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La fin des Templiers et ses conséquences Dans notre précédent article 1 nous avons donné une série d’indications qui témoignent, selon nous, de l’existence d’un vaste mouvement de nature ini- tiatique opérant, à l’époque de l’Ordre du Temple, dans les milieux les plus divers du monde chrétien. Le but de ce mouvement, disions-nous, était de pé- nétrer et d’illuminer l’Occident, un rôle central étant joué en son sein précisément par ces Templiers qu’on saluait comme étant les «Piliers du monde». Nous signalions aussi l’existence de certaines forces opposées à ce but et nous pensons que ce furent jus- tement leurs «manœuvres» qui, ayant évidemment pris pour cible ce qui était considéré comme le cœur du mouvement, entraînèrent la clôture du cycle his- torique des Templiers. L’événement qui marqua matériellement la fin de la présence templière en Terre Sainte fut la chute de Saint-Jean-d’Acre en 1291; la perte de cette impor- tante ville portuaire, qui seule pouvait encore assu- rer un approvisionnement suffisant, contraignit en effet les Templiers à abandonner leurs dernières for- 1 F. Peregrino, Nouveaux aperçus sur les Templiers, in «La Lettre G» n° 4, pp. 5 à 21. 5

La fin des Templiers et ses conséquencesmultimedia.fnac.com/multimedia/editorial/pdf/9788896872055.pdf · la volonté même de l’un des Pères de l’Église, saint Bernard, que

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La fin des Templierset ses conséquences

Dans notre précédent article1 nous avons donnéune série d’indications qui témoignent, selon nous,de l’existence d’un vaste mouvement de nature ini-tiatique opérant, à l’époque de l’Ordre du Temple,dans les milieux les plus divers du monde chrétien.Le but de ce mouvement, disions-nous, était de pé-nétrer et d’illuminer l’Occident, un rôle centralétant joué en son sein précisément par ces Templiersqu’on saluait comme étant les «Piliers du monde».Nous signalions aussi l’existence de certaines forcesopposées à ce but et nous pensons que ce furent jus-tement leurs «manœuvres» qui, ayant évidemmentpris pour cible ce qui était considéré comme le cœurdu mouvement, entraînèrent la clôture du cycle his-torique des Templiers.

L’événement qui marqua matériellement la fin dela présence templière en Terre Sainte fut la chute deSaint-Jean-d’Acre en 1291; la perte de cette impor-tante ville portuaire, qui seule pouvait encore assu-rer un approvisionnement suffisant, contraignit eneffet les Templiers à abandonner leurs dernières for-

1 F. Peregrino, Nouveaux aperçus sur les Templiers, in «LaLettre G» n° 4, pp. 5 à 21.

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teresses isolées, devenues désormais impossibles àdéfendre sur le plan stratégique, et donc à replierleurs forces restantes sur Chypre.

Cet épilogue n’avait rien d’inattendu si l’on consi-dère qu’une situation fort difficile perdurait dans lesterritoires de l’outre-mer depuis le milieu du XIIIe

siècle. Les appels au secours que le Temple adressaità la Papauté de façon toujours plus pressante res-taient ignorés depuis longtemps. L’état d’esprit oùse trouvaient donc les Templiers peut aisément se dé-duire de cet épisode rapporté par Peter Partner: «Ladissipation des ressources papales, soustraites ausaint devoir de la croisade pour être employées à laguerre italienne des Vespri, était une source perma-nente de contrariété; d’après un chroniqueur del’époque, un Templier nommé Guido, délégué au-près du Saint-Siège deux ou trois ans avant la chuted’Acre, avait adressé d’âpres remontrances au Papeà ce sujet»2.

Cela permet-il de conclure que les divisions quidéchiraient alors l’Occident furent les causes del’abandon de l’Ordre du Temple à son sort? Sanspour autant minimiser leur poids, nous pensons quela véritable cause est à chercher ailleurs. N’est-il pasexact que, près d’un siècle auparavant, une certaineirritation se faisait déjà jour vis-à-vis de l’Ordre duTemple de divers côtés au sein même de l’Eglise?Nous savons qu’en Italie par exemple, un change-ment eut lieu dans les relations unissant une fractionnon négligeable des institutions ecclésiastiques et lescommanderies templières. Selon Fulvio Bramato,«les évêques manifestèrent une hostilité croissanteenvers l’Ordre du Temple, alimentée par ceux qui,à l’instar de Jean de Salisbury, se mettaient à dénon-cer la cupidité et l’avarice des chevaliers à la croix

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2 D’après P. Partner, I Templari, Einaudi, 1991, p. 40.

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d’étoffe rouge. La papauté, tout en faisant mine detenir compte des humeurs anti-templières qui se ré-pandaient dans certaines sphères du monde ecclé-siastique, continua en fait à appliquer à la Militia Deila politique inaugurée par Innocent II»3. Et il nesemble pas que ladite hostilité se soit estompée au fildu temps puisque, lors du Concile de Latran en1179, on en arriva même à un conflit ouvert, à la sui-te duquel l’Ordre fut contraint de restituer les dîmesqu’il avait perçues des églises au cours des dix annéesprécédentes. Mais même cette disposition pontifica-le ne réussit pas à apaiser les esprits: au contraire, ilfaut croire que la tension continua à monter car, parla suite, Innocent III dut intervenir à diverses reprisespour défendre le Temple contre «[…] ceux qui, de-puis le second concile de Latran, tramaient sa per-te»4. Ces brefs aperçus aideront peut-être à com-prendre que les choses sont en réalité bien plus com-plexes qu’on ne serait tenté de le croire à premiè-re vue.

Mais que dissimulaient en fait ces accusations ten-

La fin des Templiers et ses conséquences

3 D’après F. Bramato, Storia dell’Ordine dei Templari in Ita-lia, Atanòr, 1993, p. 160.

4 Ibidem, pp. 66-67. – Du reste, les interventions de soutienaux Templiers se multiplieront longtemps encore – ce quiprouve la détermination du «parti de l’opposition» – et par-vinrent même à faire lancer l’excommunication contre qui-conque aurait osé user de violence envers un frère ou se se-rait approprié un cheval ou tout autre bien appartenant àl’Ordre. À ce propos on peut citer un épisode survenu en1285 à la commanderie de Chieri, en Italie: la Maison tem-plière ayant été détruite par un incendie provoqué par desanonymes, la municipalité fut contrainte de la reconstruire àses propres frais (cf. B. Capone, L. Imperio et E. Valentini,Guida all’Italia dei Templari, Edizioni Mediterranee, 1989, p.47). Que penser du motif qui a pu conduire ces «anonymes»à une action si risquée?

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dancieuses de «cupidité et avarice»? Il est certainqu’elles avaient l’art de faire marcher la «gent gros-sière» dans une direction précise, sans qu’elle soup-çonne le véritable dessein dont elle se faisait ainsila servante. Nous avons dit tendancieuses, mais onpourrait sans ambages les qualifier de prétextes caril est bien évident que l’une des finalités de l’expan-sion templière en Occident consistait précisément àgénérer les ressources nécessaires au maintien del’enclave en Terre Sainte. De ce point de vue, com-ment ne pas penser que le but de ceux qui soufflaientainsi sur les braises était de miner la position del’Ordre du Temple dans l’outre-mer par l’assèche-ment progressif de ces ressources. Il ne faut en effetpas oublier qu’avec la perte de cette position, la rai-son d’être de ceux qui en étaient officiellement les«gardiens» disparaissait par là même. En outre, ilconvient d’observer que ceux qui «tramaient la per-te du Temple» se mettaient en contradiction nonseulement avec les dispositions papales de l’époque,mais aussi – ce qui est pour nous très révélateur – avecla volonté même de l’un des Pères de l’Église, saintBernard, que Dante ne devait pas choisir ensuite parhasard pour son guide dans les ultimes cercles du Pa-radis.

A propos de la haute figure de l’abbé de Clairvauxet pour mieux étayer notre affirmation, peut-êtrepourrions-nous reprendre ici l’appréciation qu’endonne René Guénon, en signalant aux lecteurs nonavertis que la terminologie qu’il utilise, relativementau «mysticisme» et à «l’extase» en particulier, s’ex-plique par le fait que, à l’origine, l’étude d’où est ti-ré cet extrait devait faire partie d’un ouvrage collec-tif consacré aux grands personnages de la saintetécatholique: «La doctrine de saint Bernard est essen-tiellement mystique; par là, nous entendons qu’il en-visage surtout les choses divines sous l’aspect de

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l’amour, qu’il serait d’ailleurs erroné d’interpréterici dans un sens simplement affectif comme le fontles modernes psychologues. Comme beaucoup degrands mystiques, il fut spécialement attiré par leCantique des Cantiques, qu’il commenta dans de nom-breux sermons, formant une série qui se poursuit àtravers presque toute sa carrière; et ce commentai-re, qui demeura toujours inachevé, décrit tous les de-grés de l’amour divin, jusqu’à la paix suprême à la-quelle l’âme parvient dans l’extase. L’état extatique,tel qu’il le comprend et qu’il l’a certainement éprou-vé, est une sorte de mort aux choses de ce monde:avec les images sensibles, tout sentiment naturel adisparu; tout est pur et spirituel dans l’âme elle-même comme dans son amour. Ce mysticisme devaitnaturellement se réfléter dans les traités dogma-tiques de saint Bernard; le titre de l’un des princi-paux, De diligendo Deo, montre en effet suffisammentquelle place y tient l’amour; mais on aurait tort decroire que ce soit au détriment de la véritable intel-lectualité. Si l’abbé de Clairvaux voulut toujours de-meurer étranger aux vaines subtilités de l’école, c’estqu’il n’avait nul besoin des laborieux artifices de ladialectique; il résolvait d’un seul coup les questionsles plus ardues, parce qu’il ne procédait pas par unelongue série d’opérations discursives: ce que les phi-losophes s’efforcent d’atteindre par une voie dé-tournée et comme par tâtonnement, il y parvenaitimmédiatement, par l’intuition intellectuelle sans la-quelle nulle métaphysique réelle n’est possible, ethors de laquelle on ne peut saisir qu’une ombre dela vérité»5. Une telle intellectualité le plaçait doncbien au-dessus du simple horizon exotérique, ce quitransparaît souvent de façon particulièrement nette

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5 R. Guénon, Saint Bernard, Éditions Traditionnelles, 1987,p. 19.

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dans ses écrits. On peut le constater par exempledans ce passage tiré du De laude novæ militiæ qu’il ré-digea précisément à l’usage des Templiers: «[L’hom-me parfait] ne parle de la sagesse de Dieu […] qu’enprésence des “parfaits”, et ne propose les choses spi-rituelles qu’aux “spirituels” […]»6.

Pour en revenir au point de départ de cettelongue digression, nous pensons pouvoir mainte-nant dire que ceux qui s’acharnaient contre l’Ordredu Temple en s’élevant contre la position de Bernardde Clairvaux, ne faisaient que réagir en «aveugles del’esprit» face à l’œuvre de renouvellement spirituelalors menée en Occident par les initiés, comme nousle rappelions au début de cet article. Un tel combatdevait avant tout se dérouler au sein même de l’Égli-se, comme on peut le déduire de ce que nous avonsindiqué plus haut; mais cela ne veut pas dire qu’unefraction plus ou moins large du monde laïc n’y aitpas été également impliquée: il suffit de penser àquel point ses interventions ont pesé dans l’achève-ment de la tragédie templière.

Quoi qu’il en soit de cette hypothèse que nousn’avons voulu évoquer qu’afin que les lecteurs puis-sent mieux suivre le fil de notre propos, il est certainque, vers la fin du XIIIe siècle, les rumeurs les plusodieuses circulaient sur les frères Templiers, rumeurscette fois fort dangereuses puisque portant ouver-tement sur l’hérésie. Mais quand on constate quece torrent de calomnies coïncidait quasiment avecl’anéantissement définitif des Cathares7, n’est-il paslégitime de s’interroger? De très sombres nuagess’accumulaient donc sur les Templiers, annonçant latempête qui allait bientôt s’abattre sur eux et les ba-

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6 Cf. P. Girard-Augry, Aux origines de l’Ordre du Temple, Éd.Opera, 1995, p. 57.

7 Cf. P. Partner, op. cit., p. 183.

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laieraient définitivement de la scène. Un autre évé-nement qui, selon nous, donne lieu à de fortes pré-somptions est l’attaque que Philippe le Bel lança en1306 contre les juifs de son royaume «en s’appuyantsur la conviction qu’[ils] profanaient habituellementles hosties consacrées»8; après avoir été misérable-ment broyés par l’Inquisition, ils furent chassés dupays. Il est indiscutable que le roi de France en a tiréun large profit pour son propre trésor, comme on lesouligne généralement; mais il n’est pas exclu quedes raisons d’ordre bien plus profond que strictementfinancier aient motivé pareille action, ce qui est loind’être invraisemblable si l’on se souvient du rôle jouépar les kabbalistes dans le mouvement indiqué.

La même année, Clément V convoquait en Fran-ce le Grand Maître du Temple, officiellement pourle consulter à propos des préparatifs d’une nouvellecroisade en Terre Sainte, croisade dont lesdits pré-paratifs semblent d’ailleurs n’avoir jamais commen-cé. Si l’on fait abstraction des dessous obscurs d’unetelle manœuvre, et qui n’échapperont pas à ceux quinous ont suivi jusqu’ici, ce qu’il faut souligner c’estque, par suite, début 1307, Jacques de Molay allait sejeter précisément dans la gueule du loup: en fait, ilaurait alors été possible de donner le coup de grâceà l’Ordre tout entier, ce qui, autrement, aurait étéimpensable. Un peu plus tard, on observe un autrefait vraiment curieux: en France, une sorte de «chas-se aux sorcières» est lancée contre plusieurs gentils-hommes de la cour qui, subitement, sont inexplica-blement accusés de sorcellerie; et ce qui est d’autantplus étrange, c’est que des mesures du même genresont ensuite prises, comme le souligne P. Partner9, à

La fin des Templiers et ses conséquences

8 D’après M. Barber, La storia dei Templari, Piemme, 1997,p. 343.

9 Cf. P. Partner, op. cit., p. 62.

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la cour pontificale et à la cour anglaise. Compte te-nu du «sens de l’opportunité» avec lequel fut menéeune telle épuration, nous ne serions nullement sur-pris d’apprendre que ceux qui étaient ainsi pris pourcibles appartenaient précisément au mouvement ini-tiatique lié au Temple et c’est là un point qui, selonnous, mériterait d’être approfondi par les historiens.«Entre-temps – écrit Georges Bordonove10 – la ca-lomnie se répandait et s’amplifiait de mois en mois.Elle était si abjecte que les Templiers ne pouvaientplus l’ignorer. Pour y mettre fin, Jacques de Molaydemanda au pape d’ouvrir une enquête (24 août1307)». On dit que «quand le renard voit le lièvrepris au piège, il arrive en courant; mais pas pour l’ai-der»: en effet, la requête fut promptement agréée,mais, contrairement à ce que le Grand Maître espé-rait, la réaction qu’elle engendra devait se révéler fa-tale pour lui et pour son Ordre.

À l’aube du vendredi 13 octobre 1307, par unevaste opération conduite simultanément dans toutle royaume, les gardes du roi de France arrêtèrenttous les frères de l’Ordre qui leur tombaient auxmains. Notons que, la veille, «Jacques de Molay por-tait le cercueil parmi les princes de sang, aux ob-sèques de la belle-sœur de Philippe le Bel»11 et que,le jour même de l’arrestation, le trésorier du Templeparticipait à la séance de l’Échiquier qui se tenait àRouen12. Nous citons ces faits parce qu’ils sont suffi-samment significatifs de la prudence et du secret quienveloppaient l’opération; opération qui, précédéede toute une série de précautions, présente toutes

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10 D’après G. Bordonove, Il rogo dei Templari, Longanesi &C., 1973, p. 194.

11 Ibidem, p. 195.12 Cf. L. Imperio, Sigilli Templari, Ed. Penne & Papiri, 1994,

p. 43.

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les caractéristiques d’une sorte de «coup d’état», sil’on peut s’exprimer ainsi, vis-à-vis de ce que nousavons désigné comme représentant la hiérarchie ini-tiatique. Il est cependant vraisemblable que les Tem-pliers – qui ne pouvaient évidemment pas être desnaïfs – aient plus que subodoré ce qui se passait, cequi pourrait expliquer pourquoi un certain nombred’entre eux, malgré toutes les précautions prisespar les «putshistes», ait réussi à échapper au piège.P. Partner signale en effet que, parmi ceux qui furentarrêtés dans le royaume, il n’y eut pas plus de cin-quante ou cent chevaliers13.

L’opération, d’ailleurs autorisée par un membrede l’Inquisition en France, reposait sur l’accusationd’hérésie. Et même si en cas d’hérésie la procédureordinaire prévoyait l’intervention d’un tribunal ec-clésiastique, on comprend aisément que, contrel’Ordre du Temple et dans la pratique, cette procé-dure n’aurait pas pu être exécutée. Quelle fut la ré-action de Clément V? Il manifesta toute sa désap-probation à Philippe et s’empressa de faire connaîtreson soutien à J. de Molay et aux autres dignitaires ar-rêtés, en leur donnant, comme l’indique Denys Ro-man, «les meilleures assurances d’une heureuse so-lution de cette affaire» et «leur demandant de nepas se décourager, de ne même pas songer à s’en-fuir…»14. Entre-temps, «les nôtres», comme les ap-pellera plus tard fraternellement Boccace, étaientsoumis à un traitement d’une brutalité à faire fré-mir. P. Partner relate de façon particulièrement élo-quente la condition infâme en laquelle ils furent je-tés: «L’interrogatoire des Templiers fut entièrementconfié aux fonctionnaires du roi, et rien ne permet

La fin des Templiers et ses conséquences

13 Cf. P. Partner, op. cit., p. 69.14 D. Roman, René Guénon et les Destins de la Franc-Maçon-

nerie, Éditions Traditionnelles, 1995, p. 53.

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d’assurer que les fonctionnaires ecclésiastiques as-sistèrent à toutes les séances. La torture à laquelle lesaccusés furent soumis était d’une telle cruauté qu’el-le frappa d’épouvante les hommes du Moyen Àgeeux-mêmes [...]. Les tortionnaires étaient si férocesqu’en maintes occasions les victimes moururentavant de pouvoir se confesser. Un traitement parti-culièrement atroce, auquel l’une des victimes réus-sit à survivre, consistait à frotter les pieds de l’incul-pé avec de la graisse et à le placer ensuite devant lefeu: l’accusé perdit plusieurs os de ses pieds, qu’il putmontrer comme preuve lors d’une phase ultérieuredu procès. Un autre accusé affirma que, pour quecessent au moins ces tortures, il aurait même accep-té de “tuer le Seigneur” et, dans l’une des rares cé-dules que les Templiers ont rédigées, ils s’étendentavec insistance sur ce sujet»15. Avec de semblablesméthodes, on ne saurait s’étonner que les confes-sions des frères emprisonnés aient commencé à af-fluer en nombre.

Mais en quoi consistaient ces confessions? À vraidire, les questions prévues par l’interrogatoire typeétaient souvent conçues de telle sorte qu’elles n’ad-mettaient pour toute réponse qu’un oui ou un non.Et il faut souligner que les accusations les plus«lourdes» concernaient l’initiation. Que le lecteuressaie d’imaginer, ne serait-ce qu’un instant, la si-tuation de ces malheureux qui, tout en subissant unsupplice atroce, étaient harcelés de questions-accu-sations comme celle-ci: «Après la cérémonie [lesnéophytes] ont-ils été conduits derrière l’autel ouailleurs, et ont-ils été contraints de renier notre Sei-gneur Jésus-Christ par trois fois et de cracher sur lacroix?»; ou encore: «Ont-ils été dévêtus et reçu lebaiser “au bas de l’épine dorsale”, sous la ceinture,

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15 D’après P. Partner, op. cit., p. 71.

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au nombril et sur la bouche?»; ou cette autre:«Ceints d’une cordelette, ont-ils touché une idolediabolique, adorée par les doyens et les dignitai-res?»16. A moins de finir par perdre la raison – com-me ce fut souvent le cas –, il suffisait donc, quand lesupplice dépassait des limites du supportable, de pas-ser aux aveux pour l’arrêter. Voilà qui réduit à néantselon nous les fameuses «confessions» qui ont faitcouler tant d’encre. En tout cas, ce qui est indiscu-table c’est que la «vérité» était décidée d’avance, cequi signifie que, plutôt que de la faire jaillir, la pro-cédure tendait «à faire d’un suspect un coupable»:c’est précisément ainsi que s’exprima un Templieranglais en février 130817.

Nous pouvons maintenant nous interroger ànouveau sur ce que faisait entre-temps Clément V,qui devait forcément être au courant de la situationet avait assuré – rappelons-le – sa protection aux di-gnitaires du Temple. Un mois après cette promes-se solennelle, par la bulle Pastoralis præeminentiæ ilavait l’impudence d’ordonner aux divers monar-ques européens de faire arrêter les frères du Templesous l’inculpation d’hérésie, afin de les appliquer àla question. «La chose intéressante concernant cet-te lettre datée du 22 novembre 1307 – écrit P. Part-ner –, c’est qu’elle reprend les termes des accusa-tions formulées à l’encontre des Templiers par lacour française […]; il souhaitait non seulementpoursuivre les interrogatoires des Templiers français,mais également ordonner l’arrestation en masse etl’interrogatoire de tous les autres Templiers de lachrétienté»18. Il est à noter à ce propos que l’ordre

La fin des Templiers et ses conséquences

16 Cf. G. Bordonove, op. cit., p. 197.17 Cf. A. Demurger, Vita e morte dell’Ordine dei Templari, Gar-

zanti, 1992, p. 266.18 D’après P. Partner, op. cit., p. 85.

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du pape ne fut suivi, et «diligemment», que dans lesmilieux ecclésiastiques et dans les états directementsoumis à l’influence de la Couronne française. AuPortugal comme en Castille et en Aragon, les souve-rains prirent au contraire et ouvertement parti pourles Templiers. Ailleurs, la résistance passive fut moinsapparente: en Flandre par exemple, on promulguaun ordre d’arrestation que nul n’appliqua ensuite.Par contre, Édouard II d’Angleterre s’y plia mais,comme il s’y résolvait à contrecœur, il se limita àmettre les Templiers aux arrêts sans plus. En bref,dans le reste du monde chrétien la volonté de Clé-ment V se heurta – significativement dirons-nous – àun mur d’opposition et de résistance à peine dégui-sées, de sorte que ses ordres furent ou bien ignorésou bien partiellement exécutés. Que ce soit par sui-te du constat de son échec ou pour quelque autre rai-son, le pape décida alors de changer de tactique etannonça, en février 1308, que l’Église se chargeraitdésormais de l’affaire, lui-même se réservant de s’oc-cuper du cas des principaux dignitaires. Il réussit ain-si, tout au moins en partie, à modifier la situation: aubout d’un mois seulement, les premières arrestationsse firent en Flandre et dans certaines régions de l’Ita-lie, notamment les Pouilles. Il sera cependant con-traint de s’appuyer sur une autre bulle, la Faciens mi-sericordiam du 12 août 1308, pour que la Castille et lePortugal se décident à emprisonner les frères Tem-pliers. Neuf mois environ furent donc nécessairespour que les ordres pontificaux soient exécutés danstoute la Chrétienté, et cela seulement pour l’empri-sonnement.

De nouvelles dispositions prévoyaient qu’un futurconcile statuerait sur le sort du Temple après lectu-re des enquêtes et sentences prononcées par descommissions diocésaines crées à cet effet dans di-vers états. En France, une commission pontificale fut

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nommée et chargée de contrôler les procès intentésaux Templiers; à sa tête, Clément V plaça curieuse-ment l’archevêque de Narbonne, connu pour avoirpubliquement soutenu la thèse de l’hérésie tem-plière. Ce choix, écrit P. Partner, revenait «à mettreun loup pour garder un troupeau»19. Les dépositionsqui se succédèrent au cours du printemps 1310 ré-voquèrent, l’une après l’autre, les prétendues «con-fessions» extorquées en 1307. Pierre de Boulogne,déjà procureur de l’Ordre à la cour de Rome, pro-posa qu’on prélevât sur le patrimoine du Temple lasomme nécessaire pour assurer une défense légaleaux accusés. Cette requête souleva une série de dis-cussions sur le nombre de défenseurs à leur accor-der. Mais, alors qu’on s’attardait à ce débat – peut-être intentionnellement entretenu – le concile ec-clésiastique provincial de Sens intervint brusque-ment et prononça une condamnation définitivebasée sur la rétractation des précédents aveux des in-culpés. La commission pontificale se garda bien d’in-tervenir, démontrant ainsi qu’elle n’avait pas lamoindre volonté de concéder aux Templiers la pos-sibilité de se défendre légalement: sollicité pour in-terjeter appel, son président l’archevêque de Nar-bonne «quitta la session dominicale de la commis-sion “pour aller à la messe”»20. Tout cela montre queles promoteurs de ce procès ne pouvaient pas igno-rer que les accusations étaient dénuées de fonde-ment; accusations que nous pouvons donc considé-rer une fois pour toutes comme des prétextes desti-nés à dissimuler les motivations véritables. En Fran-ce, cette manœuvre étouffa tout espoir: ceux qui,plaçant leur confiance dans la justice pontificale,avaient osé défendre le Temple partirent ou furent

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19 D’après P. Partner, op. cit., p. 86.20 Ibidem, op. cit., pp. 88-89.

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emprisonnés, et on n’entendit plus jamais parler dela plupart d’entre eux; les 54 Templiers qui étaientrevenus sur les aveux qu’on leur avait extorqués sousla torture furent condamnés à être brûlés vifs. «Auscandale de certains spectateurs, certains d’entre euxeurent l’impudence de clamer leur innocence alorsqu’on les conduisait au bûcher»21.

Si, sur le sol français, on parvint ainsi à neutrali-ser toute autre réaction chez les partisans de la cau-se templière, ailleurs par contre la lutte continuaitsans relâche. À Venise, où l’Inquisition était soumi-se à l’arbitrage de l’état, les Templiers ne furent pasmême importunés et conservèrent leurs possessionspendant un certain temps. En Italie du nord, l’ar-chevêque de Ravenne, chef de la commission decontrôle des enquêtes, toléra que la plupart des in-culpés ne soient pas mis aux arrêts. Les Templiers dePlaisance, Bologne et Faenza furent innocentés, augrand désappointement des inquisiteurs domini-cains qui en appelleront à Clément V. A la suite deces événements, le pape, dans une lettre adressée àl’archevêque de Ravenne, lui reprochera, comme lerelate A. Demurger22, de n’avoir pas recouru à la tor-ture et ordonnera de nouveaux interrogatoires;quant à l’archevêque de Concoregio, il refusa de seplier aux injonctions papales, mais ceux de Pise et deFlorence en profitèrent pour rouvrir le procès contreles Templiers toscans et utilisèrent la torture. En Al-lemagne, d’âpres disputes s’élevèrent au sein de lahiérarchie écclesiastique; par exemple lorsque l’ar-chevêque de Magdebourg – notoirement hostile àl’Ordre du Temple – fit emprisonner les chevaliersdu Temple et prétendit les juger, l’évêque d’Hal-berstadt n’hésita pas à s’exposer pour les défendre,

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21 Ibidem, p. 89.22 Cf. A. Demurger, op. cit., p. 255.

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lançant l’excommunication contre son adversaire.En Aragon, les Templiers s’opposèrent par les armesà leur arrestation. À Chypre, les accusations n’eurentaucune suite et le pape lui-même fut contraint d’in-tervenir pour que le procès reprenne. En Angleter-re on n’infligea pas de torture jusqu’à l’arrivée dedeux experts inquisiteurs du continent. Au Portugalet en Castille enfin, Clément V était encore contrainten 1311 d’insister auprès des souverains en ces ter-mes tranchants: «La justice exige qu’afin que la vé-rité soit faite de la façon la plus sûre et la plus clairesur les Templiers, ils [...] soient appliqués à la ques-tion. Evêques et légats ont pourtant négligé cette me-sure, faisant ainsi preuve de peu de sagacité. Nousexigeons expressément qu’on applique aux Tem-pliers toutes sortes de tortures susceptibles de conduireà une révélation complète et rapide de la vérité. Lessaints canons exigent qu’en de pareilles circons-tances les personnes sur lesquelles pèsent des soup-çons aussi clairs et incontestables soient livrées auxbourreaux du tribunal ecclésiastique»23 [soulignépar nous].

Cette résistance à la volonté du pape, loin de pou-voir s’expliquer pour raison politique ou de classe,révèle, selon nous, que la cause des Templiers étaitsoutenue un peu partout en Occident par des per-sonnages qu’unissait une véritable communauté d’i-déaux. Et, pour se représenter ce que ces derniersdevaient éprouver face à la succession d’attaques me-nées contre la cause qu’ils partageaient, il ne sera pasinutile de reprendre ici les déclarations de Raymondde Guardia, le Templier qui dirigea la résistance ar-mée en Aragon: «N’ayant pu prouver aucun descrimes qu’ils nous imputent, ces êtres pervers ont fait

La fin des Templiers et ses conséquences

23 D’après A. Beck, La fine dei Templari, Piemme, 2004,p. 140.

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appel à la violence et à la torture, car c’est seulementpar elles qu’ils ont arraché des aveux à certains denos frères»24 [souligné par nous].

On arriva ainsi au concile de Vienne, 15e concileœcuménique, qui devait statuer sur le sort du Tem-ple. A cette occasion les Templiers firent une ultimetentative de défense, que P. Lesourd et C. Paillat évo-quent en des termes «qui méritent de retenir l’at-tention. “Quand le concile fut ouvert, neuf Tem-pliers se présentèrent, envoyés, disaient-ils, par mil-le cinq cents ou deux mille Templiers retirés dans lesmonts du Lyonnais, et demandèrent à prendre de-vant le concile la défense de l’Ordre. Sans les écou-ter, Clément V les fit mettre en prison, mais il posacependant au concile la question: Doit-on accorderdes défenseurs à l’Ordre? La majorité répondit af-firmativement. Seuls quelques cardinaux et prélatsfrançais ne furent pas de cet avis. Clément V fut trèsembarrassé. Les enquêtes pontificales à l’étranger avaienttoutes été favorables aux Templiers [souligné dans le tex-te]”. Finalement, les Templiers ne furent pas admisà se défendre […]»25. Pour éclairer cet épisode assezobscur, citons ici un extrait, particulièrement signi-ficatif selon nous, de la lettre que Clément V adres-sait à Philippe le Bel le 11 novembre 1311 et où il in-formait le roi de ce qui venait de se passer: «Bien queces neuf Templiers se soient présentés volontaire-ment, nous avons décidé de les faire arrêter et mettreen prison. En outre, nous avons cru devoir prendredes précautions particulières pour notre sécurité, etnous annonçons ces événements à Votre Majesté,

La Lettre G

24 Cf. Regestrum Templariorum des archives de Barcelone,cité par Bernard Alart in L’Ordre du Temple en Roussillon et sasuppression, Perpignan 1867, p. 17 (2e édition en 1988 par Phi-lippe Schrauben, Rennes-le-Château).

25 In D. Roman, op. cit., p. 41.

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afin que, vigilante et prudente, Elle pense à ce qu’ilconvient et est nécessaire de faire pour la protectionde notre personne»26. Finalement, mais sans jamaiscondamner l’Ordre du Temple en tant que tel, le pa-pe annonçait au printemps 1312 sa décision de l’abo-lir, et se protégeait en ces termes: «[…] Nous inter-disons, désormais, à quiconque d’entrer dans cetOrdre, d’en revêtir l’habit et de se comporter enTemplier sous peine de l’excommunication ipso fac-to encourue»27.

Afin qu’il soit clair une fois pour toutes que ces«êtres pervers» n’avaient pas que l’Ordre du Templeen ligne de mire, il sera bon de souligner que, la mê-me année et sous la même accusation d’hérésie, uneautre enquête fut diligentée, visant cette fois les Che-valiers teutoniques; elle aboutit, en 1313, à l’ouver-ture de procédures judiciaires à leur encontre; or enAllemagne la situation n’avait assurément rien à voiravec ce qui se passait dans la France de Philippe leBel de sorte que, faute d’un soutien de poids com-me celui du roi de France, la manœuvre devait s’en-liser. Faut-il ajouter que, dans L’Esotérisme de Dante, R.Guénon signale qu’il devait y avoir un certain rap-port entre l’Ordre du Temple et celui des Chevaliersteutoniques? Mais il est un fait encore plus inquié-tant: en 1313 survint la mort mystérieuse d’HenriVII, élu empereur en 1308 – l’année même où le pa-pe annonça vouloir prendre lui-même en mains leprocès de l’Ordre du Temple –, très vraisemblable-ment empoisonné lors de son expédition vers l’Ita-lie, expédition par ailleurs largement soutenue parDante et les «Fidèles d’Amour».

La fin des Templiers et ses conséquences

26 D’après G. Bordonove, op. cit., pp. 225-226.27 In «Dossiers secrets de l’Histoire», Hors série n° 5,

juillet-août-septembre 1999, Gérad Didier: «La marche versle bûcher», p. 110.

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En mars 1314, à Paris, se jouaient les derniersactes du procès des plus hauts dignitaires duTemple,sans que jamais, pendant les sept longues annéesd’emprisonnement de Jacques de Molay, Clément Vn’osât le voir ou l’écouter. Andreas Beck rapportedeux témoignages concernant la rétractation duGrand Maître du Temple pendant ce procès, et quiméritent d’être reproduits ici: «Guillaume de Nan-gis décrit ainsi le déroulement des faits: “Alors queles cardinaux étaient persuadés que l’affaire étaitterminée, soudain deux d’entre eux, c’est-à-dire legrand maître et le grand précepteur de Normandie,prirent la parole contre le cardinal qui avait pro-noncé le discours et contre l’archevêque de Sens, etse défendirent avec feu, révoquant leurs aveux com-me ceux des autres, sans plus de retenue, à la stupé-faction de l’assistance”. Selon la Usperger Chronik,Jacques de Molay aurait dit: “Au seuil de la mort, oùle moindre mensonge est fatal, je confesse en pre-nant à témoin le ciel et la terre, que j’ai commis untrès grave péché contre moi et contre les miens, etque je me suis rendu coupable de la mort terrible,puisque, pour sauver ma vie et échapper à trop detourments et surtout tenté par les paroles séduisantes duroi et du pape, j’ai témoigné contre moi-même etcontre mon ordre. Maintenant par contre, bien queje sache ce qui m’attend, je ne veux pas ajouter unmensonge à un autre et, en déclarant que l’ordre futtoujours orthodoxe et pur de toute souillure, je re-nonce de bon cœur à la vie”»28 [souligné par nous].

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28 D’après A. Beck, op. cit., pp. 160-161. Selon les «Dossierssecrets de l’Histoire», (ibidem, p. 112), Jacques de Molay au-rait dit : «Je déclare donc à la face du ciel et de la terre, etj’avoue, quoique à ma honte éternelle, que j’ai commis leplus grand des crimes mais ce n’a été qu’en convenant deceux qu’on impute avec tant de noirceur à notre Ordre. J’at-

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Si, dans cet article, nous ne nous sommes pas éten-dus sur les détails du rôle plutôt négatif que joua leroi de France, c’est parce que ce point ne noussemble pas discutable, sa responsabilité ayant déjàété suffisamment relevée par la plupart des auteurs.Nous ferons simplement observer qu’aux alentoursde 1304, Philippe le Bel offrait à l’Ordre en tant quetel des garanties d’étroite protection29. Cependantles propos de Jacques de Molay que nous venons deciter nous amènent à rester prudent sur cette offrede garanties qui nous paraît plutôt révélatrice de laduplicité de Philippe le Bel ou, si l’on veut, de celuiqui, en coulisses, tirait les ficelles de cette tragiqueaffaire. À ce propos, nous nous bornerons simple-ment à poser la question suivante: aurait-il été pos-sible d’opérer un tel coup de main si le siège de lapapauté avait été à Rome plutôt qu’à Avignon?Compte tenu de ce que nous venons d’exposer mê-me brièvement, nous pensons que c’est très peu pro-bable. Et s’il en est vraiment ainsi, n’est-il pas plusque vraisemblable qu’on ait alors affaire à un planconçu depuis déjà longtemps?

Pour ce qui est de Clément V, que faut-il penserde la part qui fut la sienne dans la tragédie templiè-re? La duplicité de la promesse faite aux dignitairesdu Temple lors de leur emprisonnement n’aura paséchappé à nos lecteurs; nous rappellerons simple-

La fin des Templiers et ses conséquences

teste et la vérité m’oblige d’attester que l’Ordre est innocent.Je n’ai même fait la déclaration contraire que pour sus-pendre les douleurs excessives de la torture et pour fléchirceux qui me les faisaient souffrir. Je sais les supplices qu’ona infligés à tous les chevaliers qui ont eu le courage de révo-quer une pareille confession; mais l’affreux spectacle qu’onme présente n’est pas capable de me faire confirmer un pre-mier mensonge par un second; à une condition si infâme, jerenonce de bon cœur à la vie».

29 Cf. P. Partner, op. cit., p. 73.

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ment que ses «paroles séduisantes» s’assortissaientde la recommandation de «ne même pas songer às’enfuir…»: comment définir son attitude ultérieu-re sinon comme une véritable volte-face? Et qui plusest, préméditée. Expliquer ce comportement par lespressions exercées par Philippe ne suffit pas à le jus-tifier. En effet, même dans ce cas, et précisémentpour s’être passivement plié aux désirs du roi, celuiqui incarnait la plus haute autorité «visible» du mon-de occidental s’est rendu pleinement responsable desméfaits ourdis par celui qui lui était hiérarchique-ment inférieur et qu’il avait le devoir impératif decontrôler. C’est à cette même conclusion qu’abouti-rent les Templiers, comme en témoigne l’«abon-dante série de gravures», datées et signées «du nommême du Temple», découvertes dans le château deDomme par le chanoine P.-M. Tonnellier; parmi lesdifférentes représentations symboliques qui se trou-vent dans les pièces utilisées à l’époque comme pri-sons pour les Templiers, il découvre une inscription,qui revient, «obsédante», un peu partout: «Destruc-tor Templi Clemens V»30. Devant ce qui offre selon noustoutes les apparences d’une condamnation que lesTempliers ont confiée à la mémoire des pierres, iln’est pas difficile de penser à l’idée de «vengeancetemplière». Idée dont, par ailleurs, Dante s’est éga-lement fait l’écho dans une strophe de la Divine Co-médie :

O Signor mio, quando sarò io lietoA veder la vendetta, che, nascosa,Fa dolce l’ira tua nel tuo segreto? 31

O mon seigneur, quand aurai-je la joie

La Lettre G

30 Cf. D. Roman, op. cit., p. 53.31 Purgatoire, XX, 94-96.

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De voir la vengeance qui, cachéeDans le secret de tes conseils, adoucit ta colère?

[D’après la traduction d’Alexandre Masseron, Dante, LaDivine Comédie, Éd. Albin Michel, Paris 1960].

Comme le souligne R. Guénon, cette strophecontient, en propres termes, le Nekam Adonaï des Ka-dosch templiers : «Vengeance, ô Seigneur!»32.

Il serait cependant erroné de considérer cette«vengeance» comme une simple «sanction» d’ordremoral. Et il ne sera pas inutile de faire ici une di-gression pour rappeler que, dans une conceptionuniverselle comme celle qui était propre au centreinitiatique dont le Temple était selon nous le gar-dien, l’action de celui ou de ceux qui, par la calom-nie, la fausseté, l’oppression, la cruauté et la tortureétaient parvenus à détruire ce que des hommes telsque saint Bernard avaient contribué à édifier, cetteaction ne pouvait que concourir à la réalisation duplan divin, en générant à son tour une série de ré-actions concordantes. Dans la strophe citée, Dantedit que la «vengeance» est cachée et contenue dansle secret du Principe. Ces mots, loin d’être les fruitsde l’imagination poétique, expriment de la façon laplus précise et la plus synthétique la notion tradi-tionnelle hindoue de l’apûrva, par ailleurs connuesous l’appellation d’«actions et réactions concor-dantes». Bien que cette notion ne soit pas facile àcomprendre, on peut s’en faire une idée, tout aumoins pour ce qui concerne la question qui nousoccupe, en se reportant à cette précision de R. Gué-non: «[…], l’apûrva peut, pour une part, demeurerattaché à l’être qui a accompli l’action, comme étantdésormais un élément constitutif de son individuali-

La fin des Templiers et ses conséquences

32 R. Guénon, L’Esotérisme de Dante, «Les nombres symbo-liques», Gallimard, 1991, p. 55, note 4.

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té envisagée dans sa partie incorporelle, où il persis-tera tant que celle-ci durera elle-même, et, pour uneautre part, sortir des bornes de cette individualitépour entrer dans le domaine des énergies poten-tielles de l’ordre cosmique; dans cette seconde par-tie, si on se le représente, par une image sans douteimparfaite, comme une vibration émise en un cer-tain point, cette vibration, après s’être propagée jus-qu’aux confins du domaine où elle peut atteindre,reviendra en sens inverse à son point de départ, etcela, comme l’exige la causalité, sous la forme d’uneréaction de même nature que l’action initiale»33.

Espérant être ainsi parvenu à éclaircir ce point,nous pouvons maintenant continuer notre exposéen signalant que, selon M. Barber, ce fut surtout enItalie que commencèrent à circuler des chroniquesrelatives à la fin du Temple et à une «vengeance tem-plière». Le fait que Clément V et Philippe le Bel trou-vèrent la mort quelques mois après celle des digni-taires Templiers sur le bûcher a sans doute contribuéà «la naissance de légendes», comme l’écrit ce mê-me auteur34. Mais, au lieu de s’en tenir là, n’aurait-ilpas été plus utile de se demander ce qui pouvait secacher derrière la diffusion de ces légendes et dansquel but? Pourtant, d’après ce qu’indiquent les his-toriens, on s’aperçoit que le Saint-Siège avait grand-peur de cette «vengeance», qui ne pouvait en aucuncas être de type «magique» ou similaire, comme leredoutait le pape35. En effet, selon P. Partner, «Le pa-

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33 R. Guénon, Introduction générale à l’étude des doctrines hin-doues, «La Mîmânsâ», Éditions Trédaniel, 1987, p. 247.

34 D’après M. Barber, op. cit., pp. 359-360.35 Afin de prévenir de possibles objections, du fait qu’un

autre auteur comme P. Partner considère la magie noire etla sorcellerie comme des questions séparées de ce sujet, nousferons observer qu’en 1277 un ouvrage aux contenus nette-ment initiatiques comme le Liber de arte amandi et de reproba-

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pe Jean XXII (1316-1334) ne faisait confiance à per-sonne, dans sa terreur des complots et des desseinsdiaboliques des magiciens […]. On dit que, dans lespremiers temps de son pontificat, on découvrit uneconspiration d’Hugues Geraud, évêque de Cahors,région dont le pape lui-même était originaire. […].En 1320 les ennemis politiques du pape en Italie fu-rent à nouveau accusés de magie. Le grand tyran deMilan, Matteo Visconti, fut accusé d’avoir fait faireune effigie en argent du pape Jean XXII, portant lesigne zodiacal de Saturne, signe de mélancolie et dedésordre, conjointement au nom Amaymon, le “dé-mon de l’Occident” […]. D’autres témoignages don-nèrent lieu à des accusations similaires de magie,dont l’une implique, parmi les suspects, le poèteDante Alighieri»36. Le fait qu’on trouve le nom deDante dans la liste des suspects ne nous étonne au-cunement. Selon ce que nous apprend Luigi Valli, àcette époque «tous les poètes avaient une réputationde magiciens, d’enchanteurs ou d’hérétiques» et Pé-trarque lui-même fut inculpé dans «un procès in-tenté à “nonnullas” [“quelques-uns”] de ces poètes»et où il «se disculpa, “non sine labore”, de l’accusationd’hérésie»37. Boccace, en outre, qui avait osé fairel’éloge des Templiers après leur destruction38, reçut

La fin des Templiers et ses conséquences

tione amoris fut frappé d’une condamnation solennelle quile comparait aux livres de nécromancie et de sortilèges (cf.A. Ricolfi, Studi sui «Fedeli d’Amore», p. 54).

36 D’après P. Partner, op. cit., pp. 64-65.37 D’après L. Valli, Il linguaggio segreto di Dante e dei «Fede-

li d’Amore», Luni Editrice, 1994, p. 507.38 Il ne sera pas inutile ici de reproduire au moins le pas-

sage final du texte de Boccace: «[…] voir cinquante-sixhommes qui n’étaient pas nés sous le même ciel, pas édu-qués selon les mêmes lois, pas instruits en doctrines, quin’avaient pas prévu ni organisé de concertation entre eux,qui n’étaient pas emprisonnés dans les mêmes cachots, […]

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la visite d’«un tel qui était envoyé par un certain Pier-re, originaire de Sienne, religieux très connu pour les mi-racles qu’il avait accomplis. Ce Pierre […] avait chargéle visiteur de se rendre d’abord chez Boccace puischez d’autres personnes en Gaule et en Bretagne etenfin chez Pétrarque, et il avait deux choses à com-muniquer à Boccace: 1. Que sa mort était déjà pro-che; 2. Qu’il devait renoncer à l’étude de la poésie(!)»39. Mais ce qui peut aider à mieux comprendre cequi se passait dans le climat de sourde oppression quirégnait alors et devait encore durer plusieurs sièclesdans le monde chrétien, c’est le cas d’une organisa-tion à laquelle on donna le nom de «Frères du LibreEsprit» et qui fit l’objet d’une persécution acharnéependant une grande partie du XIVe siècle, malgré lespiètres résultats obtenus. Il est difficile de savoir cequi se cachait derrière cette organisation énigma-tique, mais il nous paraît assez significatif qu’elle aitété accusée de propager des «idéaux anarchiques sipernicieux que leur adoption aurait provoqué la des-truction totale de la société»40. Après ce que nous

La Lettre G

faire preuve d’une telle fermeté qu’aucun tourment si cen’est la peur d’un trépas imminent ne parvint à les faire di-verger les uns des autres, offrit le témoignage d’une réalitési merveilleuse qu’en croire les mots est difficile. Nul doute:la vérité unique faisait d’eux une âme unique. Ô glorieuxcourage, inébranlable fondement de toutes les autres vertus!par ton inépuisable force tu réduis les royaumes en ruines,par ton impassibilité sacrée tu repousses l’assaut tempétueuxdes indignations. […] Apprenez par ses enseignements àvous affermir en hommes, et à dédaigner la féminine légè-reté, afin que, dans de semblables circonstances, votre forcede caractère ne soit pas à la dissemblance de la très valeu-reuse milice des Templiers» (d’après le De casibus virorumillustrium, IX, XXII, de Jean Boccace, 1373).

39 D’après L. Valli, op. cit., p. 528.40 D’après M. Barber, op. cit., p. 369.

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avons dit, il est presque superflu d’observer que legenre de société ici évoquée ne correspond aucune-ment à celui que l’«élite intellectuelle» cherchait àencourager41. Tout cela, croyons-nous, témoigne del’influence que les adversaires exerçaient désormaisà la cour papale, c’est-à-dire ces aveugles que nousévoquions plus haut – et que nous pourrions main-tenant qualifier de véritables «parasites de l’esprit»– et qui, dans l’affaire du Temple, ne devaient pas sesentir la «conscience tranquille»…

Mais il faut maintenant en revenir aux Templiers:hormis ceux qui perdirent la raison ou choisirent lesuicide après les tortures subies, hormis ces malheu-reux mis au mur plus ou moins perpétuel, hormis en-fin ceux qui furent exécutés, il y a de sérieuses rai-sons de penser que, surtout hors des territoires de laFrance et de l’Église, un certain nombre de frèresréussirent à échapper aux pires conséquences de lapersécution. Le cas le plus éclatant est indiscutable-ment celui du Portugal, où le roi Denys reçut lesTempliers, avec toutes leurs propriétés, dans un nou-

La fin des Templiers et ses conséquences

41 Pour mieux nous expliquer, peut-être sera-t-il utile dedonner ici un exemple de la politique adoptée par les Tem-pliers dans la péninsule ibérique. D’après A. Demurger (op.cit., p. 148), «en 1234, Chivert se rendit aux templiers, etceux-ci promirent aux musulmans qui rentreraient entre unan et un jour de les réintégrer dans leurs terres et leurs mai-sons. Et c’est ce qui arriva effectivement, car un accord futconclu avec eux, stipulant leurs conditions de séjour: liber-té de culte, exemption complète du service militaire, d’im-pôts et redevances pendant deux ans. En 1243 les templiersfirent construire un mur pour protéger le quartier des mau-res. A cette occasion les musulmans jurèrent à leur suzerain,le Temple, de respecter la charte “comme le doivent de fi-dèles et loyaux sujets”». Voilà qui nous semble suffire à faireressortir les profondes différences qui séparent ce desseinde celui que les adversaires parvinrent à mettre en œuvredans les mêmes lieux vers la fin du XVe siècle.

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vel Ordre: les Chevaliers du Christ; A. Beck affirmeque leur argent permit de «[…] financer les décou-vertes du nouveau monde. Même Henri Le Conqué-rant fut membre du nouvel ordre. La croix des Tem-pliers […] flotta comme pavillon des Chevaliers deChrist sur toutes les mers du globe»42. Ailleurs, nousles voyons trouver refuge chez les Chevaliers teuto-niques en Allemagne et, en Espagne, dans les Or-dres de Calatrava, d’Alcantara ou de Santiago qu’ilsavaient contribué à fonder vers la seconde moitié duXIIe siècle. Tout cela, cependant, ne permet pas deparler d’une survivance de l’Ordre du Temple qui,en tant que tel, n’avait plus aucune raison d’exister.Ce qui ne pouvait par contre que demeurer, c’est cet«esprit initiatique» qui, comme nous avons cherchéà le montrer dans notre précédent article, animaitnon seulement les Templiers mais aussi un vastemouvement qui s’efforçait à cette époque de ré-pandre la lumière dans le monde chrétien. Maisnous avons la certitude que c’est précisément cet es-prit qu’avaient en ligne de mire ceux qui, mus par lahaine aveugle de tout ce qui dépassait leur compré-hension, se jetaient sur tout ce qu’ils pouvaient enappréhender, croyant pouvoir ainsi l’étouffer. Dansde pareilles circonstances et pour se soustraire auxcoups de tels adversaires, il fallait évidemment seréorganiser «d’une façon plus cachée, invisible enquelque sorte, et sans prendre son appui dans uneinstitution connue extérieurement et qui, commetelle, aurait pu être détruite une fois encore»43. A lafin de notre article précédent, nous avons donnéun témoignage des «Fidèles d’Amour» qui, précisé-ment, semble manifester cette volonté de se retirer

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42 D’après A. Beck, op. cit., p. 76.43 R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, «Rose-Croix et Rosi-

cruciens», Éditions Traditionnelles, 1986, p. 243.

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dans l’«invisibilité»44; on peut même penser qu’unepartie des Templiers qui ont pu échapper à la persé-cution l’ont réalisée. Du reste, il est à noter que Dan-te fait allusion, bien qu’en termes voilés, à cette trans-formation dans la Divine Comédie :

In forma dunque di candida rosaMi si mostrava la milizia santaChe nel suo sangue Cristo fece sposa.45

En forme donc de rose blancheM’apparaissait la sainte miliceQue le Christ épousa de son sang.

[Traduction par Alexandre Masseron, op. cit.]

Faut-il donc en conclure qu’une organisation quis’identifiait sous le symbole de la «rose blanche» na-quit des cendres du bûcher des Templiers? Commenous le disions dans notre précédent article, la «ro-se» était chantée depuis des siècles comme but sym-bolique à atteindre, aussi bien par les initiés d’Orientque par ceux d’Occident et, dans le cas présent, ilsemble assez évident qu’elle se rapporte en particu-lier à ceux que l’on connaît généralement sous l’ap-pellation de «Frères de la Rose-Croix». Mais un nomsi profondément symbolique semblerait désignerplutôt un degré spirituel qu’une simple organisa-tion: la rose s’épanouissant au centre de la croix re-présente en effet ce qui peut se décrire comme laperfection de l’état humain. Cela nous amène à pen-ser que les Rose-Croix représentaient en réalité unesorte de hiérarchie invisible capable d’inspirer lesdifférentes organisations initiatiques occidentales.D’autre part, continuer à entretenir des relationsavec les organisations initiatiques orientales, mêmede façon plus cachée que sous la «sainte milice», sup-pose d’avoir atteint la conscience effective de l’uni-

La fin des Templiers et ses conséquences

44 F. Peregrino, «La Lettre G» n° 4, p. 20.45 Paradis, XXXI, 1-3.

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té transcendante des différentes formes tradition-nelles. Et, si l’on en juge par ce qui est dit des Rose-Croix, il en allait précisément ainsi: ne devaient-ilspas changer de nom et adopter la tradition du lieuchaque fois qu’ils se rendaient dans un pays étran-ger? Mais voyons maintenant ce qu’en disait R. Gué-non: «Ce qu’on a appelé les Rose-Croix en Occidentà partir du XIVe siècle, et qui a reçu d’autres déno-minations en d’autres temps et en d’autres lieux, par-ce que le nom n’a ici qu’une valeur purement sym-bolique et doit lui-même s’adapter aux circonstan-ces, ce n’est pas une association quelconque, c’est lacollectivité des êtres qui sont parvenus à un mêmeétat supérieur à celui de l’humanité ordinaire, à unmême degré d’initiation effective, dont nous venonsd’indiquer un des aspects essentiels, et qui possèdentaussi les mêmes caractères intérieurs, ce qui leur suf-fit pour se reconnaître entre eux sans avoir besoinpour cela d’aucun signe extérieur. C’est pourquoi ilsn’ont d’autre lieu de réunion que “le Temple duSaint -Esprit, qui est partout”, de sorte que les des-criptions qui en ont parfois été données ne peuventêtre entendues que symboliquement; et c’est aussipourquoi ils demeurent nécessairement inconnusdes profanes parmi lesquels ils vivent, extérieure-ment semblables à eux, bien qu’entièrement diffé-rents d’eux en réalité, parce que leurs seuls signesdistinctifs sont purement intérieurs et ne peuventêtre perçus que par ceux qui ont atteint le même dé-veloppement spirituel, de sorte que leur influence,qui est attachée plutôt à une “action de présence”qu’à une activité extérieure quelconque, s’exercepar des voies qui sont totalement incompréhensiblesau commun des hommes»46.

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46 R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, «Le don des lan-gues», pp. 239-240.

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Explications qui nous permettent de comprendrepourquoi les membres du «Collège des Invisibles»– autre appellation des Rose-Croix – ne furent jamaisdécouverts par l’Inquisition, bien qu’elle ait dû enconnaître l’existence; et cela nous rappelle le cas deces «Frères du Libre Esprit» dont nous avons faitmention: leur «invisibilité» fut telle qu’un auteurcomme M. Barber en conclut qu’ils n’avaient nulle-ment existé. Nous avons quant à nous une plus hau-te opinion des facultés mentales de ceux qui, pen-dant une si longue période, menèrent des persécu-tions aussi tenaces que vaines vis-à-vis de cette insai-sissable organisation; d’ailleurs, c’est justement son«invisibilité» qui devrait inciter à plus de prudenceet, sans écarter d’autres possibilités, nous nous de-mandons si ce qu’on persécutait à travers les «Frèresdu Libre Esprit» n’était pas en réalité cette collecti-vité appelée, entre autres, Rose-Croix. Quoi qu’il ensoit de ce dernier point que nous ne pouvons songerà développer ici, ce qu’il nous importe de soulignerc’est que la réorganisation du monde chrétien dontnous avons parlé fut probablement promue par deshommes semblables à ceux-là. On peut à cet égardse reporter à ce passage de Guénon qui, malgré salongueur, mérite d’être signalé dans son intégralitéà l’attention de nos lecteurs: «Ces considérationsfont aussi comprendre comment, au sein d’une mê-me organisation, il peut exister en quelque sorte unedouble hiérarchie, et ceci plus spécialement dans lecas où les chefs apparents ne sont pas conscients eux-mêmes du rattachement à un centre spirituel; ilpourra y avoir alors, en dehors de la hiérarchie vi-sible qu’ils constituent, une autre hiérarchie invi-sible, dont les membres, sans remplir aucune fonc-tion “officielle”, seront cependant ceux qui assure-ront réellement, par leur seule présence, la liaisoneffective avec ce centre. Ces représentants des cen-

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tres spirituels, dans les organisations relativement ex-térieures, n’ont évidemment pas à se faire connaîtrecomme tels, et ils peuvent prendre telle apparencequi convient le mieux à l’action “de présence” qu’ilsont à exercer, que ce soit celle de simples membresde l’organisation s’ils doivent y jouer un rôle fixe etpermanent, ou bien, s’il s’agit d’une influence mo-mentanée ou devant se transporter en des points dif-férents, celle de ces mystérieux “voyageurs” dontl’histoire a gardé plus d’un exemple, et dont l’atti-tude extérieure est souvent choisie de la façon la pluspropre à dérouter les investigateurs, qu’il s’agissed’ailleurs de frapper l’attention pour des raisons spé-ciales, ou au contraire de passer complètement in-aperçus. On peut comprendre également par là ceque furent véritablement ceux qui, sans appartenireux-mêmes à aucune organisation connue (et nousentendons par là une organisation revêtue de formesextérieurement saisissables), présidèrent dans cer-tains cas à la formation de telles organisations, ou,par la suite, les inspirèrent et les dirigèrent invisi-blement; tel fut notamment, pendant une certainepériode [s’étendant du XIVe au XVIIe siècle], le rôledes Rose-Croix dans le monde occidental, et c’est làaussi le vrai sens de ce que la Maçonnerie du XVIIIe

siècle désigna sous le nom de “Supérieurs Incon-nus”»47.

Cette dernière observation, qu’un lecteur distraitde R. Guénon pourra peut-être regarder maintenantd’un œil neuf, nous ramène brusquement aux tempsprésents. En effet, bien que ce passage porte sur desconsidérations d’ordre général, il recèle, lu avec at-tention, une allusion à vrai dire assez claire à ce longprocessus d’adaptation, greffé sur les corporationsde constructeurs, qui finit par donner naissance à

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47 R. Guénon, ibidem, «Des centres initiatiques», pp. 68-69.

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la Maçonnerie telle que nous la connaissons au-jourd’hui. Et nous ajouterons que ce rapprochementmême indirect avec les Rose-Croix n’est pas dénuéde rapport avec le sujet de la présente étude, commeen conviendront ceux qui nous ont suivi avec un peud’attention. Toutefois, compte tenu du considérablelaps de temps qui s’est écoulé depuis la fin des Tem-pliers, il est très compréhensible que l’on s’interro-ge sur la nature des liens qui peuvent rattacher cesderniers aux Maçons d’aujourd’hui; et comme laplupart des historiens ont tendance à qualifier cesliens d’«idéaux», il sera bon de signaler ici que, surce point, Guénon adopte une position nettement dif-férente: dans un compte rendu en effet, il n’hésitepas à affirmer que ces liens sont «certainement plusqu’“idéaux”»48. Naturellement, cette affirmation nerepose sur aucun document écrit, mais comme nousl’avons déjà dit, ce genre de questions ne laisse pasplace à la curiosité des profanes; d’autre part, le faitde produire des documents écrits dans un climat de«chasse aux sorcières» comme celui que nous avonsessayé de décrire n’aurait-il pas équivalu à un véri-table suicide? En tout cas, ce qui est sûr c’est que,avec l’apparition de la Maçonnerie moderne, la ques-tion des Templiers, qui n’avait pas disparu des débatspolitiques et des recherches historiques, finit incon-testablement par monter sous les feux de la rampe49.

Si nous nous limitions aux commentaires géné-ralement faits à ce sujet par les historiens, il ne vau-drait pas la peine d’explorer cette question, maisnous pensons qu’au contraire des raisons profondes

La fin des Templiers et ses conséquences

48 R. Guénon, Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compa-gnonnage, Éditions Traditionnelles, tome 1er, p. 108.

49 Cf. M. Barber, op. cit., pp. 362-363. – Pour peu que l’ony réfléchisse, la raison de cette résurgence peut se déduireassez aisément de ce qui a été dit jusqu’ici.

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y président. Avant tout, il faut souligner qu’aprèsquatre siècles d’«invisibilité» relative, une forme ini-tiatique apparaissait pour la première fois au grandjour. Cela signifie que ceux qui la dirigeaient invisi-blement considéraient que le temps était venu des’appuyer de nouveau sur une organisation exté-rieurement connue, sans s’exposer à ce que ne se re-produise une situation comparable à celle qu’avaitaffrontée l’Ordre du Temple. C’est dans la périodequi vit le développement de cette institution que na-quirent différentes «légendes» qui rattachent lesTempliers à l’Ecosse et à la Franc-Maçonnerie. No-tons ici en passant que, au-delà des détails de la«lettre», ces récits symboliques véhiculent un mêmemessage de fond, une sorte de «clef» qui, à cetteépoque en particulier, pouvait être aisément com-prise de tous ceux qui avaient «des yeux pour voir etdes oreilles pour entendre». Nous pouvons ajouterque la conservation de ce genre de «souvenirs» futconfiée aux divers systèmes de Hauts Grades. Maisque cachent ceux-ci? Comme l’indique encore unefois R. Guénon, ils constituent «une organisation in-térieure par rapport à celle de la Maçonnerie Symbolique,mais encore extérieure par rapport à d’autres»50. Cet-te invitation à envisager la hiérarchie initiatique àl’image d’un ordonnancement «gigogne» en quel-que sorte nous ramène à la question des «SupérieursInconnus»: «Aussi n’est-ce que derrière les divers sys-tèmes – précise en effet l’auteur –, et non point danstel ou tel d’entre eux, qu’il est possible de découvrirles Supérieurs Inconnus eux-mêmes; mais, pour ce qui

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50 La «Stricte Observance» et les «Supérieurs Inconnus»,in Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, ÉditionsTraditionnelles, 1986, tome II, p. 197. – A l’origine, c’est sanssignature que ce texte de R. Guénon fut publié dans la revue«La France Antimaçonnique».

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est des preuves de leur existence et de leur actionplus ou moins immédiate, elles ne sont difficiles àtrouver que pour ceux qui ne veulent pas les voir»51.Enfin, pour ceux qui se demandent ce que désignecette dénomination, voici un autre passage, très ex-plicite, de R. Guénon: «C’est que les “vrais initiés”sont encore plus rares qu’on ne pense, mais cela neveut pas dire qu’il n’en existe pas du tout […]; etpourquoi, bien que vivant sur terre, ces “adeptes”,au sens vrai et complet du mot, ne seraient-ils pas lesvéritables Supérieurs Inconnus?»52. À vrai dire, il au-rait suffi de se reporter à ce qui a été dit plus hautsur la question des Rose-Croix pour le comprendreclairement.

À propos des Rose-Croix, il est dit qu’ils se reti-rèrent en Orient 53 vers le milieu du XVIIe siècle etqu’ensuite commença la phase la plus sombre del’«âge sombre». Mais «il ne faut pas oublier pourtantque la fin d’un cycle coïncide avec le commence-ment d’un autre cycle; qu’on se reporte d’ailleurs àl’Apocalypse, et l’on verra que c’est à l’extrême limitedu désordre, allant jusqu’à l’apparent anéantisse-ment du “monde extérieur”, que doit se produirel’avènement de la “Jérusalem céleste”, qui sera, pourune nouvelle période de l’histoire de l’humanité,l’analogue de ce que fut le “Paradis terrestre” pourcelle qui se terminera à ce moment même. L’identi-té des caractères de l’époque moderne avec ceux que

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51 Ibidem, p. 207.52 Le Sphinx, À propos des «Supérieurs Inconnus» et de l’«as-

tral», in Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage,Éditions Traditionnelles, tome II, p. 222.

53 Le passage suivant de R. Guénon permet de déduire cequ’il faut entendre par là: «Il serait tout à fait inutile de cher-cher à déterminer “géographiquement” le lieu de retraitedes Rose-Croix […]» (Aperçus sur l’Initiation, ch. XXXVIII,p. 243, note 4). À bon entendeur…

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les doctrines traditionnelles indiquent pour la pha-se finale du Kali-Yuga permet de penser, sans tropd’invraisemblance, que cette éventualité pourraitbien n’être plus très lointaine; et ce serait là, assu-rément, après l’obscuration présente, le complettriomphe du spirituel»54.

Or, si l’on considère que le passage d’un cycle àl’autre implique un redressement qui «devra d’ail-leurs être préparé, même visiblement, avant la fin ducycle actuel»55, et si l’on se souvient que la «Jérusa-lem céleste» est décrite comme une ville, n’est-il pasimmédiatement évident que la réalisation de ce butrequiert précisément l’intervention d’une organisa-tion spécialement qualifiée pour une telle «œuvrede construction»?

FRANCO PEREGRINO

54 R. Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel, «La loiimmuable», Éditions Trédaniel, 1984, p. 114.

55 R. Guénon, Aperçus sur l’Initiation, «Initiation royale etinitiation sacerdotale», p. 258.

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