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Ecomusée de la SEGESA Bresse Bourguignonne LES FRONTIERES CULTURELLES EN BRESSE La frontière Est à travers l'analyse des pratiques collectives Rapport établi par Claire DELFOSSE Paris, juin 1996 Photographies Claire DELFOSSE Société d'Etudes Géographiques, Economiques et Sociologiques Appliquées 51, Rue Dareau - 75014 Paris - Tél. (1) 43 27 67 43 - Fax (1) 43 27 52 22

La frontière Est à travers l'analyse des pratiques collectives

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La frontière Est à travers l'analyse
des pratiques collectives
Rapport établi par Claire DELFOSSE Paris, juin 1996 Photographies Claire DELFOSSE
Société d'Etudes Géographiques, Economiques et Sociologiques Appliquées 51, Rue Dareau - 75014 Paris - Tél. (1) 43 27 67 43 - Fax (1) 43 27 52 22
TABLE DES MATIERES
I - Présentation des différentes entités naturelles composant cette frontière 6
n - Deux systèmes de valorisation des produits agricoles nettement différenciés 13
1) Le système bressan : la transformation à la ferme 13 2) Le système jurassien 18
ni - Extension de deux marqueurs bressans dans le Jura :
le maïs et l'élevage porcin 21
1) Le maïs, une production qui isole la Bresse sur les cartes de France 23 2) L'élevage de porcs 25
rv - L'extension d'un marqueur comtois en bresse : les fruitières 34
1) Les premières fruitières en Bresse au XIXè siècle 29 2) Enseignements de l'enquête de 1901 32 3) Le développement coopératif dans l'entre-deux-guerres 35 4) Un développement coopératif différent en Bresse de l'Ain ? 40
V - La frontière coopérative à l'épreuve des courants unificateurs 45
1) Le département de l'Ain, un pionnier dans l'organisation coopérative 46 2) L'évolution des fruitières de 1960 à 1983 53 3) Le repli de l'aire des coopératives 56
VI - Trois appellations d'origine matérialisant une zone frontière 69
1) L'appellation de la volaille de Bresse, ou l'affirmation des limites du pays bressan 70
2) L'appellation d'origine du comté : de la Franche-Comté à la Bresse 74 3) L'appellation vins du Jura 77
4) Un nouveau contexte favorable aux appellations d'origine : la rediscussion des limites et appartenances 77
Conclusion 81
Sources 82
Bibliographie 83
INTRODUCTION
La Bresse est une région qui depuis le début du siècle a fait l'objet de nombreuses études tant folkloriques que géographiques. Rares sont celles qui remettent en cause ses limites externes ou internes. Ainsi analysant un corpus d'articles et d'études de géographes sur la Bresse depuis celle du "maflre" Vidal de la Blache en 1909 aux plus récentes 1980, Guy Baudelle et Philippe Pinchemel dans un article intitulé "La Bresse contenu et évolution d'un savoir géographique"
(1986) ont montré que tous ces textes reposent sur l'idée de l'unité physique et culturelle de la Bresse ; une unité facilement individualisable à partir des indicateurs suivants : volaille, ferme bressane, caractères ethniques fondés sur l'individualisme... sans oublier le retard en matière de développement agricole et rural et l'isolement. Les auteurs de ce corpus considèrent rarement les limites internes de cette région et selon Guy Baudelle et Philippe Pinchemel cela s'explique par les difficultés qu'ils éprouvent à prendre en compte les mutations d'une région, qui, en évoluant, a "progressivement perdu de son unité et rendu obsolètes ses limites traditionnelles".
Si les études folkloriques distinguent différentes parties au sein de la Bresse en opposant Bresse du Sud et Bresse du Nord, l'étude historiographique menée par Annie Bleton-Ruget, dans le cadre de la première phase de la recherche de l'Ecomusée de la Bresse bourguignonne sur les frontières culturelles en Bresse (1994), a montré que cette différenciation culturelle reposait dès l'entre-deux-guerres sur une construction ou plus précisément une reconstruction savante des folkloristes. D'ailleurs le rapport de recherche d'Agnès Portier (1994) consacré aux systèmes agricoles a montré que les limites internes étaient plutôt longitudinales que latitudinales. Aussi convenait-il de réinterroger les limites tant externes qu'internes et cela
dans une perspective évolutive. Nous nous proposons de concentrer notre recherche sur une limite et de voir comment elle a pu évoluer.
Pour ce faire nous avons choisi de considérer, en commun accord avec le comité de pilotage, la frontière Est de la Bresse, celle qui la sépare du Jura. Elle est particulièrement intéressante car les limites naturelles semblent faciles à définir entre la Bresse considérée comme une
région de plaine et le Jura un massif montagneux. Cela devrait permettre de mieux identifier les facteurs de différenciation humains et de voir la place qu'il convient d'accorder à l'environnementalisme.
Cette frontière passe par les trois Bresses administratives : la Bresse du Jura, la Bresse de Saône-et-Loire dite louhannaise et enfin la Bresse de l'Ain ; nous pourrons donc envisager le rôle des limites administratives dans l'établissement de limites culturelles. De même chacune
de ces Bresses est polarisée par une ville plus ou moins importante dans la hiérarchie départementale. Ainsi, Lons-le-Saunier, préfecture du département du Jura, est en limite de la Bresse, de même que Bourg-en-Bresse, préfecture du département de l'Ain, alors que la Bresse de Saône-et-Loire est plus éloignée du centre administratif départemental et a pour "capitale" la ville de Louhans, gros bourg rural. Enfin, la Bresse occupe une superficie plus ou moins importante de chacun des départements.
Comme marqueur culturel nous avons choisi, non pas d'étudier la maison, chère aux folkloristes, ou la volaille, mais de nous attacher à ce que Guy Baudelle et Philippe Pinchemel ont qualifié de critère ethnique : l'individualisme à travers les types de structures de commercialisation des productions agricoles, la Bresse et la partie du Jura qui la jouxte étant
essentiellement agricoles. La frontière Est de la Bresse pourrait être celle qui oppose un système de transformation domestique des produits agricoles qui dénoterait un esprit individualiste à celui de la Franche-Comté, région où régnent depuis longtemps des structures de transformation coopératives. Nous formulons comme hypothèse que ces deux systèmes sont révélateurs de différences sociales et culturelles : par la place accordée au rôle de la femme et surtout aux structures collectives. Cela nous amènera donc à étudier dans un premier
temps les deux types de sj'Stèmes et de valorisation des produits agricoles. Nous nous attacherons plus particulièrement aux modes de transformation du lait, production que l'on retrouve dans les deux régions, mais qui y est valorisée différemment.
Nous considérerons rapidement l'extension, dans le Jura, d'un système bressan qui se distingue par l'association du maïs, de l'élevage porcin et de la volaille, et nous nous attacherons principalement à l'étude de l'extension du marqueur jurassien dans la Bresse : la fruitière, plus facile à cartographier sur le long terme que le système bressan.
Dans un deuxième temps, nous étudierons le mouvement coopératif dans les trois Bresses, puis les effets de l'uniformisation contemporaine sur notre zone frontière. Enfin, nous nous attacherons à l'étude de la revendication de la protection des produits dans ces régions, au tilre de la loi sur les appellations d'origine. Trois appellations interviennent sur cette frontière : la volaille de Bresse, le gruyère de Comté et le vin du Jura, qui revendiquent une appartenance culturelle territorialisée.
Notre recherche comporte une partie historique importante, aussi a-t-elle fait l'objet d'une investigation bibliographique, de recherches en archives et, pour la période actuelle, d'enquêtes effectuées auprès des responsables des coopératives, d'élus et de diverses administrations.
Le corpus utilisé par Guy Baudelle et Philippe Pinchemel repose sur les textes suivants :
P. Vidal de la Blache, " Bresse ", in Tableau de la géographie de la France, Hachette, 1903.
P. George, 1941, " La Bresse ", in Les Pays de la Saône et du Rhône, PUF.
D. Faucher, 1951, " La Bresse ", in La France. Géographie et tourisme, Larousse.
J. Labasse et M. Laferrère, 1960, La région lyonnaise, PUF, Coll. La France de Demain.
M. Le Lannou, 1961 et 1964, Les régions géographiques de la France, SEDES.
P. Deffontaines et M. Jean-Brunhes Delamarre, 1964, " La Bresse : un îlot de bocages et de peuplement dispersé ", in Atlas aérien de la France, Gallimard.
G. Chabot, 1966, " Les pays de la Saône ", in Géographie régionale de la France, Masson.
M. Laferrère, 1973, " Tradition et ouverture en Bresse ", in Lyon et les pays lyonnais, Larousse.
R. Lebeau, 1976, " La Bresse : un bocage traditionaliste ", in La région lyonnaise, Flammarion, coll. Atlas et géographie de la France moderne.
P. Estienne, 1978, " La Bresse ", in La France, Masson.
P. Claval, 1978, " La Bresse ", in Haute Bourgogne et Franche-Comté, Flammarion, coll. Atlas et géographie de la France modeme.
LES REGIONS AGRICOLES DE LA BRESSE ET DE SA PERIPHERIE
Carte établie à partir de la Carte des Régions Agricoles de la FRANCE, SCEES
Régions constituant la Bresse
202 Saône et Loire
198 Dombes
203 Val d'Amour et forêt de Chaux
204 Val de Saône
444 Maçonnais
CETTE FRONTIERE
La frontière semblant s'appuyer sur des limites naturelles, il nous a paru nécessaire, avant d'étudier les marqueurs culturels entre Bresse et Franche-Comté, de décrire les différentes régions naturelles concemées et leurs paysages. Cette frontière passe quelque part entre deux régions : la plaine de la Bresse et les Premiers Plateaux du Jura. On pourrait penser que le Vignoble qui marque le rebord des plateaux sur la plaine, appelé aussi Revermont dans le département de l'Ain, constitue une zone frontière. C'est pourquoi nous allons étudier ces trois entités.
La Bresse
La Bresse, entre la Saône, le Doubs et le Jura, a la forme d'un rectangle d'environ 100 km du
Nord au Sud et 40 d'Est en Ouest. Elle est constituée par une grande partie de la vaste plaine d'effondrement qui s'étend entre le Jura et le Massif Central. Dans cette dépression se sont accumulés les sédiments marneux et sableux que recouvre un limon siliceux. Aussi le relief est-il indécis, formé de petites collines aux pentes douces et de larges vallées au fond desquelles se traînent de petites rivières paresseuses. Ces terres sont généralement peu fertiles, à l'exception de quelques vallées (Basse Vallée du Doubs ou Finage, Vallée de la Loue ou Val
d'Amour). Une des principales caractéristiques de la Bresse est l'importance de l'eau et de l'humidité que l'on ressent devant le réseau serré de ruisselets, l'abondance des étangs, le lacis compliqué des fossés. Ainsi, cette région naturelle paraît au premier abord difficile du point de vue agricole, mais comme le climat est déjà doux et le sol meuble, à force de soins la Bresse est devenue une grande plaine agricole. Une plaine ressemblant à une région de bocage avec des bois, des rideaux de saules et de peupliers, et des haies limitant les prés et les champs.
La Bresse, sans axe central de communication, est longtemps restée étrangère aux transformations industrielles des régions voisines et a gardé un caractère presque exclusivement agricole. Le grand voyageur qu'est Ardouin-Dumazet, en venant de la vallée de la Saône, décrit ainsi la Bresse :
"Désormais la Saône n'est plus en vue. Le pays perd son aspect de vallée pour prendre franchement le caractère bressan. Pas de villages, mais quelques maisons entourant l'église et une infinité de fermes et de minuscules hameaux aux maisons à grand auvent autour desquelles picorent des bandes de volailles" (p. 192)
Aussi l'habitat est-il essentiellement agricole, et il se caractérise par sa dispersion. Il fait l'objet de nombreuses études. Comme le note R. Geoffroy (1933) :
" En parcourant la Bresse, il est frappant de voir les maisons se disséminer à travers la campagne. Peut-on appliquer à ce phénomène général le mot de dispersion ? A vrai dire, les villages ne sont jamais formés de demeures serrées les unes contre les autres, saufà l'Ouest de Tournus et à l'Est au pied du Jura. Dans le reste du pays, le chef-lieu de la commune comprend seulement, outre l'église et les bâtiments administratifs, quelques maisons de marchands séparées les unes des autres par des cours et des jardins. Le long des chemins ombragés, à quelque distance du centre se dissimulent
LA BRESSE DANS SON E.NVIRONNEMENT NATUREL ET URBAIN
Carte établie à partir de l'ATLAS de FRANCE, Comité National de Géographie
derrière de hauts buissons les habitations rurales. Elles se disposent un peu au hasard, quoiqu'on puisse reconnaîn-e qu'elles obéissent à un certain ordre de groupement : ¡e groupement par ordre lâche, par hameaux,.. "
La ferme, étudiée par Dominique Rivière (1981), est à l'écart de la route. Elle comprend essentiellement deux bâtiments parallèles :
"L'un est le bâtiment d'habitation avec une vaste cuisine, deux chambres, une chambre à lait, une chambre de four ; le sol esî pavé ; le plafond composé de planches constitue un grenier pour les grains ; le toit en tuiles grises déborde des murs et forme un auvent sous lequel sont suspendus les épis de maïs. En face de l'autre côté de la vaste cour herbeuse au milieu de laquelle esî foré le puits, se dresse ¡e bâtiment d'hébergeage. Ses principales parties sont deux grandes étables, une écurie et un fenil. Dans la cour, écuries de porcs, poulaillers, hangars, meules de paille, tas de fagots et de fumier sont disposés sans aucun ordre... Derrière la maison d'habitation s'étend un jardin ombragé par des arbres fruitiers. L'ensemble est clos de buissons et de fossés. "
Un autre auteur (Vieillard, 1944) ajoute que les cours, vastes et bordées de divers bâtiments, sont intensivement habitées par les poules, poulets, canards, souvent accompagnés d'oies, de pintades et de dindes. Si la forme caractéristique de la ferme bressane est due à son auvent, ses volumes et ses matériaux de construction varient suivant les parties de la Bresse. Les fermes
de la Bresse louhannaise sont basses, longues. Les murs sont en briques, à parties de bois apparent. Les toits en tuiles plates sont tous inclinés et descendent près du sol. Dans la Bresse de Bourg, les murs sont le plus souvent en torchis, les toits en tuiles romaines sont presque plats. Enfm, dans la Bresse comtoise, les maisons sont plus massives et la pierre apparaît comme matériau de construction.
H est intéressant de noter qu'aujourd'hui les caractéristiques et le type d'implantation traditionnels de l'habitat vernaculaire bressan sont relativement bien préservés.
Mais si ces caractéristiques ne donnent pas une région uniforme, les conditions naturelles et le paysage de la Bresse la distinguent des plateaux du Jura voisin.
Les Plateaux jurassiens
Les plateaux occupent tout le Nord et l'Ouest du Jura depuis la trouée de Belfort jusqu'au Bugey, entre les chaînes du Jura central et la Bresse. Ces grands plateaux calcaires assez monotones sont coupés de failles qui les compartimentent en différentes petites régions (plateau d'Ornans, de Nozeroy, de Lons-le-Saunier). On distingue communément le Premier et
le Deuxième plateau. Le Premier jouxte la Bresse, mais il convient de dissocier sa partie septentrionale et méridionale.
Le Premier plateau au Nord, appelé " Plateau lédonien ", s'étend de Salins au pont de la Thoreigne. C'est une sorte de plaine au-dessus des côtes du Vignoble qui domine la Bresse de 300 m. Il s'agit d'une vaste étendue monotone où le rocher est tantôt dénudé, tantôt recouvert d'une mince couche de terre. De par le soubassement calcaire, le sol est très sec, les eaux perdues par infiltration réapparaissent sous forme de sources ou creusent des grottes profondes dans le tréfonds calcaire. Seules les plaques de moraines qui recouvrent certaines parties du plateau entretiennent à la surface des taches de fraîcheur et de verdure ; mais dans l'ensemble la végétation est pauvre (landes de buis) ; les pâturages y sont maigres, séparés les
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Saunier
la Bresse
Vers Saint-Germain
de Bourg
Hameau des
Tupinières (Meillonnas)
uns des autres par des murs de pierres sèches. Toutefois c'est à partir du Premier plateau que les prairies temporaires prennent leur véritable importance dans le système de culture de la fm du XIXe siècle. Les bois sont rocailleux et le chêne laisse peu à peu la place au hêtre (Douaire, 1925).
Le manque d'eau y est caractéristique et les habitants n'ont guère à leur disposition que les eaux pluviales : ni sources, ni ruisseaux, ni lacs ni étangs ; "c'esî le pays des citernes ; chaque maison à la sienne ; certaines communes en onî des publiques" écrit F. Douaire (1925).
L'habitat y est groupé et les villages isolés. Les maisons traditionnelles sont faites de moellons, sans crépi, et sont couvertes de laves calcaires dont le poids important nécessite
d'énormes charpentes. Les bâtiments sont importants, deux familles vivant généralement sous le même toit. Sur la façade se trouvent les pièces d'habitation, l'écurie et la grange s'ouvrant latéralement. Le grenier est très vaste et permet ainsi l'emmagasinement du foin pour la période hivernale.
La partie méridionale du premier plateau constitue aux yeux du géographe René Lebeau dans sa thèse (1955) une région de transition. Cette partie, appelée "Petite montagne" dans le département du Jura et Revermont dans celui de l'Ain, comprend deux vallées principales séparées par de petits chaînons courts et peu élevés qui donnent plus de variété au paysage.
"Des montagnes arides, nues ou boisées, des penîes ardues, des rochers abrupts, des terres tantôî profondes, mais le plus souvent superficielles légères, argilo-sablonneuses caractérisenî cetîe région ; tous les sols du Jura s'y retrouvent, tous ses produits s'y représentenî : blé, orge, avoine, maïs eî vigne dans les vallons bien exposés. " (Douaire, 1925)
Les villages y sont assez groupés, composés de petites maisons aux toits plats presque toujours en tuiles creuses. Elles sont exiguës et abritent hommes et animaux. C'était une région des plus pauvres du Jura et les agriculteurs devaient pratiquer une migration temporaire en particulier vers la Bresse accentuant ainsi les échanges culturels entre les deux régions.
On peut distinguer l'intérieur du Revermont et les communes du rebord dont les conditions physiques et les genres de vie s'approchent de ceux du Vignoble, région de contact entre la Bresse et le Premier plateau.
Le Vignoble et le Revermont : une région de contact
Le Vignoble dont les escarpements rocheux ferment l'horizon de la Bresse présente la partie la plus riche, la plus riante et la moins monotone du Jura. Il se compose d'une zone de collines et d'une corniche rocheuse entaillée d'échancrures profondes se terminant en reculées ou "bouts du monde". La vigne, qui garnit les pentes ensoleillées, produit des vins rouges (Arbois, Salins,) et des vins blancs réputés (Château-Chalon, Pupillin). Le Vignoble porte aussi des cultures variées : vergers, champs de maïs étages sur les flancs marneux des collines. L'élevage se pratique dans les prairies du lias. Les rivières qui surgissent des reculées fournissent une force motrice abondante et alimentent de petites industries locales (scieries, forges).
11
L'HABITAT
Pierre-de-Bresse
L'habitat y est groupé et c'est dans cette région que se trouvent des petites villes et bourgades
prospères établies tout au long des coteaux : Lons-le-Saunier, Poligny, Arbois, Salins. Ardouin-Dumazet, dans le 24è volume de son Voyage en France datant de 1901, décrit ainsi cette région :
"Pour les gens des plateaux et de la haute montagne, les penîes de la première terrasse du Jura vers la plaine de Bresse sont le Bon-Pays. Ils y voienî à foison ce qui leur manque là-hauî : le vin, le maïs, les fruits, les noyers et les eaux courantes jaillissant des roches, étincelant au fond des combes eî des vallons. Aussi les villes eî les gros bourgs jalonnenî-ils ceîîe heureuse bande de îerre : Arbois, Poligny, Lons-le-Saunier, Beaufort, Cuiseaux, Sainî-Amour, Coligny... " (p. 159)
Il confirme l'impression d'une région de contact :
"Tous ces centres doivent leur activilé à la situation entre deux zones également obligées de recourir au Bon-Pays. Jura des pâturages, Bresse des grandes cultures de céréales, ont à demander aux pentes heureuses le vin, les fruits et l'huile. Chaque bourgade est donc un centre d'échange", (p. 160)
Il a la même réflexion pour la partie Sud du premier plateau dite Revermont "qui est pour les habitants des contrées voisines une région bien à part. Ni bugistes, ni bressans, disent les
gens de Bugey et de la Bresse en parlant de leurs voisinsy (p. 199).
Cette partie méridionale du Vignoble (Revermont), atteinte dans son économie par le phylloxéra, a perdu une partie de son activité et reste moins peuplée.
n - DEUX SYSTEMES DE VALORISATION DES PRODUITS AGRICOLES
NETTEMENT DIFFERENCIES
La Bresse et le Jura, comme l'ont souligné les rapports de la première phase, connaissent des systèmes agricoles qui font une large place à l'élevage. Mais dans les deux cas les produits, dont le lait qui joue un grand rôle dans les deux économies agricoles, ne sont pas valorisés de la même façon.
1) Le système bressan : la transformation à la ferme
Le système bressan se caractérise par l'importance de la transformation des productions agricoles à la ferme et une économie de polyculture-élevage sur de petites exploitations (voir tableau 1 comparant une ferme des plateaux et une ferme de la Bresse dans le Jura en 1958). La carte des exploitations de moins de 10 ha de Klatzmann (carte page suivante), réalisée en 1952, souligne cette caractéristique. Les terres labourables occupent une place non négligeable ; on y fait toutes les cultures dont les récoltes sont destinées, pour la plus grande part, au bétail, tel est surtout le cas du maïs. Les agriculteurs pratiquent un poly-élevage intensif : de volailles - la production phare de Bresse - mais aussi de porcs et de bovins pour la vente des veaux et la production du lait. L'importance de ces différentes productions évolue au cours du siècle que nous étudions ; et elle évolue différemment suivant les parties de la Bresse. Ainsi certaines formes de "spécialisation" peuvent apparaître, comme celle de
Les exploitations de moins de 10 hectares en Bresse
d'après KLATZMANN (1952)
1 point = 250 exploitations
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communes situées autour de Louhans qui sont vouées à la culture maraîchère. Nous nous intéresserons plus particulièrement ici aux productions animales et à leur transformation et commercialisation.
Tableau 1 - Exemple de deux fermes-type en 1958 dans le département du Jura
Ferme des plateaux Ferme de plaine (Bresse)
Surface (ha) 18 10
Répartition des terres (ha) blé 1,35 1,25
orge 1,50 0,60 avoine 0,45 0,80 pommes de terre 0,25 0,50
prairie temporaire 11,50
pâturages maigres 2
prairie artificielle 1,50 prés naturels 4,40 autres cultures 0,25
Cheptel de rente
veaux d'élevage 3 2
porcs à l'engraissement 2 1 à 2 mères truies et leurs
produits (2 portées/an) Basse-cour importante (30 à 40 têtes)
Cheptel de trait 1 paire de boeufs ou 1 cheval
ou 2 chevaux
Fermes des plateaux Ferme de plaine (Bresse)
Bâtiments Habitat groupé. Les bâtiments sont importants 2 familles vivant généralement sous le même toit. On trouve sur la façade les pièces d'habitation, l'écurie et la grange s'ouvrant latéralement. Le grenier est extrêmement vaste en vue de permeure l'emmagasinement du foin pour la période hivernale (6 mois en moyenne).
Habitat dispersé. Une maison basse, petite, en briques, couverte de tuiles avec avant- toit. Nombreux appentis formant bûcher, poulailler et "toit à porcs". Fréquemment, on trouve dans la cour une chambre à four
formant salle de préparation des aliments, servant parfois de cuisine en été.
Source : Monographie agricole de 1958, Déparlement du Jura
Comme le note Dominique Rivière dans sa thèse (1981), il y a interpénétration de toutes les productions d'élevage. Si la Bresse est surtout connue pour ses volailles, "la production laitière est une des branches les plus importantes de Vagriculture bressane"^. Le lait est
^ "La laiterie de la Bresse", in Bulletin de îa Bresse louhannaise, 1898, p. 63.
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intégré au système de polyculture-élevage. II est entièrement transformé sur l'exploitation et cela à plusieurs fins. En effet, jusqu'aux années 1950 environ, l'intérêt des Bressans pour le lait est tout à fait original : les agriculteurs tiennent surtout au caillé maigre destiné à l'alimentation des volailles et au petit lait pour celle des porcs. Toutefois, la production laitière joue également un grand rôle à la fois dans le budget des ménages, grâce à la vente du beurre, et dans le syslème d'autoconsommation, les produits laitiers venant tout de suite après les céréales dans le régime alimentaire des Bressans.
Tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, "l'affaire du laitage" - nous entendons par là la traite et les multiples transformations du lait - s'effectue sur la ferme et est du domaine de la femme. Cest d'ailleurs, selon les témoins, une de ses activités principales. La traite est effectuée deux et même trois fois par jour (Josserand, 1978). Une fois qu'elle est terminée, le lait est mis dans des pots aux bords rétrécis pour favoriser la montée de la crème qui est alors " cueillie " par les femmes avec une cuillère plate. La crème ainsi récoltée rejoint celle des jours précédents dans un vase en grès, puis est stockée dans la pièce la plus fraîche de la ferme en attendant d'être transformée en beurre. Le lait écrémé peut être consommé directement, surtout par les femmes et les enfants, ou est intégré dans les plats^. Toutefois, la majeure partie est convertie en caillé : on le mélange à de la présure dans des pots de grès qui sont ensuite déposés sur la plaque du poêle afin d'accélérer la coagulation. Le caillé, une fois égoutte, sert à la fois à l'alimentation des volailles^ et à celle de la famille. Il est alors consommé rapidement sous forme de fromage frais ou est légèrement séché'*. Le sérum, quant à lui, est récupéré et destiné à l'alimentation des porcs.
Si le fromage est autoconsommé, il n'en va pas de même du beurre dont la quasi-totalité de la production est vendue ou donnée en réserve au propriétaire. La crème extraite de chaque traite n'est transformée qu'une fois par semaine, la veille du marché. Selon Louis Josserand (1978) tourner la manivelle de la baratte était long et fastidieux. " On y passait, dans les grosses fermes, une bonne parîie de la journée, sinon la journée toute entière. " Le beurre ainsi obtenu est malaxé pour bien extraire le petit-lait, puis il est présenté en mottes de plusieurs kilogrammes ou bien par livre suivant la quantité de crème disponible sur l'exploitation. La fermière donne à celle-ci des formes diverses : un cylindre, un bloc ovale agrémenté de dessins en creux qui constituent en quelque sorte sa marque. Faute d'avoir des locaux adéquats, notamment à la bonne température, la fabrication du beurre est une opération délicate.
Cette production revêt une grande importance, aussi la Bresse louhannaise est-elle la principale région de production de beurre du département de Saône-et-Loire. Des statistiques datant du début du siècle montrent que les arrondissements bressans sont les plus importants producteurs (Chalón : 1.600.000 kg. ; Louhans : 800.000 ; Charolles : 276.000). Le beurre de Bresse a acquis une certaine renommée qui séduit les voyageurs. Elle dépasse même les frontières : Henry James, de passage à Bourg-en -Bresse, déçu par la ville, hormis le prieuré de Brou, est en revanche séduit par la cuisine bressane faite d'oeufs et de beurre :
^ Il sert à la confection de la bouillie de farine de maïs qui composait régulièrement le petit déjeuner et le repas du soir.
^ Pour obtenir la chair blanche tendre et grasse à souhait qui a fait la réputation de la volaille de Bresse, il faut une nourriture de choix dont la t>ase est faite de maïs el de lait caillé.
^ La fabrication des fromages permet de conserver le lait. Mais ces fromages à pâte molle, produits sans grand soin, subissent eux-mêmes une nouvelle transformation leur permettant d'alimenter la ferme durant les mois d'hiver, alors que les vaches sont taries. Chaque ménagère a sa recette de fromage fort, aliment particulièrement économique car très "odorant" : il en faut peu pour donner du goût au pain ou aux gaudes.
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" La province des Bressois a un arôme des plus savoureux eî fai îrouve une occasion de vérifier sa répuîaîion. Je regagnai la ville à pied (il n'y a vraimenî rien à voir en chemin) eî comme l'heure du repas de midi avaiî sonné, je me dirigeai vers l'auberge locale. La îable d'hôîe éîaiî en pleine acîiviîé et je fus accueilli par une paîronne accorie, empressée eî bavarde. Je fis un excellenî repas, le meilleur qui puisse êîre, qui se composaiî en îout et pour tout d'oeufr à la coque et de îarîines beurrées. Mais la qualiîé de ces ingrédienîs rendiî ce momenî inoubliable. Les oeufr éîaienî si bons que fai honîe de dire combien j'en ai mangés. 'La plus belle fille du monde, diî un proverbe français, ne peut donner que ce qu'elle a', el l'on pourraiî croire qu'un oeufqui réussiî à êîre frais a faiî îout ce que l'on peut raisonnablement attendre d'un oeuf Mais ceux de Bourg avaient un arôme de ponctualiié, si l'on peuî dire, comme si les poules elles- mêmes avaienî voulu qu'ils jussenî prompîemenî servis. 'Nous sommes en Bresse eî le beurre n'esî pas mauvais' déclara la patronne avec une espèce de coquetterie sèche en plaçant cet article devanî moi. Ce beurre était pure poésie, et fen mangeai une livre ou deux. Je m'en allai avec une impression confuse où se mêlaient la sculpture gothique tardive et les tartines épaisses. "^
Plus communément, le beurre est destiné aux grandes villes de la région et il est
particulièrement apprécié des Lyonnais.
Ainsi, du point de vue des produits laitiers, la Bresse a un système original, certes elle se distingue par la production d'un beurre fermier réputé, mais elle est également très intéressée par ses sous-produit, ceux-ci servant à la production de la volaille et du porc.
L'élevage de la volaille, sur lequel nous ne reviendrons pas car il a déjà été longuement décrit dans les études de Patricia Pellegrini (1991) et de Sandra Frossard -Urbano (1991 et 1992), est lui aussi essentiellement du domaine de la femme. Avec son mari, elle s'occupe également des porcs. En effet, André Ramus explique que la Bresse se caractérise par une exploitation porcine intense où élevage de jeunes et engraissement sont solidaires^. Il ajoute que plus que l'engraissement, la production de porcelets est typiquement bressane et qu'elle "est particulièrement prisée dans les petites exploiîaîions où l'agriculteur eî sa femme ont la possibiliié de donner à ceî élevage délicat les soins minuîieux nécessaires." (p. 80). Les porcelets, connus pour être de bonne qualité, sont d'un commerce facile et trouvent de nombreux acheteurs venant de l'Est et du Midi de la France. De même les porcs gras sont renommés et ont un cours élevé.
Les principaux revenus de l'exploitation viennent donc bien des produits de basse-cour : volailles et porcs, auxquels on ajoute le beurre. Un lel système accorde une place prépondérante à la femme. D'ailleurs, A. Boudol consacre un chapitre à "L'importance du rôle de la femme dans la Bresse " dans son ouvrage sur la volaille (1947).
Tous ces produits, volaille, porc, beurre, ne font pas l'objet d'une commercialisation collective mais sont vendus aux coquetiers' et surtout sur les marchés. André Ramus (1952) note que chaque jour de la semaine, par groupe de trois ou quatre villages, un marché se tient à heure fixe. Outre la vente des produits de la ferme, il donne lieu à des échanges commerciaux importants dans l'économie du pays. Les poulets vivants sont, après préparation, expédiés en
^ Extrait de H. James, Voyage en France (A little Tour in France), récit, voyage effectué en 1877 et publié en 1884.
' " Une ferme de 7 à 10 ha engraisse en moyenne 10 à 15 porcs et entretient deux truies reproductrices. Quantités de petits exploitants ont un, deux ou trois truies dont, suivant les disponibilités alimentaires, ils élèvent tout ou partie des produits. " (Ramus, 1952, p. 80) ' Ardouin-Dumazet écrit que "chaque village a son ou ses coquetiers, allant de ferme en ferme acheter poulets, poulardes, oeufs et dindons" (1901, p. 198).
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"cageots" spéciaux dans des wagons rapides vers les villes de l'Est, vers Paris, Lyon... Les porcs gras font aussi l'objet d'un commerce important. Ainsi, par exemple L. Vieillard explique que les paysans les amènent à Louhans, le samedi jour de marché, pour être pesés et vendus (1944, p. 43). Les acheteurs sont des employés des fabriques de charcuteries voisines, des bouchers louhannais de la proche région. Ce sont aussi des fabricants de conserve de Cuiseaux et Cousances au pied du Jura. D'autres viennent de Lyon, de Dijon, de Montceaux- les-Mines (Vieilllard, 1944, p. 172).
On vend aussi le beurre. Les principaux marchés de ce produit, signalés dans l'enquête de 1908 sur la commercialisation des productions animales pour les départements de Saône-et- Loire et de l'Ain, sont localisés dans la Bresse : Louhans (8.000 kg. de beurre sont vendus chaque lundi), Saint-Germain-du-Plain (Sud-Est de Chalón), Romenay, Verdun-sur-le-Doubs, Cuisery, Simandre pour la Saône-et-Loire ; Bourg, Montrevel, Saint-Julien-sur-Reyssouze, Attignat, Saint-Trivier-de-Courtes, Trévoux, pour l'Ain.
La répartition du rôle entre mari et femme pour les travaux agricoles se retrouve pour la vente. Les femmes vendent les oeufs, le beurre et les poulets qui représentent les résultats de leur propre travail ; les hommes, quant à eux, s'occupent de la vente des bêtes : veaux, porcs...
On peut supposer que c'est dans les rapports aux marchands que s'exprime l'émulation paysanne. La transaction entre le vendeur et son acheteur-expéditeur se fait par marchandage^. Les volaillers "sont des personnages importants aux yeux du rural ; ils sont seuls juges pour fixer le prix de la volaille présentée le jour du marché" (Ramus, 1952). Ces marchés attirent nombre de forains et constituent de forts vecteurs d'animation de la vie rurale.
Les femmes profitent de ce qu'elles ont gagné en vendant leurs produits pour faire leurs achats. Les marchés sont ainsi des lieux importants de la sociabilité villageoise. Il suffit pour s'en convaincre de lire les souvenirs recueillis dans C'était hier (1995) et de se rendre encore
aujourd'hui dans les bourgs de Bresse les jours de marché.
Les sources de revenus agricoles, les modes de transformation et de commercialisation des produits agricoles ainsi que les lieux de sociabilité distinguent la Bresse de la région jurassienne voisine.
2) Le système jurassien
Le syslème comtois repose essentiellement sur une transformation collective du lait en gruyère au sein des coopératives fruitières. Le fromage devient très vite la principale source de revenu des agriculteurs et même la principale richesse d'un grand nombre de communes du Jura. L'élevage laitier constitue une sorte de monopole comme l'écrit René Lebeau :
"A tout Seigneur, tout honneur : l'élevage est certainement l'aclivilé essentielle des paysans jurassiens. C'esl un élevage très uniforme, d'un bout à l'autre de la chaîne, consistant à élever des bêtes de même race, en vue de la production presque exclusive du fromage, d'un même fromage : le gruyère, dans des fromageries coopératives
* L. Vieillard écrit que les cages de poulets se vendent à l'oeil après de chaudes discussions entre les paysannes et les volaillers (1944, p. 174).
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communales gérées par l'association des paysans producteurs de laiî^. " (Lebeau, 1949, p. 320)
La production de gruyère nécessite une grande discipline de la part des producteurs. Le lait doit être livré rapidement et mis en fabrication immédiatement. C'est pourquoi, traditionnellement, dans le syslème jurassien les éleveurs apportent leur lait deux fois par jour à la fruitière, c'est la "coulée" ^^. Les heures de réception du lait sont réglementées par le Conseil de gérance et tout le monde doit s'y conformer strictement. Les contraintes pèsent aussi sur la qualité de la matière première. Le lait doit être exempt de germes occasionnant une mauvaise fermentation, ainsi il faut que la nourriture des vaches laitières soit exclusivement faite d'herbe, de foin, de graines et de tourteaux, sans aliments altérés, fermentes ou sucrés. Les agriculteurs respectent d'autant plus ces contraintes que, dans certaines fruitières, les gérants ont le droit de pénétrer à toute heure du jour dans les étables pour vérifier la tenue, l'alimentation, prélever ou faire prélever des échantillons de lait en vue de l'analyse. De même le mode de rémunération du lait encourage les éleveurs à la production
d'un lait de qualité. (Delui-ci est payé en fonction du prix de vente du gruyère. Enfm, les coopérateurs doivent livrer la totalité de leur lait à la fruitière.
L'extrait de règlement de fromagerie ci-dessous illustre parfaitement les contraintes que le système " fruitière " fait peser sur les éleveurs :
"Chaque sociétaire s'engage à porter à la fruitière tout le lait de ses vaches bien portantes sous la réserve de ce qui est strictement nécessaire aux besoins de son ménage et à l'alimentation des veaux nés dans son domaine ou achetés en vue de l'élevage. Il ne peuî conserver une partie du lait pour le transformer en lait ou en fromage, ni pour le vendre. Les veaux nés sur le domaine non destinés à être élevés ne peuvent êîre gardés plus de huiî semaines après leur naissance. Tout sociétaire qui cesse de fournir du lait à la Société est tenu d'en informer le Ffésident le jour même et d'en donner en même temps la raison. Le lait doit être apporté à lafr'omagerie aussitôt trait, deux foispar jour. Le lait gardé par le sociétaire pour son usage doit être prélevé sur la totalité du produit d'une traite complète préalablemenî mélangée^K Il est interdit de livrer le lait des vaches malades avant leur complète guérison, des
vaches en chaleur, des vaches portantes pendant les six dernières semaines de gestation, des vaches conduites à la foire, des vaches fraîches vêlées pendant les dix jours qui suivent la parturitiony (Cité par Douaire, 1925, p. 212)^^
' Dans un premier temps, chaque participant de la fruitière était tenu à tour de rôle de fabriquer chez lui un fromage en se servant du lait que lui apportaient ses co-associés. Ce fromage restait sa propriété sauf à rendre compte des quantités de lait qui lui avaient été remises. En somme la fruitière fonctionnait comme une société mutuelle de prêt de lait. On établissait le doit et l'avoir de chacun au moyen de la taille : le lait était mesuré à la jauge. Chaque associé avait ainsi avec chacun de ses associés un compte courant et possédait autant de tailles que d'associés, il devait y mentionner toutes les livraisons faites ou reçues. Mais les produits laissaient beaucoup à désirer ; d'autre part il fallait presque chaque jour transporter le matériel, d'un sociétaire à l'autre et procéder à une installation nouvelle ; aussi vers le milieu du XIXe siècle, un autre système d'origine suisse a-t-il prévalu. Successivement, la fabrication a été confiée à un spécialiste, puis elle a eu lieu dans un bâtiment spécial ; la taille a été remplacée par un livre -journal (société au petit camet, fruitière en petite société). Enfin la répartition des produits nets des ventes au prorata des apports de lait de chacun s'est substitué au syslème du tour (société au CTand carnet, fruitière en grande société) (Douaire, 1925).
On qualifie de "coulée, l'apport quotidien ou biquotidien de lait par les agriculteurs à la fromagerie. ^' Et cela afin que le sociétaire ne garde le meilleur de la traite. ^ On peut lire dans une enquête de 1901 pour le département du Jura que : "Le rayon d'approvisionnement des fruitières ne s'étend pas au delà du village ou de la commune où l'établissement est établi. Les fournisseurs apportent eux-mêmes leur lait. Le prix du lait est basé ordinairement sur le prix du gruyère Les pulpes, les drêches, les crucifères, le maïs vert, qui diminuent la qualité du lait et lui donnant une saveur particulière soru généralement interdits par les statuts des sociétés de fromagerie. "
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Les fromageries ou chalets appartiennent aux Sociétés ou aux communes qui en attribuent l'usage aux premières moyennant le paiement d'un loyer de principe peu élevé, à charge pour ces dernières de les entrelenir^^. Le chalet communal peut être source de conflit dans les localités où l'ensemble de la population ne se livre pas à la production laitière :
"Les municipalités ont en effet à concilier à lafois les intérêts des producteurs de lait el des non producîeurs. Ces derniers refusent à apporter des améliorations dont bénéficieront seuls les sociélaires de la fromagerie. " (Douaire, 1925, p. 206)
Cette situation se rencontre principalement dans le Vignoble et dans la Bresse. C'est pourquoi, de plus en plus souvent, la Société rachète la fromagerie à la commune. Dans ce cas, comme lors de la construction de nouveaux locaux, les producteurs souscrivent le tiers du capital nécessaire à la construction et les coopératives peuvent obtenir des subventions pour la part restante^*. Souvent, les communes encouragent la Société fromagére en lui cédant un terrain à bâtir et en lui allouant une subvention.
En général la fromagerie comprend un rez-de-chaussée, une salle de réception où le lait est reçu, pesé et contrôlé ; un pièce dite " chambre à lait " où le lait repose la nuit, enfin la salle de fabrication. Au-dessous se trouvent les caves pour la conservation et la maturation des fromages, et à l'étage le logement du fromager. Souvent le chalet renferme une salle de réunion où se rassemblent les producteurs "// devient ainsi le centre de la vie économique du village" note F. Douaire (1925).
La fabrication du gruyère est effectuée par un fromager, salarié des agriculteurs de la commune. II est engagé pour une campagne fromagére qui commence habituellement le 1er décembre ou plus exactement le 30 novembre après la traite du soir. La cause déterminante du renouvellement du contrat des fromagers est leur réussite dans la fabrication el ainsi le prix de vente obtenu pour les gruyères.
La femme est bien moins présente dans le système jurassien que dans celui de la Bresse : la valorisation du lait est une affaire d'hommes. Ce sont eux qui gèrent la coopérative et si dans un premier temps la fabrication du gruyère pouvait être réalisée par une femme, depuis qu'elle s'est professionnalisée (dernier tiers du XIXè siècle), elle est devenue exclusivement masculine. Certes, la femme du fromager intervient dans le fonctionnement de la fruitière, elle aide aux comptes, à la vente directe..., mais le savoir-faire reste masculin. Toutefois, lorsque le petit-lait et la crème étaient restitués aux coopérateurs (fm XIXè siècle), leur traitement était du ressort de la femme des éleveurs. Mais très vite, la crème n'est plus restituée, mais transformée et vendue à la fruitière, puis le sérum lui-même est vendu par la coopérative à des industriels qui exploitent des porcheries.
Le fromage est affiné par de grandes maisons qui ont également une fonction de commerce de gros. Cette fois la vente ne passe pas par les marchés. Les maisons d'affinage sont principalement localisées sur les marges du Jura et de ce fait dans des régions proches de la Bresse : à Lons-le-Saunier et à Dole on compte les plus grosses d'entre elles^^ ; on trouve aussi dans le département de l'Ain à Meillonnas, commune en limite du Revermont et de la
^3 Dans quelques cas, le chalet a été bâti par un particulier et la Société en est locataire. ^* La plupart des premiers chalets ont été aménagés dans des immeubles particuliers, anciennes maisons de culture ; parfois - comme c'est le cas très fréquemment dans la Bresse, le Vignoble, et les vallées du Suran et de la Valouse - dans des maisons communes désaffectées. Très vite dans le Jura des Plateaux, des chalets spécialement conçus pour la fromagerie ont été construits. " On peut citer, {¿r exemple, à Lons-le-Saunier la maison Bel, Graf à Dole...
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Bresse, comme à Pierre de Bresse, la présence d'un petit affineur (Cf carte de l'affinage du comté label en 1946 page suivante) ; des caves coopératives seront également construites à Bourg-en-Bresse dans les années 1960.
Malgré cette apparente unité du système du Jura, René Lebeau discerne différents genres de vie dans un article publié en 1949 dans Eludes Rhodaniennes. Il distingue le Jura des Plateaux du Nord qui serait limité par une ligne Salins/Levier/Pontarlier où l'élevage laitier est particulièrement important et les plateaux du centre, ceux de Lons-le-Saunier, Champagnole, Nozeroy. Ici, l'élevage est moins important, les races moins pures, la densité de bovins à l'hectare plus faible, et la production fromagére plus maigre. Enfin dans le Revermont, la petite polyculture tient au lendemain de la Seconde Guerre mondiale une place encore importante et la vigne s'y avance assez loin le long des vallées.
Toutefois, si l'élevage bovin pour le lait ne revêt pas un caractère aussi " monopolistique " dans l'ensemble du massif jurassien, l'habitude coopérative, elle l'est. Elle se retrouve dans les autres activités agricoles, comme les syndicats d'élevage ou le vin - la plupart des vins du Jura sont commercialisés par l'intermédiaire de fruitières vinicoles dont la plus célèbre est celle d'Arbois. Ce mode de travail en commun se retrouve aussi dans les activités artisanales et
industrielles pratiquées dans certaines parties du massif du Jura comme la lunetterie à Morez.
En définitive, l'habitude du travail en commun caractérise le système jurassien et la vie rurale d'un grand nombre de communes est entièrement déterminée par la production de gruyère au sein de la fruitière. Celle-ci n'est pas seulement une structure de production, c'est aussi - comme l'ont montré tous les travaux qui l'ont étudiée, en particulier ceux de Michel Dion et Michèle Dion-Salitot - un lieu de sociabilité villageoise privilégiée^. Rien d'étonnant alors à ce qu'elle soit au coeur de la politique villageoise. D'ailleurs, la fonction de président de firuitière est souvent un tremplin pour avoir accès à la mairie (Mayaud). La fruitière constitue une véritable institution socio-culturelle et peut ainsi être considérée comme un marqueur culturel.
ra EXTENSION DE DEUX MARQUEURS BRESSANS DANS LE JURA : LE MAIS ET L'ELEVAGE PORCIN
Avant d'analyser l'extension du marqueur jurassien que constitue la fruitière en Bresse, nous avons jugé utile de considérer celle de deux marqueurs bressans dans le Jura, plus précisément ici le Vignoble, le Revermont et le Premier Plateau. Nous avons choisi de considérer le maïs,
élément à part entière du système agricole bressan traditionnel, étroitement lié à l'élevage des volailles el des porcs ainsi qu'à la confection des gaudes, et l'élevage porcin, plus précisément les truies lorsque les données statistiques le permettent. En effet, d'une manière générale, les régions où les porcs sont nombreux pratiquent l'élevage en même temps que l'engraissement, tel est le cas de la Bresse, alors que, traditionnellement, les régions à faibles effectifs porcins sont celles qui achètent des porcelets à l'extérieur.
^* Là se rencontrent les jeunes gens qui apportent le lait de leur famille - bien des mariages s'y sont noués. Les vieux, qui n'ont plus de lait à livrer, viennent toutefois à l'heure de la "coulée" pour prendre les nouvelles.
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1) Le maïs, une production qui isole la Bresse sur les cartes de France
Avant la fin des années 1950, la culture du maïs est l'une des plus étroitement localisée en
France. Sur les caries, donl celles réalisées par Klatzmann en 1949 et 1952, un centre
principal de production apparaît dans le Sud-Ouest et un autre secondaire dans la Bresse. Le maïs distingue donc nettement cette demière région (cartes page suivante).
Nous n'avons pas pu, dans le cadre de cette recherche, dépouiller des sources statistiques de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle dans les déparlements de l'Ain et du Jura pour mesurer l'extension de sa culture dans les communes du Revermont, du Vignoble et du Premier Plateau. Toutefois, la monographie de F. Douaire^'' peut nous fournir quelques indications pour le département du Jura. Les pourcentages de terre labourable consacrés au maïs selon les régions ne font pas apparaître de différences notables entre la Bresse (8%) et le Plateau lédonien, premier plateau du Nord (7%). En revanche, le pourcentage est beaucoup plus faible pour le Vignoble (4%) - ce qui peut s'expliquer par les conditions du relief - et pour la petite montagne au sud du premier Plateau (4%). Il faudrait, dans le cas de cette petite région, pouvoir comparer avec le Revermont pour être en mesure de faire des déductions. Si l'on en croit F. Douaire, la véritable coupure se situe entre le Premier et le Deuxième Plateau où cette culture est absente. D'ailleurs, dans la partie qu'il consacre à la culture du maïs, il écrit que "selon la tradition ce serait à Arinthod vers 1600 que l'on aurait vu pour la première fois du maïs qu'un habiiani cultivaiî dans son jardin" (p.63). Il précise toutefois que le maïs est
bien adapté au climat de la Plaine (Bresse) et du Premier Plateau ; "ses hautes liges pousseni dru, entremêlées de haricots, de citrouilles. On cultive deux variétés : le grand maïs ou maïs
jaune gros ordinaire, le petit maïs ou maïs d'Auxonne. "
La description qu'il fait de son usage l'apparente au système bressan :
"L'introduction du maïs a fait une révolution dans l'agriculture comme dans le régime des Jurassiens ; c'est qu'on uliiise loutes ses parties ; sa lige verte est un excellent fourrage, sèche elle sert encore à l'entretien des bovidés pendanî l'hiver ; ses grains sont consommés dans tous les ménages, soit en bouillies (gaudes), soit en gâteaux. Les grains de maïs sont desséchés au four et réduits en farine, celle farine, les gaudes, préparée en bouillie constiluail autrefois une part importante dans l'alimentation humaine.
Le maïs est également très employé dans l'engraissement des animaux domestiques, et spécialement du porc, donî la chair esî rendue plus délicate par son usage" (p. 63).
H ne précise pas si l'usage en est le même pour la Bresse et le Premier Plateau. Mais, les enquêtes de Patricia Pellegrini ont également montré que la consommation de gaudes était présente dans le Revermont, région où le maïs était également cultivé.
Il pourrait être intéressant, en faisant un important dépouillement de statistiques agricoles du XIXè et du début du XXè siècle'^ d'étudier précisément l'aire d'extension de cette production. En effet, si la différence de pourcentage est très faible entre Bresse du Jura et Premier Plateau, il semble, en considérant les cartes de Klatzmann de 1949 et 1952 (caries page suivante) montrent que le maïs revêt une importance moindre en Bresse du Jura qu'en Bresse
'' Les monographies agricoles de 1929 des départements de l'Ain et de Saône-et-Loire n'ont pas été publiées. '* Ce travai] n'est possible que si les Archives départementales disposent des données cantonales voire communales des enquêtes agricoles de 1892 et 1929.
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louhannaise ou de l'Ain, ainsi les différences de pourcentage entre Bresse et Plateau devraient être plus marquées.
D'ailleurs F. Douaire note que cette culture diminue considérablement dans le déparlement du Jura, comme l'aliestent les données statistiques départementales de 1892 et 1912. Ainsi, cette production dessine une zone de transition qui comprendrait la Bresse du Jura et le Premier Plateau.
L'importance de cet indicateur est toujours matérialisée par les cartes de production récentes (carte page suivante) donl celle présentée dans le Grand Atlas de la France rurale (1989). La Bresse louhannaise se distingue toujours très bien ; en revanche la différence entre Bresse du Jura et Bresse de l'Ain est bien plus ténue. Enfin, il semble que cette culture ne revête que très peu d'importance sur le Premier Plateau et le Revermont. Ainsi, une première zone de transition se dessine. Voyons maintenant si un deuxième marqueur la confirme.
2) L'élevage de porcs
Si l'élevage porcin est commun aux deux systèmes, il y prend une importance différente. Il joue un grand rôle dans la Bresse, nous l'avons vu. Ainsi la densité de porcs, et plus encore celle de truies, dislingue la Bresse des régions voisines du Jura sur les cartes établies par Klatzmann en 1952 (cartes page suivante).
Cette fois la frontière Bresse/Premier Plateau est beaucoup plus nette que pour le maïs. La différence entre les Bresses louhannaise et de l'Ain est moins sensible alors que la Bresse du Jura, qui cette fois s'isole parfaitement des autres régions du département, pourrait constituer une sorte de zone de transition dans la mesure où la densité de truies y est moins dense qu'en Bresse louhannaise.
Dans le cas du porc, comme dans celui du maïs, les remarques de F. Douaire nous sont précieuses. Non seulement il mentionne le lien étroit entre le maïs et cet élevage, cette plante
conférant une meilleure qualité à la viande de porcs, mais il souligne aussi dans la partie qu'il consacre à la Bresse que : "la caractéristique [de la région] c'est l'importance prépondérante de la production porcine" à laquelle il associe les volailles : "notons encore que nulle part dans le département les oiseaux de basse-cour ne sont l'objet de spéculations aussi
développées qu'en Bresse". Il reste également à voir si ce marqueur joue encore aujourd'hui. Il semble, à la lecture de la carte de l'élevage porcin présentée dans le Grand Atlas de la France rurale (carte page suivante), que la limite ait évolué : la Bresse de l'Ain se singularise, l'élevage est moins important en Bresse louhannaise et la Bresse du Jura se distingue difficilement du Premier Plateau.
L'étude de l'extension des marqueurs bressans à partir des données que nous avons pu réunir conforte l'hypothèse d'une frontière culturelle entre Bresse et Jura, frontière qui prendrait la forme d'un espace de transition. En effet, suivant les critères choisis, elle comprend ou exclut soit la Bresse du Jura, soit le Jura du Premier Plateau. L'existence de cette frontière pourrait être confirmée par d'autres faits agricoles comme l'aire d'élevage des chevaux qui n'est pas caractéristique du système bressan mais marque sa limite avec celui du Jura ; ce type d'élevage était traditionnellement absent de Franche-Comté (carte page suivante). L'étude de l'extension d'un marqueur jurassien : la fruitière va nous permettre de valider l'hypothèse de l'existence d'une frontière culturelle qui prendrait la forme d'une zone de transition.
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le mais-grain iient une pkce importante dans l'assolement quand il supporte la concurrence des céréales et des protéagi- neux. Dans le Sud-Ouest chaud et humide, il prend toute la place et devient mono¬ culture.
Extrait du Grand Atlas de la France Rurale, Paris, Ed. J.P. de Monza, 1989.
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IV L'EXTENSION DUN MARQUEUR COMTOIS EN BRESSE : LES FRUITIERES
La fruitière constitue un modèle de développement agricole et agro-alimentaire, voire rural. Ainsi cette structure, née au coeur du massif du Jura s'étend, tout au long du XIXe siècle, au-
delà de son berceau pour gagner les plateaux puis les plaines, dont la Bresse. L'extension de ce véritable syslème s'explique par l'évolution économique agricole : concurrence régionale croissante pour les céréales, crise du phylloxéra et en revanche forte augmentation du prix des produits de l'élevage en particulier laitier (Delfosse, 1992). D'ailleurs, le développement du système "fruitière" est rythmé par les crises du cours du gruyère. Les années allant de 1871 à 1898 constituent une période de prospérité : aussi de nombreuses coopératives se créent dans le Jura et commencent à descendre des montagnes. Cette période a été suivie par une crise allant de 1899 à 1907, avec un effondrement des cours du gruyère et consécutivement la
fermeture de nombreuses fromageries. Après 1916 les cours augmentent à nouveau et des fruitières réouvrent ou se créent. C'est ainsi que l'aire des fruitières s'étend dans la plaine du Jura (Douaire, 1925). Cette prospérité durera jusqu'aux années 1960, époque où les coopératives de l'Est Central sont concurrencées par la production de pâles pressées cuites de l'Ouest de la France (Delfosse, 1992).
Les arguments économiques ne sauraient seuls expliquer l'extension des fruitières et leur maintien jusqu'à aujourd'hui. Il suffit pour s'en persuader de considérer les freins à son extension en certaines régions. Ceux-ci tiennent plus souvent à des facteurs socio-culturels que strictement économiques et nous avons d'ailleurs souligné le rôle que la fruitière joue dans la vie sociale et politique des villages. Il est donc intéressant de voir où elles s'étendent dans la Bresse, les freins éventuels à leur développement ou l'attachement villageois à cette structure. Il convient également de considérer les autres modèles de développement coopératifs qui se diffusent dans la Bresse.
1) Les premières fruitières en Bresse au XIXè siècle
A partir du demier tiers du XIXe siècle, les fruitières gagnent les Premiers plateaux du Jura et progressivement, à la fin du siècle, les zones de plaine. Un premier essai d'implantation de fruitière a lieu en Bresse au début du XIXe siècle. Il est le fait d'un agromane qui, féru de nouvelles théories, essaie, avec l'aide de plusieurs de ses fermiers, de fabriquer du fromage de gruyère. Un article de la Société d'Emulation et d'Agriculture du département de l'Ain de 1848 relate l'épisode ainsi :
"// se pourvut du matériel convenable et d'un opérateur (un fromager) entendu ; les gens se prêtèrent assez bien à la chose, mais on vit bientôt que les fermières ne donnaient leur lait qu'à regret. On fit du gruyère, mais sa qualité était fort médiocre, le lait n'étaitpas assez gras, el pourtant nos pâturages sont parfaits ; mais qu'ily a loin de leur saveur à celle des herbages de montagne. Néanmoins tel qu'il était, ce gruyère valait cent fois le lait caillé de nos Bressans, et ils en convenaient ; mais les douceurs de l'habitude du fromage blanc, les changements de destination de la crème qui ne fait plus de beurre, eurent bientôt repris le dessus, et le gruyère de Vonnas rentra dans l'oublL.y (SIRAND, 1848)
L'auteur - et l'on ne peut rien en déduire car c'est un argument habituel des agremanes - incrimine évidemment l'esprit individualiste des agriculteurs de la Bresse.
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Après ce premier essai infructueux, les coopératives sont adoptées dans le Revermont qui subit la crise du phylloxéra. Elles y prennent la forme des fruitières comtoises et René Lebeau note dans sa thèse que "les fromageries fonctionnent bien, sans heurt entre les associés, elles sont favorisées par la concentration de l'habitat, et récoltent de belles quantités de lait ... " (1955, p. 531). De là, elles commencent à atteindre les communes en limite des Revermont et Bresse. Le Dictionnaire des communes de Pommerol (1907) et des minutes de notaires
montrent qu'elles s'étendent plus largement dans cette zone frontière (communes de Coligny, Villemolier...) dans le courant des années 1891-1894.
Dans le département du Jura, elles gagnent le Vignoble, toujours à la faveur du phylloxéra, puis les communes de la Bresse dont elles étaient totalement absentes au milieu du XIXè siècle (carte page suivante).
(.a fruitière est la structure préférée des élites agricoles des trois départements tout au long du XIXè siècle. Ainsi, le Bulletin de la Bresse louhannaise lui consacre plusieurs articles, articles qui donnent souvent en exemple les départements du Jura mais aussi celui de l'Ain. Voici plusieurs extraits qui illustrent à la fois la lenteur de la pénétration des fruitières dans le département de Saône-et-Loire et, semble-t-il, sa plus grande réussite dans la Bresse de l'Ain :
"L'industrie fromagére dans le Jura", 1892
"On fabrique en France dans les fruitières ou fromageries par association, environ 15 millions de kg. de fromages... Le Jura el le Doubs tiennent la tête, puis viennent l'Ain et les deux départements de la Savoie. Il nous semble que la Bresse louhannaise qui louche de si près au Jura et ù l'Ain, pourrait s'inspirer de ce qui se fait dans ces départements. Des tentatives ont été faites, des essais sont continués et ont montré que le succès pouvait être atteint ; il importerait de les continuer. Nous faisons appel à l'esprit d'initiative des éleveurs amis du progrès. "
Et plus loin, en guise de conclusion de l'article : "Encore une fois, n'y a-t-il pas là une voie pour utiliser plus fructueusement nos laitages."
"Fromages et fruitières", 1894
"Dans le département de l'Ain [...] les fruitières y sont au nombre d'environ 300, autrefois localisées dans les montagnes du Revermont, elles tendent à se propager dans la plaine de la Bresse. "
"La laiterie dans la Bresse", 1898
"Si l'élevage a déjà quelque peu progressé dans la Bresse, la laiterie, ensemble des travaux de transformation du lait, est bien resté stationnaire. [...]. S'il y a avantage à améliorer la laiterie dans la ferme, il y a un avantage plus grand encore à travailler le lait en commun par l'institution des laiteries coopératives ou fruitières, comme dans la Franche-Comté. "
Ainsi, s'il existe quelques fruitières en Bresse louhannaise, leur développement est moindre que dans la Bresse du Jura et celle de l'Ain. D'ailleurs, le Bulletin de la Bresse louhannaise
consacre régulièrement des articles à l'amélioration de la fabrication et de la conservation du beurre fermier.
La stmcture coopérative ne revêt donc pas le même succès suivant les différentes Bresses. L'enquête de 1901 va nous permettre de vérifier ces hypothèses.
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2) Enseignements de l'enquête de 1901
L'enquête de 1901 sur l'industrie laitière constitue une source fondamentale pour l'étude de l'évolution des fruitières. Elle peut être complétée par celle de 1908 sur la commercialisation des produits agricoles qui traite essentiellement des productions fermières el évoque leurs modes de commercialisation. Ces deux enquêtes sont qualitatives, aussi l'importance des renseignements que l'on peut en lirer est inégale, et les correspondants locaux décrivent de façon plus ou moins détaillée la situation de leur département. Nous avons la chance d'avoir la liste complète des établissements laitiers pour les trois départements de notre aire d'étude, ce qui nous a permis d'établir une carte de l'aire d'extension des fruitières au début du siècle (carte page suivante).
L'étude de la carte fait apparaître des différences notables quant à l'extension des fruitières dans la Bresse des trois départements. Celles-ci sont les plus nombreuses dans la Bresse du Jura : elles couvrent la presque totalité des communes. Leur densité est similaire à celle du Vignoble. On y trouve également des laiteries, absentes sur les Plateaux, mais celles-ci sont principalement localisées près des villes comme Lons-le-Saunier et Arbois qu'elles devaient approvisionner en lait de consommation.
L'extension est plus mesurée dans la Bresse de l'Ain : toutes les communes du Revermont sont concernées. En revanche, en Bresse, elles n'atteignent que les communes les plus proches de
cette même région comme Coligny, Bény...
Pour la Saône-et-Loire, les fruitières gagnent largement au Nord, le canton de Pierre, canton limitrophe de la Bresse du Jura, mais on trouve aussi des fromageries à gruyère privées et des beurreries. Ailleurs, notamment le long du Revermont, elles sont plus disséminées que dans la département de l'Ain.
Les commentaires des tableaux de l'Enquête de 1901 peuvent foumir des renseignements fort utiles pour envisager le fonctionnement différentiel des structures de transformation.
Dans le Jura, l'enquêteur ne distingue pas la situation suivant les régions du département. En revanche une Notice statistique du Jura datant de 1910 et la monographie agricole de Douaire (1925) nous donnent quelques précisions. On peut lire dans la première que :
"On fabrique à peu près pariout du fromage dit de Gruyère ou vachelin dans la montagne ; plus de 900 fromageries, chalets, fruitières donnent 8 millions de kilogrammes. Presque toutes les communes de la petite Bresse (Bresse du Jura) ont leurs fromageries, mais c'esl surtout dans la haute et moyenne montagne que cette
\ industrie a le plus d'importance. " (p. 179)
Même si des coopératives existent dans presque toutes les commune de la "Petite Bresse", elles ne revêtent pas tout à fait la même importance que sur les Plateaux. En traitant des différentes formes de vente de lait, F. Douaire donne un exemple de création de laiterie en plaine qui illustre ce fait :
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Côte-d'Or
Doubs
d'après l'Enquête d'industrie laitière de 1901 et le fond communal INSEE de 1990
"// existait des localités sans fromagerie où îouies les lenlalives pour en constituer une avaienl échoué ; survieiiî un fromager qui acheîa à son compte, dès lors toute hésiiaiion disparu! eî voilà des communes pourvues d'un débouché pour les produits du troupeau ; le fromager disparaît, la fromagerie subsisle sous la forme des fruilières ordinaires. Des exemples de ce genre som nombreux dans la Plaine." (p. 219)
Le mode de création de la coopérative est donc sensiblement différent du Plateau. La constitution d'une fruitière paraît être plus difficile, puisqu'il est nécessaire de passer dans un premier temps par un "type évolué " que nous avions rencontré dans l'aire d'extension du pôle des fruitières dans le département de la Haute-Marne (Delfosse, 1994). Toutefois, dans un deuxième temps, elles se rapprochent du système fruitière ne serait-ce que par leur implication dans la vie locale, comme en témoignent les enquêtes que nous avons pu effectuer. Ainsi à Desne, dans le canton de Bletterans, à la limite entre le département du Jura et celui de Saône- et-Loire, au moment de la création de la fruitière en 1888, il y avait deux coopératives. "C'éîaiî fréqueni dans les villages, les rouges et les blancs ne pouvaient jamais travailler ensemble, ensuile ils ont réussi à se regrouper" (Président de la Coopérative de Desnes, septembre 1995). On peul déduire de l'ensemble de ces remarques que l'on est là dans une région frontière : les fruitières sont moins densément représentées et sont associées à un système moins exclusivement tourné vers une production laitière transformée en gruyère.
Dans l'Ain, l'enquêteur précise que le nombre des fruitières du déparlement s'est réduit sensiblement depuis quelques années et que quelques unes de celles établies en Bresse et en Dombes (Chalamont), durèrent fort peu, car, placées à peu de distance des villes, la vente directe du lait donnait plus de profit dans ces régions que la fabrication des fromages. On pourrait donc croire qu'elles n'y revêtent pas le succès escompté. Toutefois, le même enquêteur explique plus loin que, dans les zones où elles étaient nombreuses, elles ont commencé à se regrouper, et il cite en exemple la fromagerie d'une commune située en limite du Revermont et de la Bresse. " Nous pouvons citer notamment la commune de Treffort (Bourg), qui a réuni la production de 4 fruitières en une seule située au chef-lieuy
Pour la Saône-et-Loire, l'auteur ne donne pas plus d'indications sur les conditions de création et de fonctionnement des fruitières dans la Bresse, mais invoque les conditions économiques nationales :
"// semble y avoir un temps d'arrêt dans l'extension des élablissemenls laitiers. Les fromageries commencent à être nombreuses et peut-être le marché intérieur est-il suffisamment alimenté. Il faul noler cependanl que la hausse considérable subie par les cours des fromages de gruyère, en 1901 et 1902, a donné aux fromageries un regain d'activité et de faveury
Le Bulletin de la Bresse louhannaise de 1902 fournit plus d'indications sur les conditions de l'extension des fruilières dans ce département. On peut lire dans la monographie consacrée à la fromagerie de Cuiseaux que :
"L'industrie laitière n'occupe dans l'arrondissement de Louhans qu'une place tout à fait secondaire. Cependanl quelques communes limitrophes du Jura ont emprunté à ce déparlemeni - depuis un temps fort éloigné pour quelques unes d'entre elles - sa méthode d'exploitation en commun. "
Mais si l'auteur explique que les circonstances et le fonctionnement de la coopérative sont les mêmes que dans le Jura, il ajoute que c'est parce que Cuiseaux appartient géologiquement et ethniquement à cette dernière région. Il réduit ainsi la portée de l'exemple et presque sa
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reproductibilité en Bresse. Il est intéressant de noter également qu'il n'emploie le terme de fruitière ni dans le titre, ni dans le corps du texte.
Ainsi on peut dire que le pôle des fruitières que nous avions identifié et décrit dans notre rapport sur les frontières culturelles en Haute-Marne s'étend aussi sur ses marges Est, vers la Bresse. Mais, son extension est freinée par l'importance de l'usage du lait à la ferme dans le système bressan. On se heurte ici, en effet, à un système organisé. Pourtant, une zone frontière se crée, là où les coopératives fromagères s'implantent et tendent à transformer le système bressan. Cette zone frontière semble plus ou moins importante suivant les trois départements. Ce phénomène va se confirmer avec l'extension de la structure coopérative dans l'entre-deux- guerres
3) Le développement coopératif dans l'entre-deux-guerres
L'industrie agro-alimentaire s'affirme dans l'entre-deux-guerres, et l'Etat intervient de plus en plus en faveur de ce secteur en accordant des aides aux coopératives. La résistance de certaines régions de la Bresse à la structure coopérative va "tomber". Ce mouvement se fait-il dans les trois Bresses au profit des fruitières ?
Le développement de la production laitière
Le développement des structures de transformation s'accompagne de celui de la production laitière, surtout dans les cantons de l'Est (Geoffroy, 1933). Cette évolution se ressent sur l'utilisation du sol. Vers 1910 et surtout après la Première Guerre mondiale, les cultures fourragères se développent. Ainsi, depuis le début du siècle, aux gras pâturages des vallées, "aux près bâtards" situés sur les pentes des mamelons, s'ajoutent les herbages créés par les paysans (25.000 ha en 1912 dans ia Bresse septentrionale, 30.000 en 1927). "Dans toutes les petites champagnes de jadis, des prés se glissent" (Busillet, 1963), les prés marécageux des bas-fonds fertilisés à l'aide d'engrais prennent de la valeur ; on se les dispute. A la même époque, la diminution de la pression agricole contribue au développement de l'élevage. L'évolution est similaire, si ce n'est plus marquée, en Bresse du Jura :
"Aujourd'hui, les cultivateurs bressans s'efforcent de perfectionner leur cheptel bovin [...]. Depuis la guerre, l'économie rurale de laplaine subit une évolution qui tend vers le développement des spéculations animales. Cette transformation est nette aujourd'hui, elle se manifeste par la constitution de coopératives fromagères, le développement des syndicats d'élevage bovin, l'extension des prairies el leur meilleur entretien. " (Douaire, 1925)
F. Douaire, dans sa monographie agricole du Jura, associe ce développement de la production laitière à celle des fruilières, mai