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VCX préoccupe du moral des troupes, engluées sur ce front très long. Or «le marché vinicole était saturé en 1914», explique Christophe Lucand, chercheur à l’Université de Bourgo- gne. Après les attaques du phyl- loxéra, les vignobles du Sud mais aussi ceux d’Algérie ont été plantés avec des cépages à haut rendement qui ont inondé le marché. Les vignerons du Midi ont ainsi offert 200 000 hectolitres aux armées. Une logistique importante est mise en place, avec des wagons-citernes et des cargos pinardiers qui alimentent des magasins à proximité des combats, où le remontant est livré ensuite par camions. Très vite, le pinard devient le meilleur ami du troufion. «Le pinard, c’est de faire à s’acquitter convenablement de leurs fonctions», recommande le sous-se- crétaire d’État à la guerre, Henri Chéron. Cuisine de combat Dès 1915, l’état-major doit prendre des dis- positions face à une guerre qui se prolonge et mettre en place un vrai approvisionne- ment. Ce qui n’est pas forcément facile à l’heure où tout le pays souffre de voir ses hommes paysans ou ouvriers mobilisés. Si les soldats se plaignent du manque de légu- mes sur ce front long de 700 km – eux qui sont habitués à un régime quasi végétarien –, on les habitue à manger de la viande, entre 300 et 500 grammes par jour. On amène au début les troupeaux di- rectement sur place, où les bêtes sont tuées puis découpées à l’arrière. Un régi- ment de ravitaillement en viande (le 7e escadron du train) est même créé. Sur ses camions, un jeune dessinateur y croque une vache hilare, qui inspirera Léon Bel pour créer en 1921 son fromage La vache qui rit. Mais les moyens frigorifiques ne sont pas encore arrivés dans l’armée, particu- lièrement côté français, qui ne les aime pas. À la viande fraîche, on préfère sou- vent celle en conserve, le fameux «singe». La Grande Guerre a ainsi été un moteur formidable au développement de la mise en boîte. Les entreprises spécialisées, Lefè- vre-Utile (connue aujourd’hui comme LU), Cassegrain ou Saupiquet, créent des lignes de production où travaillent les femmes restées à l’arrière. Le «Livre de cuisine mili- taire» propose des recettes moyennement attrayantes comme ce «hachis de bœuf en conserve», qui mélange le singe à des oignons, du saindoux et des tomates pour un ragoût calorique. Manger pour oublier Tout passe dans ces boîtes de fer-blanc, la viande, le poisson, les légumes ou même le «pain de guerre», des biscuits secs. Ce qui est censé être la ration de réserve des poilus devient souvent l’ordinaire. Pour ces soldats qui passent trente-six ou qua- rante-huit heures sous les bombarde- ments en première ligne, le retour à l’ar- rière s’accompagne de vrais repas qui de- viennent les moments où on oublie le dan- ger et où le pinard coule à flots. C’est bon pour le moral. Le cuistot, catalogué comme «embus- qué» au début, devient un héros. Des chefs deviennent célèbres, comme Jules Main- cave, connu pour son «bifteck d’attaque», un ragoût qu’il parfume d’herbes cueillies dans les bois, ou Prosper Montagné, qui développe les cuisines centrales des ar- mées avant de fonder le «Larousse gastro- nomique» entre-deux-guerres. Comme le dit le chercheur Silvano Ser- venti, «à partir de 1917, tout le monde sait que le vainqueur sera celui qui aura un mois de réserves de plus que l’autre. Les Français sont conscients de cet avantage et il n’est pas question de l’abandonner.» «La cuisine des tranchées», Silvano Serventi, Éd. Sud Ouest «Les industries alimentaires durant la guerre 1914-1918 en France», Marie Llosa Les combats dans les tranchées ont modifié l’alimentation des poilus, mais aussi celle des civils à long terme. Boîte de conserve ou pinard au menu L a Grande Guerre a permis aux états-majors de se ren- dre compte que les batailles se gagnaient d’abord en cui- sine. Des soldats bien nourris se battaient mieux et avec un meilleur moral. Pourtant, au début du con- flit, le sujet est ignoré. On sert, des deux côtés du front, du pain (700 g quotidiens chez les Français), blanc les bons jours mais souvent gris ou noir, ou des rutaba- gas. Dans les tranchées, la subsistance est de la responsabilité du capitaine qui fait les commandes et d’un soldat qui tient la can- tine, rarement un professionnel. «Les mili- taires employés aux cuisines doivent met- tre toute leur bonne volonté et leur savoir- David Moginier D ans les tranchées, Genevois de la ville, Vaudois des campa- gnes et Bâlois des usines se retrouvent mêlés à une foule de vocabulaires des provinces encore bien présents au début du siècle. Les vétérans rappor- teront un argot qui fait encore partie de notre quotidien un siècle plus tard. Beaucoup passe par la bouche. Le cuistot est le cuisinier militaire qui prépare la tam- bouille et le rata. Un embus- qué est un planqué, celui qui préfère rester à la cuisine, la roulante, qu’en première ligne. Le régime extrêmement carné des combattants répand des viandes de mauvaise qualité. Bidoche était d’abord le nom des chevaux de bois des forains. Il rejoint barbaque, pour parler d’un morceau quelcon- que. Pinard, c’est la munition qui a permis de tenir, du rouge de mauvaise qualité toutefois. Du rab, c’est le reste pour le lendemain, mais la sardine, c’est le gallon d’un officier. Ce que n’a pas un pauvre troufion du front. Celui qui manque de se faire zigouiller, trucider donc, sous les obus qui tombent, appelés les marmites. Le barda, désignait alors le bagage de campagne, lourd et pénible. Bourrin, pour mauvais cheval, vient aussi de l’argot militaire. Maous, comme synonyme de remarquable ou impressionnant, est cité par Dorgelès, l’auteur des «Croix de bois.» Aux pieds, godasse ou godillot se dit parfois A u début de la guerre, le soldat français reçoit un quart de vin par jour (2,5 dl), mais d’un vin qui ne ressemble pas forcément à celui qu’on connaît aujourd’hui. C’est une nouveauté puisque ce n’était pas dans les habitudes de l’armée française. Le pinard (dont le nom serait tiré du cépage pinot noir) est souvent issu de vignes en surproduction, parfois coupé d’eau, et titre 8 ou 9 ° Œchslé. Pour l’ouvrier ou le paysan, pour le troufion du Nord ou de Bretagne, ce n’est pourtant pas une boisson habituelle, eux qui buvaient de la bière, du cidre ou des alcools industriels. Du côté de l’état-major, on se Le pinard pour faire tenir les so Vocabulaire L’argot des poilus nous est resté Héritage ironiquement escarpin. Pépère, c’est le coin tranquille. À côté, les soldats des colonies apportent aussi leur vocabulaire. Les tirailleurs font parfois ramadan, qui a donné le ramdam, le tapage, le vacarme. La nouba arabe n’est pas loin. Tout comme le toubib des Algériens. Et si le no man’s land est resté, personne ne se souvient par contre qu’une valse diplomati- que a eu désigné des échanges d’artilleries ou que le séchoir désignait un barbelé, sur lequel restaient parfois accrochés des jours durant les cadavres des copains. E.L.B. Le «troufion» boit du «pi- nard» pour réchauffer ses pieds chaussés de «godas- ses» alors que les «marmi- tes» font le «ramdam». AFP Impliqués Les conditions dans une cuisine derrière le front en 1915 expliquent un manque d’hygiène. À g.: les civils donnent pour «le pinard des poilus». PHOTOS AFP La guerre se gagne en cuisine 28 24 heures | Samedi-dimanche 10-11 novembre 2018 Nés en Suisse, morts pour la France

La guerre se gagne en cuisine - VeveyDès 1915, l’état-major doit prendre des dis-positions face à une guerre qui se prolonge et mettre en place un vrai approvisionne-ment. Ce

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VCX

préoccupe du moral des troupes, engluées sur ce front très long. Or «le marché vinicole était saturé en 1914», explique Christophe Lucand, chercheur à l’Université de Bourgo-gne. Après les attaques du phyl-loxéra, les vignobles du Sud mais aussi ceux d’Algérie ont été plantés avec des cépages à haut rendement qui ont inondé le marché. Les vignerons du Midi ont ainsi offert 200 000 hectolitres aux armées. Une logistique importante est mise en place, avec des wagons-citernes et des cargos pinardiers qui alimentent des magasins à proximité des combats, où le remontant est livré ensuite par camions.Très vite, le pinard devient le meilleur ami du troufion. «Le pinard, c’est de

faire à s’acquitter convenablement de leurs fonctions», recommande le sous-se-crétaire d’État à la guerre, Henri Chéron.

Cuisine de combatDès 1915, l’état-major doit prendre des dis-positions face à une guerre qui se prolongeet mettre en place un vrai approvisionne-ment. Ce qui n’est pas forcément facile à l’heure où tout le pays souffre de voir ses hommes paysans ou ouvriers mobilisés. Siles soldats se plaignent du manque de légu-mes sur ce front long de 700 km – eux quisont habitués à un régime quasi végétarien–, on les habitue à manger de la viande, entre 300 et 500 grammes par jour.

On amène au début les troupeaux di-rectement sur place, où les bêtes sont tuées puis découpées à l’arrière. Un régi-

ment de ravitaillement en viande (le 7e escadron du train) est même créé. Sur sescamions, un jeune dessinateur y croque une vache hilare, qui inspirera Léon Bel pour créer en 1921 son fromage La vache qui rit.

Mais les moyens frigorifiques ne sontpas encore arrivés dans l’armée, particu-lièrement côté français, qui ne les aime pas. À la viande fraîche, on préfère sou-vent celle en conserve, le fameux «singe».La Grande Guerre a ainsi été un moteur formidable au développement de la mise en boîte. Les entreprises spécialisées, Lefè-vre-Utile (connue aujourd’hui comme LU),Cassegrain ou Saupiquet, créent des lignesde production où travaillent les femmes restées à l’arrière. Le «Livre de cuisine mili-taire» propose des recettes moyennement

attrayantes comme ce «hachis de bœuf enconserve», qui mélange le singe à des oignons, du saindoux et des tomates pourun ragoût calorique.

Manger pour oublierTout passe dans ces boîtes de fer-blanc, laviande, le poisson, les légumes ou même le «pain de guerre», des biscuits secs. Ce qui est censé être la ration de réserve despoilus devient souvent l’ordinaire. Pour ces soldats qui passent trente-six ou qua-rante-huit heures sous les bombarde-ments en première ligne, le retour à l’ar-rière s’accompagne de vrais repas qui de-viennent les moments où on oublie le dan-ger et où le pinard coule à flots. C’est bonpour le moral.

Le cuistot, catalogué comme «embus-

qué» au début, devient un héros. Des chefsdeviennent célèbres, comme Jules Main-cave, connu pour son «bifteck d’attaque»,un ragoût qu’il parfume d’herbes cueilliesdans les bois, ou Prosper Montagné, qui développe les cuisines centrales des ar-mées avant de fonder le «Larousse gastro-nomique» entre-deux-guerres.

Comme le dit le chercheur Silvano Ser-venti, «à partir de 1917, tout le monde saitque le vainqueur sera celui qui aura un mois de réserves de plus que l’autre. Les Français sont conscients de cet avantage etil n’est pas question de l’abandonner.»

«La cuisine des tranchées»,Silvano Serventi, Éd. Sud Ouest«Les industries alimentaires durant la guerre 1914-1918 en France», Marie Llosa

Les combats dans les tranchées ont modifié l’alimentation des poilus, mais aussi celle des civils à long terme. Boîte de conserve ou pinard au menu

La Grande Guerre a permisaux états-majors de se ren-dre compte que les bataillesse gagnaient d’abord en cui-sine. Des soldats bien nourrisse battaient mieux et avec un

meilleur moral. Pourtant, au début du con-flit, le sujet est ignoré. On sert, des deux côtés du front, du pain (700 g quotidiens chez les Français), blanc les bons jours mais souvent gris ou noir, ou des rutaba-gas. Dans les tranchées, la subsistance estde la responsabilité du capitaine qui fait lescommandes et d’un soldat qui tient la can-tine, rarement un professionnel. «Les mili-taires employés aux cuisines doivent met-tre toute leur bonne volonté et leur savoir-

David Moginier

Dans les tranchées,Genevois de la ville,Vaudois des campa-

gnes et Bâlois des usines se retrouvent mêlés à une foule de vocabulaires des provinces encore bien présents au début du siècle. Les vétérans rappor-teront un argot qui fait encore partie de notre quotidien un siècle plus tard.Beaucoup passe par la bouche. Le cuistot est le cuisinier militaire qui prépare la tam-bouille et le rata. Un embus-qué est un planqué, celui qui préfère rester à la cuisine, la roulante, qu’en première ligne. Le régime extrêmement carné des combattants répand des viandes de mauvaise qualité. Bidoche était

d’abord le nom des chevaux de bois des forains. Il rejoint barbaque, pour parler d’un morceau quelcon-que. Pinard, c’est la munition qui a permis de tenir, du rouge de mauvaise qualité toutefois. Du rab, c’est le reste pour le lendemain, mais la sardine, c’est le gallon d’un officier. Ce que n’a pas un pauvre troufion du front. Celui qui manque de se faire zigouiller, trucider donc, sous les obus qui tombent, appelés les marmites. Le barda, désignait alors le bagage de campagne, lourd et pénible. Bourrin, pour mauvais cheval, vient aussi de l’argot militaire. Maous, comme synonyme de remarquable ou impressionnant, est cité par Dorgelès, l’auteur des «Croix de bois.» Aux pieds, godasse ou godillot se dit parfois

Au début de la guerre, lesoldat français reçoit unquart de vin par jour

(2,5 dl), mais d’un vin qui ne ressemble pas forcément à celuiqu’on connaît aujourd’hui. C’estune nouveauté puisque ce n’étaitpas dans les habitudes de l’arméefrançaise. Le pinard (dont le nomserait tiré du cépage pinot noir)est souvent issu de vignes en surproduction, parfois coupé d’eau, et titre 8 ou 9 ° Œchslé.Pour l’ouvrier ou le paysan, pour

le troufion du Nord ou de Bretagne, ce n’est pourtant pas une boisson habituelle, eux qui buvaient de la bière, du cidre ou des alcools industriels.Du côté de l’état-major, on se

Le pinard pour faire tenir les soldats

Vocabulaire

L’argot des poilus nous est resté

Héritage

ironiquement escarpin. Pépère, c’est le coin tranquille. À côté, les soldats des colonies apportent aussi leur vocabulaire. Les tirailleurs font parfois ramadan, qui a donné le ramdam, le tapage, le vacarme. La nouba arabe n’est pas loin. Tout comme le toubib des Algériens. Et si le no man’s land est resté, personne ne se souvient par contre qu’une valse diplomati-que a eu désigné des échanges d’artilleries ou que le séchoir désignait un barbelé, sur lequel restaient parfois accrochés des jours durant les cadavres des copains. E.L.B.

Le «troufion» boit du «pi-nard» pour réchauffer ses pieds chaussés de «godas-ses» alors que les «marmi-tes» font le «ramdam». AFP

ImpliquésLes conditions dans une cuisine derrière le front en 1915 expliquentun manque d’hygiène. À g.: les civils donnent pour «le pinard des poilus». PHOTOS AFP

La guerre se gagne en cuisine

28 24 heures | Samedi-dimanche 10-11 novembre 2018

Nés en Suisse, morts pour la France

Page 2: La guerre se gagne en cuisine - VeveyDès 1915, l’état-major doit prendre des dis-positions face à une guerre qui se prolonge et mettre en place un vrai approvisionne-ment. Ce

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Pas de vaste et souvent sinistre «nécropole nationale» comme Verdun ou Notre-Dame-de-Lorette. Encore moins de petites stèles devenues banales le long des routes et des anciens champs de bataille. En fait, chez nous, rien ou presque. En Suisse, le souvenir monumental des horreurs de la Grande Guerre passe par de discrets et austères monuments aux morts, érigés dans les années 20 à 30 par les Communes pour porter les noms des quelques mobilisés victimes en quasi-totalité d’accidents ou de maladie durant le conflit. Souvent placés dans un coin, ils revivent le temps du 1er Août, et c’est tout.La Der des Ders a toutefois laissé quelques autres souvenirs dans la neutre Helvétie. Deux sont dans le canton de Vaud. Le premier est à Lausanne. «Pouvez pas le louper, explique, penché sur un bosquet, le jardinier du cimetière du Bois-de-Vaux. Première à gauche, puis l’allée centrale. Au point d’eau, à gauche.» Et là, au milieu du ballet discret des veuves du dimanche, se dégage l’obélisque du souvenir français. Classique. Victorieux. Pur style des années 20. De discrètes couronnes. Du patriotisme exacerbé en somme. Refait à neuf récemment, il comporte les noms des volontaires suisses de 1914 ainsi que ceux des Français de Lausanne mobilisés, et non revenus du front. Des noms d’ici. Ducrot, de Montreux, tombé à Perthes-lès-Hurlus comme beaucoup d’autres. Allaz, de Goumoens-la-Ville, volontaire à Marseille mort de ses blessures à l’hôpital de Chambéry. L’ensemble est encadré de thuyas, et s’attend à recevoir le grand raout de la visite du 11 novem-bre prochain. En réalité, c’est un caveau.Ce monument est inauguré en grande pompe en novembre 1925 par les autorités et la colonie d’expatriés dans le climat de francophilie d’après-guerre. L’œuvre est de Charles Schulé,

produit biologique qui enlève les lichens. C’est très anglais», sourit Éric Maillefer, responsable du cimetière Saint-Martin. «Le travail n’est pas énorme mais on ne doit rien louper. Il y a deux inspections et deux cérémo-nies par année. C’est très spécial. On sent une fierté d’être Anglais et beaucoup d’émotion. On en a aussi en lavant les stèles. C’est difficile de pas avoir un pincement au cœur quand on lit les âges.»Une mise en scène du souvenir implacable, qui semble prévue pour servir de décor aux cornemuses. Le coin est fréquenté. Des chats, quelques oiseaux qui se reposent sur la grande croix centrale. «C’est ravissant, bien entretenu», sourient deux passantes. Les bavardes et touchantes épitaphes du Commonwealth laissent en effet deviner le parcours de vingt victimes de la Grande Guerre, tous internés entre Constance et Leysin, et souvent jeunes engagés à l’exception d’un brigadier général de 60 ans. Parmi eux, quelques gurkhas, canadiens et néo-zélandais. Une majorité de fantassins faits prisonniers dans les Flandres. Une exception toutefois. James Turner, soutier de Sydney. Son cargo, le «SS Matunga», faisait route vers la Nouvelle-Guinée, avec des tonnes de charbon et des bouteilles de liqueur pour les copains, quand il a été intercepté par l’allemand «SMS Wolf», un bâtiment civil armé. Le piège. Prisonniers, l’équipage est débarqué en actuelle Papouasie puis transféré dieu sait comment en Allemagne. L’Australien tombe malade dans les camps. Il est transféré fin 1918 à Interlaken, où il décède de malaria et de la grippe. Erwan Le Bec

Les cérémonies du souvenirÀ Lausanne, samedi à 11 h au Bois-de-Vaux. À Vevey, samedi à 10 h 30 à l’église Saint-Martin.

Même les cartes de vœuxde l’époque témoignentde l’importance du vin dansle quotidien des soldats. AFP

Ces poilus et tommies qui reposent face aux Alpesun Genevois installé en France et engagé auprès de la Croix-Rouge durant le conflit, et d’Albert Doll, tous deux réalisateurs de la gare de Mulhouse. Mais sous la stèle, reposent en fait près de 80 corps. Ce sont ceux des internés de 14-18, les prisonniers français et belges envoyés en convalescence en Suisse par l’Allemagne, et dont plusieurs ont finalement succombé. Ils rejoignent les restes des Bourbaki de 1871, d’abord inhumés à la Pontaise, puis à Montoie

dans une tombe collective avant d’être exhumés en 1927. Aucune fleur, aucun regard des rares passants. La pierre comme la mémoire semblentici s’effacer dans le décor.Changement d’ambiance à Vevey: ce sont des Anglais qui reposent au milieu d’un joli rectangle de buis taillés au cordeau. Les stèles blanches sont parsemées de roses, au milieu d’une pelouse incroyablement trop verte et fournie après des mois de sécheresse. Pas de doute. C’est un coin de champ étranger, comme se plaisent à dire les jardiniers de Sa Majesté, qui est pour toujours anglais. «On reçoit des instructions précises de l’organisme du Commonwealth en charge des cimetières (ndlr: le Commonwealth War Graves Commission): la bordure est taillée à 45 cm d’un côté et 15 de l’autre trois fois par an, les stèles traitées par un

«La bordure doit être taillée à 45 cm d’un côté et 15 de l’autre. On a des instructions spéciales du Commonwealth»Éric Maillefer Responsable du cimetière de Saint-Martin à Vevey

Au Bois-de-Vaux, à Lausanne, l’obélisque du souvenir français est un caveau inauguré en 1925, où reposent près de 80 soldats français ou belges, souvent envoyés en convalescence en Suisse où ils sont décédés.DR

À Vevey, le cimetière dévolu à la vingtaine de soldats de Sa Majesté arbore une atmosphère typiquement britannique, selon les directives de la Commonwealth War Graves Commission. DR

Esprit des lieux

la vinasse. Ça réchauffe là oùsque ça passe», chante le comique Bach. Surtout, il devient la boisson française naturelle en opposition aux boissons industrielles des Boches. On en augmente les rations, qui culmineront à 7,5 dl quotidiens en 1918.Après la guerre, le vin est devenu boisson nationale et le Français redevenu civil en consomme 140 litres par année. D.MOG.

«Le pinard des Poilus», Christophe Lucand, Éd. Universitaires de Dijon.

Le pinard pour faire tenir les soldats

Héritage

Boisson

Y’a bon BananiaC’est un beau représentant de la France coloniale que crée, en 1914, Pierre-François Lardet. Avec un ami pharmacien, il en élabore une recette inspirée du Nicaragua, fabriquée en France, qu’il nomme Banania. Dès le départ, il vante les propriétés «surnutritives» de son produit, héritier des boissons reconstituan-tes qui font fureur en France depuis un demi-siècle, le racahout des Arabes ou le Banacacao par exemple. Banania opte pour l’image du tirailleur sénégalais dès 1915 avant de lui adjoindre l’expression «Y’a bon» en 1917. Elle ne le quittera plus. Selon son créateur, Banania serait «pour nos soldats la nourriture abondante qui se conserve sous le moindre volume possible». Il en fait même parvenir 14 wagons aux poilus pour leur «redonner courage».

24 heures | Samedi-dimanche 10-11 novembre 2018 29

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«La Suisse préfère occulter ce qui dérange son histoire»Le centenaire de 14­18 a réuni l’Europe, et même ses anciennes colonies. Le silence de la Suisse froisse des historiens. Interview d’Alain­Jacques Tornare, spécialiste des relations franco­suisses

Historien franco-suisse,spécialisé dans les rela-tions entre les deuxÉtats, Alain-Jacques Tor-nare a travaillé à plu-sieurs reprises sur ces

Suisses de 1914. Il critique l’absence decette page dans les manuels d’histoirescolaires. C’est dans la même logique,selon lui, que la Confédération a manquél’occasion de commémorer la PremièreGuerre mondiale.

Il y a un siècle, le légionnaire Buvelot, de Nyon, est considéré comme un héros tombé au champ d’honneur. Aujourd’hui personne ne s’en souvient. Pourquoi?Il y en a eu plusieurs, des Buvelot. Mais ily a aussi eu ceux qui sont rentrés dans unsale état. Dans l’après-guerre, tout lemonde a été choqué par ces gueules cas-sées qui devenaient en France gardiensde jardin. On les voyait partout. On ven-dait des vases faits de douilles d’obus. LaSuisse était encore un pays pauvre audébut du siècle, elle a failli étouffer dumanque de ravitaillement durant laguerre. De ce point de vue là, on a autantsouffert que les autres. Alors tout ce quitouche à la Première Guerre mondiale aété refoulé. Dans les années 60, c’étaitdevenu ringard ces images de tranchéesen noir et blanc. Tandis qu’on était fas-ciné pour la Deuxième Guerre. Là, il yavait des images en couleur. Les fascisteset les Américains savaient filmer.

Dans le même temps, les milieux militaristes romands font l’apologie de ceux qui sont partis en 14…Exactement! Et ces gens avancent le chif-fre faramineux de 8000 volontaires Suis-ses (ndlr: contre 6000 engagés selon unerécente étude).

Quand les a-t-on oubliés?Durant la Deuxième Guerre, les archivesfrançaises sont tombées en mains alle-mandes et russes. Avec les dossiers de noscompromissions avec la France. On pa-raissait peu crédibles. La Suisse a toujourstendance à occulter ce qui ne l’arrangepas et à exagérer ce qui l’arrange dansson histoire. On a préféré mettre de côtéces entorses à la neutralité.

N’est-ce pas aussi lié au visage même de ces volontaires?C’est vrai que certains, y compris despersonnalités, sont partis à la Légionparce qu’ils avaient des choses à se repro-cher, notamment des casiers pour homo-sexualité ou autre. Mais ce n’est pas seule-ment le héros qui part combattre. C’estaussi et encore le deuxième enfant d’unefamille nombreuse qui rêve aux destinsdes Suisses d’autrefois devenus gardes àVersailles et part tenter sa chance. Il fautdire qu’il y a une longue tradition d’enga-gement à l’étranger, un flux migratoiremilitaire de tout temps. Un Suisse, Jean-Victor de Constant-Rebecque, a été l’undes héros de Waterloo. Un autre, Stoffel,a été le premier colonel de la Légionétrangère. Les volontaires suisses de 1914-1918 s’inscrivent dans cette continuité. LaLégion est d’ailleurs quelque chose qui aété spécifiquement conçu pour récupérerles combattants suisses de la Restaura-tion. Nous les Suisses en avons toujoursconstitué le fonds de commerce.

Quel est le profil de ces engagés suisses?Il y a les Suisses qui partent à la Légion,mais également les binationaux qui, par-

Erwan Le Bec

fois, sont d’anciens protestants, exilés enSuisse depuis longtemps. Surtout, on né-glige les Suisses de France, toute une po-pulation fortement intégrée qui a gardéses papiers suisses. Ce sont des Breguet,les horlogers, par exemple. Au total, unepopulation importante. Globalement, il ya deux attitudes. Certains renient soudai-nement leur nationalité française parcequ’ils se rendent très bien compte de cequi se passe. D’autres gardent leurs pa-piers français et partent au front. Il y aaussi des Français qui s’engagent sousidentité suisse… En somme, beaucoupéchappent à notre comptabilité. On peinede la même manière à cerner les engage-ments en Allemagne, mais il y en a eu.

Accepter de partir au front, comment l’expliquer aujourd’hui?On oublie que toute l’émigration fran-çaise arrivée chez nous à la fin duXIXe siècle a grandi dans une idée derevanche à la défaite de 1871. Il fallaitreprendre cette fameuse ligne bleue desVosges.

Les historiens français ont toutde même tendance à remettre cette lecture en question. Et chez nous?En Suisse, l’épisode des Bourbaki a été unvrai traumatisme. On s’est rendu compteque la France des droits humains n’étaitplus la puissance dominante. Certains ontvoulu contrebalancer ça. Ensuite, il y a euce qu’a vécu la Belgique en été 1914: unpays neutre envahi, au début d’uneguerre d’une violence inouïe. Cela a mar-

qué. On s’est rendu compte que ça pou-vait également nous arriver ici. Cela est àl’origine d’un fort clivage: la Suisse alle-mande se tourne vers l’Autriche-Hongrieet la Suisse romande vers la France. Lasuisse francophone est en contact perma-nent avec sa voisine: les communautésreligieuses sont d’origine française, il y ades annonces chaque semaine dans lesjournaux pour des emplois en France…

La presse a-t-elle joué un rôle?Les journaux donnaient un écho large-ment édulcoré des batailles et ne ca-chaient rien de leurs opinions. On laissaitune large place, par exemple, à un confé-rencier français venu parler de Verdun.C’était tout sauf neutre. Durant laDeuxième Guerre mondiale, la pressesera bien plus jugulée.

Et la Suisse officielle? À l’époque, l’État ne fait rien pour endiguerles départs de volontaires.Non. Quelque part ça arrangeait de laisserpartir des têtes brûlées, dont certains al-laient devenir des héros. Dans un campou dans l’autre. La Constitution de 1848n’entraîne pas l’interdiction de s’engager.Il y a, d’ailleurs, toujours existé une posi-tion assez ambivalente vis-à-vis de ceuxqui revenaient de la Légion. Jusqu’à peu,c’était le choix entre la prison et les grena-diers de montagne. C’est seulement aprèsla Première Guerre que l’engagement vo-lontaire a été visé. Ce qui a d’ailleurs failliposer des problèmes à la Garde pontifi-cale.

Comment passe-t-on d’un pays conciliant en 1918 à celui qui ne veut plus en parler en 2018?La Suisse a un problème avec son his-toire. La période 14-18 plaît peu parcequ’elle met en évidence la dépendancegéopolitique que l’on a vis-à-vis de nosvoisins. Le phénomène des volontairesreste officiellement celui d’engagementsindividuels. Les engagés n’ont eu aucunereconnaissance sociale. Rien qui puissejustifier d’entretenir une mémoire.Aucun monument aux morts pour eux,même s’il y a eu des victimes dans chaquevillage ou presque.

Parce que ça ne colle pas avecune certaine image de la Suisse?Ça ne colle pas avec celle d’un pays quijoue les médiateurs, qui garde sa fron-tière et qui tient un rôle humanitaire. Cerôle a été conséquent, c’est indéniable. Etc’est plus facile à gérer que le départ pro-gressif de volontaires pour l’étranger.

La question n’est-elle pas aussi celle de notre rapport à la France?Disons que ça a toujours été «je t’aime,moi non plus». À cette époque, c’étaientnous les émigrants. Et, pour nous, laFrance n’avait pas encore l’image actuelled’un pays en perte de vitesse, d’une po-pulation toujours en grève. À l’époque, laFrance était une puissance coloniale, lapatrie des droits de l’homme face à unagresseur clairement identifié. Elle nousfascinait. C’était valorisant de partir à sonsecours.

Les historiens suisses tentent-ilsde combler les lacunes?Ils ont organisé récemment tout un collo-que, mais sans soutien politique. Nous avons eu l’opportunité de travailler sur cesthèmes parce que les archives s’ouvraient.Il n’y a pas eu de projet de recherche d’am-pleur nationale. En fait il n’y a surtout pas lavolonté de montrer que les Suisses ont étépartie prenante des grands événements dusiècle dernier, comme 14-18. Ce n’est pas enphase avec le ton isolationniste actuel. On fera quoi pour le centenaire de 1945?

Mais bon. Qu’est-ce qu’on y gagne?On doit s’y intéresser et participer à cegenre de commémoration. Rester enmarge, c’est se tirer une balle dans lepied. La Suisse a été créée parce quec’était dans l’intérêt de l’Europe, ce n’estpeut-être plus le cas aujourd’hui. On doitcommémorer aussi pour nos écoliers, àqui on apprend encore l’histoire d’uneSuisse neutre et humaniste.

Et pour «ceux de 14»?Réhabiliter ces volontaires va être un longprocessus. Comme réhabiliter ceux qui sont partis se battre en Espagne par exem-ple. Ils ont été punis, occultés. Jusqu’à cequ’on accepte de montrer qu’il y a eu cheznous des idéalistes qui se sont impliqués dans notre siècle et qui n’ont pas hésité àfaire le sacrifice de leur vie. Les réhabiliterserait accepter de dire que, par leur biais,notre pays a participé d’une certaine ma-nière à la Première Guerre mondiale, quela Suisse n’est pas restée une île.

Aux Archives de la Ville de Fribourg, Alain-Jacques Tornare consacre une partie de ses recherches aux Fribourgeois, Romands, Suisses et autres résidentsdu pays pris dans la tourmente de la Grande Guerre, dans les tranchées françaises. Il milite pour une prise de conscience politique du phénomène. JEAN-PAUL GUINNARD

30 24 heures | Samedi-dimanche 10-11 novembre 2018

Nés en Suisse, morts pour la France