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La géographie appliquée

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La géographie appliquée

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CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Collection U M. ARCHAMBAULT Documents et méthodes pour le commentaire des

cartes, t. 1 : Principes généraux, t. 2 : Les reliefs structuraux.

A. BAILLY et H. BEGUIN Introduction à la géographie humaine A. BAILLY et R. FERRAS Éléments d'épistémologie de la géographie

M. BALESTE et alii La France: 22 régions de programme Groupe CHADULE Introduction aux méthodes statistiques en géographie

P. BARRÈRE et M. CASSOU-MOUNAT Le Document géographique J. BEAUJEU-GARNIER Géographie urbaine

M. BÉGUIN et D. PUMAIN La Représentation des données géographiques P. CHATELAIN et X. BROWAEYS La France des 36 000 communes. Méthodes et

documents pour une étude locale du territoire D. CLARY Le Tourisme dans l'espace français R. COQUE Géomorphologie

M. DERRUAU Géographie humaine G. Dupuy L'Urbanisme des réseaux J. GALLAIS Les Tropiques, terres de risques et de violence P. GEORGE Le Métier de géographe. Un demi-siècle de

géographie P. GEORGE Chronique géographique du XXe siècle M. GUIGO Gestion de l'environnement et études d'impact M. GUIGO Gestion de l'environnement et systèmes experts R. LEBEAU Les Grands Types de structure agraire

P. LIMOUZIN Les Agricultures de l'Union européenne R. MARCONIS Introduction à la géographie

D. NOUIN Géographie de la population D. NOUIN Le Nouvel Espace français D. NOUIN La Population de la France

Ph. et G. PINCHEMEL La Face de la Terre C. POMEROL et M. RENARD Éléments de géologie

G. ROUGERIE et N. BEROUTCHACAVILI Géosystèmes et paysages

Collection Prépas N. BADIA-LLOVERAS Le Tiers Monde

L. CARROUÉ L'Union européenne L. CARROUÉ L'Europe médiane

R. CHEIZE et J.-P. ROUSSEAU Le Monde en cartes P. DUHAMEL et 1. SACAREAU Le Tourisme dans le monde

Collection Synthèse P. BLOC-DuRAFFOUR Les Villes dans le monde

Y. COLOMBEL L'Agriculture dans le monde M. GOUSSOT L'Industrie dans le monde M. GOUSSOT Les Transports dans le monde

Ph. LAHOUSSE L'Outil statistique en géographie J.-L. MATHIEU La Population mondiale

J.-P. PAULET La Mondialisation J.-P. PAULET Les Régions à l'heure de la mondialisation

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MICHEL PHLIPPONNEAU

La géographie appliquée Du GÉOGRAPHE UNIVERSITAIRE

AU GÉOGRAPHE PROFESSIONNEL

ARMAND COLIN

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COLLECTION U 0 GÉOGRAPHIE

sous la direction de Philippe Pinchemel

Ce logo a pour objet d'alerter le lecteur sur la menace que représente pour l'avenir de l'écrit, tout particulièrement dans le domaine universitaire, le développement massif du « photocopillage ». Cette pratique qui s'est généralisée, notamment dans les établissements d'enseignement, provoque une baisse brutale des achats de livres, au point que la possi- bilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd'hui menacée.

• Nous rappelons donc que la reproduction et la vente sans autorisation, ainsi que le recel, sont passibles de poursuites. Les demandes d'autorisation de photo- copier doivent être adressées à l'éditeur ou au Centre français d'exploitation du droit de copie : 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris. Tél. 01 44 07 47 70.

@ Armand Colin, Paris, 1 999 DÉPARTEMENT DES ÉDITIONS NATHAN

ISBN 2-200-01878-9

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. • Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l'autorisation de l'éditeur, est illicite et constitue une contre- façon. Seules sont autorisées, d'une part, les reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d'autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d'information de l'œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4,L. 122-5 et L. 335-2 du

Code de la propriété intellectuelle).

ARMAND COLIN • 34 BIS, RUE DE L'UNIVERSITÉ • 75007 PARIS

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SOMMAIRE

Avant-propos

Chapitre 1 Une évolution contrastée 11

Chapitre 2 La géographie universitaire et les applications: De la géographie applicable à la géographie appliquée 37

Chapitre 3 Le géographe expert, citoyen, acteur politique 61

Chapitre 4 Le géographe professionnel 79

Chapitre 5 Méthodes et formation 105

Chapitre 6 Le champ d'applications de la géographie physique 139

Chapitre 7 L'environnement 161

Chapitre 8 Les hommes et les activités 183

Chapitre 9 L'aménagement de l'espace 215

Chapitre 10 La géographie appliquée dans le monde 243

Pour conclure... Et demain 283

Orientation bibliographique 289

Liste des sigles 293

Table des figures 295

Table des matières 297

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À LA MÉMOIRE DE MAYENCE

À KATELINE, MATTHIEU ET SARAH

REMERCIEMENTS

Je n'aurais pu mener à bien cet ouvrage, sans la partici- pation amicale de collègues, d'anciens étudiants, de géographes professionnels qui ont répondu à de multiples enquêtes, ont participé aux colloques de la Commission de géographie appliquée du Comité national de géogra- phie dont Pierre Gillardot assure le secrétariat. Ils m'ont fourni en particulier une documentation sur les programmes, les méthodes, les résultats des formations professionnalisantes. Ils sont trop nombreux pour que je puisse les citer ici nommément.

Qu'il me soit permis pourtant de remercier spéciale- ment les collaborations relatives aux pays étrangers: Abdelmadjid Gana et Amar Sarni pour l'Algérie, Bernadette Mérenne-Schoumaker et Yola Verhasselt pour la Belgique, Pedro Geiger, C.G. Vianna, Robert Bariou pour le Brésil, François Hulbert pour le Canada, Hiroshi Tanabe pour le Japon, Fatima Lairachi-Couvreur pour le Maroc, Jans Christians Hansen pour la Norvège, Jorge Gaspar et José Manuel Simoes pour le Portugal, Jan B. Thompson pour le Royaume-Uni, Natalia Kontsava pour la Russie, Chauncy D. Harris et Janet Momsen pour les USA.

Merci aussi aux collègues français qui ont bien voulu me faire part de leurs observations et suggestions sur tout ou partie de ce texte: Guy Baudelle, Jean Mounier, Philippe Pinchemel et à Sylvain Phlipponneau pour la partie infographique.

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Avant-propos

QUARANTE ANNÉES D'OBSERVATIONS, d'actions, de réflexions séparent chez le même éditeur la publication de cet ouvrage de celle de Géographie et action. Introduction à la géographie appliquée, A. Colin, Paris, 1960.

En 1960, il s'agissait bien d'une introduction, au moins pour la France. Les grands patrons considéraient la géographie comme une science pure, une disci- pline de culture, devant - par la formation des enseignants et par ces derniers, de tous les jeunes - révéler l'humanité à elle-même. (Max Sorre). L'École géogra- phique française était alors considérée comme la première du monde et la langue française dominait dans les congrès internationaux.

Pourtant, dans beaucoup de pays, la géographie était déjà considérée comme une science pragmatique, utilitaire, donc appliquée. Ainsi, la même année, L. Dudley Stamp publiait Applied Geography qui s'appuyait sur une pratique déjà longue. C'est en se référant à de multiples expériences étrangères que Géographie et action incitait les géographes français à ne plus ignorer l'une des deux compo- santes de l'esprit géographique : une composante scientifique, décrire et expli- quer les aspects complexes d'une combinaison de facteurs naturels et humains et leur différenciation spatiale, géographique ; une composante utilitaire : mettre cette connaissance scientifique au service de l'action.

Le partage entre ces deux composantes varie au cours de l'histoire, avec une nette dominante utilitaire jusqu'à la fin du XIXe siècle. La découverte de la terre étant achevée, les géographes accordent alors aux préoccupations scientifiques une place qui, en France, devient exclusive. Les sociétés de géographie, ouvertes aux décideurs, aux hommes d'action comme au public cultivé, s'effacent devant le prestige des chaires des géographes universitaires.

Alors qu'au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les mutations de la société et des territoires offrent un énorme champ d'applications aux travaux géographiques, l'abstention des géographes français conduit les décideurs à faire appel à d'autres spécialistes qui, sans état d'âme, mettent leur discipline au service de l'action et se réservent les postes de responsabilité. Cette abstention des géographes peut expliquer les décisions contestables qui ont souvent marqué l'aménagement de l'espace ; à terme, elle réduit aussi la part de la géographie, discipline de culture et de formation des jeunes, au bénéfice de disciplines dont le caractère utilitaire s'est imposé, mais également à celle de l'Histoire, expli- quant le présent, point de départ du futur.

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Lorsque dans les années cinquante, quelques jeunes géographes français commencent à s'intéresser aux applications directes de la géographie, ils se heur- tent souvent à des résistances sourdes ou déclarées. C'est seulement en 1961 que le colloque national de géographie appliquée de Strasbourg marque le point de départ de la géographie appliquée dans la plupart des universités françaises. Mais on ne peut alors recenser plus d'une vingtaine de géographes non enseignants. Le nombre de professionnels formés chaque année ne dépasse pas quelques unités. La préparation de futurs enseignants est, avec la recherche, la préoccupa- tion quasi unique du géographe universitaire.

Quarante ans plus tard, malgré les obstacles liés à des considérations déonto- logiques et à la renaissance de préoccupations exclusivement scientifiques en rapport avec de nouvelles techniques, la situation est totalement inversée. La structure de la géographie universitaire est profondément modifiée. Les univer- sitaires orientent leurs recherches vers des applications intéressant les décideurs. Ceux-ci leur demandent des travaux sous contrat dont le produit représente l'élément essentiel du budget de fonctionnement des centres de recherche. Ils ont recours au géographe en tant qu'expert et recrutent pour des fonctions permanentes des géographes « professionnels », par convention ce terme de géographe professionnel désigne le géographe non enseignant.

Pour répondre à cette évolution, le nombre de formations professionnalisantes s'est multiplié. Elles intéressent pratiquement tous les départements de géogra- phie, alors que beaucoup ne préparent pas aux concours de l'enseignement. Le nombre annuel de postes offerts à ces derniers est devenu très inférieur à celui des diplômés des formations professionnalisantes, même s'il s'est accru par rapport à celui des « années noires » de 1977 à 1982. Ainsi se justifie le titre de cet ouvrage.

Ne devrais-je pas me réjouir d'une évolution conforme aux objectifs de Géographie et action ? Ce serait le cas si le nombre de diplômés futurs profes- sionnels, pendant longtemps demeuré inférieur, puis égal à celui des postes offerts par l'enseignement secondaire, n'était pas devenu beaucoup plus élevé et surtout ne dépassait pas celui des emplois offerts. J'ai pris conscience de ce problème fondamental en lançant depuis 1991 des enquêtes de la Commission de géographie appliquée du Comité national de géographie et en suivant celles de l'Association française pour le développement de la géographie (AFDG). Pour avoir contribué à cette orientation des jeunes géographes vers la profes- sionnalisation, j'éprouve un sentiment de responsabilité lorsque j'en vois, après 5 ou 6 ans d'études supérieures et l'obtention d'un diplôme garantissant leur qualification, rester de longs mois, voire des années, à rechercher un emploi correspondant à leurs compétences, pour finalement en accepter un sans rapport avec ces dernières. On ne peut se satisfaire de laisser les choses en l'état sous le prétexte que ces diplômés ont du moins acquis une culture générale leur permet- tant finalement de trouver un emploi intéressant, les géographes n'étant pas malheureusement les seuls dans ce cas.

Doit-on réduire le nombre ou les effectifs des formations professionnali- santes ? Doit-on les élargir en développant plus ou moins fortement la part des disciplines complémentaires ? Doit-on prolonger la durée des études, avec des

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spécialisations répondant à des « créneaux porteurs ? » Comment enfin élargir les débouchés, solution évidemment la plus intéressante ?

Il est urgent que ces problèmes soient mis collectivement à l'étude et exami- nés lors d'une rencontre comparable au colloque national de géographie appli- quée de Strasbourg en 1961. Après un bilan des formes de participation des géographes aux travaux appliqués, ce nouveau colloque devrait confronter les systèmes de formation qui se sont multipliés dans un désordre extrême. Mais ne faut-il pas tenir compte des expériences étrangères qui ont aussi fortement évolué ?

La participation étrangère avait été importante au colloque de Strasbourg, ce qui était justifié par le retard de l'École française et avait favorisé des transposi- tions et la création de la Commission de géographie appliquée de l'Union géographique internationale en 1964 qui, pendant vingt ans, a multiplié les comparaisons entre les pays. Par ses statuts, l'UGI se doit de faire progresser, par la coopération internationale, non seulement la recherche, mais aussi les applica- tions pratiques de la géographie. Celles-ci ne dépendent pas seulement de la mise en oeuvre de nouvelles techniques, mais aussi des travaux sous contrat, des consultations, de l'emploi de géographes professionnels spécialement formés.

Géographie et action avait favorisé la tenue du colloque de géographie appli- quée de Strasbourg et la création de la Commission de géographie appliquée de l'UGI. Cet ouvrage pourrait jouer un rôle analogue, inciter de jeunes collègues à prendre le relais, guider les étudiants qui ont choisi un métier difficile, mais combien passionnant, convaincre les décideurs, les élus et les citoyens que, par ses applications, la géographie contribue à bâtir un monde meilleur.

La finalité de l'ouvrage justifie son orientation vers les perspectives d'avenir. De l'évolution on retiendra les éléments reproductibles, les raisons des difficul- tés actuelles, les tentatives de solutions. On recherchera en priorité l'élargisse- ment des débouchés. Auprès des utilisateurs potentiels, l'analyse de cas concrets devrait être plus persuasive que des exposés théoriques sur l'intérêt de la géogra- phie en tant que science. C'est pourquoi j'ai réservé une large place à mes expé- riences personnelles. Ce sont elles que je connais évidemment le mieux. Elles reposent toujours sur des éléments précis, et surtout sur une vision passant de celle de l'universitaire, à celle de l'utilisateur, du responsable politique, une carrière en géographie appliquée pouvant compter de multiples facettes. Il peut être intéressant d'en dégager des enseignements.

Pour chacun des chapitres de cet ouvrage, j'ai la chance de pouvoir, en tant qu'acteur, partir des années soixante, du colloque de géographie appliquée de Strasbourg, participer ou suivre de près une évolution conduisant quarante ans plus tard à cette esquisse de bilan qu'il importe de compléter.

Si la part de l'universitaire dans les recherches appliquées a diminué en même temps que progressait celle des professionnels, son rôle demeure essentiel, central, entre l'utilisateur et le professionnel dont il assure la formation. Comment les universitaires passent-ils des recherches spontanées, simplement orientées vers les applications, aux recherches demandées sous contrat ? Comment et pourquoi le géographe peut-il être considéré comme expert ? Comment réagit-il comme citoyen et comme acteur politique ? Quels sont les

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différents types d'emploi du géographe professionnel, les caractères de ce nouveau métier, l'adaptation de la formation initiale et continue aux qualifica- tions demandées par l'employeur ?

À côté d'une formation géographique générale et d'éléments communs inté- ressant tous les futurs professionnels : informatique, cartographie, construction de scénarios, d'autres relèvent de spécialisations plus ou moins poussées, géné- ralement liées à l'apport d'autres disciplines. Celles-ci jouent souvent un rôle essentiel dans les formations professionnalisantes. Quel est l'intérêt de ces multiples combinaisons ?

La part des travaux appliqués réalisés par l'universitaire et par le profession- nel varie selon les grandes divisions de la géographie. Dans les diverses branches de la géographie physique, les applications demeurent encore plus souvent du domaine du chercheur universitaire, travaillant sous contrat ou comme expert, que du « professionnel », du moins pour des travaux très « pointus » exigeant une qualification de très haut niveau scientifique dépassant celui des formations professionnalisantes classiques. Cependant aujourd'hui un vaste champ d'appli- cations est ouvert avec la place que tiennent les problèmes d'environnement. Mais ceux-ci comprennent des aspects humains et économiques auxquels doivent répondre les formations professionnalisantes. Ce sont bien les applica- tions qui empêchent l'éclatement entre les branches diverses de la géographie physique et humaine.

Comme dans les années soixante, différentes branches de la géographie humaine et économique, de la « géographie des affaires », donnent lieu à des spécialisations plus ou moins poussées dans les domaines des activités agricoles, industrielles, des services, des transports, du tourisme. De nombreuses forma- tions professionnalisantes répondent aux possibilités de carrières des géographes dans ces domaines variés.

C'est cependant l'aménagement de l'espace qui représente toujours le plus vaste champ d'applications pour la géographie, celui dans lequel le jeune géographe peut pleinement manifester ses deux qualités essentielles, le sens de la synthèse et celui de l'espace. C'est celui qui a donné lieu au plus grand nombre de formations professionnalisantes de niveaux divers et d'orientations généra- listes ou spécialisées : aménagement du milieu rural, urbain, régional, de l'en- semble du territoire, des divers types de milieux géographiques, du littoral à la montagne. C'est aussi le domaine dans lequel il existe encore le plus fort poten- tiel de développement et celui qui préserve le mieux l'unité de la géographie.

En 1960 Géographie et action devait s'appuyer sur des expériences étrangères pour illustrer les formes et les domaines de la géographie appliquée. Ce serait beaucoup moins nécessaire aujourd'hui, mais la méthode comparative présente toujours le même intérêt. On peut toujours dégager des leçons d'une esquisse de la situation de la géographie appliquée dans le monde. Dans ce monde qui s'uni- formise, la géographie échappera difficilement au règne du langage unique et de l'ordinateur. N'est-ce pas par ses applications qu'elle peut demeurer science de la diversité ?

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Chapitre 1

Une évolution contrastée

Au COURS DES DERNIÈRES DÉCENNIES, l'épistémologie et l'histoire de la géogra- phie ont fait l'objet d'innombrables travaux, justifiant la permanence depuis 1968 de la Commission d'histoire de la pensée géographique de l'UGI.

Des géographes trouvent dans l'histoire de leur discipline, sinon l'origine, du moins la justification de leurs propres conceptions. Ils placent les innovations sous la caution des grands ancêtres : Hérodote patronne une revue d'avant- garde, Americo Vespucci un Festival international de géographie, Élisée Reclus une Maison de la géographie.

Dans cet ouvrage à finalité pratique, orienté vers le futur, ce chapitre cherche seulement à saisir les grandes phases d'une remarquable alternance entre les composantes scientifiques et utilitaires de la géographie, donnant à cette dernière une évolution contrastée. Jusqu'à la Première Guerre mondiale, le pragmatisme domine, pour être supplanté, voire éliminé par le culte que les universitaires vouent à la science. Au lendemain du second conflit mondial, il faudra de multiples initiatives individuelles avant que le colloque de géographie appliquée de Strasbourg en 1961, que la création de la Commission de géographie appli- quée de l'UGI en 1964, marquent un renouveau de la composante pragmatique.

Cependant, la conception même de la géographie appliquée se heurte à des considérations déontologiques, avec la géographie active, idéologiques, avec la géographie radicale, la géographie marxisante, et à une reprise du scientisme, marqué par le dieu ordinateur. L'instrument domine la pensée. Partie de la géographie quantitative la nouvelle géographie aurait pu provoquer, après une crise qui a été effective, un éclatement, voire une disparition de la géographie, sans un recentrage marqué par l'utilisation des nouvelles techniques et méthodes à la solution de problèmes pratiques.

Les champs d'application s'élargissent et se multiplient. Les universitaires s'y intéressent, répondent à la demande des utilisateurs par des travaux sous contrat, des expertises et la création de formations professionnalisantes. Celles-ci se multiplient à un point tel que, pour ces futurs géographes professionnels, se pose le problème de l'emploi.

1 DE LA DOMINANTE UTILITAIRE À LA DOMINANTE SCIENTIFIQUE

En fin connaisseur de la pensée géographique, Ph. Pinchemel a bien perçu ce passage d'une dominante à l'autre : « Dans les dernières décennies du dix-

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neuvième siècle, la géographie apparaissait à la fois professionnelle et en phase avec les problèmes politiques et économiques d'alors... La géographie était alors une science appliquée qui retenait l'attention des responsables politiques et économiques. Depuis, la géographie, tout en devenant une discipline de plus en plus universitaire, s'est dé-professionnalisée au profit de la formation des ensei- gnants. »1

1.1. De la découverte...

La géographie est apparue comme une science appliquée, bien avant la fin du XIXe siècle. Géographie et action soulignait qu'à toutes les époques, la géographie avait rendu à l'humanité le double service d'élargir son domaine par les explora- tions, et en éclairant les décideurs, les politiques, de contribuer à l'aménagement de son cadre de vie2.

Dès l'Antiquité, l'ordonnancement rationnel des connaissances acquises sur les contrées nouvellement découvertes favorise le travail d'exploration, permet- tant de le reprendre des siècles plus tard alors que, faute de relations scienti- fiques, les explorations des marins scandinaves n'ont pas contribué à re-décou- vrir un nouveau continent.

Lorsqu'à l'époque des grandes découvertes, le monde s'élargit, les rapports sont étroits et à double sens entre les explorations et les géographes, hommes d'action dont les souverains s'assurent les services, ou hommes de cabinet, dont les publications, surtout cartographiques, éveillent de nouvelles vocations, facili- tent les nouvelles expéditions.

Au XIXe siècle, la première des Sociétés de géographie, celle de Paris, répond « au rationalisme des Lumières ». Elle considère que « liée à toutes les sciences, la géographie sert d'introduction à chacune d'elles », ce qui explique son carac- tère interdisciplinaire et son esprit mondialiste. Pour agrandir le cercle de nos connaissances, la Société doit constituer un point central, fournissant des rensei- gnements aux explorateurs. Elle en attend en retour des résultats qui seront transmis au monde savant3.

L'organisation scientifique des connaissances a été efficace. La Société de géographie qui avait attribué 68 médailles d'or pour explorations et voyages de découverte de 1829 à 1939, n'a pu en attribuer que 11 depuis, portant essen- tiellement sur des espaces inhabités, des grands fonds océaniques à la lune !

Cependant ce ne sont pas seulement des considérations scientifiques qui ont poussé les hommes à étendre leur connaissance de la terre. Les navigateurs grecs et phéniciens ne cherchaient-ils pas avant tout de nouvelles routes commer-

1 Pinchemel Ph., « Introduction », in Robic M.-CI. et al., Géographes face au monde, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 13.

2 Phlipponneau M., Géographie et action. Introduction à la géographie appliquée, Paris, A. Colin, 1960 (Cf Chap. 1, « Les origines », et « Bibliographie »).

3 Acta Geographica, n° 111 (numéro spécial) (1997) et 2 numéros hors série pour le 175e anniversaire de la Société de géographie. Cf. Sanguin A.-L., Les sociétés de géographie. Leur rôle dans la décou- verte du monde, dans la popularisation de la géographie et dans l'émergence d'une discipline scien- tifique.

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ciales ? La colonisation romaine procède d'un plan systématique s'appuyant sur une connaissance précise du milieu. Le choix du tracé des futures voies romaines précède souvent la conquête. Au temps des grandes découvertes, la finalité pratique l'emporte ouvertement et de loin, sur les considérations scientifiques. Dans l'hémisphère occidental comme en Océanie, la découverte prépare l'ap- propriation de nouveaux territoires. Au siècle des Lumières, si l'on met en avant les considérations scientifiques, les luttes de vitesse entre marins français et britanniques dans le Pacifique témoignent d'autres finalités : le lever cartogra- phique constitue le premier acte d'une prise de possession.

Au xixe siècle, en Afrique, les faibles moyens des premiers explorateurs, animés par le goût de l'aventure, par des préoccupations scientifiques ou reli- gieuses sont renforcés par les sociétés de géographie, soutenues elles-mêmes par les gouvernements et les milieux d'affaires. L'exploration devient affaire d'Etat.

Les sociétés de géographie ne peuvent uniquement compter sur des savants et des mécènes éclairés. L'appui de hautes personnalités gouvernementales, administratives, militaires, des milieux financiers leur est acquis. La Société de géographie de Paris a été présidée par un ministre de la Marine, donc des Colonies de 1864 à 1872, par 7 amiraux, 4 généraux, un Maréchal de France. Ferdinand de Lesseps, lauréat du prix de l'Impératrice Eugénie en 1869, préside la Société de 1881 à 1891 et y prépare le lancement du canal de Panama. Les rapports sont étroits entre la Société et la politique scolaire et coloniale de Jules Ferry. Après 1871, les jeunes Français doivent savoir que la patrie, amputée de l'Alsace-Lorraine, se constitue un empire colonial. En 1885, la Société compte 2 500 adhérents. Les 30 sociétés provinciales créées de 1873 à 1899 en comp- tent alors plus de 20 000. Avec leur influence sur la presse, alors seul grand média, ces sociétés popularisent cette politique maritime et coloniale.

Le mouvement n'est pas propre à la France. La Royal Geographical Society est dès l'origine patronnée par Buckingham : « Il y eut à la RGS, une véritable fièvre expéditionnaire... Tout au long de l'ère victorienne, la géographie fut la science de l'impérialisme britannique » (A.-L. Sanguin). La Société de géographie de Saint-Pétersbourg, créée en 1845 patronne les explorateurs qui, aux confins de l'empire, préparent son extension. La Société belge de géographie, fondée en 1876, alors que Léopold II manifeste son intérêt pour les affaires africaines n'a peut- être pas servi de caution scientifique à un souverain, grand homme d'affaires, mais a du moins familiarisé l'opinion avec la présence belge en Afrique centrale (H. Nicolaï). En 1914, en dehors de la France, on compte 54 sociétés de géogra- phie dans 33 pays. Elles ne s'intéressent pas seulement à la découverte et à l'amé- nagement de nouveaux territoires, mais aussi à celui de territoires d'ancienne occupation et déjà à la mondialisation de l'économie.

1 . 2 . . . . à l ' aménagement

En dehors de zones totalement désertes, l'aménagement d'un territoire s'est toujours fait par substitution d'un pouvoir et d'un mode d'occupation à un autre, substitution aussi souvent systématique qu'empirique. L'aménagement de l'Empire romain comme celui de l'hémisphère occidental doivent beaucoup aux géographes. Si le maréchal de Vauban, homme d'action et qui considérait lui-

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même comme Oisivetés ses recherches inspirées d'un véritable esprit géogra- phique peut être considéré comme le Père de la géographie appliquée, c'est qu'il semble bien avoir été le premier à préconiser l'emploi systématique des méthodes géographiques pour l'aménagement de territoiresl. Il met lui-même au point des questionnaires, des modèles d'enquêtes, de tableaux statistiques, en illustrant par des exemple précis quels résultats pratiques peuvent en découler. Si sa note sur les moyens de rétablir nos colonies d'Amérique et de les accroître en peu de temps constitue un modèle d'enquête préalable à la mise en valeur d'un pays neuf, sa description géographique de l'Élection de Vézelay, à la base de son Projet de Dixme royale, illustre comment la recherche, l'utilisation de l'appareil statistique, les monographies locales et régionales, les vues prospectives, doivent préparer les décisions de l'homme d'action, même si ce dernier ne prend pas toujours en compte les recommandations du géographe. La Dixme royale fut condamnée en Conseil et ses exemplaires saisis.

Aujourd'hui les formations professionnalisantes pourraient consacrer quelques séances à l'analyse critique des travaux de Vauban, du Traité de la Police de Nicolas Delamarre, du Voyage en France d'Arthur Young, des Cahiers de Doléances et des débats accompagnant l'élaboration d'une nouvelle géographie administrative de la France qui, en deux siècles, n'a guère été modifiée.

Napoléon Ier pourrait clore cette anthologie. La carte d'état-major, les dénom- brements de population, l'appareil statistique dont il dote les administrations, n'ont pas seulement une finalité militaire. « Ayant porté à la géographie assez d'in- térêt », il souhaite doter le Collège de France, de quatre chaires de géographie qui, pour chaque partie du monde, permettraient « d'avoir sous la main les rensei- gnements les plus exacts, les notions précises des découvertes nouvelles et des changements survenus. Chacun de ces professeurs serait pour ainsi dire un livre vivant et leur cours offrirait à toute personne ayant le désir ou le besoin de s'ins- truire, beaucoup d'utilité et d'intérêt »2. Cette conception d'une section du Collège de France, jouant le rôle d'un bureau de renseignement géographique, pour le pouvoir certes, mais aussi pour le public cultivé, aurait pu donner une impulsion décisive aux recherches géographiques, pures et appliquées.

La création de la Société de géographie de Paris, en 1821, l'année même de la mort de l'Empereur, répondait bien à l'intérêt qu'il portait à cette discipline. Sans doute, sous la Restauration, sa finalité officielle est d'ordre scientifique. Mais cette société savante, ouverte aux politiques, aux diplomates, aux militaires, aux « négociants », répond bien aux conceptions utilitaires napoléoniennes. Celles-ci seront naturellement vigoureusement reprises sous le second Empire comme sous la troisième République. Le prince Roland Bonaparte qui préside la Société de 1910 à sa mort en 1924 devient aussi en 1922 le premier président de l'Union géographique internationale. Mais avec la naissance de cette association de savants, pendant un demi-siècle, l'esprit pragmatique de la géographie va s'effa- cer, surtout en France, devant des préoccupations exclusivement scientifiques.

1 Phlipponneau M., op. cit., p. 20-24, « Bibliographie». 2 Correspondance de Napoléon. 600 lettres de travail présentées par Maximilîen Vox, Paris,

Gallimard, NRF, 1923, p. 200.

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1.3. La géographie, exclusivité des universitaires Si sa dominante pragmatique a caractérisé la géographie jusqu'à la Première

Guerre mondiale, les géographes n'avaient cependant jamais négligé sa compo- sante scientifique, cherchant précisément à décrire et à expliquer les matériaux que leur apportaient les découvertes. Malte-Brun, un des fondateurs de la Société de géographie de Paris publie en huit volumes une première Géographie Universelle, Humboldt rédige à Paris son fameux Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent et la Société de géographie attribue en 1892 sa grande médaille d'or à Élisée Reclus pour sa Nouvelle géographie universelle.

La popularisation de la géographie ne se fait que par les sociétés elles-mêmes, dans les pays où elle ne figure pas ou peu dans les programmes scolaires, cas des États-Unis. Elle est plus aisée lorsqu'elle s'y intègre. La Société de géographie de Paris use de son influence auprès des hautes sphères gouvernementales pour que la géographie figure dans tous les programmes, à tous les degrés. Elle appuie la création de chaires universitaires dont les titulaires font progresser la recherche, forment des professeurs d'établissements du deuxième degré, d'Ecoles normales et par celles-ci des instituteurs. Ils préparent et dirigent des collections de livres scolaires. Pour des générations d'écoliers français, Vidal de la Blache évoque l'image des cartes scolaires qui ont accompagné toute leur scolarité.

En Grande-Bretagne, c'est la RGS qui fait créer en 1887 les premières chaires à Oxford et Cambridge. Au Japon, la Société de géographie de Tokyo permet à la géographie de pénétrer dans les universités japonaises dès 1886. Aux États- Unis, l' Americaît Geographical Society, fondée en 1851, fait créer 7 départements de géographie dans les universités américaines de 1883 à 1906.

Les sociétés de géographie pour lesquelles, par principe, la science n'a pas de frontières et qui s'ouvrent largement aux savants étrangers devaient nécessaire- ment s'organiser sur le plan international. En 1871, la Société de géographie d'Anvers organise le premier congrès international qui réunit 600 représentants d'une quinzaine de sociétés. Dix congrès se succèdent jusqu'en 19131.

Mais paradoxalement, en favorisant la naissance de la géographie universi- taire, les sociétés de géographie vont se priver d'une base scientifique solide. Si les universitaires, qui leur devaient beaucoup, avaient continué à leur apporter leur autorité scientifique, elles auraient pu se renforcer en conservant le plura- lisme de leur composition et de leur finalité. Mais les universitaires vont se consa- crer à la recherche et à la formation des enseignants. Ils considèrent que la géographie devient l'affaire de véritables professionnels et non d'aimables amateurs férus de récits d'explorations, d'ailleurs à peu près terminées. Certains estiment qu'elles servent de couverture, par un habillage scientifique, à des préoccupations militaires, politiques et surtout économiques.

Les universitaires vont publier leurs travaux dans leur propre revue : les Annales de Géographie, créées par Vidal de la Blache en 1891, deviennent la revue de référence, éclipsant La Géographie. Bulletin de la Société de géographie. Ils se regroupent au sein de leurs propres associations scientifiques. L'Association de géographes français, créée en 1923 publie le Bulletin de l'AGE. Le phénomène

1 Robic M.-CI. et al., op. cit., chap. VI.

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n'est pas particulier à la France. H. Nicolaï le rappelle avec humour pour la Belgique. Après la création en 1929 d'un enseignement universitaire que n'avait cessé de réclamer la Société belge de géographie, les universitaires constituent leur propre association spécifique, à laquelle ils réservent leurs publications. «À leurs yeux la vieille société paraît représenter une forme surannée de la géographie, à la limite celle des salons bourgeois du XIXe siècle »1.

Le nombre des adhérents de la Société de géographie de Paris qui avait culminé à 2 504 en 1885, passe à 2 003 en 1913, 1 300 en 1939, 379 en 1991, avec un net redressement depuis (535 en 1998 appartenant à 28 pays). En Grande-Bretagne, les universitaires dont les chaires doivent beaucoup à la Royal Geographical Society, créent VInstitute of British Geographers qui, soixante ans plus tard, fusionne avec la RGS.

Aux États-Unis où, après 1883 se multiplient les départements de géographie dans les universités, se crée en 1904 the Association of American Geographers, dont les Annals publient à partir de 1911 des articles à caractère scientifique, alors que la National Geographic Society conquiert depuis 1878 un énorme marché avec le National Geographic et ses articles de vulgarisation.

Sur le plan international, la Première Guerre mondiale, en interrompant les projets de création d'une union des sociétés de géographie, favorise une organi- sation étatique à direction universitaire. On y a vu « la revanche des Académies des Sciences et des universitaires face aux sociétés savantes »2. La création de l'Union géographique internationale en 1922, par les délégués de 8 comités nationaux, « se fait aux dépens des sociétés de géographie », elle cautionne une science officielle et renforce la présence des États. Certes, la coupure n'est pas immédiate et totale. On honore les membres les plus prestigieux. Le prince Roland Bonaparte, président de la Société de géographie, préside aussi le comité français et devient le premier président de l'UGI. Emmanuel de Martonne, secrétaire général de l'UGI de 1931 à 1938, puis président de 1938 à 1949, préside aussi la Société de géographie de 1947 à 1952.

Les applications pratiques, une des finalités des sociétés de géographie, tien- nent encore leur place alors que se crée l'UGI. Les géographes jouent le rôle d'experts auprès de leurs gouvernements en 1919, au sein de la Conférence de la Paix, cas d'Isaiah Bowman et d'E. de Martonne. Pour G. Chabot qui a assuré le secrétariat d'une séance de la Conférence, il s'agit « d'un remarquable exemple de géographie appliquée »3.

Cependant, la discrétion d'E. de Martonne contraste avec l'attitude d'I. Bowman dont on a pu dire « jamais géographe ne fut appelé par son gouver- nement aussi souvent et aussi utilement »4. Pourquoi ces deux leaders de la

1 Nicolai H., Acta Geographica, 1997/111, n° 111, p. 44. 2 Robic M.-CI. et al., op. cit., p. 38. 3 Ibid. Voir aussi Chabot B., «La géographie appliquée à la conférence de la Paix en 1919». Une

séance franco-polonaise, in La pensée géographique contemporaine. Mélanges Meynier, Saint- Brieuc, PUB, 1972.

4 Barton Thomas P. et Karan P.P., Leaders in American Geography, New-Mexico Geographical Society, 1992.

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géographie mondiale, qui ont tous deux présidé l'UGI, ont-ils adopté après 1920 une attitude aussi différente à l'égard des applications de la géographie ? E. de Martonne dénonce très tôt, avant la prise de pouvoir d'A. Hitler, les dérives de la géographie allemande, ses graves manquements à l'éthique scienti- fique, la Geopolitik du général Karl Haushofer, machine de guerre au service du pangermanismel.

On peut ainsi comprendre que l'école géographique française ait cherché à faire de l'UGI une cité savante contribuant à l'élaboration d'une discipline scien- tifique, cherchant à organiser le débat entre savants, tenant à l'écart les amateurs des sociétés de géographie, pouvant dériver vers la géopolitique. C'est seulement en fin de période, aux congrès de Varsovie et surtout d'Amsterdam que réappa- raissent des thèmes de géographie appliquée, développés par I. Bowman avec les implications géographiques du New Deal de Roosevelt, par Dudley Stamp avec le Land Utilization Survey et le Town and Country Planning Act. « Parmi les géographes dont l'absence est notable sur ce plan, figurent les Français. »2

La crainte des dérives auxquelles peuvent conduire des applications de la géographie n'est cependant pas la seule raison de l'abstention des géographes français. Les universitaires sont peu nombreux. En 1920, on comptait 20 profes- seurs ou maîtres de conférences, 3 chargés de cours ou assistants. C'est seule- ment après 1945 que leur nombre augmente sensiblement3. Mais en 1956 encore, les 41 professeurs et maîtres de conférences, les 30 chargés de cours et assistants doivent à la fois faire progresser la recherche et former des étudiants dont le nombre s'accroît pour satisfaire les besoins de l'enseignement du second degré. Le faible nombre de départements de géographie possédant plusieurs enseignants, justifie l'obligation de la thèse complémentaire, garantissant que toutes les branches de la géographie pourront être enseignées. De même la géographie ne peut être associée qu'à l'histoire, puisque les professeurs ensei- gneront les deux matières dans les établissements du second degré, alors que pour les applications d'autres disciplines seraient aussi utiles.

Pour la géographie appliquée, la situation est donc moins favorable que dans les pays où les géographes universitaires sont plus nombreux, et la place de la géographie dans les programmes scolaires plus limitée. Les étudiants doivent rechercher d'autres débouchés que celui de l'enseignement, cas de la Grande- Bretagne et des États-Unis. Cependant, ce sont surtout des considérations théo- riques, voire philosophiques qui justifient l'ostracisme de certains maîtres de la géographie française à l'égard de « cette géographie appliquée à laquelle pensent de jeunes collègues. Elle devrait dire aux gens qui sont à la tête du gouverne- ment : voilà comment il faut distribuer les hommes, distribuer les forces, centra- liser ou décentraliser, créer ici un combinat, ici une agroville, parce que nous, géographes, nous avons décidé que telles seraient les conditions dans lesquelles l'efficacité de l'action de l'État et des groupes humains s'exerceraient avec le plus

1 Rossler M., in Géographes face au monde, op. cit., p. 248-251. 2 Robic M.-CI., in Géographes face au monde, op. cit., p. 223. 3 Cholley A., « Tendances et organisation de la géographie en France », in La géographie française au

milieu du XXe siècle, Paris, Baillère, 1957, p. 325.

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de profit... Certains pensent que l'on peut faire des plans et que la géographie est utile pour faire des plans. Je me méfie des plans parce que je ne me crois pas appelé à reconstruire le monde. Je ne pense pas que ce soit l'objet propre de la géographie humaine. Je crois qu'elle a quelque chose de mieux à faire »!.

Cette exécution de la géographie appliquée ou du moins de ses formes cari- caturales est moins dangereuse que de sourdes manoeuvres visant, lors de soute- nances de thèses, à empêcher de jeunes géographes d'accéder à l'enseignement supérieur. Mais cette phase d'un bon demi-siècle, marquée par la domination quasi exclusive, du moins en France, de la composante scientifique, universitaire, sur la composante utilitaire, ne pouvait se perpétuer, alors que l'évolution du monde mettait au premier plan des problèmes d'ordre géographique.

2 RETOUR ET GÉNÉRALISATION D'UNE COMPOSANTE UTILITAIRE

Au premier congrès de géographie d'après-guerre, à Lisbonne en 1949, pour le jeune géographe canadien Louis-Edmond Hamelin « la francisation de la géographie internationale semblait un fait acquis » (Cf. Robic, p. 284). Pourtant l'École géographique française ne va-t-elle pas perdre sa suprématie en négli- geant encore les applications pratiques qui font déjà la force des écoles étran- gères ?

2.1. Les conséquences de l'abstention des géographes Cette abstention des géographes était compréhensible lorsqu'on n'éprouvait

pas le besoin d'étudier les rapports entre l'espace et une économie libérale en stagnation. Elle devient injustifiable lorsqu'au lendemain de la guerre, de formi- dables mutations techniques, économiques, sociales, exigent l'étude de leurs implications spatiales, d'un aménagement rationnel du territoire2. Dans beau- coup de pays, surtout avec la crise des années trente, les géographes avaient su répondre aux besoins des décideurs. En France, en pleine reconstruction, alors que le « baby-boom » garantit une reprise durable de l'expansion, que le prin- cipe d'une planification s'est largement imposé, il pouvait paraître évident que les politiques s'intéresseraient aux phénomènes spatiaux, auraient besoin d'études, d'expertises, de spécialistes à plein temps : il existait un énorme champ d'applications pour la géographie.

Mais il serait difficile de redresser une situation compromise par les réticences des géographes eux-mêmes, par l'ignorance des utilisateurs potentiels, par le dynamisme des représentants d'autres disciplines comprenant l'intérêt de ces problèmes spatiaux. En présentant l'état de la géographie française au congrès de

1 Sorre M., « L'orientation actuelle de la géographie humaine», Norois, 1954, p. 125-126. 2 Phlipponneau M., op. cit., p. 68.

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Rio, A. Cholley constate, sans s'en émouvoir : « la cartographie est, à l'heure actuelle, la seule branche de la géographie française qui ouvre des débouchés aux jeunes géographes, en dehors de l'enseignement »1.

Certains déplorent pourtant que les utilisateurs ne fassent pas appel à eux. R. Blanchard, constatant l'essor de la géographie appliquée en Belgique, déclare aux géographes de Liège : « Vous avez de la chance : votre gouvernement vous apprécie et vous emploie. Je suis jaloux parce qu'on ne nous demande rien de pareil en France, où gouvernement et administration nous ignorent. Le géographe est considéré comme un amuseur, au même titre que le philo- sophe. »2 Mais les universitaires ont-ils compris qu'en s'assurant un rôle exclusif, en s'abstenant de côtoyer au sein des sociétés de géographie ces « amateurs » que sont les hommes politiques, les hauts fonctionnaires, les banquiers, les chefs d'entreprises, ils se privaient des contacts qui auraient pu ouvrir des champs d'ap- plication à la géographie ?

Les décideurs s'organisent pour faire étudier les problèmes d'ordre géogra- phique par des non-géographes. Des représentants d'autres disciplines, plus réalistes, complètent eux-mêmes, plus ou moins bien, leur formation sur les questions spatiales et prennent les places qui auraient dû revenir aux géographes. Avec l'esprit d'école caractérisant le recrutement dans la haute administration et les grandes entreprises, les cadres supérieurs appartiendront pendant des généra- tions à la formation d'origine du premier titulaire. Des chasses gardées pour les X, les Centraux, Sciences Po, ENA et HEC, les géographes sont exclus, comme ils le sont aussi dans les grandes écoles elles-mêmes3.

Dans les années soixante, la comparaison avec d'autres pays est édifiante. Combien de géographes au ministère de la Construction et à sa Direction de l'aménagement du territoire, au Commissariat du Plan, par rapport au Ministry of Town and Country Planning britannique, au Waterstaat néerlandais ? Combien de géographes dans les ministères techniques, Équipement, Agriculture, Industrie, dans les grandes sociétés nationales, par rapport à l'URSS ? Combien de géographes employés par les Chambres de commerce et par les entreprises privées par rapport aux USA où la géographie appliquée est d'abord la Business Geography ?

Cette abstention dans l'organisation et la gestion de la cité pose au géographe une question d'éthique. Peut-il rester indifférent lorsqu'il constate que l'absence de préoccupations géographiques lors de l'élaboration des premiers Plans se traduit par une accentuation des déséquilibres régionaux, que des erreurs mani- festes dans la reconstruction et l'aménagement des villes, la modernisation brutale des structures agraires, la localisation des activités auraient pu être évitées, grâce à des recherches préalables, conduites dans un esprit géographique. Pour préserver le caractère de « science pure », de discipline de culture de la géographie, doit-on observer avec sérénité, détachement et ironie, les effets

1 Cholley A., op. cit., p. 25. 2 Blanchard R., in 501 Anniversaire du séminaire de Géographie de l'université de Liège, Liège, 1953,

p. 51. 3 Phlipponneau M., op. cit., p. 65-66.

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d'une politique de planification, de mesures mal étudiées ? La géographie, conçue comme discipline purement scientifique, comme discipline de culture pour la formation des jeunes n'est-elle pas elle-même menacée ?

Et d'abord par l'empiétement d'autres disciplines dans son domaine tradi- tionnel. J'ai décrit comment les géographes qui auraient pu être associés à la création des Instituts d'administration des entreprises, comparables aux Business Schools américaines ont laissé les économistes prendre à peu près seuls la respon- sabilité de former les cadres administratifs des entreprises françaisesl. Mais partis de recherches théoriques, de modèles mathématiques, ils créent aussi avec Walter Isard une Science régionale et se considèrent de ce fait comme les grands spécia- listes des problèmes de localisation des activités, de la planification régionale et de l'aménagement du territoire. E. Juillard observe, en 1958, les risques que fait courir à la géographie cet empiétement d'autres disciplines et craint qu'on ne recrée « en marge des géographes, un enseignement de la géographie qui n'ose- rait dire son nom »2.

Mais en même temps, la géographie risque d'éclater par suite d'une spéciali- sation de plus en plus poussée des géographes intéressés par le seul progrès scien- tifique. Souvent, des géographes, après s'être appuyés sur des sciences connexes, franchissent le pas, abandonnent une discipline qu'ils jugent enkystée dans son académisme, sa prétention à la réalisation de synthèses, et optent pour une disci- pline nouvelle, plus dynamique et riche d'avenir. Au lendemain de la guerre, les géographes « généralistes » capables de se tenir au courant de travaux intéressant toutes les branches de la géographie étaient déjà peu nombreux. Ils s'étaient généralement formés en réalisant des travaux de géographie régionale, exigeant effectivement une honnête connaissance de toutes les branches de la géographie. N'était-ce pas en redonnant, par des applications, un renouveau à ces recherches régionales, en valorisant les travaux de géographes généralistes qu'on pourrait réduire des risques d'éclatement déjà bien réels ?

Mais cette abstention à l'égard des applications menace aussi la géographie, discipline de culture. Avant d'entrer dans la vie active, de devenir citoyens et producteurs, les jeunes doivent connaître les mécanismes élémentaires de l'éco- nomie moderne, avoir quelques notions sur les structures sociales et politiques du monde. Ph. Pinchemel observe que la géographie est alors la seule science humaine s'intéressant aux phénomènes contemporains qui soit enseignée dans les établissements secondaires3. Mais on peut prévoir que, si les géographes ne montrent pas comme d'autres spécialistes des exemples d'applications de leur discipline, sa contribution à l'organisation de la société contemporaine, la géographie pourrait connaître dans le domaine scolaire le sort du grec et du latin. Déjà, à la fin des années cinquante, des projets concernant la pénétration de nouvelles disciplines montrent aux géographes qu'il est grand temps de réagir.

1 Ibid., p. 69. 2 Juillard É., « Utilité de la géographie », Cahiers pédagogiques pour l'enseignement du second degré,

février 1 958. 3 Pinchemel Ph., « La géographie de l'enseignement », Cahiers pédagogiques, février 1958.

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2.2. Des initiatives individuelles Le colloque de géographie appliquée de Strasbourg qui marque par une

volonté collective le grand départ de la géographie appliquée dans les universités françaises a été préparé par de multiples initiatives individuelles et par un essai de problématique.

Les initiatives individuelles sont souvent inspirées par des exemples étrangers. Si Jean Gottmann a commencé sa carrière comme assistant d'Albert Demangeon, c'est à partir de ses expériences américaines qu'il travaille comme expert pour le gouvernement français au lendemain de la guerre et qu'il suscite au congrès de Lisbonne en 1949 la création de la Commission de planification régionale de l'UGI, dont les travaux inspirent beaucoup de jeunes géographes français. Dix ans plus tard, il peut faire constater aux géographes américains les progrès réalisés en France1.

Personnellement, ce sont les contacts pris avec des géographes britanniques, belges, néerlandais, à l'occasion de comparaisons entre la vie rurale de la banlieue parisienne et de banlieues étrangères, plus tard un séjour aux États-Unis, qui m'ont fait comprendre l'intérêt de la géographie appliquée2. Dans le volume collectif sur l'état de la géographie française, destiné au congrès de Rio, André Meynier consacre un chapitre à la géographie appliquée ; regrettant les réticences de certains collègues, il constate que « malgré ignorance et scepticisme, la géographie appliquée a déjà montré le mouvement en marchant». A. Allix souligne l'intérêt des travaux de Jean Labasse et la part prise par les géographes lyonnais au Comité lyonnais d'aménagement du territoire3. En 1956 Orner Tulippe fait une large place aux premières réalisations françaises dans l'étude qu'il consacre à la géographie appliquée4. Sur la carte universitaire, le Centre de géographie appliquée de Strasbourg, créé dès 1947 avec un laboratoire de géographie physique et un laboratoire de géographie humaine, dirigés par Jean Tricart et Étienne Juillard, marque une nette avance par rapport aux initiatives plus modestes d'autres départements de géographie5.

Ainsi, à la fin des années cinquante, l'esprit pragmatique réapparaît dans la géographie française et ce sont les universitaires eux-mêmes qui prennent l'ini- tiative, très rares étant ceux qui utilisent leur formation en dehors de l'enseigne- ment, pour l'administration ou des organismes publics ou privés. Mais ces géographes « professionnels » exercent une action dont la valeur fait regretter

1 Gottmann J., Essais sur l'aménagement de l'espace habité, Paris, 1966 - Id., L'aménagement de l'es- pace : planification régionale et géographie, Paris, A. Colin, 1952. - Id., «Régional planning in France", Geogr. Review, 1958, n° 2, p. 257-261.

2 Phlipponneau M., Géographie régionale et géographie appliquée, 50e Anniversaire, Laboratoire de géographie de Rennes, Rennes, 1952, p. 105-118. - Id., «La géographie, science appliquée», Geographica, oct.-nov. 1955.

3 Meynier A., « La géographie appliquée», in La géographie française au milieu du XXe siècle, Paris, Bail lère, 1952. - Allix A., « Géographie appliquée et géographie régionale», in La géographie fran- çaise au milieu du XXe siècle, p. 289-294.

4 Tulippe O., « La géographie appliquée», Bull. Soc. belge d'études géographiques, 1956, p. 59-113. 5 Juillard É., « Au Centre de géographie appliquée de Strasbourg», Bull. Fac. Lettres de Strasbourg,

février 1948.

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leur petit nombre. Le cas le plus célèbre est bien celui de Jean-François Gravier, dont l'ouvrage paru en 1947 et actualisé à maintes reprises est devenu la bible de générations de responsables locaux et a visiblement inspiré, dans un sens ou dans l'autre, la politique d'aménagement du territoire. Mais c'est au Conservatoire des arts et métiers et non à la Sorbonne qu'a enseigné J.-F. Gravier de 1965 à 1983, comme Jean Gottmann a dû enseigner à l'École pratique des Hautes Études avant de prendre la chaire de l'École de géographie d'Oxford. Jean Labasse dont la thèse est publiée en 1955 est à la fois banquier et universitaire et membre de nombreux organismes d'aménagement et de conseils d'administration1. Pierre Coutin joue un rôle important dans l'évolution de la politique agricole française. F. Raillet, avant de travailler au ministère de la Reconstruction, crée à Reims le premier comité d'expansion local et M. Laferrère dirige pendant un temps des comités d'expansion de la région lyon- naise. Cependant si l'on compte encore quelques géographes dans l'administra- tion, la banque, le journalisme, en 1961 le nombre de géographes « profession- nels » recensés lors du colloque de Strasbourg demeure inférieur à 20.

Ce sont donc les universitaires qui jouent alors un rôle quasi exclusif sous diffé- rentes formes. Cependant, en dehors du Centre de géographie appliquée de Strasbourg, il n'existe pas d'enseignement spécifique, les futurs professionnels doivent acquérir eux-mêmes, empiriquement, les connaissances qui leur font défaut.

2.3. Géographie et action : une problématique de la géographie appliquée

À la fin des années cinquante, une action collective s'impose, mais elle doit être préparée en donnant une première vue d'ensemble, finalité de Géographie et action. Introduction à la géographie appliquée, dont la problématique demeure d'une étonnante actualité. Le présent ouvrage illustre par de multiples exemples les idées qui, quarante ans plus tôt se dégageaient d'expériences encore très limi- tées.

Je n'accordais pas alors une place éminente aux questions de terminologie. Le terme de Géographie appliquée traduit simplement une expression britannique qui aurait été employée pour la première fois par H.J. Heberston vers 1890 et popularisée par l'école de L. Dudley Stamp2. Le terme étant déjà largement employé dans la littérature géographique internationale, il m'est apparu normal d'en adopter la traduction française. Je ne pensais vraiment pas en 1960 que cette expression susciterait autant de polémiques, marquées par l'introduction de la Géographie active de Pierre George, de la Géographie volontaire de Jean Labasse, de la Géographie applicable de Jacqueline Beaujeu-Garnier, de la Géographie impliquée d'Armand Frémont, de la Géographie citoyenne de Denis Retaillé. J'ai toujours pensé que les géographes avaient mieux à faire que de cher- cher à déterminer le sexe des anges.

1 Gravier J.-F., Paris et le désert français, Paris, Flammarion, 1947. - Labasse j., Les capitaux de la région, Paris, A. Colin, 1955.

2 House J.W., « Great Britain. Origin and Evolution of Applied Geography », in La géographie appli- quée dans le monde, Prague, CGA, 1965.

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La problématique me paraît toujours aussi simple. Le terme de géographie appliquée doit simplement différencier des travaux de « science pure » qui peuvent certes donner lieu à des applications mais ne sont pas conçus à cette fin, des travaux qui sont conçus pour une finalité pratique, pour répondre à la demande d'un utilisateur, ou pouvant du moins déboucher directement sur une utilisation.

Certes, le succès des applications dépend de l'avancement des recherches à caractère purement scientifique, de la mise au point de méthodes nouvelles. On peut même considérer que tout ouvrage, article, carte, peut avoir une utilisation pratique, même si ce n'est pas sa finalité. Encore faudrait-il que son auteur prenne la peine de montrer à un utilisateur éventuel comment en tirer profit.

Je considère toujours comme un faux problème une opposition entre science pure et science appliquée. Pourquoi une étude géographique entreprise dans un dessein pratique aurait-elle une valeur moindre qu'une étude entreprise dans un dessein parfaitement désintéressé ? Ne doit-elle pas être conduite avec une rigueur d'autant plus grande que ses incidences peuvent être plus considérables ? Une étude de géographie appliquée ne doit donc pas différer par ses méthodes, d'une étude de science pure. E. Juillard remarque que « les mêmes méthodes de recherche, la même nécessaire objectivité président aux travaux dans les deux cas, puisque les facteurs en jeu ne changent pas de nature, selon qu'ils débouchent ou non sur un problème d'action. Les conclusions dans les deux cas se présen- tent sous une forme analogue. Le plus souvent, plusieurs solutions sont possibles, selon que l'on choisira d'agir sur tel facteur plutôt que sur tel autre... mais dans le cadre de ces hypothèses possibles, les choix majeurs échappent au géographe et sont du ressort de l'homme politique, de l'administrateur, de l'ur- baniste, bref de l'homme d'action. »1

Distinction essentielle : le géographe analyse les conséquences possibles de l'application de diverses hypothèses, il prépare les décisions de l'homme d'action, du politique, il ne les prend pas. Vauban a dû le comprendre lorsque sa Dixme Royale fut saisie après avoir été condamnée en Conseil. Sans doute, si le géographe juge le choix du politique non conforme au bien commun, il peut s'engager lui-même en faisant appel à l'opinion, voire en entrant dans l'arène politique, mais il le fait alors en tant que citoyen.

Les recherches géographiques appliquées qui, par leurs incidences, doivent être menées avec une rigueur au moins égale à celle des recherches classiques peuvent contribuer davantage à la progression des connaissances scientifiques. C'est qu'elles peuvent donner accès à des sources documentaires souvent refu- sées au chercheur pur. Les exemples abondent et seront développés à propos des travaux sous contrat.

Même si les recherches appliquées peuvent exiger du géographe une discré- tion pouvant aller jusqu'à l'abstention de publication, l'expérience ainsi acquise sera précieuse pour les travaux ultérieurs, comme pour la formation des étudiants futurs professionnels. Les universités américaines reconnaissent l'intérêt de la participation des géographes à des recherches appliquées. Être le conseiller d'une

1 Juillard É., « Utilité de la géographie», Cahiers pédagogiques, février 1958.

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administration ou d'une grande firme accroît la réputation et le niveau de rému- nération de l'universitaire. De même, la mobilité, l'alternance entre les fonctions d'expertises, les fonctions administratives et les fonctions universitaires apparais- sent comme un moyen d'empêcher l'ankylose de l'Université.

Autre élément positif de la recherche appliquée par rapport à la recherche pure : les avantages d'ordre matériel qui permettent d'abord d'entreprendre des recherches exigeant des frais de séjour et de déplacement que ne couvriraient pas les organismes officiels de recherche. Ils améliorent les conditions de fonction- nement et favorisent l'emploi d'un personnel technique et administratif.

Un élément essentiel est le fait que la recherche appliquée permet d'expéri- menter. L'hypothèse avancée par le chercheur pour une application sera confir- mée ou infirmée par les faits découlant de la décision prise, ce qui n'est pas le cas de théories explicatives, de spéculations abstraites. C'est particulièrement net et rapide en géographie physique. La réponse de la nature aux hypothèses du cher- cheur peut rapidement sanctionner la validité de sa démarche scientifique. Sans la recherche appliquée, la connaissance scientifique progresserait beaucoup plus lentement. En matière de recherche régionale, le temps de réponse est naturel- lement plus long comme le montre le cas de la Bretagnel.

Le passage du stade de la recherche pure à celui de la recherche appliquée se caractérise par l'adoption d'une attitude prospective. A. Cholley a comparé le champ d'étude du géographe à celui du biologiste. Comme celui-ci, il analyse les facteurs qui se combinent pour donner sa prodigieuse complexité à un phéno- mène géographique, à une ville, à une région. On peut aussi le comparer à un médecin cherchant à saisir derrière un phénomène superficiel, le jeu subtil des organes internes. Il interroge, il compare, avant d'avancer un diagnostic2.

Mais le médecin peut-il s'estimer satisfait d'avoir établi le diagnostic d'un « beau cas » ? Ne doit-il pas préconiser les remèdes susceptibles d'améliorer son état ou l'adresser à un spécialiste plus compétent ? C'est bien au géographe de géographie régionale, possédant une connaissance directe et globale du milieu que revient la tâche d'établir ce diagnostic. Pour G. Chabot « c'est un peu le médecin de médecine générale. Il a besoin de savoir un peu de tout, quitte à l'adresser à ses confrères pour les cas embarrassants »3.

C'est effectivement l'aménagement de l'espace qui constitue le domaine essentiel d'application de la géographie, d'intervention du géographe profes- sionnel qui est rarement isolé et travaille souvent au sein d'une équipe pluridis- ciplinaire dans une agence d'urbanisme, une grande entreprise, une collectivité territoriale. En 1952, Ph. Pinchemel définit quel pourrait être alors le rôle du géographe dans ces équipes pluridisciplinaires4.

1 Le Lannou M., Géographie de la Bretagne, Rennes, Plihon, 1958. - Phlipponneau M., Inventaire des possibilités d'implantations industrielles en Bretagne, Rennes, CELIB, 1956. - Phlipponneau M., Le modèle industriel breton, 1950-2000, PUR, Rennes, 1993.

2 Cholley A., « Remarques sur quelques points de vue géographiques », Inform. Géographique, 1948, p. 85-90 et 127-135.

3 Chabot G., Les conceptions françaises de la science géographique, Norsk Geografisk Tidskrift, 1950, p. 309-321.

4 Pinchemel Ph., « L'aménagement du territoire», Inform. Géographique, janv.-févr. 1952.

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Enfin, dès 1960, la question de l'indépendance du géographe me paraissait un élément majeur de la problématique, bien avant qu'interviennent les scru- pules déontologiques des puristes de la Géographie active. « Cette orientation de la géographie présente un danger qu'on ne doit pas sous-estimer : le géographe risque de perdre son indépendance d'esprit, bien le plus précieux de l'universi- taire et condition absolument nécessaire de l'objectivité, de la rigueur scienti- fique de son travail. »l Constatation qui demeure valable, mais le danger n'est pas identique pour le géographe professionnel et pour le géographe universitaire.

2.4. Le colloque national de géographie appliquée de Strasbourg (20-22 avril 1961)

Ce colloque du CNRS qui en publie les Actes, organisé par le Centre de géographie appliquée de Strasbourg, marque réellement le point de départ de la géographie appliquée dans la plupart des universités françaises. Sous la prési- dence de Georges Chabot, il réunit 60 universitaires français représentant 22 départements de géographie ou organismes scientifiques, 15 étudiants de 3e cycle et 15 « décideurs » intéressés par les applications de la géographie (Commissariat du Plan, Direction de l'aménagement du territoire, EDF, banques). Officiellement national, 15 universitaires étrangers représentant 9 pays y participent. Le rapport international qui représente près du tiers des actes du colloque a favorisé la création de la Commission de géographie appliquée de l'UGI au congrès de Londres en 1964.

Pour ce colloque de trois jours, on a choisi un système permettant à la fois de tenir compte des idées exprimées par des collègues non présents et d'engager de véritables discussions entre participants effectifs. Lors de réunions préparatoires, 11 rapporteurs furent choisis en fonction de leur centre d'intérêt et des travaux déjà réalisés. À partir d'un schéma général, chacun des rapporteurs met au point un questionnaire adapté au sujet à traiter. Il s'appuie sur les réponses pour déga- ger les idées essentielles et les recommandations. Après un rapide exposé sur le rapport international, diffusé préalablement, la discussion peut tenir une large place.

Pour prendre l'exemple de la première séance consacrée aux applications de la géographie physique, J. Tricart rappelle les dix points du questionnaire diffusé dans tous les départements de géographie. De 18 réponses, se dégagent des orientations générales. Quelques exemples du rapport international sont empruntés à la Pologne, l'URSS et la Belgique ; un temps suffisant demeure pour la discussion : on compte 27 interventions et 5 réponses de J. Tricart.

La même technique est employée pour les aménagements ruraux avec Pierre Brunet, les pays tropicaux (Louis Papy et Guy Lasserre), les aménagements urbains (Philippe Pinchemel), les relations avec les affaires (Michel Phlipponneau), les transports (Gilles Sautter), le tourisme (Bernard Kayser), l'aménagement régional (Étienne Juillard), la formation et les débouchés (Michel Chevalier et Jean Pelletier). Jean Labasse, chargé des relations avec les utilisateurs assure la conclusion, avec Omer Tulippe pour la partie internationale.

1 Phlipponneau M., Géographie et action, op. cit., p. 80.

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Ces différents rapports ont effectivement servi de point de départ aux formes et aux domaines des applications de la géographie. Quelques idées se dégagent du rapport de conclusion de Jean Labasse qui se reconnaît lui-même comme «utilisateur» en tant que banquier et comme «universitaire à ses heures». Certaines questions demeurent d'une étonnante actualité. Au moins pour l'amé- nagement, le champ le plus important, « on n'attend pas seulement du géographe une réponse précise à une interrogation contractuelle, mais un témoi- gnage spontané, une certaine attitude prospective en regard de la diversité des problèmes qui sont débattus ». La position du géographe est inconfortable car il est établi à une charnière entre sciences de la nature et sciences de l'homme, mais il a de ce fait vocation d'ensemblier, ce que certains lui contestent. On veut l'ignorer tout en pillant ses travaux. Mais en manifestant un certain « purisme », une « démarche pincée », n'hésite-t-il pas en fait à sortir du confort de l'univer- sité pour aborder le monde réel, avec ses problèmes économiques et sociaux ?

Ce retour du géographe aux préoccupations utilitaires est récent et les contrats formels sont aussi encore rares et le nombre de géographes professionnels extrê- mement limité : un rapporteur n'a pu en recenser que 18 ; le représentant d'un grand établissement bancaire n'a pas caché qu'il était peu satisfait des services rendus par quelques géographes qu'il avait recrutés. Mais les observations d'utilisateurs facilitent une autocritique pouvant déboucher sur des propositions d'amélioration.

Orner Tulippe, en présidant la dernière séance, souhaite que s'amplifie cet effort de coordination et qu'il se manifeste à l'échelle internationale, ce à quoi devait effectivement répondre la création de la Commission de géographie appli- quée de l'UGI.

3 UNE REPRISE DU SCIENTISME

En 1960, au congrès de Stockholm, alors que se prépare la création de la Commission de géographie appliquée, qui sera officiellement constituée à Londres en 1964, des géographes britanniques, américains et scandinaves, déjà passionnés par l'usage des mathématiques et des statistiques confrontent les énormes possibilités offertes par l'ordinateur et préparent la révolution quanti- tative, base d'une nouvelle géographie, marquant le retour d'un scientisme qui aurait pu faire éclater cette discipline.

En 1961, pendant que des représentants de presque tous les départements de géographie des universités françaises, participent au colloque de Strasbourg, Pierre George s'interroge : Existe-t-il une géographie appliquée La réponse, évidemment négative est largement explicitée dans un ouvrage collectif, ajoutant un nouveau qualificatif à la géographie. La Géographie active, par le biais de préoccupations déontologiques justifie le retour aux seules préoccupations scien- tifiques, se manifestant par la nouvelle géographie2.

1 George P., « Existe-t-il une géographie appliquée?», Ann. Géographie, 1961, p. 337-345. 2 George P., Guglielmo R., Kayser B. et Lacoste Y., La géographie active, Paris, PUF, 1964.

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3.1. La géographie active En rapprochant les titres de Géographie et action et de Géographie active, j'ai

partagé longtemps le sentiment d'André Meynier pour qui « il ne saurait y avoir de désaccord fondamental sur cette nouvelle orientation de la géographie »1. Je n'ai jamais critiqué la notion de Géographie volontaire de Jean Labasse qui avait présidé la séance de clôture du colloque de Strasbourg, ni celle de Géographie applicable de Jacqueline Beaujeu-Garnier qui, tout en lançant une remarquable collection sous ce titre, a toujours participé de très près aux travaux de la Commission de géographie appliquée2. Pour Jean Labasse, la Géographie volon- taire est « une réflexion, tournée vers l'action, sur les efforts que l'homme entre- prend délibérément et volontairement en vue de modifier les conditions spatiales de l'existence d'une communauté ». Pour la Géographie applicable, « à l'heure où les géographes sont de plus en plus engagés dans les multiples activités touchant à l'aménagement et à l'organisation de l'espace, il est nécessaire de mieux défi- nir le rôle possible de la discipline, de montrer que les géographes sont des auxi- liaires indispensables de tout aménageur, de tout responsable administratif ou politique. «Géographie volontaire et Géographie applicable ne remettent pas en cause la Géographie appliquée : elles en représentent une forme préparatoire, cette dernière se caractérisant simplement par le fait qu'elle répond à la demande d'un utilisateur. »

Il ne serait pas nécessaire d'évoquer encore aujourd'hui cette Géographie active, pour Pierre George « la seule géographie », si elle n'avait pas profondé- ment mis en cause l'orientation pragmatique, la composante utilitaire de la géographie, dont l'aboutissement est bien de répondre à un problème posé par l'homme d'action. Avec des arguments déontologiques auxquels les jeunes sont très sensibles, on les invite à accorder une confiance absolue aux possibilités que la science offre à la découverte de la vérité, à se détourner d'une carrière profes- sionnelle, aussi intéressante pour eux, qu'utile pour la société. On montre la géographie appliquée sous des aspects caricaturaux : celui du géographe « attelé au char d'une équipe de planificateurs régionaux ou nationaux, qui a impru- demment quitté la position objective d'expert, pour se substituer au pouvoir administratif ou s'intégrer à lui». Ce serait pour éviter «à la géographie, les cruelles épreuves du discrédit engendré par l'attribution du qualificatif de géographique à des entreprises d'un autre ordre et de l'aliénation à un quel- conque retour à la géopolitique », qu'au concept de Géographie appliquée devrait se substituer celui de Géographie active.

Cependant, reconnaissant que de jeunes géographes sont « impatients de s'af- firmer utiles au développement économique et social..., et même supputent les chances de carrières développées sur le modèle de celles des ingénieurs et des techniciens », on veut éviter une «géographie strictement contemplative ». Aussi, « la Géographie active serait le domaine de l'universitaire, du chercheur,

1 Meynier A., Histoire de la pensée géographique en France, Paris, PUF, 1969, p. 188. 2 Labasse J., L'organisation de l'espace, Paris, Hermann, 1966. - Beaujeu-Garnier J., La géographie,

méthodes et perspectives, Paris, Masson, 1972 et «Préface» in J. Tricart, Géomorphologie appli- cable, Paris, Masson, 1977.

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parfaitement indépendant, libre de choisir ses thèmes de recherche, le rythme de ses travaux, dont la valeur serait tellement évidente que le décideur, l'homme d'action, en appliquerait tout naturellement les enseignements.

Encore imprégnés de marxisme, les promoteurs de la géographie active songent évidemment aux conditions que l'Académie des Sciences de l'URSS offre à ses chercheurs, travaillant beaucoup plus sur des applications que sur des travaux de science pure. Mais ces recherches seraient-elles à l'abri d'une idéolo- gie propre au chercheur ou qui lui est imposée et de théories généralement admises et non soumises à discussion ? On pourrait multiplier les exemples de travaux réalisés par les auteurs de la Géographie active où transparaît l'idéologie, l'absence d'esprit critique à l'égard des admirables réalisations « liées à l'instau- ration du régime socialiste qui a brisé le pouvoir des privilégiés », ou « les ensei- gnements fondamentaux de l'expérience chinoise, valables dans l'ensemble du Tiers-Monde ».

Mais surtout cette conception de la géographie active, donnant au chercheur indépendant des moyens illimités, reposait sur une dangereuse illusion comme le montre l'évolution des effectifs et des conditions de carrières des chercheurs du CNRS et de l'ORSTOM. Le responsable politique qui doit résoudre un problème immédiat et très concret d'aménagement de l'espace, le chef d'entreprise qui doit localiser une nouvelle unité de production prennent-ils le temps de dégager eux- mêmes de travaux scientifiques généraux des éléments pouvant inspirer leur action ? Le décideur a besoin de réponses rapides à des questions précises, lui permettant de choisir. Si les géographes jugent contraire à leur dignité, à leur éthique profes- sionnelle, de répondre à ces questions, d'autres le feront avec une qualification moindre et les jeunes s'orienteront vers d'autres disciplines qui pénétreront aussi dans l'enseignement du deuxième degré, car elles bénéficieront des faveurs des médias en faisant valoir leurs applications pratiques.

Ainsi les critiques infondées à l'égard de la géographie appliquée et l'apolo- gie d'une géographie « active » ont exercé une influence fortement négative, en détournant beaucoup de jeunes géographes de cette composante utilitaire, alors qu'ils sont nombreux, à cette époque à intégrer l'université et qu'ils sont sollici- tés par l'adoption de nouvelles méthodes scientifiques.

3.2. La nouvelle géographie et les risques d'éclatement L'explosion démographique qui caractérise le personnel de l'Enseignement

supérieur dont les effectifs doublent en 15 ans, passant de 336 en 1968 à 663 en 1983, est liée essentiellement aux besoins de formation des futurs professeurs de l'enseignement du second degré et non au développement des recherches appli- quées ou à la formation de futurs géographes professionnels. Les activités péda- gogiques l'emportent de loin sur les activités de recherche. On invite les ensei- gnants à accepter des heures supplémentaires, moins coûteuses que les créations de postes, et en 1984 on augmente officiellement la durée des services, réduisant d'autant le temps pouvant être consacré à la recherche. Le personnel permanent du CNRS et de l'ORSTOM se stabilise, vieillit avec la rareté des recrutements et n'est pas incité à participer à des recherches appliquées qui auraient pu, par un système de contrats, renforcer leurs moyens et permettre de recruter des jeunes.

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Aussi les jeunes géographes les plus dynamiques, orientent-ils leurs travaux vers la science pure et non vers les applications, même si ces dernières viendront plus tard. Ils cherchent d'abord à montrer leur capacité d'adaptation à de nouvelles techniques et méthodes. Dans l'atmosphère post-soixante-huitarde et avec l'euphorie que donne la découverte au jeune chercheur, ils confondent aisé- ment la fin et les moyens et considèrent avec un sentiment de supériorité et bien- tôt avec commisération, l'archaïsme des méthodes des mandarins, osant parfois leur rappeler que l'outil devrait demeurer subordonné à la pensée.

Le développement de cette nouvelle géographie, importée des pays anglo-saxons aurait pu provoquer une crise mortelle, sans la réussite d'un essai de recentragel.

Jusqu'au congrès de Montréal en 1972, les géographes français marquent un net retard par rapport à leurs collègues anglo-saxons qui, dès les années soixante, cherchent à tirer parti du formidable outil que représente l'ordinateur. De la confrontation des expériences des chercheurs américains, britanniques et scandi- naves est née la Révolution quantitative. Même si au départ, l'ordinateur a une place réduite, il favorise le recours systématique aux données et méthodes statis- tiques, aux traductions mathématiques d'éléments devant permettre de construire et de vérifier la validité des modèles.

La nouvelle géographie pénètre plus rapidement dans les pays neufs comme le Brésil qu'en France. En 1972, dans le volume présentant la géographie fran- çaise au congrès de Montréal, la pénétration des nouvelles méthodes apparaît encore très faible. Charles-Pierre Péguy, un des plus mathématiciens des géographes, regrette de n'avoir pas connu l'ordinateur vingt ans plus tôt. Étienne Juillard, à propos de la régionalisation, constate en une page que la géographie française commence à accéder, avec un gros retard, aux diverses méthodes quantitatives, déjà bien utilisées par des géographes scandinaves, anglais et américains. La même année, Pierre George, pourtant soucieux de privilégier la science par rapport à ses applications, dénonce l'illusion quantita- tive en géographiél.

Cependant la progression de la nouvelle géographie s'accélère dans l'atmo- sphère générale de contestation postérieure à 1968. La traduction française de l'ouvrage de P. Haggett sur l'analyse spatiale en géographie humaine précipite le mouvement3. Au sein du CNG une Commission de géographie théorique et quan- titative) créée en 1975 demeure vingt ans plus tard l'une des plus actives et inté- resse plus de 80 chercheurs d'une vingtaine d'universités. Depuis 1972, une nouvelle revue, l'Espace géographique diffuse des travaux orientés vers la géogra-

1 Pinchemel Ph. et G., La face de la terre, Paris, A. Colin, 1996 (Bibliographie et Chap. 1). - Claval P., La nouvelle géographie, Paris, PUF, 1977. - Id., Géographie humaine et économique contempo- raine, Paris, PUF, 1984. - Scheibling J., Qu'est-ce que la géographie r', Paris, Hachette, 1994. - La pensée géographique contemporaine. Mélanges Meynier, Saint-Brieuc, PUB, 1972. - La recherche géographique française, Comité national de géographie, Paris, 1972-1976-1980-1984. - Claval P., Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan, 1998. - Marconis R., Introduction à la géographie, Paris, A. Colin, 1996.

2 George P., « L'illusion quantitative en géographie», in La pensée géographique congemporaine, op. cit., 1972, p. 121-132.

3 Haggett P., L'analyse spatiale en géographie humaine, Paris, A. Colin, 1973.

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phie théorique et quantitative, favorise les contacts, suscite la création de groupes de chercheurs, (Groupe Dupont), des stages, des colloques (Géopoint). L'analyse de données, les SIG, la modélisation, la cartographie automatique, les images satellitaires intéressent des géographes de plus en plus nombreux. La multiplica- tion d'articles, d'ouvrages, puis de mémoires de maîtrise et enfin de thèses témoigne que le stade de l'assimilation des méthodes anglo-saxonnes est large- ment dépassé, que des travaux originaux acquièrent une classe internationale et que des étudiants trouvent des directeurs de recherche parfaitement qualifiés.

Toutes les branches sont concernées, avec une nette dominante pour la géographie humaine et en particulier pour les problèmes urbains, comme on l'avait déjà observé pour les travaux des géographes anglo-saxons. Dans une deuxième phase, en se dissociant de l'orientation théorique et quantitative, les nouvelles techniques, SIG, télédétection, CAO, ouvrent directement, par elles- mêmes, de nouveaux débouchés professionnels aux géographes.

Cette pénétration de nouvelles techniques et méthodes se combine avec un bouillonnement d'idées philosophiques et politiques, prolongement de mai 1968 et favorisées par les réformes universitaires, la création de nouvelles universités. Des interprétations diverses du marxisme conduisent à privilégier l'étude de dispa- rités sociales qui sont aussi des disparités spatiales, donc géographiques. La poli- tique pénètre en force dans la géographie française et le style académique fait place à un style polémique. En 1976, à l'issue d'une recherche de géographie appliquée au Tonkin, Yves Lacoste, co-auteur de la Géographie active, publie un ouvrage pamphlétaire et avec Hérodote, une revue de géopolitique qui atteint le tirage extraordinaire de 4 000 exemplaires en regroupant les géographes les plus hostiles à « l'ancienne géographie », trop descriptive et dissimulant la « géographie des états-majors, militaires, politiques et économiques », bien incapable, faute de bases théoriques, de proposer de meilleures perspectives au monde de demain1.

Mais pour donner une assise solide à cette géographie théorique, le géographe doit parler d'égal à égal avec les spécialistes de sciences connexes, adopter leurs techniques, ce qui conduit en fait à dissocier toujours davantage les diverses branches de la géographie physique et humaine. Cette hyperspécialisa- tion conduit même à des dissociations institutionnelles, au CNRS comme au Conseil supérieur des universités. Et parmi le corps des géographes se constitue en 1982 une Association pour le développement de la géographie (AFDG) dont le nom évoque lui-même l'ardeur et l'impatience de jeunes géographes, très critiques à l'égard d'un Comité national de géographie, trop frileux et qui s'obs- tine alors à ne demeurer ouvert qu'aux seuls docteurs d'État et s'intéresse peu aux nouvelles formations professionnalisantes, élément cependant essentiel du développement de la géographie.

Au début des années 80, cette tentative de renouvellement de la géographie, favorisée par l'explosion démographique et le rajeunissement du corps ensei- gnant, semble devoir aboutir à un véritable éclatement, voire à une mise en cause de l'existence même de la discipline, absorbée par les disciplines connexes dont le caractère scientifique paraît plus rigoureux et séduit de jeunes géographes. 1 Lacoste Y., La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, Paris, La Découverte, 1976 et 1985. -

Voir Hérodote, « Tables 1976-1996, Vingt ans de géopolitique», mai 1996.

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Michel Phlipponneau

La géographie appliquée Du géographe universitaire au géographe professionnel

jj L'OUVRAGE Contrairement à la pratique russe ou anglo-saxonne, la géographie en France n'a pendant longtemps relevé que du seul domaine de la recherche. Cette « science pure » subit depuis quelques décennies une profonde mutation structurelle et se tourne vers des objectifs utilitaires destinés à mettre la connaissance au service de l'action.

De plus en plus, les responsables politiques, les grandes administrations, les collectivités territoriales, les entreprises confient aux géographes des études sous contrat, des expertises et surtout recrutent de jeunes géographes. Pour répondre à cette évolution, les départe- ments de géographie multiplient leurs formations profes- sionnalisantes, au point que le nombre de leurs diplômés dépasse aujourd'hui celui des géographes admis aux concours de recrutement des professeurs de l'enseigne- ment secondaire.

Cet ouvrage est la première synthèse sur l'évolution de la géographie appliquée à l'échelle mondiale, le cursus universitaire à suivre et la formation pluridisciplinaire demandée dans la vie professionnelle. Il montre à l'aide de dizaines de cas concrets longuement analysés les mé- thodes et les nouveaux champs d'intervention de la géo- morphologie, de la climatologie, de l'hydrologie, de la biogéographie, mais aussi les applications de la géogra- phie à l'environnement, à l'aménagement de l'espace et aux différentes activités humaines. Les exemples emprun- tés à l'Europe comme à l'Amérique confirment l'impor- tance croissante que cette « géographie, science appliquée » est amenée à prendre au XXIe siècle.

Géographie

j j L'AUTEUR

Michel Phlipponneau, dont la carrière universitaire s'est déroulée à Rennes, a présidé la Commission de géographie appliquée de l'Union géographique internationale. Cette ouverture sur la géographie mondiale est liée à ses recherches appliquées en planification régionale et urbaine, qui l'ont conduit, en tant qu'expert puis élu local, et comme acteur politique, à former des géographes professionnels.

.... LE PUBLIC

. 2 e et 3 e cycles de géographie • Formations professionnalisantes • Géographes professionnels • Experts

ARMAND COLIN

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