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DU MÊME AUTEUR Appelés en guerre d'Algérie, Paris, Gallimard, coll. « Découverte », 1997. Imaginaires de guerre, Vietnam-Algérie, Paris, La Découverte, 1997. La gangrène et l'oubli, réédition poche, La Découverte, 1998. Algérie, formation d'une nation, Biarritz, Atlantica, 1998. Messali Hadj (réédition en arabe), Alger, Casbah Éditions, 1998. Les 100 portes du Maghreb, avec Akram Ellyas, Paris, Éditions de l'Atelier, 1999. Le transfert d'une mémoire, Paris, La Découverte, 1999. LA BIBLIOTHÈQUE DU CITOYEN Benjamin Stora LA GUERRE INVISIBLE Algérie, années 90 PRESSES DE SCIENCES PO

La guerre invisible, Algérie année 90, Bibliotheque Numerique Algerie IMN

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DU MÊME AUTEUR

Appelés en guerre d'Algérie, Paris, Gallimard, coll. « Découverte »,

1997. Imaginaires de guerre, Vietnam-Algérie, Paris, La Découverte,

1997. La gangrène et l'oubli, réédition poche, La Découverte, 1998. Algérie, formation d'une nation, Biarritz, Atlantica, 1998. Messali Hadj (réédition en arabe), Alger, Casbah Éditions,

1998. Les 100 portes du Maghreb, avec Akram Ellyas, Paris, Éditions

de l'Atelier, 1999. Le transfert d'une mémoire, Paris, La Découverte, 1999.

LA BIBLIOTHÈQUE DU CITOYEN

Benjamin Stora

LA GUERRE INVISIBLE Algérie, années 90

PRESSES DE SCIENCES PO

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Catalogage .Électre-Bibliographie (avec le concours des Services de docUmentatlOn de la FNSP)

Stora, Benjamin La guerre invisible, "-:lgérie, années 90. - Paris: Presses de Sciences Po, ~OO1. - (La Blbhotheque du citoyen) Edition française: ISBN 2-7246-0847-X Édition algérienne: ISBN 2-7246-0863-1 RAMEAU: violence politique: Algérie: 1990- ...

DEWEY:

Public concerné:

Algérie: politique et gouvernement: 1992-... : dans les médias Algérie: 1954-1962 (guerre d'Algérie) : influence 320.7 : Science politique (politique et gouverne­ment). Conjoncture et conditions politiques 965.3: Algérie. Depuis 1962 Public motivé. Tout public

La loi de 1957 ~ur la propriété intellectuelle interdit en effet expressé­ment la photo~ople a usag<; collectIf sans autorisation des ayants droit (seule la photocopIe a usage pnve du copiste est autorisée).

Nous rappel?ns donc que toute reproduction, partielle ou totale, du pré­S~nt ou~rage est InterdIte sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d exploltatlOn du droit de copIe (CFC, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris).

Couverture: Emmanuel Le Ngoc

© 2001. PRESSES DE LA FONDATION NATIONALE DES SCIENCES POLITIQUES ISSN 1272-0496

Introduction

100 000 morts et une image

L'image a fait le tour du monde: une femme éplorée crie la mort de ses proches, le 28 sep­tembre 1997 devant l'hôpital Zmirli, dans le bourg de Bentalha en Algérie. La photographie de cette femme, baptisée « Madone» ou « Pietà» par des journalistes occidentaux, fera la « une» des journaux du monde entier. Elle sera publiée en octobre 1997... six ans après le début du conflit en Algérie, et restera comme la marque essentielle dans les mémoires collectives de la terrible guerre civile qui a ravagé ce pays tout au long des années 1990. Un conflit qui a fait plus de 1 00 000 morts, selon les déclarations du président algérien Abdelaziz Bouteflika en juillet 1999. Une seule image donc, signée du photographe algérien Hocine, de l'AFP, et qui obtiendra pour ce cliché le prix «World Press Photo» en février 1998. Une photographie, seule image fixe devenue icône ...

Dans les représentations de cette guerre en Algérie, l'important est la persistance d'absence, la sensation de «vide» d'images. Dans une Algérie abstraite, insaisissable, une violence appa­remment incompréhensible s'est déployée. Un

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territoire de lumière, situé au sud, se trouve assombri d'une immense tache noire. À l'heure du bombardement massif, sauvage, rapide des images, la grande «invraisemblance» de ce conflit tient aux aspects matériels de sa repré­sentation : l'effacement des lieux de la tragédie procure une impression d'étrangeté. L'Algérie, longtemps interdite d'accès aux caméras, se transforme en un décor plongé dans l'ombre. Est-ce une guerre du Sud, chaude et sèche, un conflit boueux et glacial, une guérilla urbaine, imprévisible et froide ... ? On ne le saura jamais vraiment. À propos d'autres conflits maintenus au secret, l'écrivain Philippe Sollers, préfaçant un ouvrage d'Amnesty international consacré aux personnes disparues, écrit: « Tout ce que la télévision n'est pas susceptible de montrer ou d'exhiber sur-le-champ a une réalité doureuse. L'opinion, désormais, c'est l'écran. Une grande famille devant l'écran, spasme d'audimat émo­tif, voilà le théâtre. Si rien n'est diffusé, organisé en images prescrites, c'est que tout est suppor­table 1.» Une guerre non montrée peut-elle exister?

Puisque la diversité du réel fait défaut, il sera bien difficile de partager une expérience senso­rielle de cette guerre. Ainsi privé de «pay­sages », l'événement échappe aisément à la chronologie. Ensuite, dans cette guerre civile où tout le monde se trouve toujours près du « front », où l'on peut se sentir en permanence en danger, il semble absurde de ne pas trouver les acteurs (les guerriers) du conflit. Volontaire­ment, ils tentent de se dissimuler aux regards.

1. Philippe Sollers, «Nouvelle nuit, nouveau brouillard» préface à Les disparitions, Paris, Babel-Amnesty international' 1994, p. 12. '

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Le reglme et les islamistes se déplacent sans cesse sur l'échiquier politique, modifiant leurs actions, changeant de programmes, de rôles, se plaçant toujours en position de victimes. Dès lors, à qui et comment s'identifier? L'invisibi­lité de cette guerre vient aussi de son impossible identification à l'un ou à l'autre des acteurs qui s'affrontent férocement. Et comment trouver la « majorité silencieuse» qui résiste au monde truqué qui l'entoure? Lorsque le voile se lève parfois, apparaissent les récits et les images d'une incroyable violence, donnant de ce conflit de l'extrême fin du xxe siècle l'aspect d'un cloaque se transformant en tableau non figu­ratif. La mécanique folle des tueries qui s'emballe et semble ne plus finir est un spasme de violence et de défis à toutes les lois connues de perception et de visibilité. Comment voir, lire, trouver une cohérence à ce conflit?

Tout au long des années 1990, la situation algérienne a donc souvent été évoquée comme une « tragédie à huis clos» en l'absence d'images. Ne disait-on pas déjà la même chose pour la « première» guerre d'Algérie contre la présence coloniale française, entre 1954 et 1962 ? L'inter­prétation du drame s'est installée par accumula­tion de comparaisons entre les deux séquences. Mais plus qu'une simple correspondance entre les années 1950 et les années 1990, les écrits et les représentations à propos de ce drame font penser plutôt à une rechute, à une récidive dans le terrible, ainsi relevée en 1996 par le socio­logue Pierre Bourdieu: « On a l'impression que la guerre d'Algérie se rejoue de manière d'au­tant plus dramatique qu'il s'agit, des deux côtés de la Méditerranée, d'une répétition avec les mêmes phobies, les mêmes automatismes bar­bares, les mêmes réflexes primitifs de la barbarie

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militaire 1. » Si cette comparaison s'impose un temps, elle s'exténue rapidement d'elle-même. L'Algérie des années 1950-1960 n'a plus grand­chose à voir avec celle des années 1990. Et l'on verra comment cette persistance du rapport entre les deux guerres, loin d'investir et d'éclai­rer le réel, le schématise par la fabrication de cli­chés répétitifs. Après les images muettes et sombres, les clichés nous replongent dans l'obs­curité d'un pays voué à un drame éternel. Pour­quoi cette vision d'une Algérie toujours emportée dans la malédiction, guidée par un crescendo morbide? Et y a-t-il moyen de sortir des clichés et de cette sensation d'absence, de trouver, de repérer les traces de ce conflit? Cet ouvrage dira les écrits, les livres de celles et de ceux qui ont voulu expliquer et se raconter dans ce drame, sur les images de cinéma tentant de forcer le blocus du mur de l'invisibilité. Pour poser cette question, lancinante: la représenta­tion de cette guerre en Algérie n'est-elle pas ins­crite, dans le siècle qui s'ouvre, dans une ten­dance générale qui va à l'invisibilité des conflits?

1. Pierre Bourdieu, « Dévoiler et divulguer le refoulé », dans Algérie, France, islam, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 24.

Chapitre 1

Les constructions de l'invisible

(la mort perdue dans un labyrinthe)

Lorsqu'il est question de ce qui s'est passé en Algérie pendant une dizaine d'années, un pro­blème de vocabulaire apparaît : dans quel type de conflit ce pays a-t-il été plongé? Les perpé­tuelles hésitations pour caractériser le conflit, les batailles de mots autour de cette terrible situation traduisent bien un désarroi devant le réel. Les noms successifs donnés, loin de clari­fier, opacifient davantage les antagonismes qui ont traversé et déchiré l'Algérie.

Les noms incertains d'une guerre gigogne

D'abord, ce pays a-t-il été en guerre? En d'autres termes, à partir de quel seuil de morts dans tous les camps une « lutte antiterroriste »

peut ne pas être une guerre ? Après l'assassinat d'un chef d'État, Mohamed Boudiaf, le 29 juin 1992, d'un ancien responsable de la puissante sécurité militaire et chef de gouvernement, le 21 août 1993, Kasdi Merbah, d'anciens ministres comme Aboubakr Belkaïd, le 28 septembre 1995, du responsable d'une puissante centrale

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syndicale, le secrétaire général de l'UGTA, Abdelhak Benhamouda assassiné le 28 janvier 1997, de dizaines de journalistes et d'intellec­tuels, et de plus de 100 000 morts annoncés officiellement, il apparaît bien difficile de ne pas prononcer le mot guerre, qualifiée donc de simple «lutte antiterroriste» par euphémisme poli­tique. D'autres difficultés surgissent dans la définition possible de cette situation.

Est-ce une guerre classique opposant une armée régulière et loyale au pouvoir en place à une armée de maquisards puissamment orga­nisée ? Pas vraiment. Tout au long du conflit, les islamistes de l'Armée islamique du salut (AIS), seule force réellement organisée entre 1993 et 1997, ne sont jamais parvenus à atteindre un stade d'organisation militaire suffi­samment structuré, couvrant l'ensemble du ter­ritoire algérien. Leurs rivaux, les groupes isla­miques armés (GIA), sont apparus comme des éléments disparates, désunis sur le plan idéolo­gique, morcelés au niveau géographique, mys­térieux dans leur mode d'organisation. Ces noyaux indépendants les uns des autres, évo­luant de façon autonome sans parvenir à se regrouper sous un commandement unifié, res­tent prisonniers d'une logique interne de vio­lence croissante où les considérations politiques ont disparu. Et ce dispositif très spécial a pu faciliter toutes sortes d'infiltrations et de mani­pulations : vengeances personnelles maquillées en représailles politiques, exécutions perpétrées par des groupes étatiques sous le déguisement de la lutte terroriste. Il n'est donc pas évident de parler de guerre conventionnelle opposant deux armées, dans des schémas de batailles tradition­nelles. Est-ce une guerre de guérilla? Il ne reste dans les mémoires aucune date précise de

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batailles décisives, de lieux où se sont affrontés, à visage découvert, des ennemis. Peut-on parler d'une simple et sanglante course de pouvoir entre différents clans pour s'assurer de la conduite des affaires de l'État? La conquête des énormes richesses générées par les hydrocarbures, gaz et pétrole, ne peut à elle seule expliquer le niveau d'acharnement et de barbarie dans le conflit, et le basculement de toute une société dans une guerre si longue. Est-ce une « guerre de civili­sation» entre partisans de la « modernité répu­blicaine » et adeptes d'un « fanatisme intégriste », entre ténèbres de l'obscurantisme et lumières de la raison? Il faut ici préciser que le conflit en Algérie n'est pas une guerre entre religions (98 % des Algériens sont musulmans).

En fait, cette guerre sanglante a construit, au travers de séquences dramatiques, le dévoile­ment de vérités successives: derrière des projets de société, religieux ou séculiers, des luttes de pouvoir entre des hommes et des clans ; derrière des luttes de pouvoir, des enjeux économiques, et les volontés des grandes sociétés pétrolières, gazières; derrière une violence cruelle et incom­préhensible, la longue histoire d'une tradition de violence à l'œuvre dans une société longue­ment colonisée, et dans la construction de la nation algérienne séparée de la France. Dans les plis d'une guerre entre militaires et islamistes se cachent ainsi d'autres guerres, décisives et confuses. Une «intrigue» à double détente. Une guerre gigogne pleine de passages sombres, de caches pourvues de double fond, de fausses portes et de chausse-trappes. Les apparitions successives de situations tragiques modifient à chaque fois les motifs premiers de cette guerre (la peur panique de l'islamisme et la répression de ce mouvement, à partir de 1992). Derrière

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chaque nouveau crime, abominable, s'évanouis­sent les mobiles des acteurs censés s'affronter. Les tueurs qui s'avancent, avec à la main un pis­tolet fumant ou un couteau plein de sang, dans un pays plongé dans le feu et la violence, appa­raissent comme des « fantômes » démoniaques sortis d'une nuit noire de folie, des spectres tenus dans l'emprise des ténèbres. Les lignes droites et claires qui partageaient les deux pro­tagonistes principaux (le pouvoir et les isla­mistes), et les cercles évidents où se situaient les actions de guerre, se sont décomposés au fil des années en couloirs sombres, en labyrinthes à l'inextricable dédale.

Le conflit meurtrier qui oppose le gouverne­ment algérien à des groupes islamiques armés depuis 1992 est-il alo~s une « guerre civile» ? Le pouvoir algérien, ses alliés, les partis d'oppo­sition qui ont refusé toute négociation avec les islamistes, se sont montrés longtemps réti­cents à admettre cette définition. Ils avançaient pour arguments que le terrorisme à l'encontre de l'État et d'une partie de la population ne pouvait être assimilé à une guerre civile. Ils par­laient des « événements» terribles qui ont ensan­glanté l'Algérie. À cette question du nom du conflit, une partie de l'opposition, qui plaidait pour un dialogue avec les islamistes (<< dialo­guistes» du Front des forces socialistes (FFS)

dirigé par Hocine Aït Ahmed, trotskistes du petit Parti des travailleurs dirigé par Louisa Hannoune, quelques courants du Front de libé­ration nationale (FLN) emmenés par Mouloud Hamrouche), a répondu par l'affirmative. Dans la mesure où «des Algériens tuent d'autres Algériens », où les opérations menées par les groupes islamistes ou par les forces de sécurité prenaient la dimension d'actes de guerre, ce

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conflit n'était rien d'autre qu'une «guerre civile». Les courants islamistes de leur côté ont immédiatement parlé de guerre, par référence, comme on le verra plus loin, à la « première» guerre d'Algérie livrée contre la France colo­niale.

Le fait est que ce conflit a causé la mort de plus de 100000 personnes. En cela, il s'agit bien d'une « guerre contre les civils ». Cette querelle sémantique est révélatrice des difficultés à cerner les origines, la nature et les buts de cette guerre. Le caractère invisible de la guerre vient aussi de ce trouble à lui donner un nom précis.

li opacité des commencements

Comment situer le commencement du conflit? Le début de l'irruption absurde de la guerre dans une vie construite par des repères «nor­maux» est bien difficile à établir. La guerre est arrivée en Algérie sans vraiment s'annoncer, par touches successives, provoquant cette confusion des origines. Le déclenchement du conflit reste progressif, impalpable.

Il est possible d'évoquer le début des vio­lences en Algérie par les émeutes d'octobre .1988, qui se concluent par l'effondrement du parti unique, le FLN. Les années qui suivent, entre 1989 et 1991, vont être marquées par une série d'incidents graves provoqués par des mili­tants islamistes. En 1991, la violence com­mence à prendre une tournure inquiétante. En mai, la principale formation islamiste, le Front islamique du salut (FIS) d'Abassi Madani et d'Ali Benhadj, appelle à une grève générale pour protester contre la loi électorale qui doit régir les élections législatives du mois de juin. Le 5 juin, des affrontements meurtriers ont lieu

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entre islamistes et forces de l'ordre. Ces affronte­ments entre manifestants du FIS et police font officiellement 13 morts et 60 blessés. Létat de siège est instauré. Les élections sont reportées. Sid Ahmed Ghozali est nommé Premier ministre en remplacement du Premier ministre réforma­teur, Mouloud Hamrouche. Certains analystes disent que ce « premier coup d'État» inaugure le cycle de violences dans lequel l'Algérie va som­brer. Le 15 juin, le FIS lance un appel à la grève générale, qui sera brisée. Les deux principaux dirigeants de ce mouvement, Abassi Madani et Ali Benhadj, sont arrêtés et emprisonnés le 30 juin.

Des groupes clandestins se créent. Sceptiques quant à la possibilité de prendre le pouvoir par les urnes, ils préparent l'action armée. Lun de ces groupes attaque la caserne de Guemmar (frontière est du pays), le 29 décembre. Un autre est arrêté à Blida, le 16 décembre, alors qu'il se préparait à commettre plusieurs atten­tats. Plusieurs groupes vont ainsi passer à l'action, mais la décision du FIS de participer aux élections législatives du 26 décembre relègue leurs attentats au second plan. Le 26 décembre 1991, tard dans la nuit, les résultats tombent: le FIS emporte 188 sièges (3 260 222 voix), le FFS 15 sièges (510 661 voix) et le FLN, l'ancien parti unique, 16 sièges (1 612 947 voix). 41 % des inscrits, soit 5 435 929 votants, se sont abs­tenus. Au second tour, 199 sièges seront en bal­lottage, dont 143 favorables ou très favorables au FIS. Le parti islamiste est vainqueur, à la grande surprise de nombreux observateurs nationaux et internationaux qui tablaient sur un scrutin plus serré. Avec son score, il pourra même prétendre à réformer la Constitution.

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Mais, quelques jours plus tard, le Il janvier 1992, l'armée oblige le président Chadli Bend­jedid à démissionner, le second tour est annulé. Cette date du Il janvier 1992, moment d'inter­ruption du processus électoral, peut également être considérée comme le commencement du drame. Mais il est une troisième date possible à l'origine du conflit: l'assassinat, le 29 juin 1992, du vétéran de la guerre d'indépendance contre la France, Mohamed Boudiaf.

Le 16 janvier 1992, Mohamed Boudiaf rentre au pays et prend la tête d'un Haut Comité d'État (HCE). Le nouveau pouvoir ne laisse pas au FIS le temps d'organiser sa riposte. Les arres­tations pleuvent. Chaque vendredi, à la sortie de la grande prière, les affrontements se multi­plient entre militants du FIS et la police. A Batna, du 4 au 8 février, la ville est en état de siège et les affrontements font plusieurs dizaines de morts. Le terrorisme commence. Toujours en ce début de février 1992, une patrouille de police est attaquée dans la casbah d'Alger. Le pouvoir réagit. Des milliers de militants du FIS, ou sup­posés tels, vont être internés dans des camps au Sahara. Dans ces gigantesques camps, gérés par les prisonniers eux-mêmes (l'armée se contente d'en garder les abords), des contacts vont se nouer qui permettront la mise en place de véri­tables réseaux lorsque interviendront les pre­mières libérations. Le 9 février, l'état d'urgence est instauré pour un an sur l'ensemble du pays. Durant plusieurs semaines, les groupes inté­gristes vont s'attaquer essentiellement aux poli­ciers et aux militaires afin de récupérer des armes. De son côté, le pouvoir algérien estime que six mois à peine seront nécessaires pour «éradiquer le terrorisme». Malgré ces pro­messes, la violence ne cesse pas. Le 4 mars, le FIS

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est dissous par le tribunal administratif d'Alger. Nombre de ses militants passent alors dans la clandestinité. Le pays vit au rythme d'une vio­lence qui ne cesse de croître. Et puis, le 29 juin, arrive une nouvelle incroyable. Le président Boudiaf est assassiné à Annaba par un membre des services de sécurité. Cet assassinat est capital. Privé de légitimité par les urnes, le régime se trouve désormais dépouillé de sa légi­timité historique essentielle, celle de la « révo­lution algérienne », par la disparition de la figure d'un de ses fondateurs. Le général Khaled Nezzar, qui fut en tant que ministre de la Défense un des acteurs clefs de ce moment, note dans ses Mémoires, publiés en 1999 : « Avec Bou­diaf à sa tête, une dynamique nouvelle venait de s'ébranler lorsque survint la tragédie de Annaba. On ne saura jamais tl.-aduire l'incidence morale de cette tragédie sur ses compagnons du Haut Comité d'État et sur ses proches collaborateurs. Au plan politique, ce fut un véritable cata­clysme. Les circonstances dans lesquelles son assassinat fut perpétré ont failli plonger le pays dans le chaos. »

Malgré les déclarations rassurantes d'Ali Kafi, qui succède à Mohamed Boudiaf, le pays chancelle. Le 26 août, un attentat à l'aéroport d'Alger fait 9 morts et 128 blessés. En octobre 1992, la nébuleuse intégriste favorable à la lutte armée se regroupe avec des «anciens» de la guerre d'Afghanistan et des hommes ayant appartenu à un premier maquis islamiste, mis en place dès 1982 par un certain Mustapha Bou­yali (abattu le 3 janvier 1987). Ils forment les groupes islamiques armés (GIA). Dans le même temps, et à côté du GIA, un autre groupe armé voit le jour, le Mouvement de l'État islamique (MEl), mieux structuré et implanté dans les

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montagnes, ainsi qu'un autre courant, le Front islamique du Djihad armé (FIDA) créé à l'initia­tive d'un des intellectuels « modernes» du FIS,

Mohammed Saïd. Ce dernier groupe se spéciali­sera dans l'assassinat d'intellectuels en 1993. Les hommes qui composent ces trois groupes sont âgés de 20 à 30 ans, issus de milieux pauvres, avec un bagage intellectuel et religieux souvent rudimentaire. Ce sont eux qui, d'après Kamil Tawil (Le mouvement islamique armé en Algérie, ouvrage en langue arabe publié à Beyrouth en 1998), dirigeront réellement la lutte armée et le terrorisme urbain dans les années 1993-1995. À la fin de cette année 1992, le couvre-feu est décrété dans le centre du pays. Le terrorisme n'a pas cessé et le bilan, officieux, des violences, est déjà très lourd : 8 000 morts et autant de blessés. Mais le pire reste à venir. Dans les années qui vont suivre, le terrorisme, les repré­sailles, les tueries prendront une telle ampleur qu'il sera possible d'évoquer une sorte d'enfer, devenu presque abstrait à force d'incroyables scènes de barbarie.

À propos des origines de cette crise, le prési­dent Bouteflika a admis, en juillet 1999, la res­ponsabilité du régime, en estimant que l'annu­lation des élections de décembre 1991 fut « une violence ». En précipitant les militants du FIS

dans la clandestinité, en cassant ses structures d'encadrement, les dirigeants du pays ont joué avec le feu. En mars 1992, les autorités annon­çaient que les « terroristes n'étaient qu'un mil­lier ». Mais, en réalité, cette crise vient aussi du refus du régime d'autoriser une alternance poli­tique. Durant le « printemps algérien» 0989-1991), les autorités s'étaient servies du FIS

comme d'un épouvantail, espérant réhabiliter le FLN. Cette transition mal assumée, trop rapide,

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a montré à quel point les espoirs nés d'octobre 1988 étaient mal fondés. Par ailleurs, depuis le coup d'État de 1965 qui a porté au pouvoir le colonel Houari Boumediene, les dirigeants de l'Algérie appartiennent au même sérail, et la lutte contre les islamistes permettra au pouvoir de mettre à distance les démocrates. Ces der­niers resteront longtemps divisés, tant sur la stratégie à mener contre le pouvoir que par rap­port à la position à adopter vis-à-vis des isla­mistes.

La chronologie des événements se déroulera ensuite, de 1993 à 1998, sans récit vraiment lisible, cohérent, traversée de moments san­glants. Les séquences apparaissent comme des ravins où l'on tombe, et où il apparaît presque impossible de remonter. On ressort de cette his­toire cruelle, abîmé, avec le sentiment d'avoir été égaré. Des barrières empêchant la compré­hension possible se dressent sans cesse. La sauva­gerie qui éclate provoque, par sa répétition lan­cinante, un désordre de flash-back, la mort se perdant ainsi dans un labyrinthe chronologique.

L'embrasement et l'embargo

L'année 1993 apparaît vraiment comme celle de l'embrasement. Elle restera dans les mémoires comme l'année des assassinats perpétrés par les nouveaux mouvements islamistes, les GIA, le FIDA

ou le MEL Ils revendiquent les assassinats, par balles ou égorgement (et même décapitation), contre des intellectuels et des personnalités poli­tiques et syndicales. Périront ainsi l'universitaire Djilali Liabès le 16 mars, l'écrivain Tahar Djaout le 26 mai, le psychiatre Mahfoud Boucebci le 15 juin, l'universitaire M'Hamed Boukhobza égorgé chez lui devant sa famille le 21 juin, le

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poète Youcef Sebti retrouvé assassiné dans sa chambre le 28 décembre. C'est encore l'année où le GIA débute sa campagne d'assassinats contre les étrangers avec l'enlèvement, puis le meurtre, de deux géomètres français près de Sidi-bel-Abbès (21 septembre). Le pouvoir donne l'impression d'être dépassé. Il se lance dans de grandes opé­rations de « ratissage » qui rappellent aux Algé­rois la « première» guerre d'Algérie. Ainsi, le 20 novembre, deux hélicoptères de l'armée supervisent une opération de recherches dans la Casbah, entièrement «bouclée» tôt le matin. L'état d'urgence est prorogé pour une durée indé­terminée. Les étrangers commencent à partir en masse. L'Algérie va se refermer sur elle-même, d'autant que, comme nous le verrons plus loin, une série de lois et de décrets va interdire le regard extérieur et pousser les journalistes algé­riens au silence ou à l'autocensure.

En janvier 1994, le général Liamine Zeroual, alors ministre de la Défense, est nommé « pré­sident de l'État» par le HCE. Le 10 mars, près de 1 000 détenus, la plupart islamistes, s'évadent du bagne de Tazoult (ex-Lambèse), dans l'Est du pays. Toute la région des Aurès est bouclée. La violence est telle que certaines ambassades éva­cuent en catastrophe la majorité de leur per­sonnd. Cette violence prend une allure effroyable. Le 13 février, dans un petit village de la région de Jijel, un enseignant est assassiné dans sa classe devant ses élèves épouvantés. Le gouver­nement annonce, le 27 février, que 24 ensei­gnants ont été assassinés depuis février 1992. Dans son journal intime, Chroniques infernales, le journaliste Mohamed Balhi écrit, à la date du 31 mars 1994: «Le soldat Lodi me dit être marqué à jamais par ce qu'il a vu. C'était l'heure de la rupture du jeûne, le dernier jour du

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Ramadan, quand un groupe a surgi avec la com­plicité d'un sergent-chef d'active. De la gorge tranchée d'un appelé sortaient des bouts de spa­ghettis, comme des vers. » Les attentats contre les intellectuels et artistes se poursuivent (le dramaturge Abdelkader Alloulla est assassiné le 14 mars). Au printemps 1994, la guerre change d'échelle. L'armée multiplie les opérations de grande envergure contre les maquis et leur porte des coups sévères : « Parfois bombardé au napalm comme à Meftah, les maquis du Mouve­ment islamique armé (proche du FIS) sont dès 1994 dans l'incapacité de fonctionner, ce qui pro­voque la dispersion de ses combattants 1. » Le GIA multiplie les attentats contre les étrangers. Le 3 août, lors de l'attaque d'une résidence consulaire à Alger, il assassine cinq fonction­naires français. La France commence ainsi à être partie prenante au conflit. À la fin de l'année, la veille du jour de Noël, un commando du GIA va dérourner un Airbus de la compagnie Air France. L'avion s'étant posé à Marseille, les pas­sagers seront libérés après l'intervention du GIGN et les membres du commando tous abattus.

Dans cette année 1994, l'Algérie se dérobe aux regards du monde. Après la France, les autres pays occidentaux ferment leurs ambassades. Le nombre de visas délivrés par la France connaît une chute spectaculaire, passant de 800000 en 1992 à moins de 100000. Les frontières de l'Eu­rope se ferment lentement. À la suite des atten­tats perpétrés à Marrakech par un groupe se réclamant de l'islamisme algérien, l'Algérie et le Maroc décident, le 27 août 1994, la fermeture de

1. Luis Martinez, La guerre civile en Algérie, Paris, CERI-Kar­thala, 1998, p. 323.

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leurs frontières. Les grandes agences de presse étrangères, comme Reuters, demandent à leurs correspondants de quitter le pays, ferment leurs bureaux. Le 27 décembre 1994, les grandes compagnies aériennes, Air France, Alitalia, Iberia, décident l'annulation de tous leurs vols en direction de l'Algérie, « jusqu'à nouvel ordre et les reprendra si des mesures de sécurité ren­forcées sont prises». Les compagnies maritimes étrangères prennent la même décision. La masse des Algériens a le sentiment d'être isolée du reste du monde, de vivre en état d' « embargo».

Étouffements médiatiques, la grande mise au secret

L'essentiel des combats semble se dérouler dans un ailleurs qui ne cesse d'échapper au regard extérieur. Au fil des récits d'épouvantables mas­sacres, règne une zone d'incertitude, un doute. Ce doute, ces incertitudes créent un sentiment de panique sur le danger pouvant surgir de n'im­porte où : sommes-nous dans cette guerre, sommes­nous dans une réalité qui se passe « à côté », hors champ? Cette incertitude angoissante est la vérité la plus profonde de ce conflit. L'Algérie échappe au regard extérieur, et il est bien difficile de se retrouver dans l'histoire, le territoire, la géographie des lieux, le théâtre des opérations, militaires et politiques, et de situer les logiques d'affrontement.

Le journaliste français Thomas Ferenczi, dans Le Monde des 14-15 septembre 1997, dira l'im­possibilité de percer les secrets de cette guerre: « Il est impossible aux journalistes de se rendre sur place, impossible de connaître les circons­tances exactes des tueries, impossible de saisir

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avec certitude qui sont les assassins et quelles sont leurs motivations, impossible de faire vrai­ment la part des manipulations, des règlements de comptes, des manœuvres auxquelles se livrent les différentes factions en place. » Les visas pour les journalistes étrangers sont délivrés au compte­gouttes. Et à l'intérieur du pays, une série de décrets et de lois restreint l'exercice du métier de journaliste. Une première loi du 3 avril 1990 dit que « l'incitation par tous les moyens d'infor­mation aux crimes et délits contre la sûreté de l'État et l'unité nationale expose, dans le cas où elle serait suivie d'effet, le directeur de la publi­cation et l'auteur de l'écrit à des poursuites pénales comme complices des crimes et délits provoqués, et, dans le cas où la provocation ne serait pas suivie d'effet, le directeur et l'auteur seront punis d'un emprisonnement de un à cinq ans et d'une amende de 10 000 à 100000 dinars (1 000 à 10 000 F) ou de l'une des deux peines seulement ».

Le décret d'état d'urgence du 9 février 1992, qui «vise à sauvegarder la restauration de l'ordre public, la sécurité des personnes et des biens ainsi que le fonctionnement normal des services publics», est complété par le décret relatif au terrorisme et à la subversion, proclamé le 30 septembre 1992 par le gouvernement de Belaïd Abdesselam. Désormais, relève du ter­rorisme « tout acte commis contre des indivi­dus [ ... ], des symboles de la République dans le but de menacer la vie, la sécurité ou la pro­priété, ou de faire obstruction aux autorités ou aux institutions publiques [ ... ] ou d'encourager de tels actes, notamment par la reproduction ou la redistribution de documents ou enregistre­ments ». Ce dispositif peut entraîner l'arresta­tion de journalistes ou la suspension de jour~

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naux, sur simple décision du ministère de l'In­térieur.

Pourtant, malgré les nombreuses suspensions de journaux intervenues depuis cette date, ce n'est que le 7 juin 1994 que les autorités algé­riennes définissent les «lignes rouges» que la presse ne doit pas franchir. Pour le pouvoir algé­rien, engagé dans la lutte pour l' « éradication du terrorisme», 1'« information sécuritaire» doit désormais être sous haute surveillance. Du coup, le contenu des journaux est étudié de près avant leur impression èt les autorités procèdent, de jan­vier 1992 à janvier 1997, à cinquante-huit mesures de censure (saisies, suspensions ou inter­dictions). Le 7 juin 1994, les ministères de l'Inté­rieur et de la Communication signent un arrêté -estampillé « confidentiel réservé » - adressé aux «éditeurs et responsables de la presse natio­nale », imposant un embargo sur l'information. Ce texte précise le mode de traitement des infor­mations « sécuritaires» : «Au moment où tous les efforts des forces vives de la nation sont tendus vers l'éradication du terrorisme et de la subver­sion, je sais pouvoir compter sur votre contribu­tion positive dans la lutte antiterroriste et anti­subversive.» Ce document, qui appelle à une « compréhension mutuelle » et à une « entraide efficace », est rédigé, est-il précisé, par un groupe de travail pluridisciplinaire, qui «a associé à sa réflexion de nombreux journalistes et s'est enrichi de leur apport, tout en prenant en charge leurs préoccupations et leurs pro­blèmes dans le domaine visé ». Ce décret ins­titue, dans le cadre des dispositions du décret présidentiel du 9 février 1992 sur l'état d'ur­gence, « une cellule de communication chargée des relations avec les médias en matière d'infor­mation, d'élaboration et de diffusion des com-

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muniqués officiels relatifs à la situation sécuri­taire» diffusés par le biais exclusif de l'agence officielle APS. «En matière d'information liée aux actions de terrorisme et de subversion, les médias de toute nature sont tenus de ne diffu­ser que les communiqués officiels [ ... J. La diffu­sion de toute information à caractère sécuritaire, non inscrite dans le cadre d'un communiqué officiel ou d'un point de presse public, est interdite. » De plus, les journalistes ont à leur disposition une série de «recommandations» afin de « faire entrer dans le réfiexe collectif le rejet du terrorisme». Cet arrêté, qui « ne sera pas publié» est-il précisé, est complété par un «rappel des axes principaux de la politique médiatique des pouvoirs publics relative au domaine sécuritaire», et par une série de « recommandations» destinées à «prévenir, contrer, vaincre la rumeur et la propagande adverse» et à « réduire la portée psychologique attendue par les commanditaires du terro­risme ». Une « terminologie appropriée », afin de ne pas « recourir inconsciemment à une ter­minologie favorable à l'idéologie et à la propa­gande de l'adversaire», est mise à la disposition des médias. Il est conseillé de traiter «syste­matiquement en pages intérieures, sauf excep­tion » - auquel cas « le faire en espace réduit» -, les informations sécuritaires, en évitant de «publier les photos des leaders de l'action vio­lente ».

En revanche, il est recommandé de «média­tiser les atrocités commises par les régimes islamistes» et de « mettre en évidence la super­cherie et l'escroquerie de ceux qui, au nom de la religion et de l'assainissement de la société, s'adonnent en fait à des pratiques criminelles », qui ont recours à la « drogue », aux « repris de

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justice », à des « bandits utilisés comme tueurs à gages» ou à 1'« enrôlement de force de jeunes sans protection ». Les journalistes sont tenus de provoquer des «réactions de rejet du terro­risme », en mettant «en évidence le caractère inhumain des pratiques barbares du terro­risme ». Ainsi, le 17 juin 1994, les corps de deux familles atrocement mutilées par des groupes armés islamistes, dans la région de Bouira et d'Aïn Defia, sont montrés au journal télévisé de 20 heures. Autre séquence insoutenable : les corps égorgés de deux jeunes filles, Zoulikha et Saïda, sont présentés au JT de 20 heures, le samedi 26 novembre 1994. Enlevées, elles avaient refusé, nous dit le commentateur, de se plier à la loi du « zaouedj el moutaa» (le mariage de jouissance), sorte de prostitution déguisée prônée par les groupes armés islamistes.

Enfin, le pouvoir recommande de mettre en évidence qu' « au bout de leur chemin» il n'y a que « la prison ou la mort », grâce « à l'effica­cité des forces de sécurité qui, même si elles n'arrivent pas à prévenir tous les crimes, arri­vent toujours à retrouver les coupables », et démontrer la quasi-ilivulnérabilité des forces de sécurité en insistant sur « les pertes de l'adver­saire, [ ... ], la délation et la lâcheté de ceux qui sont arrêtés » et la « lourdeur des peines pro­noncées par les cours spéciales ». Le Il février 1996, le ministère de l'Intérieur renforce cet arsenal de censure par la mise en place de «comités de lecture» dans les imprimeries. Des fonctionnaires du ministère sont chargés de viser le contenu des journaux avant leur mise sous presse et d'envoyer « au pilon» les éditions non conformes aux dispositions officielles, c'est­à-dire celles contenant des «informations rela­tives à la situation sécuritaire non confirmées

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officiellement ». L'annonce de cette mesure inter­vient quelques heures avant l'attentat contre la Maison de la presse, qui fait vingt-trois morts, dont trois journalistes du quotidien privé Le Soir d'Algérie. Le ministère de l'Intérieur, dans un communiqué, avait mis en garde les profession­nels qui ne respecteraient pas l'arrêté interminis­tériel de juin 1994. Les saisies et suspensions de journaux se font directement à l'imprimerie, avant même le tirage du titre. Des « comités de lecture» avaient déjà été installés dans les impri­meries en 1994, à la suite de l'entrée en vigueur de l'arrêté interministériel sur l'information sécuritaire, mais ils avaient ensuite été mis en veilleuse.

Pour le pouvoir, ces dispositions ne constituent en aucune manière une «censure», mais elles «fixent, sans nuire' aucunement aux droits à l'information et à la liberté d'expression, les limites liées à des impératifs sécuritaires et d'intérêt général que les médias sont tenus de respecter» .

Aux interdictions du pouvoir s'ajoutent les meurtres de journalistes perpétrés par les isla­mistes. Quelques faits, des noms, pour la seule année allant de mars 1994 à mars 1995, suffi­sent à dire l'ampleur de cette hécatombe. Le 2 mars 1994, Hirèche, commentateur à la télé­vision, est enterré à Garidi, en même temps que deux policiers. Le 7 juin 1994, le journaliste d'El Moudjahid, Ferhat Cherkit, tombe sous les balles du GIA. A la fin du mois d'octobre de cette année 1994, sont assassinés le directeur de la revue Ellrshad, un journaliste de l'APs, le cor­respondant du quotidien Horizons en Kabylie. Le 3 décembre, le célèbre chroniqueur du jour­nal Le Matin, Saïd Mekbel, est victime d'un attentat par balles. Il décédera quelques jours

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plus tard. L'émotion est immense. Le 1er janvier 1995, un correcteur du journal arabophone,

, Echaâb, est assassiné de deux balles dans la tête à Baraki. Le 20 mars, la journaliste Rachida Hammadi et sa sœur Houria, toutes deux employées à la télévision algérienne, sont tuées devant leur domicile. Une semaine plus tard, le 27 mars, le directeur du quotidien El Moudjahid est à son tour assassiné.

Les interdictions du pouvoir et les meurtres de journalistes conduisent certains d'entre eux à s'interroger sur leur métier. Dans son journal intime publié sous le titre Chroniques infernales, publiées en 1997 en Algérie, le journaliste Moha­med Balhi écrit sous la date du 21 mai 1994 : «Le black-out sur l'information sécuritaire gêne le travail de journaliste. Qu'est-ce qui est à publier? Faut-il médiatiser les attentats? Il y a une semaine, à la veille de l'Aïd, quelque chose s'est passé au Télagh : on a attaqué un hôtel de transit de l'armée et officiellement on n'en parle pas. Comment saisir l'essentiel de l'intox? La rumeur enfle quand il y a vide. Le devoir d'un homme de médias est d'informer. Ce qui est épouvantable, c'est le trou noir. » On retrouve cette préoccupation du « trou noir » envahissant dans les propos de Goksin Sipahioglu, directeur de l'importante agence de photographies, Sipa Presse. Dans un entretien pour le documentaire « Rapporteurs de 'guerres », enregistré en 1998 et diffusé le 25 septembre 2000 sur Canal-Hori­zons, et consacré aux chasseurs d'images gui opè­rent dans les zones de guerre, il déclare: «Nos photos les plus importantes qui arrivent mainte­nant sont celles d'Algérie. A mon avis, c'est une grande histoire tragique. Personne ne sait, et per­sonne ne veut savoir vraiment. Pourquoi des gens sont tués, et qui les tue. Aucun journaliste n'a

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vraiment pu y aller, ni déchiffrer cela. C'est une histoire tragique, comme au Cambodge, nous fermons les yeux. On regarde, et on attend chaque jour pour voir combien de personnes vont être assassinées. »

Violences insensées, éclatement des sens

Les années 1995 à 1997 sont celles où le régime algérien vacille sous les coups de boutoir des islamistes armés. Attentats, embuscades, enlè­vements, menaces deviennent quotidiens. Dans ces années-là, les chancelleries occidentales, s'appuyant sur l'activité de leurs services de renseignements, estiment à 27 000 le nombre d'hommes ayant rej~int les maquis islamistes.

1995 marque un tournant dans la violence, avec la multiplication d'attentats à la voiture piégée dans les grandes villes du pays. Le 30 jan­vier à Alger, l'explosion d'une voiture piégée fait 42 morts et 200 blessés. La veille, le 29 jan­vier 1995, signée par le FLN, le FIS et le FFS, la « plate-forme de Sant' Edigio », qui propose une solution de sortie à la crise, est rejetée «glo­balement et dans le détail » par le pouvoir algé­rien. Sur le terrain, c'est la guerre totale. Des opérations héliportées de l'armée déciment les troupes de l'Armée islamique du salut (AIS). Lia­mine Zeroual est élu le 16 novembre 1995 avec 61,01 % des suffrages. Il annonce son intention de relancer le dialogue. Depuis 1992, un bilan officieux estime à 60 000 le nombre de vic­times, et les départs de cadres s'accélèrent vers la Tunisie, la France et le Canada. Accusée de soutenir le régime algérien, la France va subir sur son sol une vague d'attentats, de juillet à décembre 1995.

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Le cauchemar semble ne devoir jamais finir. La violence, dans l'année 1996, prend des formes nouvelles, terribles: voitures piégées dans les centres des villes, attaques de trains, sabotages de voies ferrées et déraillements, bombes dans les lieux publics, plages ou marchés. Le journa­liste Saïd Zahraoui note dans son journal publié en 2000, Entre l'horreur et l'espoir (Robert Laf­font, 2000), à propos de cette année 1996 et des types de violence: « A Baraki, dans la ban­lieue d'Alger, une mosquée fut détruite, tôt le matin, par une bombe de forte puissance. Six fidèles furent emportés dans l'explosion et treize autres furent blessés. On n'en revenait pas d'indignation et de colère que, trois jours plus tard, le comble était atteint: à l'hôpital Aïn Bessem, dans la wilaya de Bouira, une charge explosive faisait, parmi les malades et les employés, cinq morts et vingt-deux blessés. La démence meurtrière instillait des sentiments inédits faits de peur et d'écœurement mêlés. Mais aussi d'incompréhension à en perdre l'esprit et de rage impuissante, l'une et l'autre insupportables jusqu'à la douleur physique. [ ... ] Chacun avait, en permanence, la sensation d'être en contact intime avec la mort tnVl­

sible. »

Le 27 mars 1996, l'enlèvement puis, deux mois plus tard, l'assassinat de sept moines trap­pistes de nationalité française auront une ampleur médiatique et émotionnelle importante. Ils seront décapités. Quelques semaines après que leurs cadavres avaient été retrouvés, le 30 mai, Mgr Pierre Claverie, évêque d'Oran, est assassiné par l'explosion d'une bombe. Mais, signe d'une modification du rapport de forces sur le terrain, des villages commencent à refuser leur aide aux GIA. Le 5 novembre 1996, ces derniers égorgent

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treize villageois dans la région de Tipasa. Parmi les suppliciés, dix femmes, dont une arrière­grand-mère âgée de 90 ans, et trois enfants, dont un bébé de 10 mois. Deux jours après, un village à la sortie de Blida est transformé en une sorte d'abattoir humain. Trente et une per­sonnes appartenant à cinq familles sont égorgées ou décapitées. C'est le début d'une longue liste d'actes horribles qui vont profondément cho­quer la communauté internationale. En 1997, les massacres de villageois prennent l'allure d'une hécatombe. Le 29 août, à l'aube, un pre­mier carnage a lieu aux portes d'Alger, à Raïs, il fait plus de 300 victimes. Une centaine d'as­saillants repartent tranquillement et revien­nent... le lendemain, tuant encore 45 per­sonnes. Toute une çour d'école ne suffit pas à contenir les dépouilles, parfois alignées, parfois entassées. Le choc n'est pas surmonté qu'un quartier de Beni Messous est le théâtre d'une nouvelle boucherie: 90 morts le 8 septembre. La panique gagne la banlieue d'Alger.

Dans la nuit du 22 au 23 septembre, le som­met de l'horreur est atteint lorsque des villa­geois de Bentalha sont assassinés. Des femmes et des vieillards implorent de ne pas être égor­gés mais tués par balles. Ils sont massacrés à coups de hache ou égorgés à même le sol. La plongée dans l'horreur durera six heures. Le nom de Bentalha restera lié pour longtemps à l'un des pires massacres que l'Algérie a connus pendant ces années infernales. La presse reprend le bilan officiel qui tombe le surlende­main du massacre: 98 morts. Et lorsque des villageois établissent avec précision la liste macabre des victimes, la vérité est bien différente : 417 corps suppliciés, des femmes et des enfants en majorité, ont péri sous la lame et

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le feu des massacreurs. Les tueurs, une centaine d'hommes au moins, avaient, semble-t-il, minutieusement préparé leur plan. Ils lancent leur attaque aux alentours de 23 heures, après avoir pris soin de couper l'électricité dans le village. Ils s'en prennent à deux quartiers seu­lement, excentrés et mitoyens (Boudoumi et Hai Djillali) et, pendant quatre heures consé­cutives, brûlent, égorgent, mutilent et pillent avant de repartir comme ils étaient venus, lais­sant derrière eux un spectacle d'horreur. Cette tragédie n'a pas pu se dérouler dans l'ignorance générale: le bruit des détonations, celui des engins explosifs utilisés par les assaillants pour faire sauter certaines portes d'entrée, le vacarme des sirènes d'alarme, et surtout les hurle­ments ... tout cela a résonné bien au-delà des deux quartiers martyrs, et pourtant personne n'a bougé. Dans le livre-témoignage d'un homme, Nesroulah Yous, Qui a tué à Bentalha ? (La Découverte, 2000), survivant de cette nuit de cauchemar, plusieurs questions sont posées sur la responsabilité des forces de sécurité. Pourquoi ces dernières ont-elles empêché les habitants des quartiers voisins d'intervenir? Pourquoi les blindés déployés au plus fort du massacre n'ont-ils pas bouclé les issues pour empêcher les tueurs de fuir? Mais l'auteur estime qu'il ne s'agit pas de militaires ordi­naires, plutôt d'une unité spéciale, un «esca­dron de la mort ». l'armée locale, elle, a été sol­licitée en vain par les villageois qui voulaient depuis longtemps obtenir des armes pour se défendre des tueurs. Toutes ces questions, beau­coup d'Algériens se les sont posées dès le len­demain du drame, tout comme l'opinion inter­nationale, horrifiée d'apprendre ce nouveau carnage survenu à une trentaine de kilomètres

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d'Alger 1. A la fin de l'année 1997, les tueries vont se poursuivre et se déplacer vers l'ouest. Dans plusieurs cas, des garnisons militaires proches des endroits où ont lieu les boucheries restent sans réaction, alimentant la polémique sur les raisons réelles de leur passivité. Sont­elles restées sans réagir parce qu'elles ne pou­vaient intervenir sans ordre? Était-ce une manière terrible de punir des populations ayant longtemps fourni un soutien aux islamistes armés ? D'autres questions se posent, induisant des doutes sur l'identité des tueurs. Ainsi, com­ment se fait-il que jamais aucun cadavre d'isla­miste armé, ayant participé à une tuerie et abattu par les villageois, n'ait été officiellement identifié ? Retourné sur les lieux des terribles massacres de l'été 1997, le journaliste algérien Abed Charef écrit,' dans Autopsie d'un massacre (Éditions de l'Aube, 1998) : « En fait, certaines

1, Ce témoignage important sera vivement critiqué par une partie de la presse algérienne. Salima Tlemçani écrit dans El Watan du 30 octobre 2000 : « Yous n'expliquera point, tout au long des 312 pages de Qui a tué à Bentalha? pourquoi ses connaissances militaires l'ont doté d'une arme, retirée quelques mois plus tard. Il n'a pas parlé également de ces hommes armés de MAT et de fusils de chasse, et qui ont courageusement sauvé, au péril de leur vie, des dizaines d'habitants qui se sont réfugiés dans leurs maisons en cette nuit-là. Il n'a pas non plus soufflé mot sur les militaires et les policiers qui ont tenté d'intervenir avant même l'arrivée des renforts, morts déchiquetés par les explosions des bombes. » Mais un autre quotidien algérien, pourtant très hostile aux islamistes, écrit par ailleurs: « Le livre de Yous ne laisse pas d'être bouleversant sous quelque facette qu'on en perçoive le contenu. Celui-ci, en effet, en dépit du nombre d'éléments d'information relevant du chapitre des con­jectures et probabilités, et des larges espaces d"e mystère qui y demeurent, peut être le fait d'une gigantesqùe machination dont il conviendra obligatoirement et tôt ou tard de mettre au jour l'ensemble des dimensions. Il reste, en dépit de tout cela et en raison de tout cela, une pièce particulièrement poignante à verser dans le dossier noir du terrorisme en Algérie. Lequel dos­sier noir est, hélas !, loin d'être classé. » (Liberté du 29 novembre 2000.)

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maisons isolées ne reçurent jamais la visite de sauveteurs. Ce n'est que plusieurs jours plus tard, parfois plus d'une semaine, que des parents, inquiets du sort de leurs proches, ont pu se rendre sur les lieux pour enterrer sommai­rement leurs morts et fuir aussitôt. »

Les crimes et la barbarie prennent des pro­portions inouïes. Le vendredi 10 avril 1998, l'émission de la télévision algérienne, « Le droit à la vie », débute sur des témoignages apportés par des femmes blessées, meurtries. Horra, mère de huit enfants, raconte sa terrible histoire. Enlevée par trois hommes, gardée captive trois semaines, elle connaît les pires sévices corporels, psychologiques, sexuels. Elle dira qu'elle a été prise comme on chasse une proie, brisée par la terreur et la folie humaine: «Je préférerais mou­rir d'une balle que de succomber à la torture de ces sauvages. » Djamila raconte qu'après le mas­sacre des hommes de son village, des person­nages se réclamant de l'islamisme ont fait sortir les femmes et les ont prises de force. Elles por­teront les vivres, et marcheront avec le troupeau volé. « Nous avons marché pendant deux heures jusqu'au centre de Mellaha, puis pendant cinq heures avant d'atteindre le point de transit où nous avons passé la nuit.» Là, Djamila est violée par huit hommes. Amal et Meriem, âgées respectivement de 17 et 18 ans, subissent le même enfer. Il est difficile d'établir une logique dans le comportement des tueurs. Il semble que chacun soit poussé par une force qu'il ne maî­trise plus, comme emporté, entraîné à agir en dépit de tout intérêt politique ou religieux, comme en état de dépendance. Plus la connais­sance des pires crimes contre les populations civiles s'accroît en Algérie, plus leur significa­tion politique tend à s'opacifier. « Beaucoup de

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sang et peu de sens », comme le dit avec perti­nence Véronique Nahoum-Grappe à propos du « cauchemar algérien qui ne ressemble à rien, ce qui nous rend incapable de le penser». Pour­tant, les cadavres martyrisés ne sont pas ahisto­riques. Les phénomènes d'extrême violence se comprennent, d'abord, en les rapportant à l'his­toire du pays. Avec, en séquence inaugurale de la nation algérienne «moderne», la conquête coloniale française, les années 1830-1871, accompagnée de multiples dépossessions, fon­cières ou identitaires.

L'Histoire invisible, non transmise

Au moment de la conquête coloniale au XIXe siècle, la société algérienne était massive­ment rurale. Or, la colonisation a consisté en une expropriation des terres de la paysannerie algérienne musulmane. Plus d'un million d'hec­tares passent des musulmans aux Européens entre 1860 et 1918. Cet aspect se révélera décisif: le rapport à la terre, le refoulement, le déracine­ment provoquent une violence inouïe, réveillent des archaïsmes tribaux pour se protéger et défendre sa terre. Les expressions de violence ne peuvent être dissociées des violences paysannes en rapport avec le viol colonial de la déposses­sion. Dépossession de la terre, mais aussi dépos­session de soi par acculturation. L'assimilation au modèle français, dominant, est exigée: dis­tance avec sa langue maternelle (l'arabe), avec une culture des pères, des ancêtres. La violence se trouve dans la mutilation identitaire, la diffi­culté à verbaliser ce trouble. Ce vertige de la perte-dépossession se transmettra, ainsi que le caractère archaïque de la violence paysanne. Ce

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passage s'opère d'autant mieux que la société algérienne restera, jusque dans les années 1970-1980, une société rurale à 80 % (la culture cita­dine algérienne est de création fort récente). Dans un article paru au plus fort de la guerre civile en Algérie, Bruno Étienne écrit: «Vio­lences des rapports coloniaux, par-delà une "civilisation" légitimant les expropriations des terres de culture: les tribus sont refoulées, per­dent leurs terres et les confréries perdent tout le système d'éducation. La société algérienne éclate. "La France veut dévoiler l'Algérie", ironisait Frantz Fanon bien oublié aujourd'hui 1. »

En revanche, l'histoire de l'apparition du nationalisme algérien contemporain se trans­mettra fort mal. Celui-ci va émerger dans les années 1930, un siècle après la conquête fran­çaise, dans une volonté de canaliser, de rationa­liser cette violence, de lui donner un sens poli­tique. Trois leaders politiques principaux incarnent cette volonté: Messali Hadj, responsable des pre­mières organisations indépendantistes, l'Étoile nord-africaine (ENA), créée en 1926, et le Parti du peuple algérien (PPA) , apparu en 1937; Ferhat Abbas, qui entend concilier les principes de laïcité et les valeurs de l'islam; Abdelhamid Ben Badis, un réformiste religieux fondateur du mouvement des oulémas. Les visées de ces fondateurs du natio­nalisme algérien seront longtemps mises au secret dans la société post-indépendante. L'islamisme radical naîtra de ce trou de mémoire. Il sera diffi­cile de savoir qui est vraiment Messali, défini après 1962 comme celui qui s'est opposé au déclenchement de l'insurrection du 1er novembre

1. Bruno Étienne, «Amnésie, amnistie, anamnèse, amère Algérie. Dire la violence », Mots, Les langages du politique, 57, décembre 1998, p. 152.

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1954. Et ce seront finalement ses «fils» qui dévoreront la figure du père (devenu « traître») à travers la révolution anticoloniale, selon le schéma classique d'autres révolutions.

Uhistoire réelle devient invisible. Uabsence d'his­toire assumée renforcera cette sensation de violence tou­jours continuée. Le combat qui s'ouvre dans les années 1990, entre les islamistes et le régime, se livre sans retour en arrière historique, sans un portrait des pères fondateurs de la nation. L'assassinat de Mohamed Boudiaf, un des fonda­teurs du FLN en 1954, construit en partie l'acte inaugural du conflit, en 1992. L'effacement des figures capables de produire du sens national est une forme de retrouvailles avec la guerre précé­dente. La «révolution» de 1954 a en effet démarré par la mise à l'écart des «pères » du nationalisme. La violence se déploie comme moteur central de l'action, au détriment de la patiente accumulation politique. L'argument démocratique apparaîtra bien faible, dépassé, la lutte armée étant bien le moyen le plus efficace pour parvenir au but fixé. Face à cet oubli des « pères fondateurs », se fabriquera ainsi la valo­risation extrême des traditions de ·la guerre gagnée par la violence contre l'ancienne puis­sance coloniale. Cette culture de guerre se trans­mettra et peut permettre de comprendre, en partie, l'incroyable violence perpétuée à l'inté­rieur de la société algérienne. Le conflit actuel a notamment réveillé les souvenirs et les réflexes de la guerre antifrançaise (1955-1962), a réac­tivé les positions d'engagement de l'époque (les attitudes à l'égard de la culture occidentale, du monde arabo-musulman, l'instrumentalisation de la religion comme refuge ou lieu de défi face à l'État, le repli dans la tradition et la famille).

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Dans ce qui appartient à l'histoire même de la nation algérienne, en rapport avec l'~pari­tion d'un mouvement islamiste défiant l'Etat au nom du religieux, se trouve déjà inscrite une tradition de l'utilisation du religieux contre l'État colonial. Face à un État puissant, arbi­traire, autoritaire, il existe une tradition de refuge dans un espace privé (qui s'appellerait le religieux), permettant de résister à un État con­sidéré comme impie et antireligieux. Cette mémoire-là va de la résistance de l'émir Abd el­Kader au début du XIXe siècle, à la pénétration coloniale française, jusqu'à la guerre d'Algérie. Le rapport de défiance à l'État par instrumenta­lisation du religieux va se transmettre. Rapport très ancré dans la société algérienne, d'autant plus profond que l'État algérien, depuis l'indé­pendance, a fonctionné selon le principe du parti unique, interdisant des expressions plu­rielles, contradictoires, et qu'il a installé l'islam comme religion d'État dès 1962. Dans cette situation, les mosquées ont pu devenir, à partir des années 1980, des espaces de protestation contre le pouvoir central algérien. Se présente alors la possibilité de contester l'État et ses diri­geants, en quelque sorte à partir de l'islam. La société «régénérée» et harmonieuse promise par les « libertés révolutionnaires» du nationa­lisme de l'indépendance se heurte à la force maintenue des pratiques anciennes.

Le développement de la guerre civile, tout au long des années 1990, déracinera les citoyens algériens dans une dimension essentielle, celle du temps. L'interrogation lancinante sur les ori­gines d'un islamisme si virulent, sur les causes multiples de la guerre, et le déchaînement d'une violence extrême conduisent à des recherches généalogiques de la nation. Cette généalogie

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produit un passé-temps hétérogène, où convergent des morceaux épars de républicanisme colonial, d'islam orthodoxe, de pratiques ancestrales, maraboutiques, paysannes. La religion ne peut prétendre, seule, au monopole de la représenta­tion de la nation. C'est ainsi que, pratiquement, se construit la sécularisation, la fameuse sépara­tion État-islam.

Les déguisements des protagonistes Le masque du « ninja »

Dans l'année 1997, le spectre des terribles carnages se rapproche d'Alger provoquant l'exode des villageois de la Mitidja, la peur des habi­tants de la capitale, l~ désarroi de tous les Algé­riens face à une violence sauvage et destructrice. Comment trouver de la raison dans le désordre des intérêts, des désirs de vengeance? Dans la dynamique du conflit, les effusions deviennent incontrôlables, et les perturbations de la passion semblent détruire les calculs politiques. Plu­sieurs mondes « autistes » se croisent et se super­posent au point de brouiller l'information sur le sens de la guerre, d'un point de vue politique (et spatial). La dissimulation des acteurs est telle que tous les autres participants de la tragédie se tiennent à distance.

Nesroulah Yous, véritable miraculé du mas­sacre qui a atrocement ensanglanté Bentalha, son village, dans la nuit du 22 septembre 1997, apporte son témoignage dans le livre déjà cité. Et s'interroge. Les assaillants étaient des « pro­fessionnels », ils portaient de « fausses barbes », et parlaient avec «un accent de l'Est ». Tout laisse croire qu'il s'agit d'une punition collec­tive, mais pourquoi? Yous fait remarquer que

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les morts, « majoritairement originaires de Jijel ou de Tablat », se sont installés à Bentalha après avoir fui les massacres qui dévastaient ces deux régions. Et ils auraient été assassinés pour cette raison à Bentalha? Qui sont ces assassins capables d'opérer une tuerie d'une telle ampleur et s'étalant sur plusieurs heures? Les tueurs évoqués ont tout de monstres terribles, jamais vraiment décrits, à l'instar de créatures de films d'épouvante, qu'il est préférable de suggérer faute de moyens pour les montrer. Les assassins sont comme des somnambules: téléguidés, pos­sédés, ils n'agissent pas, ils sont agis. Comment le commando a-t-il pu repartir sans être inquiété? Toutes ces interrogations traversent en profon­deur la société algérienne. Et l'opacité dont s'entourent de longue date les plus hautes sphères du pouvoir algérien empêche, comme toujours, tout décodage de la situation et favo­rise les rumeurs. C'est ainsi que surgira l'hypo­thèse, invérifiable, d'une implication - directe ou indirecte - de l'armée dans cette tragédie. La séparation, la distance entre la société et les acteurs réels du conflit sont grandes. Les « soldats» des deux camps demeurent invi­sibles d'un bout à l'autre du conflit, à l'image des fameux « ninjas », ces hommes des services de police dont le visage est dissimulé par une cagoule noire et qui ratissent les quartiers, la nuit venue. Les protagonistes se dérobent à la vue de tous.

Que veulent vraiment les islamistes, et qui sont-ils? Qu'y a-t-il de commun entre ceux qui sont au pouvoir et le mouvement dirigé par Mah­foud Nahnah; ceux qui ont été poussés dans la clandestinité (l'eX-FIS) et veulent négocier leur retour dans le jeu politique traditionnel; ceux qui tiennent le maquis, ne veulent entendre

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parler de rien, si ce n'est de la violence extrême pour parvenir à une hypothétique République islamique ... ? Pendant les premières années du conflit, le mouvement islamiste, toutes ten­dances confondues, a refusé de communiquer avec des journalistes occidentaux. Rares étaient les reportages racontant l'envers du décor, et ce refus a placé dans l'obscurité les visées idéolo­giques de ce courant pour un État théocratique, sa nature sociale réelle. Ce n'est qu'en sep­tembre 1994 que, pour la première fois, un journaliste est autorisé à pénétrer dans une zone contrôlée par l'Armée islamique du salut pour s'y entretenir à loisir avec ses dirigeants. Accompagné de photos prises par l'auteur, le récit du journaliste Zaki Chihab sera publié par l'hebdomadaire libanais Al Wasat (Le Centre) paraissant à Londres, 'en octobre 1994. L'auteur y raconte ses entrevues avec des responsables de l'AIS et du GIA de la région de l'Ouest. À cette absence de représentation physique (après tout, en conformité avec l'idée prônée par les isla­mistes de l'interdiction de toute représentation humaine, en vertu d'une lecture restrictive du Coran), s'ajoutent d'autres aspects qui accen­tuent l'opacité du courant fondamentaliste comme, par exemple, des déclarations contra­dictoires de dirigeants. Ainsi, après le terrible attentat à la voiture piégée qui a fait 42 morts et des centaines de blessés devant le commissariat central d'Alger le 30 janvier 1995, le respon­sable du FIS à l'étranger, Rabah Kébir, condamne cette opération et laisse entendre qu'il peut s'agir d'une manipulation. Le 3 février, depuis les États-Unis, Anwar Haddam, «chef de la délégation parlementaire du FIS », cité par le Pinancial Times, explique que « la bombe était destinée au commissariat de police qui est

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h,~~,: r" 1 connu pour être un centre de tortures». Mêmes

hésitations, contradictions et réfutations à propos des attentats qui secouent la France à l'été 1995. Ces « inconséquences », qui affaiblissent consi­dérablement la crédibilité de l'islamisme radi­cal, peuvent être imputables à une dispersion des centres de décision; elles ont été aussi per­çues comme des manœuvres des services secrets algériens opposant les islamistes les uns aux autres. Lorsque les islamistes ont voulu commu­niquer avec les journalistes occidentaux, la médiatisation des actes horribles perpétrés par les GIA était déjà effective depuis de longues années. Il était trop tard, et l'image très néga­tive de l'islamisme politique était fortement ancrée en Occident.

Et quels sont les acteurs réels d'un pouvoir qui fait de l'opacité une arme essentielle de gouver­nement ? Des anciens membres du FLN, nomen­klaturistes déguisés en «démocrates », hommes d'appareil reconvertis dans les «affaires»? Le problème du pouvoir en Algérie ne se pose pas en termes d'individualité. Les individualités, au contraire, ne peuvent s'intégrer au système que si elles préservent l'anonymat du système lui-même. La personnalité d'un dirigeant politique, d'un haut fonctionnaire, ou d'un chef d'entreprise importe peu. Comme il ne doit en rien se singu­lariser, il ne peut être qu'une présence blanche. Impénétrable, anodin, il est cette présence­absence, cette figure qui n'est au centre d'une acti­vité politique et économique que pour mieux s'escamoter au profit de ce qui l'entoure. Cette façon très particulière de désigner le pouvoir réel, qui tire vraiment les ficelles derrière un rideau de fumée, est entretenue par l'invention algérienne du terme: la « mafia politico-financière ». Cette catégorie sociale bien particulière, qui se bâtit

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un empire financier par les circuits de la corrup­tion et la manne pétrolière, imposerait sa pré­sence au centre du pouvoir politique. Elle ne serait plus hors la loi mais dans la loi. Certains analystes estimant même que les hommes de cette «classe» bien spéciale représentent le pouvoir: ils le mettent d'abord à l'écart, ils le maquillent ensuite et le travestissent enfin pour jouer seuls, masqués, la comédie de la puissance.

Il faut aussi s'interroger sur l'un des acteurs essentiels du conflit, l'armée qui, par sa nature, fait du silence et de l'obscurité son mode essen­tiel de fonctionnement. Il y a des militaires engagés sur le terrain et qui ne veulent pas voir la victoire militaire leur échapper; d'autres offi­ciers, occupés aux luttes de clans pour la préser­vation de leur pouvoir; des partisans du dia­logue avec les islamistes radicaux ou des adeptes de 1'« éradication» totale de l'islamisme. Déten­trice d'une légitimité forgée au cours de la guerre d'indépendance algérienne, l'armée a, de fait, un véritable monopole sur les décisions concernant l'avenir du pays et chaque nouveau président doit compter avec elle dans l'exercice du pouvoir. Traumatisés par les événements d'octobre 1988 où, pour la première fois depuis 1965, l'armée a tiré sur le peuple, les généraux algériens ont pourtant encouragé la timide ouverture politique engagée par le président Chadli Bendjedid en 1989. Mais lorsque sont apparues la certitude d'une victoire électorale du FIS et, avec elle, la menace d'une remise en cause de l'emprise de l'armée sur le pays (les dirigeants du FIS ont, au début des années 1990, annoncé à plusieurs reprises leur intention de « casser» le pouvoir de l'armée), les militaires ont brutalement différé l'expérience de démo­cratisation. De fait, une réforme radicale du sys-

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i tème du pouvoir en Algérie est impossible dans la mesure où elle se heurterait à l'hostilité de l'armée. Mais, dans le développement même du conflit, l'apparition d'une nouvelle généra­tion d'officiers supérieurs, pour la majorité diplômés, laissera espérer un progressif, mais réel, retrait de l'armée de la vie politique algé­rienne.

De tous ces assemblages, où les hommes et les femmes de la « troisième voie» démocra­tique se partagent également sur la question du « dialogue» et de 1'« éradication », naissent sans cesse des lignes incohérentes, obscures, apparemment incompréhensibles. Paysages de la bataille d'autant plus assombris que les isla­mistes, comme le régime, ne communiquent pas avec le monde extérieur leurs desseins, projets, forces, ambitions. Cette opacité voulue ne faci­lite pas le travail de compréhension, pour d'éven­tuelles marques de solidarité à l'extérieur du pays. La guerre comme les tractations se dérou­lent à huis clos, dans l'ombre. La culture du secret, mode de fonctionnement de la société politique algérienne, explique le voile jeté sur cette guerre. Et l'utilité supposée du secret « repose sur une idée technicienne de la politique, plus par­ticulièrement l'art de gouverner [ ... ]. Le secret en pouvoir absolu se fait arcane. Or, quand une action se change en technique, elle ne mérite plus que le nom de manipulation ou de stra­tagème 1 ». En Algérie, le secret est pensé comme « secret de fabrication» de la politique, incompatible avec le principe de la «chose publique ». Secret né dans la clandestinité poli­tique contre le système colonial; secret légitimé

1. Hélène L'Heuillet, « La police et ses secrets », 1997, Pano­ramiques, 33, 1998.

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par la guerre anticoloniale ; secret perpétué au sommet du pouvoir dans la grande tradition des partis uniques ... La guerre commencée en 1992 ne modifiera pas grand-chose : le pouvoir existe toujours dans la distance et l'invisibilité. Ses adversaires évoluent dans l'ombre. A la « guerre sans nom» s'ajoute la « guerre sans visage».

Une imperceptible fin de guerre

Dans l'année 1997, s'amorce également une relative « normalisation politique» du pays. Le 5 juin, lors des élections législatives, le Rassem­blement national démocratique (RND, parti prési­dentiel), allié au Front de libération nationale (FLN), emporte 219 ~ièges sur 380 (155 pour le RND, 64 pour le FLN). L'opposition dénonce de nombreuses fraudes et tente d'organiser des manifestations de protestation dans les rues de la capitale qui sont fermement réprimées. Après le vide créé par l'interruption des élections en jan­vier 1992, l'Algérie possède à nouveau des insti­tutions et le régime y trouve des arguments, face aux critiques venues de l'étranger qui exigent une plus grande démocratisation du pays.

En 1998, le pays connaît un relatif retour au calme dans les grandes villes, tandis que des mas­sacres se poursuivent dans les campagnes. Après plusieurs années de refus, Alger accepte, non sans réticences, la visite de délégations étrangères des­tinées à enquêter sur les violences. Neuf députés du Parlement européen se rendent ainsi à Alger en février, suivis en juillet par six personnalités internationales ayant à leur tête l'ancien prési­dent portugais Mario Soares. Dans les deux cas, les conclusions de ces deux missions restent très mitigées quant aux responsabilités du pouvoir

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dans les violences, mais condamnent sans aucune ambiguïté les islamistes armés. Le Il septembre 1998, à la surprise générale, Liamine Zéroual annonce sa démission ainsi que la tenue de nou­velles élections présidentielles.

Le 16 avril 1999, Abdelaziz Bouteflika est élu à la présidence de la République avec 74 % des suffrages exprimés, alors que ses adversaires se sont retirés la veille du scrutin pour protester contre les fraudes. Le 5 juin 1999, l'Armée isla­mique du salut (AIs) annonce sa reddition, et un accord secret est signé entre ses chefs et le régime algérien. Un mois plus tard, à l'occasion du trente-septième anniversaire de l'indépendance, le président algérien gracie plusieurs centaines d'islamistes condamnés pour crimes et délits mineurs, tout en soumettant au Parlement un projet de loi sur la « concorde civile », qui prévoit la dispense de toute poursuite pour les islamistes non impliqués dans des assassinats collectifs, des viols ou des attentats dans des lieux publics. Adopté par le Parlement, le 8 juillet, ce projet de loi est approuvé le 16 septembre 1999 par réfé­rendum. Le niveau de violence diminue en Algérie, même si la plupart des problèmes liés à l'existence d'un fort courant islamiste ne semblent pas réglés (fort chômage, pénurie de logements, crise de l'appareil éducatif, statut de la berbérité, place des femmes dans la société, problèmes lin­guistiques et rôle de la langue arabe ... ).

Si la date de début du conflit pose problème, la fin de cette tragédie ne peut être prononcée. Au moment où s'achève l'année 2000, des maquis existent encore, et des assassinats sont toujours commis. Plus de 250 personnes ont été tuées en Algérie, en octobre 2000, dans des attentats et des massacres attribués aux groupes armés hos­tiles à la politique de «réconciliation natio-

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nale » du président Abdelaziz BoutefIika, selon un décompte établi par la presse algérienne. Ainsi, il est possible de lire dans le quotidien Liberté que, pour la seule journée du 14 octobre 2000, « une famille de six personnes a été déci­mée à Chrea, près de Blida. Selon différentes sources, cette incursion terroriste s'est produite aux environs de 20 heures et a ciblé l'ensemble des membres de la famille, dont un bébé de 15 jours. C'est au moyen d'une arme blanche que ce bébé a été achevé devant les yeux de sa maman, qui criait vainement au secours, avant de tomber sous le coup d'une hache assené par l'un des assaillants». Dans le même journal, un article nous apprend que « cinq bergers ont été sauvagement assassinés au lieu-dit Djebabra, à 5 kilomètres au nord de la station thermale de Hammam Righa, dans la wilaya de Ain Defia. De nombreux témoignages indiquent que cette tuerie a eu lieu au moment où les victimes gar­daient leur troupeau et cueillaient des olives. Les mêmes témoignages ont également ajouté que pas moins de quinze individus armés, habil­lés en para et portant chacun un klasch, sont à l'origine de ce massacre qui a coûté la vie aux cinq jeunes bergers du village, âgés de 14 à 17 ans. » Le quotidien Le Matin, toujours daté du 14 octobre 2000, indique que « trois bombes font trois blessés graves à Tipasa. [ ... ] À noter qu'un écolier a été déchiqueté après avoir marché sur une bombe placée aux abords de la route nationale entre Ahmer El Aïn et Bourkika ».

Ces « événements» sont annoncés jour après jour, toujours sans aucune image 1, n'étant jamais

1. Cette même semaine d'octobre 2000, près de 800 journa­listes accrédités couvrent l'Intifada palestinienne en Israël et dans les Territoires occupés.

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précédés ni suivis d'aucune analyse. Cette absence de représentations et d'interprétations place tous ces actes à l'écart de tout «sens», hors de l'attraction lourde d'une histoire continue. On a ainsi l'impression d'une longue accumulation négative de faits, dont le déroulement et la conclusion nous échappent. À chaque fois, une vérité tente de s'imposer, venant des officiels ou des propagandistes islamistes. Elle est contredite par d'autres faits, d'autres rumeurs, et se trouve vite peu crédible dans la confusion générale. L'opinion publique est désorientée. D'autant que la guerre, qui n'a jamais été déclarée dans ses commencements, ne peut pas non plus être annoncée dans sa fin ... L'effet de violence dure alors même que sa cause objective s'est évanouie, comme s'il s'en était détaché.

À la fin de l'année 2000, le drame algérien semble se poursuivre, asphyxié à l'intérieur de ses frontières, sans grande cohérence ni repères géographiques ou temporels. Ce malaise à ne pas se repérer crée une sensation cauchemar­desque, un vertige en face duquel on paraît irré­médiablement perdu. En fait, on se sent harcelé de tant de questions sans réponse que l'apaise­ment est impossible: qui a assassiné le prési­dent Boudiaf, des islamistes, une «mafia poli­tico-financière»? Pourquoi l'assassin présumé du syndicaliste Benhamouda est mort en prison, criblé de balles? Qui a commandité l'assassinat d'Abdekader Hachani, le numéro trois du FIS, en 1999 ? Et l'absence apparente ou réelle d'images construit des énigmes, un bloc de temps déposé face à nous dont on ne sait que faire, faute d'en saisir les règles. Pour les Algériens au quotidien, l'essentiel n'est cependant pas dans la résolution des « mystères », mais plutôt dans la façon dont, peu à peu, leur monde se dégrade et se transforme.

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Chapitre 2

Le brouillage d'une guerre par une autre

(l'obsédante répétition au fil des noirs récits)

Le recours permanent à la « première » guerre d'Algérie, celle livrée par les indépendantistes algériens contre la présence coloniale française entre 1954 et 1962, rassure les spectateurs de la tragédie algérienne, qui tentent de comprendre l'effrayante « seconde» guerre en Algérie, qua­rante ans après. Mais on verra aussi que cette superposition des récits, la grille de lecture d'une guerre posée sur une autre, peut aussi dérouter, dévoyer 1'« intrigue» et le sens du conflit, servir de leurre, et participer à la construction du mur d'invisibilité. Les acteurs eux-mêmes ont véhi­culé cette idée de la répétition du conflit, comme si un excédent de violence de la première guerre pouvait se déverser dans la suivante.

La répétition des mots

En novembre 1997, paraît à Alger un ouvrage de Benyoucef Benkhedda, l'ancien pré­sident du Gouvernement provisoire de la Répu-

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blique algérienne (GPRA) en 1962. Évoquant lé drame que traverse son pays, il écrit: «Des Algériens francophones, et surtout francophiles, occupent des postes clefs dans les secteurs stra­tégiques de l'État. C'est une minorité qui cherche à défendre ses privilèges face au courant islamique majoritaire, à l'image des pieds-noirs sous la colonisation française 1. » Dans un tout autre registre, évoquant la trame de son dernier ouvrage, la romancière algérienne Assia Djebar explique dans un journal suisse: « La violence, dans sa structure, est la même que pendant la guerre d'Algérie. L'héroïne de ma nouvelle, dont les parents ont été assassinés par l'OAS, retrouve à son retour en Algérie le même type d'assassinat, mais entre Algériens. Il y a tout un côté de l'Algérie qui est resté dans l'ombre, peut-être faut-il éclairer les non-dit du passé 2. » Les citations de ce genre peuvent se multiplier à l'infini. La grille de lecture de la « première» guerre d'Algérie vient sans cesse se plaquer sur la guerre civile des années 1990.

Les mots qui disent la même guerre semblent nous indiquer qu'il y a là un nœud gordien de passions intérieures, d'autant plus terrifiant qu'il semble se répéter. Le « même» fait retour dans des scènes (le terrorisme urbain ou les mutilations physiques), dans des lieux (la casbah d'Alger ou les gorges de Palestro) cons­truisant un théâtre de l'absurde où se joue dans les imaginaires l'éternel retour de l'Algérie tou­jours en guerre. C'est ainsi que l'instinct de

1. La crise de 1962, Alger, Dahlab, 1997, p. 49. 2. Le Nouveau Quotidien, 4 décembre 1997. Assia Djebar parle

aussi de « première» guerre d'Algérie, mais cette fois à propos de la conquête coloniale française commencée en 1830, dans son discours prononcé à Francfort le 22 octobre 2000, pour la remise du prix de la Paix (Le Monde, 26 octobre 2000).

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répétition qui anime les personnages de la tra­gédie actuelle échappe à la raison. L'observateur extérieur s'accroche aux seuls actes qui lui sont compréhensibles, répétés sans cesse. On verra que cette image de la répétition, fausse, vient masquer le réel dont elle est la caricature.

Les acteurs algériens dans la répétition

Les acteurs eux-mêmes se réfèrent souvent à la « première» guerre d'Algérie. La répétition des mots prend des formes spectaculaires. Dans le journal algérien El Watan, du 1 er août 1994, l' édi­tarial affirme : «Les Algériens disent leur volonté de vivre libre: jamais peut-être le mot "liberté" n'a pris une telle dimension. Les anciens moudjahidin (combattants) qui connaissent exac­tement ce mot, ont décidé de s'organiser dans plusieurs endroits du territoire national en comi­tés d'autodéfense. Ils entendent ainsi mener une "deuxième guerre de libération" du territoire national. » Le 28 août, un article donne une liste de personnes interpellées et précise que l'une d'entre elles, «ayant demeuré à Laghouat, fils d'harki (souligné par nous), est toujours recher­ché ». Certains démocrates algériens prennent aussi le masque des moudjahidin, désignent les harkis (ou leurs fils ... ) comme coupables, se dra­pent dans le costume de la guerre d'indépen­dance, mimant la tradition révolutionnaire des années 1954-1962. Le passé se présente comme miroir du présent.

En face, les islamistes « rejouent» eux aussi la guerre d'indépendance, voulant capter son héritage de mémoires. L'éditorial de El Moun­quid, le journal du FIS, en avril 1994, insiste sur la continuité entre les deux séquences (guerre

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d'indépendance et période ouverte par l'inter­ruption du processus électoral en janvier 1992), et la politique française. Il désigne, en termes à peine voilés, les élites algériennes comme des nouveaux «pieds-noirs». Les radicaux inté­gristes du groupe islamique armé (GIA) annon­cent, le 6 août 1994, qu'il est «interdit for­mellement » aux élèves et aux enseignants de fréquenter les établissements d'éducation sous peine de sanction « dissuasive ». L'allusion à la grève des cours, organisée par le FLN le 19 mai 1956, est claire. « Il est interdit à tout étudiant de fréquenter l'école secondaire ou l'université, tout contrevenant sera sanctionné sévèrement», dit le communiqué. Cette grève sera un échec, les Algériens choisissant d'envoyer massivement leurs enfants dans les écoles. Bien des circons­tances se prêtent à ces réappropriations de mots: l'effondrement du parti unique en 1988 en Algé­rie, l'affaiblissement du centralisme étatique, le déracinement résultant de l'expansion urbaine ...

Et, paradoxalement, c'est au moment où s'épuisent les légitimations du pouvoir algérien, par recours à la séquence guerre d'indépendance, que s'affirme la nécessité de s'adosser à cette tra­dition, l'origine de la nation algérienne (par la guerre). Dans le « camp islamiste », comme dans le « camp démocrate », la volonté de répéter la séquence guerre d'indépendance s'exprime dans le vocabulaire. Dans le «camp démocrate », la thématique initiée par le combat nationaliste prend surtout la forme d'une fidélité à un passé considéré comme fondateur : la nation s'étant déjà constituée dans et par la conquête de l'indé­pendance, il s'agit avant tout de défendre cet héritage contre la « menace intégriste». De leur côté, les islamistes se sont également approprié cette thématique mais, selon eux, la nation

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musulmane reste à constituer. Autrement dit, c'est à la « victoire de Dieu », attendue et pré­parée pour demain, qu'il revient de délivrer le sens profond de la guerre contre la France (entre 1954 et 1962). Dans son ouvrage, Violences ambi­gués, aspects du conflit armé en Algérie (Paris, CHEAM, 1999), Jean-Michel SaIgon rapporte comment les islamistes reprochent au pouvoir politique algérien après l'indépendance de ne pas se conformer aux principes fondateurs qu'il a lui-même édictés. Il cite l'ouvrage d'un des premiers idéologues de l'islamisme algérien, Abdélatif Soltani qui, dans son ouvrage Sihan Al Islam (Les flèches de l'islam), écrit: « Ceux qui sont morts dans la guerre contre les infidèles iront au paradis comme "moudjahidin" s'ils ont défendu la gloire de l'islam; quant aux autres, ils ne peuvent plus prétendre au titre de "chou­hada" (martyrs). »

Il y a donc là deux attitudes qui, pour répé­ter le « même» passé, n'en sont pas moins deux manières très différentes, c'est-à-dire en der­nière analyse, deux manières très différentes pour le passé de ne pas passer. À l'évidence, cela montre que, dans le drame actuel, la bataille des représentations de la nation est aujourd'hui loin d'être épuisée.

En France, du faux oubli à la « récidive»

En France, le simple énoncé des titres d'ar­ticles parus dans l'été 1995, au moment de la vague terroriste, se présente comme un récit, en accéléré, de la « première» guerre d'Algérie. De l'assassinat de Français en Algérie (comme le 1 er novembre 1954), à la traque de « terroristes» en France (comme en août 1958, lorsque le FLN

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voulut porter la guerre en métropole), en passant par la recherche d'une « troisième voie» (comme en 1961, lorsque le général de Gaulle chercha la solution entre OAS et FLN), ces événements ont un air de déjà entendu, de déjà-vu. Comme les descentes de police au domicile d'Algériens, ou le quadrillage de certains quartiers de Paris et de Marseille par les forces de l'ordre. Les procla­mations du ministre de l'Intérieur rendent un son familier. Il assure que la tranquillité des citoyens ne sera )Jas troublée par les «terro­ristes », et que l'Etat se porte garant de l'invio­labilité du territoire. Il dit que la France ne faillira pas malgré son isolement international (comme au temps de la guerre d'Algérie, Anglais et Américains sont accusés de profiter des difficultés françaises pour tenter de prendre sa place). '

«La seconde guerre d'Algérie » ... En France aussi, l'expression a donc beaucoup été utilisée pendant ces dix dernières années. Plus que le principe historique de « répétition» (avec le pre­mier conflit contre la présence française), c'est bien la notion de récidive qui est évoquée: l'Al­gérie est une terre vouée aux guerres, frappée de malédiction, embarquée dans une fatalité tra­gique perpétuelle. La violence se serait apaisée un temps, après 1962 ; puis elle est repartie, relancée avec encore plus cl' énergie. Elle éclate à nouveau, incandescente, imprévisible, avec d'infinies varia­tions cruelles. Sous les yeux des «spectateurs» français, tout est dans les mots, les récits; les images semblent impossibles à regarder. Car 1'« écran », comme il a été dit, n'est pas si vide que cela.

Dans l'installation quasi conceptuelle et abs­traite de la forée brute, la déroute des sens, le vertige né de l'horreur, la paralysie et l'atten-

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tisme s'installent. Paralysie engendrée par l'effroi, certes; mais attentisme, aussi, comme une réponse/revanche: « Vous vous êtes battus contre nous, débrouillez-vous maintenant sans nous. » Dans un sondage réalisé pour L'Evénement du jeudi, une semaine après les massacres de Raïs et de Beni Messous dans la banlieue d'Alger au début du mois de septembre 1997 (400 victimes), une majorité de Français se disent opposés à une inter­vention de la France dans le conflit algérien, tout en reconnaissant qu'il constitue une menace importante (74 % des personnes interrogées). Et 50 % d'entre elles se prononcent contre une intervention diplomatique de la France (45 % s'y disent favorables). Il est possible de voir dans ce refus, ce « trou noir», un désintérêt pour les « choses du Sud », longtemps encensé, aujour­d'hui oublié. Rester résolument séparés (donc ennemis ?)... Cette fausse indifférence, état d'ambiguïté poussé à bout, apparaît comme désir pervers: on peut donc toujours vivre de et sur cette revanche de la «première» guerre d'Algérie?

Mais, dans le même temps (ne serait-ce que par la présence de plus d'un million d'Algériens sur le sol français), le double lien historique, social, culturel (hier colonial, aujourd'hui à tra­vers l'immigration) ne cesse de faire problème, de tourmenter. Peut-on accepter la «ferme­ture» de fait des frontières françaises aux Algériens? Depuis 1994, les consulats français sont fermés en Algérie, rendant l'obtention d'un visa très difficile, et la compagnie aérienne Air France n'assure plus aucun vol en direction de ce pays. Dans ces années 1990, les Algériens, dont beaucoup ont de la famille en France, vivent très mal cette situation, comme une sorte de puni­tion infligée. Le paysage « mental» franco-algé-

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rien, forcément instable, relance l'interrogation sur le quoi faire, face à la barbarie, loin de la surenchère permanente créée par l'éclat visuel.

Dans ces années-là, la difficile «mise en spectacle » télévisuelle de la douleur algérienne ne facilite pas la geste sentimentale et consen­suelle. A la différence des conflits qui se dérou­lent au même moment dans les Balkans, en Bosnie ou au Kosovo, les intellectuels média­tiques parisiens éprouveront bien des difficultés à se montrer, se mettre en lumière dans le cercle télévisuel à propos du drame algérien. Les ques­tions sont directement politiques, abruptes: faut-il soutenir l'État (<< moderne») contre l'islamisme (<< obscurantiste ») ? Le dessin des contours entre «bons» et «méchants» sem­blera plus incertain lorsque le conflit algérien s'étendra. Mais la tendance dominante, dans l'opinion publique française, reste foncièrement anti-islamiste. Sur l'Algérie, Je mélange de républicanisme anti-religieux et de religiosité anti-islamique fonctionne à plein. Si la situation dans ce pays est perçue comme une « menace», ce n'est pas tant par possibilité de transfert du terrorisme d'une rive à l'autre de la Méditer­ranée que par appréhension fantasmatique de l'islam, avivée par le souvenir de la guerre d'Algérie. La fausse neutralité du regard français se dévoile dans cette logique de préjugés conti­nués.

Paralysie et attente, aussi, par méconnais­sance. Il y a bien longtemps que l'Algérie a dis­paru du champ de la connaissance scientifique en France après l'indépendance de 1962. La quasi-absence du nombre de chercheurs français travaillant sur ce pays jusqu'aux années 1990 (moment d'irruption de l'islamisme radical) participe de cette obligation, non formulée, à ne

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pas se souvenir de la «première» guerre d'Algérie. C'est la seule conflictualité permanente, inavouée qui entretient le sentiment paradoxal de quelque chose de commun, entre la France et l'Algérie. « Comme si le souvenir du pire était le seul moyen d'en empêcher le retour », dira la sociologue Véronique Nahoum-Grappe dans un article, «Se souvenir du présent» (Libération, 25 septembre 1997).

Des ressemblances valorisées

La représentation de l'actuelle guerre par réfé­rence à la précédente (contre la présence colo­niale française) conduit à la fabrication de stéréotypes : les combattants de la foi face aux « traîtres» à une cause sacrée, les défenseurs de civilisation face aux guerriers fanatiques ... Mais si les clichés ont la vie dure, c'est probablement parce qu'ils véhiculent quelque chose de fonda­mentalement vrai pour les imaginaires natio­naux. D'autant que des similitudes troublantes apparaissent entre les deux guerres.

La «première» guerre d'Algérie fut large­ment une guerre sans front: sentinelles abattues, personnalités assassinées, routes sabotées, lignes téléphoniques coupées, fermes ou entreprises incendiées. Les confrontations massives entre forces militaires régulières et armées de maqui­sards ont été peu nombreuses. Pour les initia­teurs du 1er novembre 1954, conscients du rap­port de forces, l'essentiel consistait à entretenir en permanence un climat d'insécurité à l'échelle nationale. Ce sera, à l'évidence, l'objectif recher­ché plus tard par les groupes armés islamistes en Algérie. Hier, comme dans les années 1990, l'ennemi reste invisible et la confusion est entre-

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tenue quant aux auteurs des attentats terroristes. L'affrontement, hier comme aujourd'hui, a pour enjeu la « fidélité» des populations civiles.

La «première» guerre d'Algérie fut long­temps une guerre sans visages. Après l'éviction politique du leader indépendantiste Messali Hadj, peu de Français et d'Algériens connais­saient les noms des responsables de l'insurrec­tion de novembre 1954. Il fallut l'arraisonne­ment d'un avion, le 22 octobre 1956, pour que Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed et Moha­med Boudiaf soient découverts par les opinions publiques; et il a fallu la formation du Gouver­nement provisoire de la République algérienne (GPRA), en septembre 1958, pour que revienne sur la scène médiatique le visage connu de Ferhat Abbas, présid~nt de ce gouvernement provisoire algérien, quatre ans après le début des « événements» d'Algérie. L'histoire semble se répéter: qui donc connaît les noms d'« inter­locuteurs valables» dans la conduite des négo­ciations entre le pouvoir et les islamistes armés?

Par ces caractères singuliers (guerre sans front, sans visages), la « première» guerre d'Algérie a été une guerre sans images. La censure étatique a rendu presque impossibles les représentations visuelles du conflit. Trente ans après, les aspects militaires, répressifs ou terroristes du drame algérien resteront peu montrés à la télévision (française ou algérienne). Comme en 1954-1962, l'absence d'images de guerre provoque cette sensation d'oubli du conflit en cours. Nous y reviendrons plus loin.

La «première» guerre d'Algérie fut aussi une guerre d'inspiration religieuse (Djihad). Certes, la« charte de la Soummam », adoptée au congrès du FLN en août 1956, proclama la

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séparation de la religion et de l'État algérien indépendant; il y eut également les déclara­tions de certains leaders algériens, imprégnées de socialisme et de tiers-mondisme. Mais ces positions ne peuvent faire oublier que, dès 1954, et jusqu'en 1962, le FLN étendit son emprise sur la population musulmane en inter­disant la consommation de tabac et d'alcool sous peine de mutilations, au nom de l'islam. Dans les zones qu'ils contrôleront, dans les années 1993-1996, les islamistes reprendront ces consignes, en y ajoutant, pour les femmes, le port obligatoire du hidjab (voile islamique). Pourtant, cette question du voile, comme moyen d'affirmation de soi (et de résistance) n'est pas nouvelle. Il n'est que de relire le pre­mier chapitre de Sociologie d'une révolution où, dans le chapitre « L'Algérie se dévoile », Frantz Fanon, l'un des artisans de l'idéologie du FLN,

écrivait: «Après le 13 mai 1958, le voile est repris, mais définitivement dépouillé de sa dimension exclusivement traditionnelle. Il y a donc un dynamisme historique du voile très concrètement perceptible dans le déroulement de la colonisation en Algérie. Le voile est méca­nisme de résistance. »

D'autres parallèles peuvent être établis, en particulier le problème de la violence. Différentes formes de violence à l'œuvre dans la guerre civile peuvent se rapporter à la «première» guerre d'Algérie : terrorisme urbain, « ratissage» de l'ar­mée, exécutions sommaires, pratiques de la tor­ture, terreur aveugle; la courbe ascendante des faits de terrorisme et « le dernier quart d'heure» (le combat touche sans cesse à sa fin par la victoire des armes) décrété par l'armée. Ainsi, vingt­quatre heures après l'attaque de la cité d'Aïn­Allah, le 3 août 1994, qui a causé la mort de

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cinq Français, les responsables algériens affir­ment que cette opération était « un dernier sur­saut des terroristes islamistes, et la preuve que ceux-ci étaient désormais aux abois ». Il faut également remarquer que, à l'exception de la Kabylie, la carte des actions terroristes et des maquis entre 1993 et 1996 se superpose, en partie, à celle des maquis de la «première» guerre d'Algérie, notamment la région se situant derrière Alger, la Mitidja, et les zones de l'ancienne wilaya IV (Algérois), autour de Blida et de Médéa; ainsi que le Nord-Constantinois (wilaya II). La carte de la violence épouse la carte des revanches portées par des enfants qui ont le sentiment que leurs pères ont été trahis et/ou dépossédés des fruits de la victoire antico­loniale. Dans un camp, comme dans l'autre.

Ces similitudes, relevées par de nombreux observateurs de la scène politique algérienne dans une multitude d'articles de presse, seront sans cesse mises en avant dans les analyses des acteurs eux-mêmes. Au point qu'elles finiront par brouiller la perception réelle du conflit, déstabilisant la mémoire ancienne et toutes les prévisions crédibles.

Des différences non relevées

Derrière la fréquence répétitive du vocabu­laire, la reconnaissance des découpages singu­liers, des pratiques nouvelles et des différences politiques s'imposent pourtant entre les deux séquences. La principale différence, à l'évidence, est que, pour l'essentiel, ce sont des Algériens qui se combattent, aux prises avec eux-mêmes pour la définition d'une identité nationale, dans le cadre d'un État souverain. La France se trouve

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indirectement impliquée (par la présence d'une forte immigration algérienne sur son sol, et le soutien apporté aux pouvoirs en place depuis trente ans) dans la guerre civile qui déchire l'Algérie.

Dans la « première» guerre d'Algérie, ceux qui, au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, soutenaient, de manière critique ou inconditionnelle, le combat de l'Algérie pour son indépendance, n'avaient pas trop d'états d'âme. Si quelques-uns comprenaient le drame des Français d'Algérie (les « pieds-noirs»), beau­coup estimaient que la cause du FLN était juste, et celle de l'OAS insensée. Plus de trente ans après, les mêmes s'interrogent: où est la justice dans cette nouvelle guerre? Du côté d'une caste militaire qui tient, sans partage, les rênes du pouvoir depuis l'indépendance? Du côté des islamistes qui affichent, clairement, leur refus de la démocratie? Fallait-il interrompre le pro­cessus électoral, en janvier 1992, au motif que les futurs vainqueurs (les islamistes) étaient soupçonnés, non sans bonnes raisons, de vouloir détruire les libertés individuelles algériennes? Faut-il s'allier avec les islamistes pour gou­verner le pays? Ceux qui répondent par la néga­tive estiment que ce serait livrer le pays à la vio­lence et lui faire effectuer un grand pas en arrière. Pour donner du poids à leurs arguments, ils n'hésitent pas à citer l'exemple des nazis portés par la démocratie au pouvoir, et eux­mêmes fossoyeurs de cette dernière. Ils justifient aussi a posteriori leurs positions en énumérant les crimes horribles commis par les groupes isla­mistes armés. Ceux qui répondent par l'affirma­tive estiment, en revanche, qu'il fallait jouer le jeu de la démocratie jusqu'au bout. Par exemple, dans la mesure où ces élections avaient été orga-

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nisées en 1991, connaissant le risque de victoire du FIS, il était insensé de les annuler car seule la violence pouvait résulter d'une telle décision. De plus, et concernant une éventuelle dictature isla­miste, tout en reconnaissant que l'Algérie en aurait souffert, ils estiment néanmoins que le prix payé (100 000 morts) pour l'éviter a été trop élevé. En tout état de cause, l'islamisme, expli­quent-ils, même défait militairement, reste très influent en Algérie. Un seul exemple pour bien le montrer: depuis 1992, tous les dirigeants qui se sont succédé, ceux-là mêmes qui ont imposé à l'Algérie les plus dures des réformes écono­miques, n'ont, à aucun moment, songé à sup­primer ou à modifier le code de la famille qui maintient la femme dans un statut d'éternelle assistée. ,

Dans tous les cas, la perplexité face au phéno­mène islamiste exprime les doutes nés de la crise des idéologies. Mais tous les camps savent, « éradicateurs» comme «dialoguistes», que l'islamisme n'est pas un nouveau tiers-mon­disme. Ces interrogations d'aujourd'hui tradui­sent bien l'embarras devant une société algé­rienne nouvelle. Les modifications profondes d'une société qui n'est plus majoritairement rurale, mais urbaine; ou les effets induits par l'explosion démographique et la scolarisation en langue arabe transforment les conditions de l'affrontement actuel.

Il faut ajouter que les islamistes d'aujour­d'hui, contrairement au FLN de la guerre d'indé­pendance, ne parviendront pas à entraîner (ou disloquer) les autres partis politiques algériens. Ils ne disposeront jamais tout au long de la guerre civile de bases arrière permettant l'éta­blissement d'une « armée des frontières ». Ils ne parviendront pas à obtenir le soutien de l'intel-

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ligentsia occidentale. Pas plus qu'ils ne feront entendre leur voix dans les instances internatio­nales (la « guerre diplomatique» avait été une arme essentielle pour le FLN). Enfin, parmi les différences essentielles, existe la revendication berbère, mise entre parenthèses par les nationa­listes algériens dans la guerre d'indépendance. La demande explicite, ouverte, de la langue ber­bère (tamazight), dans le cadre de la nation algé­rienne constituée, dessine de nouvelles fron­tières idéologiques pour l'Algérie.

En dépit des réminiscences, on ne saurait donc ignorer les différences profondes qui sépa­rent, en Algérie, les «événements» d'hier de ceux des années 1992-1999. Mais ce qui rap­proche surtout cette « seconde» guerre d'Algé­rie de la « première», c'est la persistance des pré­jugés et des stéréotypes qui ont fabriqué une mémoire de la guerre d'Algérie en France. Dans ce pays, en effet, ce besoin de répétition d'une guerre à l'autre, la programmation de cette anamnèse n'ont pas eu pour but de découvrir de lourds «secrets» de la guerre d'Algérie. La· répétition a fonctionné comme des successions d'électrochocs qui ne «guérissent» pas vrai­ment des troubles de mémoire.

Le passé dans le présent, la femme-propagande de la première guerre

Dans le durcissement de la tragédie des années 1990, les besoins de propagande en Algérie se font sentir. L'image de la femme guerrière, libérée, vient s'opposer au cliché de la femme confinée dans l'espace domestique, image véhiculée par la littérature islamiste. Dans le réel du nouveau conflit arrive la valeur

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toujours idéalisée de la Diane glorieuse. Mais avec le goût amer laissé par les lendemains de la dernière guerre d'indépendance. Le poids du souvenir laisse nombre de femmes dans la frus­tration, la trace du compromis bancal à leur détriment reste vivace. Les propagandes vien­nent se glisser entre désir d'engagement (contre l'État ou contre les islamistes) et aspiration à l'autonomie par peur de se voir, encore une fois, voler les fruits d'une possible victoire.

La sociologue française Christiane Passevant écrit, à propos du combat des femmes cinéastes algériennes : « Une guerre civile a commencé en 1992, après l'arrêt du processus électoral, mais peut-être serait-il plus juste de dire une guerre faite aux civils, coincés entre des groupes armés religieux fanatisés et \ln gouvernement militaire incapable d'assurer leur protection, et que cer­tains accusent même de complicité. [ ... ] Cepen­dant, cette impression de désespoir et d'impuis­sance ne correspond pas à l'entière réalité, car les femmes, premières victimes désignées de la vio­lence fanatique des islamistes, résistent 1. »

Des femmes cinéastes algériennes entrent donc en «résistance». Ainsi le documentaire de Djamila Sahraoui, La moitié du ciel d'Allah, tourné dans l'urgence en 1996, en sept jours, retrace le combat des femmes algériennes de la guerre d'indépendance aux années 1990 2. Ce documentaire remettra en scène la combattante héroïque, émancipée par la guerre d'indépen­dance. À nouveau, l'image des combattantes dans les maquis, en treillis, auprès des combat-

1. Christiane Passevant, « Cinéma de résistance, les femmes algériennes disent non », L'Homme et la société, 127 (1-2), 1998, p.l13.

2. Ce documentaire de cinquante et une minutes a été diffusé le 16 avril 1996 sur Arte dans le cadre d'un « Spécial Algérie ».

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tants, ou secourant les populations civiles, entend remettre en cause l'image de la femme soumise et voilée : «Je voulais montrer qu'elles ont fait la guerre comme des hommes », dit la réalisatrice qui ajoute, à propos des femmes interviewées dans son film: «Ces femmes ne donnent ni leur téléphone, ni leur adresse. Elles fonctionnent dans la clandestinité et communi­quent par relais. Elles ont lutté contre l'armée française, donc elles savent comment vivre dans des réseaux clandestins 1. » Les femmes résis­tantes aux oppressions d'aujourd'hui entendent rejoindre la tradition des combattantes algé­riennes de la guerre d'indépendance contre la France. La moitié du ciel d'Allah dit comment les femmes se trouvent contraintes, par l'histoire et par les hommes, de faire de leur vie un combat perpétuel. Les femmes qui témoignent devant la caméra de Djamila Sahraoui, souvent d'an­ciennes militantes de la guerre d'indépendance, se sont mobilisées contre le Code de la famille voté par le FLN en 1984. «Cela s'est passé en douceur. En trente ans, on a nié nos droits. Les femmes ne se sont pas méfiées. Ce qui les a fina­lement fait réagir, c'est le Code de la famille. Le vote a eu lieu la nuit, en été, pour qu'il n'y ait pas de protestation. Elles ont compris qu'elles avaient touché le fond. Et malgré le parti unique, et l'interdiction de manifester, elles sont descendues dans la rue. C'était formidable de voir les anciennes maquisardes se mettre entre les flics et les jeunes femmes, pour leur faire bouclier. Au commissariat, elles apostro­phent les policiers: "Pauvre type, si je n'avais pas été là, tu serais encore cireur des Français! C'est nous qui avons gagné l'indépendance !" »

1. Cité par Christiane Passevant, art. cité, p. 115.

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Ce rappel incessant aux événements histo­riques de la guerre d'indépendance, cette infla­tion spéculative d'images de la femme combat­tante dominent dans les discours. On verra toute la place prise par des femmes dans la tra­gédie algérienne actuelle à travers l'écriture, les romans, les documentaires et les fictions, la politique, la presse. Mais ce recours à une situa­tion ancienne fait que les signes du passé per­dent de leur singularité (en particulier sur la place réelle des femmes dans la guerre contre la France, place minime mais héroïsée). ridée de reprise, ou de répétition, des femmes combat­tantes fonctionne quasiment comme un remake pauvre de l'original idéalisé. Chaque séquence est unique, comme une parole, attrapant tant de contingences qu'elle semble impossible à refaire. En se rejouant à l'envers, les récits/rap­pels de la « première » guerre ne font forcément pas avancer notre compréhension de l'histoire en train de se vivre.

Il en est de même des images et des représen­tations. Une guerre résonne sur l'autre par ses échos sans cesse relancés, ses sous-entendus mul­tipliés, ses réminiscences ressuscitées; chaque séquence sera matière à réflexion, rapproche­ments, retours, réapparitions. Mais les formes ne se suivent que pour se transformer, et les images de « répétition» ne possèdent un sens que si on les considère comme des foyers d'énergie dans le présent en train de se vivre. Sinon le rappel per­pétuel du passé construit une grille d'interpré­tation qui interdit de voir les croisements d'expériences décisives.

Chapitre 3

la crise des représentations

(absence d'images et manque d'Algérie)

Par ces caractères singuliers (guerre sans front, sans visages), la guerre des années 1990 en Algérie se présente comme une guerre sans images. La censure étatique a longtemps rendu difficiles les représentations visuelles du conflit. L'aspect chaotique, « délirant» de ce conflit (les incroyables tueries de bébés, les viols de jeunes femmes, les égorgements massifs de civils) conduit à la perte de repères mémoriels. Le ter­rain des certitudes (illusoires) de l'historien se trouve alors miné. Les liaisons, les connexions, les rapprochements, les comparaisons, les data­tions volent «en éclats» (ou échappent par pans entiers à la cohérence du récit historique). Les classements rigides des archives restantes se mettent à craquer : «restes» de témoignages lus dans la presse et consignés dans des livres (il en existe près d'une centaine en langue fran­çaise), fragments d'images aperçus à la télévi­sion, vestiges de monuments calcinés... Ces traces apparaissent comme des inventaires de cruelles passions. Comment montrer et retenir dans sa mémoire l'horreur de ce conflit? Com­ment regarder l'image répulsive que nous offre

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cet effrayant miroir ? A ces difficultés de représen­tation d'une tragédie, viennent s'ajouter, se super­poser d'autres éléments qui rendent opaques les perceptions, provoquent ces troubles de vision.

Le «mystère» de l'invisibilité se découvre également dans la façon dont le cinéma et la télévision proposent une interprétation subjec­tive de cette guerre, si particulière, en Algérie. Car il existe bien des films de fiction, des docu­mentaires et des reportages télévisuels sur ce conflit. Les modes de traitement de la guerre civile, par les images, sont décisifs pour saisir cette « quasi-absence» de regard.

Reportages et documentaires, des images différées, et « détournées»

Dans La Jeune Fille au balcon, paru en 1996, la romancière Leïla Sebbar raconte la «liaison» passionnée entre l'Algérie et la France à travers six nouvelles. La première et la dernière se déroulent en Algérie. Des femmes bavardent en regardant leur pays par télévision interposée: «Les journalistes étrangers [ ... ] filment une Algérie, des Algérie qu'elles ne connaissent pas. Elles ne sortent pas du quartier. Le quartier est un pays, leur pays.» Les femmes (et les hommes) d'Algérie, qui ne se sont pas aventurés hors de leur périmètre familier, leur quartier, sont restés accrochés à leur téléviseur pendant le drame. Peut-être pour tenter d'apercevoir une vision large de ce conflit qui leur échappait. Peut-être aussi parce que la télévision était un moyen essentiel pour rester accroché à la réalité, sentir qu'ils n'étaient pas abandonnés de tous. Il fallait que l'on parle d'eux, en bien ou en mal. L'essentiel était l'arrivée de fragments d'images

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racontant leur vie par la petite lucarne. De même, l'Algérien vivant en France aura le senti­ment de rester au cœur de son pays par le tru­chement des antennes paraboliques. Le journa­liste Ali Ghanem, dans un reportage pour le Quotidien d'Oran du 26 septembre 2000 sur « les chibanis de Paris», raconte ainsi une journée de ces vieux immigrés algériens qui ont choisi de finir leur vie en France: «A midi je fais mon repas, je mange en regardant l'antenne parabo­lique, je fais ma sieste. L'après-midi je prends mon café, le soir je bois du lait caillé et je mange un peu de pain en regardant l'Algérie à la télévision: je suis bien! Là-bas il y a des pro­blèmes, il y a des attentats, la vie est chère! [ ... ] Tu sais l'Algérie, c'est à côté: 2 heures d'avion et tu es là-bas. Il y en a qui veulent rentrer, mais leur femme et les enfants ne veulent pas les suivre. La seule chose que je souhaite, Inch Allah, c'est d'être enterré au pays. »

En Algérie comme en France, le peu de confiance accordée à la télévision algérienne donne une grande importance aux images fabri­quées ailleurs, et particulièrement en France. Ce rapport à la France, comme donnée incontour­nable de la réalité algérienne, est inscrite dans la longue durée, dans l'histoire coloniale récente et dans l'importante ancienne présence de l'immi­gration algérienne. La communication politique du pouvoir et de l'opposition tente toujours de se frayer un chemin vers l'ancienne métropole coloniale. L'accès systématique et quotidien aux médias français est rendu possible par l'installa­tion d'antennes paraboliques à partir de 1989. Dans ces conditions, note la chercheuse ita­lienne Anna Bozzo, « il se produit souvent une sorte de triangle: l'information de ce qui se passe en Algérie revient en Algérie, répercutée

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par la France à travers les antennes paraboliques, la presse écrite, le téléphone, ou colporté par le voyage des amis, parents et proches, ou encore de bouche à oreille 1 ».

Il est donc nécessaire de se pencher sur les images propagées par les chaînes françaises de télévision. Si aucun documentaire d'ensemble sur la guerre n'a été diffusé, les reportages sur le conflit ont été relativement nombreux. Dans les années 1993-1995, moment où l'effervescence est à son comble, les chaînes de télévision françaises ont diffusé des «grandes» émissions consacrées au drame que l'Algérie traverse (indépendam­ment des reportages des journaux télévisés). Ainsi, le 16 novembre 1993, le téléspectateur algérien peut voir des reportages sur la situation en Algérie et un débat sur Arte à l'émission « Transit» entre l'avocat Ali Yahia Abdednour, le responsable du Rassemblement pour la culture et la démocratie (ReD), Saïd Sadi, un imam membre du FIS réfugié en France, Abdelbaki Sahraoui (qui sera assassiné en juillet 1995), et l'ancien « porteur de valises» du FLN pendant la guerre d'Algérie, Francis Jeanson. La semaine suivante, le 24 novembre 1993, le magazine de «La marche du siècle », « État d'urgence », consacre une série de reportages à l'Algérie. On y voit notamment une femme dans la casbah d'Alger tentant de nourrir sa famille et d'échapper aux spasmes de guerre civile qui secouent la capitale algérienne; dans ces· images apparaissent les visages dissimulés des « ninjas » qui patrouillent la nuit à la recherche des terroristes dans cette même casbah. Le 16 juin 1994, l'émission dif­fusée sur France 2, « Envoyé spécial », dresse un

1. Anna Bozzo, Algérie, France, islam, textes rassemblés par Joseph Jurt, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 218.

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portrait de Rachid Mimouni, écrivain exilé à Tanger.

L'événement le plus spectaculaire a lieu sur Canal + qui diffuse, le samedi 17 décembre 1994, un documentaire anglais réalisé par Phil Rees pour la BBC, intitulé: Algeria's hidden war (La guerre cachée d'Algérie). Trois ans après le début du conflit, le sentiment existe déjà d'une impossible visibilité de cette guerre, du voile opaque qui l'entoure, de la nécessité de le déchirer. L'auteur a décidé de donner la parole à tous les acteurs en conflit, et l'on voit une réu­nion de femmes qui disent leur combat contre l'intégrisme religieux, le directeur du journal El Watan qui vient d'échapper à un attentat, le chanteur kabyle Ferhat expliquant les batailles pour la démocratie, mais aussi un avocat défen­seur des militants du FIS dissous, des mères pleurant leurs maris et leurs fils tués par les forces de sécurité. Des images d'enterrement scandent chacune des interventions. L'événe­ment, l'originalité de ce documentaire viennent du fait que, pour la première fois sur une chaîne de télévision occidentale, il est possible de voir les hommes des maquis de la branche armée du FIS, l'Armée islamique du salut (AIS). Le tour­nage a eu lieu dans la région de ChIef, dans l'Ouest algérien. Ce sera la première véritable tentative de traversée du miroir, effort pour deviner ce qui se passe de l'autre côté, décou­verte d'hommes présentés comme des «fan­tômes » insaisissables. Sur les quarante-quatre minutes du film, dix minutes sont consacrées aux hommes de l'AIS. Ce seront les seules images, à notre connaissance, réalisées par les télévisions étrangères pendant les premières années du conflit sur les islamistes armés. Il n'y a pas trace d'engagements militaires. En refusant

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l'éclat des morceaux de combat possible, l'au­teur veut signifier qu'il met bien à distance l'événement pour ne l'apprécier que dans la logique de ses causes et de ses effets.

Le 26 décembre 1994, jour de l'assaut donné par le GIGN contre l'Airbus d'Air France « piraté» par quatre membres du GIA, les chaînes de télévi­sion françaises, TF1 et France 2, diffusent des petits extraits, effrayants, de cassettes vidéo de propagande du GIA, en noir et blanc. Une autre émission sur Arte, «Transit», est consacrée, le 7 février 1995, aux femmes algériennes qui se battent contre l'islamisme. Un reportage montre des femmes manifestant devant le commissariat central (où une bombe avait explosé quelques jours plus tôt, faisant 42 morts), qui chantent l'hymne de l'indépendance algérienne. Le 14 février 1995, l'émission« Le cercle de minuit », animée par Laure Adler, rend hommage à l' écri­vain Rachid Mimouni décédé le 12 février 1995. Les 9 et 16 février, France 3 diffuse un documen­taire de deux heures, «Algérie années d'espoir, années de cendres» réalisé par Jean-Michel Meu­rice et Benjamin Stora, long récit tout en images (souvent inédites, puisées dans le fond de la télé­vision algérienne) qui tente de dire les origines du drame. Le dimanche 9 avril, la leader fémi­niste, Khalida Messaoudi, passe à l'émission «L'heure de vérité », à une heure de grande écoute. Elle dénonce l' « intégrisme du FIS» et le « totalitarisme du régime ». Le 17 juillet 1996, «La marche du siècle» est consacrée à l'exil. Dans cette émission qui porte pour titre, Vies d'exilés, racines à vif, participent la journaliste d'El Watan, Nadjia Bouzeghrane, réfugiée en France, et l'écrivain Jules Roy, de retour d'un séjour en Algérie. Un reportage très émouvant le montre se recueillant sur la tombe de sa mère dans son

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village natal. Deux autres émissions de «La marche du siècle» montreront des images de l'Algérie dans la tourmente. Le 15 octobre 1997, un reportage bouleversant de Faouzia Fekiri dresse le portrait d'une institutrice de Bentalha, le village martyr où des centaines de villageois ont péri. La même journaliste réalisera un repor­tage pour l'émission du 9 septembre 1998, « Un mois avec les ninjas », sorte de plongée dans le quotidien des hommes chargés de la répression et de la sécurité. Comme on le voit, la plupart de ces reportages dans les « grandes émissions » de la télévision française se situent essentiellement du côté de la bataille idéologique (et militaire) anti-intégriste. Ce que relève l'ancienne rédac­trice en chef de l'hebdomadaire La Nation: « Malgré toute la solidarité de cette rive de la Méditerranée, vouloir bien faire, en ne sachant pas à qui on a affaire, nuit plus que cela n'aide. Le traitement de la question algérienne en France est absolument catastrophique quelle que soit la bonne volonté des promoteurs de toutes ces émissions, de tous ces articles, particulière­ment des émissions télévisées, parce qu'elle donne la parole à des gens qui utilisent un voca­bulaire complètement à côté de la réalité, qui ne renvoie pas au même sens. C'est très bien de parler de l'Algérie, mais si l'on ne montre que des exactions prêtées aux islamistes (sans renier mon combat de toujours contre les islamistes), sans montrer les autres, celles que des millions d'Algériens vivent quotidiennement, faites d'exécutions sommaires, de viols, de tortures, il y a un problème 1. »

1. Salima Ghézali, propos recueillis par Jean-François Jolivat dans Intégrisme, Algérie, jusqu'où peut-on comprendre?, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 1996.

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Indépendamment de ces considérations idéo­logiques, l'énergie télévisuelle de ces années de guerre civile intense ne parvient pourtant pas à dépasser cette sensation d'absence. Les images de la télévision sont «efficaces» lorsqu'elles sont diffusées en temps réel, en direct. Cette énergie du direct déplace les mots, les lieux, à grande vitesse; les irruptions brusques des faits s'opèrent par rapidité des entrées, sorties, trans­ferts d'intensité des émotions, que la réalité télévisuelle retranscrit et réélabore. Cette puis­sance et cette vitesse des images, qui assaillent et déstructurent le fonctionnement des mémoires traditionnelles, peuvent être dangereuses. Est­ce le cas à propos du drame algérien? En fait, il est déjà loin le temps du « direct» télévisuel de la guerre du Viêt-nam, Très peu d'images sont montrées en temps réel, c'est-à-dire le jour même où se produisent meurtres, attentats, embuscades et ratissages. Très peu d'images, qui arrivent trop tard. Cette question de la tempo­ralité est fondamentale. Par les images télévi­suelles, la guerre semble se jouer en direct, dans un temps unique et «mondial ». Les espaces locaux paraissent ne plus avoir d'importance. Le processus de l'immédiateté, de l'instantanéité possède une puissance de suggestion incompa­rable. Ces images, où la représentation des évé­nements compte plus que la présentation des faits, peuvent faire de la guerre un «produit­spectacle ». Le téléspectateur, désormais habi­tué à l'extrême vitesse des images, ne peut se détourner même d'un conflit jugé obscur. Cette absence d'images «en direct» conforte l'idée que nous avons affaire à un conflit archaïque, donc barbare. Si le temps réel de la diffusion télévisuelle compte peu, est-il de même du « différé » des documentaires ?

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A la fin de l'année 2000, la télévision fran­çaise tente de relever le défi de la production documentaire. Le 31 octobre 2000, Canal + dif­fuse un reportage, Algérie, la grande manip, autour de la mort du chanteur Matoub Lounès , artiste engagé contre l'intégrisme religieux assas-siné sur une route de campagne, le 25 juillet 1998. Jean-Baptiste Rivoire et son équipe, par une série de témoignages recueillis (en particu­lier auprès de ceux qui étaient à côté de la voi­ture de l'artiste lorsqu'elle fut mitraillée) remet­tent en cause la version officielle de l'assassinat commis par un groupe islamiste armé. Mis bout à !>out, ces témoignages accusent « des gens de l'Etat». Cet exemple, assez rare pour être relevé, sera toutefois vivement critiqué par une partie de la presse algérienne. Certains journa­listes expliquant que ce reportage se contente de reprendre les accusations proférées par la sœur de Matoub Lounès et n'apporte rien de nouveau. Le dimanche 12 novembre 2000, France 2 dif­fuse, tard dans la soirée, un documentaire sur les femmes du maquis. Réalisé par Véronique Taveau et M'hamed Oundjli, il évoque les cas de cinq femmes dont Souhila, l'épouse de l'émir Napoli de la Casbah, Fatiha 1'« égorgeuse de Médea », et Nacera qui avait déclaré avoir par­ticipé au massacre de Bentelha mais qui, plus tard, niera ses précédentes révélations. Evo­quant l'origine de cette émission, M'hamed Oundjli, le coproducteur, déclare au Quotidien d'Oran du 12 novembre 2000 qu'il avait été troublé par un reportage publié dans un quoti­dien algérien sur ces femmes du maquis: « Comment se fait-il que la femme qui donne la vie peut être convertie en assassin? » Les jour­nalistes ont été à la rencontre de quelques-unes d'entre elles, d'Ain El-Hamra, dans la wilaya de

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Boumerdes, acquise jadis aux groupes islamistes, à ChIef, en passant par la prison de Blida et par la casbah d'Alger. Fatiha déclare, avec sang-froid, avoir égorgé dix femmes parce qu'on l'avait obligée à le faire. Montée au maquis pour suivre son époux, elle assiste à une dispute avec l'émir du groupe qui coûte la vie à son mari et à ses deux enfants. Sa vie bascule. Elle suit les isla­mistes sur les lieux des massacres et même y par­ticipe, convaincue que Dieu lui pardonnera ces crimes commis sous la contrainte. Elle déclare ne pas avoir mauvaise conscience, comme les quatre autres femmes qui ne voient pas l'utilité de demander pardon aux familles des victimes. Elles expliquent qu'elles n'ont « pas de problème avec Dieu, puisque certaines fetwas les ont autorisées à tuer ». Fouzia, mariée à l'émir Dichou, explique froidement: «S'ils tuent au nom de Dieu, c'est que Dieu leur a indiqué le chemin. » Terrible reportage mais qui, lui, sera critiqué par cer­tains journalistes français pour ne pas avoir mis en perspective les enchaînements du conflit et le rôle que l'on fait jouer aux femmes dans l'élabo­ration des propagandes étatique et islamiste.

Il est donc encore loin le temps des grandes enquêtes pour des documentaires multipliant les références historiques, les informations; où le spectateur, requis à une vigilance extrême, doit confronter sans cesse les diverses pièces du dossier algérien, remonter aux origines, débrouil­ler l'enchevêtrement des causes et des effets, rac­corder en un tout cohérent l'éclatement chrono­logique et géographique.

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Un assemblage photographique, entre émotion et voyeurisme

De 1992 à 1999, l'Algérie dans la tragédie semb!e n~ pas« exister ». Laguerre, impitoyable, se mene a huis clos. Enfoncés dans une culture politique du secret, les protagonistes principaux ~ilitaires et islamistes, ne désirent pas commu~ ntquer au monde extérieur leurs intentions ou conduites dans le conflit. Un basculement dans le visuel s'opère en 1997, lorsqu'il s'avère que l'un des deux acteurs l'emporte. Les militaires, qui pensent tenir la victoire sur le terrain après la trêve décidée par la branche armée du FIS, le 1 ~~ octobre 1997, laissent «passer» davantage d Images de massacres perpétrés par les isla­mistes ; ces derniers, désormais sur la défensive , tentent une offensive de communication en fai-sant témoigner des victimes d'exactions com­~ises par l'armée algérienne. Photographies et Images de reportages télévisés se déversent en nombre à partir de septembre 1997 (massacres des villageois de Bentalha, Benni Messous, Raïs). La photographie, qui présente l'avantage d'une vision arrêtée destinée à durer (par rapport à la fluidité incessante des images télévisuelles) serait-elle le meilleur moyen de visualiser le conflit? La photographie de la «Madone» le donne à penser. A Bentalha où ne fut photogra­phiée qu'une mère emplie de douleur, la mort est tout près d'être esthétisée., elle «pose », pour ainsi dire, quand les bourreaux restent hors champ.

Par ailleurs, des «ponctuations» fixes de l'actualité algérienne, comme des élections , ~euve~t ê~re l'occasion de montrer enfin l'Algé-fIe. AlfiSI, lors des élections législatives de juin 1997, la presse française publie des « édi-

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tions spéciales». Dans les quatorze pages de UÉvénement du jeudi (5-11 juin 1997), les seize pages de Libération (<< Journal d'un pays en guerre », 5 juin 1997), les vingt pages deJeune Afrique (<< Et pourtant, elle tourne », 2 juillet 1997) s'étalent des reportages photos. Certaines images sont conçues comme de simples illustra­tions de textes; d'autres, en pleine page, sont reproduites pour frapper, laisser une trace dans la mémoire. Que nous dit la quarantaine de photo­graphies publiées dans ces trois journaux édités en France?

Un premier constat s'impose: la plupart des images censées représenter les islamistes ont été prises avant 1992. Photographies «classiques» d'un homme barbu, un Coran à la main, criant un slogan. Seconde év~dence : la couleur exprime les moments du lyrisme. C'est «l'Algérie qui gagne» avec les « sportifs étendards », les cham­pions d'athlétisme Noureddine Morceli, Hassiba Boulmerka; c'est «l'Algérie qui résiste », avec surtout des images de femmes en mouvement. Le noir et blanc tranche, pour montrer l'horreur avec les visages des victimes, et ceux des terroristes: « Vieux clichés puisés dans un dossier d'étu­diant, regards hagards saisis par le flash dans un commissariat de police, les visages barbus ou imberbes, encore adolescents, ou quinquagé­naires, s'alignent, quelque peu irréels », dit la journaliste algérienne Salima Ghezzali, dans un article « Le spectacle de la guerre » publié par Libération du 5 juin 1997.

Sous son apparente technicité (couleur ou noir et blanc), la photo n'est pas neutre. La reproduction révèle le croisement de plusieurs visions du réel. Pauvreté «clandestine» des grandes cités (<< À Alger en ce moment, l'eau ne coule en moyenne qu'un jour sur trois, les

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enfants sont généralement préposés à la corvée d'eau », nous dit la légende d'une photo mon­trant des enfants devant des grands bidons, dans Libération), angoisse du quotidien, avec ces habitants de la Casbah qui croisent, sans les regarder, les «ninjas» fortement armés (dans L'Événement du jeudi), mais aussi diversité d'une Algérie plurielle et chaotique, avec la « une» deJeune Afrique où l'on voit des jeunes gens assis contre un mur, avec derrière eux, derrière celui qui joue d~ la guitare, un slogan: «Ni inté­grisme, ni Etat policier. »

Les « modèles» ne laissent apparaître ni ten­sion, ni pose. Pourtant, la guerre est là: dans l'étirement d'un jeune soldat fatigué, la moue d'un homme devant un contrôle militaire, et, surtout, la tête baissée d'une femme dans un cimetière pour illustrer l'article, «Mon fils meurt chaque jour, chaque jour, je meurs avec lui» dans Libération. La terrible solitude de cette femme devant une tombe freine le sens d'une esthétique heureuse, voulue par les auto­rités. Mais des photographies de vie quoti­dienne prises à Alger disent aussi, en 1997, que la « normalisation» est en marche. Des jeunes filles en hijab faisant du lèche-vitrines dans une rue d'Alger (UÉvénement du jeudi), des miliciens « patriotes» à la dégaine de Rambo sur un sen­tier près de Boufarik (jeune Afrique), des jeunes partisans du mouvement islamiste «modéré »

du Hamas dans le quartier des Eucalyptus à Alger, manifestant leur enthousiasme (Libéra­tion) : de telles images s'apparentent à des cons­tats, comme si le photographe se défendait contre l'émotion par un surcroît de précision.

D'autres participent à des entreprises de communication. Ces femmes qui dansent devant un drapeau algérien sous la légende

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«Tizi-Ouzou, capitale de la liberté », dans L'Événement du jeudi, visent à entretenir l'image d'un pays sorti définitivement du drame. Le cliché en lui-même ne suffit pas parce que le pouvoir essaie toujours de s'approprier l'image, et la photo subit «l'attraction du pouvoir, le mirage de la captation de son reflet, qui trouve son aboutissement dans l'iconographie offi­cielle 1 ». Il faut ajouter, dans le contexte algé­rien, la mise en scène spectacle attribuée aux islamistes, et la violence des services de sécurité seulement matérialisée par des communiqués laconiques dans la presse.

La vision des cadavres atrocement mutilés, attribués à la violence islamiste, appelle un jugement teinté de voyeurisme et de morbidité. C'est une partie de la presse algérienne qui a surtout publié ces images. Cette obsession à vouloir dresser l'inventaire de la «barbarie intégriste» vise à inciter le lecteur à la compa­raison. Avec quelque résultat, mais aussi, par l'absence de distance critique sur l'origine du conflit, une mise en spectacle des victimes qui ne permet pas de susciter la réflexion.

Entre cette absence de représentation des dou­leurs par les exactions étatiques, et cette surabon­dance d'images d'horreurs pratiquées par les GIA,

il existe d'autres photographies. Des photogra­phies sombres, traversées d'émotions violentes apparaissent comme « tableaux d'histoire», avec des corps alignés recouverts d'un drap blanc (après l'attentat sur un marché à Alger qui a coûté la vie à dix personnes, dans Libération),

1. A propos des 28' rencontres de la photographie, Arles, juillet 1997, Christian Caujolle, « A quoi servent les photos? »,

Libération, 4 juillet 1997. Voir aussi, de Michel Guerrin, « Se souvenir, culpabiliser, compatir », Le Monde, 21 juillet 1997.

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avec des gestes de survivants qui veulent briser le cadre de l'image (après un massacre dans un vil­lage de la Mitidja en janvier 1997, dans Jeune Afrique). Et dans les attitudes de tristesse devant les morceaux de tissu blanc, ou de colère, les « sujets photographiés» se détournent de l'ob­jectif voyeur. Dans cette poignée de «plans» sans paroles se devinent le désarroi et la lassitude de la population civile. Nous sommes loin, ici, du pathos, de l'insistance lourde des stéréotypes de la douleur. Ces photos de l'esquive, de l'évite­ment et de la fuite nous sortent du spectacle en nous faisant partager l'intimité du drame. Comme le fait remarquer Michel Guerrin : « La qualité d'un photographe politique n'est pas liée aux risques ni aux bons sentiments qui l'animent, mais à sa capacité de faire réfléchir le spectateur 1. » En janvier 2000, le photographe suisse Michael von Graffenried expose, au nou­veau Centre culturel français d 'Alger, 118 de ses photographies prises tout au long des années 1990. Unique photographe occidental à s'être rendu dans ce pays saigné par les attentats et les assassinats, treize fois cie 1992 à 1999, son travail ne dévoile pas seulement un pays tra­versé par la peur et la guerre, mais révèle l'écla­tement d'une société, sa fragmentation (jeunes femmes en minijupe à la plage, d'autres voilées, clients d'un café fouillés par des «ninjas », photos de terroristes affichées dans un poste de police dont certains portent la mention « abattu », images de prières à Kouba ... ). Les tableaux se succèdent, s'accumulent comme des témoignages, mais aussi comme les pièces d'un

1. Article cité, Le Monde, 21 juillet 1997, à propos de « L'éthique, esthétique, politique », thème des rencontres d'Arles de la photographie en 1997.

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puzzle qui se dispersent autour d'un monde toujours plus opaque et déroutant.

Les films français de fiction dans le travail de « renvoi»

De 1993 à 1999, six films de fiction ont traité du drame algérien. Trois films sont l'œuvre de réalisateurs français, et trois d'algé­riens. Aucun de ces films de fiction ne fait de concession à une esthétique de la guerre en forme de pyrotechnie spectaculaire, savante et ambiguë (vue, par exemple, dans les films amé­ricains consacrés au Viêt-nam). Ce conflit n'a pas pour fonction de faire de belles images, et les films algériens ne sont pas des véhicules patriotiques qui exalteraient les vertus du natio­nalisme.

Les trois fictions françaises, Vautre côté de la mer, de Dominique Cabrera, Sous les pieds des femmes, de Rachida Krim, et Là-bas mon pays, d'Alexandre Arcady, servent d'échanges indi­rects avec un réel passé, nous font pénétrer dans l'inépuisable domaine des interrogations de la « première» guerre d'Algérie. Les images actuelles font surgir les histoires anciennes de 1954-1962, les animent par la puissance de leur vision. Dans les représentations de routes sortes du drame actuel, la seule qui soit massivement présente est la relation de renvoi à la guerre d'indépendance. Le sens de l'imaginaire se déve­loppe dans l'exercice du renvoi, des déplace­ments des souvenirs. Ce qui peut être montré, et fait trace dans les mémoires, est de l'ordre de la reconstruction, voire l'actualité de la remémora­tion des années 1950-1960.

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Avec L'autre côté de la mer, présenté au Festival de Cannes en 1997, Dominique Cabrera montre ainsi des déplacements d'une guerre à l'autre. Georges Montéro, resté en Algérie après 1962, doit séjourner à Paris en 1994. C'est à sa des­cente d'avion que le film commence. Il est soi­gné par un jeune médecin « beur». Rencontre de deux regards qui vont être obligés de s'accep­ter. Dans cette inversion d'identité, ce trouble où le spectateur se demande qui est vraiment 1'« Algérien », remontent les souvenirs des sépa­rations causées par la première guerre d'Algérie.

Sous les Pieds des femmes, de Rachida Krim, tourné en 1997, lie également les «événe­ments » de 1958 avec ceux de 1996, les fait cir­culer d'un point à l'autre de la mémoire. Indé­pendance de l'Algérie, et indépendance acquise par une femme algérienne, Aya, les deux mou­vements progressent ensemble, de manière dou­loureuse, chaotique. Aya a milité dans les rangs de la fédération de France du FLN, pour l'indé­pendance de son pays, en femme libre, rejetant la soumission des femmes musulmanes pour s'inscrire dans un combat égalitaire avec les hommes. Amin, l'homme qu'elle aimait (et qu'elle aime encore ?) au moment où elle mili­tait avec lui au sein d'un réseau clandestin dans le Sud de la France, réapparaît dans sa vie en 1996. Il est désormais menacé par les islamistes, dénoncé par son propre fils. Sous les Pieds des femmes est à la fois une tentative d'analyse cri­tique de la guerre d'indépendance algérienne à l'aune de la tragédie contemporaine, et un regard sur le statut des femmes dans le monde musulman. Construit sur le chevauchement incessant des deux époques, par retours en arrière successifs, le film veut montrer ce qui préfigure, dans une société décolonisée, la

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guerre civile, les brisures qui précèdent l'affron­tement ouvert.

Alexandre Arcady, qui avait réalisé en 1979 Le coup de sirocco, un des premiers films consacrés à l'exil des pieds-noirs, revient vers l'Algérie de la «seconde guerre », avec Là-bas, mon pays. Comme fasciné par le « mystère» de cet arra­chement sans retour de l'été 1962, son film, sorti en avril 2000, nous confronte lui aussi à l'an­goissante question de la violence secouant l'Al­gérie à plusieurs années de distance. 1962: amour impossible entre un jeune pied-noir rêvant de fraternité et une adolescente algé­rienne musulmane voulant s'arracher à la force contraignante de la tradition. Illusions roman­tiques, épanchements amoureux de la jeunesse séparée par la guerre., Plus de trente ans après, Pierre, devenu un célèbre journaliste de télévi­sion, s'embarque pour un voyage à haut risque. Le film est celui d'un double retour: dans l'Algérie d'aujourd'hui, il revient fouiller dans les plis de sa mémoire.

Ces films de cinéma mettent en avant de façon très nette un caractère « mémoriel» déta­ché de toute représentation réaliste. Cette mise en avant de la fiction par le souvenir de la « première» guerre d'Algérie se double, dans la façon dont la guerre actuelle est abordée, d'une fuite devant sa représentation. Celle-ci se mani­feste par la faible présence d'images « réalistes» qui auraient pu évoquer les « événements » des années 1992-1999. Les films évoquent la guerre des années 1990, entre les souvenirs de la « pre­mière» guerre d'Algérie, et les effets de la guerre actuelle, mais faiblement du « pendant » de ce conflit (dans les films de Rachida Krim et d'Alexandre d'Arcady, la plupart des scènes ren­voient délibérément aux années 1950-1960).

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Entre le va-et-vient des souvenirs, il n'y a rien que l'absence, qui est aussi absence d'images. La guerre actuelle est dans ce blanc. Ce « blanc» d'images pourrait produire la sensation d'une guerre difficile à représenter. Toutefois, en dépit de leurs manques et de leurs insuffisances, l'effort des réalisateurs, femmes et hommes, des années 1993-1999 perpétue la représentation cinématographique de la guerre d'Algérie. Par eux, ce premier conflit passe là comme l'ombre menaçante et fantasmée d'un cauchemar d'en­fant (les réalisatrices Dominique Cabrera et Rachida Krim sont nées dans les années 1950). En se réappropriant cette «tâche» tradition­nelle portée par des hommes (par elles s'opèrent le passage, la transmission, l'échange des expé­riences guerrières), les femmes réalisatrices, par­ticulièrement, ne se manifestent pas comme de simples gardiennes, statiques, de mémoires recro­quevillées, proposant des images futiles ou nom­brilistes. Basculement du point de vue et vues nouvelles (le filmage se fait à partir d'un entre­deux historique et géographique), le travail de Dominique Cabrera et Rachida Krim construit un nouveau stock d'images sur les guerres. Cette forte prise en charge de l'Algérie dans l'histoire en train de se faire est décisive. La représentation filmique ne cherchant pas à accuser, mais à « pacifier ». La guerre montrée n'est pas celle de la stratégiemili­taire, mais du traumatisme, des traces de poudre et de sang entre présent et passé. Traces à perdre, à découvrir. Dominique Cabrera et Rachida Krim ne revendiquent pas leur féminité pour prétendre à une meilleure compréhension des univers de guerre. Elles construisent une temporalité qui dépasse l'opposition entre reconstitution d'époque et enregistrement du présent, pour élaborer un temps proprement cinématographique. Les deux

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films se situent non pas dans un univers (et un temps) irréel(s), mais décalés par rapport à une réalité passée ou présente, directement liés au trouble face à la guerre.

Le cinéma français, s'appuyant sur la «pre­mière » guerre d'Algérie, avait pris l'habitude de camper ses personnages ensevelis sous le stéréo­type (soldat égaré, pied-noir malheureux, officier trahi, harki fidèle, avec parfois la silhouette du combattant algérien), ou confinés dans la margi­nalité (déserteurs, insoumis). Cette fois, les films français réalisés principalement à partir de 1993 nous montrent autre chose. D'abord, un écoulement du temps, un va-et-vient perpétuel de mémoire entre les deux rives de la Méditerranée, entre les deux guerres d'Algérie, entre les hommes et les femmes; et, dans cet entre-deux, des identités indécises, fragiles, en devenir, une «mixité» toujours difficile. Reste que le conflit actuel ne peut décidément être perçu qu'à travers le prisme ancien de la période coloniale française.

Les fictions algériennes, de la survie à l'allégorie

Après 1992, le cinéma algérien affronte direc­tement un double péril : le marteau islamiste, qui pèse de tout son poids par le chantage au scé­nario, les menaces et intimidations sur les comé­diens et les techniciens, les tentatives d'assassinat sur les cinéastes (Djamel Fezzaz est grièvement blessé le 6 février 1995) ; et l'enclume étatique, des gouvernements qui ne favorisent pas la dif­fusion de films qui leur déplaisent pendant ces années infernales. Dans ce contexte, les rares films de réalisateurs algériens ont quelque chose de proprement « héroïque ».

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r ! ~

Bab el Oued City est réalisé par Merzak Allouache à la fin du printemps et au début de l'été 1993, quasi clandestinement en Algérie. Pendant le tournage, les meurtres d'intellectuels (dont celui du poète Tahar Djaout), la terreur contre ceux qui pensent, écrivent ou créent, redoublent. Bab el Oued City évoque directement la montée de l'intolérance, portée par l'islamisme radical, à travers les aventures d'un jeune bou­langer d'un quartier populaire à Alger. Le film est présenté au Festival de Cannes en mai 1994, mais il ne sera pas distribué en Algérie. Dans la même veine de dénonciation de l'intégrisme religieux, une femme cinéaste, Hafsa Zinaï Koudil, se lance dans l'aventure d'un premier long métrage avec Le démon au féminin. Le film, tourné entre sep­tembre 1992 et mars 1993, sera montré au Fes­tival d'Amiens où il obtient le « Grand prix du public », en janvier 1995. Il raconte l'histoire d'une enseignante à qui le mari, devenu activiste du FIS, veut dicter une nouvelle façon de vivre. Elle refuse. Le cinéma, actif, sinon militant, puise sa matière dans la tourmente du conflit. Un cinéma qui n'entend pas se replier dans la sphère intime, cherchant à se rapprocher de ceux qui refusent les diktats obscurantistes. Mais cette his­toire d'un couple où le fils est embrigadé par les fanatiques religieux, où le père sombre dans la folie, et où la mère subit des séances d'exorcisme a été critiquée, car il fait de l'extrémisme reli­gieux une pathologie. De son film, Hafsa Zinaï Koudil dira: «J'ai fait Le démon au féminin pour attirer l'attention de la situation de la femme en Algérie voulue par les intégristes comme par cer­tains qui se disent démocrates et progressistes. Je voulais dénoncer le fait que les femmes servent de boucs émissaires, parce qu'elles sont un pilier fondamental de la résistance, ce que les inté-

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gris tes ont fort bien compris.» (Libération, 20 février 1995.) Dans ce cinéma qui refuse les situations d'injustice, s'engage à montrer le réel pour le modifier, apparaît brusquement La col­line oubliée, «film berbère» de Abderrahmane Bouguermouh, sorti en salles en France en 1997. Bien que son sujet ne soit pas la tragédie qui traverse l'Algérie des années 1990, il présente cette singularité de s'inscrire dans un courant qui exige la pluralité culturelle, précisément dans ces années de drame. Le film, tiré d'un roman de Mouloud Mammeri, se présente comme une chronique villageoise, évocation du prin­temps 1939 consignée dans le carnet intime d'un jeune homme. La colline oubliée est le pre­mier film entièrement parlé en langue berbère.

Ce qui frappe avant tout avec ces quelques films, dans une période si grise, c'est la volonté de survie. Comme si les cinéastes avaient pris la décision collective d'aller à la rencontre d'un monde qui, visiblement, ne les attendait plus. Naïfs quelquefois, maladroits peut-être, sin­cères toujours, leur volonté de sortir du bour­bier de la guerre présente les détermine à rechercher une lumière plus chaude, un ciel moins plombé, une «innocence» qui dirait autrement l'Algérie. A la fin des années 1990, en 1999 exactement, un autre film, par sa force et son originalité, dira le passage d'un cinéma de survie à celui de l'allégorie. Comme s'il était possible de se détacher du naturalisme pou: donner une visibilité énigmatique au confht, S1

conforme à cette guerre indescriptible. Ce sera Le harem de madame Osmane.

Dans ce film, tourné en 1999, la vie des per­sonnages se situe entièrement dans le présent et le récit ne tente de spéculer sur rien d'autre, ni le passé ni le futur. Ce film de Nadir Moknèche,

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r' ... '.': l ' qui signe à 35 ans son premier long métrage, est une chronique de la vie d'un immeuble à Alger dans l'année 1993, moment de l'embrasement. Mme Osmane tente de maintenir la cohésion d'une petite « communauté» vivant dans une tension croissante. Depuis que son mari lui a préféré son amante française, l'épouse aban­donnée, ancienne combattante de la guerre de libération, fait régner l'ordre d'une main de fer dans cette maison sans homme. Tour à tour désespérée, destructrice, fascinante, elle terro­rise sa domestique, sa fille, ses locataires. Le film montre une société en modèle réduit, étouffante et brimée, qui vit une sorte de tragi-comédie à huis clos. Les personnages semblent tous frappés d'hystérie, évoluant dans un climat électrique. Les paroles fortes et les cris poussés, qui réson­nent dans la maison, parce qu'ils sont emplis de vie, construisent une transmission possible entre tous les personnages. Le film se termine par la mort de la fille de Mme Osmane, fauchée dans une fusillade dont on ignore les auteurs. Le spectateur ne verra pas non plus le corps de la jeune fille restituée par les autorités, le cercueil restera plombé. La manifestation visible du conflit n'a rien à voir ~vec une quelconque exté­riorisation de bruits assourdissants. Nadir Moknèche s'est reconstruit un monde en mélan­geant souvenirs, fantasmes et images prélevées sur le réel. Il y a dans ce film l'absence des hommes partis à la guerre, dans les champs pétroliers ou en France, l'absence de l'Algérie réelle (le film a été tourné au Maroc), l'absence des engagements idéologiques, l'absence du sang de la guerre. Pourtant, tout est là, suggéré en permanence, avec une extrême finesse: l'in­tégrisme pouvant s'abattre à tout moment sur ces femmes trop libres, le conformisme coincé

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des hommes, les bruits de la guerre invisible, la puissance hypnotique de l'Algérie dans l'épreuve. C'est la force du film de ne jamais « esthétiser» le conflit, de le saisir dans ses dimensions effrayantes et ses significations concrètes. Mais cette sensation de l'absence de la guerre, des hommes, et du pays, obsède ...

Les images d'un manque

La plupart des films de fiction n'ont pas été tournés en Algérie, et cette absence d'Algérie est forcément gênante. Éclipse des paysages, défection de la langue, omission des acteurs de la guerre (militaires ou islamistes), tout ce qui est directement vécu ne parvient pas à se retrouver dans la représentation visuelle. Et la tragédie actuelle qui se présente sous une forme paroxystique, incompréhensible, accroît les dif­ficultés de représentation. Les engrenages de barbarie jettent délibérément la confusion entre le bourreau et la victime (ce qui pose le pro­blème de la contamination du mal). Suffit-il alors, pour retrouver une «cohérence», de se réfugier, de regarder des itinéraires individuels, celui des rescapés confrontés à la question des douleurs et de la survie? Bon nombre d' œuvres contiennent les mêmes motifs: la précarité et la malédiction des passions, la solitude et la déré­liction des hommes, l'omniprésence de la mort, l'autobiographie comme moteur de compréhen­sion du conflit. La majorité des films de fiction, français et algériens, semble accréditer l'idée que la guerre en Algérie se décline toujours sur le même mode, celui de l'intimisme, de l'ana­lyse psychologique « coupée du réel». Il y va ici et là de ce que l'on appelle un effet de signature,

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un effort pour personnaliser à outrance son sujet, suivre le sillage d'un personnage principal. Des « films d'auteur », donc, comme d'habitude, à propos de l'Algérie et de ses guerres? On se sou­vient d'autres films, d'autres fictions à propos de la «première» guerre d'Algérie, en particulier du Cléo de 5 à 7 d'Agnès Varda, quatre-vingt-dix minutes de la vie d'une chanteuse qui apprend qu'elle est atteinte d'un cancer et rencontre un jeune soldat prêt à partir pour la guerre. L'Algérie apparaissait alors comme un territoire lointain, fascinant, insaisissable mais synonyme d'une mort possible. L'Algérie réelle n'existait pas.

Aujourd'hui toujours, au cinéma, le manque d'Algérie fabrique des personnages sans territoires qui cherchent des issues. Absence d'ancrages, de repères, seulement des rivages friables, des ren­contres fugitives, des pertes. Scénarios dont le cheminement consiste à retrouver la réalité fantas­matique d'un univers à la fois perdu et en gesta­tion. La mémoire des acteurs de ce Sud bouleversé se transforme en terrain d'aventures, dessine un lieu de départ perpéruel. Les réalisateurs français (Dominique Cabrera, Rachida Krim, Alexandre Arcady) ou algériens (Merzak Allouache ou Nadir Moknèche) jouent avec lucidité de ce monde perdu, de ce territoire inventé. Il n'y a pas chez eux une capitalisation d'effets de nostalgie, mais un engagement à vif contre la barbarie actuelle, un retour impossible vers une Algérie « heureuse » (celle des pieds-noirs pour réalisateurs français, ou de l'après-indépendance pour les réalisateurs algé­riens). Le port est désormais trop loin. L'essentiel n'est pas ce qui se joue entre les personnages dans le présent (et le passé) qu'ils vivent (ou revivent), mais l'impossibilité d'éviter les saignements de mémoire. À leur manière, chacune des entreprises fonctionne comme des interrogations lanci-

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nantes sur le temps humain et les brisures d'identité. De l'usage du retour en arrière naît une représentation en forme de boucle qui trans­forme le temps et l'espace en épreuve répétée du désastre.

Mais il faut dire aussi que, sous leurs faux airs intimistes, tous ces longs métrages ne sont pas une simple évocation émue du passé, ou mémoire ravivée pour le plaisir. C'est le présent de la tra­gédie actuelle qui impose ses exigences, permet le resurgissement du passé, la redéfinition du savoir à propos de l'Algérie engluée dans la guerre. Ainsi des imaginaires de la guerre actuelle se forgent dans les emprunts à d'autres situations, à d'autres guerres, en particulier la précédente, celle de 1954-1962; se nourrissant aussi d'appropriations personnelles, déroulant ses «énigmes» devant lesquelles, à défaut d'être muette, la «théorie» reste quelquefois impuissante, devenant brusque­ment «énigme» indéterminée. Les représenta­tions apparaissent comme une sorte de magma. Elles ne construisent pas un ensemble d'éléments définis, ordonnés.

Une vision sous contrainte du récit écrit. L' autobiographie

Dans ce monde où tout se transforme en énigmes, éclatements des identités et des his­toires personnelles, l'ordre du «visible» n'est pas suffisant. Le principe de l'écrit émerge pour renforcer le réel, tenter de lui donner une cohé­rence, donner un autre sens à sa puissance visuelle. Cette vision sous contrainte de l'écrit, cette survalorisation des récits peut « contenir» les brouillages véhiculés par des morceaux de tragédie se présentant dans un ordre arbitraire.

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L'autre raison de la valeur de l'écrit tient aussi à la grande importance du texte dans la vie cultu­relle reçue en héritage de la présence française et de la tradition religieuse. Ce côté « littéraire » dans la perception de la tragédie (il existe, en tout, près d'une cinquantaine d'auteurs algé­riens qui ont publié au moins un ouvrage sur cette séquence) fait apparaître cette guerre dans l'ordre de l'existant, du possible, du crédible.

Des romans disent l'horreur de la tragédie actuelle. Mais dans l'histoire cruelle en train de se faire, le roman, a priori ouvert à tous les thèmes, peut-il tout dire et tout romancer? Comment soumettre ce qui relève de l'horreur à des juge­ments esthétiques? La guerre commencée au début des années 1990 ayant été longtemps « neu­tralisée » par l'État, et « opacifiée» par les groupes armés islamistes, ne semble pouvoir s'énoncer que par les récits privés, personnels, autobiogra­phiques où s'évaporent les responsabilités collec­tives, évidentes.

Autobiographies, journaux intimes, reClts à la première personne se multiplient tout au long des années 1990 : on est ici dans l'envers du décor tragique et public, sur la face d'ombre de l'intimité, au bout de la solitude, au-delà du réel immédiat. Ghania Hammadou, qui fut rédactrice en chef du quotidien algérien Le Matin, de septembre 1991 à novembre 1993, date de son arrivée à Paris, dit de son premier roman, Le premier jour d'éternité, publié dans la revue Algérie Littérature/Action, en 1997 : « L'usage du "je" m'a permis de transcrire la parole inté­rieure de Meriem, la survivante du couple, et en même temps d'aller au plus profond de ses émo­tions et de son expérience de la douleur. Je n'ai fait que suivre les flux et les reflux de sa mémoire, saisissant les images les plus essentielles, les

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plus belles aussi de mon pays. L'essentiel des élé­ments autobiographiques est à chercher dans ces images lumineuses de l'Algérie qui est la toile de fond d'une histoire individuelle, qui emprunte et dépasse la réalité. Le résultat est que les deux per­sonnages se présentent l'un et l'autre comme un archétype: un homme et une femme s'aiment dans un pays où l'on ne sait plus ce qu'est l'amour. L'Histoire impitoyable va bientôt les rattraper puis les broyer. » Dans la même revue, Algérie Littérature/Action, l'universitaire Malika Ryane raconte, dans Chroniques de l'impure, son angoisse dans l'avion d'Air France investi par un commando du GIA, le 24 décembre 1994. De ce premier récit, elle dira: « Par deux fois, j'ai vu la mort, j'ai cru qu'on venait me c,hercher pour me faire descendre et m'exécuter. A ce moment-là, tout était blanc dans ma tête ... [ ... ] Après la libération de l'avion, j'étais dans un état d'eu­phorie excessif, anormal. On nous disait de parler, de raconter. J'ai pensé à l'écriture comme une thérapie 1. »

Le genre autobiographique se retrouve avec des livres d'entretien de femmes politiques avec d'autres femmes journalistes : Louisa Hanoune avec Ghania Moufok (Une autre voix d'Algérie, La Découverte, 1995), ou Khalida Messaoudi avec Élisabeth Schemla (Une Algérienne debout, Flam­marion, 1995), par exemple. Question d'urgence sans doute, pour expliquer un combat; mais, aussi, montée en première ligne des femmes pour défendre leurs droits. Les lignes de clivage idéolo­gique, qui traversent la société algérie~ne à propos des responsabilités de la tragédie, se retrouvent dans ces autobiographies. Ainsi la

1. Malika Ryane, « Chroniques de l'impure », Algérie Littéra­

ture/Action, 7-8,1997, p. 135.

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journaliste Malika Boussouf, dans son livre Vivre traquée (Calmann-Lévy, 1995), justifie ainsi l'interruption du processus électoral: «L'Algérie ressemble davantage à un bateau prêt à prendre l'eau de toutes parts. Le terrorisme acharné à éli­miner lesletites gens ne permet plus ce genre de plaisirs. situation exceptionnelle, comporte­ment exceptionnel. Il a fallu beaucoup trop de morts et de blessés innocents pour que l'État se décide enfin à trancher par la force et la loi. » (P. 186.) Position évidemment contradictoire à celle de Louisa Hanoune, exprimée ainsi dans son autobiographie: «Cette guerre, contrairement à ce qui se dit et s'écrit sous la plume de ses parti­sans, n'est pas seulement menée contre le FIS, mais contre tous les électeurs, ceux qui ont voté comme ceux qui se sont abstenus, tous les partis qui ont refusé de reconduire le régime. » (Une autre voix d'Algérie, p. 192.)

Des récits dits de fiction se confondent souvent avec une autobiographie déguisée, quand ils ne racontent pas un épisode particulier du conflit. Cette oscillation entre parcours intime en forme de récit romanesque et inscription dans la « grande» histoire traduit une situation singu­lière, celle des femmes dans les guerres, et la façon dont ces guerres se trouvent assumées dans les sociétés. Toutefois, à propos de la période récente, l'universitaire Christiane Achour observe une évo­lution des genres dans l'écriture des femmes algériennes : « Les femmes racontent souvent des expériences qui ont l'accent du vécu, mais elles ont quitté résolument les rivages de l'autobiogra­phie. La médiation fictionnelle est plus forte, les écritures personnalisées, les thèmes diversifiés 1. »

1. Christiane Achour, « Algériennes en littérature» Atlan-tica, 50, mars 1998, p. 35. '

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L'autobiographie n'est pas un genre réservé aux seules femmes qui écrivent. Des hommes aussi, journalistes le plus souvent (cette corpora­tion de témoins précieux a payé un lourd tribut), ont voulu laisser une trace personnelle, par-delà les reflets aveuglants de l'actualité. Mohamed Balhi parle ainsi de son journal intime, publié en Algérie sous le titre Chroniques infernales (Alger, Éd. Marinoor, 1997) : « Ce journal, pen­dant six ans, je l'ai tenu et entretenu comme une part intime de moi-même. J'y ai engrangé toutes sortes de notes, déclarations, humeurs, confidences, au gré de la houle et des discus­sions. [ ... ] Parfois scribe, le plus souvent gref­fier, toujours attentif et méticuleux, je saisissais ce qui me paraissait utile pour l'histoire d'un pays, en l'occurrence l'Algérie, ~ui vit une ,tra­gédie mais en même temps f~it preuve ~ une formidable vitalité. [ ... ] Il s'agit de chromques d'un pays en perpétuelle ébullition, où la réalité dépasse la fiction. » D'autres journalistes algé­riens, comme Saïd Zahraoui, évoqueront cette volonté de rapporter « une chronique relatant le fil des principaux événements qui ont marqué l'Algérie de 1990 à 1999 », dans son ouvrage Entre l'horreur et l'espoir. Chronique de la nouvelle guerre d'Algérie (Robert Laffont, 2000). C~~me pour exorciser, par le récit de leur quoudien­neté, les peurs, les angoisses et l'indicible dou-

leur.

Les femmes auteurs

Un rapport de l'organisation non gouverne­mentale Human Rights Watch, du 10 février 1998, commence par ces phrases: « Les derniers massacres qui ont fait des centaines de victimes

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parmi la population civile en Algérie ont choqué l'opinion internationale. Il en va de même pour les centaines d'enlèvements, le plus souvent à l'encontre des femmes, par les groupes armés. » L'Algérie des années 1992-1999 pré­sente la « particularité» d'être ce pays où la vio­lence à l'égard des femmes est des plus atroces. Ainsi, le gouvernement annonce, le 22 décembre 1994, que 211 femmes ont été assassinées depuis dé~embre 1993, avec viols, mutilations, décapi­tatlOns. Mais l'Algérie est aussi ce pays où les femmes sont si présentes à l'arrière comme à l'avant du conflit. Dans quel pays du monde arabe et musulman est-il possible de trouver, en mê~e temps, ~ne directrice d'un grand journal (Sal.iI?a Gheza~i), une femme à la tête d'un parti pol1tique (LoUlsa Hannoune), une pasionaria de la laïcité (Khalida Messaoudi), un écrivain reconnu au plan international (Assia Djebar) ? Dans les tragédies d'hier et d'aujourd'hui, ces figures très différentes disent l'espoir d'une société meurtrie. Les parcours de ces femmes si différentes par leurs positions, y compris alliées ou ennemies du régime et des islamistes, cons­truisent ~'indice d'un pluralisme politique. Et surtout Signalent la sortie des femmes leur dis-

. ' perSlOn dans l'espace public. De nombreuses femmes algériennes se sont lancées dans l'aven­ture de l'écriture, à partir du conflit qui déchire le.ur pays. Leur apport singulier, dans l' orga­n.isat~?n et la perception de cette guerre si par­tlCullere, se perçOlt par la construction d'un imaginaire du déracinement et de l'exil, de l'engagement/participation politique et huma­nitaire. Leur récit offre, par le biais de l'autobio­graphie ou du roman, les moyens de pénétrer plus avant dans la tragédie. Tension entre la femme qui écrit et un monde bouleversé: dans

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un déluge de sang et de haine, elles semblent porter seules une parole lucide et désespérée. De 1992 à 1999, trente-cinq femmes algériennes ont fait paraître quarante ouvrages, en langue française, à propos des années infernales.

A travers les romans de Assia Djebar (Vaste est la prison, Albin Michel, 1995), Malika Moked­dem (Des rêves et des assassins, Grasset, 1995), Latifa Ben Mansour (La prière de la peur, La Dif­férence, 1997), Feriel Assima (Une femme à Alger, Arléa, 1995 ; Rhoulem ou le sexe des anges, Arléa, 1996), le présent contamine le passé. À trente ans de distance avec la « première» guerre d'in­dépendance, les mots qui viennent disent, à nouveau, le chagrin du départ, le dégoût du ter­rorisme comme arme politique, l'horreur des violences faites aux femmes, le doute sur l'ave­nir de cette Algérie tant aimée. Sous le choc d'une violence aveugle et répétée, la vie particu­lière de chacune s'emboîte dans un destin qui échappe à tous, la mort fait partie de la vie, de leur vie quotidienne.

Des femmes d'Algérie quittent leurs pays dans les années 1990-1999, et l'exil forme une grande ombre sur leur destinée. Leïla Marouan~, journaliste algérienne, décide en 1990 de venu provisoirement en France, « juste pour respirer un autre air». Le temps passe, après les drames qui s'accumulent de l'autre côté de la mer, le retour est difficile à envisager : «Je ne me sens pas prête à voir mes amis dans la clandestinité et à souffrir de l'absence de ceux qui sont morts. Lorsque j'ai des velléités de départ, je fais des cauchemars, ça me fait mal. Pour l'instant, j'en fais mon deuil. » Dans l'exil, elle écrit son pre­mier roman, La fille de la Casbah 0" ulliard, 1996) qui traite des « événements» d'octobre 1988 et se termine en 1990. Le propos n'est pas poli-

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tique. L'héroïne du livre s'isole dans une fuite en avant, pour fuir la misère de la Casbah, fuir l'homme riche et cynique des hauteurs d'Alger, fuir l'islamisme pesant. La jeune fille poignarde une modernité inaccessible, par l'exil. Leïla Marouane dit de son exil en France: « Lorsque je suis arrivée à Paris, j'ai cherché du travail comme journaliste. On me donnait toujours des sujets sur l'Algérie. J'ai ressenti cela comme un exil professionnel. Il y a aussi le regard de l'autre qui exile 1. » L'expérience de l'exil est traversée par un paradoxe singulier quand il s'agit d'une intel­lectuelle, d'une artiste: elle quitte son pays pour lui rester fidèle, pour pouvoir librement retrouver l'intimité de ses racines, la force vivante de ses adhésions dans une culture du retrait, de la sub­jectivité. Dans d'autres ouvrages de femmes, comme Les nuits de Strasbourg de Assia Djebar (Actes Sud, 1997), ou ceux publiés dans la revue Algérie Littérature/Action de 1996 à 1998 avec des textes ou entretiens de Fatima Gallaire, Malika Ryane, Ghania Hammadou, se dévoile cette recherche de liens capables de cimenter les géné­rations dans l'exil, par-delà toutes considérations géographiques, le tout sur fond instable de déboussolement, d'ascension sociale et de dépha­sage culturel. Elles disent que, somme toute, c'est être précis avec son identité que de vouloir la déconstruire et la refabriquer autrement.

Avec les romans policiers de Yasmina Khadra (Morituri, Double Blanc, L'automne des chimères, Baleine, 1997), la «nouvelle guerre» trouve vraiment son auteur, avec meurtres atroces, milieux glauques de la nomenklatura, isla­misme délirant, rêves brisés d'une Algérie soli-

1. Voir Sarah Mélhémas, «Trois femmes et l'exil », Politis, 19 septembre 1996.

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daire. Derrière les incroyables aventures du commissaire 11ob, personnage principal, épuisé et cynique, les interrogations s'amplifient sur l'identité de l'auteur, écrivant sous pseudonyme (est-ce l'épouse d'un haut fonctionnaire algé­rien, un homme, un journaliste ?). En 1998, Yasmina Khadra publie Les agneaux du seigneur Oulliard). Le livre évoque la métamorphose d'un village passant de la vie tranquille à la folie meurtrière, à la haine ordinaire. Sur l'iden­tité de cet auteur, le voile sera levé en sep­tembre 1999 lorsque Yasmina Khadra révèle au journal Le Monde qu'elle est ... un homme. Mais alors pourquoi un pseudonyme féminin ? « On me l'a proposé, ce n'est pas mon choix. Mais je suis plutôt fier d'avoir signé d'un pseudonyme féminin, car j'ai un énorme respect pour les femmes. S'il Y a bien une personne qui est sus­ceptible de symboliser mon courage, c'est bien la femme algérienne. D'ailleurs, j'ai dédié en partie L'automne des chimères à la femme algé­rienne, parce qu'elle a été la toute première à s'insurger publiquement contre l'intégrisme, à l'heure où la société entière faisait profil bas. » Yasmina Khadra a levé une part de son mystère, peu importe d'ailleurs cette question d'iden­tité. Après la mort de Rachid Mimouni, en février 1995, la relève littéraire en Algérie se trouve désormais assurée sous un nom de femme.

Apercevoir la carte d'un autre pays

Des femmes algériennes se manifestent par l'écrit et par l'image. Leurs peurs et désirs, leurs attentes et déceptions marquent bien plus que de l'engagement/participation au conflit. Elles dessinent des visages de l'Algérie. Les représenta-

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tions émises par leurs écrits et leurs images construisent des accès à l'identité complexe de ce pays : comment préserver l'espace privé, familial face aux empiétements de l'État et du religieux; comment en finir avec sa condition de femme recluse en se dispersant dans l'espace public; comment venir en renfort d'une iden­tité masculine perturbée par les dépossessions de l'histoire, fragilisée par les peurs de la guerre et par le chômage; comment surmonter, sans cesse, les traumatismes liés à toutes les formes de violences, coloniales et post-coloniales; com­ment affirmer sa condition de femme dans des sociétés qui basculent, par les guerres, vers d'autres définitions nationales.

L'Algérie apparaît alors comme image, d'au­tant plus forte et émouvante que, longtemps, cette nation réelle a été empêchée d'exister. Des femmes comme la mythique Kahena, ont com­battu pour sa renaissance ou sa création, l'ont rêvé, projeté son image sur un écran symbolique. Image conductrice d'énergie et de passions, qui dévoile un Sud ne se réduisant pas à la seule his­toire française, coloniale. Les femmes remontent le temps, arpentant l'histoire des ancêtres, essayant de comprendre l'enfermement et l'exclu­sion, la haine et la mort. Elles fouillent et sortent ainsi le côté obscur, sombre de la terre qui a peur des femmes.

Dans ces regards de femmes, il est aussi beau­coup question de « voyages», dans les passages de l'enfant rêveuse à la jeune fille amoureuse, de l'épouse vertueuse à la mère courageuse, de la femme soumise à la militante décidée; dans les passages, également, du sentiment d'espérance à celui de la désillusion, de la trahison; dans les traversées, enfin, les passages d'une rive à l'autre de la Méditerranée. Les personnages, révoltés

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contre le système étatique ou des traditions archaïques, expriment leur différence intérieure, se situent dans un espace autre. Derrière les mots des femmes se devine alors un autre, un nouveau pays. L'Algérie s'invente à partir d'un réel revu et corrigé par une dramaturgie, conçue comme la projection d'une fiction. Un pays de la mémoire vive, pour les femmes algériennes immigrées. Leïla Sebbar: «Qui me dira les mots de ma mère? Dans la chambre blanche où je suis seule, qui viendra murmurer la prière des morts? Et qui parlera la langue de ma terre à mon oreille, dans le silence de l'autre rive 1 ? » L'Algérie imaginaire soude une communauté de femmes algériennes exilées, qui ne veulent rien perdre de leur passé (et c'est là une grande dif­férence avec les «Européennes» exilées, pour qui la perte de l'Algérie a provoqué une perte de passé, et un éparpillement au présent).

Le pays de la mémoire et de l'espoir pour les femmes qui bâtissent une Algérie nouvelle, dans la guerre d'indépendance d'hier et les com­bats difficiles d'aujourd'hui. De toutes les façons, dans le conflit d'aujourd'hui, l'Algérie a fait l'expérience d'une société «désertée» en partie par ses hommes (partis en émigration, dans les combats ou dans les prisons) et prise en main par ses femmes. Ce bouleversement de cir­constances est profond. Les écrits et les images marquent l'affirmation de femmes qui s'affran­chissent de la tutelle masculine. Pour les femmes, la tragédie née de la guerre reste un formidable accélérateur d'histoire(s). Et leur action provoque en retour des secousses dans la société algérienne, ce que souligne l'historien Mohammed Harbi: «Nous assistons aujour-

1. Leïla Sebbar, Le silence des rives, Paris, Stock, 1993, p. 9.

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d'hui à une émergence d'un nouveau sujet isla­mique et à une marche dans la douleur vers l'individuation. L'avenir de cette individuation qui est celui de la démocratie se joue sur le ter­rain de la condition des femmes. Encore faut-il réussir à admettre le conflit ouvert dans la société, l'institutionnaliser et ne plus chercher à sortir de l'univers de la violence par l'éradica­tion de l'autre 1. »

Par la guerre, le retour des figures et des situations dissimulées

Comme portées par le tourbillon infernal de la guerre, des figures (masculines) fondatrices de la nation algérienne, longtemps dissimulées, sont remontées à la surface. Pendant longtemps, l'histoire a été massivement utilisée en Algérie pour justifier l'orientation politique du régime. Une histoire officielle s'est édifiée après 1962 mettant au secret des séquences entières de la guerre d'indépendance (les affrontements tra­giques entre le FLN et les messalistes, le rôle décisif de la Fédération de France du FLN, la mise à l'écart des « berbéristes » et des communistes dans les maquis, l'engagement des femmes dans la lutte nationaliste, etc.) et effaçant les noms des principaux acteurs de cette guerre. Jus­qu'aux années 1990, le mode de commémora­tion provient de la nécessité de s'imaginer des racines et des origines qui occultent les pères fondateurs du nationalisme des années 1930, puis les instigateurs du soulèvement anticolo-

1. Mohammed Harbi, préface à l'ouvrage de Monique Gadant, Le nationalisme algérien et les femmes, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 7.

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niaI de novembre 1954. Ce « meurtre» des pères du nationalisme (Messali Hadj, Ferhat Abbas) puis des pères de la :évolution (Moha~e? Khider, Mohamed Boudlaf, par exemple) etait peut-être nécessaire pour le pass~ge à la .lutte armée, puis à l'indépendance. MalS une fOlS ces actes accomplis, la société risquait de plonger dans une anarchie meurtrière s'il n'y avait pas réconciliation avec les « images» de ces pères. Ce qui, longtemps, n'a pas été le cas en Algérie.

En 1992, l'interruption du processus électoral en Algérie ouvre une série de questions sur les malentendus identitaires qui travaillent ce pays. Aux temps optimistes et conquérants de l'édifica­tion de la nation séparée du long moment colo­nial, succédera une période de doutes puis d'interrogations. Dans le conflit des années 1992 à 1999, l'État perd progressivement le contrôle du monopole d'écriture de l'histoire. La pr~s~e algérienne rend compte de colloques orgamses autour des personnages « retrouvés» du nationa­lisme indépendantiste.

Le 5 juillet 1999, le nouveau président algérien Abdelaziz Bouteflika annonce que des aéroports algériens vont porter le nom de personnages illustres ... mais «maudits », écartés longtemps des histoires officielles. Le nom de «Messali Hadj» est donné à l'aéroport de Tlemcen, sa ville natale. Laéroport de Béjaïa (ex-Bougie) portera désormais le nom «Abane Ramdane », le fédéra­teur de la résistance algérienne pendant la guerre d'indépendance livrée contre la France, puis assassiné par ses compagnons du FLN en décembre 1957 au Maroc. Le nom de «Krim Belkacem », leader historique du nationalisme algérien en Kabylie, puis l'un des « patrons» du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) à partir de 1958, est donné à l'aéro-

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port de Hassi Messaoud. Krim Belkacem fut assassiné en Allemagne en 1970, alors qu'il s'opposait à la politique du président algérien de l'époque, Houari Boumediene. Le nom d'un autre personnage important, «Mohamed Khider », est donné à l'aéroport de Biskra; cet inflexible chef de guerre du FLN, arrêté par les militaires français en octobre 1956, a été assassiné en janvier 1967 à Madrid.

Le retour de ces leaders, tous victimes de vio­lence entre Algériens, témoigne du caractère indestructible de certaines réalités de la guerre d'indépendance algérienne: ses origines loin­taines, socialiste et arabo-musulmane, avec Messali Hadj; ses aspects composites et kabyles avec la personnalité de Krim Belkacem ; ou ses refus de domination du militaire sur le poli­tique, comme en témoigne le combat livré (et perdu) par Abane Ramdane. Mais ce « retour» s'inscrit dans des lieux qui doivent être « regardés ». Ces lieux choisis par le pouvoir algérien sont des espaces de communication, de modernité, de circulation rapide et de déplace­ments. Ils sont aussi des lieux-frontières, inter­médiaires, sorte de no man's land, où l'on arrive, bien sûr, mais où il faut être prêt à (re)partir. Dans des aéroports, ne dépose-t-on pas les figures «maudites» de l'histoire contempo­raine algérienne en bordure, à la lisière de la nation? Il a donc fallu l'enlisement dans une guerre fratricide pour que les Algériens redé­couvrent la figure du père du nationalisme algé­rien, Messali Hadj. En mars 2000, la télévision algérienne lui consacre une émission. Aussi étrange que cela puisse paraître, le traitement que réserve la télévision algérienne à Messali Hadj se réalise sur le mode panégyrique, comme elle l'avait toujours fait pour n'importe quelle

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personnalité du mouvement national. Le specta­teur a eu droit au portrait vertueux d'un homme qu'on célèbre. Aucun mot n'est prononcé au sujet des raisons ayant amené cette même chaîne de télévision à censurer, de longues années durant, le premier des Algériens à avoir osé exprimer l'idée de l'indépendance. Comme le souligne le journaliste Larbi Graïne dans le quotidien algérien La Tribune, du 1er avril 2000, «pour bizarre que soit l'acte, c'est notre amnésie que la télévision souligne». En dérou­lant des images qu'elle a longtemps évité de nous faire voir, elle nous apprend notre défaut de mémoire mais en l'expurgeant de tout contenu politique sinon idéologique. Pour ainsi dire, notre « amnésie est apolitique» en ce sens que nous découvrons subitement que l'oubli de notre passé ne découle d'aucune cause spécifique qui eût pu l'expliquer. Celle-ci paraît surgir d'un ailleurs difficile à cerner à la mesure de l'opacité qui s'est accumulée au fil du temps. Quel sens donner alors à l'évocation d'un acteur historique, passé longtemps sous silence, sans qu'on prenne la peine d'éclairer l'opinion publique sur les motifs réels qui ont incité les autorités nationales à vouer aux gémonies l'homme même qu'elles s'évertuent aujourd'hui à mettre en parallèle avec Ghandi et les grands de ce monde? Ainsi, le retour inattendu du proscrit, sans la révélation du secret de sa pros­cription, confirme, si besoin est, que notre mémoire n'est en mesure d'agréer qu'un seul type de récit historique, celui qui impliquerait l'infaillibilité des combattants pour la patrie, l'unanimisme idéologique et p'olitique et l'union sacrée des chefs de guerre. Ce père du nationalisme algérien que la télévision montre discourant en français, langue de l'oppresseur, et

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qui devient aussi celle du libérateur, peut ren­voyer l'image d'un autre fils de Tlemcen: Abdelaziz Bouteflika.

Est-ce un simple hasard? Au moment même où Abdelaziz Bouteflika donnait des noms de personnages oubliés aux aéroports algériens, la France reconnaissait officiellement, près de qua­rante ans après, l'existence d'une guerre en Algérie, entre 1954 et 1962. En juin 1999, une série de textes juridiques sont votés à l'Assem­blée nationale et au Sénat. Et l'accès aux archives militaires permet d'ores et déjà les pre­mières soutenances de thèses sur La justice pen­dant la guerre d'Algérie, une Histoire des insoumis et des objecteurs ou des monographies par exemple sur La wilaya III à travers les archives militaires françaises. Il devient possible de nommer la guerre, donc de lever une amnésie avec la possi­bilité de fixer des souvenirs, condition indispen­sable pour que cesse le refoulement des exac­tions et des crimes liés à cette période tragique. Le déni français de la guerre d'Algérie s'enraci­nait dans une double attitude: l'angoisse de ne rien laisser perdre et la propension à tout oublier, à la fois volonté de revanche et indiffé­rence. La société française sort lentement de cette contradiction grâce à la volonté de connaissance et de justice des nouvelles généra­tions issues de l'immigration et au besoin de transmission des anciens. Mais aussi, pourrait­on ajouter, au moment où l'Algérie, confrontée à une effroyable tragédie, s'oblige à un réexamen complet de son passé.

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Conclusion

l'invisibilité, une tendance générale?

La visibilité publique d'un conflit permet en partie de fonder un récit cohérent, d'assurer une continuité historique de sens. Ce processus de représentation aide à l'accomplissement d'un travail de réflexion sur soi, à l'élucidation des circonstances d'une tragédie. Viennent alors les récits sur les dangers des images, entre manipu­lation, trucages, et trop-plein vertigineux. Ces récits sur la puissance dangereuse et la vitesse étourdissante des images, opérant une sorte de lobotomie des mémoires, n'ont pas de prise sur la réalité algérienne. L'absence d'images et la crise des représentations dominent dans ce cas précis.

Des mesures ont été prises pour empêcher les journalistes et les caméras de pénétrer dans le pays, ce qui a rendu difficile la production de représentations. A la censure étatique classique est venue s'ajouter l'autocensure des «rappor­teurs » de faits, en particulier les journalistes, par pression des pouvoirs étatiques ou inté­gristes. La tache d'ombre s'est élargie encore. Les buts de la guerre n'ont jamais vraiment été énoncés par les différents protagonistes, et se

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sont modifiés au fur et à mesure du développe­ment du conflit. Comment se reconnaître dans le projet de société théocratique, ou accepter le maintien d'un État dans le non-droit? Cette impossibilité à s'identifier à l'un ou à l'autre des camps en présence n'a pas permis des engage­ments décisifs à l'intérieur comme à l'extérieur du pays. Les solidarités ont mal fonctionné. La société avait l'impression d'être prise en otage, se tenant à distance. Et cette distance, si elle a fonctionné comme résistance au déferlement de la barbarie, a eu aussi pour conséquence de freiner la divulgation des «secrets» de cette guerre. L'Algérie n'est pas une surface d'identi­fication et de projection pour le spectateur pos­sible. Ce territoire reste maintenu à l'extérieur du champ de vision, obstinément opaque.

Les disparus de cette guerre sont les symboles de cette opacité. L'Association nationale des familles de disparus et diverses organisations de droits de l'homme algériennes ont avancé, en juillet 2000, un chiffre de plus de 6 000 per­sonnes. Disparitions d'acteurs ou de témoins gênants, disparition des corps, disparition, de la mort: ce vide par effacement des traces d exac­tion de la guerre laisse planer une menace per­manente et invisible sur les vivants, placés dans l'incapacité de comprendre ce qui est arrivé, ou d'accomplir un travail de deuil. La dissimula­tion des forfaits accomplis et leur invisibilité favorisent l'impunité des responsables et des coupables.

Des acteurs déguisés pris dans la tourmente d'événements insensés, un pays transformé en un non-lieu énigmatique, une actualité quotidienne sèche, énoncée par des dépêches d'agence, un conflit qui échappe au psychodrame visuel de l'information ... tout nous entraîne donc vers

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cette sensation de vide, d'absence, vers une guerre en circuit fermé, souterraine, avec ses espaces soigneusement quadrillés et échappant au regard extérieur. Mais, dans les représenta­tions de cette tragédie, se devine également toute l'impossibilité à montrer vraiment cette guerre. Les dizaines de films de fiction et d'ouvrages «romanesques» ne sont pas d'ail­leurs des œuvres de guerre. Au cinéma, le plus étrange dans la petite cohorte de films (une dizaine qui traite du conflit de 1993 à 1999) est la distance prise avec la représentation de la vio­lence. Les cinéastes, sous des intrigues diverses, prennent soin de mettre leurs caméras à l'inté­rieur d'espaces clos, à l'écart de la pulsion mor­bide des scènes d'affrontement. La violence n'est pas seulement envisagée comme objet de fasci­nation, elle peut aussi être le vecteur d'autre chose, comme le retour des mémoires. Il est de toute façon difficile de voir le conflit, les person­nages ne sont pas dans le feu de la guerre, mais à sa charnière. On ne se bat pas en «mili­taires », mais d'individu à individu, de groupe à groupe.

Dans les ouvrages, romans ou autobiogra­phies (près d'une centaine parue entre 1991 et 2000, en langue française), les odyssées au cœur de la brutalité et de la barbarie disent également toute l'impossibilité à dire, à montrer. Com­ment évoquer les égorgements épouvantables, les tueries et les massacres ? Comment parler des blessures personnelles, enfouies, au travers desquelles se profilent la complexité des nœuds de l'histoire coloniale et post-coloniale, l'impos­sibilité de les dénouer sereinement, tant ils sont constitués de violences, de non-dit? La fureur actuelle révèle toute la profondeur des traces anciennes de vengeances et de drames. Dans ce

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sens, les intellectuels et les créateurs algériens se sont évertués moins à filmer ou à décrire des sys­tèmes établis, continus (la police, l'armée, les groupes terroristes) que des hommes et des femmes emportés par un flot de violence absurde et terrifiant qui les dépasse.

À cette crise des représentations s'ajoute l'idée de reprise, de répétition de la guerre ancienne contre la France dans les années 1950-1960. Cette lecture est essentielle, car ce pro­cessus de remake permet de mettre en valeur des éléments qui, sans la comparaison avec la pre­mière «version», auraient pu paraître sans importance, voire passer inaperçus (le rôle du religieux dans la fabrication d'un nationalisme communautaire, ou la tradition de violence subie puis retournée contre l'État jugé illégi­time ou impie). La transmission-irrigation d'une période par une autre peut se deviner par la perpétuation d'une culture de guerre, de la force, se substituant au politique. Des actes, qui paraissaient secondaires dans la conduite d'une lutte indépendantiste contre le système colo­nial, comme l'exercice de punition à l'égard des « traîtres» à la cause nationale, prennent alors une ampleur significative par leur confrontation avec d'autres faits dans un autre temps. Et cette confrontation «désacralise» en quelque sorte ce qui pouvait apparaître comme unique (la guerre d'indépendance).

Pourtant, cette ressemblance peut être un leurre par identification, terme à terme, entre les deux séquences. L'utilisation perpétuelle de la séquence «guerre d'Algérie», version années 1960, brouille le présent plus qu'il ne le révèle, en composant un prisme confus, un kaléidoscope de souvenirs pour observateurs nostalgiques. L'Algérie est un État souverain, et

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le conflit qui se déroule sur son sol n'implique pas d'acteurs extérieurs. À cet aspect central, il est possible d'ajouter la profonde modification de la société algérienne devenue essentiellement urbaine, son extrême mobilité; la fin du modèle collectiviste de développement et l'essor du libéralisme économique; la crise du centralisme politique et les exigences de démocratisation citoyenne. En somme, il faut cesser de penser le drame actuel comme une copie de l'original (la période vers l'indépendance), attitude commode et compréhensible mais qui ne fait guère avancer la réflexion sur l'avenir. Ce qui lie les deux périodes, si importantes dans la formation de l'Algérie moderne, ce n'est ni leur ressem­blance ni leur dissemblance, mais une intense circulation d'images, d'idées, de représentations, de paroles décelables dans un système d'échange mémoriel.

La mise au secret de cette guerre, les cons­tructions sophistiquées pour la rendre invisible semblent relever de plus en plus d'une sorte d'archaïsme, survivance d'un passé où la froide raison d'État interdisait l'émergence d'une vérité. On nous parle maintenant d'une plus grande transparence qui s'étend partout. En fait, depuis la guerre du Golfe en 1991, et jusqu'à la Tchétchénie aujourd'hui, la tendance est plutôt aux ruses de l'invisibilité. Les États ont su trouver les parades aux avalanches visuelles. Un « contre-effet Viêt-nam» s'est mis en place: interdiction pour les journalistes de se rendre sur les fronts de bataille, limitation de leurs déplacements, fabrication d'images en forme de clips de propagande livrés clés en main aux médias, législation sur la protection de l'image des individus. Mais, aussi, la production frénétique de récits-témoignages sans mIse en

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perspective historique, avec succession de brèves visions hallucinatoires, barbares, participe d'une décomposition du sens accentuant l'invisibilité. La tragédie obéit alors à des règles obscures. Dans les repères qui manquent, l'amnésie s'ins­talle, et des acteurs sans mémoire, qui s'affron­tent, vivent dans un présent perpétuel.

Mais le trop-plein d'images (ou de mots) est­il vraiment nécessaire au surgissement d'une vérité possible, dissimulée? Il suffit quelquefois d'une seule image pour que le monde entier prenne conscience de l'importance d'une tra­gédie. Une seule image de la fillette vietna­mienne courant nue sur une route et fuyant les bombardements au napalm a fait basculer l'opi­nion publique mondiale contre la guerre améri­caine du Viêt-nam. Le 30 septembre 2000, les images tournées par une chaîne de télévision française de la mort de Mohammed, un petit garçon de 12 ans, criblé de balles, abattu en plein jour dans les bras de son père dans la bande de Gaza, montre la tragédie vécue par les Palestiniens. Quelques jours après, les images prises par une équipe de télévision italienne du lynchage de deux soldats israéliens à Ramallah choquent l'opinion publique. Dans la manifes­tation « Visa pour l'image », organisée à Perpi­gnan en septembre 2000, ont été montrées les photographies de 83 photographes (russes, amé­ricains, français, italiens) qui se sont rendus en Tchétchénie depuis 1994. Les journalistes sont­ils parvenus à retourner la tendance, en retrou­vant une liberté sur le terrain perdue depuis la guerre du Viêt-nam? Pas vraiment. Menaces, barrages et tentatives d'intimidation, directes ou indirectes, n'ont cessé de se multiplier dans toutes les zones de conflit. Le correspondant de France 2 a ainsi reçu des menaces de mort après

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la diffusion sur les chaînes du monde entier du film sur le petit Mohammed tué à Gaza. Et l'équipe italienne a, de son côté, dû quitter les ter­ritoires palestiniens après la diffusion des images du lynchage. Ce même mois d'octobre 2000, plus de 250 personnes ont été assassinées en Algérie. Et aucune image, prise par les télévisions ou les photographes, n'a été montrée.

La tendance générale est à l'invisibilité, cette arme absolue du «voyeur» (celui qui, seul, peut regarder sans être vu) et qui devient « puis­sant» par ce sentiment d'impunité procurée. L'invisibilité provoque l'incapacité de donner un sens au monde dans lequel se développe cette guerre. On imagine alors des paysages désolés, qui ne sont que mort et soleil, en « oubliant »

une société qui vit, bouge, espère, résiste et s'interroge: qu'est-ce que l'Algérie, enfin, qua­rante ans après son indépendance? Un pays né d'une guerre et s'arrachant difficilement à sa longue histoire coloniale? Un pays qui vit des spasmes meurtriers avant de plonger dans la modernité? Une nation qui ne se sépare pas du religieux, de ses communautés paysannes, où bourdonnent les spéculations éternelles sur le désordre des hommes? De toute façon, même loin du regard des caméras, dans l'affrontement d'aujourd'hui, une nation se redéfinit, se reforme. L'historien, de son côté, se pose alors la question: sans traces visibles, comment retenir ce qui nous échappe, se repérer dans cette verti­gineuse spirale de l'enfermement et de la terreur qui broient une partie de la société, deviner les changements à l'œuvre? Il lui reste toujours plusieurs possibilités pour contourner les bar­rages de la censure visuelle et de l'autocensure, et aller au réel. Il aura recours aux témoignages et à la parole des acteurs, à la lecture attentive

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de la presse quotidienne, des œuvres de fiction, cinéma ou roman. Quel paradoxe étonnant dans ce passage au XXIe siècle: au moment du défer-

. lement d'images (surtout par la télévision), l'historien se voit contraint de revenir aux bonnes vieilles sources traditionnelles pour tenter d'écrire l'histoire en train de se vivre.

Petite chronologie (1991-1999)

23 mai 1991 : le FIS annonce une grève générale illi­mitée.

4 juin 1991 : instauration de l'état de siège. 26 décembre 1991 : large victoire du FIS aux élections

législatives. II janvier 1992 : démission de Chadli Bendjedid, sus­

pension du processus électoral. 4 mars 1992 : dissolution du FIS.

29 juin 1992: assassinat du président Mohamed Bou­diaf.

5 décembre 1992 : le couvre-feu est décrété dans sept wilayas.

Mai/juin 1993 : vague d'assassinats d'intellectuels algé­nens.

31 janvier 1994: Liamine Zeroual est nommé « président de l'État ».

7 juin 1994: arrêté du pouvoir sur « le traitement sécu­ritaire de l'information ».

Été 1994 : les GIA détruisent des centaines d'établisse­ments scolaires.

26 décembre 1994: échec à Marseille d'un détourne­ment d'avion revendiqué par le GIA.

13 janvier 1995: publication de la plate-forme de l'opposition réunie à Rome.

30 janvier 1995 : attentat à la voiture piégée à Alger (42 morts).

Été 1995 : vagues d'attentats terroristes sur le sol fran­çais.

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16 novembre 1995 ; Liamine Zeroual est élu président de la République.

27 février 1996 ; enlèvement de sept moines à Tibehrine, deux mois plus tard assassinés.

28 novembre 1996; adoption d'une Constitution qui renforce les pouvoirs du président.

5 juin 1997 ; élections législatives remportées par les partis du pouvoir (RND, FLN).

22 septembre 1997 ; massacre de Bentalha (417 per­sonnes assassinées).

Juin/juillet 1998; émeutes en Kabylie, à la suite de l'assassinat de Matoub Lounès.

Il septembre 1998 ; Liamine Zeroual annonce sa démis­sion.

15 avril 1999 ; Abdelaziz Bouteflika est élu président de la République.

6 juin 1999 ; l'Armée islamique du salut annonce l'abandon de la lutte armée.

16 septembre 1999; adoption par référendum du projet de loi sur la « concorde civile».

Pour en savoir plus

Quelques ouvrages sur le drame algérien publiés en langue française (entre 1992 et 2000)

AMNESTY, FIDH, Reporters sans frontières, Algérie. Le livre noir, Paris, La Découverte, 1997,254 p.

Aslaoui (Leïla), Les années rouges, Alger, Casbah Édi­tions, 2000, 446 p.

Assima (Fériel), Une femme à Alger. Chronique du désastre, Paris, Arléa, 1995, 188 p.

Balhi (Mohamed), Chroniques infernales. Algérie 1990-1995, Alger, Marinoor, 1997,248 p.

Belmessous (Hacène), Algérie, généalogie d'une fatalité, Paris, Paris-Méditerranée, 1998, 163 p.

Burgat (François), L'islamisme au Maghreb, Paris, Payot, rééd., 1995,365 p.

Charef (Abed), Algérie. Autopsie d'un massacre, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 1998,240 p.

Claverie (pierre), Lettres et messages d'Algérie, Paris, Kharthala, 1996,224 p.

Dahmani (Ahmed), L'Algérie à l'épreuve: économie poli­tique des réformes 1980-1997, Alger, Casbah Éditions, 1999,292 p.

Devoluy (pierre), Duteil (Mireille), La poudt"ière algé­rienne, Paris, Calmann-Lévy, 1994,359 p.

Djedjiga (lmache), Nour (Inès), Algériennes entre islam et islamisme, Aix-en-Provence, Edisud, 1994, 160 p.

Djemaï (Abdelkader), Un été de cendres. Récit, Paris, Michalon, 1995, 112 p.

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Page 60: La guerre invisible, Algérie année 90, Bibliotheque Numerique Algerie IMN

Fares (Zahir), Algérie, le bonheur ou son contraire, Paris, L'Harmattan, 1996,275 p.

Fondation Saint-Simon, Comprendre l'Algérie, Paris, Fondation Saint-Simon, 1995, 32 p. (notes de la Fonda­tion Saint-Simon).

Gacemi (Baya), Moi, Nadia, femme d'un émir du GIA,

Paris, Seuil, 1998,200 p. Goumeziane (Smaït), Le mal algérien. Économie politique

d'une transition inachevée, Paris, Fayard, 1994, 306 p. Hadad (Samy), Algérie: autopsie d'une crise, Paris, L'Har­

mattan, 1998,219 p. Hadjadj (Djillali), Corruption et démocratie en Algérie,

Paris, La Dispute, 1999,313 p. Hanoune (Louisa), Une autre voix d'Algérie (entretiens

avec Ghania Moufok), Paris, La Découverte, 1995. Hidouci (Ghazi), Algérie, la libération inachevée, Paris,

La Découverte, 1995,272 p. Jurt (Joseph) (dir.), Algérie, France, islam, Paris, L'Har­

mattan, 1997,254 p. Khadra (Yasmina), Morituri, Paris, Baleine, 1997,

165 p. Khadra (Yasmina), Les anneaux du seigneur, Paris, Jul­

liard, 1998,215 p. Kelladi (Aïssa), Peurs et mensonges, Paris, Seuil, 1997,

236 p. Labat (Séverine), Les islamistes algériens. Entre les urnes et

le maquis, Paris, Seuil, 1995,336 p. Labter (Lazhari),journalistes algériens: entre le bâillon et

les balles, Paris, L'Harmattan, 1995,288 p. Lamchichi (Abderrahim), L'islamisme en Algérie, Paris,

L'Harmattan, 1992,250 p. Leveau (Rémy) (dir.), L'Algérie dans la guerre, Bruxelles,

Complexe, 1995, 153 p. Lounes (Matoub), L'enlèvement, Paris, Stock, 1995,

250 p. Martinez (Luis), La guerre civile en Algérie, Paris, Kar­

thala, 1998,429 p. Messaoudi (Khalida) (entretiens avec Élisabeth

Chemla), Une Algérienne debout, Paris, Flammarion, 1995, 213 p.

Mimouni (Rachid), La malédiction, Paris, Stock, 1993. Mokkedem (Malika), Des rêves et des assassins, Paris, LGF,

2e éd. 1997,225 p. Nesroulah (Yous), Qui a tué à Bentalha ? Algérie. Chro­

nique d'un massacre annoncé, avec la collaboration de Salima

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Mellah, postface par François Gèze et Salima Mellah, « Crimes contre l'humanité », Paris, La Découverte et Syros, 2000, 312 p.

Nezzar (Khaled), Mémoires d'un général, Alger, Chihab éditions, 1999,300 p.

Provost (Lucile), La seconde guerre d'Algérie. Le quiProquo franco-algérien, Paris, Flammarion, 1996, 199 p.

Quandt (William B.), Société et }ouvoir en Algérie. La décennie des ruptures, Alger, Casbah Editions, 1999,240 p.

Rahal (Yahia), Histoire de pouvoir. Un général témoigne, Alger, Casbah Éditions, 1998,280 p. ,

Rouadjia (Ahmed), Grandeur et décadence de l'Etat algé­rien, Paris, Karthala, 1994,406 p.

Sans al (Boualem), Le serment des barbares, Paris, Galli­mard, 1999, 395 p.

SaIgon (Jean-Michel), Violences ambiguës en Algérie. Aspect du conflit armé en Algérie, Paris, CHEAM, 1999, 126 p.

Stora (Benjamin), Histoire de l'Algérie depuis l'indépen­dance, Paris, La Découverte, 1994, 120 p.

Touati (Amine), Les islamistes à l'assaut du pouvoir, Paris, L'Harmattan, 1995,266 p.

Tridi (Rachid), L'Algérie en quelques maux. Autopsie d'une anomie, Paris, L'Harmattan, 1992, 280 p.

Y.B., L'explication, Paris, Lattès, 1999, 189 p. Zahraoui (Saïd), Entre l'horreur et l'espoir. Chronique de la

nouvelle guerre d'Algérie, Paris, Robert Laffont, 2000, 292 p.

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Sommaire

Introduction. 100000 morts et une image ...... 7

Chapitre 1. LES CONSTRUCTIONS DE L'INVISIBLE

(la mort perdue dans un labyrinthe)................ Il

Les noms incertains d'une guerre gigogne..... Il L'opacité des commencements................... 15 L'embrasement et l'embargo...................... 20

Étouffements médiatiques, la grande mise au secret ........................................................ 23

Violences insensées, éclatement des sens........ 30 L'Histoire invisible, non transmise ................ 36 Les déguisements des protagonistes. Le masque

du « ninja » .................................... .......... 40 Une imperceptible fin de guerre.................... 46

Chapitre 2. LE BROUILLAGE D'UNE GUERRE PAR

UNE AUTRE (l'obsédante répétition au fil des noirs récits) ......................... ................ .... ............ 51

La répétition des mots................................... 51 Les acteurs algériens dans la répétition.......... 53 En France, du faux oubli à la « récidive» ...... 55 Des ressemblances valorisées ......................... 59

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Des différences non relevées.......................... 62 Le passé dans le présent, la femme-propagande

de la première guerre ................................ 65

Chapitre 3. LA CRISE DES REPRÉSENTATIONS

(absence d'images et manque d'Algérie)............ 69

Reportages et documentaires, des images dif-férées et « détournées» ............................. 70

Un assemblage photographique, entre émo-tion et voyeurisme .................................... 79

Les films français de fiction dans le travail de « renvoi » ................................................. 84

Les fictions algériennes, de la survie à l'allé-gorie ......................................................... 88

Les images d'un manque............................... 92 Une vision sous contrainte du récit écrit.

L'autobiographie....................................... 94 Les femmes auteurs....................................... 98 Apercevoir la carte d'un autre pays................ 102 Par la guerre, le retour des figures et des situa-

tions dissimulées....................................... 105

Conclusion. L'INVISIBILITÉ, UNE TENDANCE GÉNÉ-

RALE? ....................................................... lll

Petite chronologie (1991-1999)......................... 119

Pour en savoir plus........................................... 121

Transcodé et achevé d'imprimer par l'Imprimerie Floch à Mayenne, en juin 2001. Dépôt légal: mars 2001. Numéro d'imprimeur: 51800. Imprimé en France.