Les Vigiles Tahar Djaout, Bibliotheque Numerique Algerie IMN

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V I G I L E S

Vous venez perturber notre paysage familier d'hommes qui qutent des pensions de guerre, des fonds de commerce, des licences de taxi, des lots de terrain, des matriaux de construction ; qui usent toute leur nergie traquer des produits introuvables comme le beurre, les ananas, les lgumes secs ou les pneus. Comment voulez-vous, je vous le demande, que je classe votre invention dans cet univers sophagique?... Dans une paisible localit de la banlieue d'Alger, un jeune professeur, bricoleur ses heures, invente une machine. D'inextricables difficults surgissent lorsqu'il dcide de la faire breveter. Jug suspect, voire dangereux, l'inventeur devient l'objet des tracas les plus prouvants. Jusqu'au jour o l'on reconnat en haut lieu l'utilit de la machine... Pour endosser l'erreur commise, il faudra bien trouver un bouc missaire. Un roman corrosif sur la socit algrienne d'aujourd'hui, mais sans anathme, ni violence. Le livre d'un juste.

Tahar Djaout est n en 1954. Aprs des tudes de mathmatiques, il est devenu journaliste en 1976. Il est l'auteur de nombreux pomes et romans, dont Les Chercheurs d'os prix 1984 de la Fondation DelDuca. Fondateur en janvier 1993 du magazine Ruptures, il a t assassin Alger en juin de la mme anne.

DU

MME

AUTEUR

Solstice barbelpomes Naamam, 1975

L'Arche vau-l'eaupomes ditions Saint-Germain-des-Prs, 1978

Les Rets de l'oiseleurnouvelles SNED (Alger), 1983

Le Chercheur d'osprix de la Fondation del Duca Seuil, 1984 et Points, nP824

L'Invention du dsertroman Seuil, 1987

L'Expropriroman Franois Majault, 1991

Le Dernier t de la raisonroman Seuil, 1999

Tahar D j a o u t

LES

VIGILESR O M A N

ditions du Seuil

TEXTE

INTGRAL

ISBN 2-02-026195-2 (ISBN 2-02-012766-0, ler publication)

ditions du Seuil, mars 1991

Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon sanctionne par les articles L.335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

Premire partie

Cela fait des annes que le vieux Menouar Ziada est ddaign par les messagers de Morphe. Souvent, il rve de glisser dans le sommeil, de dgringoler les marches qui conduisent vers le monde souterrain o la conscience se dissout. C'est un tat de bienfaisante hbtude o il s'imagine arranger des draps, vrifier le moelleux des oreillers, couter dcrotre les bruits qui pourraient altrer un sommeil paradisiaque. Mais cela ne dure pas. Le vieux remonte la surface des choses. Il demeure un instant dconfit face la dure ralit, puis son corps commence trembler. Il est sr que la cafetire toujours porte de la main et dont il use jusqu' une heure tardive n'y est pour rien. Le tremblement nerveux vient de beaucoup plus loin dans le corps et la mmoire. Le vieux a pourtant vcu deux dcennies dans la peau d'un tre privilgi. Sa chance tait d'avoir choisi le bon camp, le camp des justes et des infaillibles comme il dit, durant cette priode san9

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glante qui allait dterminer le destin du pays. La souverainet nationale acquise, il aurait pu bnficier, l'instar de ceux de son camp, d'un confort et de biens qu'il n'aurait jamais os imaginer : appartement, local de commerce, passe-droits et drogations renouvelables priodes fixes. Il avait nanmoins eu un logement et une pension substantielle. Il en avait joui, la conscience nette, sans se poser de questions, mme si parfois la nuit un obscur remords le tenaillait : il lui paraissait que ces merveilles ne pouvaient pas tre indfiniment lui et qu'un jour viendrait o, par un juste retour des choses, il en serait dpossd. Il est vrai que sa situation, comme celle de ses pairs, n'avait pas manqu de faire des envieux que tant d'avantages exaspraient. Ces trublions oubliaient-ils donc qu'avant d'accder tous ces biens les combattants maintenant au repos avaient expos leur vie, ce bien inestimable, pour la libert et le confort de tous ? Ils devraient, les insolents, faire talage de plus de pudeur et de reconnaissance ! Menouar Ziada avait, quant lui, pris une sage dcision : celle d'ignorer les jaloux et de se dlecter, dans une quitude qu'il s'efforait de rendre parfaite, des fruits de cette corne d'abondance. Jusqu'au jour o, jaillissant des profondeurs de sa mmoire, un souvenir atroce se rapportant cette priode aussi hroque que brutale se ranime en lui comme une douleur assoupie dont on aurait taquin la racine. L'indicible terreur nocturne qui le rveillait trente ans plus tt en sueur, tremblant ou le10

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pantalon mouill, s'insinue nouveau dans ses os, le maintenant sur le qui-vive. De temps en temps, l'improviste, une effroyable dtonation roule des chos dans sa tte.

L'arme d'occupation venait de prendre possession du village, apportant la crainte et le dsarroi dans son quipement belliqueux : armes, machines et instruments inconnus. Les soldats plantrent leurs tentes et, ds le lendemain, se mirent construire un camp de fortune qui les occupa presque une semaine. Puis, leur travail fini, ils rassemblrent les villageois. Menouar Ziada venait de rentrer son troupeau et s'apprtait djeuner quand tomba l'ordre de rassemblement. Il laissa sa cuiller plante dans le plat de couscous au lait caill et sortit prcipitamment comme les autres. C'tait une journe de printemps. De gros bourdons babillards formaient une escadrille qui piquait sur une fleur puis sur une autre. On se serait laiss tourdir par la somnolence rpandue dans l'air, par le parfum des plantes et par une multitude de musiques d'insectes. Mais une peur intense nouait les ventres. Un militaire qui devait tre un chef se mit parler d ' u n e voix haute, autoritaire, dsagrablement enroue qui dnotait bien, en dpit des mots inconnus, qu'il n'avait aucune considration pour les gens qui il s'adressait. Les paroles brutales, pleines de morgueil

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et de menaces, pntraient la manire de lames aigus dans la chair et l'esprit de l'assistance. Le malaise se propageait. Les gens auraient tant donn pour pouvoir s'enfuir et se mettre hors de porte de cet ennemi qui s'abattait sur eux sans crier gare, qui fulminait dans une langue incomprhensible en attendant sans doute de les anantir. Mais la possibilit de fuir tait exclue. Il y avait d'un ct la range de soldats, de l'autre un champ qui dvalait et, quelques mtres de l'assistance, un muret de pierres sches o s'adossait une haie d'opuntias. Les villageois taient pris comme dans une souricire. Seul Moh Sad, le simple d'esprit, gandoura et chchia crasseuses, tenta de forcer ce cercle cauchemardesque. Il se dtacha subitement de la masse des assistants silencieux et s'lana avec un cri terrible pour enjamber le mur de pierres. Mais une rafale l'arrta mi-course. Un jeune soldat, tremblant comme une feuille, dsaronn et terrifi par le cri, avait appuy sur la dtente. Et le pauvre idiot avait comme rebondi sur le muret avant de rouler par terre et de se dbattre, pareil un veau terrass qui sent l'approche du couteau. Sa gandoura macule de sang et de poussire laissait voir travers une chancrure un viscre volumineux difficile identifier. Un cri d'horreur avait fus de l'assistance. Il ne resta bientt sur la place ni femme ni enfant. Menouar Ziada se tenait l, tremblant, les yeux exorbits, le cur coinc dans la gorge, incapable de12

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respirer. Bien qu'il ait dpass trente ans, c'tait la premire fois qu'il assistait une mort violente.. La vue d'un cadavre lui tait insoutenable. Chaque fois qu'un dcs s'tait produit au village, Menouar avait trouv une astuce pour droger cette rgle qui voulait qu'on allt - geste de pit - voir le mort avant son enterrement. Le pauvre Moh Sad se contorsionnait par terre comme une bte, frachement gorge lorsqu'un autre soldat, trouvant sans doute le spectacle insupportable, s'approcha du supplici et pointa sa mitraillette vers la tte. Deux coups partirent, et le corps fut secou d'une dernire convulsion. Menouar Ziada se rendit compte que son pantalon tait abondamment mouill et adhrait l'une de ses jambes. Il ne put fermer l'il de toute la nuit ; une fivre de cheval l'peronnait. Quelques jours aprs, il quitta le village la nuit tombante pour rejoindre les maquisards, les combattants de la libert . Ziada reconnatra toujours, avec beaucoup d'humilit, en son for intrieur, qu'il avait accompli cet acte non pas par une quelconque conscience patriotique (de tels concepts natraient surtout une fois la guerre gagne) mais par la peur irraisonne que lui inspiraient les militaires. Comme il ne laissait pas d'enfants derrire lui, il avait plus facilement franchi le pas.

De longues annes avaient pass, le pays avait enregistr maints bouleversements - des conforts et des13

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besoins nouveaux, de nouvelles manires d'tre, de se dplacer, de consommer. Et voici que, trois dcennies plus tard, s'anime devant Menouar Ziada le fantme de Moh Sad, que sourd du fond de ses entrailles la peur de se laisser surprendre et de recevoir une rafale. Paradoxalement, il se sent plus en scurit l'air libre qu' l'abri d'une maison. Il est hant par le muret de pierres sches contre lequel avait but Moh Sad. Avoir de l'espace pour fuir est un besoin vital. Il pense souvent sa mre, femme d'une mfiance inimaginable, qui ne laissait jamais rien ouvert chez elle, pas m m e la fentre de sa chambre, et inspectait avant de se mettre au lit les moindres recoins de la maison pour s'assurer qu'aucun cambrioleur ou criminel n'y tait dissimul. Menouar Ziada n'aurait voulu aucun prix qu'on le surprt entre quatre murs. Cette contrainte supprime, il fait confiance ses jambes, la souplesse de son corps, ses ruses de fourvoyeur. Il s'ingnie demeurer hors de la maison le plus longtemps possible, trouver s'occuper l'extrieur. Le jour, il se tient devant sa porte, arrte sans faon les passants (c'est vrai qu'il les connat tous plus ou moins) et les garde le maximum de temps par ses bavardages. Ce mange dure jusqu'au crpuscule, lorsque la pnombre rend suspects les abordages et que les gens presss de rentrer ne se prtent plus la discussion. D'ailleurs, au bout d'un moment, il ne passe plus personne. La rue n'est pas trs frquente.14

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Et le vieux Ziada voit avec angoisse s'avancer l'heure o il devra rentrer chez lui. ~ Les derniers martinets ont abdiqu devant la progression de la pnombre. Les maisons se profilent encore avec imprcision avant de disparatre dans la nuit comme des navires qui sombrent. L'un aprs l'autre s'teignent les bruits clairs du jour, relays par des bruits plus insidieux. Menouar s'attarde encore un peu, coutant comme une bte raffut, une douleur trifouillant dans ses entrailles, les bruits tnus de la nuit, procession de cris touffs, de glissements stratgiques, d'embuscades microscopiques ou de fuites dsordonnes. Un monde semblable celui des hommes et parallle lui est l qui lutte pour sa survie, qui ourdit ses intrigues et monte ses piges. Une peur agrable envahit Menouar, la peur obscure des origines, la peur de son enfance campagnarde nourrie d'esprits, de cas de possession. Il la laisse pntrer en lui ; elle s'insinue dans ses vaisseaux, pareille une fracheur bienfaisante. Tout son corps en est illumin et commence vibrer comme un insecte amoureux. Lorsque, ayant retard au possible le moment de sa claustration, le vieux se voit oblig de monter les marches qui mnent vers sa chambre, il s'y rsigne en rvant de s'installer un jour dans la principale rue commerante, celle des Galeries nationales, des magasins de vtements et du march aux lgumes. L, il serait sr de ne jamais manquer d'interlocuteurs.15

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De l'unique fentre de sa chambre, il contemplera, avant de s'allonger sur son lit, la vaste mer nocturne o la lune navigue comme un vaisseau fantme, il explorera de ses yeux et de ses narines les champs alentour o se sont dposes et confondues les odeurs de tant de saisons. Ces sensations prolongeront son insomnie. Le lit o Menouar Ziada se retournera sans cesse gmira jusqu'au matin. Tout en haut, sa femme l'attend. Mais sa femme, videmment, ne compte pas, en dpit de quarante annes de vie commune ou, plutt, cte cte. Sans doute avait-elle exist un moment donn; mais c'est une trs vieille histoire, une histoire sans importance. De toute manire, maintenant, sa prsence ne suscite pas en lui plus d'motion que la prsence d'un tabouret ou d'une valise. Il est convaincu que si, un jour, elle disparaissait, il ne s'en apercevrait qu'aprs coup, lorsque viendrait l'heure de manger et que le repas n'aurait pas t servi. Et puis on n'change avec la femme que les paroles les plus ncessaires et les gestes les plus indispensables. Il ne sait pas si le fait de n'avoir pas eu d'enfant a contribu forger cette indiffrence entre eux - du moins de sa part lui, car les sentiments d'une femme importent peu. Aucun homme sens n'aurait support une femme strile, et Menouar Ziada ne fait pas exception : il n'avait accept de vivre cette situation qu' partir du moment o il s'tait rendu compte que la maldiction venait de lui. Il s'tait mme demand un jour, par simple dsir16

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d'argumenter, pourquoi les femmes, elles, ne quittaient pas les hommes striles. Sans doute parce que, avait-il conclu, les enfants n'taient jamais perus comme une descendance de femme, mais seulement comme une descendance d'homme. La femme n'a pas de postrit. Ils avaient longtemps espr. Trois ans. Cinq ans. Douze ans mme. Une profonde et incomprhensible affection le liait alors cette femme qui lui avait ouvert son intimit, lui avait rvl la fte, la plnitude du corps et son repos apais. C'tait une poque o il tait convaincu qu'en dpit des apparences les hommes de ce pays accordaient dans leur cur une trs grande place aux femmes et qu'ils prfraient mme leurs filles leurs garons. Son beau-pre leur rendait souvent visite, venant de son village sur un mulet tique charg de cadeaux et de friandises pour la nouvelle marie. Lorsqu'il les quittait pour rentrer chez lui, il se rpandait, sur ce bout de chemin o Menouar l'accompagnait, en recommandations et prires. Quand enfin ils se sparaient, le vieux, qui poussait devant lui sa carne indolente dont l'pine dorsale saillait comme une longue arte rocheuse, hurlait une ultime supplique : - Ya Si Menouar, prends soin de mon oiselle ! Comme l'oiselle a vieilli ! Elle est devenue une poule revche, mure dans la dcrpitude et le silence. Elle n'est plus qu'un meuble vtuste parmi d'autres meubles qui ne tarderont pas rejoindre le dbarras.17

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On ne peut pourtant pas dire que ce soit elle que le vieux Menouar fuit en passant ses journes dehors. Il ne fait en ralit que dserter la maison elle-mme, l'tau des quatre murs o il risque d'tre surpris sans possibilit de flairer le vent et de dtaler sans regarder derrire lui. L'espace illimit et tutlaire, Menouar l'avait connu dans sa jeunesse mener patre ses chvres, ses moutons et ses nes. La seule barrire son regard tait une montagne pele et ocre qu'il mettait une demijourne atteindre. L'indpendance recouvre du pays ainsi que son statut de combattant librateur, qui lui ont permis de s'installer aux abords de la capitale convoite, l'ont du mme coup arrach ses pacages et aux odeurs champtres de son enfance. Une fois dissips la fiert d'habiter proximit du pouvoir, l'merveillement devant le carrelage, l'lectricit et l'eau courante, il se sentit comme un fauve en cage, comme une plante coince dans le bton. Il se mit prouver un besoin douloureux de buissons, la nostalgie de voir grandir les poussins et les agneaux, de humer les odeurs fortes de l'table, des brebis qui ont mis bas, des boucs au poil mouill et fumant. Il rvait aussi d'un feu de bois, de la terre profonde et moite o macraient les feuilles mortes. Il parlait beaucoup de la campagne, il y allait mme parfois. Mais les visites ne lui suffisaient pas, il aurait aim y reprendre racine, s'y enfoncer jusqu' la taille, sentir monter en lui la rumeur des insectes et des germinations, les fr18

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missements des btes tapies qui attendent de bondir sur la proie ou de dtaler devant le prdateur. Le tenaillaient parfois des souvenirs prcis, de petites ! choses merveilleuses semblables des dens microscopiques enclos dans les alvoles de la mmoire : les nids des perdrix dans les fourrs, le murmure du vent dans les roseaux, les remous de la rivire en crue, les feux de dbroussaillement, les anfractuosits des roches o s'attardait l'eau des pluies, les brebis mchonnant paresseusement l'ombre d'un vieil olivier. Menouar avait une forte nostalgie de quelques arbres particuliers : le figuier, le frne, le nflier. Il prouvait parfois le dsir, pouss jusqu' l'obsession, d'craser entrer ses doigts des feuilles d'oranger ou de citronnier pour en librer le parfum.

Menouar s'tait surpris un j o u r penser que s'il avait choisir entre le paradis une deuxime fois son enfance, il opterait sans hsitation pour la seconde solution. A toutes les dlices p r o mises outre-tombe, il aurait prfr conduire son troupeau, dans la quitude vesprale, respirer avec ses narines avides et palpitantes l'odeur des gents et des romarins, sauter de rocher en rocher comme un cabri. Lui qui esprait enfin se reposer et prouver, dans le paradis des commodits urbaines, ce bonheur providentiel auquel rien ne le prdisposait, il ne russit jamais se sentir chez lui et s'enraciner dans ce terreau inhospitalier. A dfaut d'y pouvoir s'enfoncer avec la lourdeur et la confiance d'un olivier, il s'tait19

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content de s'y incruster avec la fragilit du lichen. Ses racines inexpugnables, son feuillage sensible et bruissant, la solidarit de ses branches taient toujours tendus vers le village, vers la rgion natale. Il suivait avec intrt tout ce qui s'y droulait, cotisait pour la construction d'une mosque ou l'amnagement d'une route, tait au courant des mariages et des dcs, des conflits de familles. Mais ce qui se passait sous son nez, dpass le seuil de sa maison, le laissait indiffrent. Il aurait t bien tonn si on l'avait un jour sollicit pour participer une quelconque besogne communautaire dans ce quartier o il vivait pourtant depuis vingt-trois ans.

Un aprs-midi, en passant non loin du dpotoir situ du ct des Galeries nationales, Messaoud Mezayer y remarque deux chaises et une commode qui peuvent encore servir. Sidi-Mebrouk est une banlieue prospre dont les nombreux btiments, greffs sur le pourtour de l'ancien centre urbain, ont accueilli surtout des cadres et des gens aiss. Cela procure Messaoud Mezayer une clientle qui ne regarde pas la dpense ainsi que d'autres avantages imprvisibles : nombreux ustensiles jets avant leur usure totale et facilement rcuprables, stylos et crayons sems un peu partout par des coliers de familles aises pour le bonheur de la progniture de Messaoud Mezayer qui garnit ainsi ses cartables peu de frais. N'osant pas s'exposer aux20

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moqueries et risquer de se dshonorer en trimballant en plein jour le prcieux butin repr au dpotoir, Messaoud Mezayer a pris le parti, aprs avoir supput les risques d'tre devanc par un autre amateur de vieilleries, d'attendre la tombe de la nuit pour agir. Il se glisse hors de chez lui aussitt aprs les informations tlvises de vingt heures. La nuit s'installe tt en ce dbut de printemps. Messaoud regarde attentivement et n'aperoit personne sur la route rectiligne qui conduit la dcharge. Il voit dj nettement l'endroit que les meubles nettoys et rpars vont occuper dans sa maison rendue semblable un bazar par la juxtaposition d'objets htroclites que la frnsie de rcupration du propritaire y a accumuls. Mais il tremble en mme temps la pense que quelqu'un l'a peut-tre prcd. Il en est ces supputations et se presse pour en avoir le cur net lorsqu'une voix sourde le hle : - Bonsoir, pays , tu reviens de la mosque ? Menouar Ziada se profile tel un pouvantail aprs s'tre dtach d'un mur avec lequel il se confondait. Il a pouss ses dambulations d'insomniaque assez loin de chez lui. Fortement contrari par cette apparition inattendue, Messaoud Mezayer doit nanmoins faire contre mauvaise fortune bon cur et engager la conversation. - Je voulais juste prendre l'air. Le printemps s'annonce chaud, cette anne. Il se prend hter le pas, talonn par Menouar21

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Ziada qui souffle un peu derrire lui pour suivre le rythme de sa marche. Messaoud Mezayer s'inquite pour ses meubles ; il les voit dserter en catimini la place qu'il leur a assigne dans l'appartement-capharnam. Il a envie de courir pour semer son perscuteur. Ce dernier tient bon, souffle toujours et se racle continment la gorge comme s'il y enfouissait un secret d'importance q u ' i l ne se dcide pas livrer. Il se retrouve tout coup sous le halo puissant de la lune, et son ombre se profile, gigantesque, filiforme et courbe, la tte couronnant le cou frle comme si elle tait fiche sur un pieu. - P a y s , finit par articuler Menouar d'une voix teinte (signe de fatigue ou d'motion ?), je ne crois pas tre dans l'erreur en te disant que quelque vnement sournois menace notre cit. Messaoud Mezayer, cette fois, manque oublier ses meubles et prte une oreille attentive : peut-tre y aura-t-il dans cet vnement quelque chose gagner ou perdre ? - Est-ce que ta dcouverte est trop secrte pour que j ' e n apprenne le contenu ? Menouar Ziada, comprenant son importance et l'ascendant qu'il exerce sur Messaoud, s'arrte pour reprendre son souffle, obligeant son compagnon s'arrter lui aussi, et marque une longue pause avant de reprendre : - J'ai mrement rflchi avant d'en parler. Je crois qu'une menace plane sur nous, qu'il faut djouer au22

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plus vite. Le pays a encore besoin de nous, de notre diligence. Nous l'avons libr des chanes de l'occupant, il nous revient de veiller sa tranquillit mme si nous avons aujourd'hui, vieux combattants oublis, rang nos armes et laiss la place d'autres. Cela fait longtemps que Menouar Ziada n ' a pas ainsi exhum son pass de combattant devant Messaoud Mezayer. Celui-ci en est tout moustill, en dpit d'une certaine inquitude. Il sent passer sur lui comme un souffle d'aventure. Il demande, frtillant, mais gagn par la crispation : - Mais de quoi s'agit-il donc ? Menouar Ziada se rengorge dans une attitude de vainqueur discret et laconique : - Il ne faut surtout pas qu'ils croient pouvoir se dbarrasser de nous parce que nos cheveux ont blanchi. Maintenant l'exaspration l'emporte sur la curiosit chez Messaoud Mezayer. Boudeur, il prend le parti de ne plus rien dire, mais ne presse pas le pas pour autant, de peur de ne pas profiter de la prcieuse rvlation. Son compagnon sent qu'il ne peut plus le faire attendre. Il s'approche trs prs de lui, lui souffle par saccades au visage, en mme temps que son haleine douteuse, ces informations primordiales : - Tu vois le logement dlaiss attenant la menuiserie industrielle ? Oui, le pavillon de Rabah Talbi qui suscite, comme tu le sais, mme si son propritaire est23

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toujours vivant, la convoitise de nombreux fonctionnaires et commerants. Eh bien, figure-toi que l'endroit est occup par de dangereux intrigants depuis maintenant une bonne semaine ! La lumire y reste allume presque toute la nuit et, au matin, tout rentre dans le silence et le secret. J'ai fait le guet des heures entires pour dcouvrir les inquitants locataires. La maison est sans doute investie par des professionnels de la subversion qui savent dissimuler non seulement leurs plans mais aussi leur personne. Il faut s'attendre bientt quelque coup dur dans notre ville. Je compte sur ta discrtion : tu es la premire et seule personne qui je rvle tout cela.

Aux premiers temps de son installation dans la banlieue de la capitale, Menouar employait de longs moments voquer le village en compagnie de Messaoud Mezayer, avec qui il avait pass toute son enfance au pays et qui tait venu, cherchant du travail, s'tablir ici une quinzaine d'annes avant lui. C'tait un homme d'une loquente bizarrerie; il s'occupait d'une petite picerie comme il n'en existe pratiquement plus, une boutique, o l'on peut trouver de tout : des vtements et chaussures jusqu'aux ustensiles mnagers en passant par les cassettes de musique et les articles scolaires. Menouar se demandait parfois de quelle manire il arrivait assurer un approvisionnement aussi htroclite. Mais ce qui frappait le plus24

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chez Messaoud Mezayer, c'tait une avarice bouleversante qui dfiait toute subtilit et tout dtour, une avarice franche et hroque que vous laissait sans souffle. Ce fut ici, dans la ville voisine du pouvoir que Menouar Ziada dcouvrit cette avarice. Il n'avait pas remarqu cela durant leur jeunesse commune au village. Il est vrai que c'tait une poque o personne ne possdait rien et o il n'y avait donc pas d'attitude particulire l'encontre d'une richesse qui n'existait pas. Tout le village tait alors log la mme enseigne : celle de la survivance acrobatique l'aide du lopin de terre pierreuse et des chvres ou moutons que les familles possdaient peu prs dans les mmes proportions. Ceux qui faisaient figure de riches ou de notables pouvaient juste seller leur cheval une fois par semaine et se rendre au march voisin d'o ils revenaient avec du pain de boulanger ou quelque produit manufactur ; ces dpenses produisaient dans leur portefeuille un trou que des mois n'arrivaient parfois pas combler. Messaoud Mezayer n'tait alors q u ' u n adolescent comme les autres, c'est--dire n'ayant pour tout bien qu'une gandoura de rechange qu'il arborait les jours de fte. L'avarice de Messaoud Mezayer connat des moments extrmes qui le font verser dans la malhonntet. Dtermin ne rien perdre, ne rien cder, mais au contraire rogner et gagner sur tout, l'picier n'avait chapp q u ' un seul excs : celui de se tromper sur la monnaie qu'il rendait ses clients,25

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d'escroquer ainsi les moins vigilants d'entre eux. Mais lorsqu'il agissait lui-mme en client dans les Galeries nationales, il ne se privait pas de temps autre de dcoller les tiquettes des produits pour en intervertir les prix - ce qui soulevait parfois de longs dbats avec les caissiers. Quand arrivait le moment de payer, il tait toujours pittoresque de voir Messaoud s'assurer qu'il n'avait fait tomber aucune pice de monnaie ni aucun objet utile. D'ailleurs, chaque fois qu'il sortait quelque chose de sa poche - le couteau, le mouchoir ou, beaucoup plus rarement, le portemonnaie -, il balayait d'un regard l'environnement immdiat. Soucieux de prserver sa fortune et de l'agrandir sans cesse, Messaoud Mezayer, qui savait un peu crire, possdait, tout jeune dj, un petit registre o il tenait d'une orthographe approximative (mais il tait infaillible quant aux chiffres) la comptabilit de ses biens : 3 toupies, 28 boutons, 35 billes... Le dsir d'avoir de la clientle lui vint trs tt. Entr un jour en possession d'une petite fortune inespre, il acheta chez l'picier du village des aiguilles, des crayons, des bonbons et des pingles qu'il revendit moins cher que lui afin de lui souffler sa clientle. Ce fut la seule fois de sa vie o ses ambitions se trouvrent en contradiction avec sa bourse et lui firent enregistrer un srieux dficit.

Du caf cors dont l'odeur pntre comme un spiritueux, la pipe exhalant le tabac parfum ainsi qu'un vieux pass de rsine et de sous-bois, un amas irrgulier de feuilles laboures d'criture et de schmas : Mahfoudh Lemdjad aime cet univers intime, enclos, ces choses familires, scurisantes et stimulantes. Depuis une dizaine de jours qu'il se trouve dans ce bourg qu'il n'a mme pas eu encore le temps de visiter, il se contente d'identifier les lieux et les objets par le flair et l'oue, de baliser le territoire environnant l'aide des bruits et des senteurs : camions acclrant et rugissant des heures rgulires, klaxons des camionnettes de lgumes, motocyclettes et tacots ptaradant, clameurs apaches la sortie des classes, relents d'eaux uses ou de fruits trop mrs sur les tals, rsine fade des arbres citadins o prdomine l'eucalyptus, odeur forte, curante, rvlant la proximit d'une dcharge. Parfois, le soir, une brise peine perceptible apporte, dans le silence sans faille de la petite27

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ville replie o l'on aurait entendu le moindre petit bruit de pas, des odeurs tenaces de cuisine ou des champs qui ne sont pas loin. Mahfoudh Lemdjad se laisse alors volontairement distraire de ses feuilles. Il se dfait de tout effort, libre ses nerfs qui se dtendent. Le corps somnole dlicieusement, rampe dans le soir pulpeux imbib de vagues rumeurs, puis s'vapore. Mahfoudh Lemdjad jouit sans mesure, avec un lger sentiment d'oppression, de cette ville encore presque inconnue hors ses exhalaisons et ses clameurs, ses clapotis imperceptibles o se fondent les couleurs et les sucs. Il pense Samia, son rire bienfaisant, son corps dont le souvenir le poursuit, lancine en lui comme une douleur. Sans qu'il en connaisse la raison, le mot plnitude lui vient l'esprit. Maintes fois, il a t saisi par une envie trs forte de tlphoner son amie. Mais il n'y a pas de cabine proximit.

Comment avait-il atterri l, dans ce havre inespr ? Tout avait commenc au bar Le Scarabe par un concours de circonstances aussi heureuses que fortuites. En une priode d'oppressante dvotion et de prohibitions multiples, les bars de la capitale (dans certains districts, les bars ont t supprims) demeurent parmi les rares lieux o l'on puisse entretenir un commerce dsintress et enrichissant. Lemdjad ne fait pas partie de ces gens qui y investissent la totalit28

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de leur bourse et de leurs nergies, qui y dissipent leurs ventuelles capacits cratrices puis s'en vont triller et vilipender une socit castratrice, voire meurtrire. Mais il s'y rend parfois, gnralement aprs une semaine de travail harassant. Il a fini par connatre les habitudes et quelques habitus du Scarabe. Il y vient des journalistes (travaillant dans le quotidien Le Militant incorruptible ou l'hebdomadaire Le Vigile) qui y dversent les imprcations et y dveloppent les analyses qu'ils ne peuvent pas imprimer, des cinastes qui y racontent les films qu'il leur est interdit de tourner, des crivains qui y parlent des livres qu'ils auraient crits s'ils avaient eu la moindre chance d'tre publis. Il y vient aussi quelques professeurs, moins loquaces et moins dmonstratifs, des scientifiques pour la plupart. Lemdjad aime se retrouver en la compagnie de Hassan Bakli, professeur de. physique comme lui, qui ne travaille plus depuis un moment : il doit, pour reprendre de l'ouvrage, subir un recyclage linguistique dont il n'a pas l'air de trop s'inquiter. Ce jour-l, en entrant, Lemdjad promena un regard au-dessus des ttes la recherche de son confrre, saluant de sa place au passage quelques consommateurs connus, mais pas assez pour qu'il aille leur serrer la main. Hassan n'tait pas l. Lemdjad s'assit une table miraculeusement libre et dcida d'attendre la venue ventuelle de son collgue en commenant par commander une bire. N'ayant aucune envie de29

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causer avec des inconnus, il se flicita d'avoir pu dnicher cette table libre et se laissa envahir par l'atmosphre compacte o les palabres, les colloques anims, les rires stupides, la fume et les bruits de verres composaient un magma informe et tourbillonnant dans lequel il avait l'impression de driver. Il ferma les yeux comme pour faciliter la monte des vapeurs vers sa tte, pour prparer son cerveau accueillir les bruits et les images insolites qui ne tarderaient pas s'y presser. Au bout de la quatrime bire, il avait cess de penser Hassan. Il n'attendait plus personne. Il se sentait bien tout seul. Les bruits autour de lui avaient comme chang la fois d'intensit et de nature. On percevait un essaim touffu de sons indistincts, agglutins, mis avec toutes les notes et avec tous les accents. La fume aussi tait transfigure. paisse. Au ras du sol. Les buveurs y meuglaient, y gesticulaient, s'y dtachaient comme des pantins hsitants, aux contours imprcis. Hybridation des lignes et des volumes se jouxtant, se rejoignant, s'entrecoupant. Mahfoudh Lemdjad commenait trouver extraordinaire de pouvoir occuper seul cette table en dpit de l'ambiance de capharnam et de kermesse o les consommateurs donnaient l'impression d'tre assis les uns sur les autres. Mais un monsieur affichant une bonne soixantaine ne tarda pas venir lui faire face sans mme demander l'autorisation ou s'excuser de s'imposer ainsi. Il30

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tait bien mis, mme si ses joues n'avaient pas prouv le rasoir depuis deux ou trois jours. Il commanda deux bires du mme coup, en vida la moiti d'une, puis engagea la conversation avec Lemdjad de manire d'abord anodine. - C'est miracle qu'ils aient repris la vente de l'alcool juste aprs la fte religieuse. D'habitude, la rupture dure plus longtemps. - Oui. Notre religion ne s'accommode pas hlas ! de la gaiet dispense par les essences des fruits fermentes. Nous avons quelques bons sicles de gaiet gaspille rattraper. C'est pour cela sans doute que nos concitoyens commandent par deux ou trois bires la fois, comme vous venez de le faire, multipliant ainsi leurs chances d'atteindre cette rgion de mansutude et d'allgresse que des sicles de rigorisme ont refoule. Le commensal de Lemdjad se mit rire, dcouvrant quelques dents en or. Ce dernier indice confirma aux yeux de Mahfoudh ce qu'il avait souponn ds le dbut : son vis--vis tait, de toute vidence, de condition aise en dpit d'une lgre ngligence. D'ailleurs, la conversation s'tant poursuivie, Lemdjad eut tt fait d'apprendre l'essentiel sur lui. Il tait d'une certaine culture et retrait d'un prestigieux ministre. Il n'avait pas d'enfants mais ne s'en attristait aucunement, ayant au contraire pu ainsi voyager l'tranger et faire sans entraves majeures tout ce qu'il avait projet.31

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Rabah Talbi - c'tait le nom du sexagnaire - apprit son tour, au fil de la conversation, un certain nombre de choses sur Lemdjad, notamment sa profession, les recherches qu'il tait en train d'effectuer en vue de mettre au point une machine tisser, les conditions de logement difficiles qui retardaient l'aboutissement de ses recherches. Aprs ces dernires rvlations, il resta silencieux un bon moment, l'air proccup. Quand enfin il parla, ce fut pour offrir Lemdjad de mettre sa disposition une demeure qu'il possdait une vingtaine de kilomtres de la capitale et dans laquelle il ne s'tait rendu que trs rarement ces dix dernires annes. - Elle est, prcisa-t-il, attenante une menuiserie o vous pourrez trouver tout le bois ncessaire la confection de votre machine. Lorsqu'ils quittrent ensemble Le Scarabe dans la nuit frache de printemps, Mahfoudh Lemdjad se trouvait avoir rgl de faon providentielle un problme qui le harcelait depuis des mois.

Lemdjad, baign de silence et d'effluves nocturnes, s'efforce de s'arracher ce charme engourdissant. Il aspire une longue et voluptueuse bouffe de sa pipe, sorte de chant du cygne et d'adieu la lthargie, et se replonge dans son amas de papiers. Il rectifie un schma, modifie un systme d'quation. La machine, vrai dire, relve beaucoup plus du simple dessin que32

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d'une recherche thorique. L'essentiel est de trouver le modle le plus esthtique, le moins encombrant et le plus oprationnel. Ne reste alors qu'un simple calcul de dimensions, de rsistance des matriaux (bois et mtal), de force de frottement et d'nergie ainsi dilapide, de vitesse de rotation. Mais Lemdjad prend plaisir faire durer son travail, peaufiner son dessin, vrifier et revrifier ses formules. Il vit depuis plus d'une semaine dans une exaltation permanente. Du matin j u s q u ' a u soir, chaque pense, chaque effort, chaque trouvaille sont pour la machine en train de natre. Il fait corps avec cette machine qui n'en est pas une, avec cette invention qui ne le consacrera pas inventeur car elle ne fait que perptuer une pratique immmoriale qui ne lui est pas vraiment familire mais qui l'avait sduit, voire fascin, ds la premire fois o il l'avait observe, adolescent, l'occasion de vacances de printemps passes auprs de sa grandmre. Celle-ci tait une matresse femme qui ne passait pas inaperue au village ; elle avait t la premire personne de son sexe possder un porte-monnaie une poque o la gent fminine enfouissait ses deniers dans un mouchoir aux multiples nuds. Elle avait aussi t la premire femme arborer une montre son poignet, une montre d'homme au bracelet en cuir noir. Un vieux malin du village, clbre par ses propos graveleux, avait dcrt un jour en assemble restreinte (o ne se trouvait aucun parent de la personne33

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moque) qu'elle s'affublait de cet objet uniquement pour que les hommes lui demandent l'heure et sans doute autre chose aprs. Quand la grand-mre s'asseyait derrire son mtier tisser, elle devenait une femme vraiment hors du commun. L'enfant qu'tait Mahfoudh Lemdjad suivait, obnubil, les mouvements des longues barres en bois qui se levaient et s'abaissaient tandis que le tapis s'allongeait et que des figures gomtriques naissaient comme par enchantement. De retour au village une quinzaine d'annes plus tard, Lemdjad avait appris que le mtier tisser y avait jamais disparu. Aucune maison n'en possdait plus ni de meule grains. Le dernier dtenteur de ces instruments d'un autre ge, un paysan un peu simple du nom d'Ali Blil s'tant remari aprs la mort de sa femme, la nouvelle pouse, qui se donnait des allures et des caprices de citadine, avait fait table rase de ce qu'elle considrait comme des vieilleries honteuses et compromettantes. C'est ainsi qu'avaient fini au dpotoir, en mme temps que le mtier tisser, la vaisselle en terre cuite, les couverts en bois de frne, un vieux pilon patin et un coffre bancal plus que centenaire. Mahfoudh s'tait promis de ressusciter, en l'allgeant, l'agrmentant et le simplifiant, l'instrument qui restait pour lui l'vocation imprissable du visage et des gestes enchanteurs de sa grand-mre. L'ide avait chemin en lui durant cinq bonnes annes, parfois envahissante et parfois trs estompe. C'tait comme34

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un rve gigogne qui changeait de dimensions et de contours sans jamais disparatre. Puis, un jour, il avait pris son carnet. Et les gestes majestueux, qui faisaient jadis danser les fils de laine, s'taient mis le guider, tracer un sillon de clart, lui dicter secrtement des schmas et des quations.

Mahfoudh Lemdjad a pass la nuit dans une agitation extrme. Au matin, il ne peut mme pas dire s'il a dormi ou non. Les oiseaux du voisinage entament leur interminable charivari. Lemdjad peroit d'une oreille distraite, presque absente, l'aubade de ses voisins chanteurs, lui qui s'tait si souvent laiss charmer et stimuler par ces tmoins persvrants qui l'exhortaient dans ses moments de labeur. Son attention musarde ailleurs. Mis au net et ordonn, le dossier est l, avec la description minutieuse du mtier tisser et un exemplaire de petites dimensions juste grand comme une maquette. Il n'est que sept heures moins dix. L'ouverture de l'administration est encore loin. Fbrilement mais avec des gestes mesurs et lents, Lemdjad se prpare un caf cors. Il entend les crachotements de la cafetire express, les laisse durer et s'amplifier avant de dposer la cafetire. Il sent des ondes lectriques parcourir ses mains, irradier travers tout son36

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corps. Il se verse un grand caf noir, il en hume l'arme pntrant. Il aspire une longue bouffe d'air pour calmer les battements de son sang et se prend soudain entendre d'une autre oreille l'orchestre log dans les branches. La srnade dsaccorde prend des allures de clameur. Le temps paresse dans la maison ensoleille. Le caf, la pipe aux vapeurs odorantes occupent un moment Lemdjad, le distraient de son ide fixe. Mais cela ne dure pas. Il se lve, prend le dossier, dfait les sangles du carton, relit en diagonale quelques passages du texte, regarde encore les schmas. Il se dit que les quations paratront sans doute trop compliques au prpos aux critures qui aura l'honneur d'ouvrir le dossier. Le bureaucrate ne comprendra probablement pas grand-chose, mais Lemdjad ne doute pas du sentiment d'admiration et de respect que ses formules savantes vont susciter.

C'est nerveux et jubilant, empli la fois d'apprhension et d'optimisme que Lemdjad s'achemine, son dossier sous le bras, vers la petite mairie qu'il avait repre deux jours auparavant. Elle vient juste d'ouvrir, mais quelques citoyens matinaux attendent dj devant les guichets. Le cur de Mahfoudh Lemdjad commence se calmer. Il a presque oubli l'objet de sa venue - ou tout au moins russi ramener son entreprise des proportions moins crasantes.37

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Il ne peut s'empcher de penser que les administrations sont devenues, aprs un battage forcen contre la bureaucratie, beaucoup plus accueillantes qu'elles ne l'taient quelques annes auparavant. Il fut en effet un temps o il tait quasiment impossible de soutirer le moindre papier ni mme le moindre renseignement l'irascible appareil administratif. Les prposs aux guichets repoussaient toute dmarche d'un brutal Ce n'est pas ici ou Revenez demain . Il fallait alors, pour obtenir le moindre papier d'tat civil, s'armer de patience, de sang-froid, de diplomatie et parfois d'un grand courage physique. Les choses ont chang, Dieu merci ! Lemdjad sait qu'il peut aujourd'hui compter sur la comptence, l'affabilit mesure, le savoir-vivre d'une gnration de bureaucrates efficaces. Il s'approche du guichet Renseignements derrire lequel veille un homme d'ge mr, la soixantaine tasse. C'est, se dit Lemdjad, l'un de ces anciens combattants qui cumulent une pension de guerre, une retraite anticipe, un fonds de commerce et un boulot assis. Il accueille Lemdjad en bougonnant comme s'il tait contrari d'tre interrompu dans une rflexion essentielle et profonde. Il merge, renfrogn, de ses abysses spculatifs et regarde longuement, mais sans intrt particulier, Lemdjad. Il faut dire que ce que celui-ci lui raconte n'est pas pour faciliter le contact. Lemdjad rpte en appuyant sur chaque mot : - C'est une petite machine, un modeste mtier tis38

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ser. J ' e n ai ici le dossier descriptif et un modle. Tenez, jetez-y un coup d'il. C'est pour obtenir un brevet. Il y a certaines formalits dont je dois m'acquitter auprs de votre administration. Je ne suis citoyen de votre petite ville que depuis une quinzaine de jours et je ne saurais dire pour combien de temps encore. Mais c'est ici que j ' a i mis au point ma machine et c'est pourquoi je veux que le modeste prestige de cette invention rejaillisse sur votre localit. Lemdjad a dbit tout cela sans s'interrompre. L'air ahuri et le mutisme du guichetier lui font craindre de voir tomber le verdict catastrophique de son interlocuteur virtuel. Il lui met sous le nez le dossier, la maquette qu'il dshabille avec dlicatesse et amour. Le sexagnaire reste toujours bahi, silencieux, le regard perdu. Tout coup, il se lve et disparat. Il tarde revenir, et Lemdjad commence sentir une lgre angoisse. L'ide l'effleure un moment que les peines ncessites par la mise au point de sa machine ne seront rien ct des tracas qui l'attendent dans ces bureaux et peut-tre mme dans la ville entire. Il regarde autour de lui et remarque - est-ce une illusion ? - que sa personne constitue le point de convergence des regards. Des employs derrire leur guichet - mais aussi des citoyens venus pour des papiers - le considrent d'un drle d'air. Il se sent dshabill. Son classeur et sa ridicule maquette pendent sous son bras comme les preuves irrfutables de son forfait.39

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L'ancien combattant finit par revenir et s'assied sa place sans le moindre regard pour Lemdjad. Celui-ci doit le relancer : - Je peux finalement voir quelqu'un? L'autre parat merger d'une incommensurable mditation. Il foudroie Mahfoudh d'un regard qui cherche l'humilier, l'anantir, lui faire sentir la fois son insignifiance et son incongruit. Il daigne enfin ouvrir la bouche : - Votre requte est tout fait inhabituelle et demande une rflexion de la part de notre administration. Vous tes pri de revenir plus tard. - Dans combien de temps exactement ? - Pas trop tard. Deux jours ou trois. - Comment deux jours ou trois ? Je pensais que c'tait une question d'heures ou mme de minutes. Je ne peux pas attendre plus longtemps. L'autre continuant lui accorder autant d'attention q u ' une bouse de dromadaire, Lemdjad entre dans une bruyante colre. Il se produit alors quelque chose d'inattendu. Le guichetier perd tout coup de sa morgue, s'essaie mme tre communicatif (ce qui doit lui coter beaucoup) et temprer l'humeur de Lemdjad. Mais il est trop tard. Des employs ont dj dsert leur poste pour venir se distraire, et un homme, dont l'apparence laisse penser qu'il est investi de quelque autorit, apparat l'tage au-dessus, s'accoudant une balustrade en bois. Il se penche de tout son buste vers le rez-de-chausse en forme de40

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patio et ordonne qu'on laisse monter le perturbateur. Lemdjad, bouillonnant de rvolte et de colre, s'engage dans l'escalier et se retrouve devant le donneur d'ordres qui le fait aussitt entrer dans un bureau. - Que voulez-vous ? demande-t-il sans prambule. Il s'efforce de prendre l'air svre du pre qui veut rprimander, mais sans intention relle d'aller jusqu' la bastonnade de peur d'une raction imprvue. Il a un costume bon march dont le pantalon a rtrci au lavage et une cravate un peu fane au nud maladroit. Il ne sait s'il doit menacer ou amadouer. Il est de toute vidence dsorient devant ce visiteur inhabituel, et ses doigts aux ongles noirs, qui ne cessent de se tortiller, en disent long sur son embarras. - Je viens pour quelques formalits avant de dposer une demande pour un brevet d'invention. J'ai dj expliqu cela au guichet des renseignements. A l'instar du sexagnaire, l'homme cravat, qui est le secrtaire gnral de la mairie, marque une pause mditative. Puis il dit d'une voix mal assure, pleine la fois de fatigue et de dpit : - Ce n'est pas tous les jours que nous avons affaire aux inventeurs. C'est pourquoi il faut comprendre nos ractions. Vous n'ignorez pas que dans notre sainte religion les mots cration et invention sont parfois condamns parce que perus comme une hrsie, une remise en cause de ce qui est dj, c'est--dire de la foi et de l'ordre ambiants. Notre religion rcuse les41

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crateurs pour leur ambition et leur manque d'humil i t ; oui, elle les rcuse par souci de prserver la socit des tourments qu'apporte l'innovation. Vous savez en outre, comme moi, que nous constituons aujourd'hui un peuple de consommateurs effrns et de farceurs la petite semaine. Des combinards, oui, il en existe, des bricoleurs aussi qui font dans le trompe-l'il et l'immdiatement utilitaire. Mais l'inventeur - auquel se rattachent des notions aussi dpaysantes que l'effort, la patience, le gnie, le dsintressement - relve d'une race encore inconnue chez nous. Vous venez perturber notre paysage familier d ' h o m m e s qui qutent des pensions de guerre, des fonds de commerce, des licences de taxi, des lots de terrain, des matriaux de construction ; qui usent toute leur nergie traquer des produits introuvables comme le beurre, les ananas, les lgumes secs ou les pneus. Comment voulez-vous, je vous le demande, que je classe votre invention dans cet univers sophagique ? Le mieux que je puisse vous conseiller est de rentrer sereinement chez vous afin de nous octroyer un temps de rflexion et de nous permettre, si le TrsHaut daigne nous assister, de contenir et digrer notre motion. Nous sommes trs honors de compter dans notre modeste commune des hommes qui travaillent de la tte au lieu de travailler du ventre. Mais je ne vois pas pourquoi je vous cacherais que vous nous dsorientez et nous posez un srieux problme. Mahfoudh Lemdjad ne se rappelle pas comment il42

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est rentr chez lui, quel chemin il a suivi. Il bouillonne d'une violente colre. Il ne pense mme pas la solution toute simple qui consisterait contourner cette municipalit rebutante, se rendre dans la capitale afin d'y satisfaire aux formalits. L'ide lui vient en effet de prendre sa voiture et d'aller l-bas, mais c'est pour se diriger vers Le Scarabe et non pour affronter une seconde fois une quelconque administration. Cela aurait fait trop pour une seule journe. Il passe quelques heures dans, l'apathie, incapable de regarder le dossier et la maquette, incapable mme de prendre un livre. Son poste de radio diffuse quelques chansons qui lui parviennent, par intermittence, lorsqu'il merge des zones paisses de torpeur. Soudain, il se rend compte que la musique a cess et que la radio diffuse des informations. Il teint l'appareil et va se mettre la fentre. Il contemple enfin le panorama qui l'entoure et que, dans son labeur fivreux des jours passs, il avait ignor.

Il y avait de cela deux petites dcennies, SidiMebrouk, situ pourtant dix-huit kilomtres seulement de la capitale o tait n Mahfoudh, ne lui aurait absolument rien dit. Sidi-Mebrouk tait alors une simple bourgade parpille de part et d'autre d'une rue qui la traversait htivement pour aller musarder plus loin dans des localits plus dignes d'intrt43

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comme Rodania, Mekli ou Bordj-Ettoub. SidiMebrouk, c'tait alors surtout un vignoble et des vergers ; une parcelle de la plaine immense et fertile qui ceinturait la capitale. Il subsiste de cette re arboricole un lot de verdure anmique coinc entre des btisses. Orangers et nfliers la peau cailleuse et couverte de moisissures regardent, Peaux-Rouges relgus dans leur rserve, les constructions blanches et hautes, les magasins impressionnants qui les encerclent, les bousculent chaque anne un peu plus et les vouent une mort imminente. Ils voient, impuissants, leur enclos se rtrcir, des ossatures de bton remplacer leurs frres dracins ou abattus. Ils regardent, quelques dizaines de mtres, les Galeries nationales, lieu d'opulence relative et d'inextricables bousculades, qui attirent une nombreuse clientle des kilomtres la ronde. Les receveurs des cars en provenance de BordjEttoub ou de Rodania, parvenus l'arrt de SidiMebrouk, s'crient gnralement : - Les Galeries nationales, on descend ! Sidi-Mebrouk a connu un destin faste. Tout a commenc au lendemain de l'indpendance avec l'implantation d'une dynamique entreprise nationale de construction. Les usines se mirent pousser : usine de panneaux prfabriqus, usines de meubles mtalliques et de meubles de bois, etc. Sidi-Mebrouk devint une zone industrielle. En quelques annes, sa population44

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fit plus que tripler. La localit vit pousser comme champignons, ct d'anciens pavillons coquets antrieurs l'indpendance (comme celui o se trouve Mahfoudh Lemdjad), de nombreuses habitations prives ainsi que trois grandes cits. Mais le compte est loin d'tre clos : des habitations imposantes - petits ranchs juxtaposs ou pagodes deux tages ns de la dernire vente de lots de terrain - exhibent leurs briques non encore crpies, l'ossature de leurs tours baroques, leurs escaliers en colimaon. Personne ne peut dire o s'arrtera le lotissement. Mahfoudh Lemdjad regarde cette dbauche d'argent, de ciment, de briques, de ferraille, en pensant que la rgion, trs sismique, peut un jour remuer son large dos comme une baleine et disperser, engloutir ces temples de la mdiocrit cristallisant des aspirations d'piciers. La boutique se trouve au rez-dechausse, la rsidence au premier tage ; parfois, elle dborde sur un deuxime tage en attendant de crotre encore. Car la fringale de bton n'est satisfaite que pour quelques annes : une denture de ferraille se dresse toujours sur la terrasse, en prvision de l'tage supplmentaire que l'on songe lever... Dans ce chantier interminable, dans cette agitation propice aux affaires, le flair commercial montre ses oreilles pointues, teste les crneaux les plus rentables : des magasins changent de nature quelques mois d'intervalle, cabinets mdicaux, cliniques d'accouchement, pharmacies, salons de coiffure, boutiques de45

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pressing et restaurants closent dans l'ancien village ou au rez-de-chausse des nouveaux btiments. Quelques petits commerants ambitieux ou tout simplement ralistes commencent rajuster leur local pour lui donner les dimensions et l'apparence requises par une cit dynamique et prospre.

Le colporteur est aussi rapace que diplomate. Un arnaqueur-n. Il n'est jamais court d'arguments. Il trouve chaque fois la faille - mme chez les passants les mieux bards - pour arriver au portefeuille. Il sait sur quelle corde j o u e r pour vous faire exhiber l'argent : il flatte chez les uns l'air bravache, exploite chez d'autres la bonne humeur, hausse le ton avec les timides et tire parti de la btise des vaniteux. Messaoud est tomb dans le pige. Il n'en revient pas : il se croyait immunis contre toutes les sollicitations qui dfont les cordons des bourses ! Le plus dsolant est qu'il n ' a mme pas vraiment besoin de l'objet que le marchand a russi lui fourguer. Il se ronge les sangs, sue grosses gouttes, a mme failli, dans un moment d'garement, reprendre son argent de la main du marchand et s'enfuir toutes jambes ! Mais il se rsigne en rageant. Le voil bien possd, c o m m e le premier paysan niais, lui qui n'achte jamais rien qu'il ne puisse revendre deux fois plus47

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cher. Plus il regarde ce funeste objet et plus il se convainc que personne n'en voudra et que ce n'est mme pas la peine d'en encombrer son magasin. Une perte sche, impardonnable, dont le remords le poursuivra des jours durant si ce n'est des semaines. De quelle frivolit n'est-il pas capable ! Messaoud Mezayer se rveille en nage, les membres ankyloss. Il regarde, encore incrdule, autour de lui. Ce n'est qu'un mchant rve. Dieu merci, il n'a rien achet ! Il ne s'est fait avoir par personne. Aucun marchand de ce monde ne lui a soutir le moindre centime pour une babiole. Son argent est bien au chaud dans son portefeuille comme il l'est lui-mme sous ses couvertures. Il a envie de crier sa joie, d'excuter des pirouettes. Il sort de chez lui, tout heureux, l'me lgre, ensoleille. Il marche en chantonnant.

Ce matin, Skander Brik, l'appariteur de la mairie, s'tait rendu chez quatre personnes, quatre anciens combattants. Il tenait les informer des vnements graves de la veille. Skander Brik fait partie de la police informelle entourant Si Abdenour Demik, un officier suprieur qui exerce une grande influence. Il avait servi sous ses ordres durant la guerre d'indpendance et, aujourd'hui, il est charg de lui rapporter tous les faits et gestes de quelque importance dont la ville est le thtre. Ce travail discret mais soutenu, il l'effectue48

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avec une constante diligence, et sa curiosit, sous des dehors trs rservs, est toujours en veil. Skander Brik a fait sienne une efficace stratgie : il est tel un insecte aux antennes ultra-sensibles qui se barricade dans sa carapace, mais conserve ses sens en veil comme autant de piges poss sur le chemin des imprudents. Son aspect bourru ne facilite pas les contacts, plus forte raison les familiarits ou les confidences. Et c'est l un inconvnient de taille. Mais Skander Brik possde, en contrepartie, favoris par son insignifiance apparente, l'art de passer inaperu. Il est difficile de voir dans cet homme falot et lymphatique un ennemi virtuel. Les cinq anciens combattants tinrent chez Menouar Ziada un vrai conseil de guerre. Ils tentrent d'valuer la porte des vnements de la veille, de localiser le perturbateur sur l'chiquier de leurs ennemis qui sont aussi les ennemis des institutions et, partant, du pays. Ils ritrrent le serment de lutter jusqu' leur dernier souffle, de ne jamais laisser s'teindre en eux la flamme de patriotisme. Le plus urgent, selon la majorit, tait d'avertir Si Abdenour Demik; celui-ci porterait l'affaire en haut lieu. - Mais ne conviendrait-il pas, en attendant, de matriser le perturbateur? mit l'un des dlibrants. - Soyons prudents, estima un autre. On ne peut pas agir en dehors du droit. Ce n'est pas nous de supplanter les forces de l'ordre, mme si notre cause est juste.49

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Oui, acquiesa Hadj Mokhtar, l'me spirituelle, intellectuelle et thorisante de la bande. Il ne faudrait pas que, paradoxe des paradoxes, notre conviction patriotique nous mette hors la loi. Car, comme vous le savez tous, la loi n'a jamais dfendu les causes justes : elle n'a, en fait, rien voir avec la justice ou la vrit. Les peuples, en priode de paix, instaurent des procdures compliques, un chapelet d'arguties pour lgifrer sur l'inutile, noyer le poisson dans l'eau et permettre ainsi des coupables mritant chtiment de passer travers les mailles de byzantines lgislations. Le tout est de ne pas perdre de vue notre inventeur du vendredi, de resserrer notre surveillance. Il faudrait nanmoins le laisser libre de ses mouvements, lui enlever tout soupon, afin qu'il nous mne de luimme jusqu'au cur de sa filire. Les autres firent semblant d'avoir compris la totalit de ce qu'il avait dit. Et les dbats continurent. Les cinq compres se prononcrent pour une mthode de lutte discrte mais incessante contre cet ennemi pernicieux. L'affaire serait videmment porte la connaissance des structures officielles (qui devaient dj tre au courant vu le lieu o s'tait droul l'incident), mais eux ne dsarmeraient pas ; ils seraient toujours l, dans l'ombre, veiller.

Bousculade indescriptible aux Galeries nationales. La queue est interminable, les caisses sont assaillies.50

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Une denre rare vient d'apparatre sur les tagres : beurre, poivre noir ! ou l'on vient de mettre en vente des services de table. Les pnuries peuvent donner lieu une grande violence : on parle depuis quelques jours de l'attaque d'un camion charg de pneus sur une route reliant le Nord au Sud du pays. Les journes o certaines marchandises arrivent dans les grandes surfaces sont des journes effroyables o les Galeries nationales ressemblent un bateau pris l'abordage. Mais ce sont des jours que Messaoud Mezayer affectionne car, dans le dsordre devenu roi, il est en tat de se livrer plus aisment ses larcins et autres oprations rprhensibles. Il est justement au rayon Alimentation en train d'intervertir des tiquettes, collant sur des botes de confiture d'abricots des papillons vols la confiture de coings (qui est nettement meilleur march), lorsque Menouar Ziada l'agrippe par l'paule. Il sursaute avec effroi, son cur battant la chamade, pensant que c'est quelque vigile qui a surpris son mange. Avant mme q u ' i l ne se retourne, sa tte amorce une rflexion acclre et fivreuse qui manque de la faire clater. Il imagine en une seconde plusieurs situations. Le vigile le connat et se contentera de le sermonner : un mauvais quart d'heure passer. Le vigile se rvlera intraitable et ameutera la foule surexcite : un dshonneur sans pareil. Le vigile agira de faon trs professionnelle : il le ceinturera et le tranera j u s q u ' a u service de surveillance. Comment s'en tirer dans les51

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diffrents cas de figures ? Peut-tre ira-t-il, pour sauver son honneur, j u s q u ' proposer au vigile de l'argent afin d'acheter son silence? Ce serait un sacrifice dont il ne se relverait pas. Ses lvres esquissent un piteux sourire lorsqu'il reconnat son ami. Il met longtemps refouler son trouble. Mais son soulagement cde vite la contrarit : le voici oblig d'interrompre son opration. Le brouhaha autour d'eux est assourdissant : cris d'impatience, de protestation ou d'irritation. Il arrive parfois que les gens en viennent aux mains. Les caisses demeurant inaccessibles, les deux compres s'apprtent quitter les Galeries. Un jeune homme merge, suant, dfait, d'une bousculade. Il dit voix trs haute, en se dirigeant vers la sortie et en passant prs des deux hommes : - On mettrait la mort en vente que les gens l'achteraient ! Messaoud Mezayer ne se dlectera pas aujourd'hui de la confiture d'abricots paye au prix de la confiture de coings. Les deux hommes marchent un moment, changeant des propos sur les pnuries et la vie devenue impossible, lorsque Menouar Ziada s'arrte, regarde son compagnon dans les yeux et lui dit trs posment : - Je ne me suis pas tromp. La demeure de Rabah Talbi est bien occupe par un individu malintentionn. Il est all hier matin braver notre ami Skander Brik. Et, comme ses projets nfastes ont t percs jour, il a provoqu un scandale la mairie.52

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- Qui est donc cet intrigant ? Je crois connatre tout le monde au village. - Il n'est mme pas d'ici ! Il a t envoy d'on ne sait o par ceux qui veulent nuire notre cit. - Que cherchait-il exactement? A-t-il dvoil ses projets ? - Non. Ces gens-l, comme tu dois le deviner, se prsentent toujours sous un faux visage pour infiltrer nos institutions. Les choses seraient bien faciles s'ils avouaient la fois leurs desseins et leur identit. - Il n'a mme pas dclin son nom ? - Il se prsente comme un savant qui aurait mis au point une machine. - Cela semble intressant. Et qu'a-t-il invent? Un avion ? Un sous-marin ? Un rfrigrateur ? Une arme chimique ? - Rien de tout cela. Tu ne me croirais mme pas si je te disais ce qu'il prtend avoir invent, ce rigolo : c'est, tiens-toi bien, un mtier tisser ! - Ah ! fait Mezayer. Il se met penser la confiture d'abricots et cette rencontre malvenue. On aurait dit que Menouar Ziada tait n pour lui gcher toutes les occasions de raliser un profit ! Les deux amis continuent de marcher, et Messaoud Mezayer, peu dsireux de prolonger cette discussion, prtexte une proccupation urgente pour planter l Menouar Ziada : tout dbat o il n'y a rien de concret empocher ne l'intresse qu'accessoirement.53

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Menouar Ziada se demande s'il a bien fait d'informer Messaoud Mezayer. Son attachement pour l'ami d'enfance le pousse se livrer lui en ses moments d'inquitude, d'angoisse, de solitude ou - bien plus rarement - d'exaltation. Mais leurs centres d'intrt et leurs objectifs diffrent tellement et, pour tout dire, il ne sait pas s'il doit avoir rellement confiance. L'avarice et la cupidit de Messaoud Mezayer peuvent l'entraner loin, le pousser aux dviations, voire de graves compromissions. Menouar Ziada se prend s'admonester: le secret qu'il vient de rvler sera-t-il bien gard? Le suspect n'en sera-t-il pas averti afin qu'il prenne ses dispositions? Il rumine tout cela chez lui le soir, et l'insomnie le guette. C'est le soir, en effet, qu'il dballe ses inquitudes et dnombre ses revers. La chute du jour, qui a toujours quelque chose de la dfaite et de la mort, est chez lui propice ce genre de ressassement. Cela fait un moment que Menouar Ziada a quitt le seuil de sa maison et qu'il est mont dans sa chambre. Mais il coute la brise passant dans les arbres et les stridulations des insectes. Il y a maintenant un quart de sicle que Menouar coute ces mmes chants - mis par des gnrations sans nombre qui se relaient pour que le cri demeure ininterrompu - et chaque fois l'envahit avec les chants l'odeur tenace de sa cam54

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pagne lui o chaque saison rpand ses armes et prpare de magiques closions. L'envie le prend depuis quelque temps d'y retourner pour toujours afin d ' y revivre, avant la mort, une sorte de nouvelle enfance dans l'odeur des btes domestiques et les surprises des saisons. Mais il sait, au fond de lui-mme, que ce n'est pas l'appel de l'enfance, mais celui de la mort. C'est pourquoi il atermoie, s'esquive, tarde rpondre l'appel. Il s'invente des prtextes qui sont d'ailleurs des motifs srieux : cette banlieue possde ses commodits ; la boulangerie, les magasins, l'lectricit, l'eau courante dispensent de ptrir le pain, de se rendre au march hebdomadaire pour s'approvisionner, de chercher le bois pour l'hiver, de faire un interminable va-et-vient entre la maison et la fontaine publique. Menouar Ziada n ' a pas d'enfant et il sait que ni lui ni sa femme ne sont capables de s'acquitter de telles besognes - surtout aprs un quart de sicle de cette vie citadine (mais, en ralit, il a souvent l'impression que sa vie s'est arrte le jour o il a quitt son village; que tout ce qu'il a subi depuis n ' a t qu'accumulation d'annes et attente de la mort). Oui, il doit hlas ! rester l j u s q u ' la fin. Ce n'est qu'alors qu'il pourra se renraciner dans le terreau de l'enfance, parmi les plantes et les insectes familiers, dans ce cimetire envahi par les buissons et o, enfant, il posait des piges et cherchait des nids de perdrix. Menouar Ziada pense l'intrus qui ose menacer la55

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quitude de la cit. Il est, au fond de lui-mme, trs fier d'avoir t le premier dceler sa prsence dans la ville, souponner quelque projet nfaste en regardant cette maison qui reste claire tard la nuit. Il reconnat toutefois qu'il n'aurait pas t de lui-mme dnoncer ou inquiter le malfaiteur. Il manque de courage et n'a pas d'esprit d'initiative. Il aurait regard deux fois avant d'entreprendre une dmarche qui aurait entran des complications, voire des reprsailles. Si l'intrus ne s'tait pas trahi et n'tait tomb dans les griffes impitoyables de Skander Brik, comment aurait fini ce guet silencieux ?

Dans la maison en question, qui cette nuit encore est claire, Mahfoudh Lemdjad ne pense presque plus au revers cuisant de la veille. Mais il ne parvient pas se concentrer. Il arrive tout juste meubler son temps : en coutant de la musique. Mahfoudh, cependant, s'applique ordonner ses penses, se rendre matre de la situation. Bien sr, il avait un instant paniqu, comprenant que la ville et ses rouages institutionnels allaient le briser, prservant de la sorte la prennit de leurs proccupations sophagiques. Mais il s'tait peu peu ressaisi, avait ramen ses justes dimensions cet incident de parcours. Sa machine, il la brevettera ! Il ira mme, comme il56

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l'avait projet, cette Foire aux inventions qui doit se tenir dans deux mois Heidelberg. Il se sent soudain gonfl bloc, prt au combat q u ' o n lui impose : aucune loi ne prescrit la lapidation des rnovateurs du mtier tisser ! Il se remmore aussi la priode de sa vie o il avait d faire face une grande injustice, o il avait t happ par l'appareil retors et labyrinthique des polices et des bureaucraties. C'tait l'issue d'un mouvement d'tudiants qui s'tait termin en affrontement avec les forces de l'ordre. Lemdjad n'tait pas un meneur. N'empche qu'il avait t arrt avec quelques autres, jug avec, comme motif d'inculpation, atteinte la sret de l'tat et condamn une peine de prison dont il n'avait heureusement purg qu'une infime partie. Priode o l'absurde l'emportait, l'indiffrence, le mpris, o l'incommunicabilit tait tablie en systme. Il a eu l'impression, hier aprs sa sortie de la mairie, qu'il devrait de nouveau affronter tout cela et se cogner la tte contre les murs de l'ordre. Par chance, la musique l'arrache, le soulve, le propulse sur une autre terre, dans une atmosphre diaphane. La chose ne dure qu'un instant. Puis Lemdjad replonge dans l'eau marcageuse de Sidi-Mebrouk avec ses squales au contact horrifiant. Il se sent rellement au fond, plongeur solitaire dans une ville o il ne connat personne, o son sjour court et laborieux ne lui a pas laiss le loisir d'tablir des contacts ou des sympathies. Sa dcision est maintenant prise : il se57

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rendra demain de bonne heure la capitale. Il aurait aim voir Samia ; mais leur rendez-vous est pour le dbut de la semaine prochaine. Il se contentera de passer chez son frre et peut-tre de rencontrer des amis. Cette ide le rassrne un moment, ouvre une bienfaisante claircie dans le cours sombre de ses penses. Il se sent mme envahi d'une joie furtive comme s'il se trouvait dj loin d'ici, dptr de ce bourbier. Il fait quelques pas dans la pice, excit : cette simple dcision a suscit en lui un regain d'nergie. Il va jusqu' la fentre, s'accoude et observe la campagne. La nuit vient, bourre de menaces, mais il y rgne aussi une douceur insinuante. Aprs un large tour d'horizon, Mahfoudh regarde dans la rue. Il est alors berlu : deux personnes sont en bas, une dizaine de mtres l'une de l'autre, l'une accroupie sous une bougainville, l'autre adosse un tronc d'eucalyptus. Lemdjad, dconcert, scrute l'obscurit, puis une angoisse s'empare de lui : ce ne sont srement pas deux promeneurs. Il se saisit de la premire arme qui lui vient la main - une tringle rideau en mtal - et descend fbrilement l'escalier. Les deux silhouettes ont disparu.

- Qu'est-ce que tu chris le plus : le petit d ou le grand D ? Redhouane, les yeux ptillant d'intelligence, vient se planter devant son oncle - un personnage dont il peroit l'vidente et troublante originalit : il n ' a pas encore de femme trente ans ! Redhouane a en outre acquis la conviction que son oncle ne fait pas la prire - peut-tre ne jene-t-il mme pas ! Il faut dire aussi que l'enfant prouve pour son oncle une secrte affection; une affection, certes, un peu dsoriente, car il n'arrive pas comprendre comment un h o m m e aussi savant et aussi bon musarde hors du droit chemin ! N'empche qu'avec lui on peut parler srieusement. Mahfoudh doit donner sa langue au chat. C'est alors q u ' i l apprend que le petit d signifie le diable et le grand D Dieu. Tout un code cls religieuses circule comme cela dans les coles, encourag sinon suscit par les ensei59

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gnants eux-mmes. Bien que dsappoint par ces proccupations qui jurent avec l'enfance, Mahfoudh est quand mme presque content de subir, chaque fois qu'il vient dans cette maison, les tracasseries de Redhouane. Avec lui au moins il communique, ce qui n'est plus le cas avec le pre du petit garon. Un tel ennui s'est tabli dans les discussions entre les deux frres que Mahfoudh se demande pourquoi il vient encore ici. Sans doute par nostalgie d'un temps o Youns et lui taient, au-del de leur lien fraternel, de vritables amis.

Ils habitaient la vieille casbah, qui surplombe une partie de la ville, au rez-de-chausse en patio d'une maison mauresque deux tages. Le confort tait des plus sommaires : un seul robinet dans un coin du patio, trois chambres indpendantes rparties tout autour de la petite cour et dont l'une tait une sorte de grande niche qui ne possdait, hormis la porte, aucune ouverture sur l'extrieur; il fallait y maintenir la lumire lectrique mme pendant le jour. Mais Mahfoudh conserve un souvenir merveill de ce lieu dont la ralit est pourtant oppressante. Sa mmoire avait comme opr un tri, vacuant tout ce qui accable ou enlaidit; elle n ' a conserv que la fracheur des ts dans le patio, la ville moderne aux mille lumires que l'enfant dcouvrit un soir partir de la terrasse, les promenades et les jeux dans les rues sombres, cou60

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vertes, sous les arcades et sous les encorbellements. Mahfoudh aimait circuler en tous sens dans ce ddale de rues et d'escaliers qui relie le front de mer aux collines. Son frre et lui taient studieux, mais ils aimaient aussi tous les deux le football et la plage. Mahfoudh avait plutt tendance vivre fourr dans ses livres, et c'tait Youns qui, ds que l't commenait taper, entreprenait de l'arracher aux paperasses et de l'entraner vers la plage. Ils faisaient des prparatifs sommaires, puis empruntaient les ruelles tortueuses, poursuivis par les odeurs doucetres de l't et cette fracheur un peu incongrue sous un ciel bleu et torride. Les rues et les escaliers se croisaient, se coupaient angle aigu. La rue o ils habitaient est la plus longue de la vieille ville (elle la traverse de part en part). Mais ce n'est pas le bon chemin pour la mer, c'est pourquoi les deux frres enfilaient une succession de rues troites, les suivaient machinalement. Le dpart pour la plage tait pour eux un vritable chemin rituel avec ses odeurs prcises et ses surprises entendues, la rencontre inluctable du vendeur ambulant de citronnade parfume au clou de girofle. La brise marine leur fouettait le visage au dtour d'un pt de maisons basses donnant sur un escalier interminable. Ils s'arrtaient, s'accoudaient une rampe et respiraient l'air charg d'une odeur de saumure. A partir de l, Mahfoudh commenait percevoir61

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une autre odeur: celle de l'asphalte surchauff avec ses effluves de goudron. La ville flambait sous le soleil, d'un incendie invisible et intense. Elle continuait en bas, au-dessous d'eux, mais elle offrait un autre visage. C'taient des btiments blancs cossus spars par de larges rues et par des ranges d'arbres. Mahfoudh rvait d'habiter l un jour, ou dans un quartier similaire. Lorsqu'ils traversaient cet espace respirant l'aisance, il levait les yeux et regardait les balcons spacieux o souvent une belle femme se tenait. Mahfoudh emportait avec lui, dans son chemin vers la plage, cette image radieuse et troublante. Ce qui le retenait galement, dans son itinraire vers la plage, c'tait le jardin traverser. C'tait une sorte de jardin-frontire qui s'interposait entre la vieille casbah et le quartier plus moderne et plus riche ; qui sparait aussi deux lyces dont l'un tait nettement plus hupp que l'autre. Le jardin de l'Oasis (Mahfoudh avait toujours trouv insolite cette appellation voquant le dsert), c'tait une brisure verte, c'tait une accalmie - comme pour se reposer et rver - dans cette dgringolade blanche qui prcipitait la haute casbah vers la mer. Venant aprs la fourmilire oppressante du march aux puces, aprs l'espace grouillant et un peu interlope (la saintet et la pauvret n'ontelles pas toujours fait bon mnage ?) du mausole de Sidi Abdelkader le Souri (o se pressaient les dvots, les mendiants, les camelots et les matrones en qute d'un mauvais coup), cet espace verdoyant et bruissant62

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paraissait la fois anachronique et providentiel. Il avait l'air un peu irrel, presque suspect parce que trop beau pour le panorama. Les deux frres, quittant le jardin, faisaient encore quelques pas et se retrouvaient devant la mer. Juste au-dessus de la plage, un vaste talus de terre herbue dvalait lentement vers le sable. Il y avait l des bougainvilles rabougries, des volubilis, des hliotropes dsordonns, couverts d'une chape de poussire provenant de la route. La chaleur accablante pressurait les plantes, leur extorquait leurs sucs aromatiques qui se rpandaient dans l'air pesant. Les yeux et tous les sens se troublaient, s'embuaient lgrement devant la chaleur palpable, la mer parcourue d'escarbilles et le vaste horizon d'eau tendu comme une corde d'arc. Moins passionn pour les tudes que Mahfoudh, mais peut-tre aussi conscient de sa position d'an qui doit rapporter le plus tt possible de l'argent la maison, Youns trouva s'employer dans une banque l'ge de dix-huit ans. Mais ses rapports avec son frre, brillant tudiant la facult des sciences, demeurrent empreints de la mme camaraderie. Il se maria, eut des enfants, sans que ses liens avec Mahfoudh se relchent ou s'altrent. Jusqu'au jour o il succomba lui aussi ce vent de dvotion qui soufflait sur le pays. Il devint brusquement renferm, tout requis par ses prires et par la frquentation des temples o il suivait assidment les prches, les commentaires du Livre et les leons de thologie. Il discu63

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tait encore avec Mahfoudh, mais sur un ton rogue, dnu de cordialit. Il s'ingniait ramener tout dbat sur le terrain de la foi. Leur discorde avait commenc un jour o Youns, considrant pensivement son frre, laissa tomber tout coup : - Tu aurais t un homme parfait s'il ne te manquait la pratique de la prire. Mahfoudh rpliqua que ce genre de pratique dpendait de son libre arbitre et de sa seule conscience. Il n'avait pour le moment aucun problme de ce ct-l. Sa conscience tait tranquille : elle ne requrait ni prires ni dvotions. Et puis il n'avait jamais prtendu ni mme aspir la perfection dont son frre voudrait l'honorer. Il s'ensuivit un long dbat contradictoire o Youns dploya une flamme et une loquence inattendues pour dfendre des thses assenes comme des vrits rejetant toute discussion. D'autres confrontations eurent lieu, tout aussi orageuses. Mahfoudh avait cru au dbut qu'en son frre s'taient accumuls au fil des ans une rancur et un sentiment de dfaite face sa vie somme toute mdiocre; il pensait que Youns cherchait ainsi dans l'assiduit religieuse une compensation spirituelle. Il se dit mme un moment que son frre tait peut-tre jaloux de lui, beaucoup plus chanceux, tout au moins dans la russite professionnelle. Il redoubla de bonne volont pour maintenir intacte leur ancienne intimit; il eut mme l'illusion qu'il pouvait 64

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l'aider se rconcilier avec un certain nombre de choses. Mais leurs conceptions du monde avaient pris des directions opposes. Youns s'enfonant de plus en plus dans des attitudes excluant la repartie, la communication devint trs laborieuse avant de mourir tout fait. Youns eut le temps d'adresser Mahfoudh de violents reproches sur son clibat, sa frquentation d'une femme en dehors des liens conjugaux, sa nonobservance des prescriptions religieuses. Devant la rsistance et les arguments de Mahfoudh, sa flamme de proslyte s'teignit et il dut baisser les bras. Et depuis, entre eux, c'est le silence, l'esquive, les propos anodins - de peur que ne survienne de nouveau l'empoignade.

Et voici que Mahfoudh remarque, atterr, que les attitudes paternelles atteignent maintenant Redhouane. Mais il ne peut dire avec prcision qui revient la palme : au pre ou l'cole. Cette dernire est en effet devenue, aprs une srie de rformes et son investissement par une caste thologique, une vritable institution militaro-religieuse : leve des couleurs nationales, chants patriotiques, fort volume d'enseignement religieux. Alors, plutt que de s'occuper des choses de leur ge, les coliers sont tout proccups du bien et du mal, d'ici-bas et de l'au-del, de la rcompense et du chtiment divins.65

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des archanges et des dmons, de l'enfer et du paradis. Mahfoudh a entendu dire que des enseignants exercent parfois sur leurs lves un vritable chantage moral : ils les obligent faire la prire en les menaant de chtiments divins, ils les amnent m m e dnoncer les parents qui consomment de l'alcool. On lui a parl d'une cole o toute fille portant le hidjab est assure d'avoir la moyenne. Mahfoudh ose esprer que Redhouane n'en est pas encore la dlation. La hardiesse et la franchise de ses yeux montrent qu'il n'est pas encore atteint de faon irrmdiable. Ce qui l'incite importuner son oncle, c'est sans doute un dsir de comprendre, de mettre un peu d'ordre dans sa tte, de clarifier et ordonner certaines valeurs. Car cet exemple lui fait entrevoir qu'ils ne sont pas blmables dans leur totalit, ces mcrants . Quelques-uns au moins, au rang desquels se trouve Mahfoudh, sont sociables, disponibles, gnreux, intelligents. Redhouane s'tant calm, Mahfoudh se demande s'il va faire part son frre de ses dboires de l'avantveille. Il doute fort que Youns s'intresse vraiment ce qu'il fait maintenant, mais il se dit que cela entretiendrait entre eux un moment de discussion srieuse comme ils n'en ont pas eu depuis longtemps. Bien cal dans un fauteuil en moleskine sombre, Youns coute sur cassette, en dodelinant la tte avec extase, les prches d'un imam clbre. Celui-ci pourfend les pouvoirs et les peuples de la terre islamique66

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qui s'loignent du chemin trac, succombent aux tentations et aux illusions miroitantes de l'impit. - Je me demande, dit ironiquement Mahfoudh, si ce n'est pas cette socit mcrante qui vient de me mettre des btons dans les roues. - Cela m'tonnerait, rplique, sarcastique, Youns. Cette socit est la tienne, c'est la socit sans entraves et sans ordre moral dont tu souhaites l'tablissement. Mais quel genre de problme as-tu ? - Tu te rappelles mes talents de bricoleur. Eh bien, j ' a i invent une petite machine. J'allais pour la faire breveter, m'attendant tre au moins congratul. Mais j ' a i but contre un mur de plomb. Je crois mme que je suis, depuis, devenu suspect aux autorits de SidiMebrouk qui postent des sentinelles sur mon chemin. - Comment des sentinelles? J'espre que tu n ' e s pas atteint par un dlire de perscution. - Je t'assure que j ' a i surpris des personnes en train de m'pier. - Que peut-on attendre d'autre de la socit policire, sans scrupules, que vos ides ont aid asseoir ? - Et la socit gouverne par la loi religieuse, dont tu souhaites l'avnement, serait donc plus incorruptible et plus humaine ? - La loi religieuse purifie l'homme de ses bas instincts. Elle abolit tous les carts, prche l'honntet, le respect du vis--vis, le secours du faible. - Ne risquons-nous pas plutt d'tre ramens des67

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sicles en arrire et de perdre des valeurs que les hommes ont difies au prix du sang et de la sueur, comme la dmocratie, l'galit des sexes, la libert individuelle, la libert d'opinion, la libert confessionnelle ? - Et tu crois peut-tre que tous ces beaux concepts que tu vantes ont cours dans le monde occidental qui t'obnubile ? Tu crois que la volont de l'individu y est prise en compte ? que la femme y est respecte ? La discussion arrive au point nodal : elle va outrepasser les gratignures et la joute conceptuelle pour se muer en violente diatribe quand Leila, la femme de Youns, vient leur rappeler les ncessits toutes prosaques de la table. Mahfoudh va se laver les mains pour mettre un terme un dbat o il sait qu'il n ' y a rien gagner, o il est trs difficile de faire avancer les ides, tant donn que les interlocuteurs se tournent le dos. Il reconnat cependant que, pour cette fois-ci, c'est lui qui a jou la provocation. Le repas termin, il prend cong de son frre avec cette impression renouvele, mais plus pnible chaque fois, d'une adolescence et d'une camaraderie mortes, d'une abdication face aux sollicitations passionnantes et douloureuses de la vie. Mahfoudh connat bien cette socit o les hommes peinent, s'amusent et reoivent leur part de jouissance puis, arrivs un certain ge - la cinquantaine gnralement -, ferment les yeux sur les passions et leurs tumultes ; ils passent de l'autre ct de la vie fait de renoncements et de68

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prires, mais sans doute aussi d'une nostalgie des joies et des frasques d'autrefois. Ce qui est effrayant chez cette nouvelle gnration de dvots zls, c'est sa ngation mme de toute joie, son refus de toute opinion diffrente, son rve de soumettre le monde aux rigueurs d'un dogme inflexible.

Mahfoudh est tout content de trouver Hassan Bakli au Scarabe. Il y a sur la table un peu branlante (une capsule de bouteille de bire place tout l'heure sous l'un des pieds a d changer d'endroit) quatre cadavres de bouteilles que le garon a omis d'enlever ainsi que deux soucoupes contenant l'une des olives vertes et l'autre des amandes grilles et sales. Autour d'eux, un brouhaha, qui semble venir d'un point situ une distance modulable, les enveloppe ou dcrot, rampe ras-de-terre avant de se dissoudre totalement pour faire place au silence, un vide dlicieux que seuls flent les bruits de verre. Puis les exclamations renaissent, dclenchent la meule du brouhaha. Mahfoudh contemple des napperons motifs gomtriques, fixs au plafond entre des moulures en pltre de mauvais got, autour de l'immense globe en plastique orange qui enrobe l'ampoule comme un lustre de fortune. Le plafond est solidement scell. Ce n'est que dans deux ou trois heures, si Mahfoudh continue boire ce rythme lent et comme mditatif, que les espaces et les objets commenceront tanguer et que 69

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son cou devra adopter des contorsions un peu cocasses pour rtablir les quilibres. Hassan et lui restent silencieux. Ils n'ont pas besoin de se parler. Entre eux, c'est une vieille, intense et pudique amiti. Leurs itinraires sont diffrents. Hassan, de quelques annes plus g, n ' a pas accompli ses tudes avec la mme aisance et la mme rgularit que Mahfoudh. Il a t, trs jeune, pompier puis foreur dans une socit d'hydrocarbures avant de passer ses examens et d'arracher ses diplmes l'universit. Il est ensuite devenu professeur dans le mme lyce que Lemdjad. Ce dernier prouve pour lui, en mme temps qu'une grande amiti, une sorte de respect d l'an qui a beaucoup vcu. Mahfoudh aurait aim rencontrer aussi le vieux Rabah Talbi. Il aurait voulu le remercier pour la maison et lui parler de la machine - ce qui ne manquerait pas, il en est certain, de lui faire plaisir. Mais, au moment o il pense lui, regardant vers l'entre, le personnage qui s'y encadre avant de se diriger vers leur table est Nadjib Chbib, un grand type osseux, une sorte de matamore tonitruant qui tient depuis plus de quinze ans des rles moins que secondaires dans les films nationaux. Il est l'indlicatesse mme, et ce n'est pas sans apprhension que Mahfoudh le voit s'approcher, un large sourire fendant sa bouche et les bras dj grands ouverts pour une treinte affectueuse. Il s'invite sans faon la table, commande une bire avant mme de s'asseoir et ds lors accapare l'atten70

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tion, devient le seul tre digne d'intrt dans ce brumeux estaminet o il ne doute pas que tout le monde le connat, l'affectionne et l'admire. Il commence parler du film en cours o il tient le rle d'un journaliste correspondant de guerre pris entre son devoir d'informer et de tmoigner et l'amour d'une femme qui veut l'loigner de la zone de combat. Mais il est souvent interrompu : il est rgulirement hl ou salu tant par les consommateurs assis que par ceux qui arrivent ou s'en vont. Il a fallu juste trois bires, absorbes, il est vrai assez goulment, pour que Nadjib libre sa verve dclamatoire, tire sa personne la dimension de l'estaminet, devienne la plaque tournante d'un grand dbat politico-esthtique. Deux interlocuteurs notamment, assis l'autre bout du bar, sont engags fond dans le dbat. Ne pouvant alimenter la discussion quelques mtres de distance, au-dessus des ttes et des voix, ils prennent le parti de rejoindre Nadjib, ce qui porte au nombre de cinq les commensaux autour de la table l'quilibre prcaire. La discussion continue pendant que les deux interlocuteurs s'approchent, tenant chacun un verre et une bouteille entame. L'un des nouveaux arrivants porte des lunettes cercles et une barbe de quatre ou cinq jours : on sent tout de suite que celle-ci n'est pas le rsultat d'une ngligence, mais qu'elle fait partie d'un personnage tudi dont les autres attributs sont une voix de stentor, une manire de tambouriner sur la71

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table, des vtements amples et trs chics, un point d'honneur mis tout contredire. Mahfoudh et Hassan ne sont nullement sollicits pour parler et, les rares fois qu'ils s'y sont hasards, ils se sont trs vite rendu compte que ce n'est pas du tout ais, que la prise de parole doit se conqurir de haute lutte. C'est un jeu ou plutt une preuve o Nadjib et l'homme mal ras souffrent difficilement la concurrence. Le dbat s'emmle, impitoyable, et Mahfoudh arrive comprendre que le point de dpart en est un article que Mal-Ras a sign dans Le Militant incorruptible. La fume, les bruits de verre et les voix environnantes embrouillent la discussion dont Mahfoudh n'attend que le moment o elle tournera en rixe. - L'tat n'a pas besoin de gnies, il a besoin de serviteurs, dit l'un d'entre eux. (Mahfoudh ne distingue pas trs bien lequel, c'est sans doute Mal-Ras.) - C'est l'unanimisme qui m'horripile, met une voix mal assure. (Maintenant, se dit Mahfoudh, c'est le troisime larron, celui qui n ' a pas russi jusque-l placer son point de vue.) - Et je crois bien que l'humanisme ne vaut pas mieux, rplique un autre tout de go. Ce qu'il faudrait promouvoir, c'est une thique du suicide. Apprendre aux gens franchir le pas, transcender cette lchet qui les empche de s'accomplir dans le nant dfinitif. - Ils se rfugient, pour maquiller leur couardise, derrire des interdictions religieuses : les suicids sont72

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vous la damnation car ils osent se substituer Dieu qui seul peut disposer de la vie ! (Le troisime larron fait des progrs, remarque Mahfoudh, car c'est encore lui qui vient de parler, lui dont on arrivait difficilement comprendre quelques instants auparavant la prsence cette table vu qu'il ne se mlait presque pas une discussion qui prenait des allures de duel.) - Tu ne vas pas me dire que ceux qui sont vraiment dcids s'embarrassent, au moment crucial, de religion ou d'autre chose. Et puis, quelle bonne blague que la damnation ternelle ! Ce que nos concitoyens vivent au quotidien n'est donc pas une forme de damnation ? Je ne comprends pas comment ils s'accrochent une vie qu'ils ne cessent de vilipender. Maudite soit cette vie , entends-tu chaque coin de rue. Regarde des pays heureux o les gens vivent panouis, presque combls, avec en tout cas cent fois moins de problmes qu'ici, et regarde avec cela le nombre de suicides q u ' o n y enregistre. Mais, chez nous, une vie de chien, une vie q u ' o n dnigre et vomit, et jamais pour autant un seul suicide ! La discussion s'enfonce de plus en plus dans les abysses mtaphysiques ; les concepts et les mots en isme ricochent les uns contre les autres. Mahfoudh n'coute que par intermittence, mnageant dans son esprit de longs espaces de rverie soustraits la joute verbale. Lorsqu'il reprend pied dans la discussion, il s'aperoit que N