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La fonction sexuelle de la mode Author(s): André Martinet Source: La Linguistique, Vol. 10, Fasc. 1 (1974), pp. 5-19 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30247900 . Accessed: 14/06/2014 16:09 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.76.45 on Sat, 14 Jun 2014 16:09:46 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La fonction sexuelle de la mode

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La fonction sexuelle de la modeAuthor(s): André MartinetSource: La Linguistique, Vol. 10, Fasc. 1 (1974), pp. 5-19Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30247900 .

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LA FONCTION SEXUELLE DE LA MODE par Andre MARTINET

Si l'on se r6jouit de constater que, dans la ligne des progres r6alis6s, depuis quelque quarante ans, par la linguistique, la

semiologie est en train de se d6velopper et de s'6tablir comme une des disciplines centrales du comportement humain1, il ne faut pas se dissimuler que cette avance si desirable pourrait, si elle devait se teinter d'exclusivisme, renforcer une tendance contem-

poraine a negliger le fonctionnement de l'objet au profit de l'inter- pretation que donne l'homme de cet objet. II semble que, pour maints chercheurs, les sciences humaines se reduisent 'a l'examen des << lectures > que I'homme peut faire des ph6nomenes, que ceux-ci soient naturels ou culturels.

Sans nier l'int6ret de ces lectures, des esprits plus scientifiques verraient l1 une manifestation de la tendance, frequente aujour- d'hui, de prendre, comme objet de la recherche, l'activit6 meme du chercheur. Ils recommanderaient, quant 'a eux, l'6tude priori- taire des comportements humains en eux-memes et dans leur fonctionnement. En d'autres termes, il conviendrait, dans cette ligne, de d6gager et de classer tous les facteurs qui font agir I'homme en societ6 avant de consid6rer chacune de ses actions comme un signe, c'est-at-dire comme n'ayant de valeur que parce que impliquant autre chose que ce dont elle semble t6moigner au premier abord. C'est dans le cadre d'une hi'rarchie des fonc- tions que celles qui ressortissent, d'une fagon ou d'une autre, a l'information pourront prendre tout leur sens. En ce qui concerne, par exemple, le vetement, en tant que comportement humain, il conviendra de partir de l'&vidente fonction premiere de pro-

I. Paralllement a une < semiotique> ~a la mode, il y a l'oeuvre de Roland Barthes; dans la ligne de Luis Prieto et de Georges Mounin, voir maintenant Jeanne MARTINET, Clefs pour la simiologie, Paris, Seghers, 1973.

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tection pour prendre conscience, par contraste, de la fagon dont d'autres besoins sont intervenus pour donner, a la maniere dont hommes et femmes recouvrent ou d6nudent leur corps, les carac- teres que revele une observation immediate ou prolongee, dans le temps et dans l'espace. Cela implique que, comme en linguis- tique, la recherche, dans les autres sciences de l'homme, doit tre men6e sur des bases fonctionnelles.

L'utilisation de l'6pithete << fonctionnelle >> pour designer une certaine fason de concevoir I'6tude du langage et des langues ne va pas sans entrainer, sinon une incomprehension fondamentale, du moins, chez certains, quelques reticences qu'on peut comprendre par ref rence aux usages ant6rieurs qui ont 6te faits du terme.

Il s'agit assez peu, en l'occurrence, de l'emploi pisodique, par Louis Hjelmslev, du terme << fonctionnel >> pour caracteriser la gloss6matique. La confusion entre les deux emplois du terme est d'autant moins

" redouter que les lecteurs superficiels des Prole'gomines, et ils sont lCgion, croient devoir attribuer, dans ce cas, a l'adjectif, une valeur quasi mathematique. Des lecteurs plus avises et ceux notamment qui ont eu la chance de discuter de la question avec Hjelmslev lui-meme, savent qu'une telle inter- pretation est erronee, et que la fonction hjelmslivienne, la relation qui unit deux << fonctifs>>, ne represente rien de plus qu'un emprunt de la notion traditionnelle de fonction grammaticale, la fonction sujet, par exemple, n'6tant que la relation qui unit, au pr6dicat, un certain substantif ou un certain pronom2. C'est le caractere d sincarne, insubstantiel, qu'a pris necessairement, en gloss&- matique, une telle notion qui peut en rendre l'identification delicate. Une fois effectuee cette rectification, le danger de confu- sion des emplois du terme reste peu menagant : on n'hesite pas, en linguistique fonctionnelle, a operer avec une fonction sujet, par exemple, alors qu'on y est trebs conscient de la diff6rence des valeurs du terme dans << fonction de communication >> et << fonc- tions grammaticales >>. Nous savons trop combien la polysemie est ineluctable pour n'en pas tirer rationnellement parti.

Ce sont moins ses emplois linguistiques qui ont affect6 le terme d'une charge dangereuse, que des usages plus g6neraux, et notamment ceux qui en ont 6t6 faits en architecture. Pour

2. Voir Andre MARTINET, La notion de fonction en linguistique, Travaux de la Faculti de Philosophie et Lettres de l' Universiti catholique de Louvain, VIII, Section de Philol. germanique, I, p. 1-12.

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un vaste public qui jugeait de l'exterieur, << fonctionnaliste >> a

longtemps 6t6 synonyme de rectiligne et d'anguleux. Pour des

personnes plus averties, une architecture fonctionnalistel serait celle

qui sacrifie les agrements au fonctionnement des services, et l'on comprend, dans ces conditions, que beaucoup y aient reagi ddfa- vorablement. Mais, bien entendu, les agrements, comme un tout, impliquent aussi bien un fonctionnement sans accroc de la plom- berie qu'un choix satisfaisant du coloris des carreaux d'une salle d'eau ou de l'ornementation des murs du salon. II n'y a pas une fonction unique A satisfaire. Les besoins de l'homme sont

varies, et un fonctionnalisme architectural bien compris est celui

qui parvient A les satisfaire tous, dans les limites, bien sfir, des

moyens disponibles et en respectant une hierarchie des valeurs

qui depend, au moins en partie, de 1'6volution des moeurs et des modes. Mais l'exigence fondamentale du fonctionnalisme est qu'une fois d6terminee la fonction premiere de l'objet, celle-ci soit assur~e en priorit6 : une salle de bains doit tendre a assurer un service balneaire tel que les usagers ne soient pas tentes de renoncer a en faire usage parce que le chauffage ne fonctionne que par a-coups, que l'eau s'dvacue mal, qu'une absence d'&tancheit6 y maintient des odeurs deplaisantes, ou encore que l'excis d'orne- mentation ou son absence y rend le s6jour disagreable. En bref, il vaut mieux pas de salle de bains du tout qu'une salle de bains

que personne n'utilise. Un fonctionnalisme consequent doit, toutefois, envisager des

transferts de fonction. Si la fonction balneaire d'une salle de bains est, sans contredit possible, sa fonction primaire, il n'est

pas exclu qu'elle puisse assumer une seule fonction de prestige, par exemple dans quelque ferme dont les habitants n'ont pas renonc6 a pratiquer leurs ablutions a la pompe, mais oti ils montrent avec fierte a leurs visiteurs des installations sanitaires dont ils ignorent I'usage. On a connu, aux environs de 1930, dans les premiers immeubles a loyers moderes de la region pari- sienne, des baignoires qui servaient a entreposer du charbon. Il restera, naturellement, a *valuer le degre d'adaptation de

l'objet a son nouvel usage. Tout ce qui vient d'etre dit de l'architecture et, par impli-

cation, de la decoration et de l'ameublement, vaut, mutatis mutandis, pour le langage et les langues. Si la fonction de commu- nication y est reconnue comme fondamentale et centrale - comme

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8 ANDR1, MARTINET

on pourrait, dans le cas de I'architecture, poser comme primor- diale celle de protection contre les intemperies - on ne doit nullement negliger d'autres fonctions, celle d'expression, qui est

parfaitement distincte3, et celles qui, tout en n'6tant que des modalites de la fonction de communication, meritent cependant d'etre considerees en elles-memes, parmi lesquelles l'ensemble qu'on pourrait d6signer, de fagon bien imprecise certes, comme les fonctions esthltiques4. Tout ce que certains, apres Hjelmslev et Barthes, d6signent comme les connotations trouvera sa place dans une classification fonctionnelle, qu'il s'agisse d'dlments volontairement integres au message par l'6metteur et participant, de faqon plus ou moins directe, a la fonction de communication, ou, au contraire, d'indices qui r6vdlent a son insu, ou sans qu'il en ait une conscience imm6diate, soit des traits de la personnalite du locuteur, soit ses options ideologiques, soit encore ses reactions a l'environnement.

Rien n'est plus frequent, dans le fonctionnement du langage, que ce que nous avons design6 comme des transferts de fonction : une realit6 phonique, comme les vibrations de la pointe de la langue, qui a pu, dans un temps et chez certains sujets, servir a distinguer mari de marri, fonctionnera, a une 6tape ulterieure de l'Cvolution, comme une marque de l'origine rurale du locuteur; certains emplois du subjonctif, significatifs au depart, peuvent finalement ne plus caracteriser qu'un certain style.

C'est, bien entendu, la fonction d'un objet ou d'un trait qui fonde sa pertinence. C'est elle qui permet de determiner quel aspect, immediatement ou mediatement perceptible de cet objet, doit tre retenu comme faisant partie de la structure consideree. Les operations auxquelles le chercheur soumet les donnees de son observation immediate, dans le cas du linguiste, le test de commutation par exemple, sont cens6es reveler et r6vdlent effec- tivement certains traits du fonctionnement reel de cette structure. Mal ex6cuties ou mal adaptees t l'objet, ces op6rations peuvent livrer des renseignements inexacts, tout comme l'observation

3. La fonction d'expression est celle qui peut s'exercer en l'absence de tout inter- locuteur; le langage est fr6quemment utilis6 pour s'exterioriser, relicher des tensions internes, affirmer a soi-meme sa propre personnalit6.

4. Ce que Roman Jakobson appelle les fonctions du langage repr6sente en fait des modalites de la fonction de communication. C'est chez lui, plus que chez Hjelmslev, qu'il faudrait peut-etre chercher un echo des utilisations math*matiques du terme fonction.

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directe peut induire en erreur. Mais une salutaire mefiance ne doit pas nous amener 'a croire et a poser que ce que nous cherchons a connaitre se trouve ailleurs que dans les faits observes, qu'il s'agisse de mineraux, d'&tres vivants, de r6actions chimiques ou de comportements humains. La structure, que fonde la fonction de ses eilments composants, se trouve dans les faits eux-memes. De cette structure, le chercheur peut tenter de presenter un module avec lequel on pourra operer aussi longtemps que de nouvelles observations n'auront pas rivl e qu'il est inadequat a la structure.

C'est, sans doute, la crainte, consciente ou inconsciente, de se perdre dans le grand tout, ou, si l'on veut, de basculer dans la

m'taphysique, qui explique l'irr'alisme passionnel de tant de chercheurs contemporains5. Il est clair pour tous, aujourd'hui, qu'on ne saurait connaitre de certitudes que relatives. On tend a en conclure qu'en face de l'infini spatio-temporel avec quoi semble s'identifier le monde sensible, le seul recours de l'etre pensant est un repli sur lui-meme et l'6laboration, par l'esprit, de structures dont on ne voit pas comment elles pourraient ne pas etre au moins suggeries par l'experience, mais dont on vou- drait oublier qu'elles puissent lui etre jamais confronties. En fait, seul le recours ' la pertinence permet de retrouver, dans les faits, les faisceaux de relation et leurs fondements substantiels dont

l'identification est 'a la base de toute connaissance scientifique. Il faut, A tout prix, laisser aux philosophes la tentation d'un solipsisme qui tend 'a nier l'existence de ce qui n'est pas la sensa- tion imm6diate et l'6laboration a laquelle la soumet l'esprit de chacun.

Le recours " la fonction nous a permis, ci-dessus, d'6tablir un certain parall6lisme entre l'architecture et le langage, sans verser dans le travers contemporain qui ne concevrait de rapport possible entre l'un et l'autre qu'en inventant un << langage de l'architec- ture >> par un de ces transferts m6taphoriques qui ont efficacement contribu6 ta maintenir les recherches relatives aux comportements humains sur un plan oit triomphent l'improvisation brillante et la s6duisante approximation. Le meme recours 'a la fonction devrait permettre d'aborder l'6tude du vetement en tant que satisfaction

5. Un expose, volontairement nuance, des points de vue exposes ci-dessus, present6 par l'auteur de ces lignes a la Phonologie Tagung de Vienne, en septembre I972, a deter- mine dans l'auditoire une tension hostile et des reactions qui rappelaient celles des << assemblees generales >> de mai 1968, lorsque, au cours d'une intervention, on laissait echapper un mot tabou.

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IO ANDRA MARTINET

de certains besoins de l'humanit6, c'est-a-dire d'echapper en la matiere a des descriptions guiddes par les seules considerations

esthetiques, ou aux d6clarations prescriptives des journaux de mode6.

En ce qui concerne le vetement, comme pour l'architecture, l'observation et la reflexion peuvent s'orienter dans un sens syn- chronique ou un sens diachronique. Dans I'un et l'autre cas, il doit &tre clair qu'un objet isole, qu'il s'agisse d'un edifice ou d'une pi&ce d'habillement, n'a d'int&ret qu'en tant que repr& sentant d'un type ou comme indicatif d'une tendance. Il en va

de cet edifice ou de ce vetement comme, en matiere de langage, de la r6alisation hic et nunc d'un phoneme ou d'un moneme7.

L'analyse synchronique d'un vetement resultera de l'appli- cation

. l'objet de diff6rentes pertinences correspondant aux fonc-

tions possibles de cet objet : fonction de protection, fonction

d'ornementation, fonction de prestige et autres. II va sans dire

que ces fonctions peuvent s'exercer normalement de fagon conco-

mitante, tout comme les fonctions de communication et d'expres- sion se combinent presque constamment chez l'orateur ou l'ensei- gnant << plein de son sujet >>. Il n'est pas exclu que le descripteur puisse envisager quelque transfert eventuel de fonction si, par exemple, il fixe son attention sur la qualit6 du tissu et l'utilisation qui pourrait en &tre faite a titre de chiffon a polir les meubles. Il ne quitte pas, de ce fait, le plan synchronique. La diachronie, en effet, ne concerne que le devenir du type et non point un eventuel devenir de l'objet.

A premiere vue, une description fonctionnelle synchronique du vetement peut sembler ne presenter que peu d'intr~t : ii est evident que les v&tements assurent tous, peu ou prou, leur fonction premiere de protection du corps contre le froid, la pluie, la chaleur, le soleil. A cette fonction de base, s'ajoutent presque toujours des fonctions d'agrement correspondant au choix d'orne-

6. Nous sommes loin, ici, du Systime de la mode de Roland BARTHES, Paris, 1967, qui est essentiellement l'tude magistrale d'un champ ssmantique envisage comme systeme de valeurs. Son sujet n'y est pas le v&tement r&el embarrass6 de finalit6s pra- tiques (protection, pudeur, parure) >>, mais le vetement ecrit tel qu'il apparait dans la litterature du sujet. On doit a Michel BUTOR d'intiressantes considerations sur la mode et le v&tement dans Mode et moderne, Change, 4 (1969), p. 13-28. Le point de vue adopts est largement, mais non exclusivement semiologique; cf. l'intitul6 du premier paragraphe : << Le vetement comme langage >>. L'article vaut surtout par l'analyse des processus de creation artistique qui inflechissent l'evolution de la mode.

7. On pourrait parler, comme le fait BARTHES, ibid., p. 76, de vestime pour designer le type. Mais ois s'arreter sur une voie qui pourrait nous mener jusqu', boutonneme?

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LA FONCTION SEXUELLE DE LA MODE II

ments et de coloris, et une fonction d'identification permettant de classer l'individu dans une categorie determinee, sexuelle, sociale ou professionnelle. Toutefois, le dosage des uns et des autres, le rythme des changements vestimentaires au cours de la journee, l'6ventail des possibilitis selon les classes sociales, tout cela varie consid6rablement d'une communaute a une autre, d'une synchronie a une autre dans la meme communaut6. Pour s'en convaincre, il suffit de consid6rer, de ces divers points de vue, le vetement dans la soci6t6 frangaise avant la premiere guerre mondiale et au cours des annees 70 du xxe siecle, pour s'aper- cevoir que, ici comme en linguistique, une comprehension des faits d'6volution r6clame une identification de la realite a chaque point de l'axe du temps et la conception de cette realit6 comme une structure, c'est-a-dire des faisceaux de relations. Dresser un tableau fonctionnel, complet et precis, du vetement, en France, en 1974, serait une entreprise de longue haleine qui reclamerait le travail a plein temps d'une 6quipe de sp6cialistes qu'il faudrait former tout d'abord. Sans negliger la consultation des revues de mode et des catalogues des grands magasins, sans omettre les contacts avec les grands couturiers et les industriels de la confec- tion, il faudrait, en prioritY, sonder le comportement vestimen- taire reel de l'ensemble de la population, urbaine et rurale, de jour et de nuit, au repos et sur le lieu du travail, en semaine et le dimanche, en vacances a la campagne, a la montagne ou a la mer, sans oublier, certes, les residus traditionnels, mais en leur laissant la place correspondant a leur importance reelle. Tout ceci entrainerait tres loin, puisque les besoins vestimentaires sont en rapport direct avec l'6volution des techniques. Il y a toute chance pour que le cultivateur perch6 sur son tracteur ne soit pas vetu comme l'6tait son grand-pare aux mancherons de sa charrue. Le bonnet de nuit et la douillette molletonnee n'ont plus de sens dans un logement chauff6~ l'air pulse. Sans doute, le specialiste de l'atude du vetement peut-il se contenter de constater les faits relatifs a son objet sans chercher a voir ce qu'ils impliquent par ailleurs. Mais cela le pr6parera mal a des recherches diachroniques 6ventuelles oii tous les impacts, quels qu'ils soient, doivent entrer en ligne de compte. Le caractere fonctionnel de l'enquete entrainerait necessairement des implications dyna- miques : la d6termination de la part des fonctions d'agrement et de prestige rivklerait n6cessairement des tendances qui pour-

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raient, au moins dans certains cas, autoriser des pr6visions et faire supposer, pour le passe, un sens de l'dvolution. Toutefois, ces implications dynamiques n'infirmeraient pas la distinction fondamentale 'tablie entre synchronie et diachronie.

C'est en diachronie, c'est-5a-dire dans l'examen du condition- nement de l'6volution, que le traitement fonctionnel prend tout son sens, en matiere de vetement comme en matiere de langage8. L'adaptation d'une piece d'habillement aux circonstances dans

lesquelles elle est revetue peut apparaitre comme le resultat d'une convention sociale : il y a des circonstances o0i la cravate blanche est de rigueur. Le pourquoi de cette cravate blanche ne se pose pas : c'est comme ga, parce que c'est comme ga ! Mais une etude

approfondie de l'6volution du vetement pourra mettre en lumiere les conditionnements successifs qui ont d6termine l'apparition de la cravate blanche et son emploi li o0i il s'impose aujourd'hui.

Pour illustrer le jeu complexe des diverses fonctions du vete- ment au cours du temps, on esquissera ici, 'a tres grands traits, l'volution du couvre-chef masculin, en Europe occidentale, au cours des quatre derniers siecles. Ce survol n'est pas fonda sur une recherche personnelle et ne pretend pas 'a l'originalit6. Il

s'agit simplement de mettre en valeur une succession de condi- tionnements probables oh intervient la satisfaction de besoins divers.

La g6neralisation, au debut du xvlne siecle, des armes a feu sous les especes du pistolet et du mousquet diminue la frequence des corps 'a corps. Dans ceux-ci, on a desormais surtout recours '

l'pee qui frappe d'estoc et de face, et non de haut en bas. Ceci amene la disparition du casque, meme sous la forme all6g6e du morion. On trouve done des conditions favorables i l'utilisation, au moins dans certains corps de troupe, du chapeau

' large bord

qui est la coiffure qui assure au mieux la fonction de protection contre les intemperies. C'est le chapeau des mousquetaires, corps d'lite, dont les succes aupris du beau sexe vont sans doute contribuer .a rendre, pendant deux siecles, la coiffure civile mas- culine largement dependante des vicissitudes de l'art militaire.

L'allegement du mousquet amine au fusil qui n'est plus soutenu, pendant le tir, par une fourche placee en terre, mais dont la

8. Cf. BUTOR, ibid., p. 17 : << La mode est un phenombne fondamentalement dia- chronique. >>

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crosse est appuyee contre l'6paule droite. Le tireur, pour viser, doit incliner la tete vers cette epaule, d'oui l'expression, fort

descriptive, de << mettre en joue >>. Mais, au cours de l'op6ration, le large bord du chapeau mousquetaire a quelques chances de

gener le tireur. On le relivera donc, sans doute du c6t' droit tout d'abord, comme on le constate, quelques sidcles plus tard, dans certains corps de troupe de l'Empire britannique. Mais, tres vite sans doute, par gocit de la symetrie, on le relive a gauche egalement. Comme, toutefois, la mise en joue tendait, semble-t-il, a centrer le rabat vers l'avant, les deux rabats lateraux se ren- contraient au-dessus du visage, laissant pendre vers l'arriere la

partie du bord laissde libre. Des considerations, aussi bien pra- tiques qu'esthetiques, ont dui, presque imm6diatement, dhter- miner l'6tablissement d'un troisieme rabat au-dessus de la nuque. D'ofi le tricorne qui, au xvIIIe siecle, s'imposera generalement, a la ville comme A l'armee.

L'evolution vers le bicorne, par &talement et relhvement de la corne ant6rieure, qui est vraisemblablement un fait de mode, aboutit au couvre-chef rendu c6lbre par Napoleon et qui se maintient longtemps dans la gendarmerie 'a cheval armee du

pistolet. La pression exercee par la technique du tir au fusil

amine bient6t l'axe du bicorne a se deplacer pour prendre une

position, non plus parall&le, mais perpendiculaire au corps. C'est la coiffure qui s'est perp'tu'e jusqu'au xxe sicle, chez les officiers generaux en grande tenue, les prefets, les polytechniciens, les encaisseurs et, aujourd'hui encore, les acad6miciens.

La lassitude qui gagne les peuples apres les debordements guerriers qui ont marque la fin du xvIlIe et les quinze premieres annees du xrxe siecle aboutit a rendre la coiffure civile moins dependante de la technique militaire. Alors que l'armee donne sa prdf6rence au shako et au kepi, avec leur bord fonctionnelle- ment r6duit 'a la visie're, le bourgeois retrouve le chapeau qui, toutefois, garde longtemps la haute forme du shako. La casquette du peuple tendra 6galement, en France surtout, a prendre ses distances vis-a-vis de ses formes militaires.

Ce qui apparait peu, dans le rapide examen qui prec6de, est justement ce qui pose les problemes les plus specifiques et les plus intdressants de l'6tude du vetement dans son 6volution, a savoir la mode. On l'a 6voquie ci-dessus, ? l'occasion du passage du tricorne au bicorne. Mais n'est-elle pas, dans ce cas, un aveu

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d'ignorance relativement ' la causalit6 du phenomine? Si la mode dtpendait integralement de l'arbitraire, voire des lubies de quelques-uns, il pourrait paraitre vain d'essayer de l'integrer dans une etude fonctionnelle. Toutefois, comme les decisions les

plus arbitraires sont toujours determinees par des prf'6rences, particulieres, sans doute, dans ce sens qu'elles sont, en I'occurrence, celles d'un individu ou d'un groupe restreint, mais parfaitement identifiables et classables parmi les traits permanents de l'huma- nite, nous ne saurions accepter de les laisser en marge de notre examen. On est en droit de supposer que leur manifestation, a tel ou tel point du temps ou de l'espace, reste sous une 6troite

d6pendance des besoins et des tendances de la soci6td. Le ph6nomane de la mode n'est, bien entendu, nullement

limit6 au vetement. I1 s'6tend aux parties apparentes du corps des individus, et, dans ce cas, il est en rapports tris troits avec la mode vestimentaire. II s'6tend egalement 'a toutes les produc- tions et activites humaines, dans I'architecture, la decoration, I'art, la litterature, le cinema, les loisirs, le sport. Il trouve un

puissant appui dans le snobisme, c'est-a-dire le desir, chez un individu ou une classe, d'imiter les comportements d'autres indi- vidus ou d'une autre classe consideres comme socialement sup&- rieurs. II se manifeste par la soumission des objets qui y sont subordonnes '& des modifications qui ne semblent obeir a aucune n6cessit6 &vidente : pourquoi, en quelques annees, les ourlets des jupes passent-ils de mi-mollet a mi-cuisse sans qu'on ait constat6 ni changement de climat, ni amelioration de la qualit6 thermique des teguments artificiels utilises pour couvrir les jambes f6minines ?

Pour expliquer la mode, les cyniques sont naturellement tentes de faire valoir les profits que retirent les producteurs de biens du renouvellement des objets de consommation avant usure

complete, voire "a un moment oui ils restent parfaitement adaptes a leurs fonctions avouees. Sur les pas de Thorstein Veblen9, on

rappellera que la depense a des fins d'ostentation est un adjuvant precieux de l'acc61kration de la production des objets de luxe. II ne peut faire aucun doute que les pressions &conomiques jouent, en matiere de mode, un r61e capital'0, mais il reste evident qu'elles

9. The Theory of the Leisure Class, New York, 1899. IO. BARTHES, ibid., p. 9, va jusqu'd ~crire : << L'origine commerciale de notre imagi-

naire collectif (soumis partout A la mode...) ne peut... faire de mysteire pour personne. >

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se greffent sur autre chose qui est, proprement, le ph6nomene de la mode.

Dans des termes qui paraissent presque tautologiques a force

d'etre simples, nous dirons que le rythme de la mode est un pro- duit du desir tris r6pandu de renouvellement. Il est inutile d'enu- merer ici tous les poncifs du type << tout nouveau, tout beau >, qui attestent la generalit6 de ce desir. Pour tenter de reveiller l'interet de mes lecteurs, probablement d%sus par la banalite de mes affirmations, je dirai, par exemple, que le phenomene de la mode r6sulte du besoin de maintenir une certaine densite d'infor- mation. En derniere analyse, je n'aurai rien dit de plus, mais

j'aurai sacrifi6 ' la mode en employant des vocables moins quoti-

diens et de ce fait plus intrigants, surtout quand ils apparaissent, comme ici, dans un contexte un peu inattendu. La mode joue, bien stir, en matiere de vocabulaire comme dans tout ce qui touche B l'homme. Mais elle ne prend tout son developpement qu'a partir du moment oif sont satisfaits les besoins fondamentaux de la nature humaine. La mode suppose le loisir.

A la r6duction de la mode au desir de changement, on objec- tera, peut- tre, qu'on attendrait alors, non point que les gens suivent la mode d'une fagon gregaire, mais que chacun cherche a innover dans sa propre direction. Mais ce serait oublier que l'imagination n'est pas une qualite si repandue que la majorit6 des Ctres humains ne soit tenti d'imiter autrui, meme lorsqu'il s'agit de s'6carter des sentiers battus. Ce sont de rares individus doues d'imagination et de quelques autres qualites qui dictent la mode, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne soient pas, en fin de compte, profondement influences par l'evolution de l'6conomie et des techniques, dans son ensemble et dans son d6tail : les modes picturales et leur evolution dans un sens non figuratif ont ete sous la dependance des progres realises par les techniques photographiques; les modes vestimentaires se sont 6videmment ressenties de ce qu'on appelle diversement, selon qu'on s'en f6licite ou qu'on le desapprouve, la democratisation de la societ6 ou le d6veloppement de la societ6 de consommation.

Il y a, entre le concept de mode applique au vetement et au

cosmetiquell et l'emploi qui en est fait dans d'autres domaines,

i1. Le mot est employe ici dans un sens tres large impliquant non seulement les << produits de beaut6 >>, mais les parfums, les soins capillaires, voire la chirurgie esth6- tique. On rattachera les bijoux au vetement.

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une diff6rence fondamentale : en mati"re de decoration ou d'archi- tecture, par exemple, ce qu'on cherche a renouveler c'est le decor de la vie en lui-meme. Qu'il se greffe la-dessus des fonctions de prestige, c'est certain, au point que l'agrement du decor peut ne plus etre qu'un pretexte. Mais, au depart, c'est cet agrement qui compte. En matiere vestimentaire et cosmitique, les fonctions de prestige jouent &galement un r61le consid6rable : il est frequent que le manteau de fourrure de la femme serve plus effectivement a asseoir le statut de son mari dans la societe qu'a la prot6ger des froidures. Mais, a la base et sur le plan du renouvellement, ce ne sont pas les objets vestimentaires qui comptent, mais la

personne qui en fait usage1. Ce qu'on vise a renouveler, ce ne sont pas la robe, les bijoux, les chaussures, mais l'identit' de la

personne elle-meme, et ce renouvellement se fait a l'adresse d'un

partenaire, ou de plusieurs partenaires, le plus souvent de l'autre sexe. En d'autres termes, la mode proprement dite a une fonction d'information sexuelle. La o0i l'habitude a 6mousse l'attrait, quelque innovation vestimentaire ou cosmetique peut le ranimer. Une initiative tout a fait personnelle en la matiere pourrait choquer ou effaroucher le partenaire au lieu de reveiller son interet. Si l'innovation se place, au contraire, dans le cadre d'un

comportement social reconnu, elle bendficie de l'appui de la soci6te, sans cesser d'etre efficace sur le plan individuel.

L'importance, voire l'existence, du phenomene de la mode

d6pendra naturellement de la nature des rapports entre les sexes dans une societ6 donn6e. Ii suppose, nous I'avons vu, des loisirs. Mais ceci ne suffit pas. Ii est clair que si le renouvellement de I'information sexuelle peut etre assur6 par un renouvellement des partenaires, la mode perdra son sens. C'est bien ce qu'on constate dans la << civilisation du blue-jean >> o0i regnent concur- remment une grande libert6 sexuelle et un desinteret pour l'dvo- lution vestimentaire.

Dans un tout autre contexte social, celui des trois K (Kinder, Kiiche, Kirche) oui la femme, une fois maride, n'est cens6e parti- ciper au sexe qu'aux fins de reproduction de l'espice, son vete- ment tend a dchapper aux fluctuations de la mode. Quant a l'homme, il satisfait ses besoins sexuels aupres de partenaires

12. BUTOR, ibid., p. 17, a la formule :<< Ce n'est jamais une robe qui est ' la mode, c'est une femme. >>

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occasionnelles, souvent professionnelles, dans quel cas le renou- vellement desirable est assur6 par la variet6 de ces partenaires ou par leur participation au rythme de la mode.

Le contexte social ideal pour le developpement de la mode est celui o i les femmes sont admises 'a participer A l'activite sexuelle

A des fins de satisfaction personnelle, mais oui des contraintes diverses s'opposent a une promiscuit6 g6ndralisee. Si seul le statut de la femme est mentionn6 ici, c'est simplement parce que l'homme ne semble nulle part identifier son activit6 sexuelle la fonction de reproduction. Quand ces conditions favorables sont reunies, la mode va affecter le comportement vestimentaire de F'un et l'autre sexe, mais, en gendral, inegalement. Plusieurs facteurs interviennent ici qui peuvent d'ailleurs se conjuguer au

point de se confondre : d'une part le loisir dont disposent les representants de l'un et l'autre sexe pour participer au rythme de la mode, d'autre part les moyens que suppose cette partici- pation, et, finalement, le sens dans lequel s''tablit la demande. A supposer chez les deux sexes un egal desir de satisfaction des besoins sexuels, ce qui d6terminera le sens de cette demande sera la tentation ou la decision d'utiliser l'attrait sexuel pour attirer ou s'attacher un partenaire 6conomiquement desirable. Dans une

societe comme celle des Etats-Unis, oui c'6tait, traditionnellement, moins la fortune acquise, transmissible par les femmes, que la capacit6 de << faire de l'argent >> qui representait un p61e attractif, la demande venait naturellement des femmes at la recherche du good provider, l'homme qui, par ses talents, peut assurer le confort, voire le luxe, a sa compagne. Les cas qui, precis6ment par leur raret6, ont attire I'attention, de riches Am6ricaines courtisees et 6pousees par des aventuriers, s6duisants ou titr6s, venus de I'Ancien Monde, ne sont que les exceptions qui confirment la regle. A un certain niveau 6conomique, la femme d'oi provient la demande a des loisirs et quelques moyens qu'elle cherche d'ailleurs a confirmer et . accroitre. L'homme, pour sa part, n'a guere de loisir, et il se convainc que les moyens qu'il acquiert sont essentiellement destines a se procurer et a s'attacher une compagne.

La o0i existe une tradition de l'homme oisif qui va de pair avec h'existence de fortunes etablies, c'est l'homme qui serait le demandeur. Mais, par ailleurs, le << coureur de dot >> represente une proie pour certaines categories de la population f6minine,

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si bien que les conditions sont rarement reunies pour que la demande s'6quilibre ou que son sens s'etablisse de I'homme ' ]a femme. C'est probablement ce qui explique que le rythme de la mode affecte, en g6neral, plus rapidement le vetement f6minin

que l'habillement de I'homme. Le xvIIe siecle frangais pourrait representer une exception en la matiere. C'est, semble-t-il, un

Age oii, dans la mode de la noblesse oisive, les hommes rivalisent d'audaces vestimentaires en face d'innovations f6minines plus sages et moins rapides. On pense, naturellement, a la position en retrait a quoi aboutit l'action des Precieuses. Les hommes, moins stirs de leurs droits, ont a rechercher la grace des dames, ce qui fait d'eux des demandeurs.

Si la fonction fondamentalement sexuelle du rythme de la mode ne s'impose pas a l'attention du chercheur, c'est d'abord

qu'elle est soigneusement camouflee. Les anthropologues ameri- cains diraient qu'il s'agit d'un trait covert plut6t que overt. Une << honnete femme >> est celle qui suit la mode, imm6diatement ou avec un retard d6cent, sans jamais prendre conscience des

implications sexuelles de son comportement. Il est des femmes qui pensent sincerement s'habiller pour elles-memes, et il n'est

pas niable qu'elles y prennent du plaisir"3. Ce camouflage est, bien entendu, une des conditions du fonctionnement satisfaisant de toute l'affaire. La reaction de bien des hommes au maquillage de la femme l'illustre bien : le maquillage n'est efficace que s'il ne se laisse pas soupsonner, et il suscite un recul des qu'il est

perru. Notons qu'en la matiere la capacite qu'a l'homme de se leurrer est insondable. Le changement d'identite que doit entrainer le renouveau de la parure doit agir sexuellement sans etre pergu consciemment comme tel. Pour les plus cyniques, ceux qui appr&- cient la valeur de la mutation rdalisee, le processus lui-meme

gagne a ne pas etre persu. L'autre circonstance qui complique l'analyse fonctionnelle du

rythme de la mode, c'est qu'il s'agit d'un phenomene qui se deroule dans le temps de fagon assez lente et qui n'est, de ce fait, gu&re accessible a l'observation directe. On remarquera que, lorsque nous avons voulu, ci-dessus, presenter des illustrations, nous avons eu recours a des mutations, celle, par exemple, que

13. Voir ce que dit BARTHES, ibid., p. 263-264, du << bon ton, de la langue de << la Mode, qui lui interdit de rien prof~rer de disgracieux, esth'tiquement ou moralement >.

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realise le maquillage, qui peuvent s'accomplir en quelques minutes. Nous aurions pu, d'ailleurs, operer dans des conditions

analogues avec une mutation proprement vestimentaire. L'incon- vwnient de ces illustrations est qu'elles reduisent a quelques instants la dur6e du processus, ce qui fait perdre la conscience de la lente

impregnation qui conditionne le public aux modes nouvelles et

qui est un facteur important du ddroulement du phtnomene. La complexit6 de ce ph'nomene s'accroit naturellement du

fait de l'h6terog6neit6 des structures sociales dans un cadre national. Entre les deux p6les des oisifs 'a temps plein et des prold- taires qui n'ont que le dimanche pour souffler, s'6tagent les strates diverses de ceux qui conservent les r6actions de l'age des trois K, de snobs qui s'essoufflent a suivre la mode, de petits bourgeois tent~s, mais craintifs, sans parler des groupes de jeunes qui se veulent en marge de la mode jusqu'au jour oih la pression des structures traditionnelles les ramene 'a plus de conformisme.

La difficulte, sinon l'impossibilite, de soumettre le rythme de la mode t l'observation directe ou t l'exp6rimentation, jointe au caractere n6cessairement non explicit6 de sa fonction sexuelle, explique que nous n'ayons pu faire plus ici que de presenter cette fonction comme une hypothise, mais une hypothese qui s'appuie sur l'6vidence des rapports directs entre le vetement et le sexe.

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