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REMMM 125, 161-175 Mohammed Kerrou * La Grande Mosquée de Kairouan L’imam, la ville et le pouvoir Résumé. Fondée en même temps que la ville de Kairouan par les conquérants (ghuzât ) musulmans, en l’an 50 de l’Hégire (670 ap. J.-C.), la Grande Mosquée de Kairouan ( al-Jama’ al-kabîr) est le plus ancien lieu de culte de l’Occident musulman. Par sa monumentalité architecturale et par son prestige religieux et historique, la Grande Mosquée de Kairouan occupe encore aujoud’hui une place de choix dans l’espace urbain et dans l’imaginaire des musulmans. L’objectif de notre enquête est de reconstituer l’histoire sociale contemporaine de l’espace religieux de cette mosquée en relation avec l’itinéraire de son imam prédicateur, Cheikh Abderrahman Khlif (1917-2006), afin de comprendre les logiques qui président à la reproduction de l’ordre moral urbain à travers le charisme continuel de ce « Savonarole tunisien ». Mots clés : Kairouan, mosquée, imam. Abstract. The Great Mosque of Kairouan. The imam, the city and the power Founded at the same time as the city of Kairouan (al-Qayrawān) by Muslim conquerors in 50 AH / 670 AD, the Great Mosque (al-Jama ‘al-Kabir) is a high place of worship characterized by monumental architecture and religious prestige and history. Today, the Great Mosque of Kairouan continues to occupy a special place both within the urban area and in the imagination of the Muslim faithful. It is a place for prayer, visits, meetings and gatherings for readings of the Koran (imlâat). Our study will reconstruct the contemporary social history of the Great Mosque’s religious space in relation to the career of its imam, Sheikh Abderrahman Khlif (1917-2006), in order to unders- tand the logic behind the reproduction of urban moral order through the charisma of the “Tunisian Savonarola” who opposed Bourguiba and his modernizing project. Keywords: Kairouan, mosque, imam. * Université de Tunis el-Manar, Tunisie.

La Grande Mosquée de Kairouan L’imam, la ville et le pouvoir

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Mohammed Kerrou*

La Grande Mosquée de KairouanL’imam, la ville et le pouvoir

Résumé. Fondée en même temps que la ville de Kairouan par les conquérants (ghuzât) musulmans, en l’an 50 de l’Hégire (670 ap. J.-C.), la Grande Mosquée de Kairouan (al-Jama’ al-kabîr) est le plus ancien lieu de culte de l’Occident musulman. Par sa monumentalité architecturale et par son prestige religieux et historique, la Grande Mosquée de Kairouan occupe encore aujoud’hui une place de choix dans l’espace urbain et dans l’imaginaire des musulmans.L’objectif de notre enquête est de reconstituer l’histoire sociale contemporaine de l’espace religieux de cette mosquée en relation avec l’itinéraire de son imam prédicateur, Cheikh Abderrahman Khlif (1917-2006), afin de comprendre les logiques qui président à la reproduction de l’ordre moral urbain à travers le charisme continuel de ce « Savonarole tunisien ».

Mots clés : Kairouan, mosquée, imam.

Abstract. The Great Mosque of Kairouan. The imam, the city and the powerFounded at the same time as the city of Kairouan (al-Qayrawān) by Muslim conquerors in 50 AH / 670 AD, the Great Mosque (al-Jama ‘al-Kabir) is a high place of worship characterized by monumental architecture and religious prestige and history.Today, the Great Mosque of Kairouan continues to occupy a special place both within the urban area and in the imagination of the Muslim faithful. It is a place for prayer, visits, meetings and gatherings for readings of the Koran (imlâat).Our study will reconstruct the contemporary social history of the Great Mosque’s religious space in relation to the career of its imam, Sheikh Abderrahman Khlif (1917-2006), in order to unders-tand the logic behind the reproduction of urban moral order through the charisma of the “Tunisian Savonarola” who opposed Bourguiba and his modernizing project.

Keywords: Kairouan, mosque, imam.

* Université de Tunis el-Manar, Tunisie.

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Fondée en même temps que la ville, en l’an 50 de l’Hégire/670 de l’ère chrétienne, la Grande Mosquée de Kairouan (al-jamac al-kabîr) dite également « Mosquée ‘Uqba », du nom du célèbre conquérant, est le plus ancien lieu de culte de l’Occi-dent musulman. Par sa monumentalité architecturale et par son prestige religieux, la Grande Mosquée de Kairouan occupe une place de choix dans l’espace urbain et dans l’imaginaire des Kairouanais et des Maghrébins. Un tel rang symbolique fut, pour longtemps, assuré grâce au concours des dirigeants politiques et des digni-taires religieux qui ont façonné l’histoire et la mémoire de la « ville sainte » de l’Islam nord-africain. Les dynasties aghlabide, fatimide, ziride, hafside, mouradite et husseïnite qui ont gouverné l’ancienne Ifriqiya musulmane ont toutes contribué au maintien et à la sauvegarde de ce monument historique connu pour avoir été le foyer intellectuel où se sont distingués des savants célèbres comme le grand juriscon-sulte malikite Sahnoun (777-854), le médecin Ibn al-Jazzar (898-980), l’astronome Ibn Abi al-Rijal (m. 1053), le poète Ibn Rachiq (1000-1064) et bien d’autres encore.

Durant le dernier demi-siècle, le Cheikh Abderrahman Khelif (1917-2006) est devenu la figure symbolique du lieu et de l’espace religieux et urbain, dans la mesure où son rang et son image de « héros de la foi » sont indissociables de l’histoire récente de la Grande Mosquée et de la ville de Kairouan. De formation religieuse de type classique, l’imam Khelif présidait régulièrement les prières du vendredi et les cérémonies religieuses, prêchait et professait, tout en rédigeant et publiant des écrits destinés aux fidèles, assurant par-là la maintenance et la reproduction de l’or-dre social et moral. Cette figure charismatique s’était opposée farouchement, au len-demain de l’indépendance nationale (1956), au Zaïm et Président Habib Bourguiba (1901-2000), en critiquant ses réformes modernistes qui ont abouti à la liquidation de l’université islamique de la Zaytouna de Tunis, à l’émancipation de la femme et au rejet du jeûne de Ramadan, du sacrifice de l’Aïd et du pèlerinage à la Mecque.

Arrêté, jugé et condamné à une lourde peine de prison, le Cheikh Khelif dut ensuite se reconvertir et rejoindre le Parti socialiste destourien (officiel) pour deve-nir, après le changement politique de 1987 qui a déposé Bourguiba, membre du Conseil supérieur musulman et député à l’Assemblée nationale où il se distingua par ses positions spectaculaires et ultra-conservatrices envers les femmes à qui il refusait de serrer la main, à propos de la consommation des boissons alcooliques qui sont toujours interdites de vente dans la « ville sainte de l’islam maghrébin », et surtout vis-à-vis de la réforme de l’enseignement des programmes religieux décidée par le ministre moderniste et anti-islamiste, Mohamed Charfi.

C’est pour cela que l’objectif de la présente enquête est de lire l’histoire contem-poraine de l’espace religieux de la Grande Mosquée de Kairouan en relation avec l’itinéraire de l’imam Khelif, afin de comprendre les logiques sociales et politiques qui ont modelé le charisme de ce personnage religieux dont la rébellion déboucha sur la répression et la récupération par l’État national.

Quatre hypothèses vont servir ici de toile de fond pour croiser le parcours de l’imam de la Grande Mosquée de Kairouan avec l’histoire/mémoire de ce monument de l’Islam maghrébin, afin de pouvoir débattre des rapports, à la fois imbriqués et

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séparés, entre le religieux et le politique à l’époque contemporaine :1 – L’émergence de la figure politico-religieuse de l’imam Khelif est le produit

de la délégitimation de l’aristocratie et de la mémoire religieuses.2 – La figure charismatique de l’imam Khelif constitue un modèle de transition

entre le savant (‘alim) qu’il ne pouvait plus être dans les années 1950 et le militant islamiste qui émerge à partir des années 1970-1980.

3 – La répression et la récupération des manifestations politiques de la religion renforcent l’autorité de l’État.

4 – Les funérailles de l’imam Khelif expriment une théâtralisation de la résistance de la société face à la main-mise de l’État sur la religion et sur la sphère publique.

Histoire de la mosquée, mémoire de la ville

L’écriture de l’histoire de la ville de Kairouan est une mise en récit des légen-des qui ont auréolé la geste de la conquête musulmane de l’Afrique du Nord. La fondation d’un camp de garnison (qayrawân) obéit à un choix personnel du chef conquérant, cUqba Ibn Nafic, « l’homme aux vœux exaucés » (mustajâb al-dacwâ) qui voulait en faire « un phare éternel pour l’Islam ».

Le mythe de fondation de la ville est façonné par trois légendes tissées autour du personnage du célèbre conquérant : celle de l’appel lancé aux « bêtes sauvages » pour quitter au plus vite le lieu choisi, celle de la mystérieuse voix lui indiquant, au cours d’un rêve nocturne, l’emplacement du mihrâb de la Grande Mosquée et celle de la chienne découvrant le célèbre puits de Barrouta, au milieu d’une plaine aride devenue soudain un lieu viable et béni par Allah.

L’édifice monumental de la Grande Mosquée se caractérise par sa majesté ainsi que par la sévérité de son caractère architectural qui n’est pas sans rappeler la voca-tion militaire et religieuse de la ville. Véritable synthèse artistique, la Grande mos-quée de Kairouan est un « monument exemplaire » qui s’impose à la fois par sa somp-tuosité, son style austère et son côté spirituel, sublime et lumineux, qui tranchent avec l’environnement des maisons tassées de la médina et de la steppe s’étendant, jadis, au loin mais s’urbanisant, depuis quelques années, à un rythme accéléré et désordonné. Située, à l’origine et durant plus de trois siècles, au cœur de la cité (çorat al-balad), en un point nommé as-simât al-kabîr ou « La Grande Rue », la Mosquée de cUqba fut édifiée en premier suivie de la « Maison du gouvernement » (dâr al-imâra ) bâtie juste en face. Religion et politique étaient ainsi, dès le début, solidaires et séparées.

Depuis la reconstruction de la ville au lendemain de l’invasion hilalienne du xie siècle, la Grande Mosquée se trouve au Nord-Est de la médina de Kairouan. Elle est ainsi spatialement décentrée en raison des changements qui ont affecté le plan de la ville et de son enceinte. Néanmoins, elle a continué d’être le centre spirituel de Kairouan : lieu de réunions des fidèles, de prières, de prêches hebdo-madaires (khuṯba ), de mémorisation du Coran par les dictées orales (vulgo malla ; arabe litt. imlaât ) mais aussi, depuis quelques décennies, de visites touristiques où

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affluent les musulmans et les non-musulmans, tous attirés par ce véritable « musée archéologique » et « haut lieu de mémoire ».

La Grande Mosquée de Kairouan est réputée pour avoir été un « phare du savoir » (manarat ‘ilm) musulman au Maghreb. Elle abritait une bibliothèque conte-nant des manuscrits, des enluminures du Coran, des traités de fiqh et des ouvrages historiques et scientifiques. Certes, comme l’indiqua Ibn Khaldûn, le savoir s’est étiolé dans cette capitale musulmane, après la période de grandeur qui a duré en tout quatre siècles. Cependant, une tradition de la connaissance a été conservée grâce à une transmission du savoir assurée par le génie local et stimulée, au Moyen-Âge, par la dynastie des Hafsides (xiiie-xive siècles) puis, à l’époque contemporaine, par les Husséinites (xviiie-xxe siècles).

Des familles d’ulémas – imams, muftis, qadhis, faqihs - présidaient au destin de la Grande Mosquée jusqu’à la fin du protectorat français en Tunisie. Tel était le cas des Saddem, Adhoum, Bouhaha, Bouras, Fassi... dont l’autorité découlait du savoir, de la piété, de la notabilité, de la citadinité et des origines arabes, réelles ou pré-tendues. Le dernier savant kairouanais est probablement Mohamed ben Mohamed Salah al-Joudi (1862-1943), auteur d’une histoire des qadhis de la ville, finement analysée par Jacques Berque, et d’un dictionnaire biographique de ses savants et de ses saints, encore inédit.

En supprimant l’université zaytounienne et en délégitimant l’aristocratie poli-tique et religieuse – tant orthodoxe que chérifienne – l’État voulait marginaliser définitivement le rôle des ulémas et leur substituer une nouvelle élite politico-admi-nistrative chargée de mettre en œuvre les réformes modernistes de Bourguiba.

La transformation de la Zaytouna en une faculté théologique moderne résulte de la réforme de l’enseignement conduite par le ministre Mahmoud Messadi, un sadi-kien moderniste, syndicaliste et partisan de Bourguiba. Elle intervient en 1958 dans le sillage de la guerre civile qui a opposé le Zaïm Bourguiba au Zaïm Ben Youssef à propos de l’indépendance nationale. Le premier prônait l’autonomie interne et une alliance avec la France alors que le second exigeait l’indépendance totale. Ben Youssef était appuyé, sur le plan extérieur, par Nasser et, sur le plan intérieur, par les propriétaires et les traditionnalistes zaytouniens qui considéraient que la religion musulmane était menacée par le projet moderniste bourguibien.

La victoire de Bourguiba, le chef charismatique qui s’est allié à la Centrale syn-dicale (UGTT), allait sonner le glas des yousséfistes, des conservateurs et des « féo-dalités ». Dans la ville de Kairouan réputée pour son conservatisme et l’appui de Ben Youssef même si Bourguiba y avait des partisans forts comme Caïd Ladjimi, le gouverneur Amor Chéchia n’a pas hésité à s’attaquer aux puissantes familles aristocratiques telles que les Laouani et les M’rabet.

Les Lawani jouissaient d’un grand prestige découlant de leur ascendance chéri-fienne et contrôlaient tout un quartier au sein de la Médina de Kairouan, celui des Chorfa. Ils possédaient également des terres et avaient scellé, pour certains, une alliance avec la Résidence qui était loin de plaire aux cadres du Néo-Destour et à son Chef issus de milieux modestes et imbus d’une idéologie égalitariste et nationaliste.

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Les M’rabet avaient, depuis le xviiie siècle, la charge de gouverneur (‘amil/gaïed ou caïd) de Kairouan. Ali Bey, le fils du fondateur de la dynastie husséinite, leur concéda de vastes domaines agricoles sur lesquels vivaient au xxe siècle plus de trois cents familles de bédouins. Un jugement d’expulsion pris au temps du pro-tectorat avait été suspendu par le gouverneur de l’État indépendant. L’abolition des habous a permis de maintenir les familles bédouines, au dépens des Mrabet les-quels, symboliquement amoindris, étaient mécontents de la nouvelle orientation politique.

De son côté, l’imamat de la Grande Mosquée de Kairouan appartenait, depuis des siècles, à la famille Saddem, « une maison de savoir et de piété ». Seulement, en décembre 1954, le second imam prédicateur (imam khatib), Mahmoud ben Taïeb Saddem, décède. Son frère, Hammouda Saddem, titulaire du diplôme zaytounien du tatwï’ et mouderess (instituteur) à la zaouïa sahabite, demande à le remplacer par une lettre adressée au Premier Ministre Tahar Ben Ammar. Le Caïd de Kairouan et des Zlass, Mohamed Aziz Sakka, qui transmet la lettre au gouvernement, donne un avis favorable.

Mais, une autre candidature est proposée à la même période par l’autorité locale : celle de Abderrahman Khelif, titulaire du plus haut diplôme de la Zaytouna, al-ca-lamîya (l’équivalent actuel de la licence universitaire), et mouderess de seconde classe à la section zaytounienne de Kairouan. Khelif était également bénévole au cours du soir à la Grande Mosquée et assurait, par intérim, l’imamat au cours des prières de la nuit et de l’aube. C’est cette seconde candidature qui fut retenue et confirmée par un décret de nomination, en date du 24 janvier 1955.

Pourquoi Khelif et non pas Saddem comme l’exigeait la tradition locale ? La question mérite d’être posée. En tout cas, la nomination de Khelif, qui déroge à la règle de « la succession familiale », a été prise du temps du gouvernement Tahar Ben Ammar. Elle intervient en un moment historique, celui de l’autonomie interne et de l’indépendance nationale, marqué par le début du processus de délégitimation de l’aristocratie et de la mémoire islamique. Basée sur la transmission du savoir traditionnel, la mémoire islamique scripturaire était assurée jusque-là par l’enseignement zaytounien dont la Grande Mosquée de Kairouan était le relais.

Un tel processus de déligitimation dont l’impulsion fut donnée par la réforme de l’enseignement (1958) qui suivit la proclamation du Code de statut personnel (1956), l’abolition de la monarchie et la proclamation de la République (1957) instaurait un rapport nouveau entre État et religion. En s’attaquant à la Tradition et à ses repré-sentants, le nouvel État ouvrait mutatis mutandis la voie à de nouveaux personnages religieux et politiques, aux attaches et aux ambitions différentes de celles de leurs prédécesseurs.

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L’imam Khelif, le « héros de la foi »

La nomination de Khelif au poste de second imam traduit l’accès d’une nouvelle génération d’hommes religieux au magistère de la Grande Mosquée et à l’autorité morale au sein de « la ville sainte » de l’Islam maghrébin. C’est également l’expres-sion, au sein de la Zaytouna et de ses différentes sections, d’une nouvelle culture islamique nostalgique et d’une sensibilité politique fortement solidaire d’un projet d’hégémonie culturelle qui serait à saisir en rapport d’inversion/réaction avec la culture et le projet de l’élite sadikienne occidentalisée.

Né à Kairouan le 27 mai 1917 et décédé le 19 février 2006 à l’âge de 89 ans, Khelif apprit les soixante sourates du Livre saint dans les écoles coraniques (kout-teb-s) de sa ville natale. À l’âge de 14 ans, en 1932, il se rendit à Tunis pour suivre des études à la Grande Mosquée de la Zaytouna couronnées par l’obtention des diplômes de al-ahlîya en 1936, al-tahsîl en 1940 et al-calamîya en 1941. La même année, il réussit le concours d’aptitude à l’enseignement et il est nommé mouderess des sciences religieuses à Kairouan. À Tunis, il exerce en tant que prédicateur par intérim à la Mosquée de la Sebkha ; lieu connu pour avoir été le lieu d’enseignement du Cheikh Abdelaziz Baouandi, le fondateur et le président de l’Association de sauvegarde du Coran fondée en 1934 et relayée, après sa mort en 1947, par l’Asso-ciation des Jeunes musulmans afin de propager la méthode orale de l’enseignement du Coran (imlâat) à Tunis et à l’intérieur du pays.

Abderrahman Khelif s’inscrit idéologiquement au sein de ce mouvement. Il est ainsi l’adepte et le continuateur de cette méthode littéraliste et de cette idéologie conservatrice qui rompt avec l’effort d’interprétation du Texte ou ijtihâd. L’imam Khlif est, en somme, un salafiste qui aspire à un renouvellement de l’Islam par un retour aux sources ou à la Tradition (al-salaf al-salih’), sur la base d’une fidélité au Texte – le Coran et la Sunna – et du refus de toute innovation (bidâc) dans les préceptes ou les pratiques de la religion.

Déjà, à Kairouan, d’autres lettrés et poètes comme Salah Souissi Chérif ou Salah Najjar avaient appuyé, dès les années 1920, le mouvement rigoriste prôné par l’As-sociation de lutte contre les innovations et les excès (Jami’ât muqawâmat al-bidcâ wal-isrâf ) fondée en 1922, pour lutter contre les fléaux de la consommation du chanvre, du vin, du thé, des jeux du hasard et des spectacles. Le grand lot des let-trés citadins qui se sont engagés dans ce mouvement conservateur était constitué de mouderess formés à la touna qui exerçaient également les fonctions d’imams et de prédicateurs dans les mosquées. Ils ont ainsi investi le champ religieux et intel-lectuel en vue de se substituer à la bourgeoisie traditionnelle issue des « grandes familles » et contrecarrer l’influence de la petite-bourgeoisie occidentalisée dont l’élite politique était emprisonnée ou exilée par le protectorat.

À Kairouan, Khelif devient le second imam prédicateur de la Grande Mosquée en janvier 1955. Au niveau de la fonction, il seconde le Cheikh Tahar Saddem mais il est très actif sur le terrain et multiplie les contacts avec les fidèles grâce à la force de son caractère, à ses origines populaires et à sa présence continuelle au sein de la

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Grande Mosquée où il dirige les prières et enseigne bénévolement. Khelif doit cette montée dans la hiérarchie religieuse officielle au déclin de l’aristocratie urbaine et au processus de délégitimation de ce groupe qui sera mené par l’État indépendant. Il la doit également à l’influence qu’il exerce sur l’esprit des musulmans pratiquants. En témoigne la pétition qui accompagne sa demande de candidature au poste brigué par Hammouda Saddem. Elle est signée par environ un millier de Kairouanais, tous milieux sociaux confondus, et basée sur un argumentaire en huit points évoquant ses qualités. Cette pétition est probablement le facteur décisif de sa nomination. Probablement rédigée par lui-même et présentée au nom des habitants de la ville (ahâlî al-Qayrawân), elle met l’accent sur sa solide formation zaytounienne, sa riche expérience scientifique et pratique dans le domaine de la morale et de l’orien-tation islamique, ses compétences de prédicateur, son travail bénévole de lecteur et d’enseignement au sein de la Grande Mosquée de Kairouan, sa science religieuse, sa droiture et, enfin par une formule ampoulée, sa soumission à l’autorité politique.

En 1956, l’imam Khelif est également désigné comme directeur de la branche zaytounienne de Kairouan. Désormais, il contrôle le champ religieux de la ville et de la région des Zlass. Mais, c’était compter sans l’autorité du nouveau gouverneur de la ville, Amor Chéchia, lui-aussi zaytounien mais acquis aux idées de Bourguiba et serviteur zélé du nouvel État tunisien. L’antipathie entre les deux hommes allait se transformer en guerre à partir du moment où Khelif critiqua la politique de l’État relative à l’émancipation féminine et au jeûne de Ramadan.

Dans une lettre datée du 24 octobre 1960 et adressée au secrétaire d’État à l’In-térieur, le Gouverneur signale les activités hostiles de Khelif notamment lors de son prêche (khutba) du 16 septembre 1960 où il dénonce la sortie des femmes et demande à leurs parents de les empêcher, en se conformant aux principes de la religion, d’accéder à l’espace public. Le Gouverneur exigea et obtint alors sa révo-cation en tant que second imam de la Grande Mosquée. Khelif est officiellement muté et nommé en tant que mouderess, à Gabès dans le Sud tunisien. Cette révoca-tion/mutation de l’imam Khelif allait bientôt prendre un tournant insoupçonnable. En effet, dès qu’il reçut la nouvelle, le 16 janvier 1961, Khelif alerta ses adeptes qui décidèrent, lors d’une réunion nocturne au sein de la Grande Mosquée, de rédiger une pétition de dénonciation et de contacter les commerçants et les artisans de la ville en vue de fermer leurs boutiques et d’organiser, le lendemain, une manifesta-tion de protestation contre le gouverneur et de soutien à l’imam sanctionné.

C’est ainsi que le 17 janvier 1961, un groupe de fidèles réunis au sein de la Grande Mosquée de Kairouan décida de se diriger vers le siège du Gouvernorat. Chemin faisant, un mouvement de foule de plus en plus vaste s’organisa sur la base du slo-gan : « Allahou Akbar, mayimchich !» (« Dieu est Grand ; il ne partira pas ! ») qui témoigne de la popularité de Khelif et du langage politico-religieux emprunté par le mouvement citadin de protestation. L’évocation d’Allah placé au dessus de tous, gouvernés et gouvernants, est suivie d’un (pro)nom inexprimé (« Lui ») qui s’inscrit dans une ellipse référant au symbole collectif : celui de l’imam résistant à un pouvoir que la masse défie, le temps d’une manifestation plus spontanée qu’organisée.

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L’intention de la manifestation de Kairouan était moins la confrontation avec le pouvoir que la volonté d’exprimer un refus. Or, comme il est souvent d’usage dans les expressions de la rue, la manifestation échappe à ses organisateurs et la logique de la foule déchaînée l’emporte sur celles des individus. Pendant que les services d’ordre tentaient d’empêcher les manifestants d’accéder au siège du Gouvernorat et au domicile du Gouverneur de Kairouan ainsi qu’aux bâtiments publics et aux écoles où ils voulaient inciter à la grève, des échauffourées ont lieu entre les manifestants et les agents de sécurité (police et garde nationale) et des coups de feu partent.

Outre la destruction de la maison du Parti destourien et d’une ambulance, le bilan des morts aura été relativement lourd même s’il demeure à ce jour inconnu. Le communiqué officiel publié par la presse nationale fit état de quatre personnes décé-dées parmi la population, d’un garde national mortellement atteint et d’un agent de police grièvement blessé. Par contre, le journal français « Le Monde », très lu en Tunisie par l’élite occidentalisée, signala huit morts et dix-huit blessés.

À l’instar du Zaïm Bourguiba lors des événements sanglants d’avril 1938, le Cheikh Khelif ne participa pas à la manifestation mais resta à son domicile situé tout près de la Grande Mosquée. Reste que depuis cette manifestation dirigée contre les représentants de l’État, l’imam Khelif est devenu, pour les Kairouanais, le « héros de la foi » et le symbole de résistance de la ville de Kairouan face au pouvoir politique perçu comme étant « injuste et impie ». Abderrahman Khelif apparaît, à l’issue de cette manifestation dont il est l’objet et l’acteur absent/présent, comme une figure populaire incarnant la volonté collective d’une société locale se sentant menacée dans sa religion et son identité.

Au fond, sans la rébellion de janvier 1961, l’imam Khelif ne serait que l’ombre de lui-même ; tout au plus un imam zélateur dont l’activité n’aurait pas dépassé les limites de la Grande Mosquée de Kairouan. Sa mih’na ou épreuve subie du temps de Bourguiba en a fait un héros et un symbole de l’islam protestataire tunisien. Celui-ci est en rupture à la fois avec l’islam de l’État et l’islam des ulémas. Or, le problème pro-vient du fait que la protestation émerge de l’intérieur de l’appareil étatique des imams et non des marges des institutions. La raison réside dans la double contradiction entre, d’une part, un étatisme moderniste et une société attachée aux valeurs islamiques et, d’autre part, entre un islam contestataire naissant et un islam traditionnel agonisant.

Khelif incarne la figure de l’imam qui ne pouvait plus être ni un ‘alim tradition-nel, ni un « Savonarole de l’Islam » selon l’expression de Paul Balta utilisée pour l’imam Khomeiny. L’imam Khelif est plutôt dans un entre-deux : entre le ‘alim disparu à jamais de la scène publique et le militant islamiste qui émergera une décennie plus tard. C’est là son drame historique et, en même temps, sa force pro-venant de son rôle de médiateur entre deux univers politico-religieux : l’univers des savants et l’univers des militants.

À la différence du Cheikh Mohamed Al-Joudi qui est le dernier savant musulman de Kairouan, Abderrahman Khelif constitue le prototype de l’intellectuel religieux dont l’itinéraire et la production intellectuelle ne s’inscrivent pas dans la « chaîne » du savoir local constitué par les écrits biographiques des savants et des saints de la ville.

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Ceux-ci s’étalent du xe (Abu Al-‘Arab) au xve siècle (Dabbagh) et sont complétés par le dictionnaire des saints rédigé par Al-Knani au xixe siècle. Entre les deux périodes, celle de la fin du « Moyen-Âge » et du début de l’époque contemporaine, l’on trouve la chronique d’Ibn Abi Dinar (xvie siècle), savant kairouanais ayant vécu à Tunis qui a contribué à renouveler l’écriture de l’histoire.

Khelif ne s’inscrit pas dans cette tradition qu’il connaît formellement mais plutôt dans une autre sensibilité : celle de l’imam prédicateur et du religieux politique de type organique au sens gramscien. Certes, il n’appartient pas à une tradition radicale et révolutionnaire mais à celle d’un islam citadin aspirant à l’autonomie, tout en subissant le contrôle de l’État sur l’espace urbain et les notabilités locales.

Le modèle historique de l’imamat est, à ses yeux, incontestablement celui de Sahnoun sans pour autant que Khelif ait la même envergure au niveau du savoir et de la résistance au Prince. D’ailleurs, au début des années 1990, Khelif a écrit sur l’imam Sahnoun un article de compilation traitant de son rapport avec la judicature où il insiste sur la peur-résistance du savant envers la charge de juge, sa droiture et ses actions exemplaires de bienfaisance et de justice parmi les hommes. Ne brossait-il pas là un auto-portrait souhaité ?

La production intellectuelle de l’imam Khelif semble osciller entre les questions de dogme liées aux rituels religieux (jeûne de Ramadan, pèlerinage, prière, Mouled) et les problématiques classiques de transmission du message de l’Islam. Le livre majeur de Khelif demeure celui consacré au métier d’imam intitulé Comment devenir un prédicateur ? (kayfa takûnû khaṯiban) , imprimé par la Ligue du monde musulman et diffusé un peu partout puis réédité à Kairouan par le centre d’études islamiques.

L’identité de la ville sainte sert de référence à l’imam Khelif qui s’intègre de plus en plus, à partir des années 1970-80, dans « l’islam mondialisé » en animant des conférences et des cycles de formation des imams un peu partout dans le monde musulman. L’imam kairouanais devient de plus en plus « citoyen du monde musulman ». Tel sera le destin du mouvement islamiste tunisien qui émerge dans un cadre national puis s’expatrie. Les cassettes de Khelif qui n’est pas islamiste mais salafiste circulent aisément et sont fort prisées par les musulmans des pays du Golfe où il est connu et réclamé, grâce à nombre de manifestations dont un captivant et très suivi entretien sur la chaîne satellitaire Iqra diffusée à partir de Riyad.

Pour salafiste qu’il ait été, l’imam Khelif prétendait incarner l’idéologie réfor-miste de type conservateur appuyé sur la « raison religieuse », militant pour une « évolution des institutions » et une « réforme de l’enseignement » qui intègrerait dans les programmes « la psychologie de l’éducation, les dogmes non-musulmans, les doctrines économiques, l’histoire de la colonisation, l’orientalisme, la christia-nisation, le sionisme et la franc-maçonnerie ». Un tel éclectisme annoncé en marge de son introduction au livre sur le khaṯib n’a d’égal que la volonté tumultueuse de l’imam Khelif de lutter contre toutes sortes d’hérésies et de faire triompher l’Islam comme « religion de vérité » (dîn al-haqq).

En Tunisie, Khelif exerça une influence à la fois sur l’enseignement de l’éduca-tion religieuse par la co-rédaction de deux livres scolaires dans les années 1970

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et sur les façons de penser des Kairouanais et des Tunisiens en quête de repères religieux et moraux dans une société aux structures familiales et culturelles totale-ment bouleversées. Au soir de sa vie, l’œuvre de Khelif est clôturée par trois livres se rapportant aux « visions de la mort (avant, pendant et après) » où le penchant orthodoxe est maintenu contre toute dérive mystique ou tentation de superstitions magiques. En somme, la production intellectuelle de Khelif apparaît comme une œuvre religieuse conjuguant réformisme conservateur et fidélité à la tradition mali-kite ashacrite. De son côté, l’imam Khelif incarne un type d’homme religieux inter-médiaire ou transitionnel : entre le ‘alim et l’islamiste, entre l’opposant et l’officiel, entre le local et le mondial.

Le religieux et le politique sont deux dimensions constitutives du personnage public de l’imam Khelif. Celui-ci a toute l’apparence (vestimentaire) du religieux alors que ses prêches sont, au-delà de l’aspect rituel et doctrinaire, éminemment politiques. Ils traitent des affaires de la cité et des problèmes qui interpellent les musulmans dans le monde d’ici-bas. Ce n’est pas le cas de tous les imams, encore moins des Saddem qui l’ont précédé, en lignée familiale héritière de la charge de l’imamat pendant des siècles au sein de la Grande Mosquée de Kairouan. Leur appartenance aristocratique ancrait l’alliance entre le religieux et le politique, tout en les séparant. Par contre, l’appartenance populaire de Khelif tend à la confu-sion entre les deux instances. D’où le risque de confrontation avec le pouvoir et le recours à la violence pour imposer la domination, de l’un au détriment de l’autre.

Rébellion, répression et récupération

Les évènements de Kairouan du mois de janvier 1961 avaient pour motif la muta-tion de l’imam Khelif ainsi que la provocation qu’aurait suscitée le tournage, au sein de la Grande Mosquée, d’un « remake » du « Voleur de Bagdad » par une équipe de cinéastes occidentaux autorisée par l’administration à opérer dans l’enceinte sacrée. C’était, en fait, la goutte d’eau qui fit déborder le vase depuis qu’une tension s’était faite sentir lors du mois de Ramadan de la même année. L’imam Khelif avait, en ce temps-là, mené une campagne contre la politique de Bourguiba encourageant la rupture du jeûne pour motif de lutte contre le sous-développement.

Tandis que Bourguiba justifiait sa campagne de sensibilisation par un raisonne-ment rationnel tout en ne manquant pas de mobiliser le registre religieux dans une bataille qualifiée de « Grand Jihâd » (al-jihâd al-akbar ) par opposition au « Petit Jihâd » qu’aurait été la lutte de libération nationale, le Cheikh Khelif diffusa un « Livre Vert » où il s’attaqua violemment à ceux qui rompent le jeûne de Ramadan au point que verser leur sang serait, à ses yeux, licite et la prière de mort non auto-risée à leur égard. En réalité, il s’agit d’un livret co-rédigé en 1944 avec Lamjed Qodya et réédité en 1955, sous une forme radicale, en réponse à une série d’articles dirigés contre le jeûne de Ramadan, publiés dans un quotidien tunisien.

La tension était vive à Kairouan où les gens sont attachés à la religion et réfrac-taires aux réformes modernistes de Bourguiba. Le Gouverneur avait signalé, dans

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ses rapports, cette ambiance surchauffée tout en exigeant la révocation (i‘fâ’) de l’imam Khelif.

Une telle décision greffée sur une situation explosive allait déboucher sur l’émeute populaire. Réunis la veille au sein de la Grande Mosquée puis le lende-main devant le domicile de l’imam Khelif alors que la ville de Kairouan était en situation d’ébullition, le groupe de fidèles attachés à l’imam s’est dirigé vers le siège de Gouvernorat pour réclamer le maintien de Khelif à son poste.

Le grand nombre de manifestants mécontents et la peur ressentie par les auto-rités locales ainsi que l’absence d’un corps intermédiaire de négociation naguère assuré par les ulémas ont ainsi concouru à l’émeute urbaine. Les actes de violence ont transformé le visage de la ville de Kairouan devenue, l’espace d’une journée mémorable, une ville rebelle puis une ville fantôme.

Le mouvement de masse fut suivi d’un grand nombre d’arrestations. Le soir, une réunion officielle des responsables du Parti néo-destourien et des organisations nationales (UGTT, UNAT, UNFT, etc.) a rédigé une motion dénonçant « les agisse-ments d’une poignée d’hommes irresponsables, aveuglés par la haine, qui ont incité des citoyens peu conscients et des adolescents à commettre des actes criminels ». C’est pour cela que les responsables néo-destouriens réclamèrent, contre les coupa-bles, « des poursuites judiciaires (…) et un châtiment exemplaire ». C’est ainsi que fut montée la fameuse « affaire de Kairouan » et que le procès eut lieu au sein d’un tribunal militaire réuni à Tunis en juillet 1961.

Fidèle à son habitude de tribun et de pédagogue, Bourguiba dut discourir à deux reprises, au début du mois de février 1961, à propos de « l’affaire de Kairouan » pour expliquer ses mobiles et démontrer que « l’Islam bien conçu n’est pas une doctrine d’asphyxie intellectuelle ». Pour Bourguiba qui apporta un soutien total au Gouverneur Amor Chéchia, les mobiles de « l’affaire de Kairouan » seraient à chercher du côté de la rancune personnelle des Cheikhs qui ont perdu les privilèges dont ils jouissaient du temps du protectorat français. L’imam Khelif qui avait utilisé l’enseignement du Coran comme « un alibi » aurait ainsi fomenté la manifestation parce qu’il serait devenu, au moment de la réorganisation de l’enseignement en 1958, un simple instituteur alors qu’il était le directeur de la section zaytounienne de Kairouan. Il aurait ainsi gardé « une rancune contre le régime ». La propagande officielle adoptera cette version des faits pour affirmer, y compris du côté du procu-reur de la République lors du procès, qu’il ne s’agit aucunement d’une manifestation religieuse mais d’une « affaire personnelle » (qadhiya shakhsiya).

Le politique et le religieux constituent, en Tunisie contemporaine, des questions taboues car ils sont le domaine réservé du Prince et de l’État. Les « sujets » que demeurent les citoyens de l’État indépendant n’ont pas à s’adonner à ces activités autrement que par la fidelité au dogme officiel de « l’État protecteur de la religion ». Cette conception dérive du souci d’empêcher les opposants de manipuler le champ religieux contre l’instance étatique.

Si les principaux acteurs dans « l’affaire de Kairouan » sont les Cheikhs Abderrahman Khelif, Taïeb Ouertani et Mohamed Chouicha, la liste des accusés

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est longue puisqu’elle comporte 138 individus dont 44 en état de liberté. Le Cheikh Chouicha qui exerçait en tant que notaire était connu à Kairouan pour avoir créé une école coranique et également pour ses activités politiques : membre du Parti du Destour depuis sa fondation par le Cheikh Thâalbi en 1920, ayant connu l’exil dans le Sud algérien en raison de ses activités anticoloniales, il s’est distingué par un dis-cours réclamant l’autonomie de la Tunisie en présence du Résident général en 1946. Lors du procès, ses avocats ainsi que ceux de Khelif plaideront non-coupables sur la base de ce passé nationaliste et de la réputation des deux Cheikhs à Kairouan.

Pour l’imam Khelif, l’argument de taille était qu’il n’avait pas participé à la mani-festation. Il est même allé jusqu’à dire, dans ses réponses au président du Tribunal, que si le Gouverneur de Kairouan avait sollicité son intervention, il n’aurait pas hésité à apporter son concours en vue de calmer la situation. Par là, on entrevoit la logique politique implacable animant l’imam Khelif, que le pouvoir finira, plus tard, par saisir et exploiter. En ce moment-là, l’État devait sévir et châtier « les fauteurs de trouble ».

Aussi, le procès des 138 Kairouanais ne dura que six audiences – du 19 au 24 juillet 1961 - au terme desquelles le ministère public demanda, sur la base d’un très sévère réquisitoire, la peine capitale. Les principaux accusés furent condamnés par le tribunal militaire aux travaux forcés à perpétuité ou à des peines allant de 15 à 20 ans de travaux forcés, les autres accusés à des peines allant de 1 à 5 ans de prison. Seuls 6 acquittements ont été prononcés dans cette « Affaire de Kairouan » qui a marqué la mémoire et l’histoire de la ville.

La rébellion de 1961 rappelle d’autres épreuves (mih’an ; sing. mih’na) traversées par Kairouan comme celles de 1833 et 1864 auxquelles les Kairouanais avaient participé et avaient appuyé des émeutiers au point d’avoir eu à payer un prix fort, sans parler des révoltes médiévales qui ont abouti à la destruction renouvelée par le pouvoir central de la muraille de la ville – plus de sept fois détruite dit la légende historique – ainsi que la punition des notables et des autres habitants. Il existe ainsi, à travers l’histoire, une tradition de révoltes urbaines à Kairouan de même qu’il existe une tradition de la répression et de la récupération qui n’ont fait que renforcer l’autorité de l’État et marginaliser le statut de la ville sainte.

Khelif, le « héros de la foi » et désormais « martyr de Kairouan », n’allait pas rester en prison et purger toute la peine. Après 18 mois passés en détention en com-pagnie des prisonniers de droit commun dont il aurait reconverti certains à l’islam, les autorités décident de le relâcher. L’ironie de l’histoire a voulu que son rival, le fameux gouverneur de Kairouan, connu pour son « immoralisme » et son autori-tarisme, sera à son tour mis en prison par Bourguiba pour « abus de confiance », suite à l’échec de la politique des coopératives en 1969. Mieux, l’ex-Gouverneur de Kairouan, de Sousse et de Nabeul deviendra, après son expérience carcérale, directeur de prison, avant de se retrouver imam de la Mosquée de sa ville natale, Béni Khalled au Cap-Bon.

Quant à Khelif, après avoir enseigné la littérature arabe dans les lycées de Kairouan, de Gabès et de Sousse, il fut nommé en 1968 inspecteur de l’éducation

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islamique des établissements secondaires. L’itinéraire de cet homme de religion aspirant à une carrière politique en vue de « promouvoir la vertu et combattre le vice » (al-amr bi-l-m’aruf wa-l-nahay ‘alâ al-munkar) sera totalement réorienté avec le changement du 7 novembre 1987 qui déposa Bourguiba.

Après avoir réintégré sa fonction d’imam de la Grande Mosquée de Kairouan, Khelif fut désigné membre du Conseil supérieur islamique en 1988 et, une année plus tard, il fut élu membre de la chambre des députés lors d’élections où il fut tête de liste du parti gouvernemental (RCD) à Kairouan, en compétition avec une liste « indépendante » conduite par M. Kéfi, professeur de sciences naturelles et militant de la Nahdha (ex-tendance du mouvement islamique).

À Tunis, un autre cheikh zaytounien, de sensibilité ultra-conservatrice, Mohamed Lakhoua, s’est présenté en tête de liste des « indépendants » au point que la presse avait parlé d’un « duel des cheikhs » zaytouniens, en l’occurrence Khelif et Lakhoua, tous deux ultra-conservateurs et hostiles à Bourguiba durant son règne de plus de trente ans.

Quels que soient les motifs politiques et personnels invoqués par le cheikh Khelif pour son ralliement au nouveau régime, le débat sur la place de la religion est devenu, depuis 1989, central au sein de l’espace public. L’islam d’État se veut, plus que jamais, une arme contre l’islamisme en ascension fulgurante. La position de l’État est le refus de la constitution d’un parti politique, sur une base religieuse. Après une courte période de négociations, la violence est devenue le langage poli-tique des uns et des autres.

Reste que la réforme de l’enseignement lancée par Mohamed Charfi en 1992 pour contrecarrer l’influence des idées islamistes dans les livres et les milieux sco-laires poussera le Cheikh Khelif à sortir de sa réserve et à s’exprimer, en tant que député, contre cette réforme et contre la lecture moderniste de l’islam. L’ultime bataille de Abderrahman Khelif sera ainsi menée contre Mohamed Charfi qui n’est plus ministre mais militant des droits de l’homme et « mujtahid » dont le livre Islam et liberté déchaîna, de nouveau, la passion du Cheikh kairouanais.

En l’an 2003, Khelif consacre deux prêches contre Charfi qui seront enregis-trés et diffusés à grande échelle (par qui ?) où l’imam de la Grande Mosquée de Kairouan dit en substance :

« Nous ne l’insultons pas et nous ne le maudirons pas, nous n’appelons pas à son meurtre comme avait fait Khomeiny avec Salman Rushdie. Toi, Tu as dit et Ton jugement est véri-dique : Ô Dieu, Tu es notre tuteur ; nous nous plaignons de lui auprès de Toi. Si tu veux, tu peux accélérer sa punition en ce monde ; si Tu veux, Tu renvoies sa punition au Jour du Jugement Dernier ; et si Tu veux, le punir à la fois ici-bas et dans l’au-delà. »

Les doubles funérailles du Cheikh« Sidi mât…Sidî mât ! » (« Notre Maître est mort…Notre Maître est mort » !).

La nouvelle courait, de bouche en oreille, auprès des habitants de Kairouan, en cet

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après-midi du dimanche 19 février 2006, à la sortie de la prière du ‘Asr effectuée dans l’enceinte de la Grande Mosquée.

L’échange des messages de condoléances disait la tristesse profonde ressentie à l’occasion de la perte de l’imam qui présidait régulièrement les prières du vendredi et les cérémonies religieuses depuis plus d’un demi-siècle. L’homme servait de réfé-rence et de conseiller pour les Kairouanais en mal de sainteté depuis le milieu du xixe siècle. Khelif était ainsi devenu le nouveau « saint » (walî) de Kairouan au point que tout gouverneur ou responsable désigné se devait de rendre visite à l’imam dans sa maison. Avec le départ du « Cheikh des Kairouanais » et du symbole de la ville sainte et de l’islam tunisien, les fidèles se sentirent orphelins et déstabilisés par cette perte terrible. À sa mort, la famille du défunt a reçu les condoléances du Chef de l’État qui a rendu « hommage à son rôle dans le renforcement des fonde-ments de l’Islam ». Or, avant sa disparition, l’imam Khelif laissa un testament oral particulier : le refus d’être inhumé officiellement. De ce fait, la famille se chargea de la cérémonie funèbre au sein de la maison parentale située à quelques mètres de la Grande Mosquée, à l’image de celle du Prophète de l’islam à Médine.

Tous les jours, à l’heure de la prière, l’imam Khelif quittait son domicile pour se retrouver dans l’enclos communautaire et public de la Mosquée de ‘Uqba. La Maqsoura de l’imam, sorte d’antichambre, servait d’espace de transition entre le domestique et le public, le profane et le religieux. Le refus de funérailles offi-cielles imposait une cérémonie à la fois familiale et communautaire ou populaire. C’est le fils aîné de l’imam Khelif qui présida la prière du décès (salât al-janâza) en direction du Mihrâb de la Grande Mosquée de Kairouan. À ses côtés, il y avait le second imam de la Grande Mosquée de Kairouan, Mohsen Temimi, député et homme modéré.

La prière funèbre terminée, le cortège composé d’une foule immense de fidèles, venus de la ville et accourus des régions voisines, se dirigea, dans un recueille-ment sans pareil, vers le cimetière de Qoreish dit également al-janâh al-akhdhar ou l’Aile Verte par référence au Bourâq, cheval ailé qui transporta le Prophète de Jérusalem vers le Ciel. Le cortège funèbre était composé ce jour-là de plusieurs milliers de personnes. L’on raconte à Kairouan que le dernier fidèle sortant de la Grande Mosquée fermait la marche de la file déjà parvenue au cimetière de Qoreish situé à 3 km. C’était du jamais vu de mémoire des Kairouanais qui, tous milieux confondus, se sentaient unis et solidaires lors de la disparition de l’imam Khelif.

La dépouille, couverte du drap vert de la sainteté, était transportée, comme autrefois, sur une civière en bois que les fidèles portaient sur les épaules en se relayant dans un mouvement de contact et de soutien entre les vivants et le mort. Toutes les activités urbaines étaient suspendues et la ville entière vivait au rythme de la cérémonie funèbre, en ce jour mémorable du lundi 20 février 2006. L’arrivée au cimetière de ce cortège dominé par la logique de la masse et de l’islam commu-nautaire allait bientôt céder la place à l’ultime prière présidée par les officiels, en l’occurrence le ministre des Affaires religieuses, le président du Conseil islamique, le gouverneur de la ville et les autorités locales.

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Tout se passait, au niveau de la théâtralisation de la mort, comme s’il y avait deux cérémonies funèbres, deux cortèges et deux corps : celui de la communauté des Musulmans ou du peuple investissant la rue dans un élan d’appropriation et d’identification avec le « héros de la foi » et celui orchestré par les représentants officiels dans une tentative de récupération ultime de « l’imam officiel de l’État». L’enterrement dans l’enclos familial des Khelif rejoint la logique du partage ligna-ger et politique de l’espace urbain. Le nœud du synopsis demeure la succession des cortèges funèbres mus, chacun, par une logique politique spécifique. Le cortège populaire constituait la revanche de la société locale sur l’État centralisé alors que le cortège officiel était la domestication par le pouvoir de la société locale. Il en résultait deux logiques, deux cérémonies et deux corps en une seule mort.

Outre les « deux corps de l’imam » consacrés par la concurrence et la complé-mentarité entre les deux cérémonies funèbres, l’innovation historique et symbolique de taille entraînée par la mort de l’imam Khelif est incontestablement la présence massive des femmes au sein du cortège funèbre. Cette pratique n’était pas d’usage à Kairouan, ni dans les autres villes musulmanes où la mort était et demeure fémi-nine au niveau domestique mais, hormis Tunis et certains milieux évolués, exclu-sivement masculine dans l’espace public. L’émergence de l’acteur femmes, en posi-tion subalterne et non centrale, tient à la fois de la logique identitaire et de la logique islamiste d’investissement de l’espace public par le biais du hijâb dont la diffusion fulgurante, ces dernières années, est combattue par les autorités tunisiennes.

Force-t-on le trait si on prend le risque de lire l’homologie structurale entre le cortège officiel accaparant le cimetière et le cortège populaire investissant la rue comme un rapport de domination hommes/femmes ou espace public/espace domes-tique dans la symbolique de la mort en islam ?

Au-delà de cette lecture, le plus important est la mythification de la mort de l’imam Khelif par les Kairouanais et les Kairouanaises évoquant une sorte de nuage (ghayma) qui aurait couvert la dépouille de l’imam le long du cortège funèbre menant le défunt de la Grande Mosquée au cimetière Qoreish.

L’on renoue là avec l’imaginaire religieux dans lequel les anges, les saints et les hommes vertueux sont enveloppés d’une lumière divine radieuse. Aussi, la question de la disparition et du deuil ouvre-t-elle sur celle de la présence et de l’éternité des « héros de l’histoire » liés aux « hauts lieux de mémoire ».