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Mobilités au féminin – Tanger, 15-19 novembre 2005 1 LA FEMINISATION DES MIGRATIONS CLANDESTINES EN AFRIQUE NOIRE Honoré Mimche, Sociologue, Tel. (237) 740.06.46 Mail : [email protected] Henri Yambéné, Ethno-géographe, Tel. (237) 992.21.35 Mail : [email protected] Yves Zoa Zoa, Géographe, Tel. (237) 755.98.27 Mail : [email protected] Chercheurs au CNE-MINRESI BP 1457 Yaoundé-Cameroun Résumé : L’amplification des flux migratoires clandestins entre les pays de l’Afrique noire et les pays européens est un des traits caractéristiques des processus migratoires de l’époque contemporaine au point où l’immigration clandestine ne constitue plus aujourd’hui un épiphénomène. Loin de se réduire à une ‘‘affaire des hommes’’, la migration clandestine est un processus complexe au sein duquel les femmes sont aussi une composante essentielle et spécifique. Même si l’on reconnaît que le continent noir a toujours été au cours de l’histoire un vaste territoire de la migration, ce qui préoccupe de nos jours, ce n’est pas simplement l’émergence de ces flux peu ordinaires, mais bien plus la diversification et l’entrée des femmes sur la scène migratoire ‘‘illégale’’. Quels sont les facteurs qui favorisent ce type de migration ? Quels sont les itinéraires de cette mobilité clandestine ? Quelle est la spécificité de cette migration féminine ? Quels sont les statuts et les figures des migrantes dans les sociétés travaillées par ces flux ? Voilà des questionnements qui sous-tendent cette réflexion qui met en exergue une nouvelle dimension des mouvements humains. Mots clés : Féminisation, Migrations clandestines, Afrique noire, Prostitution, Insertion Introduction La mobilité des populations est une constante de l’histoire de l’Afrique (Grégory, 1988). Elle a été depuis de longues dates travaillée par d’importants flux migratoires internes et internationaux (migrations de peuplement, migrations forcées des réfugiés et de victimes de guerre,

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Mobilités au féminin – Tanger, 15-19 novembre 2005

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LA FEMINISATION DES MIGRATIONS CLANDESTINES

EN AFRIQUE NOIRE

Honoré Mimche, Sociologue, Tel. (237) 740.06.46 Mail : [email protected]

Henri Yambéné, Ethno-géographe, Tel. (237) 992.21.35 Mail : [email protected]

Yves Zoa Zoa, Géographe, Tel. (237) 755.98.27 Mail : [email protected]

Chercheurs au CNE-MINRESI

BP 1457 Yaoundé-Cameroun

Résumé :

L’amplification des flux migratoires clandestins entre les pays de l’Afrique noire et les pays

européens est un des traits caractéristiques des processus migratoires de l’époque contemporaine

au point où l’immigration clandestine ne constitue plus aujourd’hui un épiphénomène. Loin de se

réduire à une ‘‘affaire des hommes’’, la migration clandestine est un processus complexe au sein

duquel les femmes sont aussi une composante essentielle et spécifique. Même si l’on reconnaît que

le continent noir a toujours été au cours de l’histoire un vaste territoire de la migration, ce qui

préoccupe de nos jours, ce n’est pas simplement l’émergence de ces flux peu ordinaires, mais bien

plus la diversification et l’entrée des femmes sur la scène migratoire ‘‘illégale’’. Quels sont les

facteurs qui favorisent ce type de migration ? Quels sont les itinéraires de cette mobilité

clandestine ? Quelle est la spécificité de cette migration féminine ? Quels sont les statuts et les

figures des migrantes dans les sociétés travaillées par ces flux ? Voilà des questionnements qui

sous-tendent cette réflexion qui met en exergue une nouvelle dimension des mouvements humains.

Mots clés : Féminisation, Migrations clandestines, Afrique noire, Prostitution, Insertion

Introduction

La mobilité des populations est une constante de l’histoire de l’Afrique (Grégory, 1988).

Elle a été depuis de longues dates travaillée par d’importants flux migratoires internes et

internationaux (migrations de peuplement, migrations forcées des réfugiés et de victimes de guerre,

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etc.) ayant contribué chaque fois à une redistribution de son potentiel démographique et à

l’aménagement des territoires. Du fait qu’elles jouent dans la dynamique socio-économique d’une

société donnée, les migrations intéressent aujourd’hui les chercheurs d’horizons divers :

démographes, géographes, sociologues, anthropologues, économistes, historiens, etc. Toutefois, on

peut observer que la plupart des travaux d’inspiration « économiciste » n’ont pas le plus souvent

pris en compte la mobilité féminine en dehors du cadre familial, en l’associant à celle de ceux dont

elles dépendent, à savoir les hommes (Lututala et Bernèche 1989 ; Hane Ba, 1989). Car, la

migration féminine n’est pas considérée comme significative puisqu’on a longtemps sous-évalué le

travail féminin (Oppong, 1991). On commence à peine à admettre de plus en plus l’importance en

nombre et en effets des migrations féminines. Mais on peut se demander à la suite de Locoh (1999)

s’il s’agit d’un simple effet de mode ou si cette prise de conscience est liée à la pertinence du

problème ‘‘Femme et Développement’’.

Depuis plus d’une décennie, l’Afrique subsaharienne est confrontée à une crise qui a

également eu des effets démographiques importants. Sur le plan migratoire, on peut noter une

intensification et une complexification des pratiques, des stratégies1, des réseaux, des flux

migratoires internes et internationaux avec le développement de l’émigration clandestine. Jusqu’à la

fin des années 1980, l’immigration clandestine en Europe ne connaissait pas une explosion telle

qu’elle puisse apparaître, comme une menace pour les pays d’accueil (Kouamo, 2002). Mais depuis

deux décennies, la mode est au départ en Europe. On note une augmentation des flux d’immigrants

et de demandeurs d’asile dans les pays Européens, dont la plupart sont des clandestins.

La question de la migration vers l’Europe est de ce fait devenue un ingrédient des débats

contemporains tant en Occident qu’en Afrique2 et particulièrement dans les pays travaillés par ces

flux (milieux de départ, pays de transit, pays d’immigration). On assiste à l’émergence d’une

‘‘migration en étapes’’ vers l’Europe, devenue sous l’impulsion du mythe de l’ailleurs, le point de

mire d’une jeunesse désenchantée et désemparée qui rêve d’eldorado. C’est ainsi que de nouveaux

réseaux d’acteurs se tissent à travers le Sahara en reliant désormais l’Afrique subsaharienne et

l’Europe, via les pays sahéliens, sahariens et maghrébins. Dans cette dynamique de construction de

nouveaux bassins migratoires (Claude, 2002), les pays de l’Afrique noire sont à la fois pourvoyeurs

de migrants et ‘‘zones de transit’’ de ce nouveau territoire en réseau. Par ailleurs, on assiste à la

1 Sami Tchak (1999) relève à ce propos que la plupart d’entre eux recherchent un statut de réfugiés politiques et se présentent comme des persécutés politiques, alors qu’ils sont de parfaits anonymes dans leurs pays d’origine. C’est ce qui fait dire à Legoux (1995) que les pays occidentaux connaissent depuis deux décennies une crise de l’asile politique 2 C’est face à cette actualité des conséquences socio-démographiques du phénomène que le Ministère camerounais des Relations Extérieures (MINREX) plaça la célébration de la deuxième édition des journées d’amitié Cameroun-Europe (décembre 2004) sous le signe de la réflexion autour du thème ‘‘La question de l’immigration dans les relations euro-camerounaises : éléments d’analyse pour une approche concertée’’.

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complexification des configurations migratoires par la féminisation de la circulation migratoire dans

ce bassin de la migration internationale.

Ce qui frappe le plus aujourd’hui, c’est cette diversification des migrations à destination des

pays développés avec une irruption de nouveaux acteurs que sont les femmes sur un chemin dont on

croirait exclusivement masculin au vu de l’endurance qu’il exige de la part des candidats à la

migration clandestine (Lahlou, 2005). Faisant preuve de beaucoup de courage et surtout

d’ingéniosité, des milliers de femmes africaines surpassent des obstacles (Grégoire et Schmitz,

2002) pour se rendre en Europe en quête d’un mieux-être que ne peut plus, selon elles, leur procurer

leur pays d’origine. De plus en plus, elles deviennent des actrices d’une migration en solitaire à

destination du monde développé.

Cet article se propose de réfléchir sur cette féminisation du système migratoire clandestin,

les spécificités de cette forme de mobilité (motivations, réseaux d’acteurs, modalités et stratégies

d’insertion, figures et statuts des migrantes dans les lieux de la migration, etc.). L’analyse montre

que les femmes sont et deviennent, avec la crise, de nouvelles actrices de la migration clandestine

internationale à destination de l’Europe. Les données qui proviennent d’enquêtes documentaire et

biographique3 vont permettre de caractériser ces migrantes, les filières migratoires, les principales

villes relais, les pratiques migratoires des femmes. Seront également explorés, les contours des

territoires construits par les migrantes mais aussi les facteurs qui favorisent ce type de migration

dont les répercussions dépassent le cadre étatique pour s’étendre au niveau sous-régional, régional

et international (Cameroon Tribune du jeudi 02 décembre 2004).

I) La migration clandestine à destination de l’Europe en Afrique noire : un phénomène de plus

en plus préoccupant

- Ampleur d’un phénomène jadis marginal

Les difficultés de la vie quotidienne, le chômage, la pauvreté, et bien d’autres maux mettent

chaque jour sur les routes de l’aventure de nombreux Africains lancés à la recherche de meilleures

conditions de survie. Les mouvements migratoires ont progressivement changé de nature depuis

quelques années en se diversifiant davantage tant dans leur structure que dans leur orientation

(Caselli, 2003). Face à la probabilité hasardeuse d’être un lauréat du système de loterie organisé

chaque année par les Etats-Unis ou encore aux difficultés d’emprunter le chemin d’une immigration 3 L’approche proposée est ethnographique. 20 entretiens ont été menés par nos soins entre le nord du Cameroun, les sud du Tchad et du Niger avec des migrantes en partance ou de retour. Cette démarche aura facilité l’analyse des différents réseaux qui participent à l’accomplissement du processus migratoire. L’exploitation de documents personnels (lettres ou fax envoyées ou reçues des amis, des parents et des tiers tels que des intermédiaires des réseaux) a aussi permis d’enrichir les biographies pour qu’elles deviennent plus significatives.

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légale (par l’obtention d’un visa), les migrantes africaines ont trouvé une autre trajectoire donnant

accès à l’Europe, continent qui exerce sur ces jeunes désespérés une véritable fascination. De

nombreux ‘‘groupes de clandestins se constituent, s’organisent, financent leur projet, sollicitent de

multiples complicités locales’’ chaque jour (Claude, 2002). Cependant, Il est assez difficile

d’établir avec exactitude l’ampleur réelle du phénomène de la migration clandestine en Afrique

pour plus d’une raison.

De prime abord, le caractère clandestin de ce phénomène fait qu’il se prête difficilement à

une évaluation plus objective, car il suppose une stigmatisation parfois péjorative, discriminante

pouvant conduire à l’exclusion sociale et à la marginalisation. La plupart des recherches sur la

migration clandestine établissent d’ailleurs un amalgame entre cette immigration et les banlieues en

présentant le plus souvent ces personnes comme des pauvres habitants des quartiers ghettoïsés. Ce

répertoire culturel fait qu’on soit tenté de ne les voir que dans de tels espaces. Les clandestins sont

toujours perçus comme des personnes (des étrangers notamment) qui sont venus travailler dans un

pays d’accueil. Dans ce sens, l’immigration clandestine se confond à l’insécurité par abus de

langage. Une construction qui ne permet pas toujours aux migrants de s’identifier comme tel

puisqu’il suscite beaucoup plus la suspicion, la méfiance, le rejet, la xénophobie.

En outre, l’usage collectif de pièces par ces immigrants ne permet pas un décompte proche

de la réalité. Dans le même ordre d’idée, l’usage de faux documents (carte d’identité, passeport,

permis de séjours) est, dans la plupart des pays maghrébins et occidentaux, le principal blocage à

une estimation beaucoup plus proche de la réalité. Autant ce paramètre ne peut permettre une

appréhension des différentes nationalités, autant il fausse les statistiques globales sur le phénomène.

Toutefois, les données disponibles auprès des services de sécurité font état d’une amplification de

ce phénomène dans les différents pays situés sur la trajectoire qu’empruntent ces clandestins :

Algérie, Maroc, Espagne, Libye, Italie, France, etc.

Sur un plan tout autre, on a le plus souvent eu affaire aux données4 assez contrastées pour

désigner la même réalité, une situation qui peut se justifier par le fait que les chiffres habituellement

utilisés ne sont pas exempts de calculs politiques (Thierry, 2002) car ajoute Roché (2002) ‘‘on

n’aime pas les données produites indépendamment des autorités publiques, surtout quand ces

chiffres sont différents de ceux de la police’’. Toutes ces observations montrent à quel point on

n’est pas loin d’une évidente sous-estimation de ce phénomène dans l’ensemble des territoires

travaillés et traversés par ces flux d’immigrants aux allures d’aventuriers. Indépendamment de tous

ces obstacles, l’on s’accorde sur le fait que la migration clandestine est en train de devenir une des

principales préoccupations des pays occidentaux, des forces de sécurités situées aux larges de la

Méditerranée. Comme l’observent Grégoire et Schmitz (2000) ‘‘Ces migrations se diversifient au 4 Elles sont dans la plupart des cas issues des chiffres donnant lieu aux arrestations de migrants en situation irrégulière.

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cours des années quatre-vingt : les progrès réalisés en matière de transport permirent à de très

nombreux jeunes de se rendre plus aisément sur l’autre rive du Sahara (Nigérians, Ghanéens,

Togolais, Béninois, Sénégalais, Sierra-Leonais, etc.) mais aussi d’Afrique centrale (Tchadien,

Camerounais, Centrafricains et Gabonais) qui tentent, chaque année, l’aventure au Maghreb où ils

séjournent de très longs mois, voire plusieurs années…’’ avant de rejoindre éventuellement l’autre

rive de la Méditerranée. A titre d’illustration, on peut retenir quelques faits marquants ayant été

relaté par la presse sur des cas d’arrestation des clandestins aux frontières occidentales rapportés par

les travaux de Medhi Lalou (2003).

Tableau n° 1 : Effectifs des immigrés arrêtés dans le Détroit de Gibraltar entre 1993 et 2000 par

nationalités

ZONES DU DETROIT DE GIBRALTAR

Nationalités

Années Marocains Algériens Reste de

l’Afrique

Autres

Total des

arrestations

1993 / / / / 4 952

1994 / / / / 4 189

1995 / / / / 5 287

1996 6 701 815 142 83 7 741

1997 5 911 1 050 113 274 7 348

1998 5 724 1 002 76 229 7 031

1999 5 819 661 148 550 7 178

2000 12 858 253 3 431 343 16 885

Total 37 013 3781 3910 1479 60 611

Source : Mehdi Lalou, Le Maghreb : les migrations des Africains du Sud du Sahara, 2003

Tableau n° 2 : Effectifs de migrants subsahariens arrêtés au Maroc en 2001

Pays d’origine de clandestins Effectifs des arrestations

Congo 149

Ghana 480

Guinée 519

Mali 1 625

Nigeria 798

Sénégal 1 177

Sierra Leone 2 245

Total 6993

Source : Mehdi Lalou, le Maghreb : les migrations des Africains du Sud du Sahara, 2003

-Vers une féminisation de l’immigration clandestine

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De manière générale, la migration clandestine apparaît comme une nouvelle configuration

des mouvements humains contemporains. Les difficultés auxquelles se confrontent les clandestins à

travers le désert et surtout l’endurance qu’exige cette forme de mobilité font qu’on est difficilement

tenté de penser que les femmes peuvent se lancer sur ce chemin risqué de la quête de l’eldorado

européen. Or, l’observation des flux d’immigrants clandestins dans les trajectoires qu’ils

empruntent entre les deux rives du Sahara montre bien cette dimension de la migration clandestine,

un phénomène d’ailleurs mis en exergue par la presse maghrébine et les services sociaux

aujourd’hui confrontés aux effets pervers de ces déplacements (grossesses indésirées, avortements,

exploitation sexuelle, violation du code du travail, etc.).

Dans les localités de transit comme Maradi, Agadez ou Arlit (en territoire nigérien) In

Guezzam, Tamanrasset, In salah, Ghardaïa ou Maghnia (en territoire algérien), Berkane, ou Nador

(en territoire marocain), les ghettos dans lesquels logent les immigrés clandestins subsahariens sont

les repaires des jeunes gens (en majorité) des deux sexes. Depuis quelques années, les dépêches des

agences de presse et de différents média évoquent la présence, dans les flux de migrants clandestins

subsahariens à travers le Sahara, de nombreuses femmes. Si on prend en compte la filière Sahel-

Sahara algérien, les migrantes subsahariennes sont dénombrées lors des cas d’arrestation (268

femmes pour le compte de l’année 2002 selon les autorités algériennes5, 40 durant les trois premiers

mois de 20046, 29 durant le mois de mai 20047, 53 durant le premier semestre 20058…) ou de

décès dans le Sahara (2 parmi six subsahariens découverts morts de soif près d’Adrar9….) et mêlées

à des faits divers impliquant des migrants clandestins (3 dans une tentative d’escroquerie d’un

commerçant algérois10…).

Plusieurs témoignages de migrants clandestins nous renseignent sur la présence des femmes

voyageant seules à leurs côtés. Pour vivre (ou mieux survivre) durant la trajectoire migratoire, elles

s’adonnent volontairement à la prostitution ou sont exploitées par « des organisations de type

mafieux » (Lahlou, 2003).

Partout en Afrique subsaharienne, on note une évolution des normes sociales et culturelles

avec pour conséquence une émigration féminine assez remarquable. La contribution des femmes à

la migration internationale augmente notamment au Sénégal (Bonnassieux, 2005). Les mouvements

autonomes des personnes de sexe féminin (mères, femmes, sœurs) sont tolérés voire acceptés ou

encouragés depuis que la crise économique du début des années 80 a détruit les équilibres sociaux

et professionnels de plusieurs familles. La crise a engendré une faillite de la morale et du peu de

5 Cf Lahlou, 2003 6 El Moudjahid du 18 avril 2004 7 Quotidien d’Oran du 6 juin 2004 8 El Watan du 13 juillet 2005 9 AFP du 5 avril 2004 10 L’Expression du 30 juin 2005 et Le Messager du 5 juillet 2005

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scrupule de certains parents (maris, frères, mères, pères). Laisser ou envoyer les femmes « se

débrouiller » dans des contrées lointaines (en Europe occidentale en particulier) est dit rapporter

beaucoup d’argent dans de nombreux milieux en Afrique subsaharienne. Tout en laissant à

l’observateur le soin de deviner le genre de débrouillement qui est insinué.

Les propos de deux migrantes camerounaises rencontrées respectivement dans les régions de

Bol et Mao au Tchad sont plus parlants. Ils laissent apparaître que nombreuses parmi elles

(étudiantes en cours de formation, filles-mères, diplômées sans ou avec emplois, etc) se sont lancées

sur le chemin de l’Europe poussées subtilement ou ouvertement par leurs familles. Des allusions du

genre « tes formes ont de quoi faire rêver en Europe ou ta cambrure peut faire gaffe chez les

blancs…il faut que tu en fasses profiter la famille » leurs sont assénées régulièrement. Pour

convaincre les plus réticentes on prend pour exemple des familles voisines qui ont acheté des

grosses cylindrées, et édifié des immenses maisons grâce au travail de leurs filles et sœurs qui

« bossent durent là-bas ».

Investir pour le départ d’une fille en Europe est devenu le meilleur capital-risque pour

beaucoup de familles subsahariennes car elles ont espoir de voir cet investissement se traduire en

manne financière. On mise sur les filles car elles peuvent faire des « bons mariages » avec des

conjoints étrangers ou éventuellement faire continuellement « des bonnes rencontres » si elles

restent célibataires. D’où, lorsque toutes les voies légales du déplacement vers le pays de cocagne

sont épuisées, la famille fait recours aux réseaux mafieux de faux passeports ou visas et à terme aux

acteurs des filières de migration clandestine à travers le Sahara. Dans certains cas les familles

remettent jusqu’à 600.000 voire un million de francs CFA (Cameroon Tribune du jeudi 14 juillet

2005 et du mardi 09 août 2005) aux trafiquants de tout genre en vue de voir leurs filles prendre le

chemin de « la terre promise ».

Aujourd’hui, de nombreuses subsahariennes ont en tête d’aller « travailler » en Europe et

d’amasser de nombreux biens matériels quel « qu’en soit le prix » car il faut subvenir aux besoins

de leurs familles et ainsi éteindre leur « dette de vie » pour paraphraser De Latour (2003). Parfois

elles s’en vont en catimini sans toucher un mot à quiconque et sans donner de leurs nouvelles

pendant de nombreuses années. Mais sitôt leurs intentions connues par un échange d’information au

détour d’un entretien téléphonique (à partir d’une des étapes de leur trajectoire migratoire) ou par

l’envoi d’un paquet ou d’une lettre aux bons soins d’un migrant de retour, elles sont glorifiées et

couvertes de bénédiction. Jeunes, transportées par une irascible envie de réussir, prêtes à tout, elles

sont souvent sans le moindre scrupule. C’est ce qui accroît considérablement leur détermination sur

ce difficile et « inhumain » voyage vers l’Europe à travers le Sahara, où il faut vaincre les

conditions climatiques, les sévices, les contrôles policiers et les expulsions entre autres.

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II) Les motivations de la migration clandestine féminine en Afrique noire

Pourquoi partent-elles ? Comment comprendre cette « soif de départ » des migrantes

clandestines qui doit être à ce point intense qu’elle surmonte la brisure de l’exode, les difficultés du

voyage à travers le Sahara et les drames qui parfois l’accompagnent. Comment admettre qu’elle

résiste au rejet et à la relégation auxquels les immigrées sont le plus souvent confrontées dans les

pays où elles s’établissent ? Répondre à ces interrogations n’est pas aisé. La complexité et la

diversité des parcours individuels poussent à s’orienter vers l’explication du contenu subjectif de

chaque expérience migratoire. Les fondements de ces mouvements migratoires de subsahariennes

vers l’Europe sont multiples. La saisie de cette inversion dans les flux migratoires met à la fois en

exergue les motivations aux lieux de départ, celles liées au choix du lieu d’installation, mais

également l’option pour cette trajectoire quasi incertaine, au vu des risques encourus. Dans ce sens,

il existe deux groupes de facteurs qui viendraient expliquer cette migration ‘‘à tout prix’’ et à tous

les prix. L’étude des déterminants sociaux de la migration doit intégrer les contextes de la zone de

départ et de celle d’accueil. La migration clandestine féminine est liée à un environnement global

qu’il faut prendre en considération. Il faut tenir compte de la conjoncture actuelle des pays

d’Afrique subsaharienne : processus démocratique aujourd’hui en faillite, économie formelle au

point mort, crises intrafamiliales, interethniques et militaro-politiques, guerres civiles et

persécutions diverses, ajustement structurel, globalisation mais aussi mutations sociales.

Un contexte de crises particulièrement favorable à l’émigration

Les pays de l’Afrique subsaharienne sont confrontés depuis plus d’une décennie à une crise de

leur économie (Banque mondiale, 1989). La persistance de la crise et de ses effets sur l’avenir

lointain des populations ont parfois fait penser aux thèses afro pessimistes telles que développées

par Dumont (1963), car elle a sapé les perspectives de développement. « Ainsi pour l’ensemble de

l’Afrique, le taux de croissance du PIB qui se situait aux environs de 6% par an entre 1965 et 1970

est passé à près de 0% à la fin des années 1980 et au début des années 1990 » (Lahlou, 2003). Ce

contexte économique, doublé d’une instabilité politique interne, a favorisé une détérioration des

conditions de vie des populations, en accentuant la mobilité des personnes dans ces pays en

développement. Par ailleurs, les mesures d’ajustement structurel prises sous l’instigation des

bailleurs de fonds n’ont guère permis une amélioration du niveau de vie dans les villes comme dans

les campagnes (Duruflé, 1988). C’est ce qui va entraîner une explosion du chômage et un

développement du sous-développement (Giri, 1986).

A cette misère s’ajoute un environnement militaro-politique qui a stoppé toute perspective de

vivre une vie ordinaire et favorisé l’exode de la population. La plupart des originaires des pays tels

que la Guinée-Conakry, la Sierra Léone, le Libéria, la Gambie, le Niger, le Nigeria, le Tchad, et

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récemment encore la Côte d’Ivoire, le Togo, la Guinée-Bissau, le Sénégal, la République

Démocratique du Congo (RDC) ou la République du Congo, ont été poussées à partir pour fuir les

conflits armés, les persécutions politiques, les antagonismes ethniques locaux ou plus précisément

l’état d’insécurité générale. La recherche du statut de réfugié est devenu un principal moyen de se

soustraire de l’impasse dans laquelle se sont plongés tous ces pays depuis environ une décennie.

C’est ce qui explique également la montée de la demande d’asile d’abord dans les pays du Maghreb

et ensuite ceux de l’Europe occidentale.

Ces crises qui ont particulièrement affecté les conditions de vie des populations ont eu sur le

plan socio-démographique un ensemble d’implications négatives (Gendreau, 1998). La transition

s’est parfois opérée dans les domaines où l’on s’attendait le moins. A côté des difficiles conditions

d’accès à la santé, de l’émigration urbaine ou des migrations de retour qui se sont amplifiées

(Mongo Béti, 1993 ; Gubry et al. 1996), c’est la migration internationale d’une population surtout

juvénile qui prend une ampleur considérable et sous des formes les plus variées. C’est la raison pour

laquelle, les ambassades des pays occidentaux et principalement celles des pays faisant partie de

l’espace Schengen sont confrontées depuis le début de la décennie 1990 à une multiplication de la

demande de visas des candidats à la migration vers ces pays pour plusieurs raisons : études,

emploi/travail, demande d’asile, exil, sport, etc. Face à cette forte détermination à émigrer, on

assiste à des rejets des demandes au point où l’obtention du visa pour l’Europe devient de plus en

plus difficile pour les originaires de l’Afrique Noire aujourd’hui. Aussi observe-t-on une tendance

à l’établissement de faux visas, ou le recours à la filière saharienne qui est devenu le défi de la

police des frontières tant au niveau continental qu’international.

C’est dans ce contexte que l’on doit comprendre et inscrire le développement des mouvements

migratoires au départ de l’Afrique subsaharienne et particulièrement celui de cette filière migratoire

à travers le Sahara, une véritable inversion des trajectoires migratoires traditionnelles. Comme a pu

le noter Alain Bonnassieux (2005), ‘‘les frontières sont de plus en plus difficiles à franchir pour les

catégories de migrants qui ne présentent pas de garanties suffisantes de ressources et d’emploi

pour obtenir un visa. L’obtention du visa constitue la première barrière à franchir. Comme les

visas ne sont accordés qu’à une minorité, les systèmes parallèles fondés sur des réseaux

relationnels et la corruption pour obtenir un visa se développent... Les risques sont considérables

du fait de ces contraintes : de nombreux jeunes africains prennent pour entrer en Europe par des

voies détournées. C’est le cas des ressortissants d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale qui

tentent de gagner l’Europe par voie maritime en passant par le Maroc ou la Libye’’.

Ainsi, on assiste depuis lors à l’émergence en ‘‘étapes’’ d’une migration due à la

multiplication des localités de transit, en fonction des facilités ou des difficultés rencontrées lors du

processus migratoire. Avec ces relais, de nouveaux acteurs (transporteurs, employeurs, hôteliers,

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etc.) se mettent en oeuvre à travers le Sahel et le Sahara, pour relier désormais l’Afrique noire et les

pays développés. Les facilités rencontrées au cours de ces déplacements déterminent le choix du

pays d’immigration.

Dans ce sens, il apparaît que les crises multiformes ont intensifié, diversifié et complexifié les

flux, les trajectoires, les réseaux et les stratégies migratoires tant à l’intérieur des pays ou du

continent africain qu’à l’extérieur de celui-ci. Toutefois, même si on est le plus souvent tenté de

penser que les migrations clandestines concernent davantage les populations analphabètes et

masculines, l’analyse des couloirs qui se sont développés entre les deux rives du Sahara met en

relief le profil assez complexe des candidats à cette migration, par une féminisation des circulations

migratoires. Il s’agit de femmes relativement jeunes généralement, lancées à la recherche d’une

occupation plus rémunératrice, quelles que soient la nature de celle-ci et les qualifications

préalables.

Une migration de « travail »

A travers l’analyse de la migration clandestine féminine émerge une autre figure de l’immigrée.

L’émigration/immigration féminine clandestine à travers le Sahara ne doit pas être envisagée du

seul point de vue de la réaction résignée à la misère, à la guerre ou au chaos. Pour parler comme De

Latour (2003), ‘‘la migration n’est pas seulement déterminée par la misère et le danger comme on

le lit souvent, elle appartient aussi à une geste épique portée par des imaginaires collectifs qui font

du Nord un lieu où les héros s’élèvent’’. La migrante clandestine féminine n’est pas forcément une

« déshéritée » 11 qui fuit sa condition mais une personne qui veut devenir actrice de son propre

destin.

Malgré tout, dans le récit des différentes expériences migratoires, la motivation du départ des

femmes est d’abord le désir d’accéder à de meilleures conditions de vie. L’envie de trouver un

emploi plus rémunérateur pousse de nombreuses jeunes africaines à se reconvertir dans des activités

de ‘‘cleaners’’, ‘‘baby sister’’, ‘‘kitchen porter’’. Se déplacer de son milieu d’origine vers un autre

à la recherche du travail constitue la forme de migration la plus répandue et même la plus

importante à travers le monde, car les disparités de ressources favorisent une expansion des

migrations internationales. Les migrantes clandestines vont pour la plupart à destination des grandes

métropoles où, avec plus de facilité, se développent des activités informelles : couture, coiffure,

garde des enfants, travail de domestique... Cette forme de mobilité qui pousse des jeunes

subsahariennes à développer des stratégies diverses de survie, qu’elles soient légales ou non, est

imputable à la pauvreté des ressources locales, à la misère sociale, au sous-emploi criard et à 11 Elles sont nombreuses sur le chemin de la migration clandestine comme Blandine A. (Béninoise) qui a abandonné un emploi enviable à Ouïda où elle était titularisée depuis plus de dix ans. Décision qu’elle a prise après avoir vainement tenté d’obtenir un visa. Pour elle, ‘‘ il faut que j’aille en Europe pour voir comment cela se passe’’.

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l’inadéquation entre formation et emploi disponibles. Dans ce sens, l’Afrique noire‘‘joue depuis

quelques années un rôle de plus en plus répulsif sur une partie grandissante de sa population, dont

l’espoir d’une vie meilleure sur son lieu de naissance s’amenuise au fur et à mesure que s’accroît

la pauvreté et le ‘‘mal de vivre’’ ambiants.’’ (Lalhou, 2003).

Une jeunesse désemparée et travaillée par le mythe de l’ailleurs…

Si la vague de migrantes clandestines a pris une ampleur considérable en Europe, ce n’est pas

seulement pour des raisons économiques. Comme le fait remarquer De Latour (2003) qui a observé

quelques clandestins ivoiriens en Angleterre, ‘‘la causalité de la pauvreté a également été évoquée,

mais elle m’a paru nettement moins ‘‘forte’’ comparée au besoin vital de valorisation personnelle

et d’indépendance, de la recherche d’exploits nécessaire à l’accomplissement de soi, du goût du

risque et de la splendeur pour finalement … avoir un petit ‘‘chez-soi’’. Le recours à la voie

terrestre pour atteindre ‘‘absolument’’ les pays européens relèvent justement d’un risque que prend

la migrante au départ du pays d’origine.

Depuis une dizaine d’années, le rêve du départ s’est généralisé chez les jeunes africains. « On

croyait jusqu’ici que cette obsession de départ n’habitait que ceux qui, ayant fini leurs études et ne

trouvant pas de travail ou aussi, étant à la recherche de débouchés scolaires, pensent qu’il n’y a

rien de mieux que l’étranger. Que non. Toutes les catégories sociales sont désormais habitées par

cette envie morbide de partir » (Ndachi Tagne, 2005). C’est dire qu’ « on veut en effet y aller parce

que d’autres y sont allés, parce que d’autres y vivent, parce que d’autres y ont réussi, parce que

rien n’interdit que si d’autres n’ont pas réussi, que la réussite ne soit pas une idée généreuse et

charnue » (Godong, 2005).

Le désir de l’émigration est entretenu par l’illusion due à une image d’opulence collée à

l’Occident et dévorée sur les écrans de télévision, de vidéoclubs ou de cinémas. « Lorsque vous

voyez la vie dans ces pays à la télévision, c’est vraiment le paradis. On se demande ce que nous

faisons ici. C’est pour cela que par tous les moyens, il faut que je parte » nous confessa Sandrine Y.

jeune congolaise de RDC rencontrée à Nguigmi au sud du Niger. Plus que par le passé, les jeunes

générations sont travaillées dans leurs consciences par la crise que connaît le sous continent. Face à

l’incertitude de l’entrée sur le marché du travail, le monde occidental exerce un attrait sur les

consciences juvéniles au point où plusieurs d’entre elles pensent toujours que ‘‘l’avenir n’est plus

au pays, mais ailleurs’’, c’est-à-dire en Amérique du nord (Etats-Unis, Canada), en Europe

(Espagne, France, Italie, Allemagne, Belgique, Grande Bretagne) et récemment en Asie (Koweït,

Liban, Arabie Saoudite, Yémen, etc.) ou en Afrique du sud. On comprend dès lors pourquoi le

Sociologue Camerounais Ela (1994) a pu dire que ‘‘face aux impasses du développement et à la

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crise actuelle des sociétés africaines, se manifestent des sentiments de découragement, de

désillusion et de scepticisme’’.

La grande fluidité des frontières nationales en Afrique et particulièrement au Sahel

La dynamique migratoire est encore plus complexe à saisir dans les anciens territoires coloniaux

d’Afrique noire où le ‘‘partage de l’Afrique’’ en territoires souverains n’a pas tenu compte de

l’homogénéité des groupes ethniques. Ricca (1990) observe à ce propos que ‘‘les connaisseurs de la

réalité africaine s’accordent pour reconnaître que des centaines de milliers de personnes traversent

tous les jours sans formalités les frontières terrestres de pratiquement tous les pays d’Afrique au

sud du sahara. Ces intenses mouvements transfrontaliers ne sont en fait, dans leur majorité, que les

déplacements naturels de personnes appartenant au même groupe ethnique car –le phénomène est

désormais bien connu- les frontières politiques recoupent partout en Afrique les territoires de

groupes homogènes de population. Il n’y a pas de pays du continent qui n’ait en commun avec un

pays limitrophe au moins une de ses ethnies’’. C’est justement à la faveur des affinités ethnique,

culturelle, confrérique que se déploient d’importants systèmes migratoires au sahel. Les migrantes

profitent ainsi de ces atouts identitaires pour se déplacer sur de longues distances, sans papiers, et au

besoin avec la complicité de proxénètes. C’est ce qui fait aussi la spécificité de cette forme

migratoire aux transits qui durent.

III Une mobilité pleine d’incertitudes

Une autre spécificité des migrations clandestines en général réside dans le caractère

périlleux de cette forme de mobilité qui, de par son caractère illégal, impose aux actrices de la

migration de nouveaux statuts en plus des statuts traditionnels. Dans ce sens, la migration

s’accompagne de changements permanents de figures dans les zones de transit et les lieux

d’immigration, en rapport avec la dynamique de leur insertion économique et sociale.

La multiplication des localités de transit comme une stratégie migratoire

Le développement des migrations clandestines a favorisé dans les pays du Sahara, du Sahel

et du Maghreb la naissance de nombreuses villes devenues des relais dans les trajectoires

migratoires, c’est-à-dire des‘‘espaces de rebondissement’’ (Claude, 2002) qui servent d’escale et où

s’entrecroisent les flux de départ et ceux de retour, les migrants temporaires et définitifs, les

nationaux et les étrangers. L’exploitation des biographies migratoires met en exergue l’intérêt qu’il

faudrait accorder aux villes et localités de transit dans l’analyse de cette dynamique migratoire et

surtout de ce type de phénomène. Elles sont des espaces sociaux multifonctionnels travaillés en

profondeur par les acteurs de la migration transsaharienne. Le désir et l’obligation de transiter par

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une localité sont à la fois une réponse aux systèmes de répression, une stratégie de contournement

des tracasseries policières, une stratégie d’accumulation, une contrainte d’alimentation et de

ravitaillement pour les migrants, les conducteurs et les guides de ces derniers.

Dans l’ensemble, les renseignements et les documents que reçoit le candidat à la migration

au départ du pays d’origine font ressortir différentes localités à traverser tout au long de ce périple

transsaharien. Ces lieux de transit sont socialement significatifs à plus d’un titre :

• ils peuvent d’une part résulter de l’existence, à un point et à un moment donnés d’un réseau

de passeurs installé périodiquement pour assurer l’écoulement12 des colonies migratoires

vers les destinations magrébines ou occidentales. Ce sont également les lieux de

ravitaillement en produits alimentaires lorsque le trajet est assez long. Ces bidonvilles qui

accueillent ces migrantes peu ordinaires, avec les risques de ségrégation socio-spatiale

peuvent se lire dans les pratiques d’insertion dans ces localités. Parfois, les transits

apparaissent davantage comme le terminus d’un réseau intra ou transfrontalier qui fait la

passe à un autre. C’est également le lieu où se fait le change pour ceux qui en désirent.

• Les transits permettent aux actrices de cette forme de migration de chercher une occupation

bien que temporaire13, de faire une épargne afin de pouvoir poursuivre leur trajectoire. Le

développement des activités informelles justifie par ailleurs l’importance du transit dans la

migration clandestine féminine. Il s’agit d’un espace d’accueil transitoire en vue d’assurer la

continuité de la mobilité. Comme le souligne Lahlou (2003), le transit est mis à profit pour

arrondir les économies emportées dès le pays d’origine, par l’accès à une activité

rémunératrice. C’est le cas des villes de Sardalas, Mourzouk, Awbari, Ghadamès, Derji ou

encore Ouaddan en Lybie ou de Tamanrasset, Djanet, In Guezzam et In Salah dans le sud

de l’Algérie ; Kano au Nigeria pour les anglophones. Les villes de transit deviennent

d’importants lieux de recrutement des prostituées par les proxénètes. En outre, les migrantes

se livrent à de nombreuses activités telles que la couture, les travaux domestiques, la garde

des enfants afin de supporter leur loyer, leur alimentation et surtout obtenir de l’argent

nécessaire pour se faire établir des faux documents de voyages : visas, passeport, etc. Mais

la spécificité de Tamanrasset pour les migrantes réside dans le fait qu’il s’agit d’un espace

de sélection et de tri selon des critères linguistiques ou les options migratoires (migration de

travail, migration définitive, etc.). En effet, c’est ici que les anglophones ont plus tendance à

s’orienter vers la Libye alors que le Maroc reste une filière à majorité francophone. En

outre, le choix de la Libye ou du Maroc est aussi déterminé par le pays d’immigration

12 Le terme écoulement nous a été inspiré d’une biographie. En fait plusieurs des candidats à la migration internationale sont comme des colis rangés dans les camions bâchés pour parfois contourner les tracasseries policières. 13 Lorsque l’on sait que le nord du continent n’est pas au départ du pays d’origine la destination désirée ou projetée.

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sollicité (Italie, France ou Espagne) et les facilités que procurent ces deux pays d’après les

informations obtenues dès le départ du pays.

• Les localités de transit constituent par ailleurs les terminus des différents systèmes de

transporteurs soit à l’intérieur d’un pays, soit à l’extérieur. Elles sont une ‘‘étape qui peut

constituer une simple halte, comme elle peut devenir durable, pour se transformer en

objectif ultime de la migration’’, ajoute Lahlou (2003).

Une expérience migratoire entachée de nombreux problèmes

On ne peut véritablement réfléchir sur la migration féminine dans un contexte de précarité

comme celui de l’Afrique noire, en mettant de côté les activités et le vécu de ces femmes en

migration. Le développement des migrations féminines s’est accompagné du développement des

réseaux d’exploitation sexuelle et d’aide à la prostitution à travers le proxénétisme que l’on peut ici

concevoir comme le fait ‘‘de faire office d’intermédiaire entre deux personnes dont l’une se livre à

la prostitution et l’autre exploite ou rémunère la prostitution d’autrui’’ (Ouvrard, 2000). Cette

pratique prend des formes assez diversifiées car à côté des proxénètes, il existe des personnes qui

mettent en contact ces derniers avec les prostituées. C’est généralement d’autres clandestins qui

recourent à ces activités pour assurer leur survie et surtout accumuler des ressources afin de

poursuivre la migration vers les pays occidentaux. C’est au regard de ces écueils qu’une migrante

affirme : ‘’Sur la route de cette migration clandestine vers l’Europe, les femmes ont beaucoup de

difficultés. Par exemple, In Guezzam, c’est une ville dangereuse pour les femmes. Toutes les femmes

qui y passent sont violées par les gendarmes et militaires algériens. Quand ils viennent au contrôle,

ils savent qu’il y a les femmes. Elles sont violées avant que vous ne continuiez. Quand il y a les

femmes, çà facilite le voyage, mais c’est traumatisant. Au désert, c’est le viol ; dans les grandes

villes c’est la prostitution. Elles vont le faire, sauf si elles sont soutenues par un africain qui met en

jeu des moyens et finit par l’épouser. Sinon c’est la prostitution pour survivre’’ (Angèle, 33 ans,

Camerounaise). Comme a pu le dire le sociologue burkinabé Tcha-Koura (1988), on ne peut rester

indifférent à ce sort misérable qui est fait à ces femmes. En effet, les femmes en migration

clandestine sont soumises à de sévices corporels liés soit à leurs stratégies d’insertion (occupations

temporaires), soit à leurs stratégies migratoires. Les données que nous avons recueillies depuis cinq

ans sur le phénomène de la migration clandestine entre les deux rives du Sahara mettent

suffisamment en exergue cette dimension de la migration féminine clandestine. Car d’un bout à

l’autre des circuits migratoires elles sont au centre des enjeux masculins, à la fois des autres

clandestins mais également des autorités policières et des employeurs.

La féminisation des mouvements migratoires clandestins s’accompagne d’une nouvelle

forme d’esclavage sexuel, à travers le trafic des femmes dans les réseaux de prostitution,

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d’homosexualité et de proxénétisme. Dans le cadre de la prostitution, de nombreux travaux

d’auteurs ont mis en exergue la croissance des immigrées sur ce chemin de l’exil et la montée du

commerce sexuel dans les rues des principales villes de l’Afrique du Nord et même en Occident

(Koh Bela, 2004). Le corps est en passe de devenir un capital économique mis à contribution dans

la lutte pour la survie à travers un usage vénal de leur sexualité (Sami Tchak, 1999). Un élément qui

permet de comprendre cette pratique est la condition financière des migrants clandestins en général

et surtout la grande vulnérabilité des femmes décidées aussi à rejoindre l’Europe ‘‘malgré tout’’. En

dehors des cas de prostitution volontaire, les violences sexuelles subies par les femmes en migration

clandestine ne sont pas un phénomène nouveau, mais le statut juridique des acteurs qui en sont

victimes ne leur permet pas de porter publiquement les sévices dont elles sont l’objet. Sur le terrain,

nos entretiens révèlent de nombreux cas de violences sexuelles à l’égard des femmes. Le trafic des

femmes s’organise à travers un réseau qui associe certains migrants clandestins, les forces de

l’ordre, des prétendus employeurs et même des hôteliers et des aubergistes qui par ailleurs facilitent

l’établissement des documents officiels. Elles sont ‘‘cédées’’ pour une somme dérisoire à des

intermédiaires qui assurent leur immigration dans les villes européennes et même celles du

Maghreb (Grégoire et Schmitz, 2002).

D’importants réseaux de personnes se constituent et s’organisent pour faciliter ce commerce

du sexe. Ainsi, on peut distinguer selon la typologie proposée par Ouvrard (2000) :

• le proxénétisme de contrainte : dans ce cas, ce sont des gens qui se proposent de favoriser

l’entrée des femmes dans la prostitution ou l’exploitation des migrantes. Le profit consiste

soit en la réception des subsides ou en partage des produits/capitaux que génère cette

activité, soit parce qu’il s’agit d’une stratégie migratoire puisque ceci leur permet d’obtenir

des faveurs des services de l’ordre. Les proxénètes deviennent de véritables courtiers en

quête de ressources soit pour survivre, soit pour poursuivre leur voyage. Qualifiés de

‘‘runners’’14, ces intermédiaires assurent le placement des femmes prostituées aux hommes

dans les auberges, dans les lieux de loisirs et les débits de boisson. Il s’agit pour d’autres

clandestins des formes d’occupation qui leur procurent des ressources pour poursuivre leur

migration vers leur « terre promise », à savoir l’Occident. C’est à ce sujet que décrivant le

mécanisme, une migrante clandestine rencontrée à Agadez nous a dit : ‘‘Tu viens, tu es une

femme, il te garde à la maison ; il cherche les hommes. Il négocie avec la femme et ils se

partagent 50% de la paye. C’est comme cela qu’ils se font du sous pour voyager’’.

• le proxénétisme de soutien : Comme le souligne Ouvrard (2000), ‘‘ce type de proxénétisme

désigne l’attitude de celui qui se contente d’aider, de protéger ou de profiter de la

prostitution d’autrui, sans exercer ni pression ni violence sur la personne prostituée et sans 14 Terme utilisé dans les villes de transit par les personnes interrogées.

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en organiser l’exploitation. L’aide peut notamment consister à permettre aux personnes

prostituées et aux clients de se rencontrer, soit en leur fournissant un lieu, soit en les

mettant en contact’’. Les données recueillies montrent que ces réseaux facilitent la

cohabitation ou la constitution d’un proxénétisme hôtelier dans les ghettos habités par les

immigrantes ou dans d’autres quartiers. Dans les villes comme Kousseri, N’Djaména,

Agadez, In Guezzam, et Tamanrasset, de nombreux établissements sont créés dans ce sens

pour soutenir, financer la prostitution en drainant de nombreuses migrantes où elles espèrent

par ailleurs ‘‘avoir la chance de trouver des personnes pouvant les aider dans leurs projets

migratoires’’.

C’est ainsi que l’on a vu émerger dans certaines villes sahéliennes, sahariennes et maghrébines

des lieux de prostitution appelés des ‘‘connexion house’’, c’est-à-dire des espaces d’intenses

activités sexuelles à des fins essentiellement commerciales qui sont parfois connues dès le départ de

leurs pays d’origine par ces clandestines. Ce régime de sexualité n’est pas sans incidence sur la vie

génésique et reproductive de ces reconverties au commerce du sexe. ‘‘En témoigne, le nombre

d’accouchements de femmes subsahariennes constatés dans le hôpitaux marocains, ainsi que le

nombre de migrantes enceintes ou voyageant, seules, avec des nourrissons ou des enfants en bas

âge’’ (Lalhou, 2003). En plus de nombreux risques de contamination aux IST/SIDA, ce sont les

grossesses involontaires qui surviennent souvent les conduisant soit à une migration de retour, soit à

une installation définitive au lieu de transit, lorsqu’elles ne décident pas de recourir aux pratiques

abortives.

Par ailleurs, on ne peut laisser de côté l’exploitation économique dont sont victimes ces

nouvelles actrices du marché du travail dans la plupart des pays traversés par ces flux migratoires.

Le caractère clandestin de cette mobilité ne permet pas toujours une insertion professionnelle en

conformité aux dispositions réglementaires. C’est généralement en violation au code du travail que

les employeurs recourent à cette main d’œuvre peu onéreuse et parois mal rémunérée. C’est ce qui

justifie la grande vulnérabilité des femmes migrantes, puisqu’elles disposent de peu de moyens

(physique, économiques) pour que soit respecté leur droit.

IV Une mobilité et une insertion facilitées par divers acteurs

Les migrations clandestines entre l’Afrique noire et l’Europe, via le Sahara, disposent de

nombreuses ramifications déployées dans les différentes localités de départ, de transit et d’accueil

situées entre les deux rives du Sahara et l’Europe. Celles-ci fonctionnent comme des structures

d’information, d’accueil, d’insertion (provisoire ou définitive) et de relais depuis l’Afrique

subsaharienne jusqu’au sud de l’Europe. Ces ramifications dont sont tributaires les réseaux de

facilitation de la migration ne se présentent pas toujours comme un continuum, c’est-à-dire des

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organisations transfrontalières en connexion permanente d’un bout à l’autre des chemins

migratoires. C’est ce qui justifie par ailleurs la multiplication des relais dans la trajectoire

migratoire et surtout la longue durée de séjour dans une ville de transit. ‘‘Une fois les migrants sur

le départ vers l’Europe passés au nord du Sahel, observe Mehdi Lahlou, plusieurs filières de

‘‘convoyage’’ se mettent [encore] en place, selon les axes sud-nord, sud-nord-ouest, en Algérie,

puis entre l’Algérie et le Maroc, puis au Maroc même, et entre le Maroc et l’Espagne et les autres

pays d’accueil, principalement la France et l’Italie’’.

Quelles que soient les formes qu’il prend, le réseau social apparaît comme un cadre permettant

la circulation des biens, des personnes et des services, c’est-à-dire un moyen privilégié ‘‘pour

entretenir les migrations et réciproquement faciliter l’insertion urbaine en s’accommodant aux

réalités de la ville’’ (Fall, 1991) . Il s’agit d’un espace de sociabilités, de réciprocités, d’échanges,

de dons, d’assistance et de soutien mutuel. Comme le rappelle Fall (1994), leur intérêt réside dans

le croisement de différents domaines du social et dans la dynamique économique qui en résulte. Le

facteur de succès de ces constellations relationnelles qui se constituent en faveur de la migration

clandestine est qu’il repose sur un sentiment fort de solidarité, cette dernière reposant sur des liens

aussi bien religieux, ethniques, familiaux que professionnels. A ce titre, tous les acteurs de la filière

(passeurs, transporteurs, mafias locale ou internationale, employeurs, pouvoirs publics, etc.) seront

animés par cet esprit de solidarité pour le fonctionnement et la réussite de la migration vers

l’Eldorado européen.

Les confréries

La multiplication des courants religieux et particulièrement islamiques ces dernières années

dans les pays de l’Afrique subsaharienne facilitent en quelque sorte la mobilité des personnes, une

mobilité conditionnée par une reconversion religieuse. ‘‘A la limite du Maghreb et du Sahara,

écrivent Grégoire et Schmitz (2000), ces groupes sont organisés en zwiyya, ‘‘maisons’’ ou marchés

associés à un lieu de pèlerinage confrérique, comme ceux qui sont situés sur les contreforts de

l’anti-Atlas marocain et qui contrôlent des points de passages des caravanes, réinvestissant, dans

des oasis alentour, les bénéfices du commerce transsaharien’’.

Les observations faites auprès de la filière tchado-libyenne montrent que les liens confrériques

assurent, par principe de solidarité religieuse, une adoption voire une facile insertion migratoire des

étrangers. C’est ici que les relais sont plus visibles d’un pays à l’autre. Le rôle des espaces religieux

(mosquée, cours de prière) dans l’insertion des migrantes dans les villes sahéliennes ou sahariennes

est important. Par ailleurs, certaines confréries (intégristes) facilitent l’immigration afin de recruter

de nouvelles adeptes ou des personnes à convertir. Le fait qu’elles procurent à la migrante une

sécurité résidentielle, alimentaire et de citoyenneté (avec l’établissement de la nationalité dans

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certains pays maghrébins) accroît les effectifs des candidates qui choisissent cette filière, puisque

celles qui réussissent à s’intégrer deviennent des actrices de nouvelles filières migratoires à travers

les contacts entretenus avec les milieux d’origine.

L’appartenance à ce type de groupe social n’est plus seulement liée à l’origine ethnique, cela

peut tout aussi bien résulter d’option personnelle et individuelle. D’une manière ou une autre, les

leaders des confréries font jouer leur crédit moral et spirituel en sollicitant l’indulgence des

pouvoirs publics en faveur de ces couches sociales dites modestes et défavorisées. On ne peut

cependant pas oublier de relever le rôle des relations ethniques dans le développement des

processus migratoires.

Les regroupements ethniques et de nationalité

Lors de leur premier séjour dans une localité de transit, les migrantes développent le réflexe de

solliciter une assistance auprès de personnes avec qui elles ont une certaine filiation non pas

seulement religieuse, mais communautaire, ethnique, familiale, linguistique, de nationalité, etc. Les

réseaux familiaux en tant que cellules primaires ont ceci de particulier qu’ils procurent à toute

personne étrangère à la localité, le sentiment de sécurité, de protection sociale et de prévision du

risque. Tout en exerçant de moins en moins cette fonction de contrôle social, les liens familiaux

demeurent un moyen de maintenir les institutions sociales de telle sorte que la famille est présentée

encore comme une référence de l’identité d’un peuple, même en milieu urbain. Si la migrante

prolonge son séjour dans cette ville de transit, elle développera par la même occasion ses pôles

relationnels. C’est fort de ce constat que Grégoire et Schmitz (2000) relèvent que depuis bientôt

deux décennies, le nombre de jeunes migrants venant de l’Afrique noire ne cesse d’augmenter ‘‘si

bien qu’ils forment en Afrique du Nord de véritables petites communautés. On les retrouve dans les

villes comme Tamanrrasset, Djanet, Ghât, Sabba, Brak, Misrata, Syrte, Benghazi et même Tripoli,

où des familles résident depuis déjà longtemps, constituant ainsi autant de structures d’accueil

pour les nouveaux arrivants’’. Dans ces localités, les immigrantes s’emploient le plus souvent à

occuper en communauté des habitations pour assurer une certaine solidarité villageoise. Cette

référence identitaire peut se lire dans les pratiques d’insertion urbaine car à l’arrivée, les migrantes

recourent le plus souvent à des chefs de leurs communautés d’origine pour choisir le milieu de

résidence qui peut aussi leur procurer le plus de sécurité. Au-delà des facilités d’accès au logement

que peuvent procurer les membres du groupe ethnique ou des compatriotes aux migrantes, c’est

dans la recherche d’un emploi rémunérateur que cette assistance est également mise à contribution.

C’est ce qui justifie l’usage collectif de pièces (autorisation de travail, passeport, etc.)

Par ailleurs, les immigrantes déjà installées en Espagne (Malaga, Ceuta) ou dans les villes

sahariennes et méditerranéennes (Alger, Maradi, Tamanrasset, Oujda, Marrakech, Rabat, Zinder,)

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sont au cœur de cette mobilité des personnes à travers les informations qu’elles livrent aux autres

potentiels migrantes restées au pays. Ce sont des actrices de la circulation de l’information sur les

dispositions en place pour faciliter l’immigration clandestine.

Les transporteurs et les hôteliers

La connaissance des modes de transport et des facilités d’accès à un logement est un

déterminant essentiel de l’émigration au départ de l’Afrique subsaharienne. Elle permet une

préparation préalable en logistique (types de vêtements appropriés, approvisionnement en eau …)

par rapport aux difficultés à rencontrer au cours du voyage transsaharien. C’est à ce titre que les

documents obtenus de diverses personnes impliquées dans ces mouvements humains mettent en

relief les modes de transports (Land Rover, Land Cruiser, pateras ou petites barques de pêcheurs)

dont se servent les clandestins pour traverser respectivement le Sahel, le Sahara, le Maghreb et la

méditerranée.

Le développement de ces flux migratoires a vu en conséquence émerger des activités

informelles dans le secteur hôtelier et dans celui des transports. De Agadez à Tamanrasset par

exemple, les Touareg ont fait du transport des migrants clandestins une source importante de

revenu, dans un contexte où la pauvreté a des impacts importants. Les maisons familiales sont dans

le même ordre d’idées transformées en lieux d’accueil payants. Ce sont en outre des espaces de

rencontre avec les passeurs, ou des lieux de médiation entre ces derniers et les forces de l’ordre. Ces

derniers sont fortement impliqués dans les circuits qu’empruntent les candidats à la migration

clandestine. Ils interviennent beaucoup plus dans les facilitations des conditions d’entrée ou de

sortie des frontières nationales sous forme d’escorte. De l’avis d’un de nos informateurs, c’est sous

escorte policière que les clandestins traversent certaines frontières sans grande difficulté.

En somme, les transporteurs jouent un rôle fondamental dans cette circulation illégale des

personnes et des biens. Le transport, le guide des migrants, le change sont des activités qui génèrent

d’importants revenus dans des zones aussi touchées par la pauvreté et où l’insécurité est plus que

jamais permanente. Jouer le rôle de passeur, fournir des renseignements, jouer au traducteur, sont

autant de moyens de survie au désert.

Conclusion

La question de l’émigration entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe se pose en termes

complexes. A l’émigration régulière ou légale s’oppose depuis deux décennies une émigration

clandestine sous-tendue par de faux visas, de nombreuses falsifications ou fausses déclarations dans

les consulats et des trajectoires peu rectilignes. Dans cette logique du ‘‘tout pour l’Europe’’ la

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migration par ‘‘étapes’’ à travers le Sahara est adoptée par les migrantes d’Afrique subsaharienne à

l’image de leurs compatriotes masculins. La filière saharienne offre l’opportunité après la rude

traversée du désert de se retrouver sur les côtes africaines de la Méditerranée et donc tout proche de

l’Europe. Les migrantes sont aidées dans leur processus migratoire par un réseau de sociabilité qui

facilite leur mobilité et leur intégration. Entre les deux rives du Sahara l’espace est maillé de

‘‘bonnes adresses’’ qui offrent le logis, favorisent le change, indiquent le chemin et accordent des

petits boulots rémunérateurs.

La migration clandestine féminine préoccupe aujourd’hui par ses multiples conséquences

tant sur les statuts féminins que dans les zones de transit. En effet, la migration s’accompagne

d’une mobilité des femmes qui optent volontairement ou par contrainte à la pratique d’une activité

procurant parfois de meilleurs revenus, malgré son caractère immoral. Le développement des

migrations féminines clandestines est plus ou moins en relation étroite avec l’amplification de la

prostitution dans les villes travaillées par cette forme de mobilité. Prostitution qui tourne à la

criminalisation (Koh Bela, 2004) car elle se décline parfois en scatologie, ondinisme ou zoophilie

autant dans les pays maghrébins traversés que de ceux de l’Europe (l’éventuel point de chute).

Aussi, la migration clandestine féminine au départ de l’Afrique est en voie d’être un nouvel

enjeu des relations internationales avec les pays du Nord au vu des fortes proportions qu’elle prend

depuis plus d’une décennie. De par ses conséquences dans les lieux de départ que dans ceux de

transit et d’accueil, elle devient un nouveau défi de développement social. C’est d’ailleurs tout ce

qui fait de l’immigration clandestine en provenance de l’Afrique subsaharienne une question d’une

actualité brûlante, alimentant sans cesse les débats politiques euro-méditerranéens. Entre de simples

acteurs sociaux, qui condamnent cette immigration en développant à l’égard de ces ‘‘étrangers’’ un

corpus de stéréotypes raciaux, et ceux qui les exploitent à des fins électoralistes, ce sont des ONG et

des associations de défense des droits de l’Homme (féministes notamment) qui se penchent sur cette

question pour stigmatiser les multiples atteintes dont sont victimes ces migrants peu ordinaires,

notamment l’exploitation sexuelle ä laquelle sont soumises ces migrantes en lutte permanente pour

leur survie.

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