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La feularde des Ormeaux - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782402581943.pdf · Le Sentier et le Fleuve : LA RENARDE DU BARNE, Ed. J.-M. Laffont. LE BAC À TRAILLE, Ed. J.-M. Laffont

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  • LA FEULARDE DES ORMEAUX

  • DU MÊME AUTEUR

    Le Sentier et le Fleuve :

    LA RENARDE DU BARNE, Ed. J.-M. Laffont. LE BAC À TRAILLE, Ed. J.-M. Laffont. L'HÔTEL DES ILES, Ed. France-Empire.

    LA RUE DU RHÔNE, Ed. France-Empire. Prix Rhône-Alpes du Livre 1987. Prix du Livre de Pêche et de la Vie de l'Eau 1987.

    Au TEMPS DES SAPINES ET DES TRAINS DE BOIS, Ed. France- Empire.

    Pour les enfants :

    KOADI ET LE TIGRE NOIR, Ed. Hachette-Rose. Sélection de l'Office chrétien du Livre Eté 1979.

    LES CONTES DE MESSIRE LYON, Ed. J.-M. Laffont.

  • RÉMI DEPOORTER

    LA FEULARDE

    D E S O R M E A U X

    ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE 68, rue Jean-Jacques-Rousseau — 75001 PARIS

  • Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres publiés par l'éditeur de cet ouvrage?

    Envoyez simplement votre carte de visite aux EDITIONS FRANCE-EMPIRE

    Service « Vient de paraître » 68, rue J.-J.-Rousseau, 75001 Paris,

    et vous recevrez régulièrement et sans engagement de votre part, nos bulletins d'information qui présentent nos différentes collections,

    que vous trouverez chez votre libraire © Editions France-Empire, 1989

    Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

    IMPRIMÉ EN FRANCE

  • A toi qui ne liras jamais ce livre...

  • De la peste, de la grêle, des chiens enragés, et des gens du Dauphiné, délivrez-nous, Seigneur !

  • Chapitre premier

    Le brasier du crépuscule incendiait les peupliers, les saules et les vernes. Un dernier reflet de jour s'estompait lentement au-dessus de leurs branches dénudées. Tout un fleuve de feu semblait prendre naissance à cette source incan- descente. Et la même pourpre recouvrait la lône jusqu'à son déboucher.

    Les frênes rabougris, épars sur les bourrelets herbeux, revêtaient peu à peu une teinte de nuit. Les viornes aux fruits rouges, debout parmi les roches lissées, projetaient leur ombre dans d'étroites ravines noyées de lianes et de ronces. Les troènes encore feuillus qui dominaient les berges escarpées, s'auréolaient de flammes mauves, tandis qu'un halo d'or en fusion tremblait sur les galets entourés d'eau vive.

    Bientôt, l'incendie du ciel se communiqua à toutes les vorgines. A cette vue, le sergent Veysseyre ordonna à la section de faire halte. Les hommes s'affalèrent sur place, sans même s'écarter de l'imperceptible sentier. Seul, il fit quelques pas et grimpa jusqu'au rebord d'une vire sablon- neuse pour interroger les alentours du regard.

    Le sergent Veysseyre était arrivé trois mois plus tôt à Gourdans, après avoir vécu à Paris les événements qui avaient précédé la prise de la Bastille. L'envoi de son régi-

  • ment dans la grande cité rhodanienne pour réprimer les émeutes qui l'ensanglantaient régulièrement, l'avait empêché d'assister à l'assaut donné contre la vieille forteresse. A Lyon, il s'était battu contre les groupes armés qui attaquaient les corps de garde, assaillaient les bureaux des fermiers, pillaient les magasins généraux et détruisaient les barrières d'octroi. Le calme revenu, sa compagnie avait été mise à la disposition du général suisse commandant le Régiment de Sonnenberg. Il cantonnait maintenant dans les terres marécageuses du Méant, afin d'interdire les incursions des insurgés dauphinois dans le pays de Bresse.

    A vingt et un ans, il était devenu par la force des choses un soldat chevronné, dur quand il le fallait, compréhensif très souvent, habitué à ne jamais relâcher un instant son attention. Il savait que tel était le prix de la survie de ses grenadiers et de la sienne. Il avait passé ces trois mois dans les avant-postes, à tendre des embuscades, à fouiller les fermes isolées, à parcourir vorgines et lônes, et connaissait suffisamment ces terres étranges pour les redouter.

    Une heure plus tôt, ses hommes et lui avaient coupé la piste d'un petit groupe d'insurgés qui se dirigeait vers Ballan. Il n'avait pas pu en estimer le nombre avec pré- cision. Ces derniers devaient être six ou sept, et il était certain que ceux-ci ne faisaient pas partie de la bande qui avait tiré des coups de fusil sur la section au début de l'après-midi.

    Il était maintenant allongé sur la vire, appréciant ce bref répit au retour d'une patrouille harassante et intermi- nable. Ses lèvres étaient crevassées, ses yeux frangés d'hu- meur, et il aurait voulu tout laisser tomber. Mais il savait qu'il ne pouvait pas et que, de toute façon, il n'avait pas assez de courage pour prendre réellement la décision. Il resta à plat ventre à supputer l'itinéraire qu'ils emprun- teraient pour rejoindre le village sans encombre, haïssant l'odeur de sueur rance de son corps fatigué, de son uni- forme d'une saleté repoussante.

    Le sergent Veysseyre n'avait aucun doute sur l'état de

  • ses hommes. Ils étaient à la limite de l'épuisement à cause de la chaleur lourde, de l'humidité poisseuse et de la longue marche en terrain difficile. Il leur consentit un quart d'heure de repos. Puis, sur un nouvel ordre de lui, ils se remirent péniblement sur pied et recommencèrent à avancer. Aucun n'ouvrit la bouche pour se plaindre. Cela aurait été inutile en pareilles circonstances. Et la section, composée des plus grands râleurs du régiment, continua son chemin.

    — Serrez les rangs, cria-t-il, la bouche pâteuse. Il y a certainement d'autres insurgés par ici.

    Il les fit descendre au bord de l'eau, leur indiqua de s'arrêter.

    — Bontemps et Pichon, passez devant en éclaireurs. Avec une grimace, il ajouta : — Faites bien attention. Il est possible que quelques-

    uns d'entre eux soient cachés par là. Ne vous laissez pas surprendre.

    Bontemps hésita une seconde, parut sur le point de parler, se ravisa en soupirant. Il fit glisser la courroie de son fusil, releva le chien garni de silex et s'engagea résolu- ment dans le lit tourmenté de la lône. C'était un homme plutôt petit, légèrement trapu, à la peau très brune, toujours volontaire pour les coups durs, et qu'il était difficile de faire taire. Il fut aussitôt suivi par son camarade dont le haut de la figure était caché par un bicorne trop grand pour lui.

    Au milieu de la lône, le sable était mou et profond, mais sur les bords, mêlé aux galets, il était plus ferme et rendait la progression plus facile. Là où l'eau s'était éva- porée récemment, la vase laissait voir des traces de rats. Il aurait été plus simple de marcher sur l'une des rives, mais la section aurait été plus exposée qu'un moment aupara- vant, et Veysseyre ne désirait nullement aller au-devant des ennuis.

    De la boue noircissait leur visage barbu et maculait presque entièrement guêtres, culotte, tunique et bufflerie. Cependant, les grenadiers continuaient à peiner, abrutis de fatigue, entraînés dans une marche chancelante et quelque

  • peu hypnotique dont la monotonie même leur ôtait le sen- timent de la distance, de la chaleur, de la nuit proche et de la brume naissante.

    Le sergent Veysseyre chassa une mouche de la main. Tendu, il s'efforçait d'envisager la situation telle qu'elle devait être, car, il en était convaincu, Pétrus Chambardel était en train de rassembler ses forces. Il ne s'agirait bientôt plus de se battre contre des tireurs isolés, mais contre des groupes de plus en plus importants. Néanmoins, il lui parais- sait improbable qu'il y eût déjà une soixantaine d'insurgés dans la région. Il était donc encore possible de les empê- cher de nuire. Cependant, il ne fallait pas s'attarder dans la lône. Il devait retourner rapidement au village pour en référer au capitaine Renavand. Celui-ci prendrait les mesures nécessaires pour les anéantir avant qu'ils n'eussent vérita- blement commencé à sévir.

    Sinon, les familles surprises dans les fermes trop éloi- gnées des hameaux auraient toutes les chances d'être mas- sacrées avant que les secours ne leur parviennent, à sup- poser qu'elles ne fussent pas déjà fusillées ou égorgées. Cela s'était produit quatre ou cinq fois depuis son arrivée à Gourdans, et il n'y avait jamais eu de survivants. Ce qui l'avait le plus étonné lors des constatations, c'était le fait que les corps des maraîchins étaient toujours plus horri- blement mutilés que ceux des Lyonnais, Bressans ou Franc- Comtois venus s'installer au confluent du Rhône et de l'Ain avant le début de la Révolution.

    Bontemps lui fit signe d'approcher. Il demanda aux hommes de la section de s'arrêter et se pencha pour exami- ner ce qu'il lui montrait du doigt.

    — Sergent, il y a des empreintes de pas. — Oui... Elles ne sont pas vieilles. Le gars marche

    pieds nus. — On dirait même qu'il s'est mis à courir à partir d'ici,

    continua Pichon qui revenait vers eux. — Où ça ? interrogea Veysseyre, cherchant l'endroit

    du regard.

  • — Là... près du rocher... Les trois hommes se dirigèrent vers celui-ci et exami-

    nèrent de nouveau les traces imprimées sur le sable. — Tu as raison, Pichon, dit le sous-officier sur un ton

    qui ne révélait pas son inquiétude. Nous avons surpris le gars, et il est parti en courant dans cette direction.

    Il montrait un chaos de roches qui encombrait le lit resserré de la lône.

    — Le gars ne doit pas être caché bien loin. Il réfléchit quelques secondes et ajouta en armant son

    pistolet : — Je vais passer devant. On ne sait jamais. — Non ! s'exclama Bontemps. C'est à nous de passer

    les premiers, sergent ! — Je m'en fous, je passe devant ! La sueur lui dégouttait du visage sur le cou. Bien que

    fort soucieux, il ne le montrait pas. De fait, il appréciait peu ce genre de situation au cours de laquelle tout pouvait se produire sans qu'il fût possible de réagir correctement. Il se sentait vulnérable et particulièrement mal à l'aise comme s'il devait pénétrer dans une chaumière sans savoir ce qui l'attendait derrière la porte : le canon menaçant d'un fusil ou les pointes acérées d'une fourche.

    La section se mit en place derrière lui. Le soleil n'était plus visible, et la nuit commençait à étendre son immense voile d'azur sombre. Les hommes étaient tous éreintés ou

    auraient eu de quoi l'être. Pourtant, pour la première fois depuis qu'ils avaient quitté le village, ils marchaient comme s'ils avaient hâte d'aller de l'avant. Même Floupin, ren- frogné et le regard fixe, paraissait pressé de continuer, à la grande stupéfaction de ses camarades.

    Mais, soudain, alors qu'ils avaient tous oublié les traces sur le sable et la présence qu'elles représentaient, le sergent Veysseyre tomba brusquement à genoux. Les branches épi- neuses d'un aubépin bougeaient encore devant lui. Sans se poser de question, il appuya sur la détente de son lourd pistolet. Il ne voulait prendre de risques pour aucun d'entre

  • eux. Ses hommes ne l'appelaient pas le sergent miracle sans raison. Jusqu'à présent, pas un seul n'avait été tué ni même blessé. Et il ne tenait pas à ce que ce fût pour cette fois-ci.

    La fuite bruyante d'un merle, le ramena à l'instant présent. Il se releva lentement et s'approcha avec précaution. Ce qu'il découvrit derrière l'aubépin lui donna la nausée. Sur la terre sablonneuse rouge de sang, un adolescent de dix-sept ans environ reposait les bras en croix, les yeux agrandis d'étonnement, le ventre déchiré par la balle. De toute évidence, il s'était caché là pour ne pas être obligé de s'expliquer avec le chef de la patrouille. Mal lui en avait pris : il était mort d'avoir eu trop peur. Ce qui n'était pas sans troubler profondément ceux qui entouraient son jeune cadavre.

    Le sergent Veysseyre ne put réprimer un frisson d'an- goisse lorsque, traversant l'épaisseur moite des sous-bois, un cri étrange lui parvint des grands marais tout proches.

    Les flammes éclairaient faiblement l'unique pièce de la chaumière. Les lueurs mouvantes qui naissaient dans l'âtre de la cheminée, dansaient contre les murs de pisé avant de se perdre dans les vapeurs de graisse accumulées sous le plafond.

    Une femme entre deux âges était penchée sur une poêle. Son imposante silhouette semblait tenir toute la place. Elle faisait couler de la pâte dans le saindoux bouillant. Près d'elle, une jeune fille à la chevelure blonde, à la taille d'une extrême finesse, prenait un à un les gâteaux cuits et les déposait sur un plat de terre cuite. Deux enfants les regar- daient faire sans dire un mot : une fillette d'une dizaine d'années qui tenait son petit frère sur ses genoux.

    — Il n'y aura bientôt plus de pâte, dit la grosse femme en levant les yeux vers la jeune fille. Nous avons bien travaillé.

    Celle à qui elle s'adressait, lui répondit par un sourire.

  • — Tout le monde sera content, continua la femme dont le tablier s'ornait de nombreuses taches.

    — Je pense bien. — Tu viendras demain matin chercher les massepains.

    Je les aurai terminés d'ici là. Elle ajouta très vite : — Ce soir, tu prendras les matefaim que nous avons

    préparés. — Pas tous. — Non, pas tous. Puisque tu le veux ainsi. La jeune fille prit les derniers gâteaux que lui tendait

    la femme et les empila sur les autres. Puis, silencieuse, elle défit le nœud qui maintenait un tablier blanc autour de sa taille. Elle le plia avec soin, s'approcha d'une étagère et le posa à côté d'une jatte vernissée.

    — Maintenant, je sais faire tous les gâteaux, dit-elle, souriante de nouveau.

    — Oui, répondit la femme. Je peux même te dire que, bientôt, tu les feras mieux que moi.

    — Ce n'est pas possible ! s'exclama la jeune fille. Maman Jacquotte, tu es la meilleure pâtissière des environs.

    — Tu dis ça pour me faire plaisir, dit la grosse femme qui se redressait péniblement.

    Ensuite, les mains sur ses reins douloureux, elle regarda les deux enfants qui les fixaient toujours l'une et l'autre.

    — Vous en voulez un maintenant ? les interrogea-t-elle. — Oui, répondit le petit garçon avec un charmant mou-

    vement de tête. — Alors, demande à Liette. Elle vous en donnera un

    chacun.

    — Liette, tu nous donnes un gâteau ? dit le petit gar- çon dont les yeux brillaient d'envie.

    — Bien sûr, répondit la jeune fille qui s'empressa d'en poser deux sur une écuelle. Tiens !

    Elle lui tendit le récipient. — Donne le deuxième à ta sœur. Se retournant, elle croisa le regard de la grosse femme.

  • Elle paraissait soucieuse, tout à coup. Pourtant, rien de particulier ne s'était produit. Cela surprit Liette au point qu'elle resta figée là où elle se trouvait.

    — Ça ne va pas, maman Jacquotte ? demanda-t-elle d'une voix douce. Ai-je dit ou fait quelque chose qui t'a fâchée ?

    — Non, Liette ! Non, pas du tout ! Je suis seulement inquiète parce qui Pilou n'est pas encore rentré. Ce n'est pas dans ses habitudes. Il rentre toujours avant la nuit...

    — Une de ses chèvres se sera égarée ! — Peut-être... Mais par les temps qui courent, je ne

    me sens pas tranquille. Je préférerais le savoir sur la place de l'église à rire ou discuter avec ses amis, plutôt que d'être dans les vorgines du Méant.

    — Tu t'inquiètes à tort, reprit la jeune fille qui se voulait rassurante. Que veux-tu qu'il lui arrive ? Il garde des chèvres, et c'est tout ! Il ne va pas tarder à rentrer, j'en suis sûre !

    La mère de famille hocha la tête avant de répondre : — Tu es gentille de vouloir m'apaiser, mais j'ai comme

    un mauvais pressentiment. Je le sens là dans ma poitrine. Elle appuyait ses deux mains sur son cœur. — Déjà cet après-midi, pendant que je tendais le linge

    dans la cour, j'ai vu un épervier dans le ciel. Tu entends ? Un épervier dans le ciel de Pollet. Et ça, ça ne trompe pas ! Il est arrivé un malheur à Pilou. Il est arrivé un malheur à mon fils !

    — Allons, maman Jacquotte ! reprit la jeune fille. Tous les jours, il y a des éperviers qui passent au-dessus du village.

    — Pas comme celui-là. Il volait sur place et me regar- dait, me regardait...

    — Tu te fais des idées, maman Jacquotte. Un oiseau ne peut pas apporter le malheur ainsi que tu le dis.

    La grosse femme baissa la tête et s'empressa de dire : — Sans doute as-tu raison, Liette ! Je suis une maraî-

  • chine et je n'ai jamais mis les pieds dans une école. Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas. Tandis que toi...

    La jeune fille serra la mère éplorée contre sa poitrine et l'embrassa tendrement.

    — Tu te fais du mauvais sang pour rien, je t'assure. Pilou doit discuter sur le chemin. Dans quelques minutes, il entrera après avoir enfermé les chèvres. Et tu seras fâchée contre toi pour avoir pensé à un malheur.

    La femme ne put s'empêcher de sourire. Elle attrapa la jeune fille par les épaules et la regarda dans les yeux.

    — Liette, tu es comme le chant d'une alouette au-dessus des blés. En plus... tu...

    La jeune fille aux cheveux blonds lui coupa la parole : — Assez de compliments pour ce soir. La nuit est déjà

    là : il est grand temps que je rentre. Et, avec un petit air mutin, elle ajouta : — C'est que je ne suis pas d'ici, moi ! Il me faut mar-

    cher longtemps pour retourner chez nous. Puis, elle plaqua vivement deux groses bises sur les joues

    de la femme, pinça celles des petits et se dirigea vers la porte.

    — Tu oublies tes matefaim, s'écria la Pollatine. — Je les prendrai demain avec les autres, répondit la

    jeune fille avant de disparaître en riant. La grosse femme leva les bras en signe d'incompréhen-

    sion et entreprit de ranger son intérieur sous le regard fixe des petits tout barbouillés de gras. Un sourire heureux flot- tait sur ses lèvres charnues. Elle aimait beaucoup la fille Thévenet. Il n'y en avait pas deux comme elle dans la paroisse. Enfin, dans la commune puisque c'était ainsi qu'il fallait dire maintenant. Elle était d'ailleurs la seule à s'aven- turer dans Pollet depuis le début des événements. Pourtant, il ne s'était jamais rien passé de grave. Aucun des nouveaux arrivés à Gourdans n'avait été attaqué, ni même insulté, dans ce hameau purement maraîchin. Il ne fallait pas cher- cher à comprendre. Pour elle, Liette était un lien entre les deux communautés, et personne ne devait surtout le couper.

  • Elle retira la poêle du feu et jeta une brassée de rameaux dans le foyer, puis elle prit le chaudron dans lequel se trou- vait la soupe, l'accrocha au-dessus des flammes. La soupe ne mettrait pas longtemps à chauffer, et quand les hommes seraient de retour, ils n'auraient plus qu'à manger.

    — Pourquoi ton frère n'est-il pas venu au rendez-vous, Benoîte ? demanda l'homme moustachu qui faisait face à la jeune femme. Je lui avais dit que c'était extrêmement important. Qu'il s'agissait des mesures à prendre pour affer- mir notre emprise sur nos concitoyens du Méant.

    — Est-ce que je sais, moi ! répondit celle-ci en remet- tant sur ses épaules sa mante de laine. Je ne suis que sa sœur. Il ne me dit pas tout.

    — Sais-tu où il est, au moins ? Ou bien ce qu'il fait ? — Je n'en ai pas la moindre idée. Un deuxième homme qui les écoutait attentivement,

    accroupi comme eux devant un maigre feu de brindilles, se racla la gorge avant de parler.

    — C'est très important, Benoîte ! insista-t-il. Pétrus ne peut pas être partout à la fois. Tu ne sais vraiment pas ?

    — Non, je ne sais pas ! Le ton de la jeune femme devenait agressif. Il s'en

    rendit compte immédiatement. Alors, il lui sembla néces- saire de composer pour ne pas envenimer la conversation.

    — Tant pis ! dit-il. Nous prendrons les décisions sans lui.

    — Et il faudra s'y tenir, trancha d'une voix ferme l'homme moustachu, enveloppé dans une couverture rouille.

    Les deux hommes et la jeune femme se turent un long moment, perdus chacun dans des pensées différentes. Autour d'eux, la nuit devenue fraîche remplissait d'ombres la vaste grotte dans laquelle ils avaient trouvé un abri précaire. Le feu qu'ils avaient allumé, ne leur chauffait guère que les mains qu'ils tendaient tous les trois vers les flammes. A peine aussi éclairait-il leurs visages aux traits tirés. Seuls

  • leurs yeux vivaient au contact des chétives lueurs dansantes. Ils brillaient d'un éclat farouche qui rendait plus terrible la détermination se lisant dans leurs regards fixes.

    Pétrus Chambardel cracha sur les brindilles enflammées. C'était un homme dont l'aspect général révélait la cruauté sans qu'il fût obligé de dire ou faire quoi que ce soit. Il y avait du fauve en lui, mais du fauve toujours assoiffé de torture, de sang. Dans tout le Dauphiné, il était connu pour ne jamais faire de quartier. Son plaisir était d'achever les blessés, après les avoir tourmentés pendant des heures. Ses ennemis le craignaient pour cela, et ses hommes plus encore. Cela n'avait aucune importance pour lui, hormi le fait qu'il se créait ainsi une légende qui ne le ferait pas oublier de si tôt.

    Son compagnon, Evrard Laubereau, était le secrétaire de la mairie de Gourdans. Il était venu à la lutte ouverte contre le pouvoir nouvellement installé parce qu'il était dévoré d'ambition et qu'il espérait obtenir un poste à la mesure de ses capacités. Veule jusqu'à l'abjection, il était détesté de tous. Mais Pétrus Chambardel avait besoin de lui pour réaliser ses projets. Evrard Laubereau n'avait pas son pareil pour obtenir les renseignements qu'il souhaitait connaître.

    Quant à Benoîte Chanivière, elle se battait avec une égale ardeur pour éviter le retour de l'Ancien Régime. Régime qui semblait devoir renaître de ses cendres puisque le baron d'Anthon, le propriétaire des terres du Méant, avait repris possession de son château. A Gourdans, elle prêtait main-forte à son frère Florent, responsable des insur- gés sur la rive Bressanne du Rhône, avec une fermeté d'homme qui surprenait leurs compagnons de lutte. Sa haine pour ceux qui refusaient la Révolution ou qui l'accep- taient parce qu'ils ne pouvaient faire autrement, était si grande que son frère se méfiait d'elle, et évitait autant que possible de la mêler à certaines de ses actions. Elle détestait plus particulièrement les familles étrangères récemment ins- tallées dans le pays parce qu'elles vivaient moins chiche-

  • ment que les maraîchins de Pollet, du Content, ou d'ailleurs, grâce à des baux plus avantageux.

    La jeune femme rompit le silence d'une voix sèche : — Pétrus, dis-moi ce qu'il faut faire et je préviendrai

    mon frère. L'homme moustachu réfléchit quelques secondes et

    déclara :

    — D'accord, je vais te dire ce qu'il faut faire pour contraindre les moins motivés des maraîchins à se ranger de notre côté et se battre sans faiblesse contre les ennemis de la véritable Révolution. J'en ai déjà parlé avec Evrard juste avant ton arrivée : il pense comme moi. La première chose à faire est de provoquer un incident suffisamment important pour qu'il y ait répression de la part de l'armée. Ou, mieux encore, une répression directe des embour- geoisés.

    — Je ne comprends pas bien. — Ecoute, et tu saisiras tout de suite. — Oui, explique-lui ! s'exclama le secrétaire de mairie

    avec un mauvais sourire. — Il faut organiser plusieurs assassinats. Par exemple,

    se rendre dans une ferme proche de Gourdans, attraper tous ceux qui sont là, les entraîner jusqu'au village et... tu comprends... sur la place de l'église... devant tout le monde. Par obligation, le maire préviendra les autorités militaires pour qu'elles ramènent l'ordre. Pendant ce temps, les éta- blis de M. le comte, excités par les crimes commis sous leurs yeux, se rendront à Pollet à la recherche des auteurs présumés de ces actes et frapperont les hommes et les femmes qu'ils trouveront sur leur chemin. L'armée ne fera que continuer dans ce sens, et tout sera dit en quelques heures.

    — Mais des maraîchins vont être tués, s'écria la jeune femme avec brusquerie.

    — Bien sûr ! répliqua Pétrus Chambardel. C'est le seul et unique moyen de séparer définitivement les deux commu- nautés. Après, la lutte sera plus facile et nous serons très

  • vite les plus forts. Il faut toujours sacrifier quelqu'un à une noble cause. Et la nôtre est la plus noble qui soit... l'égalité...

    Il s'interrompit pour reprendre violemment : — Tu ne sembles pas d'accord, Benoîte ? La jeune femme sortit de ses terribles visions et scruta

    d'un regard enflammé les deux hommes qui la fixaient atten- tivement.

    — Je suis d'accord avec vous. Je ferai tout ce que vous voudrez. Même tuer un de ces sales profiteurs de mes mains, si vous me le demandez.

    — Aide-nous à provoquer l'incident, dit Pétrus Cham- bardel en se levant. C'est tout ce que je te demande pour le moment.

    — Quels sont ceux que tu veux faire ?... — Ceux de la ferme Thévenet, souffla le secrétaire de

    mairie qui se frottait les mains au-dessus des flammes. — Leur fille Liette est trop souvent à Pollet. Et cela

    paraîtra tellement plus injuste que les autres n'auront aucune retenue.

    Quand il eut fini de s'expliquer, l'homme à la grosse moustache posa sa main sur l'épaule de la jeune femme et lui dit d'une voix grave :

    — Je compte sur toi, Benoîte. Puis, il se tourna vers le feu, écrasa du pied les brin-

    dilles rougeoyantes, jeta sa couverture à Evrard Laubereau. — Que ce soit fait demain, dit-il encore. L'ancien paysan s'éloigna dans la nuit sans faire plus

    de bruit qu'un mulot dans l'herbe sèche. Derrière lui, la jeune femme respira longuement l'air frais, remonta le capuchon de sa mante sur sa tête. Elle se sentait mieux maintenant que sa résolution était prise et qu'elle allait agir comme il le lui avait demandé. Pétrus Chambardel avait le don de la convaincre et de lui donner de l'assurance. Ce n'était pas le cas du secrétaire de mairie qui la dégoû- tait profondément. D'ailleurs, lorsqu'elle le rencontrait dans le village, elle doutait de leur victoire. Qu'un tel homme puisse participer à la lutte pour l'abolition des privilèges,

  • la création d'une république égalitaire, la naissance d'une fraternité éternelle, l'étonnait grandement. Pourtant, il était d'une aide précieuse. Il savait tout ce qui se passait dans le Méant, connaissait la vie de chacun dans les moindres détails. Sans lui, l'organisation structurée de leur mouve- ment n'aurait jamais pu atteindre le degré de perfection qu'elle avait aujourd'hui.

    Le secrétaire de la mairie de Gourdans interrompit le fil de ses pensées. Benoîte sentit sa présence avant même qu'il ne pose sa main sur son bras. Elle ne put réprimer une frisson tant sa répugnance était vive. Il ne s'en for- malisa pas quand il se rendit compte. Toutes les femmes avaient cette réaction vis-à-vis de lui. Au début. Ensuite, elles acceptaient tout ce qu'il désirait. Il la fit pivoter sur elle-même et lui dit d'une voix tremblante malgré l'effort qu'il faisait pour se dominer :

    — Tu devrais t'habiller comme les femmes des brouilles.

    Tu es maraîchine, Benoîte, pas de la ville. Sa bouche était si près de son visage qu'elle sentait son

    souffle sur ses joues, ses lèvres. — Je m'habille comme je veux ! répliqua-t-elle. Et je

    ne vois pas la différence. A cet instant, il essaya de la serrer contre lui et de

    l'embrasser. Elle appuya ses deux mains sur la poitrine maigre de l'homme, le repoussa vigoureusement. Déséqui- libré, il recula, buta contre un rocher et s'affala de tout son long. Ce qui la fit rire d'un rire méprisant.

    — Et tu voudrais que je sois à toi ? lui dit-elle avec une certaine méchanceté. Mais il faudrait que tu sois fait tout autrement, mon pauvre Evrard ! Si aucune femme n'a voulu se marier avec toi jusqu'à présent, c'est qu'il y a une raison. Tu ne crois pas, non ?

    Sans attendre de réponse, elle s'éloigna dans la nuit. Le secrétaire regarda la silhouette claire de la jeune femme disparaître du côté de la grande lône toute proche. Il aurait aimé lui crier de l'attendre pour rentrer ensemble, mais

  • il ne pouvait pas. Il se sentait trop faible envers elle. Alors, il fut pris d'un accès de rage et jura entre ses dents :

    — Je me vengerai, Benoîte ! Je me vengerai !

    Le capitaine Emile Renavand, hirsute, la camisole ouverte sur sa poitrine nue, marchait de long en large dans la petite pièce qui lui servait de bureau. Il récapitulait à haute voix ce que le sergent Veysseyre lui avait dit. La situation devenait explosive avec le regroupement assuré des hommes de Pétrus Chambardel et la mort accidentelle du jeune Pilou Garabœuf. Depuis le massacre de la ferme Desnoyers, il n'avait pas vécu une fin de nuit aussi difficile. Même à Paris, où pourtant il fallait s'attendre à tout, il ne s'était pas trouvé dans une position aussi inconfortable.

    Il y avait plus d'une heure qu'il allait et venait ainsi. Le sergent Veysseyre n'osait interrompre son nerveux soliloque. Il ne se sentait pas coupable de la mort du chevrier. Néan- moins, une sourde inquiétude lui broyait le cœur. Il avait tiré sur ce qu'il croyait être un insurgé en embuscade, pour qu'aucun de ses grenadiers ne fût tué. Maintenant, il se demandait s'il avait eu raison d'appuyer sur la détente aussi rapidement, sans trop savoir à qui il avait affaire. Les conséquences de son geste pouvant atteindre des proportions inimaginables : vengeance des maraîchins ou attaque de la bande de Pétrus Chambardel. La première éventualité lui semblant plus probable que la deuxième.

    Le capitaine Renavand se planta brusquement devant lui et dit :

    — Ce qui m'ennuie le plus fort dans tout ça, ce n'est pas la mort du jeune Garabœuf. Il était chargé de nous épier afin d'avertir les insurgés de nos actions. C'est le fait que Bouvard soit en permission loin d'ici et Guillermain à l'Hôtel-Dieu de Lyon. Il ne reste plus à la compagnie, outre moi, que Pennelier et toi. Les autres ne comptent pas, ce sont des foireux qui n'aspirent qu'à retourner labourer leurs

  • champs. Et un capitaine plus deux sergents, ce n'est pas grand-chose avec ce qui s'annonce !

    — Il y a les Suisses de Sonnenberg... — En dernier recours, Veysseyre ! En dernier recours !

    Il s'agit avant tout d'une affaire strictement française. Mêler des soldats étrangers à celle-ci ne peut aller qu'à l'encontre de nos intérêts les plus précieux. Je sais bien que nous sommes là pour soutenir ce régiment, mais...

    — Vous savez mon capitaine, nous en avons vu d'autres. Nous nous débrouillerons sans l'aide de personne. Rappelez- vous l'incendie de la ferme du Content. Il n'y avait que vous et moi.

    — Je sais, Veysseyre. Mais, cette fois, j'ai l'impression que ça va tourner au vinaigre. La mort du jeune guetteur sera le prétexte à toutes les exactions. Même si, au départ, Pétrus Chambardel avait déjà l'intention d'intervenir. Il va profiter de cet accident pour mettre Gourdans à feu et à sang, d'une manière ou d'une autre. D'ailleurs, à sa place, je ferais de même.

    Le sergent Veysseyre le fixa d'un air entendu. Il savait que le capitaine Renavand allait lui faire de nouvelles confidences. Dès que quelque chose ne tournait pas rond, son supérieur parlait des Caraïbes où il avait aflronté les Anglais ou bien encore de l'Irlande dont les habitants subis- saient le joug des Gallois. Cela ne le soulageait pas tou- jours, mais lui faisait oublier pendant de courts instants les soucis qui le tenaillaient.

    — Moi aussi, j'ai été... je suis toujours... un révolu- tionnaire. Un révolutionnaire qui défendait les Indiens libres de la Guadeloupe, de la Martinique et de Saint-Vincent, contre les menées esclavagistes de l'Angleterre. Tout comme je défendais les Irlandais contre ces satanés Gallois de malheur. Chambardel, lui, n'est pas un révolutionnaire. Il dit souhaiter l'abolition définitive de tous les privilèges, l'égalité entre les hommes de bonne volonté, voire une fraternité inconnue jusqu'à ce jour. Ce n'est qu'un trompe- l'œil. Cet ancien paysan ne souhaite qu'une chose : devenir

  • un des rouages importants de l'Etat. Je lis en lui comme dans un livre. J'ai trop pratiqué de ces personnages. Il se sert du ressentiment de certains pour aller de l'avant, ainsi que de l'ambition de beaucoup d'autres. Accompagné momentanément par ces jean-foutre, il essaie de convaincre les petites gens de la justesse de ses vues. Malheureusement, pour parvenir à ce but, il emploie des moyens beaucoup trop sanguinaires. Et je peux te dire que si sa république dont il rêve commence dans l'arbitraire, elle finira obligatoi- rement dans la terreur.

    L'officier réfléchit quelques secondes, puis reprit : — Les gens que le baron d'Anthon a favorisé par rap-

    port à ses propres manants, sont forcément des modérés. Qui ne le serait pas à leur place ? Cette modération l'exas- père au plus haut point parce qu'elle contrarie ses plans. Il ne sera quitte envers lui-même que lorsqu'il les aura entièrement à sa discrétion ou éliminés jusqu'au dernier. Ce sera son faire valoir auprès des instances parisiennes qui craignent un retour de situation. Quant à nous...

    — Nous ne pouvons pas le laisser accomplir de pareils forfaits sans réagir, n'est-ce pas ? Surtout lorsque l'on sait ce que cache son discours !

    — Non, bien sûr ! Nous avons la consigne de main- tenir l'ordre. Nous y tendrons par tous les moyens à notre disposition. Seulement, y parviendrons-nous ? Voilà la question !

    — Allons, mon capitaine ! nous avons réussi jusqu'à présent. Il n'y a pas de raison que...

    L'officier interrompit le sergent Veysseyre d'un geste. — Tu oublies les familles massacrées, dit-il avec un air

    découragé, les fermes incendiées, les récoltes détruites. Nous n'avons pas accompli ce qui nous était demandé. L'ordre ne règne pas dans le Méant. Des hommes armés sèment chaque jour la mort à Ballan, La Valbonne, Châne, Pollet ou Gourdans. Je ne parle pas de Montluel, Pérouge et Meximieux. A Niost, la semaine dernière... Nous avons failli en tout... Il est évident que nous sommes incapables

  • de mettre un frein aux actions dévastatrices de Pétrus Cham- bardel. Et maintenant que ses hommes se regroupent de ce côté-ci du Rhône...

    Les deux hommes se tenaient face à face. Ils se regar- daient au fond des yeux. Le sergent Veysseyre sachant ce que le capitaine Renavand allait lui dire, l'officier sachant ce qu'il allait lui répéter pour la millième fois.

    — Ça fait vingt-cinq ans que je fais la guerre, Veys- seyre ! Et j'en ai plein les bottes !

    — Quittez l'armée, mon capitaine ! Vous pouvez donner votre démission quand vous voulez.

    Le capitaine Emile Renavand haussa les épaules, s'appro- cha de son bureau, chassa les papiers le recouvrant, et dit d'une voix rauque :

    — Aujourd'hui moins que jamais... Ce serait une déser- tion...

    Il ajouta très vite : — Et puis... et puis... je te l'ai déjà dit... je ne sais rien

    faire d'autre... L'officier s'assit derrière la table, accablé de nouveau

    par cette vérité qui jaillissait régulièrement dans son esprit et qui lui donnait le sentiment impossible à extirper d'avoir raté sa vie. Il pensa que cette conversation était stérile en elle-même. Tout comme celles, innombrables, qu'il avait eues avec Veysseyre, Pennelier, ou les dizaines de compa- gnons de combat qu'il avait connus ici et là. Brusquement, il eut envie de pleurer. Il n'avait pas eu de femme à lui et, par voie de conséquence, pas d'enfant. C'était peut-être cela, plus que tout autre chose, qui le tourmentait au cours de ses fréquentes dépressions. Il avait bien adopté un petit Indien caraïbe, mais les soldats anglais l'avaient massacré en même temps que les habitants du carbet dans lequel il le laissait quand il partait se battre. Depuis ce jour, il avait toujours évité de s'attacher à un enfant. Et il se retrou- vait seul, vieilli avant l'âge, écœuré par la vie, sans avoir rien d'autre à faire que la guerre, encore et invariablement la guerre. Même si c'était pour la bonne cause.

  • Ebauchant une grimace, il se leva, enfonça ses mains tremblantes dans les poches de sa tunique, fit trois pas en direction de la porte du bureau. Près de celle-ci, il vira sur les talons avec une soudaineté surprenante, et dit d'une voix redevenue ferme :

    — Où est le corps du jeune Garabœuf ? — Devant l'écurie, mon capitaine. Je l'ai fait envelopper

    dans une toile de jute. Il valait mieux le cacher : la balle a fait éclater le ventre. Ce n'est pas beau à voir.

    — Ce n'est jamais beau à voir, Veysseyre ! J'ai vu des centaines de cadavres, et je n'ai jamais pu m'y faire... amis ou ennemis...

    — Je veux bien vous croire, mon capitaine. — Tu peux. En attendant, il faut se décider. Je ne vois

    qu'une solution : rapporter le corps aux parents. Après, il sera nécessaire de veiller à tout. Aussi, avant de le ramener chez ses parents, nous allons prendre nos dispositions pour éviter autant que possible des incidents. Je vais prévenir Pennelier de rester en alerte avec sa section et d'investir le village au moindre signe inquiétant. En ce qui nous concerne tous les deux, nous allons nous faire accompagner par les hommes de ta section. J'espère qu'ils se tairont pour une fois et qu'ils feront attention à ce qui se passera autour d'eux. Parce que les réactions risquent d'être bru- tales. Et quand je dis brutales...

    Puis, sans un mot de plus, il boutonna ses vêtements, saisit son bicorne à cocarde et plumet, le posa de travers sur sa tête, se dirigea vers la porte qu'il ouvrit largement. Sur le seuil de la pièce, il respira un grand coup et disparut dans le vestibule dallé menant à la cour de la ferme fortifiée. Le sergent Veysseyre, un moment décontenancé par l'atti- tude de son supérieur, regarda autour de lui, hésita avant de se baisser pour ramasser les papiers éparpillés sur le sol, éteignit du bout des doigts la chandelle dispensant une lumière jaunâtre dans le bureau aux murs passés à la chaux. Ensuite, il sortit vivement, étonné une nouvelle fois par la fraîcheur de la nuit.

  • Chapitre 2

    — Assassins ! Vous êtes des assassins ! La grosse femme, le front ceint d'un foulard roulé, sa

    longue robe bleue comprimant ses formes molles, montrait du doigt le corps ensanglanté de son fils en regardant le capitaine Renavand dans les yeux.

    — Il n'avait rien à voir avec les insurgés. Il ne faisait que garder ses chèvres. Pourquoi l'avez-vous tué ?

    Elle se tourna vers son mari dont les épaules maigres tressautaient sous le tissu crasseux de sa chemise.

    — Dis-leur, toi ! Dis-leur qu'il ne faisait que garder ses chèvres !

    Les traits durcis, gênés par l'attitude de la mère du jeune Pilou Garabœuf, le capitaine Renavand et le sergent Veysseyre ne savaient que répondre. Toutefois, l'officier commençait à s'énerver. Deux ou trois fois déjà, il avait serré les poings à faire craquer les jointures. Il n'était pas venu là pour se laisser insulter. Si l'adolescent ne s'était pas caché derrière un aubépin, il ne lui serait rien arrivé. Veys- seyre le connaissait et ne lui aurait rien demandé.

    Comme la grosse femme continuait de crier, il ne put se retenir davantage et hurla brusquement :

    — Alors pourquoi s'est-il caché au moment où passait la patrouille ?

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