re-tomb sur elle.

    Aussi quel travail de subtile et prvoyante intrigue, quel art de mine et de contre-mine, dpenss au service de cette cause ingrate, qui, tant que Mme de La Fayette la dfendit, pa-rut tous, except peut-tre la cliente et lavocat, la meil-leure ! Au comte de Saint-Maurice indiscret et vain, la du-chesse, par chtiment de ses frasques ou got du changement, avait fait succder le comte de Masin, et il ntait pas le seul prtendre la faveur souveraine. Mais, usant elle-mme de lartifice dont usait Mme de La Fayette, qui rsumait ses ins-tructions en disant quelles consistaient donner des cou-leurs aux choses que lon raconte, et les prsenter au public par le ct quil convient quon les voie , la duchesse faisait contester par Lescheraine quelle songet se reprendre des engagements aussi dangereux que ceux quelle venait de rompre. Mme de La Fayette avait trop de sagacit pour croire

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  • ces protestations et trop de franchise pour le paratre. Elle crivait alors, dans cette langue et avec ces finesses que don-nent une longue thorie et une longue pratique de la casuis-tique du sentiment :

    Je vous ai trouv si rassur, dun ordinaire lautre, sur un chapitre o il faut des annes entires pour se rassurer, que je ne sais si vous mavez parl sincrement ; encore quand je dis des annes entires, cest des sicles quil faut dire : car quel ge et dans quel temps est-on couvert de lamour, surtout quand on a senti le charme den tre occup ? On oublie les maux qui le suivent, on ne se souvient que des plaisirs, et les rsolutions svanouissent. Je ne saurois donc tre si rassure sur le Nisard (le comte de Masin) et sur dautres dont vous ne mavez point encore parl : je souhaite que vous nayez rien me dire.

    Nous ne saurions entrer dans le dtail des affaires dont eut soccuper Mme de La Fayette durant cette mission volon-taire et secrte qui ne finit quavec sa vie : affaire de la GNALOGIE du sieur du Bouchet, qui se permettait de con-tester que la maison de Savoie descendit de Berold de Saxe, et raccourcissait lhorizon de ses origines lointaines, tout en di-minuant la qualit de la source, attribue un petit roy dArles . Du Bouchet, par persuasion ou contrainte, bon gr, mal gr, dut renoncer imprimer son impertinent ouvrage, de mme que M. labb Renaudot dut se soumettre au contrle et la rdaction en chef de Mme de La Fayette en ce qui touchait larticle Savoie : ce quoi il consentit avec cette spirituelle r-signation du directeur dun journal privilgi, incapable de se brouiller avec les puissances et de tarir ainsi la source de son influence.

    Un seul chec, mais elle avait affaire une personne dhumeur peu accommodante, quon ne pouvait effrayer avec des menaces ou apprivoiser avec des prsents, et tout entire sa proie attache, quon semblait vouloir lui enlever ; un seul

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  • chec peut tre signal dans cette carrire diplomatique fmi-nine marque par tant de succs dus une habilet consom-me, quun seul trait suffit caractriser.

    Mme de La Fayette nacceptait jamais ce quon lui crivait de la cour de Savoie, o la duplicit tait traditionnelle, que sous bnfice dinventaire ; et ses succs tinrent surtout ce que, mfiante par caractre et curieuse par got, elle contr-lait, par sa police elle, des assertions souvent et volontaire-ment inexactes, et nagissait que daprs ce quelle avait acquis le droit de croire, et non daprs ce quon voulait quelle crt. Pourtant elle choua quand il sagit de seconder le choix, sug-gr par la Rgente, de Lauzun comme commandant de larme du Roi en Savoie. Il suffisait que ce choix ft agrable la galante princesse pour quil ne le ft point la jalouse Ma-demoiselle, qui fit tout pour lempcher, et y parvint force dclats et par la menace dun scandale. Mme de La Fayette, qui avait essay demporter la nomination par Mme de Montespan, fut battue, et ne le pardonna pas Mademoiselle, qui ne lui pardonna pas davoir prtendu triompher.

    Mais que de revanches, que de ddommagements cet chec, dans le succs de ses dmarches relatives aux dpenses ncessaires au mariage du fils de Madame Royale, Victor-Amde II, avec Mademoiselle dOrlans, fille du premier lit de Monsieur, frre de Louis XIV (mars-avril 1684) ; mais surtout dans le succs, dont plus dun diplomate avis se mordit les lvres, de la lutte ingale et pourtant triomphante, engage par la duchesse et son allie contre les soupons, les repr-sailles, de la rancune filiale !

    Cest Mme de La Fayette, ce petit furet, crivait un des ambassadeurs de Victor-Amde, qui va guettant et parlant toute la France pour soutenir Madame Royale et tout ce quelle a fait , qui mne bien toutes les affaires ardues, qui pacifie toutes les querelles intestines survenues tantt propos des gardes que lon tait Madame Royale, tantt au sujet dun

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  • voyage auquel elle navait pas t prie. Cest grce Mme de La Fayette que Madame Royale, prive par la majorit de Victor-Amde des avantages de la tutelle et de la rgence, demeura invulnrable pour la haine dun fils, mme arm du pouvoir souverain, et, malgr ses fautes, inviolable sinon Tu-rin, du moins Versailles et Paris, pour les malignits de lopinion. Elle avait su, peut-tre encore souffle en cela par Mme de La Fayette, mettre de son ct, en sa faveur, la raison dtat et la raison patriotique mme, puisquelle tait demeure le chef du parti franais en Savoie, et pouvait attribuer ses dis-grces son dvouement la cause du roi de France, naturel-lement peu sympathique aux Pimontais.

    Cest ce moment (de 1685 1690) que la mission intime de Mme de La Fayette prend des proportions inattendues, et que, tout en nayant dautre but apparent que de dfendre les intrts de Madame Royale, elle seconde habilement la poli-tique de Louvois, avec lequel elle a des rapports suivis, et con-trecarre celle de Victor-Amde au point de neutraliser ou de dbaucher les ambassadeurs ordinaires de Savoie et de rduire le duc employer des envoys secrets pour rechercher la vri-t, quil napprend plus par les autres.

    On naurait pas une ide complte, ajoute le premier et sagace commentateur de la correspondance exhume par M. Perrero, de ce que fut Mme de La Fayette au service de Ma-dame Royale, si lon ne mentionnait les fonctions de matresse de la garde-robe, quelle remplissait rgulirement parmi tant dautres, et o elle ne dployait pas moins de talent que dans le maniement des affaires dtat. Robes, gants, parfums, ven-tails, il ntait rien qui ne ft choisi, command, expdi par elle. Dans sa correspondance remplie des matires les plus hautes elle donnait encore place des consultations de mode. Ctait un agent universel.

    Mais le chef-duvre de la politique et de la diplomatie de Mme de La Fayette, celui qui achve de la peindre, cest la lettre

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  • o, tout en dclinant, par des motifs suprieurs lamour-propre, comme le sont le plus souvent les alarmes de lintrt, la maternit de LA PRINCESSE DE CLVES, elle laffirme en quelque sorte par ses rticences mmes, par la coquetterie avec laquelle elle se drobe et soffre la fois lhommage, et par le plaisir raffin avec lequel elle profite de lincognito pour se louer elle-mme de la faon qui lui convient le mieux, et se donner ainsi dun ct, la faveur dun dsaveu, la satisfaction quelle se retranche de lautre par ce dsaveu mme. Cette lettre prcieuse o Mme de La Fayette nous indique sous le masque, tout en niant davoir droit lloge, de quelle faon elle aime-rait tre loue, et dans quelle mesure lopinion du public saccorderait avec la sienne si elle avait voix au chapitre, ap-partient au rcit de la vie littraire de Mme de la Fayette, dont nous a dtourn un moment lhistoire de ses succs politiques et diplomatiques. Nous la citerons en son lieu comme elle le m-rite, mais nous ne pouvions nous empcher de la signaler ici, car elle ajoute notre bonne fortune de possder sur LA PRINCESSE DE CLVES lopinion de Bussy et de Mme de Svign celle tout fait prcieuse de possder lavis de Mme de La Fayette elle-mme.

    V

    Cest le 18 mars 1678, deux jours aprs la mise en vente chez Barbin, qui est exactement du 16 mars 1678, que LA PRINCESSE DE CLVES fait son entre dans la correspon-dance de Mme de Svign, crivant son cousin Bussy :

    Cette grande hritire tant souhaite (Mlle de Seignelay) est morte dix-huit ans. La princesse de Clves na gure vcu plus longtemps ; elle ne sera pas sitt oublie. Cest un petit livre que Barbin nous a donn depuis deux jours qui me parot une des

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  • plus charmantes choses que jaie jamais lues. Je crois que notre chanoinesse (fille de Bussy) vous lenverra bientt. Je vous en demanderai votre avis quand vous laurez lu avec laimable veuve (Mme de Coligny, fille de Bussy).

    Certes Bussy tait un homme desprit. Mais Mme de Svign sadressait mal quand elle le consultait, car il tait loin dtre un homme de got, dun sens critique bien sr et dune sensibilit bien dlicate. Ce pamphltaire galant, me de courtisan, qui passa la seconde partie de sa vie solli-citer humblement et assez platement, il faut le dire, le pardon du roi offens, ce fanfaron dindpendance qui ne sut point di-gnement supporter la disgrce quil avait tourdiment encou-rue, et fit si pauvre mine dans sa retraite tour tour frondeuse et suppliante, ntait pas lhomme quil fallait pour comprendre les beaux et nobles sentiments dont LA PRINCESSE DE CLVES tait la glorification. Tout nous porte penser quil nen aimait gure lauteur, qui ne pouvait lestimer.

    Aussi est-ce par curiosit plus que par confiance, et avec une navet qui avait sa malice, que Mme de Svign sollicitait lavis dun homme brave et galant nen pas douter, mais dont la galanterie ntait rien moins que romanesque et dont le cou-rage neut jamais rien dhroque. Nous aurions t surpris et mme afflig quun tel homme et admir LA PRINCESSE DE CLVES. Nous navons pas cette dception, que la vanit et la jalousie de lauteur de LHISTOIRE AMOUREUSE DES GAULES nous ont pargne, car Bussy, trop enfl de son m-rite pour flairer le pige que lui tend sa malicieuse cousine, prend son rle au srieux et apprcie LA PRINCESSE DE CLVES avec une svrit outrecuidante et impertinente dont Mme de Svign ne dut pas tre sans rire un peu part elle.

    Lincident est curieux et caractristique. Cest pourquoi nous le raconterons avec quelque dtail, parce quil nous montre au vif limpression produite par LA PRINCESSE DE CLVES sur la socit du temps et la nature de ce succs, qui

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  • ne fut pas sans tre disput, comme il arrive toujours aux uvres de valeur qui divisent le public en deux camps ad-verses, les uns admirant sans rserve, les autres mlant leurs loges les critiques les plus vives, et, il faut le dire, les plus inat-tendues, puisquils reprochaient surtout un roman ce quil avait prcisment et lgitimement de romanesque.

    Le 22 mars 1678, Bussy rpondait aux questions de Mme de Svign :

    La chanoinesse Rabutin ne ma rien mand de ta Princesse de Clves ; mais cet hiver un de mes amis mcrivit que M. de La Rochefoucauld et Mme de La Fayette nous alloient donner quelque chose de fort joli, et je vois bien que cest la Princesse de Clves dont il vouloit parler ; je mande quon me lenvoie, et je vous dirai mon avis quand je laurai lue avec autant de dsin-tressement que si je nen connoissois pas les auteurs.

    Lami auquel Bussy faisait allusion tait une amie, Mme de Scudry, qui lui avait crit, le 8 dcembre 1677, dun ton assez gaillard :

    M. de La Rochefoucauld et Mme de La Fayette ont fait un roman des galanteries de la cour de Henri second, quon dit tre admirablement bien crit. Ils ne sont pas en ge de faire autre chose ensemble.

    Cependant Bussy ne se pressait pas de faire connatre son avis sur LA PRINCESSE DE CLVES Mme de Svign, qui lui rpte, le 20 juin 1878, sa question : Que dites-vous de LA PRINCESSE DE CLVES ?

    Voici enfin la rponse de Bussy, en date du 29 juin 1678 :

    Mais joubliois de vous dire que jai enfin lu la Princesse de Clves avec un esprit dquit, et point du tout prvenu du bien et du mal quon en a crit. Jai trouv la premire partie admi-rable ; la seconde ne ma pas paru de mme. Dans le premier volume, hormis quelques mots trop souvent rpts, qui sont

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  • pourtant en petit nombre, tout est agrable, tout est naturel. Dans le second, laveu de Mme de Clves son mari est extrava-gant, et ne se peut dire que dans une histoire vritable ; mais, quand on en fait une plaisir, il est ridicule de donner son hrone un sentiment si extraordinaire. Lauteur, en le faisant, a plus song ne pas ressembler aux autres romans qu suivre le bon sens. Une femme dit rarement son mari quon est amou-reux delle, mais jamais quelle ait de lamour pour un autre que pour lui, et dautant moins quen se jetant ses genoux, comme fait la princesse, elle peut faire croire son mari quelle na gar-d aucunes bornes dans loutrage quelle lui a fait. Dailleurs, il nest pas vraisemblable quune passion damour soit longtemps dans un cur de mme force que la vertu. Depuis qu la cour, quinze jours, trois semaines ou un mois, une femme attaque na pas pris le parti de la rigueur, elle ne songe plus qu dispu-ter le terrain pour se faire valoir. Et si, contre toute apparence et contre lusage, ce combat de lamour et de la vertu duroit dans son cur jusqu la mort de son mari, alors elle seroit ravie de les pouvoir accorder ensemble en pousant un homme de sa qualit, le mieux fait et le plus joli cavalier de son temps. La premire aventure des jardins de Coulommiers nest pas vrai-semblable, et sent le roman. Cest une grande justesse que la premire fois que la princesse fait son mari laveu de sa pas-sion pour un autre, M. de Nemours soit, point nomm, der-rire une palissade do il lentend ; je ne vois pas mme de n-cessit quil st cela, et en tout cas il falloit le lui faire savoir par dautres voies.

    Cela sent encore bien le roman de faire parler les gens tout seuls, car, outre que ce nest pas lusage de se parler soi-mme, cest quon ne pourroit savoir ce quune personne se seroit dit, moins quelle net crit son histoire ; encore diroit-elle seule-ment ce quelle avoit pens. La lettre crite au vidame de Chartres est encore du style des lettres de roman, obscure, trop longue et point du tout naturelle. Cependant dans le second tome tout y est aussi bien cont, et les expressions en sont aussi belles que dans le premier.

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  • Nous avons donc loracle de Bussy. Que trouve-t-il re-dire LA PRINCESSE DE CLVES ? Prcisment ces incidents romanesques que comporte, quexcuse, quexige prcisment le genre du roman : par exemple, la scne o le duc de Nemours entend, cach derrire une palissade, laveu de Mme de Clves son mari, mais plus encore et surtout le sentiment de dlica-tesse raffine qui inspire cet aveu. Bussy sen dclare choqu. Il ne lui semble pas naturel quune femme prenne ainsi son mari pour gardien et confident de sa faiblesse. Les femmes que Bus-sy avait connues et avec lesquelles il avait eu commerce damour, cest--dire de galanterie, ntaient gure capables en effet de ces scrupules, de ces longues dfenses, de ces rsis-tances outrance. Et on le voit bien la faon dont il persifle, en homme qui na pas le moindre idal dans lesprit et surtout dans le cur, et qui net trouv bon jouer pour lui ni le per-sonnage du mari digne dune confidence comme celle de Mme de Clves, ni le personnage de lamant qui lcoute sans en abuser. Mais cest assez et trop insister sur une critique qui na rien de littraire, qui nest que la chicane frivole dun fat et dun blas pour lequel videmment LA PRINCESSE DE CLVES ne fut pas crite, non plus que pour le scepticisme cynique dun Bayle.

    Mme de Svign, qui avait certainement got LA PRINCESSE DE CLVES et pleur aux bons endroits, mais qui poussait parfois la complaisance jusqu la faiblesse, aime mieux avoir lair dapprouver Bussy que de courir avec lui le risque dune controverse. Dailleurs, elle aussi avait plus desprit que de got, et son idoltrie pour sa fille absorbait en elle la source de tendresse de faon la laisser, pour tout le reste, rduite, en matire de sentiment, au ncessaire. Et, si la critique de Bussy lui sembla au fond un peu outrecuidante, sans quelle ost assez le lui dire, on peut penser quelle ne lais-sa pas dapprouver les rserves plus justes, plus polies, de la critique de M. de Valincour, attribue au P. Bouhours, et qui ne contestait rien dailleurs du charme et du succs dun ouvrage trouv en somme, ds lors, le plus exquis des romans connus, lu

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  • quatre fois de suite, avec un plaisir toujours nouveau, par Fon-tenelle, et bientt mis la scne par Boursault.

    Mais achevons, sous le bnfice des considrations qui prcdent, nos extraits de la curieuse correspondance chan-ge entre Bussy et Mme de Svign. Aprs avoir fait attendre son avis, le premier est impatient de connatre laccueil quil aura reu :

    Jattends votre sentiment sur le jugement que jai fait de la Princesse de Clves. Si nous nous mlions, vous et moi, de com-poser ou de corriger une petite histoire, je suis assur que nous ferions penser et dire aux principaux personnages des choses plus naturelles que nen pensent et disent ceux de la Princesse de Clves. (23 juillet 1678)

    Mme de Svign rpond enfin Bussy, le 27 juillet :

    Votre critique de la Princesse de Clves est admirable, mon cousin. Je my reconnais, et jy aurois mme ajout deux ou trois petites bagatelles qui vous ont assurment chapp. Je recon-nois la justesse de votre esprit, et la solitude ne vous te rien de toutes les lumires naturelles ou acquises dont vous aviez fait une si bonne provision. Vous tes en bonne compagnie quand vous tes avec vous, et quand notre jolie femme sen mle, cela ne gte rien. Jai t fort aise de savoir votre avis, et encore plus de ce quil se rencontre justement comme le mien : lamour-propre est content de ces heureuses rencontres.

    Nous passons avec le ddain quelles mritent sur la suite de ces lettres relatives LA PRINCESSE DE CLVES, o le duo devient trio par lintervention de Corbinelli, bel esprit de ruelle, demandant gravement Bussy si le style de louvrage lui sembleroit bon pour lhistoire , et ne tarde pas redevenir duo par leffacement de Mme de Svign, dont le billet dapprobation, plus complaisant que sincre, accord Bussy, doit tre rang dans la classe illusoire des billets La Chtre.

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  • Laissons le pdant de cabinet et le fat de salon se congra-tuler rciproquement et chercher savoir, sans y parvenir, si la fameuse critique est du P. Bouhours, ou, en cas de ngative, de qui elle peut tre, et arrivons la vritable bonne fortune de notre sujet, cest--dire la lettre, jusqu ce jour indite, o Mme de La Fayette elle-mme profite de son masque de trans-parent incognito pour donner son avis sur son propre ouvrage, et, avec un gal mpris des loges maladroits et des injustes critiques, se loue elle-mme, pour tre sre davoir t au moins une fois loue selon son got.

    Cette lettre, du 13 avril 1678, adresse au secrtaire de la duchesse de Savoie, Lescheraine, est la premire et non la moins curieuse de celles qua rvles M. Perrero :

    Vous moffenserez de souponner seulement que vos lettres par elles-mmes et spares de Mme R ne me soient pas trs agrables. Je vous supplie de ne vous laisser jamais attaquer dune si mchante pense et dtre persuad que votre com-merce me fait un extrme plaisir. Un petit livre qui a couru il y a quinze ans, et o il plut au public de me donner part, a fait quon men donne encore la Princesse de Clves. Mais je vous assure que je ny en ai aucune, et que M. de La Rochefoucauld, qui on la voulu donner aussi, y en a aussi peu que moi ; il en fait tant de serments quil est impossible de ne le pas croire, surtout pour une chose qui peut tre avoue sans honte. Pour moi, je suis flatte que lon me souponne, et je crois que javouerois le livre si jtois assure que lauteur ne vint jamais me le rede-mander. Je le trouve trs agrable, bien crit, sans tre extr-mement chti, plein de choses dune dlicatesse admirable, et quil faut mme relire plus dune fois ; et surtout ce que jy trouve, cest une parfaite imitation du monde de la cour et de la manire dont on y vit ; il ny a rien de romanesque et de grim-p ; aussi nest-ce pas un roman ; cest proprement des M-moires, et ctoit, ce que lon ma dit, le titre du livre, mais on la chang. Voil, Monsieur, mon jugement sur Madame de Clves ; je vous demande aussi le vtre, car on est partag sur ce

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  • livre-l se manger : les uns en condamnent ce que les autres en admirent ; ainsi, quoi que vous disiez, ne craignez point dtre seul de votre parti.

    Pour nous, nous sommes parfaitement de lavis de Mme de La Fayette, et nous souscrivons sans rserve lloge encore discret quelle fait de son ouvrage. Nous y trouvons avec elle un modle exquis de la langue et des murs de cet amour dont le grand sicle avait conu lidal, et, ce point de vue, un document essentiel pour lhistoire morale et sociale de son temps.

    Nous y soulignons avec curiosit les traits, emprunts la tradition accepte la cour de Louis XIV, de la figure alors encore vaguement connue et aujourdhui si minutieusement fouille des Franois Ier et des Henri II, des Catherine de Mdi-cis, des Marie Stuart, des Diane de Poitiers. Nous y voyons poindre, par un discret et unique dtail (la range de saules sous laquelle le duc de Nemours promne son agitation), laube de ce sentiment de la nature qui, un sicle et demi plus tard, tiendra une si grande place dans le roman. Du temps de Mme de La Fayette, le thtre prfr du roman tait le palais et le salon. Mais, si les descriptions et les tableaux, les dtails de visage et de costume, sont peu prs exclus ce moment des uvres dimagination et de sentiment, par quelles subtiles et dlicates analyses de la passion ne sont-ils pas remplacs Ja-mais le cur humain, dans ses parties les plus nobles, na t tudi dun il plus sagace, et jamais plus habile et plus lgre main na touch ses mystres.

    LA PRINCESSE DE CLVES, cest lternelle et toujours nouvelle histoire dun amour contrari par le devoir, avec cette variante originale et profonde : des scrupules de fiert, de rai-son et dexprience font avorter, dans un renoncement volon-taire dont un sourd dsespoir abrge le supplice, le dnoue-ment lgitime, alors que rien ne sy oppose plus que le doute, qui a succd lillusion. Nest-ce pas l aussi le roman de la

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  • vie de Mme de La Fayette elle-mme, roman des annes dautomne, auquel prside le dsabusement des romans des annes de printemps, ou lon prfre les ples mais sres d-lices de lamiti aux vagues et dcevantes volupts de lamour ? Cette liaison de mutuel attrait, cimente par lhabitude, o lunion intime de deux esprits qui navaient rien se cacher se parait des tendresses, tempres par la raison, de deux curs qui navaient rien se refuser, et o la douceur des souvenirs et des regrets partags faisait oublier la perte des illusions et des esprances, allait tre brise par la mort. Il ne nous reste plus, pour considrer lauteur de LA PRINCESSE DE CLVES et la correspondante de la duchesse de Savoie sous laspect le plus favorable, et lui faire nos adieux au moment o elle mrite le mieux nos regrets, qu assister, avec Mme de Svign pour t-moin, cette sparation cruelle, suivie dune si noble et si fidle viduit, qui languira quinze ans encore, sans admettre son deuil dautres consolations que celles de la famille et de lamiti.

    VI

    la fin de lanne 1679, la sant de M. de La Rochefou-cauld et celle de Mme de La Fayette, qui souvent donnaient de linquitude leurs amis, avaient subi de nouvelles atteintes, menaantes surtout pour le premier, et la mort du cardinal de Retz, laquelle assistaient Mme de La Fayette et Mme de Svign (lettre du 25 aot 1679), devait bientt leur paratre un aver-tissement de Dieu, qui se disposait retirer du thtre du monde un autre hros, qui, celui-l, leur tait encore plus cher, de la tragi-comdie de la Fronde.

    Ds le 15 mars de lanne suivante (1680), nous trouvons une lettre qui nous associe aux apprhensions de tous les amis

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  • de M. de La Rochefoucauld, en proie une crise suprme de cette maladie de la goutte qui le rongeait depuis des annes :

    Je crains bien que nous ne perdions cette fois M. de La Ro-chefoucauld. Sa fivre a continu. Il reut hier Notre-Seigneur. Mais son tat est une chose digne dadmiration ; il est fort bien dispos pour sa conscience, voil qui est fait ; du reste, cest la maladie et la mort de son voisin dont il est question. Il nen est pas effleur, il nen est pas troubl ; il entend plaider devant lui la cause des mdecins, du frre Ange et de lAnglois, dune tte libre, sans daigner quasi dire son avis ; je reviens ce vers :

    Trop au-dessous de lui pour y prter lesprit.

    Il ne voyoit point hier matin Mme de La Fayette, parce quelle pleuroit, et quil recevoit Notre-Seigneur. Il envoya sa-voir midi de ses nouvelles. Croyez-moi, ma fille, ce nest pas inutilement quil a fait des rflexions toute sa vie ; il sest appro-ch de telle sorte de ses derniers moments quils nont rien de nouveau ni dtranger pour lui.

    Dans ces tristes circonstances, Mme de La Fayette trouva Mme de Svign dun dvouement gal sa douleur, et elle put partager le poids de son affliction avec une amie capable de la comprendre :

    Je suis quasi toujours chez Mme de La Fayette, qui conno-troit mal les dlices de lamiti et les tendresses du cur si elle ntoit aussi afflige quelle est.

    Dans la nuit du 16 au 17 mars, un dernier accs de goutte remonte touffe et emporte M. de La Rochefoucauld, qui rend lme entre les mains de M. de Condom, cest--dire de Bossuet.

    Mme de Svign, en donnant sa fille cette triste nouvelle, ajoute avec une raison attendrie :

    M. de Marsillac, le fils prfr de La Rochefoucauld, est dans une affliction qui ne se peut reprsenter ; mais il retrouve-

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  • ra le roi et la cour ; toute sa famille se retrouvera en sa place ; mais o Mme de La Fayette retrouvera-t-elle un tel ami, une telle socit, une pareille douceur, un agrment, une confiance, une considration pour elle et pour son fils ? Elle est infirme, elle est toujours dans sa chambre, elle ne court point les rues ; M. de La Rochefoucauld toit sdentaire aussi ; cet tat les rendoit nces-saires lun lautre ; rien ne pouvoit tre compar la confiance et aux charmes de leur amiti. Ma fille, songez-y, vous trouverez quil est impossible de faire une perte plus sensible et dont le temps puisse moins consoler

    Le 20 mars, Mme de Svign crit, le cur toujours serr :

    Il est enfin mercredi La petite sant de Mme de La Fayette soutient mal une telle douleur ; elle en a la fivre, et il ne sera pas au pouvoir du temps de lui ter lennui de cette privation ; sa vie est tourne dune manire quelle le trouvera toujours dire. Vous devez me dire tout au moins quelque chose pour elle dans ce que vous mcrivez.

    Plus Mme de Svign entre par la pense et par le cur dans lvaluation de ce que cote Mme de La Fayette une de ces pertes dont on ne mesure ltendue quen les souffrant et dont chaque jour creuse la profondeur, plus elle plaint son amie et sapitoie sur elle.

    Pour Mme de La Fayette, le temps, qui est si bon aux autres, augmente sa tristesse. (22 mars 1680)

    Mme de La Fayette est tombe des nues, crit-elle quatre jours aprs ; elle saperoit tous les moments de la perte quelle a faite ; tout se consolera, hormis elle. M. de Marsillac, prsent M. de La Rochefoucauld, est dj retourn son de-voir. Le roi lenvoya qurir ; il ny a point de douleur quil ne console ; la sienne a t au del des bornes, et le moyen de cou-rir le cerf avec une affliction violente ?

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  • Mme de Svign, le 27 mars, tant alle la cour pour tre prsente la Dauphine, y rencontra M. le Duc, et ils chang-rent, propos de M. de La Rochefoucauld, leurs souvenirs et leurs regrets :

    M. le Duc me parla beaucoup de M. de La Rochefoucauld, et les larmes lui en vinrent encore aux yeux. Il y eut une scne bien vive entre lui et Mme de La Fayette, le soir que ce pauvre homme toit lagonie ; je nai jamais tant vu de larmes et ja-mais une douleur, plus tendre et plus vraie ; il toit impossible de ne pas tre comme eux ; ils disoient des choses fendre le cur ; jamais je noublierai cette soire M. de Marsillac na pas encore os voir Mme de La Fayette. Quand les autres de la famille la sont venus voir, a t un renouvellement trange. M. le Duc me parloit donc tristement l-dessus.

    Il est intressant, pour lapprciation de la liaison si troite que la mort venait de trancher, de rpter, malgr leur invitable monotonie, les dtails que fournissent les lettres sui-vantes :

    Mercredi 3 avril 1680.

    La pauvre Mme de La Fayette ne sait plus que faire delle-mme ; la perte de M. de La Rochefoucauld fait un si terrible vide dans sa vie quelle en comprend mieux le prix dun si agrable commerce ; tout le monde se consolera, hormis elle, parce quelle na plus doccupation, et que tous les autres re-prennent leur place.

    5 avril 1680.

    Jai fait vos complimens Mme de La Fayette. Ce nest plus la mme personne. Je ne crois pas quelle puisse jamais ter de son cur le sentiment dune telle perte ; je lai sentie et par moi et par elle.

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  • Dans une lettre du mme jour M. de Guitaut, Mme de Svign complte, en y ajoutant de nouveaux traits, le tableau de cette me inconsolable et de cette vie brise :

    M. de La Rochefoucauld est mort, comme vous le savez. Cette perte est fort regrette ; jai une amie qui ne peut jamais sen consoler ; vous lavez aim ; vous pouvez imaginer quelle douceur et quel agrment pour un commerce rempli de toute lamiti et de toute la confiance possible entre deux personnes dont le mrite nest pas commun ; ajoutez-y la circonstance de leur mauvaise sant qui les rendoit comme ncessaires lun lautre, et qui leur donnoit un loisir de goter leurs bonnes qua-lits qui ne se rencontre point dans les autres liaisons. Il me pa-rot qu la cour on na point le loisir de saimer ; le tourbillon qui est si violent pour tous toit paisible pour eux et donnoit un grand espace au plaisir dun commerce si dlicieux. Je crois que nulle passion ne peut surpasser la force dune telle liaison ; il toit impossible davoir t si souvent avec lui sans laimer beaucoup, de sorte que je lai regrett et par rapport moi et par rapport cette pauvre Mme de La Fayette, qui seroit dcrie sur lamiti et sur la reconnoissance si elle toit moins afflige quelle ne lest.

    Encore de nouveaux dtails le 12 avril 1680 :

    Je vis hier Mme de La Fayette au sortir de cette triste cr-monie ; le la trouvai tout en larmes ; elle avoit trouv sous sa main de lcriture de ce pauvre homme qui lavoit surprise et afflige. Je venois de quitter Mlles de La Rochefoucauld aux Carmlites ; elles y avoient pleur aussi leur pre ; lane sur-tout a figur avec M. de Marsillac ; ctoit donc loraison fu-nbre de Mme de Longueville que ces filles pleuroient M. de La Rochefoucauld. Ils sont morts dans la mme anne ; il y avoit bien rver sur ces deux noms. Je ne crois pas, en vrit, que Mme de La Fayette se console ; je lui suis moins bonne quune autre, car nous ne pouvons nous empcher de parler de ce pauvre homme, et cela tue ; tous ceux qui lui toient bons avec

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  • lui perdent leur prix auprs delle Sa sant est toute renver-se ; elle est change au dernier point.

    Et cest touj