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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here La genèse de la connaissance selon Aristote Louis Brunet Dialogue / Volume 21 / Issue 02 / June 1982, pp 273 - 291 DOI: 10.1017/S0012217300016413, Published online: 05 May 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S0012217300016413 How to cite this article: Louis Brunet (1982). La genèse de la connaissance selon Aristote. Dialogue, 21, pp 273-291 doi:10.1017/S0012217300016413 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 20 Nov 2013

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La genèse de la connaissance selon Aristote

Louis Brunet

Dialogue / Volume 21 / Issue 02 / June 1982, pp 273 - 291DOI: 10.1017/S0012217300016413, Published online: 05 May 2010

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How to cite this article:Louis Brunet (1982). La genèse de la connaissance selon Aristote. Dialogue, 21,pp 273-291 doi:10.1017/S0012217300016413

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La genese de la connaissance selonAristote1

LOUIS BRUNET Universite Laval

Les travaux de Jean Piaget sur le developpement cognitif ont largementmis en relief ce que comporte de genetique toute acquisition de connais-sance sensible ou intellectuelle. Bien plus: le pere de la psychologie ditejustement genetique voit dans la genese, entendue au sens de processusselon lequel le sujet connaissant construit l'objet, ce qui definit essen-tiellement toute connaissance. On sait que cette these piagetienne s'op-pose a l'enseignement d'Aristote, qui concoit la connaissance commeadaptation sui generis d'une faculte a un objet donne independammentdu sujet et voit l'essence du connaitre dans une simple copie des choses,dans un acte ou l'intelligence devient l'objet. Ne serait-ce qu'en raisonde cette opposition, on n'aura pas tort de qualifier d'anti-genetique lapsychologie de la connaissance d'Aristote. D'autant plus que lapsychologie aristotelicienne n'est pas une psychologie scientifique ausens moderne du terme, de sorte qu'on y chercherait en vain des con-cepts a caractere operationnel tel le concept piagetien de genese. Pour-tant, comme cet article tachera de le mettre en evidence, Aristote estloin d'avoir neglige l'aspect genese (sinon au sens piagetien, du moinsau sens qui releve de l'experience commune et de la reflexion philoso-phique) que comporte la connaissance sensible et intellectuelle.Conjointement a ses prises de position sur la nature de la connaissance,on trouve chez Aristote une description des activites sensibles et intel-lectuelles qui laisse au sujet bien plus d'initiative et s'avere bien plus« genetique » qu'on ne le suppose habituellement.

1 Ce travail a ete realise dans le cadre des recherches du Groupe de Recherches enEpistemologie Genetique de la Faculte de Philosophie de 1'Universite Laval en vue depreparer le terrain a une eventuelle comparaison entre Aristote et Piaget.

Dialogue XXI (1982), 273-291

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274 Dialogue

Cela dit, precisons que notre intention n'est nullement de discuter destheories de Piaget ni meme de comparer explicitement Aristote et Piagetquant a leurs conceptions de la connaissance et de sa genese. Nous nouscontenterons d'exposer, en faisant le plus possible ressortir ce qu'ellepouvait avoir de genetique au sens tres large, la psychologie de laconnaissance a notre avis la plus elaboree que nous ait leguee l'An-tiquite.

1. Aristote et l'approche genetique

Une question fondamentale se pose d'emblee au seuil d'une etude sur lagenese de la connaissance selon Aristote: peut-on qualifier de genetiquel'approche du Stagirite en ce qui a trait a la connaissance? Et plusgeneralement: que comporte de genetique l'ensemble de sa philosophicnaturelle?

Certes l'auteur de la Politique affirme que si quelqu'un re garde leschoses qui croissent a partir de leur principe (ou de leur commence-ment), en ces matieres comme pour les autres choses ilpourra contem-pler au mieux.2 Sans exclure toute application de ce principe en dehorsde la science politique, il serait cependant imprudent d'en exagererl'universalite et de l'appliquer sans nuances a l'etude des choses de lanature. Puisque nous nous limitons ici a la science naturelle, il est sansdoute plus sur de partir de l'enseignement livre dans le traite des Partiesdes Animaux comme plus pertinent a notre propos. Aristote se demandealors s'il vaut mieux plutot etudier comment chaque chose devient parnature ou comment (chaque chose) est.3 II souligne que la differenceentre les deux approches est loin d'etre petite. Se fondant sur l'expe-rience de la nature, qui revele urie grande parente entre ses productions etcelles de l'art, il conclut que c'est l'etre qui explique la genese, et non lagenese l'etre. Autrement dit, c'est parce que la forme achevee d'unechose est telle ou telle que sa genese doit s'effectuer de telle facon et nonl'inverse. La methode de construction depend de ce qui est a construire;l'oeuvre ne surgit pas comme par enchantement d'une genese aveugle,indifferente a un quelconque resultat.

II faut d'abord recueillir les faits concernant chaque genre, ensuite dire leurs causes ettraiter de la genese. C'est en effet plutot parce que telle est la forme de la maison que telleschoses se produisent concernant sa construction, et non parce qu'elle est engendree detelle facon que telle est la maison. Car la genese est en vue de la maison et non la maison envue de la genese. C'est pourquoi Empedocle n'a pas bien parle en disant que plusieurschoses arrivent aux animaux parce que c'est arrive ainsi dans leur genese.4

Aristote n'ignorait pas que, selon l'ordre d'execution, i.e. le deroule-ment temporel du devenir, le resultat ne vient qu'au terme et dependd'une genese. Son point de vue se veut plus fondamental: un ordre

2 Aristote, Politique, A, 2, 1252a24-26.3 Aristote, Parties des Animaux, I, 640all.4 Ibid., 640al4-21.

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d'intention mesure cet ordre d'execution et l'explique. Pour Aristote,pas d'oeuf sans, anterieurement, une poule ou du moins l'idee d'unepoule quelque par.5 Du fait de cette anteriorite du resultat dans l'ordreexplicatif, la poule ne saurait etre un moyen pour un oeuf de pondre unautre oeuf. Pour le pere de la biologie, c'est l'oeuf qui devient poule maisc'est la poule qui fournit l'explication et la raison d'etre de l'oeuf ou, plusexactement, des modalites de la genese de l'embryon de poulet.

Si done on entend par approche genetique une methode analogue acelle d'Empedocle, une voie d'investigation ou la description de lagenese d'une chose, negation faite de toute finalite, constitue le principeultime d'explication, on aura raison de taxer Aristote d'antigenetismedans sa conception de la methode. Dans la mesure cependant ou leStagirite fait preuve d'un interet marque pour les modalites de la genesedes etres naturels, peut-etre serait-on autorise a qualifier son approchede genetique, du moins en un certain sens? II ne faudra pas alors oublierque, selon une telle approche de la genese, les causes materielles ouefficientes (instrumentales) ne constitueront pas le tout de l'explicationmais seront elles-memes considerees comme effets dans l'ordre de lacausalite finale. Dans la suite de cet expose, nous nous efforceronsd'insister sur Taspect genese dans les descriptions et explications dephenomenes naturels par Aristote, en tachant d'eviter la deformation desa pensee qu'occasionnerait l'ignorance de sa doctrine quant a la placeet au role exact de l'explication par la genese, par rapport a l'explicationpar l'etre ou par la forme, cause finale de la generation.

Une derniere remarque a propos de la methodologie s'impose encore.Cette partie relativement commune de la doctrine naturelle portant surles sens et Pintelligence ou, plus generalement, sur la connaissance neconstitue pas une theorie scientifique au sens moderne du mot. Plutotqu'a des principes hypothetiquement poses et verifies par leurs con-sequences, c'est a des principes directement tires de l'experience com-mune de realites naturelles que nous aurons affaire. En outre, il s'agirasurtout non pas de traiter du detail des diverses modalites6 que peuventpresupposer ou entrainer nos actes de connaissance, mais d'aller auxaspects les plus communs et fondamentaux qui definissent la realitecognitive.

2. Aristote et la genese de la connaissance

A. La connaissance sensible comme genese

La connaissance fait son entree dans le monde naturel avec l'apparition,chez l'embryon, du sens et par consequent de Ja vie animaJe. Lors de

5 Cf. Physique, I, 9, 192al6: « (La forme) est quelque chose de divin, de bon et dedesirable ». C'est nous qui soulignons.

6 Tel par exemple le probleme des seuils de perception, ou les etapes de la formation detel concept particulier, etc.

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276 Dialogue

l'embryogenese se deroule la genese du sens, dont il appartiendra aubiologiste de scruter les details.7 S'en tenant d'abord a des considera-tions communes, Aristote constate que puisque toute genese est unpassage de la puissance a l'acte, la genese du sens s'achevera dans laconstitution du sens en acte. « Le premier changement de l'organe dusens se produit sous l'effet du generateur. Une fois engendre ... ilpossede desormais le sentir en acte. »8

D ne s'agit cependant pas de la seule signification de l'expression sensen acte. Certes, une fois engendre, l'animal possede en acte la faculte oule pouvoir de sentir, mais cette faculte elle-meme appelle une autreactualisation, operee grace a l'objet exterieur, au sensible. Notre faconhabituelle de parler reflete cette dualite de signification de l'expressionsens en acte: nous disons d'une personne, meme si elle dort, qu'elle voitou entend, puisqu'elle n'est pas aveugle ou sourde; nous disons aussi voirou entendre celui qui exerce actuellement l'acte de la vue ou de l'ouie.Voir ou entendre comporte done deux niveaux d'actualisation diffe-rents, auxquels correspondent deux geneses differentes: la genese del'organe du sens et la genese, sous l'effet du sensible exterieur auquelchaque sens est naturellement proportionne comme la puissance Test al'acte, d'une sensation effective.

Arretons-nous a ce deuxieme type de genese du sens ou de la sensa-tion. Comme toute genese ou processus, elle est une actualisation, unpassage de la puissance (passive bien sur) a l'acte, ce qui presuppose lapresence d'un agent deja en acte et d'un patient a actualiser. Or dans lagenese d'une sensation, e'est le sens qui tient lieu de principe passif, carsentir, e'est etre mu, e'est subir ou, plus precisement, etre altere,comme le fait remarquer Aristote. « La sensation se produit dans le faitd'etre mu et de subir. Elle semble bien en effet etre une certaine altera-tion. »9

Suivant Aristote done, la genese du sens se rattache plutot, commemouvement, au mouvement d'alteration ou mouvement selon laqualite.En cela la sensation se distingue du mouvement de generation (genesed'une nouvelle substance), du mouvement selon le lieu et du mouvementd'accroissement quantitatif (genese d'une nouvelle grandeur). En outre,le sujet et principe passif de cette genese, e'est le sens et non bien sur lesensible.

C'est done dire que la connaissance, en sa premiere apparition dans lemonde vivant comme connaissance sensible, n'est rendue fonda-mentalement possible que par une passivite, an pouvoir de subir. La

7 Signalons qu'Aristote reconnaissait chez l'embryon humain une vie d'abord unique-tnent vegetative, plus une vie sensitive et enfin la puissance a la vie intellective (ameintellective). Cf. De la generation des animaux, c. 3.

8 Aristote, De fame, II, 5, 417bI5-19.9 Ibid., 416b33-35.

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Connaissance selon Aristote 277

genese qui conduit a une sensation en acte se presente, du point de vuedu sujet connaissant, comme une genese passive. En consequence,selon la tradition aristotelicienne, on rendra adequatement compte de lanature de la sensation et plus generalement de la connaissance en enparlant non pas comme d'une action ou d'une construction, mais commed'une certaine passio, d'une certaine susceptibilite ou receptivite. Sen-tir, connaitre, ce n'est pas essentiellement construire ou elaborer desformes, mais subir, recevoir, etre assimile. C'est devenir l'autre, c'estetre assimile, rendu semblable a lui.

On aurait cependant tort de confondre le pouvoir de subir du sens aveccelui des etres naturels sujets de mouvements d'alteration d'ordrestrictement physique. Les corps inanimes, par exemple, possedent mani-festement le pouvoir de subir, d'etre alteres physiquement; pourtant onne trouve en eux nulle connaissance. Comment alors exprimer ce quicaracterise la passivite du sens? Aristote croit l'apercevoir dans uncertain degagement de la matiere dont fait preuve le sens. Aussi definit-ille sens le receptacle des especes sensibles sans la matiere.10 Bien sur,meme dans les alterations d'ordre strictement physique, le patient recoitde l'agent une forme et ne recoit pas la matiere individuelle de cetagent. De ce point de vue, toute genese passive naturelle est receptionsans la matiere. Mais ce sur quoi Aristote veut attirer notre attention,c'est que dans la sensation non seulement le patient ne recoit pas lamatiere individuelle de l'agent, mais il recoit la forme de ce dernier dansun receptable qui ne possede pas une matiere douee du meme type dedisposition envers cette forme que la matiere qu'on trouvait dansl'agent.

Dans une alteration tout a fait physique, l'agent transforme la matieredu patient jusqu'a lui donner une disposition specifiquement identique acelle de sa propre matiere. Ainsi le feu chauffe: deja chaud lui-meme, ilrend chaud le corps sur lequel s'exerce son action. Tant que l'action del'agent n'a pas fini de s'exercer, c'est, selon l'expression d'Aristote, ledissemblable qui subit, mais une fois son action accomplie, ce qui a subiest semblable.11 Comme le signale en effet notre philosophe dans sontraite De la generation et de la corruption, ce ne sont pas n'importequelles choses qui se trouvent naturellement aptes a subir et agir les unessur les autres, mais uniquement celles qui sont contraires ou possedentde la contrariete. C'est pourquoi il est necessaire que le patient etl'agent... soient specifiquement dissemblables et contraires. Pourtant,au terme de l'action exercee par l'agent, il est tout aussi necessaire que lepatient soit transforme en l'agent (patiens in faciens transmutari),12

c'est-a-dire en ce qu'est l'agent, ne serait-ce que sous le rapport d'une

10 Ibid., 12, 424al8.11 Ibid., 5, 417a20.12 Aristote, De la generation et de la corruption, I, 7, 324a24 a 324a. 43 passim.

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disposition accidentelle de ce dernier. Par exemple, le corps chauffe estdevenu comme le feu en ceci qu'U est maintenant chaud. Si done lagenese naturelle tend vers le contraire,13 il est clair que le patient ne peutrecevoir la forme de l'agent qu'en perdant celle, contraire, qu'il a deja.Toute reception implique du meme coup corruption sous l'effet ducontraire. La reception sensorielle s'effectue dans de tout autres condi-tions. Le sens n'a pas a perdre de disposition contraire a celle qu'il varecevoir. Subir, pour lui, consiste plutot en un perfectionnement de sapuissance passive, en un salut, comme le dit Aristote,14 de sa natured'etre en puissance.

C'est done une genese d'un type tout a fait particulier qui mene ausens en acte. Une genese au passif d'abord, mais selon une passivitedifferente de celle des sujets d'un mouvement d'alteration au sens strict.Parce que le sujet la subit sans detriment, sans perte de contraire, cettegenese perfectionne, elle fait gagner sans faire perdre. Elle est aussigenese de l'autre comme autre. Comme autre, parce que tout en deve-nant l'objet, le sens demeure lui-meme. Cet autre, il ne le devient passelon un mode d'existence purement physique. C'est bien cet autre quivient a exister en lui, mais revetu de nouvelles modalites d'existence.L'autre vient habiter dans le sens, mais sans sa matiere; il vient un peucomme le sceau d'une bague vient dans la cire ou on l'imprime. La cireregoit le signe d'or ou d'airain, mais pas en tant qu'or ou airain.15 Seulela forme est assimilee. Parce qu'il se debarrasse, pour ainsi dire, de lamatiere, le sens peut connaitre. L'immaterialite est vraiment racine de laconnaissance, de cette genese de formes sans la matiere. Sans trahirAristote, on peut qualifier la connaissance ou le processus qui y conduitde genese-assimilation, de genese du semblable, si on veut bien dire lapuissance (passive) semblable a l'acte auquel elle est ordonnee.16 D'etreainsi genese du semblable par le semblable est d'ailleurs tout a faitpropre a la connaissance, car si les alterations d'ordre strictementphysique peuvent aussi pretendre au titre de geneses-assimilation, ellesn'ont cependant aucunement droit a celui de genese du semblable par lesemblable. Leur immersion totale dans la matiere fait plutot d'elles desgeneses avec assimilation par le contraire. Ainsi l'eau froide, sousl'action du feu, devient chaude. Dans ce processus, le feu assimile,e'est-a-dire rend sous un certain rapport semblable a lui l'eau qui, du faitde sa froideur initiate, lui etait contraire. II en va tout autrement dans lasensation de la chaleur par le toucher, par exemple: le sens recoit laforme chaleur, mais cette assimilation se produit sans perte du con-traire. L'organe du toucher (qu'il ne faut pas confondre avec le milieuconjoint que constitue la peau) n'avait pas a etre d'abord froid ou chaud

13 Ibid., 324a44.14 Aristote, De I'ame, II, 5, 417b3-4.15 Ibid., 12, 424al9-21.16 Ibid., 5, 417b4-5.

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Connaissance selon Aristote 279

pour percevoir la chaleur ou le froid. Sentir le chaud n'implique pas quele systeme nerveux possede puis perde la qualite contraire a la qualitepercue.

B. La genese des differentes sensations

Chaque sens particulier (toucher, ouie, gouter, odorat et vue) est le siegede la genese d'une sensation particuliere, celle de son objet propre, ditsensible propre. D'autres objets causent egalement un changement dansle sens, tout en etant percus par plus d'un sens. II s'agit du mouvement,du repos, du nombre, de la figure et de la grandeur, bref de ces objets ditssensibles communs. « (Sont des sensibles) communs le mouvement, lerepos, le nombre, la figure et la grandeur. Ces objets ne sont en effetpropres a aucun sens, mais communs a tous: un mouvement est sensiblepar le toucher, ainsi que par la vue. »17

Selon la tradition aristotelicienne, le sens ne peut apprehender unsensible commun sans apprehender du meme coup un sensible propre.Le premier est comme une modalite de ce dernier. Un ordre presidedone a leur apparition, ordre qui va du sensible propre au sensiblecommun. De meme entre les sensibles communs eux-memes: l'ap-prehension du repos presuppose celle du mouvement, dont il est laprivation; 1'apprehension du nombre presuppose celle de la grandeur,dont il s'obtient par division; l'apprehension de la distinction entrefigure et grandeur presuppose l'observation d'une meme figure re vetantdes grandeurs differentes.

Anterieurement meme a cela, on peut dire que seule l'activite con-jointe de differents sens permet la distinction de certains sensibles:aurions-nous pu jamais distinguer la couleur de la figure, objets quiapparaissent toujours ensemble, si un autre sens, en l'occurrence letoucher, ne nous avait fait connaitre la figure sans couleur?

Nous possedons plusieurs sens, et non un seul, pour que nous soient moins caches les(sensibles) consequents et communs, tels le mouvement, la grandeur et le nombre. Si eneffet il n'y avait que la vue, qui porte sur le blanc, ils seraient plus caches et ils sembleraientetre tous la meme chose, en raison de ce qu'apparaissent en dependance mutuelle ensem-ble la couleur et la grandeur. Mais parce qu'ils sont communs dans un certain sensible, ildevient manifeste que chacun d'eux est autre.18

La presence de cet ordre, d'un avant et d'un apres dans l'aperceptionde tel ou tel sensible, autorise a parler de developpement genetique a ceniveau: quoique toujours en dependance immediate des objets, l'aper-ception de certains sensibles est comme engendree en consequence del'aperception prealable de certains autres.

Un ordre genetique semblable se retrouve des operations des sensexternes a celles des sens internes.

17 Ibid., 6, 417bl7-20.18 Ibid., Ill, 1, 425b4-ll.

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280 Dialogue

1. Le sens commun

Comment pourrions-nous percevoir que nous voyons ou entendons sansd'abord voir ou entendre? Et comment pourrions-nous discerner entreles differents sensibles propres, connaitre par exemple que autre est leblanc, autre le sucre, sans d'abord avoir exerce l'operation de voir et degouter? Or ces deux operations de connaissance, a savoir percevoir lesoperations des sens propres et discerner entre leurs sensibles, sont le faitd'une faculte sensorielle distincte, appelee sens commun. Ce sensinterne, responsable de la conscience sensible, sens de la veille et dujugement (d'un jugement sensible, bien sur) ou de la coordination desdifferents sensibles en un meme objet reel, ne peut done exercer sesoperations qu'en dependance de l'exercice des sens externes. Lageneseau terme de laquelle percepts (i.e. objets du sens commun en acte) etconscience sensible apparaissent a du tirer son principe des immutationsdes sens externes.

En tant que connaissance, l'acte du sens commun demeure bien suractualisation d'une puissance passive par son objet; on a toujours affairea un sujet passif. Pourtant, sans affirmer rien de contraire a la traditionaristotelicienne, est-il permis de voir dans les operations du sens com-mun quelque chose d'actif? Non pas simplement, comme e'etait dejavrai de la sensation pure du sens externe, en ce sens que le fait d'etre muou de subir peut-etre dit un certain acte,19 mais au sens d'une activiteveritable? Dans l'affirmative, le sens commun ne ferait pas que recevoir,il donnerait aussi. Mais il faudrait s'attendre alors a ce qu'il ne donne decontenu ou n'agisse qu'en vue d'une reception ou d'une adequation al'objet plus parfaite. Car il est sens, fait pour connaitre; or connaitre,e'est recevoir, avec la meilleure receptivite, avec la meilleure passivitepossible. Mais que donnerait-il? Que ferait-il? Dira-t-on qu'il donneeveil, conscience? Et surtout, qu'il fait l'objet? Entendons-nous. L'objety etait deja, je veux dire dans le monde. Mais du point de vue de chaquesens externe, il n'y etait pas. Du moins pas dans sa totalite. II y avait bienle blanc, le carre, le sucre, le rugueux, mais pour le sujet limite parimpossible a ses seuls sens externes, tout celane faisait pas un objet, unechose. Pour en finir avec cette dislocation du carre de sucre, pourreconstruire, pour le sujet l'objet un, la chose une, il a fallu le senscommun. Parce qu'il veut connaitre, construire sera toujours pour luireconstruire. II s'agira de refaire dans le sujet ce qui se trouvait deja dansle monde, quoique sous une autre modalite d'existence. N'allons cepen-dant pas croire que l'objet, dans son unite de sujet ou support dessensibles, n'a exerce aucune causalite reelle sur le sens commun. Parl'intermediaire des sens externes, l'objet agit; le sens commun, parconsequent, subit. Les differents sens en acte simultanement presentent

19 Cf. ibid., II, 5, 417al4-16: D'abord done nous disons comme etant la meme chose lefaitde subir et d'etre mu et celui d'agir.

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Connaissance selon Aristote 281

un ordre d'ensemble ignore de chacun de ces sens en particulier, maisqui n'a qu'a etre decouvert par leur « terminal » commun. L'etre enpuissance ne s'actualise que sous l'action d'un agent deja en acte. Aussine s'actualisera-t-il pas de lui-meme. Ses « constructions » ou recon-structions ne le sont done, semble-t-il, qu'au sens ou subir ou etre mu estun certain agir, un certain construire. Faisant momentanement abstrac-tion de l'objet et considerant les operations du sens commun en cequ'elles ajoutent a celles des sens externes, l'aspect construction ouformation peut frapper davantage. Surtout si, a l'encontre d'Aristote, onrefuse d'admettre lapreexistence du sens commun comme faculte. Maisune fois admis, a partir de l'experience interne d'operations de connais-sance sensible irreductibles a celles des sens externes, l'existence dusens commun comme faculte et une fois considere l'ensemble de sesoperations dans leur rapport a l'objet, il est difficile de voir dans ce qu'onpeut legitimement nommer la construction de l'objet ou la formation dela conscience sensible autre chose que l'actualisation causee par l'objetd'une passivite naturelle de ce sens. Cette interpretation, qui nous paraitle plus conforme a l'opinion d'Aristote, fut d'ailleurs celle de saintThomas: « II n'est pas necessaire que l'espece soit engendree dansl'organe meme par quelque action du sens commun; car toutes lespuissances de la partie sensitive sont passives; il n'est pas non pluspossible qu'une puissance soit active et passive. »20

On est par ailleurs en droit de dire, considerant le rapport des sensexternes au sens commun, que les sens externes agissent sur le senscommun. Cette action des sens ne fait cependant pas d'eux une puis-sance active. Ce n'est que pour autant que la puissance (passive) du sensest actualisee par son objet propre que le sens, devenu en acte, peut agirsur le sens commun dont il est en quelque sorte l'objet. Notons que sicette genese du sens commun en acte peut venir chronologiquementapres celle du sens externe en acte, ce n'est pas parce que la cause enacte viendrait d'abord, l'effet en acte ensuite. Ce serait oublier unprincipe universel de philosophie aristotelicienne qui stipule la simul-taneite de la cause en acte et de l'effet en acte. Le decalage dans le tempsdes operations du sens commun par rapport a celles des sens externess'explique plutot soit par un manque de maturite du systeme nerveux etdu cerveau, soit par un exercice encore insuffisant des sens externes. Ende telles circonstances, le sens externe peut etre effet en acte (parrapport au sensible) sans etre en meme temps cause en acte (par rapporta un sens interne).

2. L'imagination

Retrouve-t-on un ordre genetique semblable des operations des sensexternes a celle de l'imagination? Certes, considerant, avec la tradition

20 S. Thomas, In III De Anima, lect. 3, no 612.

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aristotelicienne, que l'imagination a son operation en l'absence des sen-sibles exterieurs, son rapport avec ces derniers peut paraitre tout a faitdifferent de celui qu'entretient avec eux le sens commun. Puisqu'uneffet ne peut se produire sans la presence de sa cause, comment l'opera-tion de l'imagination, capable de s'exercer en l'absence du sens externeen acte, serait-elle causee par ce dernier? De la a conclure qu'il faudraitnier tout ordre genetique de l'operation de l'un a celle de l'autre, il n'y aqu'un pas. Mais meme a conceder la presence d'un certain ordregenetique, cette genese ne beneficierait-elle pas de cette particularited'etre active plutot que passive? En effet, toujours selon la traditionaristotelicienne, les phantasmes ou images, produits de cette faculte,entretiennent le meme rapport a la partie intellective de l'ame que lessensibles aux sens. Or on a reconnu le caractere actif des sensibles,objets des sens externes. De meme il faut, semble-t-il, reconnaitre unepuissance active a l'imagination, ou du moins aux images qui y resident.Bien plus, l'etonnant pouvoir de recombinaison des images de cettefaculte fait qu'on parle couramment d'imagination ere at rice. Or lemoyen d'etre createur sans beneficier d'une puissance active?

Mais comment alors expliquer que toute la tradition aristotelicienneait classe l'imagination parmi les sens internes? Tout sens n'est-il pasessentiellement une puissance passive? En outre, Aristote definit l'ima-gination (phantasia, au sens d'apparition, de l'acte d'imaginer) commeun certain mouvement cause parle sens en acte.21 Sous ce rapport, il estclair qu'imaginer, e'est etre mu (par le sens commun et, en dernierressort, quand l'imagination s'exerce conjointement a un sens externe,par le sens externe en acte).

Quant au probleme du role actif du phantasme vis-a-vis de l'intelli-gence, il se resout de la meme maniere que celui souleve par le role actifdu sens externe par rapport au sens commun: ce n'est que pour autantque la puissance passive de l'imagination est actualisee par le sens enacte que celle-ci, devenue en acte, peut agir sur 1'intelligence dont elleest comme l'objet.

Que l'imagination puisse exercer son operation en l'absence des sen-sibles exterieurs n'infirme par ailleurs en rien la definition d'Aristote.Meme si les images peuvent reapparaitre et etre reorganisees dans unordre et selon des combinaisons differentes, il reste que la matiere desimages provient toujours du monde sensible, soit directement ap-prehende, soit memorise. De plus, il faut bien comprendre que le « sensen acte » auquel Aristote fait allusion dans sa definition, e'est le senscommun, dont l'activite accompagne toujours celle des autres sens,externes ou internes. « L'imagination (phantasia) ... est une affection(passio) du sens commun: elle suit en effet toute l'immutation du sens,

21 Aristote, De fame, III, 3, 428bl2.

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qui commence par les sensibles propres et se termine au sens com-mun. »22

Quant a l'imagination creatrice, remarquons qu'elle est le propre del'homme et s'explique par la proximite de cette faculte a la raisonhumaine. Puisqu'il est impossible qu'une faculte soit a la fois active etpassive, il faut bien reconnaitre en l'imagination une puissanceessentiellement passive, comme en tous les sens. Et elle ne recoit passeulement du sens en acte, mais est en outre soumise a certaines puis-sances actives de Fame,23 soient les appetits sensible et rationnel.Chercher une spontaneite pure de la faculte ou se recreent de nouvellescombinaisons d'images et y voir l'oeuvre independante d'une imagina-tion creatrice coupee des autres facultes de Fame n'est done,conformement a la tradition aristotelicienne, que pure fantaisie.

A qui objecterait que l'imagination agit sur l'appetit bien plus que cedernier n'agit sur elle, il faut faire remarquer que e'est le bien (ap-petibile, en latin) comme objet apprehende qui meut Fappetit et nonFapprehension ou la faculte d'apprehension comme telle.

Notons enfin que la passivite de l'imagination en regard de Fappetitsensible ou rationnel touche plutot F usage de cette faculte et non saspecification par rapport a son objet, a savoir le sensible en son absence.Ce n'est bien sur que par rapport a cet objet que se definit la genesepassive propre a l'imagination.

3. La memoire

Qu'il se produise une genese de la memoire, e'est-a-dire de l'acte de serememorer, a partir de celui du sens commun et des sens externes, celane fait aucun doute. Comme le dit Aristote en toutes lettres au debut desa Metaphysique: « a partir du sens ... se produit la memoire (ex sensufit memoria) ».24 Et comme dans le cas de l'imagination, cette genese,bien entendu, est passive; en tant que sens, latache de la memoire est derecevoir.

Mais que recoit-elle au juste? Est-elle vraiment distincte de l'imagina-tion? Aristote ecarte, ajuste titre il va sans dire, le present et le futur deFobjet de la memoire. Quand on dit se souvenir, e'est qu'on a entendu,qu'on a vu telle ou telle chose; seul le temps passe est de mise. Est-ce adire que la sensation du present ou Fopinion sur le futur n'aurait aucunrapport avec la memoire? Non pas. Mais entre les deux, il faut du temps:quand du temps s'est ecoule entre une apprehension anterieure faite parle sens et le souvenir subsequent de cette apprehension, alors il peut y

22 S. Thomas, In De memoria et reminiscientia, 1. un., lect. 2.23 Bien que l'appetit soit mu par le bien presente par la puissance cognitive. Aristote le

considere comme une puissance active car par lui l'animal va aux chases, alors quedans le cas du sens ce sont plutot les choses qui viennent en nous.

24 Aristote, Metaphysique, A, 980a28-9.

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avoir memoire. Elle est, dit Aristote, une sorte de « possession »(habitus aut passio) du sens ou de l'opinion, lorsque du temps s'estecoule.25 C'est pourquoi seuls les animaux capables de sentir le tempssont doues de cette faculte.

A la racine de la memoire, Aristote place le sens commun. Sans uneactivite anterieure de ce dernier, nul souvenir ne pourrait surgir, puisquenulle image ne pourrait apparaitre. Or ce dont on se souvient, c'est del'apparition en notre imagination d'images, a quelque distance dans letemps. Mais puisque l'activite de la memoire necessite une activiteprealable de l'imagination, elle necessitera aussi, quoique plus indi-rectement, celle du sens commun, de la « premiere faculte sensitive »(primum sensitivum), racine de toutes les operations des sens internes.

Aristote souleve par ailleurs une difficulte concernant la cause de larememoration: puisque, lorsqu'on se souvient, l'ame est presentementaffectee, i.e. qu'elle subit au moment meme une impression, commentse fait-il que ce ne soit pas de cette affection (passio) presente dont on sesouvienne, mais de quelque chose qui n'est pas present, a savoir d'unechose absente?26 Si Ton dit que c'est de cette affection presente qu'on sesouvient, il s'ensuivra qu'on ne pourra jamais se souvenir de ce qui estabsent. La memoire ne porterait done plus sur le passe? Par ailleurs,nous avons tous l'experience de ce que lorsque nous nous rappelonsquelque chose, une affection est presente en nous; il s'agit comme d'uneimage de ce que nous avons deja apprehende. Or si c'est cette image quiest presente lors du souvenir, ne serait-ce pas d'elle que nous noussouvenons, et non de quelque autre chose absente et passee?

Une distinction s'impose. Le phantasme en nous, a l'instar de touterepresentation ou image, peut etre considere de deux facons: ou bienpour autant qu'il est en lui-meme quelque chose ou bien en ce qu'il estphantasme d'autre chose. Or c'est seulement en tant que le phantasmerenvoie a autre chose qu'il est principe de rememoration. Ainsi, la choseabsente est bel et bien l'objet de la memoire, en ce qu'elle se trouverepresentee dans l'image presente lors de revocation du souvenir. Maispuisque l'activite de la memoire ne se reduit pas a celle de l'imagination,il faut bien preciser: il n'y a memoire que lorsqu'on se tourne vers unphantasme en tant qu'il est l'image non pas simplement d'une choseabsente, consideree absolument, mais l'image de ce que nous avons dejaanterieurement vu ou entendu ou plus generalement senti, bref l'imaged'une chose absente en tant qu'ayant deja ete apprehendee par le sens.

Nous avons volontairement limite notre consideration a la memoiresensible, laissant de cote le probleme de la memoire intellectuelle et de lareminiscence. Deux points ressortent principalement: une certainegenese est impliquee, de 1'operation du sens a celle de la memoire; au

25 Aristote, De la memoire et de la reminiscence, c. 1, 449a28.26 Cf. ibid., 450a26.

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terme de cette genese, le sujet connaissant devient apte a conserver defa§on habituelle un phantasme, non pas en lui-meme, mais en tantqu'image de quelque chose de percu anterieurement.

Cette faculte de conservation se developpe bien surpar l'exercice. Onpourra developper une bonne memoire par la meditation frequenter aconsiderer plusieurs fois certaines choses en tant qu'images de percep-tions anterieures, la possession des souvenirs s'en trouvera confortee.Ce perfectionnement de l'operation d'un sens interne par l'exercicecomporte certes un aspect genetique; cependant, comme il s'agit d'unegenese ayant pour terme non pas l'operation meme propre a une facultede connaissance mais une modalite de cette operation (c'est-a-direl'operation plus parfaite, posee avec facilite), il etait moins necessaired'y insister.

4. La cogitative

Plusieurs souvenirs portant sur une meme chose engendrent, nous ditAristote au debut de la Metaphysique, l'experience. Le Stagirite n'ela-bore pas a propos du sens interne particulier responsable de cette miseensemble de representations (intentiones) particulieres et du jugementsensible sur le caractere bon ou nuisible des objets, mais la traditionaristotelicienne y a vu un quatrieme sens interne nomme raison par-ticuliere ou cogitative chez l'homme et estimative chez les animaux.Selon cette tradition, la cogitative apprehende l'individu en tant qu'exis-tant sous une nature commune. Ce type d'apprehension est possible enraison de ce que cette faculte est unie a la puissance intellective en unmeme sujet humain. C'est ce qui lui permet de saisir cet homme en tantqu'il est cet homme. Quant a l'estimative des autres animaux, elle nesaisit pas l'individu pour autant qu'il se range sous une nature commune,mais seulement en tant que cet individu est le point d'arrivee ou le pointde depart d'une action entreprise ou subie. La brebis ne connait pas sonagneau en tant que cet agneau, mais en tant que declencheur des gestesde l'allaitement. Les autres individus ou objets indifferents aux actionsqui occupent I'animal ne sont tout simplement pas apprehendes; l'es-timative les ignore, car son discernement ne s'etend qu'a ce qui importea l'affectivite: le bon ou le mauvais, c'est-a-dire l'utile ou le nuisible, ledesirable ou le repoussant. Ses rapports a l'appetit sont d'ailleurs com-plexes: l'estimative en acte meut l'appetit mais ce dernier influenceaussi les modalites d'actualisation de la premiere. Par ailleurs, bien queplus determinee que la cogitative, l'estimative de I'animal le rend tout dememe capable d'experience, quoique de facon plus limitee.

Du point de vue genese, il est clair que chez l'homme, la cogitativepermet d'acquerir l'experience en dependance d'activites sensiblesanterieures. Le role de la memoire est a cet egard le plus immediat. Sans

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286 Dialogue

souvenirs nombreux et a propos du meme objet, il est impossible d'ac-querir 1' experience de cet objet. En tant par ailleurs que connaissance ourepresentation, l'experience est determination, actualisation de la puis-sance passive de la cogitative. Mais pour autant que, sous la gouvernedes facultes de la partie intellective de l'ame, la cogitative precede a unecomparaison et a un certain discours entre representations singulieres,elle se montre d'une certaine facon active. Cette activite ne definitcependant pas essentiellement la cogitative en son operation propre depuissance de connaitre. On peut meme dire de cette activite de lacogitative qu'elle consiste en mouvements subis, pour autant que laraison particuliere ne se meut pas elle-meme, mais est mue par lespuissances de la partie intellective. Bref, qu'on la considere dans sesrapports aux objets qui la determinent ou par rapport a l'intelligence et ala volonte qui peuvent gouverner ses mouvements de comparaison, lagenese menant a une « cogitative en acte » apparait avant tout passive.

En raison de sa grande proximite avec l'appetit, l'estimative ou lacogitative pourra certes apparaitre plutot active a qui n'aurait pas sudistinguer clairement connaissance et appetit. Bien sur, le sens en actemeut l'appetit, parce qu'il lui presente le bien qui attire ce dernier, maisl'appetit meut aussi le sens, sinon quant a sa specification par son objet,du moins quant a l'exercice, a l'application de la puissance de connaitrea la consideration de tel ou tel objet particulier. Ce role actif ne relevedone pas du sens lui-meme, mais de l'appetit qui peut d'une certainemaniere agir sur lui. Si nous n'avons pas insiste sur ce type d'activite, cen'est pas qu'Aristote l'ignorait, mais plutot que notre propos concerne laconnaissance et non l'appetit, deux choses intimement liees dans larealite quoique nettement distinctes selon la raison.

C. La genese de la connaissance intellectuelle.

En traitant de la genese de l'intelligence, il faut bien sur avoir present al'esprit que l'intelligence chez Aristote ne designe pas seulement uneoperation, mais aussi la puissance qui preexiste et se trouve au principede cette operation.

Intelliger, se demande d'abord l'auteur du traite De l'ame, est-cesubir? II paraitra que oui, si Ton considere qu'intelliger ressemble asentir. En effet, il s'agit de connaitre dans les deux cas, et de meme quele sens peut etre en puissance ou en acte, nous intelligeons parfois enpuissance, parfois en acte. A partir de cette ressemblance, on doit doneconclure que tout comme sentir, e'est en quelque sorte subir de la partdu sensible, de meme intelliger, ce doit etre subir en quelque facon de lapart de 1'intelligible. II ne s'agit cependant que d'une affection (passio),au sens large: ce n'est que pour autant que l'intelligence se trouved'abord en puissance a son objet et apte a le recevoir. En un autre sens,

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l'intelligence demeure quelque chose d'impassible, si on la compare auxsujets materiels d'alterations d'ordre strictement physique. C'est donedire qu'on ne parlera de genese, de mouvement ou de devenir a sonpropos qu'en un sens metaphorique.

De ce que l'intelligence n'est pas « intelligente en acte », mais seule-ment en puissance, Aristote conclut, du fait qu'elle se trouve en puis-sance a intelliger toutes choses, qu'elle n'est pas composee de chosescorporelles, mais en est separee. Car si, lorsque l'intelligence connait,les natures meme des choses connues viennent habiter en elle, on peutdire que ce sont les choses memes qui viennent en elle, quoique selon unmode different d'existence. De cela suit que si l'intelligence etait cor-porelle ou avait deja en elle certaines choses corporelles, elle ne seraitpas en puissance a ces choses, puisqu'elle n'en serait pas privee. Maiscela est contraire a l'evidence selon laquelle l'intelligence se trouve enpuissance a devenir toutes choses. Precisons qu'elle devient les choses asa facon, i. e. selon un mode d'etre dit intentionnel.

De ce que l'intelligence n'est, du moins en acte, aucune des naturescorporelles, il s'ensuit que contrairement au sens, 1'intelligence n'a pasd'organe corporel. L'impassibilite de l'intellect differe, ajoute Aristote,de celle du sens. Car si le sens n'est pas en tant que tel altere a la manieredes autres corps par le sensible, il Test cependant par accident, pourautant qu'une intensite trop grande d'un sensible brise la proportionentre ce sensible et le sens et peut par consequent detruire le sens. Maiscela ne peut pas arriver a l'intelligence, puisqu'elle n'a pas d'organe; elleechappe meme a cette passibilite par accident dont le sens peut etrevictime. Bien plus, si elle intellige quelque chose de tres fortementintelligible, loin alors de saisir moins les choses peu fortement intelligi-bles, elle les saisira davantage.

Aristote prend a son compte la definition que certains avant lui avaientproposee de l'intelligence: le lieu des especes (species). A condition biensiirden'entendre par lieu que « cequirecoit »etpar« especes »nonpastoutes les especes, mais les « especes intellectives », e'est-a-dire lesintelligibles. Et de preciser qu'elle contient ces especes non pas en acte,mais en puissance.

Cette intelligence en puissance ou « intellect possible », comment, sedemande ensuite Aristote, passe-t-il a l'acte, comment devient-il intelli-gence en acte? Cette determination actuelle de l'intelligence, on latrouve chez celui qui sait, du fait qu'il possede l'habitus de science et lesespeces intelligibles en acte. On reconnait cette determination a ceci queson possesseur peut par lui-meme exercer a volonte l'operation de sonintelligence, qui consiste a intelliger. Quoique la possession habituelledes especes intelligibles rende d'une certaine facon l'intelligence enacte, elle la laisse aussi, sous un certain rapport, en puissance. Non pascependant selon l'etat de puissance anterieur a l'acquisition de la sci-

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ence; l'habitus demeure en acte, il est l'acte premier qui realise cettepuissance, mais cet acte premier se trouve lui-meme en puissance parrapport a l'acte second que constitue l'operation effective. En d'autrestermes, on peut posseder une science sans y penser toujours. Quand onse met a y penser, on a pour ainsi dire 1'intelligence encore plus en acte.

Cette distinction etablie quant au terme de la « genese » de l'intelli-gence, a savoir l'intelligence en acte, Aristote s'enquiert de l'objet decette puissance. II le trouve dans la nature, dans le « ce que c'est » deschoses singulieres. II dit en effet qu'autre est la grandeur, autre l'« etrede la grandeur »; autre est la chair, autre l'« etre de la chair ». Au sensrevient la connaissance du singulier, a l'intelligence celle du « ce quec'est » des choses singulieres, quoiqu'une connaissance indirecte,« reflexive » du singulier lui soit egalement accessible.

Cette nature repondant a la definition des choses n'existe en elles quesingularisee par la matiere individuelle. Elle n'est done intelligible qu'enpuissance. C'est pourquoi l'actualisation de l'intellect possible par sonobjet necessite une activite de l'intelligence sur cet objet, non certespour lui conferer une nature, mais pour le rendre « intelligible en acte ».La tradition a nomme intellect agent cette partie de l'intelligence exer-cant la vertu active qui permet de rendre intelligible en acte ce qui nel'etait d'abord qu'en puissance, en l'abstrayant de la matiere.

Cette genese active operee par l'intelligence en tant qu'intellect agent,en vertu de laquelle l'objet, d'abord intelligible seulement en puissanceen raison de sa materialite, devient intelligible en acte parce qu'il a eteabstrait de la matiere, se compare a la « genese » qu'effectue la lumieredans la vision des couleurs: la lumiere ne donne pas a l'objet une couleurqu'il n'avait pas, mais rend la couleur de cet objet visible en acte.

On voit done en quel sens l'intelligence construit son objet: fonciere-ment passive pour autant que connaitre c'est recevoir l'autre de facon adevenir cet autre, l'intelligence doit cependant recevoir selon son modea elle, a savoir immateriellement, de facon separee de la matiere. Aussidoit-elle agir sur le phantasme pour elever la nature qu'il renferme etrepresente au rang d'intelligible en acte. A travers ce processus, lanature demeure intacte. L'activite de l'intelligence n'a modifie que sonmode d'etre: d'une existence individualisee, concrete, la meme natureest passee a une existence immaterielle, abstraite.

La genese de l'intelligence en acte par reception de l'intelligible ou del'universel presuppose bien sur l'operation des facultes sensitives. Leprocessus qui va du sens a la memoire puis a l'experience s'acheve dansl'« art ». i. e. dans la saisie de l'universel. C'est a partir de l'experiencedes singuliers qu'est engendre « l'universel en repos dans l'ame ». Onsaisira en effet l'universel pour autant qu'on aura d'abord percuplusieurs singuliers ne comportant pas de difference quant a quelquechose d'un existant en eux. Ce quelque chose d'un selon lequel ils ne

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different pas, une fois recu dans 1'ame, constituera justement le premieruniversel. Ce qui suppose bien sur que 1'ame peut subir cela,27 c'est-a-dire est apte a recevoir la connaissance universelle, grace a l'intellectpossible et a l'intellect agent.

D'autre part, a l'interieur meme de 1'intelligence, done eu egard auconcept universel, on peut aussi parler d'une certaine genese selonlaquelle l'intelligence progresse du plus universel au moins universel.C'est encore un aspect du passage de la puissance a l'acte effectue parl'intelligence. Le plus universel, point d'arrivee, comme tout universel,du sensible dans l'intelligence, laisse cette derniere encore a l'etat derelative puissance, en raison de sa « confusion », de son indistinction. IIest en effet une espece de tout.28 Or connaitre un tout sans avoir laconnaissance distincte de ses parties laisse dans une certaine indetermi-nation, dans une certaine potentialite. Mais si Aristote suggere un ordrede determination des differentes parties du sujet d'une science selonlequel il faut proceder des principes les plus universels aux principesmoins universels, il n'est pas pour autant d'avis que l'intelligence pour-rait, comme le pensait Hegel, effectuer ce progres de facon autonome, apartir par exemple d'une quelconque lutte des contraires conduisant aleur depassement. Le retour a l'experience sensible s'impose a chaqueniveau; l'intelligence ne deduit pas les especes du genre.

L'aspect genetique de l'intelligence a la recherche de sa perfection oude son actualisation la plus complete possible se revele egalement atravers la distinction introduite par Aristote dans son traite desCategories entre la disposition et 1' habitus en matiere de connaissanceintellectuelle. Avant de posseder en son intelligence cette qualite stabledifficilement mobile que constitue 1'habitus de la geometrie, par exem-ple, on sera d'abord simplement dispose d'une certainfacon29 en regardde la geometrie; cette disposition se definit comme une qualite oudetermination facilement mobile, i. e. qu'il est facile de perdre. L'opi-nion serait certes a ranger de ce cote. De la disposition plus ou moinsparfaite a l'habitus de science, le chemin pourra bien sur etre tres long.

D'autant plus que pour Aristote, ce n'est pas d'emblee que l'intelli-gence se montre capable de son mouvement propre, e'est-a-dire apte aetre determinee par l'evidence presentee par son objet propre.Longtemps la coutume tiendra lieu d'evidence.30 C'est dire toute lafaiblesse de l'intelligence humaine: a ses debuts, et dans certains caspour la vie, l'intelligence ne disposera pas de la faculte de se determinerelle-meme en presence de son objet, mais se verra dans l'obligation de .

27 Aristote, Seconds Analytiques, II, 19.28 Aristote, Physique, 1,1. Cf. aussi Physique, 1,5,189a5-6: « L'universel est plus connu

selon la raison ».29 Aristote, Categories, 8.30 Aristote, Metaphysique, A, 995al-12.

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croire en d'autres intelligences, d'adherer pour des motifs extra ration-nels, souslecommandementdelavolonte, sousl'impulsiondel'appetit.

Du fait que la genese de 1'intelligence ait ete decrite comme fonda-mentalement passive, il pourra sembler etrange qu'Aristote distinguetrois actes ou operations de Vintelligence. L'intellect possible setrouverait done a agir? En fait, l'intelligence n'« agit » que pour autantque du meme coup elle subit: actualisee par son objet, l'intelligence setrouve du meme coup a apprehender ou concevoir la nature de cedernier, formant sa definition; a composer ou diviser les natures ap-prehendees, formant des enonciations; a discourir, formant desraisonnements. On peut certes dire que e'est en posant de telles opera-tions que l'intelligence se perfectionne, devient davantage en acte, maisil reste qu'il s'agit toujours d'operations de connaissance. Or connaitreimplique necessairement l'actualisation d'une puissance passive parquelque chose d'autre qui soit deja en acte; l'intelligence n'opere pas defacon autonome, sans reference a des objets qui la mesurent.

Ceci vaut principalement pour l'intelligence speculative, e'est-a-direen tant qu'elle a pour fin la connaissance pour elle-meme. Aristotereconnait par ailleurs que l'intelligence peut se faire pratique, e'est-a-dire peut avoir pour fin une oeuvre a faire, une action a poser, telle parexemple une meilleure adaptation de l'homme a son milieu. Dans ce cas,l'intelligence a le pouvoir d'« excogiter », de former en elle-meme lesformes intentionnelles qui seront principe de l'art. Mais meme celapresuppose une certaine passivite anterieure: l'art imite la nature.

Enfin, al'echelle de l'humanite, Aristote observe aussi une genese desconnaissances. Les arts et les sciences ne se sont developpes queprogressivement. Ce n'est qu'une fois les hommes pourvus des chosesles plus necessaires a leur subsistance que les autres choses qui con-tribuent a I'ornement de la vie et au superflu trouvent a leur tour a sedevelopper.31 En matiere de connaissance speculative, les hommes ontcommence par s'etonner de choses peu nombreuses davantage a porteede la main, pour ensuite peu a peu soulever des doutes a propos dechoses plus elevees et plus cachees.32

Aristote ignore par ailleurs a quel point lui-meme etait unique enregard de ses predecesseurs en accedant comme il l'a fait a la connais-sance de tant de verites philosophiques difficilies. II pensait que selontoute vraisemblance, les divers arts et la philosophic ont ete, a plusieursreprises, developpes aussi loin que possible et chaque fois perdus.33

Cette idee d'un eternel retour equivaut bien sflr a voir un processuscyclique dans les geneses menant l'humanite vers un savoir plus parfaitet accompli.

31 Aristote, Politique, VII, 10.32 Cf. Aristote, Metaphysique, A, 2.33 Ibid., A, 8.

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Conclusion

L'ampleur du sujet traite nous a certes oblige a resumer beaucoup, aprendre des raccourcis. Pour une connaissance suffisamment approfon-die d'une pensee riche et nuancee comme celle d'Aristote, on ne sauraitse dispenser d'aller aux textes meme du Stagirite. Nous pensons cepen-dant en avoir dit assez pour donner par notre survol une idee au moinssommaire de la psychologique philosophique et... genetique (au sens ouon l'a explique) aristotelicienne, a tout le moins en ce qui a trait auprobleme de la connaissance. On aura reconnu chez Aristote une ap-proche fondamentalement realiste. Le sujet connaissant devient I'objet,quoique sous un mode d'existence different. Et tout comme dans ledevenir naturel, l'etre n'est pas engendre a partir du non-etre comme tel,de meme la science ne procede-t-elle pas de son contraire, l'ignorance,sinon par accident: il faut d'abord etre prive de la science pour pouvoirdevenir savant, mais, perse, la science est actualisation de l'intelligencepar une nature reelle, existant concretement dans le monde exterieur.La concretion des natures a connaitre fait de ces dernieres des objets quine sont intelligibles qu'en puissance; la connaissance sensible anterieurepermettra l'amorce d'une « dematerialisation » des natures jusqu'al'abstraction complete accomplie par l'intellect agent. Ce n'est donequ'au terme d'un long processus, d'une suite de geneses dans les di-verses puissances de connaissance que le sujet connaissant sera enmesure d'acceder a ce stade « formel » constitue par la saisie distinctede l'universel ou de la « forme » des choses, abstraction faite de leurmatiere singuliere. Et si Ton peut parler de geneses, il ne faut cependantpas oublier que deja dans le cas du sens et davantage encore dans celuide l'intelligence, le mot genese ou devenir a acquis une significationanalogue: preter au mot un sens univoque par rapport aux transforma-tions d'ordre purement physique pour rendre compte de la connaissanceconstituerait aux yeux d'Aristote une grave confusion.