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La Joyeuse Complainte de l'idiot€¦ · Et pour ne pas cacher la vérité, au fait qu’elle m’ait insulté, insulté en criant, avec la lèvre inférieure très en avant – ce

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  • LA JOYEUSE COMPLAINTEDE L’IDIOT

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  • DU MÊME AUTEUR

    AUX ÉDITIONS L’ÂGE D’HOMME

    Quartier Terre, 1993

    Le Café du professeur, 1995

    Ci-gisent, 1998

    AUX ÉDITIONS ZOÉ

    Les Légataires, 2001

    Les Larmes de ma mère, 2003

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  • MICHEL LAYAZ

    LA JOYEUSE COMPLAINTEDE L’IDIOT

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  • © Éditions Zoé, 11 rue des MorainesCH-1227 Carouge-Genève, 2004

    www.editionszoe.chMaquette de couverture : Evelyne DecrouxIllustration : Urs Lüthi, Happy Couple II, 1980

    ISBN: 2-88182-501-X

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    Madame Vivianne hurle fort pour dire que sonprénom s’écrit avec deux «n» et pas un seul «n».Généralement, je n’aime pas les gens qui hurlent,ni ceux qui ne chantent jamais. Si elle ne le hurlepas, Madame Vivianne le dit alors, par exemple autéléphone, par exemple à une personne qui pour-rait lui avancer de l’argent, pas de l’argent directe-ment pour elle, mais de l’argent pour La Demeure,pour l’entretien de La Demeure, elle dit deux «n»pas un «n». Elle le dit d’une voix agacée. MadameVivianne s’irrite vite avec l’histoire du double «n».

    Achille aussi avait son talon.Je ne réfléchis jamais à mon talon.Je peux passer des semaines et des mois sans

    savoir que je possède deux talons. Il faut au moinsune chatouille, un picotement, ou alors uneécharde, l’aiguillon d’une guêpe, le feu d’unebraise. On se promène pieds nus et soudain unedouleur se concentre sur le talon, le corps se

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  • réduit à un talon, toutes les pensées galopent autalon. On devient talon !… Si on y réfléchit bien,un talon n’est pas grand-chose. Sauf dans le casd’Achille. Lui avait une bonne raison de s’en pré-occuper. Mais il n’y a qu’un Achille. Achillel’unique. Achille hors comparaison. Achille le maltrempé. Peut-être que Madame Vivianne elle aussia une bonne raison avec ses deux «n».

    Dès mon installation à La Demeure, pour essayerde me faire apprécier de Madame Vivianne, prési-dente-directrice générale de La Demeure, c’est-à-dire pour que mon séjour soit comme un pay-sage serein, et non un paysage avec du brouillard,de la pluie ou des flammes qui noircissent tout, jedisais : Bonjour Madame Vivianne avec deux «n».Bien dormi Madame Vivianne avec deux «n» ?Belle journée à vous Madame Vivianne avec deux«n». Je voulais signaler à Madame Vivianne, prési-dente-directrice générale de La Demeure, que j’avaiscompris, qu’il ne fallait plus hurler, qu’avec les criselle n’arriverait à rien, qu’il fallait peut-être écrireen rouge les deux «n» quand elle envoyait deslettres, ou alors les mettre en majuscules, les souli-gner, les entourer, bâtir autour de ces deux «n»une fortification qui menacerait tous ceux qui nela respecteraient pas, et quand elle parlait, il suffi-sait de traîner longuement sur les deux «n»comme s’il y en avait quatre, ou cinq, ou dix. Onpeut trouver des moyens pacifiques pour que lesgens cessent une bonne fois de se tromper avec

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  • cette histoire des deux «n». Mes désirs d’aidernotre présidente-directrice générale étaient aussivastes que le parc qui entoure La Demeure. Par-des-sus tout, j’aime regarder les deux grands arbresaux feuilles rouges, deux arbres aussi hauts queceux du campanile de Florence, plus hauts peut-être, mais sur le campanile de Florence je suismonté, jusqu’au sommet, alors que sur les arbres,quand j’ai essayé de grimper, je me suis aussitôt faitrattraper par Monsieur Hadrien, le concierge-jar-dinier, ou le jardinier-concierge, de La Demeure, unpetit homme gros mais agile, baraqué, avec desdoigts durs comme du fer qui se plantent dansvotre nuque et rendent toute tentative de fuiteinutile. C’est ainsi, accroché aux doigts-tenailles deMonsieur Hadrien, que je suis arrivé dans lebureau de Madame Vivianne. Se mettre au garde-à-vous ou s’accroupir ?… Demander pardon ou setaire ?… Résister ou se replier ?… Les grands géné-raux, j’aurais bien voulu les voir en face deMadame Vivianne assise dans son impressionnantfauteuil en cuir jaune. Et sans que je sache pour-quoi, alors que j’étais là, dans cette zone d’indéci-sion, ma voix commence à parler toute seule, mavoix s’en va sans que je puisse la retenir, commeun bataillon incontrôlable, un ballon insaisissable,ma voix me fuit : Excusez-moi, Madame Vivianneavec deux «n», mais les arbres offrent leursbranches aux enfants (et aux autres aussi), lesarbres aiment sentir le corps des enfants (et des

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  • autres aussi), les corps contre leurs troncs, lespeaux sur leurs écorces, les doigts et les cheveluresdans leurs feuilles, je pensais qu’on encourageraitcette activité en raison de la dépense physiquequ’elle représente et du plaisir qu’elle procure.L’entretien physique des pensionnaires soucie ladirection de l’établissement, c’est ce que dit lapage trois de la brochure qui en compte cinq, labrochure qui explique les prestations de LaDemeure, la brochure qui vante la qualité des soinsqu’on dispense à La Demeure. Et ma voix qui conti-nue de la sorte… Hors contrôle, sans stratégie,comme une forcenée polissonne, une horde for-cie. J’aurais dû comprendre plus vite. À cause desronchonnements et des grimaces, à cause desongles qui se rongeaient et des narines qui reni-flaient. J’aurais dû comprendre que MadameVivianne interprétait mal mes Madame Vivianneavec deux «n», qu’elle les entendait comme desmoqueries, des pointes, des provocations venuesd’un pensionnaire qui se serait prétendu plusmalin que les autres. C’est la seule explication aufait qu’elle se soit énervée. Énervée violemment.Et pour ne pas cacher la vérité, au fait qu’elle m’aitinsulté, insulté en criant, avec la lèvre inférieuretrès en avant – ce qui fait qu’on voyait l’intérieurde cette lèvre inférieure –, et cet intérieur n’étaitpas rose comme il aurait dû l’être, comme j’imagi-nais qu’il devait être, mais grenat, un grenat qui latrahissait déjà, et je restais anéanti par tout ce gre-

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  • nat, par ces grenades verbales, deux choses aux-quelles je ne m’étais pas attendu puisque je pen-sais que Madame Vivianne apprécierait mesattentions langagières. Silence !… Espèce d’âneavec un «n» (elle l’a répété au moins cinq fois) !…Loin de ma vue !… Disparais avant que je ne t’étalepour de bon, ne t’étouffe, ne t’entortille lesentrailles, ne te fouette, ne te fricasse !… Voilà cequi est sorti de la bouche de Madame Viviannequi, mieux encore qu’Achille, sait cacher ses senti-ments. J’ai disparu. Il ne faudrait pourtant pas seméprendre ou méjuger : d’ordinaire, MadameVivianne n’insulte personne, pas même le plusidiot des pensionnaires, pas même le plus contre-indiqué aux principes de La Demeure. Mais là, l’in-sulte a jailli, et peut-être bien que MadameVivianne se serait étouffée si l’insulte n’avait pujaillir. C’est le mécanisme de sécurité à l’intérieurde la boîte crânienne de Madame Vivianne qui adéclenché la série des ânes avec un «n». À quoibon le nier, mes affaires avec Madame Viviannen’ont pas très bien commencé, plutôt avec de lapluie, du brouillard et des flots de flammes quinoircissent tout.

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    Dans la chambre où j’habite qui est une vraiechambre, et pas du tout une chambrette où on nepeut pas tendre les jambes alors qu’on est assis surle côté du lit, dans la chambre où j’exécute, aussi-tôt levé, quelques exercices de gymnastique – monfavori consiste à dresser les jambes le plus hautpossible en l’air et à pédaler, d’abord comme si ontraversait une plaine (étape de plaine), puiscomme s’il fallait escalader un col de montagne(étape de montagne), avant de descendre del’autre côté à toute vitesse –, j’ai le droit d’épinglersur les murs autant d’images que je le souhaitepour autant que les images soient respectables, cequi signifie images sans femmes trop nues, imagessans femmes avec des seins qui donnent le vertige,images sans scènes de guerre, images sans armes etsans violence, images sans slogan qui, quelle quesoit l’intelligence du slogan, finirait fatalement parépaissir l’intelligence des pensionnaires. Comme

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  • je faisais remarquer à Madame Vivianne qu’il n’estpas simple de s’entendre sur le mot « violence»,elle m’a parlé de mouvement perpétuel et de cir-cuit fermé, ce qui signifiait qu’il n’était pas plussimple de s’entendre sur d’autres mots, aussi sim -ples eussent-ils pu paraître.

    Au fond de ma chambre, sur la droite, il y a unedouche et une toilette que je ne peux pas fermer àclé puisqu’il n’y a pas de clé dans la serrure. N’im-porte quel être distrait, ou farceur, ou malinten-tionné, pourrait surgir au moment même où l’onsouhaite plus que tout protéger son intimité desregards et des oreilles. L’indésirable personnepourrait se mettre à ricaner, ou à grimacer de laplus indélicate des manières, ou pis encore, à for-muler des compliments sans limite qui ne convien-draient pas mieux à de vraies princesses orientalestant les vers les plus fins n’apparaissent à leurspieds mignons que grossiers grouillements. Admet-tons que je porte en moi une vision des princessesorientales possiblement désuètes à cause peut-êtredes vieilles revues féminines friandes d’exotismequ’avide je lisais en un âge plus tendre et moinsdur. Mais à coup sûr ces élans me mènent parfoisjusqu’aux larmes, et les larmes nettoient l’espritaussi bien que l’une de ces randonnées alpinesqu’à La Demeure on nous prescrit deux fois l’an.

    Ici, nulle restriction sur l’hygiène.La douche, je peux la prendre tous les soirs si le

    corps m’en dit.

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  • J’aime rester sous l’eau, tête baissée, à regardermes pieds et mes orteils qui bougent. Le spectacledes orteils qui bougent tient une place d’honneurdans le catalogue de mes plaisirs. Qu’il est bon dese laver !… Qu’il est doux ce moment d’éternité oùles parfums mousseux enchantent les mem bres !…Je regarde le pommeau de la douche briller commes’il était neuf. Quand on le tient en main, on se sentfort de conquêtes, l’âme d’un d’Artagnan à qui lesdieux ont légué la terre, on pourrait embrassertoutes les Vénus sans risquer une éraflure, défier lesempereurs et collectionner les hauts faits, on pour-rait partir chasser les éléphants ou les rhinocéros,on pourrait cambrioler les banques les plus gavéesd’or et inventer les plus folles devises. Le pommeaume semble très moderne, très pratique aussi puis-qu’il n’a pas une seule position, comme un simplepommeau traditionnel, mais deux positions : le jetque j’ai baptisé simplement le « jet-jet», positionune, ou alors le jet plus délicat que j’ai baptisé le« jet-arrosoir», position deux, celui à vrai dire quej’utilise le plus fréquemment, sauf quand il s’agit dese laver les aisselles, ou le derrière, là où le « jet-jet»,position une, se montre plus adapté, fiable et sansfailles. Mais la douche n’est pas tout. À chaque plai-sir son revers. Une fois tous les quinze jours, il y a lebain. Il faut descendre au deuxième étage de LaDemeure et pousser la porte métallique qui grincecomme si on déboulonnait la tour Eiffel dans votretympan. La baignoire est posée au milieu d’une

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  • grande pièce dont trois des murs sont bordés pard’anciennes cabines de douche qui maintenantn’ont plus aucune utilité. Pour demeurer seul dansla pièce à la baignoire, je ne montre pas la peur nile dégoût qui me serrent l’âme. Pleurer, crier, fairedu foin, se saigner les lèvres, grimacer, équivaudraità devoir supporter Monsieur Bertrand pendant lemoment du bain. Monsieur Bertrand est le sur-veillant unique et général de La Demeure. On peut lecroiser n’importe où: en haut d’un escalier, auréfectoire, à l’entrée de votre chambre, dans uncouloir, dehors, il est toujours là, immobile commeune borne, et je me demande encore si MonsieurBertrand n’a pas un ou deux frères jumeaux tant ilsemble capable de se multiplier, d’apparaître là oùon l’attend le moins. Les réfractaires au bain, c’estMonsieur Bertrand qui les assiste. Incorruptible à satâche, il reste les bras croisés, le torse bombé, fixedevant vous, le corps fixe, les yeux fixes, les idéesfixes, à vous surveiller de son œil de surveillantunique et général, mais prêt – s’il juge votre bainpeu productif – à décroiser les bras et à croiser lefer, c’est-à-dire à vous plonger la tête quarante-cinqsecondes sous l’eau et à vous brosser de face et dedos afin que tout soit impeccable. Si, d’un certaincôté, la présence de Monsieur Bertrand rassure,mieux vaut être seul et arriver guilleret devant laporte qui grince.

    Tous les quinze jours en début de soirée, lemardi soir, je reste une douzaine de minutes dans

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  • l’eau du bain. Je me savonne au savon de Mar-seille posé sur le rebord de la baignoire et j’essaiede me contenter de la situation présente, ce quin’est pas facile, à cause des cris qui sortent desdouches, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de cris – lapièce est vide –, mais il y a la mémoire des cris.L’un ou l’autre, c’est pareil. Je les entends et jesouffre. Je dois concentrer mes forces pour medébarrasser des cris. Dans la salle à la baignoire,les murs et le plafond sont de la même couleur :vert pâle. À beaucoup d’endroits la peinture s’estcraquelée, le plâtre s’est fendu, et pour ne plusentendre les cris, j’essaie de cacher mon âme dansles lézardes du mur. Il n’est pas facile d’aller cal-feutrer son âme au fond des lézardes. L’airmanque vite. On ne sait pas combien de temps onrésistera. Mais je préfère la cachette aux cris.

    Il y a une cinquantaine d’années, les détenus del’établissement prenaient ici, tous ensemble, unedouche, et s’ils refusaient la règle d’hygiène, desgardiens, habillés de vestes et de pantalons en toilecirée, les frappaient avec des cravaches ou desimples bouts de bois. Je le sais. Je l’ai vu. Des gar-diens à côté desquels Monsieur Bertrand est unange. Et souvent du sang coulait sur le carrelagedu sol, un sol vert lui aussi, mais d’un vert plusfoncé, et le sang sur ce vert foncé disparaissait à lafin, une fois que tout le monde était sorti et qu’undes gardiens nettoyait la salle à l’aide d’un jet dontla puissance et l’efficacité n’avaient rien de compa-

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  • rable avec le « jet-jet », position une, du pommeaude ma douche.

    De cela, je n’ai pas parlé à Madame Vivianne.On dirait que je suis fou, que j’invente des his-

    toires, on me mettrait à la longue consultation,celle qui se termine par le questionnaire, et j’au-rais peut-être droit aux médicaments à capsulesjaunes, ceux que je ne prends plus depuis long-temps et que Docteur Félix rechigne toujours àprescrire.

    Je déteste la salle à la baignoire.Je peux entendre distinctement ce qui s’y pas-

    sait : les coups, les pleurs, les résignations, les vio-lences. Avant, à La Demeure, il n’y avait pas dejeunes garçons, ou de jeunes hommes, commenous maintenant, on y gardait ceux qui avaient étéjugés individus dangereux, ou détraqués profonds, oumalades capables des pires sévices, ou tout cela enmême temps. Personne ne parle de ce passé, maismoi je l’entends. La douche, les cris, les tortures,j’entends tout. J’essaie de me protéger, mais mal-gré les précautions, malgré mon âme repliée aufond des lézardes, les cris sortent des cabines desdouches, du carrelage, du plafond, des toilettes, etle vide de la salle les grossit. Une fois tous lesquinze jours, le mardi en fin de journée, je des-cends au deuxième étage sans rien montrer de mapeur et de mon humeur. Et pendant une douzainede minutes, je prends un bain qui n’a rien dereposant.

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