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1. Publication : Revue des Sciences Religieuses, Université Marc Bloch de Strasbourg, N°2, avril 2002, pp.218-245. LA JURISPRUDENCE PERRUCHE OU LA VIE HANDICAPEE COMME PREJUDICE L’infirmité peut-elle être un préjudice tel qu’il faut lui préférer la mort ? Une autorité normative – fût-elle l’assemblée plénière de la Cour de Cassation – peut-elle décréter qu’il vaut mieux n’être point que d’être ainsi handicapé ? En le donnant à croire avec ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’arrêt Perruche » (17 novembre 2000), et en le confirmant par deux fois (en juillet et novembre 2001) malgré les avertissements de plus en plus insistants, en particulier du Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), la première instance juridique de l’Etat a suscité sinon un fort émoi du moins un sérieux trouble de l’opinion publique, contraignant le gouvernement de M. Lionel Jospin à entrer, après maintes tergiversations, dans une phase législative pour affirmer avec force que « nul, fût-il né handicapé, ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance » 1 . Comment en est-on arrivé là ? Cet arrêt Perruche est-il le fruit d’une imprudence ? d’un souci compassionnel ? d’un ancrage idéologique actuellement de mise dans notre société ? Les magistrats à l’origine de cet arrêt ont-ils bien mesuré la signification et les retentissements de leur jugement ? Avaient-ils conscience du message adressé conséquemment aux personnes handicapées, à leurs proches, aux associations partenaires de leur insertion ? Ont-ils réellement soupçonné le tournant qu’ils engageaient dans le droit de la responsabilité civile et médicale ? Rappelons brièvement les faits et les débats juridiques et législatifs qui s’y sont greffés. Examinons, enfin, quelques enjeux éthiques et médicaux, théologiques et philosophiques de cette polémique. 1 Proposition de loi adoptée par l’Assemblée Nationale en première lecture, « relative à la solidarité nationale et à l’indemnisation des handicaps congénitaux ». Texte adopté le 10 janvier 2002, N°757, art. 1, 1 er alinéa (Texte complet en annexe 2) Affaire et Arrêt Perruche – Marie-Jo Thiel

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1.

Publication : Revue des Sciences Religieuses, Université Marc Bloch de Strasbourg,

N°2, avril 2002, pp.218-245.

LA JURISPRUDENCE PERRUCHE OU LA VIE HANDICAPEE

COMME PREJUDICE

L’infirmité peut-elle être un préjudice tel qu’il faut lui préférer la mort ? Une

autorité normative – fût-elle l’assemblée plénière de la Cour de Cassation – peut-elle

décréter qu’il vaut mieux n’être point que d’être ainsi handicapé ? En le donnant à

croire avec ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’arrêt Perruche » (17

novembre 2000), et en le confirmant par deux fois (en juillet et novembre 2001)

malgré les avertissements de plus en plus insistants, en particulier du Comité

Consultatif National d’Ethique (CCNE), la première instance juridique de l’Etat a

suscité sinon un fort émoi du moins un sérieux trouble de l’opinion publique,

contraignant le gouvernement de M. Lionel Jospin à entrer, après maintes

tergiversations, dans une phase législative pour affirmer avec force que « nul, fût-il

né handicapé, ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance »1.

Comment en est-on arrivé là ? Cet arrêt Perruche est-il le fruit d’une

imprudence ? d’un souci compassionnel ? d’un ancrage idéologique actuellement de

mise dans notre société ? Les magistrats à l’origine de cet arrêt ont-ils bien mesuré

la signification et les retentissements de leur jugement ? Avaient-ils conscience du

message adressé conséquemment aux personnes handicapées, à leurs proches,

aux associations partenaires de leur insertion ? Ont-ils réellement soupçonné le

tournant qu’ils engageaient dans le droit de la responsabilité civile et médicale ?

Rappelons brièvement les faits et les débats juridiques et législatifs qui s’y

sont greffés. Examinons, enfin, quelques enjeux éthiques et médicaux, théologiques

et philosophiques de cette polémique.

1 Proposition de loi adoptée par l’Assemblée Nationale en première lecture, « relative à la solidarité nationale et à l’indemnisation des handicaps congénitaux ». Texte adopté le 10 janvier 2002, N°757, art. 1, 1er alinéa (Texte complet en annexe 2)

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2.

Les faits

Dans « l’affaire Perruche »

Une femme mariée, Mad. P., présente au début de sa grossesse2 des signes

cliniques d’atteinte rubéoleuse. Connaissant le pouvoir tératogène de cette maladie

et soutenue par son mari, elle consulte son médecin traitant et lui précise son

intention de recourir à une interruption de grossesse en cas de confirmation de ce

diagnostic. Le praticien lui prescrit subséquemment des analyses médicales visant à

rechercher des anticorps rubéoleux. Mais par suite d’une erreur du laboratoire

instigateur de ces analyses, il fut conclu à tort que la mère était immunisée contre la

rubéole. L’enfant qui devait être protégé par les anticorps de sa mère, développa

donc, après sa naissance (14 janvier 1983), des troubles graves en rapport avec la

l’infection contractée durant la vie intra-utérine (syndrome de Gregg).

Agissant tant en leur nom personnel qu’au nom de l’enfant handicapé, les

parents assignent en réparation des préjudices subis le médecin et le laboratoire

(ainsi que leurs assureurs respectifs). La responsabilité envers les parents est

admise sans trop de difficulté par les juridictions successives3, mais demeurait la

question de la réparation du préjudice personnel de l’enfant qui avait précisément

donné lieu à des appréciations divergentes.

En effet, si la première chambre civile de la Cour de cassation admet dans un

arrêt du 26 mars 1996, ce préjudice personnel, la Cour d’appel d’Orléans, statuant

sur renvoi de cassation refuse, dans un arrêt du 5 février 1999, le lien de cause à

effet entre les fautes médicales commises et les lésions de Nicolas. Elle affirme, en

d’autres termes, que la rubéole qui a occasionné les troubles graves de l’enfant, n’a

pas été provoquée par le médecin ou le laboratoire.

C’est sur cette question que la Cour de Cassation, siégeant en assemblée

plénière avait donc à trancher. Elle l’a fait par l’arrêt du 17 novembre 20004 : cette

2 La consultation médicale diagnostiquant cette rubéole de la mère de Nicolas remonte au 10 mai 1982. Mad. P. est alors âgée de 26 ans. La rubéole de sa fille de 4 ans avait été diagnostiquée un mois auparavant, le 17 avril 1982. Sa propre grossesse est confirmée le 27 mai 1982. 3 Après une première condamnation par le Tribunal de Grande Instance (TGI) d’Evry en janvier 1992, le Dr Y interjette appel. L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 décembre 1993, retient que le médecin a commis une faute « dans l’exécution de son obligation contractuelle de moyens » et déclare « responsable in solidum le laboratoire de biologie médicale et le docteur Y. » Il n’y a pas eu de faute morale caractérisée (intentionnelle) de la part du médecin, mais il est néanmoins condamné « comme si » et « en solidarité avec ». 4 Voir le texte complet de cet arrêt en annexe 1 de cet article.

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3.

sentence casse l’arrêt de la Cour d’appel et admet qu’un enfant né handicapé peut

demander réparation du préjudice personnel résultant de ce handicap dès lors que

les fautes contractuelles commises dans la réalisation du diagnostic prénatal par le

médecin et le laboratoire ont empêché la mère d’exercer son choix d’interrompre la

grossesse.

Dans les suites de « l’affaire Perruche »

L’arrêt jette le trouble sinon le désarroi et la révolte dans le camp des

personnes handicapées et dans le corps médical5. La presse répercute l’émoi

suscité. Le 1er décembre 2000, cent familles d’enfants handicapés réunis en un

collectif des parents contre l’handiphobie (X. Mirabel) assignent l’Etat pour faute

lourde. Elles font pression sur les députés. Le 13 décembre 2000, J.F. Mattei,

président du Groupe Démocratie Libérale, présente avec la proposition de loi

N°2086, deux amendements dont le premier préconise précisément d’interdire

l’indemnisation de la vie. Mais le 10 janvier 2001, le texte est rejeté.

Le 29 mai 2001, le CCNE sollicité par Madame le Ministre E. Guigou, publie

sous le N°68 un avis intitulé « Handicaps congénitaux et préjudice ». Ce texte

approuvé par l’ensemble des membres du Comité sauf deux membres6, s’oppose à

un « droit de l’enfant à ne pas naître ». Il aborde la question du handicap dans une

analyse très lucide et appelle à la responsabilité politique en ce domaine ; il interroge

le lien de causalité entre erreur médicale et handicap, puis aborde la question du

droit à ne pas naître handicapé. « En aucun cas, écrit-il, l’établissement de critères

normatifs définissant par eux-mêmes, indépendamment du sentiment de la mère, un

seuil de gravité justifiant l’élimination des fœtus anormaux ne serait acceptable au

regard d’une réflexion éthique fondée sur la liberté du choix de personnes

responsables et dignes. ».

Après ces mises en garde, on aurait pu penser que l’Assemblée plénière de la

Cour de cassation, appelée à statuer sur trois autres affaires similaires à celle

concernant Nicolas Perruche, allait amender ce que l’on pouvait alors considérer

comme une « imprudence » compassionnelle. Le Conseil d’Etat, en statuant sur une

5 Une déclaration du Conseil de l’Ordre des médecins note dès le 23 novembre 2000 : « Des jugements récents et importants ont touché la pratique de la médecine et mis la profession médicale en émoi ». 6 Ces deux réserves sont l’avis négatif de Jean-Pierre Changeux et l’abstention d’Henri Caillavet. Ce dernier fait paraître en post-scriptum de l’avis en question, une contribution personnelle qui représente en fait une tribune pour défendre ses propres idées. On ne peut que regretter une telle digression…

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4.

affaire similaire7, n’avait-il pas retenu, dans son arrêt du 14 février 1997, la

pertinence du lien de causalité directe et écarté, de ce fait, la demande en

réparation ? Pourtant, loin d’infirmer l’arrêt Perruche, l’Assemblée plénière de la Cour

de cassation, le confirme par deux fois, écartant toute hypothèse de « légèreté

décisionnelle »…

Avec les trois arrêts du 13 juillet 2001, elle réaffirme son argumentaire tout en

notant que l’établissement d’un lien de causalité entre faute médicale et handicap

nécessite en outre que soient réunies les conditions légales de l’IMG (interruption

médicale de grossesse) ; ce qui n’était pas le cas pour les trois affaires examinées ce

jour-là. Avec les deux arrêts du 28 novembre 2001, le cap de la Cour de Cassation

est à nouveau explicitement confirmé. Les deux affaires ont un point de départ

identique, à savoir la naissance d’un enfant atteint de trisomie 218 non dépistée,

dans le premier cas (N°485 P) parce que le médecin n’a pas prescrit les tests de

dépistage malgré le contexte à risque ; dans le second cas (N°486 P), parce que le

gynécologue n’a pas communiqué les résultats alarmants du dosage des bêta HCG9

et des images échographiques évocatrices. Les deux enfants trisomiques dont le

préjudice du handicap est reconnu en relation de « causalité directe » avec la faute

du médecin auront donc droit à une « réparation intégrale ».

Les lignes de faille de la jurisprudence Perruche Quand la Cour de Cassation aborde l’affaire Perruche ou celles qui la

corroborent, elle ne revient plus sur les fautes commises, préjudiciables à la mère et

déjà indemnisées. Ses attendus concernent d’abord le lien de causalité entre fautes

médicales et préjudice chez l’enfant, et ensuite la possibilité, pour ce dernier, de

demander réparation (par indemnisation). Leur brièveté contraste avec l’écart qu’ils

introduisent dans la définition d’une part du lien de causalité et d’autre part du

préjudice de l’enfant ; un décalage – des « anomalies juridiques » dira le rapport

7 En l’espèce, l’enfant était né avec une trisomie 21 non dépistée par suite là aussi d’une erreur fautive au niveau du diagnostic prénatal. 8 La trisomie 21 se caractérise sur le plan génomique par la présence de trois chromosomes ‘21’ au lieu de deux. 9 Le taux de bêta HCG (hormone gonodotrophique humaine) permet de dépister un « risque » de trisomie 21 surtout s’il est corrélé avec des images échographiques évocatrices. On pourra lire le témoignage d’Anne Manankoff, mère de Lionel, ce second cas, dans Le Monde du 11 janvier 2001. On trouvera le texte des deux arrêts du 28 novembre 2001 de l’Assemblée plénière de la Cour de Cassation et des commentaires dans le Bulletin N°109 du Dictionnaire Permanent Bioéthique et biotechnologies (DPBB), déc. 2001.

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5.

Mattei10 – qui va susciter des interprétations et des réactions fort contrastées,

d’abord dans le milieu juridique lui-même.

Sur les liens de causalité

Sur les liens de causalité, le raisonnement de la Cour n’est pas faux mais

critiquable. Il affirme plus qu’il ne démontre et revisite l’effectivité des liens de

causalité. Il s’appuie, en effet, sur une causalité indirecte d’équivalence des

conditions plutôt que sur une véritable causalité directe tout en tirant l’autorité de la

seconde sur la première…

La causalité d’équivalence (des conditions) veut que « tout fait, fût-il éloigné,

sans lequel le dommage ne se serait pas produit est réputé causal ». On connaît

l’adage d’Antoine Loisel (1607) : « Qui peut et n’empesche pêche ». On peut songer,

à titre d’exemple, à l’inculpation des ministres dans l’affaire du sang contaminé… La

causalité adéquate, elle, veut que seul le fait comportant la possibilité objective du

dommage soit causal11. Dans la mesure où les fautes médicales n’ont pas provoqué

directement ni aggravé un handicap qu’aucun traitement in utero ne permet à ce jour

de soigner ou d’atténuer, on ne saurait se situer véritablement dans une causalité

directe. Dans l’affaire Perruche, l’avocat général, Jerry Sainte-rose, rappelle d’ailleurs

que l’enfant n’a jamais manqué de soins durant sa vie intra-utérine. Le lien entre

faute médical et handicap de l’enfant exigé par l’article 1382 du code civil pour

déclencher la responsabilité médicale est absent. Quant aux divergences entre Cour

de cassation et Conseil d’Etat, ne signent-elles pas des interprétations plus

affirmatives que fondées sur une herméneutique approfondie des textes juridiques ?

Dans l’arrêt Perruche, la Cour semble prendre au moins partiellement acte du

décalage au niveau de la causalité puisqu’elle n’y qualifie pas celle-ci de « directe ».

Elle constate que les fautes médicales ont empêché Mad. P. d’être informée et donc

d’exercer son choix d’interrompre la grossesse ; conséquemment, Nicolas est né, et

l’on a constaté progressivement ses handicaps. Et maintenant cet enfant doit vivre

10 Il s’agit du rapport N°3462 de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale, rédigé par M. Jean-François Mattei, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 décembre 2001 et mis en distribution le 13 décembre 2001. Ce rapport a été écrit sur les propositions de loi N°3431 de J.F. Mattei, N°2844 de B. Accoyer et N°2805 de J.F. Chossy. 11 « Seule la cause prépondérante, c'est-à-dire : celle qui comporte la possibilité objective du dommage réalisé, est retenue ». A côté de ces deux formes de causalité, on peut encore distinguer celle de la proximité des causes : « seule la dernière cause est revenue, mais il y a des nuances de doctrine avec les concepts de causalité efficiente, directe, immédiate. » Cf. Rapport du Conseiller Pierre Sargos, rapporteur à la Cour de cassation pour cette affaire.

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6.

avec son infirmité et toute la charge psychologique et matérielle que celle-ci

implique… Un tel raisonnement ne démontre pourtant rien ; il est simplement

concaténation d’affirmations.

Il mêle les préjudices de la mère et de l’enfant à partir de la notion

d’imputation. Certes, un certain lien de causalité existe entre les fautes médicales

commises et le préjudice de la mère puisque celle-ci n’a pu exercer le droit de choisir

de laisser vivre ou non cet enfant. Encore que l’interruption de grossesse ne saurait

être à strictement parler un droit mais seulement une possibilité dépénalisée12… Ce

préjudice moral de la mère peut-il pourtant être purement et simplement transposé

comme étant aussi un (le) préjudice chez l’enfant (préjudice que l’arrêt 486P définira

comme étant le handicap lui-même) ? N’est-on pas en train d’identifier en quelque

sorte des faits de nature (maladie) avec des faits moraux (agir médical) ? Comment

passer d’une faute d’information de la mère – qui n’a pu être renseignée

correctement sur la santé de son enfant – à une faute causale du handicap de

Nicolas justifiant son droit propre à réparation ? Le préjudice est attribué à un défaut

d’information médicale, alors que celle-ci ne pouvait porter que sur un risque13 (et

non sur l’existence réelle de ce préjudice malformatif). Quant à la décision

d’interrompre la grossesse – qui appartient à la mère seulement –, elle ne peut

nullement être imputée à l’enfant malgré l’action de la mère au nom de ce dernier…

Avec les arrêts de novembre 2001, le langage devient pourtant plus

déconcertant encore. Là où l’argumentaire Perruche évoquait simplement une

« causalité », l’arrêt 485 P retient « un handicap en relation de causalité directe avec

la faute retenue ». La précision ne manque pas de surprendre et d’affûter encore les

critiques. Elle ne démontre pas. Plus encore, pour évoquer ce lien de causalité

« directe », elle se borne à relever que le médecin n’a pas contesté « que les

conditions médicales d’une interruption de grossesse pour motif thérapeutique

auraient été réunies » (arrêt 485 P). Une telle formule, note le commentateur du

DPBB, « est troublante pour des conditions qui, normalement, doivent être attestées

par au moins deux médecins (CSP, art. L.2213-1). Poser, de façon rétrospective, que

12 En tout cas théoriquement, dans l’esprit de la loi de 1975. Mais la nouvelle loi de juillet 2001 sur l’IVG ne consacre-t-elle pas un véritable droit à l’avortement pour la femme majeure enceinte ? 13 Un risque dont il faut aussi noter que, dans le cas Perruche, la mère n’a pas envisagé sérieusement. Il ne s’agit nullement de lui jeter la pierre ; néanmoins ne conseille-t-on pas vivement aux femmes non immunisées contre la rubéole de se faire vacciner ? L’affaire Perruche contribue-t-elle au moins à sensibiliser la population « à

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7.

ces mêmes conditions auraient été réunies au motif que le médecin mis en cause n’a

pas songé à les contester, témoigne de bien peu d’exigence pour caractériser un lien

direct de causalité, déjà discutable en lui-même… »14 Un tel argumentaire, en

donnant à entendre finalement que le handicap d’enfants trisomiques remplit de facto

les conditions médicales de l’IMG, est pour le moins problématique. « On peut même

se demander si la formule ne masque pas une présomption renversant la charge de

la preuve. Dès lors qu’une faute médicale ayant privé une femme d’une possibilité de

recourir à une interruption de grossesse serait retenue, il serait présumé que cette

interruption de grossesse aurait satisfait aux conditions médicales prévues par la loi,

sauf au médecin mis en cause à le contester et à démontrer le contraire. Mais un tel

raisonnement, à l’opposé des termes mêmes de l’article L.2213-1 du Code de la

Santé Publique, est-il tenable ? » (id.)

Sur la définition du préjudice et son caractère réparable

Sur la définition du préjudice et son caractère réparable, les termes choisis par

l’arrêt Perruche sont manifestement habiles dans leur brièveté mais ne peuvent

empêcher la formulation exacte du préjudice, à savoir celui d’une « naissance

anormale », celui d’être né handicapé… Les termes de l’arrêt évitent certes toute

référence explicite au préjudice de « naissance » ou de « naissance avec handicap »

qui découle normalement du lien de causalité qu’elle a reconnu. Le texte vise « le

préjudice résultant du handicap » c'est-à-dire le fait pour l’enfant de devoir vivre

comme handicapé avec tout ce que cela implique de charges, de contraintes, de

coût personnel et financier, etc. Avec l’arrêt 486 P, la Cour franchit derechef un seuil

en affirmant que « le préjudice de l’enfant n’est pas constitué par une perte de

chance mais par son handicap ». Cela a le mérite d’être explicite !

Car reconnaître que l’enfant, en étant handicapé, souffre du préjudice moral

subi par sa mère revient à reconnaître que l’enfant handicapé souffre du préjudice de

vivre puisque sa mère n’a pu le supprimer… Sa naissance le lèse dans un droit

subjectif, non pas tant celui de naître sans handicap15 puisque aucune société n’a les

moyens de garantir un tel droit, mais déjà « celui de ne pas naître si le handicap ne

peut être évité » (rapport Mattei).

risques » ? Rien n’est moins sûr ! Car ce n’est pas là une conclusion que l’on a tirée de cette affaire ! On n’a pas examiné la responsabilité sous cet angle-là… Un hasard ? 14 Ibid. p. 7359.

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8.

Qui pourrait cependant réclamer le respect d’un tel droit ? Comment concevoir

un droit à ne pas avoir de droits ? Comment envisager le choix effectif de ne pas

naître et ainsi de pouvoir demander réparation pour une naissance qui devient un

préjudice ? La vie est pour chacun un don, lourd parfois, mais don néanmoins car

sans ce donné originaire que nul ne saurait dénier ni pour lui-même ni pour autrui,

rien d’autre n’est possible. Nul ne saurait donc revendiquer ni un droit à la naissance

ni à un droit à la non-naissance : la vie est un don gratuit.

Mais poursuivons encore le raisonnement. Reconnaître à l’enfant le droit de

ne pas naître ne serait-ce pas aussi considérer que ce droit de l’enfant appartient à

la mère dont l’attitude va déterminer l’exercice de ce droit ? La mère seule décide, en

effet, d’après la loi, de l’interruption de sa grossesse. Et si l’on accepte cette logique,

il faut aussi concéder, avec le prof. B. Mathieu16, « que l’avortement thérapeutique

protège l’enfant contre une existence jugée insupportable et admettre alors que la

mère n’a pas un droit absolu à refuser l’avortement, et donc nécessairement, à

terme, permettre à l’enfant d’agir contre sa mère lorsque celle-ci a eu un

comportement gravement négligeant qui a conduit à la naissance d’un enfant

gravement handicapé. » La logique est juridiquement solide, de l’aveu même du

professeur de droit public. La question est « simplement » de savoir si nous sommes

prêts à la reconnaître et à la faire pleinement nôtre.

Et quand bien même l’on insisterait sur la dimension seulement financière du

préjudice réparé, on ne saurait donc oublier que ce qui est indemnisé en définitive

c’est le fait, pour Nicolas, de devoir vivre comme handicapé parce qu’il n’a pas été

tué… On a beau « tourner et retourner » le raisonnement, ce que la Cour consacre,

c’est le concept étrange de « vie préjudiciable », le « wrongfull life » des anglo-

saxons. J.F. Mattei relève le tournant : « il résulte des termes mêmes de la décision

de la plus haute instance judiciaire française que la vie handicapée imposée de

préférence à la mort à la suite d’une erreur de diagnostic constitue un préjudice

réparable »17 ou du moins pouvant faire l’objet d’une demande de réparation.

15 Cette idée demeure cependant sous-jacente. 16 Intervention du prof. Bertrand Mathieu à la Table ronde organisée et présidée par M. Claude Evin à l’Assemblée nationale « Arrêt Perruche : faut-il légiférer ? » le 29 mars 2001. 17 Proposition de loi N°2086 relative à l’interdiction de poursuivre une action en indemnisation du fait d’un handicap naturellement transmis, exposé des motifs », enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 13 décembre 2000.

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9.

D’ailleurs comment comprendre une réparation qui ne remet pas les choses

« en l’état » selon la conception traditionnelle du droit, mais s’évalue à partir d’un

droit à ne pas exister ? Et comment fixer le prix d’une telle « réparation » ? Quand la

situation est celle d’un accident, on apprécie le dommage corporel en comparant

l’état de la personne avant et après cette atteinte, on confronte deux états

comparables. Avec Nicolas, l’évaluation du préjudice doit comparer la vie avec la

non-vie… Ce qui nous plonge dans un abîme de perplexité car le non-être n’est a

priori ni pensable ni appréciable. Et si le juge choisit alors de se référer à un standard

théorique de normalité, il devra aussi dégager des critères de normalité biologique

permettant d’estimer l’écart du handicap, ce qui ne manquera pas de le faire

coopérer à une logique eugéniste… A l’encontre de tous ceux qui aujourd’hui mettent

en garde contre la dictature du tout-génétique, il murera la personne dans des

déterminismes biologiques dont on sait pourtant qu’ils ne sauraient seuls définir son

identité. Il enfreindra le principe éthique de non-discrimination… Il versera dans un

réductionnisme qui ne pourra que s’avérer mortifère.

Les conséquences juridiques

Sur le plan juridique, ce double décalage – 1. le lien intrinsèque et martelé

entre handicap de l’enfant et faute médicale dans le diagnostic ou l’information de la

mère, 2. la possibilité de comprendre le préjudice de l’enfant handicapé comme

portant sur sa vie elle-même – pose de nombreux problèmes juridiques.

D’abord, il introduit des discriminations et affecte le principe d’égalité des

citoyens. Il sépare les vies « vivables » et dignes de celles qui ne le sont pas et

bafoue en cela le principe juridique d’égale dignité inscrit dans la Constitution et le

Code Civil18. Il distingue les handicaps indemnisables à taux élevé et ceux qui ne

peuvent prétendre à aucune aide exceptionnelle. Il dissocie les enfants nés dans les

hôpitaux publics qui ne peuvent prétendre bénéficier de l’arrêt Perruche puisque le

Conseil d’Etat n’accueille pas de telles demandes des autres qui ne le peuvent…

Ensuite, il ouvre la question du principe de « normalité » et de son efficience

réelle et idéologique. Que « manque »-t-il finalement à Nicolas ? La justice doit-elle,

peut-elle se faire l’agent des fantasmes d’une croyance de toute puissance

18 Voir à ce sujet l’intervention du prof. B. Mathieu (ibid.)

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10.

biotechnologique ? N’est-elle pas en train d’appuyer la mouvance eugéniste19 qui

prend aujourd’hui une place toujours plus conséquente dans notre société ?

L’évolution du droit amorcée par la jurisprudence Perruche ne conduit-elle pas à une

judiciarisation du risque et à un excès de responsabilisation morale exposant à terme

à une déresponsabilisation sous couvert de justice ? D’autant que cela conduit,

comme le souligne le prof. B. Mathieu20 à un « dévoiement du droit applicable en

matière d’avortement ». Car, explique-t-il, « le mécanisme de responsabilité

aujourd’hui mis en place par la Cour de cassation implique que le diagnostic d’un

handicap grave débouche nécessairement sur un avortement » conduisant

inévitablement certains médecins à faire pression sur les femmes en cas de doute.

Enfin, la Cour érige en certitude ce (choix d’IMG) qui n’était qu’une probabilité.

Elle appuie une décision fort grave sur un argument juridique21 bien fragile : celui de

la volonté d’avorter d’une femme sous le choc d’une double inquiétude, celle de sa

rubéole et celle de sa grossesse. Or, tout médecin sait aussi la fragilité d’une telle

volonté quand il s’agit de prendre la décision effective. Rien ne permettait à la Cour

d’affirmer avec certitude l’exécution de cette volonté. Mais, comme le rappelle le Dr

M. Delcey au nom du groupe éthique de l’APF, « en conférant à l’annonce d’une

décision aussi grave le poids de l’acte accompli, l’arrêt du 17 novembre ne peut-il

dès lors être le point d’appui d’autres jugements, dans des contextes différents, mais

basés eux aussi sur l’ambivalence entre, d’une part, le ‘respect’ de la décision d’une

personne, et de l’autre l’expérience de la fragilité de ce type d’annonce ? » Et de

proposer la situation suivante : « Si un jeune accidenté déclare, peu après l’accident,

qu’il se tuera s’il est condamné au fauteuil roulant le reste de sa vie, le médecin qui

ne lui confirme pas dans l’instant ce pronostic fonctionnel – alors qu’il le connaît pour

presque certain – commet-il une faute s’il cherche à éviter ce geste mortel ? Au bout

de quelques mois, il réalisera peu à peu ce pronostic, mais sera alors dans une

position moins désespérée qui lui permettra (‘l’obligera’) de ‘vivre avec’. Pourra-t-il

19 L’adjectif « eugéniste » est à la fois faux et juste. Certes, il ne s’agit pas d’une éradication massive de la population (cf. eugénisme d’Etat). Néanmoins, ne faut-il pas oser qualifier de « tendance eugéniste » une certaine mouvance actuelle dans la mesure où elle supprime somme toute assez massivement les non-conformes à partir, par ex., du diagnostic pré-implantatoire, de la « sélection » embryonnaire liée à l’assistance médicale à la procréation, de l’avortement (et pas seulement l’interruption médicale de grossesse), de l’infanticide néonatale, etc. ? 20 Ibid. 21 Le juriste raisonne certes en fonction du respect d’un droit et non d’une volonté, il n’empêche que c’est bien la volonté exprimée de Mme P. qui est déterminante : si elle n’avait formulé sa demande d’IVG « au cas où », il n’y aurait pas eu d’Arrêt Perruche…

Affaire et Arrêt Perruche – Marie-Jo Thiel

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11.

demander réparation de son handicap du fait du défaut d’information qui lui aura

permis de vivre, alors qu’il avait annoncé ne pas le vouloir ? »22

En fin de compte, la jurisprudence Perruche qui a donné lieu à plusieurs arrêts

de la Cour de cassation divise profondément les juristes, et au-delà, le corps social

pour des raisons proprement juridiques mais également éthiques, théologiques,

médicales… que nous avons commencé à entrevoir. L’enjeu, en effet, ne concerne

pas seulement quelques familles, mais la société elle-même. Et l’observation de

Mme C. Labrusse-Riou n’est pas sans pertinence : « Ceux qui approuvent cette

jurisprudence, souligne-t-elle avec finesse, ne sont pas directement concernés par

l’éventualité d’interventions législatives visant à la corriger ; ceux qui la critiquent sont

confrontés au devoir de suggérer les moyens d’une juste réformation. »23

Quelques enjeux éthiques Si l’affaire Perruche a pu voir le jour, il faut bien comprendre que c’est d’abord

à cause des difficultés rencontrées par la famille P. pour faire face au handicap de

Nicolas24. L’affaire est révélatrice de manques flagrants de structures d’insertion, de

moyens matériels25, de transport, d’accompagnement… Le Conseiller P. Sargos,

rapporteur à la Cour de cassation pour cet arrêt, a raison de s’interroger. « Où est le

véritable respect de la personne humaine et de la vie, demande-t-il : dans le refus

abstrait de toute indemnisation, ou, au contraire, dans son admission qui permettra à

l’enfant de vivre, au moins matériellement, dans les conditions plus conformes à la

dignité humaine sans être abandonné aux aléas d’aides familiales, privées ou

publiques ? » De ce point de vue, la décision de la Cour n’est que justice : dans un

réel souci compassionnel, elle ouvre la voie à cette possibilité d’indemnisation que la

solidarité collective n’a su apporter…

Néanmoins, une telle justification ne saurait être satisfaisante. Elle fait tomber

de charybde en scylla.

22 Groupe éthique de l’APF, Dr M. Delcey, « Questions éthiques posées par l’arrêt Perruche », Espace éthique, la lettre, Hors série N°3, Hiver-printemps 2001, Assistance Publique des Hôpitaux de Paris. L’ensemble de ce numéro est consacré au thème : « Le handicap comme préjudice ? » 23 Auditions publiques de la commission des Lois du sénat sur la jurisprudence « Perruche », le 18 décembre 2001. Présidence de M. René Garrec, président de la commission des Lois. 24 De ce point de vue, on ne peut qu’être reconnaissant à cette famille de s’être battue jusqu’à aller en cassation. 25 Voir les chiffres proposés par l’avis N°68 du CCNE.

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12.

La protection des droits de l’enfant

Le droit français ne fait pas de l’interruption médicale de grossesse un droit à

la disposition des femmes, mais une possibilité dépénalisée dans certaines

conditions. Cependant, quand bien même l’IMG est autorisée en France si elle

respecte le cadre légal, elle ne saurait évidemment être approuvée moralement dans

la mesure où elle supprime une vie humaine. Mais en considérant que la liberté de la

mère peut justifier le droit ou l’intérêt de l’enfant à ne pas naître ou à ne pas naître

handicapé, la jurisprudence Perruche tend de surcroît à faire éclater tout droit de

l’enfant. « La loi, écrit Mme C. Labrusse-Riou, vise à protéger un intérêt purement

personnel de la mère, subsidiairement aussi un intérêt de la société à n’être pas

chargée d’individus non désirés ou affectés de maladie ou handicap qui constituent

des charges et que la médecine est impuissante à traiter. »26 Dans ce conflit

d’intérêts, l’enfant n’existe pas et le moraliste ne peut qu’interroger le juriste sur les

limites de la représentation parentale (et maternelle en particulier) quand l’existence

même du représenté est mis en cause, et plus encore quand la non-existence

décidée par le représentant et confortée par la société est érigée en « droit » et

« intérêt ».

Le respect de la dignité des personnes handicapées

A travers Nicolas, Lionel et les autres, la jurisprudence Perruche (mais l’IMG

l’insinuait déjà) conforte toutes les personnes handicapées dans leur sentiment d’être

des « indésirables », « préjudices » et pour elles-mêmes et pour la société. En

incitant indirectement les parents à porter plainte au nom de leur enfant mineur, elle

concourt en outre à créer des relations délétères entre parents et enfants

handicapés : comment dire plus violemment à ces derniers qu’ils ne sont pas des

enfants « voulus », qu’ils font peur dans leur étrangeté, que leur non-vie aurait mieux

valu que leur vie si inquiétante pour l’entourage ? Comment un enfant lucide pourrait-

il appréhender un tel aveu sinon comme une remise en cause de sa propre

existence, comme une compromission de ses liens familiaux et sociaux ?

Ainsi, la jurisprudence Perruche s’avère-t-elle simultanément révélatrice de la

dignité de la personne humaine et, pour une part, dénégatrice de celle-ci. Pour les

parents de Nicolas, la situation de précarité matérielle de leur fils contredit l’article

26 Intervention à la Table ronde organisée et présidée par M. Claude Evin à l’Assemblée nationale (ibid.)

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13.

premier de la Déclaration universelle des droits de l’Homme – « Tous les hommes

naissent libres et égaux en dignité et en droits » – et les incite à lutter pour obtenir

une indemnité décente. Mais l’Etat en ne leur offrant pas d’autre alternative que de

demander eux-mêmes réparation pour obtenir gain de cause pour leur fils, et la

justice par l’argumentaire que l’on connaît, bafouent tous deux, dans le même temps,

et le principe de dignité inaliénable et celui de l’égalité des citoyens et l’interdit de

discrimination… (cf. plus haut). Ce qui est éthiquement inacceptable.

La question du « prix » des vies handicapées est tout à fait significative.

Comment indemniser une « perte » de qualité de vie quand la référence est la non-

vie ? Sur quels critères – forcément subjectifs – reposent le « non-vivable » ? Quelle

autorité les retiendra ? Comment vérifier leur pertinence quand des sujets en

possession des « qualités humaines essentielles » n’ont, eux, pas le « courage » de

vivre ? La tentation d’appuyer la dignité sur l’intelligence ou la raison… est bien

réelle. Que l’on songe aux théorisations proposées par T. Engelhardt ou P. Singer.

Le moraliste doit donc être très attentif à la reconnaissance pour tout être

humain, d’une égale dignité ontologique assumant une dignité vécue qui, elle, subit

des fluctuations27. Car avec le prix donné à la vie handicapée, on quitte la logique du

hors-prix qui, selon Kant, caractérise l’être humain. « Ce qui a un prix, écrit le

philosophe, peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre

d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet

pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité. (…) Ce qui constitue la condition qui

seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une

valeur relative, c'est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c'est-à-dire une

dignité. »28 Fixer un prix à une vie humaine sous prétexte qu’elle aurait dû ne pas

être ainsi, c’est lui trouver un « équivalent », c’est l’instrumentaliser et la réifier, et

finalement remettre en cause son inaliénable dignité. Dire que Nicolas s’est vu

reconnaître sa dignité en vertu du prix reconnu à son existence par la Cour relève

donc, sur ce plan, du contresens voire de la perversion de la notion de dignité…

27 Voir Marie-Jo Thiel, « Au nom de la dignité humaine… Perspectives éthiques et théologiques », Médecine de l’homme, N°251, janvier-mars 2001, p.5-21. 28 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs. Trad. Victor Delbos. Ed. Delagrave, 1973, p.160. Souligné dans le texte.

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14.

La place des personnes handicapées

Quant à la place des personnes handicapées, elle est à la fois considérable et

quasi insignifiante. Plus d’une personne sur 10 présente une infirmité plus ou moins

grave29. Selon l’APF, plus de 800 000 personnes vivent à domicile avec un handicap

physique lourd et plus de 3,5 millions sont affectées d’un handicap corporel aux

répercussions variables ; quant aux personnes handicapées mentales, l’UNAPEI30

les estime à 650 000 et l’enquête décennale santé de 1991 recense 5 480 000

personnes déclarant une gêne ou un handicap mental.

La loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 et

les autres législations qui suivirent ont permis d’indéniables progrès. Mais le statut et,

partant, la place sociale de ces citoyens reste trop souvent extrêmement précaires.

Ce qui négative davantage encore leur représentation sociale. Une politique active

appellerait une triple attitude : 1) de lutte active contre le handicap, par la prévention

(vaccination contre la rubéole…) et l’arsenal de la biomédecine ; 2) de mise en

œuvre palliative pour améliorer les conditions d’existence et d’insertion des

personnes concernées, et, enfin, 3) de promotion de valeurs susceptibles de

contribuer au sens de leur vie.

Or avec la jurisprudence Perruche, les moyens visant à reconnaître la dignité

de ces existences plus vulnérables sont comme mis entre parenthèses ; la cour opte

prioritairement, quand il s’agit d’un handicap grave, pour une solution radicale

d’élimination. Elle conforte ainsi un cercle vicieux qui rejaillit sur toutes les personnes

handicapées dans la société. Car il faut se rendre à l’évidence, jamais les progrès

sociaux ne seront tels qu’ils pourront spontanément assumer la place des personnes

handicapées s’il n’y a pas de réelle volonté sociale et politique par ailleurs. Or,

comme l’a souligné le CCNE, notre société s’acquitte mal, actuellement, de son

devoir d’accueil et de solidarité envers les personnes handicapées. L’arrêt semble

alors consacrer une certaine peur sociale de l’altérité en rejetant ce qui gêne, mais

aussi un certain ordre social en réduisant la naissance à un objet de gestion.

Le handicap peut faire peur31, en effet. Il touche au narcissisme, introduit

l’étrangeté, fait craindre une « contamination » ou une « transmission » coupable,

29 Cf. « Repères » La Croix du 8 janvier 2002. Le Monde du 9 janvier 2002. 30 Union nationale des associations de parents et amis de personnes handicapées mentales. 31 Voir par ex. S. Korff Sausse, Le Miroir brisé. L’enfant handicapé et sa famille et le psychanalyste, Ed. Calmann-Lévy, 1996. Cf. son article dans la Lettre de l’Espace Ethique, ibid. p.41-42.

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15.

expose le sujet à ses propres limites, inspire des souhaits de mort… L’infirmité

congénitale angoisse plus encore, jusqu’à devenir « phobie publique » : « la funeste

distinction ministérielle entre ‘handicapés’ et ‘accidentés de la vie’ a ainsi entretenu le

clivage et contribué à confirmer l’idée que les uns et les autres n’étaient pas de

‘même nature’ et que les premiers n’avaient tout de même pas tout à fait la même

dignité que les seconds. »32 L’annonce à des parents du handicap de leur enfant

représente ainsi un moment d’angoisse abyssale où la première réaction est celle

« d’éliminer » ce qui suscite la peur. La présence des personnels médicaux et

soignants pourrait représenter alors une médiation de réassurance. Mais l’on

constate encore trop souvent un déficit de communication par insuffisance de

formation de ces personnels eux-mêmes sous le choc. La tolérance, l’acceptation ne

peuvent être que le fruit d’une longue maturation humaine. Or le temps est compté,

et de surcroît peu de personnes disposent aujourd’hui de vraies ressources

spirituelles pour affronter l’altérité : la sécularisation, le déclin des grandes idéologies

ne favorisent pas la promotion de visions anthropologiques et sociales susceptibles

d’assumer activement le handicap et de contribuer au sens de l’existence.

Un défi théologique Si les Eglises comme toutes les institutions de la société sont mises au défi

d’un agir en faveur des personnes handicapées, elles sont surtout provoquées dans

leur capacité de promouvoir, comme nous venons de le souligner, des visions

anthropologiques et sociales susceptibles de « porter » et d’enraciner la politique

active que nous appelons de nos vœux. Le christianisme – nous nous limitons à

cette perspective – ne propose cependant pas une réflexion absolument originale au

sens où les repères préconisés lui appartiendraient en propre : il assume et appelle,

comme on sait, une réflexion rationnelle authentiquement soucieuse de l’être

humain ; réciproquement, le développement éthique qui précède, dans la mesure où

il vise l’être humain dans sa vérité, ne peut que rejoindre l’horizon plus

spécifiquement théologique sans que nous ayons besoin d’y revenir. Le devoir de

solidarité de la société envers les citoyens handicapés représente ainsi une valeur

de justice sociale autant qu’une valeur théologique. « Une société se juge à la

32 Danielle Moyse et Nicole Diederich, Les personnes handicapées face au diagnostic prénatal. Eliminer avant la naissance ou accompagner ? Ed. Erès, 2001, p.106.

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manière dont elle traite les plus petits de ses membres » : l’aphorisme souvent cité,

en particulier par l’Eglise catholique, trouve sa pointe en résonnant avec

l’engagement du Christ : « Ce que vous avez fait pour l’un de ces petits qui sont les

miens, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25) et inversement.

Sans rentrer dans la réflexion approfondie que mériterait notre sujet, notons

cependant son aspect central : tout être humain est doté d’une dignité ontologique

que rien ni personne ne saurait aliéner car elle s’enracine en Dieu lui-même ; le Fils

unique à l’image duquel tout être humain a été créé, a écrit cela dans sa chair pour

l’humanité, selon la belle formulation d’Irénée : « Le Verbe de Dieu s’est fait homme

se rendant semblable à l’homme et rendant l’homme semblable à lui, pour que par la

ressemblance avec le Fils, l’homme devienne précieux aux yeux du Père. »33 Le

corps humain n’occupe donc ni une place centrale ni une place secondaire, mais une

juste place34 ! Il n’est pas tout mais c’est à travers lui que chacun est appelé à

s’accueillir fils/fille de Dieu. Et c’est lui qui ressuscitera dans la communion avec

Dieu. Autant souligner qu’une telle perspective modifie et le rapport au corps et le

rapport au temps !

Certes, ce corps peut faire souffrir. Et la Bible fait droit à de nombreuses

plaintes : douloureuses comme celles du psalmiste, voire désespérantes comme

celles de Job guetté par le suicide (7,15). Ainsi, malgré son inaliénable dignité, la

créature humaine peut se sentir accablée et broyée. Jésus lui-même n’a pas été

épargné. Les évangiles nous le montrent à la fois en proie au doute et à la peur –

« Abba, Père, à toi tout est possible, écarte de moi cette coupe. » – et se

ressaisissant au contact de son Père, comme si cette source de Dignité paternelle

fortifiait celle du Fils dans sa condition charnelle – « non pas ce je veux, mais ce que

tu veux. » (Mc 14,36). Jésus opte ainsi pour une double attitude conjointe qu’il

propose également à ses disciples : celle de la lutte contre toutes les formes

d’asservissement et d’oppression au nom de la dignité filiale offerte à tout être

humain, et celle du ressourcement constant auprès de la Source divine de dignité

quand la dignité vécue subit les coups de boutoir du mal et de la souffrance.

On ne sera donc pas étonné que l’Eucharistie, si centrale dans la vie

chrétienne, présente – c'est-à-dire offre comme présent et rend présent dans

33 Adversus Haereses, V, 16,2. 34 Voir Marie-Jo Thiel et Xavier Thévenot, Pratiquer l'analyse éthique. Etudier un cas. Examiner un texte. Paris, Ed. du Cerf, 1999, p.66-68.

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l’aujourd’hui de Dieu – cette double attitude. En célébrant le mystère pascal, elle

« met en scène » d’une part cette dignité ontologique appelant le respect de tout être

et la lutte à ses côtés, quel que soit son handicap, au cœur du peuple de Dieu, et

d’autre part une dignité vécue à travers des actes effectuant la dignité ontologique

dans une existence marquée aussi par la finitude et le péché.35 Elle nourrit au

contact de la Source divine puis renvoie le croyant à sa mission au quotidien, dans

un va-et-vient où Dieu donne sa grâce à qui l’accueille, sans la conditionner par une

quelconque perfection ou performance humaines.

Les retombées éthiques dans le champ médical Sur le plan médical, la jurisprudence Perruche a également suscité de

nombreuses inquiétudes. Le lien de causalité retenu par la Cour pousse trop loin la

responsabilité du médecin, jusqu’à la confusion entre responsabilité morale et

responsabilité juridique, ce qui ne peut être que préjudiciable à l’exercice de la

médecine. En identifiant quasiment faits de nature et faits de l’homme, il conduit en

quelque sorte à la consécration d’une toute-maîtrise imaginaire des humains sur la

vie humaine dont la qualité est biologiquement contrôlée. Il aboutit ainsi à une

injonction contradictoire pour les praticiens : tout faire pour ne pas faire naître

d’enfants handicapés, ne rien faire pour ne pas prendre de risques…

La presse – médicale en particulier – a souligné des dérives potentielles. Les

médecins ne vont-ils pas être tentés de pousser à l’IVG pour ne pas encourir de

risques ? D’être entraînés, presque malgré eux, dans une dérive eugéniste qui n’a

pas que des opposants ? De multiplier les examens médicaux pour approcher de la

certitude diagnostique ? De refuser les échographies pour ne pas risquer de les mal

interpréter ? De devoir s’assurer contre des risques insupportables par des primes

ingérables ?

La jurisprudence Perruche, certes, n’inaugure pas ces dérives – l’IMG de plus

en plus systématique ne date pas d’aujourd’hui – mais elle les conforte gravement.

L’obligation de moyens devient quasiment obligation de résultats. Finalement, on

érige le médecin soit en tout-puissant, soit en « incapable », « fauteur de

handicaps », ou les deux à la fois. On oublie qu’il est au service et du fœtus et de la

mère et de toute personne qui fait appel à lui, et qu’il veut d’abord le bien de celles et

35 Voir Marie-Jo Thiel, ibid.

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ceux qu’il soigne (cf. Art. 7 du Code de Déontologie). Mais l’avenir sera rude…

Quand les tests génétiques se multiplient à grande vitesse sur le marché36 sans

pouvoir prétendre aux 100% de fiabilité, quand les échographes prolifèrent sans

pouvoir dépister les malformations de manière « simplement » évidente37, quand les

avortements d’enfants sains38 sur la base d’« erreurs » de diagnostic ne sont pas

même déplorés…, les médecins ne sont-ils pas tentés, pour se prémunir d’une

plainte, de proposer systématiquement et sans état d’âme l’information la plus

alarmante, en faisant signer aux patients les papiers adéquats et en laissant aux

parents le poids anxiogène de leur « choix » ? « La nouvelle contrainte d’une

obligation de résultat est si grave, écrit I. Nisand, qu’elle est susceptible d’avoir une

conséquence inattendue : la ‘cassation’ de l’échographie obstétricale, passée du

statut de réel progrès à celui de fléau pour la population qui s’y soumettrait. »39

On ne sera donc pas étonné de la réaction très vive des médecins suite aux

arrêts de la Cour de cassation. La législation en discussion autour du droit du malade

et préconisant l’indemnisation des accidents médicaux sans faute40, c'est-à-dire la

reconnaissance de la notion d’« aléa » venant se substituer à celle d’« erreur »,

apporte un début de solution mais ne saurait suffire. Car, tout médecin le sait, aucun

traitement n’est dépourvu de risque. Or un risque proportionné ne saurait être

sanctionné comme une faute morale grave… Et tout accident n’a pas à être couvert

par l’assurance du médecin…

Les retentissements socio-familiaux Sur le plan social, les questions ne sont pas moindres. La validation de la

jurisprudence Perruche n’aurait-elle pas été une porte ouverte sur de possibles

actions d’enfants handicapés contre leurs parents qui ont refusé l’IVG pour eux, ou

qui ont refusé la surmultiplication des examens devant protéger le médecin ? Aux

Etats-Unis, selon M. Jerry Sainte-Rose, deux décisions de justice ont accepté une

36 On en comptera près de 5000 en 2010, semble-t-il… 37 On diagnostique aujourd’hui en moyenne 60 % des malformations fœto-embryonnaires, avec des chiffres variables selon les organes (cf. Dr M. Perez, Le Figaro du 6 déc. 2001). En combinant les méthodes, en optant pour une double lecture, on pourra peut-être améliorer encore ce chiffre. Néanmoins, il est totalement impensable de vouloir parvenir à 100%… 38 L’interruption médicale d’enfants sains représente un véritable sujet tabou autour d’un eugénisme de précaution greffé sur l’eugénisme du « progrès médical ». Le droit ni ne la condamne ni même ne l’envisage… Et pourtant que de traumatismes répétés, inutiles et déshumanisants pour les parents… 39 I. Nisand, « Cassation de l’échographie fœtale », Le Concours Médical, t.123, N°26, 8 sept. 2001, p.1713. 40 Projet de loi présenté à l’Assemblée nationale le 5 sept. 2001, adopté le 4 oct. et transmis au sénat le 9 oct.

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action en « wrongful life ». Tous les autres pays ont, semble-t-il41, toujours refusé

cette notion invoquée la première fois en 1964 dans l’Illinois42.

Faut-il rappeler également qu’en cette affaire, la Caisse de maladie de

l’Yonne, organisme fondé sur l’idée d’une solidarité sociale pour tous, est intervenue

dans la procédure pour réclamer « le paiement de l’indu », c'est-à-dire pour obtenir le

remboursement des nombreuses prestations versées au profit de son assuré social.

Ainsi, note Claude Sureau, « pour les caisses, comme pour les assurances, la mort

peut être préférable à la vie.43 » Plus encore, l’on peut se demander si outre ce

« risque d’eugénisme économique », la jurisprudence Perruche n’aboutissait pas

aussi, par le jeu des recours, à reverser les sommes allouées dans la poche des

organismes sociaux et si la situation de Nicolas, Lionel… serait effectivement

meilleure demain… Mais comment en est-on arrivé à la jurisprudence Perruche ?

Le contexte idéologique de la jurisprudence Perruche Si la jurisprudence Perruche a fait couler beaucoup d’entre et causé bien des

tracas, elle n’a pourtant pas été unanimement contestée, tant s’en faut. Nombre de

juristes, et pas des moindres, l’ont défendue. Pensons par ex. aux prof. Patrice

Jourdain44 et Michelle Gobert45, à Mme Marcella Iacub46, etc. Plus encore, il faut se

demander si ces « défenseurs » des arrêts de la Cour ne sont pas caractéristiques

d’une certaine tendance idéologique de notre société occidentale, même si, jusqu’ici,

la société française n’a pas encore clairement choisi « son camp ». En d’autres

termes, la jurisprudence Perruche ne représente pas un accroc ponctuel, mais plutôt

un flash photographiant le tournant que la société est en train de vouloir prendre,

sans trop mesurer la portée de ce virage. Elle est fortement évocatrice de la

transformation du regard porté par nos contemporains sur le handicap et d’un

moment décisionnel où il devient de plus en plus difficile de rectifier la visée.… Cet

aspect du questionnement mériterait un long développement ; je me contenterai ici

de quelques remarques.

41 Selon l’enquête d’Astrid de Larminat, « Pas de jurisprudence à l’étranger », Le Figaro du 11 janvier 2002. 42 Mais la personne handicapée qui demandait alors réparation d’un préjudice de naissance fut déboutée. 43 Claude Sureau, in Juger la vie. Ed. la Découverte. 44 Intervention à la Table ronde organisée et présidée par M. Claude Evin à l’Assemblée nationale (ibid.) 45 Interview Le Monde du 10 janvier 2002, 46 « Il faut sauver l’arrêt Perruche », Libération, 8 janvier 2002.

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20.

Aux Semaines Sociales de France, le 23 novembre 2001, Robert Rochefort

soulignait, à partir d’un travail d’enquête et de terrain effectué par le CREDOC47,

quelques transformations marquantes de notre société autour du thème de la

santé48 : le caractère toujours plus inacceptable de la maladie et du handicap ; le

progrès réalisé par le diagnostic prénatal érigé en « devoir » pour tout couple

attendant un enfant ; l’IMG perçue comme un « acte de prévention » car « il serait

irresponsable (et fautif) de mettre au monde un handicapé » puisque celui-ci ne

pourrait « assumer le contrat de la société » quand celle-ci valorise l’autonomie… Et

si l’on creuse les systèmes de valeurs sous-jacents à ces options, concluait le

directeur du CREDOC, l’on trouve à la base l’idée de Nature.

En d’autres termes, la mission du sujet humain est de réparer les erreurs de la

nature. Responsabilité bien appropriée au sujet moderne qui revendique pour lui seul

la place de fondement à partir de laquelle il établit ensuite la mainmise sur les

choses. Responsabilité noble mais impossible dans la mesure où elle n’assume

guère ou trop peu les limites humaines. « De sorte, écrit Lucien Sève, que le fait de

n’avoir aucune prise sur ma naissance puisse être fantasmatiquement ressenti par

moi non comme une irréformable caractéristique de la condition humaine mais

comme une limitation insupportable de ma liberté en son usage magiquement

rétroactif. »49 Responsabilité stimulante que celle qui vise l’humanisation en utilisant

au mieux les progrès pour faire reculer le handicap, mais aussi éreintante quand elle

embrasse trop, sans pouvoir ni vouloir s’appuyer sur une base anthropologique et

éthique solides. Responsabilité enivrante où prolifèrent jusqu’au vertige, jusqu’à La

fatigue d’être soi50, les pratiques réifiantes visant à maîtriser tout l’homme, tout le

vivant. Sentiment jouissif et vécu régressif d’omnipotence où l’on pense

généralement pouvoir tout acheter et vendre, tout contrôler de la naissance à la mort,

tout vérifier dans sa norm-alité c'est-à-dire, en définitive, dans sa « mêmeté », sa

non-altérité. Car pour cette assujettissante liberté, la personne handicapée pourrait

se révéler « contagieuse » en lui révélant sa vulnérabilité constitutive… Combien de

47 Robert Rochefort est le directeur du CREDOC, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie. L’ensemble des actes des Semaines Sociales de France sera publié prochainement aux Ed. Bayard sous le titre Biologie, médecine et société. Que ferons-nous de l’homme ? 48 Cf. R. Rochefort, La Société des consommateurs. Ed. Odile Jacob, 1995. Ed. de Poche 2001. 49 « Réflexions autour de l’arrêt Perruche – Pour une éthique de la maîtrise sans emprise », Les Cahiers du CCNE, N°29, 2001. 50 Selon le titre de l’ouvrage d’A. Ehrenberg, Ed. O. Jacob, 1998.

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21.

femmes résistent à la pression sociale, médicale… de l’IMG ? Combien sont mises

au ban parce qu’elles ont décidé de garder leur enfant51 ?

Cette vision du monde qui s’installe petit à petit et qui était déjà celle d’un

Alexis Carrel en 1942 : « Aucun être humain n’a le droit de procréer des enfants

destinés au malheur »52, correspond bien à celle d’un certain nombre de défenseurs

de la jurisprudence Perruche. Patrice Jourdain (ibid.) considère ainsi « que

l’avortement thérapeutique est aussi dans l’intérêt de l’enfant et que l’existence d’une

loi qui admet cet avortement en cas d’affection d’une particulière gravité reconnue

incurable au moment du diagnostic53 a pour objet, entre autres, d’éviter que des

enfants soient mis au monde avec de très lourds handicaps. Cette loi a été adoptée,

entre autres intérêts, dans l’intérêt de ces enfants. Par conséquent, je considère que

l’existence de cette loi postule nécessairement un intérêt de l’enfant à ne pas vivre

avec de très lourds handicaps. Et je considère que l’arrêt de la Cour de cassation est

parfaitement dans la logique de cette loi. » Un propos clair qui rejoint nettement

nombre d’interlocuteurs du CREDOC et finalement de citoyens français qui souvent,

après la mort accidentelle d’un proche, avouent : « il valait mieux qu’il meurt que

d’être ainsi handicapé à vie… » Les personnes handicapées, elles, affirment

généralement le contraire ; cet anthropologue américain gravement handicapé

assure : « L’idée qu’il vaut mieux être mort qu’invalide n’est rien de moins que l’ultime

calomnie infligée aux handicapés physiques car elle remet en question la valeur de

leur vie et de leur droit même à l’existence. »54

La jurisprudence Perruche et la phase législative qui s’en est suivie ont eu

l’immense mérite de nous rappeler à la fois cette parole des personnes handicapées

trop souvent tue et les lignes de faille de notre propre société. Car, comme l’a écrit

Danielle Moyse, « loin de déjouer la présupposition fantasmatique (proprement

délirante) d’un Sujet antérieur à lui-même, se posant soi-même sur soi et choisissant

donc de naître ou de ne pas naître ( !), de telles décisions juridiques leur confèrent

une apparente légitimité, et la sélection des naissances, loin d’apparaître, comme au

51 Voir les témoignages fort intéressants d’Anne Dusart sur ce sujet dans La Détection des anomalies fœtales, Paris CTNERHI, 1995. « Je me souviens d’un cas, raconte une sage-femme, où l’on avait vu in utero que l’enfant était porteur d’un tout petit fibrome… [pour lequel il fut impossible d’établir un diagnostic de gravité]. La femme a décidé de garder l’enfant…Mais les gens étaient mal vis-à-vis d’elle… Elle a eu l’impression de garder cet enfant contre tout le monde… Personne n’est venue la voir, c’était comme si on lui reprochait de s’être entêtée. On lui reprochait de l’imposer… » (p.62) 52 Cité par B. Mathieu, ibid. 53 Il s’agit là des termes exacts de la loi française encadrant l’IMG.

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22.

temps de l’eugénisme, pour résultat d’un programme législatif coercitif, se présente

au contraire comme le plein accomplissement de la liberté de l’homme moderne ! »55

L’on comprendra donc l’importance de s’interroger sur les causes profondes

de cette évolution, de mieux saisir pourquoi l’on s’oriente vers une médecine

sacrificielle qui consent à l’immolation de beaucoup d’innocents en parfaite santé et

qui érige en devoir l’oblation souffrante de parents pris par l’incertitude et/ou le

remords. Il ne suffit pas de se vouloir ou de se déclarer responsables, il faut encore

déchiffrer le sens de cette imputation d’« entière » responsabilité de la naissance

d’enfants atteints de déficience, comprendre ce qui pousse en définitive à de telles

pratiques extrêmes n’osant pas affronter l’altérité ou ne disposant pas des

ressources (aux deux sens du mot) pour le faire. Car l’enjeu n’est peut-être pas là où

l’on pense ; l’avenir n’est pas dans la promotion utopique de l’enfant parfait mais

dans la possibilité pour tous d’exister. Or plus autrui disparaît dans son altérité, plus

le « je » se dissout dans une uniformité mortifère, dans la dictature du « on », comme

l’a écrit M. Heidegger : « les autres s’effacent à force d’être indifférenciés et anodins.

C’est ainsi, sans attirer l’attention, que le on étend imperceptiblement la dictature qui

porte sa marque. Nous nous réjouissons et nous nous amusons comme on se réjouit

(…) ; nous trouvons ‘révoltant’ ce que l’on trouve révoltant (…) Cet être-dans-la-

moyenne, à l’intérieur duquel est tout tracé d’avance jusqu’où il est possible et

permis de se risquer, surveille toute exception tendant à se faire jour… »56 Ainsi

l’identité du « je » est-elle structurellement liée à celle d’autrui : si autrui est aliéné, le

« je » se perd dans l’infernale uniformité ; et si le « je » se noie dans la « mêmeté »,

autrui aussi s’y dissout…

La phase législative de rectification et de précision L’arrêt Perruche a surpris. On aurait pu penser que l’arrêt du Conseil d’Etat du

14 février 1997 serait déterminant ou, qu’eu égard à des décisions antérieures57 la

viabilité était déterminante… Il n’en a manifestement rien été. L’Assemblée plénière

54 Cité par le Dr. B. Hoerni à la Table ronde présidée par M. Cl. Evin à l’Assemblée nationale (ibid.) 55 « Naissances coupables ? A propos de l’‘‘affaire Nicolas Perruche’’ et d’autres du même genre », Esprit, N°271, janvier 2001. Voir également son ouvrage Bien naître, bien être, bien mourir, Ed. Erès, 2001. 56 Martin Heidegger, Etre et temps, Paris, NRF Ed. Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1986, p.170. On lira avec intérêt l’ensemble de cette réflexion sur le « on ». 57 Voir par ex. l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 30 juin 1999 par lequel il fut jugé que la mort d’un fœtus de 5 mois [dont la viabilité n’était pas acquise ou du moins sans certitude] par la faute d’un médecin, n’entrait pas dans le cadre de l’art. 221-6 du NCP.

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23.

de la Cour de cassation confirme et martèle ses dogmes. On aurait pu penser alors

que l’arrêt Perruche reconnaissant par la négative l’existence de la vie intra-utérine

de Nicolas, allait contribuer à l’attribution d’un certain statut, proche de la personne

humaine, à l’enfant viable dans l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de

cassation du 29 juin 2001 (Metz). Mais là non plus, il n’en a rien été.

Ce sont finalement les réaffirmations successives de la Cour, les réactions de

plus en plus vives des associations de personnes handicapées, les craintes du corps

médical (et la grève des échographies anténatales du 1er au 10 janvier 2002) qui vont

contraindre le Gouvernement de M. Lionel Jospin, malgré ses réticences, à entrer

dans une phase législative.

La première étape décisive de cette phase législative est marquée par la

présentation, le 13 décembre 2001, par le groupe Démocratie libérale, d’un projet de

loi stipulant que « nul n’est recevable à demander une indemnisation du fait de sa

naissance ». Mais le débat est suspendu, officiellement pour des problèmes d’horaire

réglementaire. Il aura finalement lieu quatre semaines plus tard.

Le contenu de la proposition de loi adoptée par l’Assemblée Nationale

L’article 1er et décisif de cette proposition de loi adoptée par l’Assemblée

Nationale en première lecture le 10 janvier 2002 comprend quatre alinéas. Le

premier reprend le principe énoncé par M. Mattei : « Nul, fût-il né handicapé, ne peut

se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance. » Le second rappelle que la

personne née handicapée peut elle-même obtenir réparation quand l’acte fautif a

« directement » causé le handicap. Le troisième limite la demande de réparation

d’une faute médicale « indirecte » : cette indemnité qui ne saurait être revendiquée ni

par les enfants eux-mêmes ni par les organismes sociaux, peut être demandée, en

cas de « faute lourde » et de handicap « d’une particulière gravité », par les titulaires

de l’autorité parentale pour l’enfant. Enfin le dernier alinéa précise l’application de

cette loi « aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement

statué sur le principe de l’indemnisation. ».

Pour assurer son vote définitif avant la fin de la législature, cette proposition

de loi est insérée dans le projet de loi sur les droits des malades.

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Un texte à mi-chemin

La proposition de loi rappelle des repères juridiques et éthiques

fondamentaux. Elle doit être saluée comme un message symbolique fort,

spécialement dans ses alinéas 1 et 2, qui rassérène. Et nombre de responsables

d’associations s’occupant de personnes handicapées (UNAPEI, APF, Collectif contre

l’handiphobie…) l’ont fait.

Ce projet laisse néanmoins dans l’ombre des aspects substantiels de la

politique autour du handicap qu’il conviendrait de reprendre promptement si l’on ne

veut accroître le mal-être généré par ce cercle vicieux où l’insuffisance des aides aux

personnes atteintes de déficiences ou d’incapacités contribue à un accroissement du

nombre d’IMG, ce qui stigmatise et exclut davantage encore les sujets handicapés et

les pose en paria ne pouvant prétendre qu’aux miettes des revenus de la société…

Ou cet autre cercle vicieux où la croyance dans le mythe de l’enfant parfait relègue

les parents en coupables qui « doivent » avorter afin de « prévenir »58 les handicaps

et finalement d’entretenir voire de durcir encore le mythe…

La jurisprudence Perruche a eu le mérite de soulever la question du statut des

personnes handicapées mais aussi du dévouement de celles et ceux qui s’en

occupent parfois une vie durant, sans bénéficier ni d’aides conséquentes ni de

véritable reconnaissance sociale. Il ne faudrait cependant pas vouloir « régler » cette

question par le seul biais des handicaps congénitaux engageant une responsabilité

morale, ceux qui auraient eu « la chance » de ne pas être diagnostiqués à la suite

d’une erreur médicale. La dignité inaliénable de toute personne appelle une politique

globale respectant tout sujet porteur d’un handicap grave, congénital ou acquis,

imputable à une responsabilité humaine ou aléa de l’existence... Elle doit pouvoir

s’appuyer, sur le plan social, d’une définition59 plus précise des handicaps ouvrant à

indemnisation, d’un relèvement global des aides afin de diminuer les disparités

profondément injustes en ce domaine. Une société aussi « développée » que la

nôtre peut-elle consentir à ce qu’un couple qui a choisi de mettre au monde et

d’élever son enfant blessé ne bénéficie pas d’une aide adéquate ? ne trouve pas

58 Combien d’interlocuteurs, jusqu’à ceux du Téléthon, évoquent en effet, la « prévention » du handicap (et en particulier la trisomie 21) par l’IMG ! Cela est non seulement faux – on n’est nullement dans la prévention ! – mais également mortifère par l’illusion délétère d’omnipotence que cela suscite. 59 La loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 ne donne pas de définition du handicap. Simone Veil et le gouvernement de M. Jacques Chirac affirmaient alors : « sera considéré comme

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25.

d’institution pour favoriser son éducation et son insertion sociale voire

professionnelle ? Pour se mettre au niveau de pays comme le Japon, la Grande-

!retagne ou les pays nordiques, affirme N. About, « la France doit aujourd’hui revenir

sur sa loi de 1975…. Nous avons pris un grand retard. Tout, ou presque, est à

faire »60 Non résolus, ces manquements demeurent une plaie béante risquant

« d’infecter » en permanence, par leur injustice sui generis, l’ensemble du corps

social, accroissant davantage encore le mal-être personnel, la violence sociale, la

discrimination, etc.

Pour le corps médical, les médecins gynécologues, obstétriciens et

échographistes ont levé leur mouvement de grève le 10 janvier parce que, comme l’a

souligné le Dr I. Nisand, celle-ci était déterminée par des raisons éthiques et non

financières. Maints problèmes restent cependant à régler là encore : la définition d’un

référentiel évolutif61 (en fonction de l’avancée technologique) de bonnes pratiques

échographiques, la lutte contre la judiciarisation du système de santé, mais

également, comme l’a rappelé, dans un texte commun, la coordination nationale des

centres de diagnostic prénatal62, la question - qui divise aujourd’hui les sénateurs63 -

de l’indemnisation du handicap par l’assurance du médecin.

Conclusion L’histoire récente de la jurisprudence Perruche est évocatrice des valeurs et

des normes en vigueur dans notre société. Elle suggère à grands et petits traits les

changements qui sont en train de s’opérer dans les mentalités sous l’influence d’une

certaine idéologie du progrès, sans toujours percevoir les dérives qui guettent malgré

et sous des dehors compassionnels… Elle objective le nouvel angle de regard sur le

handicap considéré comme inacceptable voire fautif, mais aussi sur le médecin qui

doit être « omnipotent » dans son diagnostic, enfin, sur le monde, car la maîtrise

handicapée toute personne reconnue par les commissions départementales » (Cotorep) (cf. Le Monde du 9 janvier 2002). 60 « Les handicapés relèvent de la solidarité », interview Nicolas About, Président de la commission des affaires sociales du Sénat, au journal La Croix du 15 janvier 2002. Notons aussi que si cette commission s’oppose à une indemnisation destinée à l’enfant, celle des lois l’approuve ! (cf. La Croix du 18 janvier 2002). 61 Le rapport de décembre 1998 rédigé sous l’égide de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé, par un groupe d’experts présidé par le prof. Francis Puech évoque, en effet, dans ses conclusions, le caractère « provisoire et évolutif » d’un tel référentiel. 62 « Effacer l’arrêt Perruche ne suffit pas », texte rédigé par 16 gynécologues-obstétriciens (dont I. Nisand, R. Frydman, J. Miliez, J.F. Oury…) et publié dans Le Monde du 25 janvier 2002. 63 Cf. note 49.

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26.

humaine porte l’entière responsabilité de son édification. Elle illustre également la

situation de précarité dans laquelle, malgré les aides octroyées dans le cadre de la

loi de 1975, se débattent un nombre considérable de personnes handicapées, mais

aussi leurs proches et les associations qui les soutiennent. Elle rappelle à qui serait

tenté de l’oublier que la médecine – les pratiques échographiques en particulier –

n’est pas une science exacte même si elle se veut « fondée sur des faits prouvés »64,

que la garantie de l’enfant « normal » est un leurre… Elle remémore aux autorités

juridiques et étatiques leurs rôles respectifs : la démocratie ne saurait être un

« gouvernement de juges ». Elle renvoie finalement à tous les citoyens ces

redoutables questions autour de l’extension de la solidarité sociale à l’égard des plus

démunis, de la socialisation du risque, de la juste lutte contre le handicap aux côtés

de la personne blessée, et elle les interroge sur leur capacité à faire droit à

l’étrangeté de qui paraît autre…

L’initiative politique et législative de janvier 2002 est engageante. Encore

faudra-t-il davantage de courage économique pour ne pas réduire cette émotion à

des vœux pieux… Encore faudra-t-il davantage d’humilité pour accepter que le

visage de l’humanité traverse aussi les corps disgracieux, les esprits tourmentés et

nos désirs non encore humanisés…

Strasbourg le 25 janvier 2002

Marie-Jo Thiel

Résumé L’infirmité peut-elle être un préjudice tel qu’il faut lui préférer la mort ? En le

donnant à penser avec ce qu’il est convenu d’appeler « la jurisprudence Perruche »,

l’assemblée plénière de la Cour de Cassation a suscité sinon un fort émoi du moins

un sérieux trouble de l’opinion publique, contraignant le gouvernement à entrer,

après maintes tergiversations, dans une phase législative pour affirmer avec force

que « nul, fût-il né handicapé, ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa

naissance ». L’article après avoir rappelé les faits de l’affaire Perruche et de ceux qui

ont suivi en 2001, analyse les débats juridiques et législatifs autour de cette nouvelle

64 Evidence-based medicine (EBM). Voir le dossier consacré à ce thème dans le Bulletin de l’Ordre des Médecins de janvier 2002, N°1, p.8 sq.

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27.

jurisprudence, puis examine quelques enjeux éthiques et médicaux, théologiques et

philosophiques de cette polémique.

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ANNEXE 1 99-13.701 Arrêt du 17 novembre 2000 Cour de cassation - Assemblée plénière Cassation ___________________________________________________________________ Demandeurs à la cassation : 1° M. P…, agissant tant en son nom personnel qu’en sa qualité d’administrateur légal des biens de son fils mineur Nicolas ; 2° Mme P… Défendeurs à la cassation : 1° la Mutuelle d’assurance du corps sanitaire français ; 2° M. X… ; 3° la Mutuelle des pharmaciens : 4° le Laboratoire de biologie médicale d’Yerres ; 5° la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de l’Yonne. ___________________________________________________________________ Sur le deuxième moyen, pris en sa première branche du pourvoi principal formé par les époux X., et le deuxième moyen du pourvoi provoqué, réunis, formé par la Caisse primaire d’assurance maladie de Z. : Vu les articles 1165 et 1382 du Code civil ; Attendu qu’un arrêt rendu le 17 décembre 1993 par la Cour d’appel de Paris a jugé, de première part, que M. X..., médecin, et le Laboratoire de biologie médicale d’Yerres, aux droits duquel est M. K…, avaient commis des fautes contractuelles à l’occasion de recherches d’anticorps de la rubéole chez Mme P… alors qu’elle était enceinte, de deuxième part, que le préjudice de cette dernière, dont l’enfant avait développé de graves séquelles consécutives à une atteinte in utero par la rubéole, devait être réparé dès lors qu’elle avait décidé de recourir à une interruption volontaire de grossesse en cas d’atteinte rubéolique et que les fautes commises lui avaient fait croire à tort qu’elle était immunisée contre cette maladie, de troisième part, que le préjudice de l’enfant n’était pas en relation de causalité avec ces fautes ; que cet arrêt ayant été cassé en sa seule disposition relative au préjudice de l’enfant, l’arrêt attaqué de la cour de renvoi dit que “l’enfant Nicolas P... ne subit pas un préjudice indemnisable en relation de causalité avec les fautes commises” par des motifs tirés de la circonstance que les séquelles dont il était atteint avaient pour seule cause la rubéole transmise par sa mère et non ces fautes et qu’il ne pouvait se prévaloir de la décision de ses parents quant à une interruption de grossesse ; Attendu, cependant, que dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme P... avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ; PAR CES MOTIFS, et sans qu’il soit nécessaire de statuer sur les autres griefs de l’un et l’autre des pourvois : CASSE ET ANNULE, en son entier, l’arrêt rendu le 5 février 1999, entre les parties, par la Cour d’appel d’Orléans ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles

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se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d’appel de Paris, autrement composée que lors de l’audience du 17 décembre 1993 ; Condamne la Mutuelle d’assurance du corps sanitaire français, M. X..., la Mutuelle des pharmaciens et le Laboratoire de biologie médicale aux dépens ; Vu l’article 700 du nouveau Code de procédure civile, rejette la demande de la Caisse primaire d’assurance maladie de l’Yonne ; Dit que sur les diligences de M. le procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l’arrêt annulé ; Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en Assemblée plénière, et prononcé par le premier président en son audience publique du dix-sept novembre deux mille. __________________________________________________________________________ Président : M. Canivet, Premier président Rapporteur : M. Sargos, assisté de Mme Bilger-Paucot, auditeur Avocat général : M. Sainte-Rose Avocats : Me Choucroy - Me Le Prado – S.C.P. Piwnica et Molinié – S.C.P. Gatineau __________________________________________________________________________

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30.

ANNEXE 2 : Proposition de loi adoptée par l’Assemblée Nationale en première lecture, relative à la solidarité nationale et à l’indemnisation des handicaps congénitaux. Texte adopté N°757, le 10 janvier 2002. Article 1er

Nul, fût-il né handicapé, ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance. La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé ou n’a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l’atténuer. Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap d’une particulière gravité non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute lourde, les titulaires de l’autorité parentale peuvent demander une indemnité destinée à la personne handicapée, correspondant aux charges particulières découlant, tout au long de sa vie, de son handicap, déduction faite du montant des allocations et prestations, de quelque nature qu’elles soient, dont cette personne bénéficie au titre de la solidarité nationale ou de sécurité sociale. Dans ce cas très précis, les organismes sociaux ne peuvent exercer de recours à l’encontre de l’auteur de la faute pour obtenir le remboursement des allocations et prestations versées. Les dispositions de la présente loi sont applicables aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation. Article 2 Il est créé, dans des conditions définies par décret, un Observatoire de l’accueil et de l’intégration des personnes handicapées, chargé d’observer la situations matérielle, financière et morale des personnes handicapées en France et de présenter toutes les propositions jugées nécessaires au Parlement et au Gouvernement visant à assurer, par une programmation pluriannuelle continue, la prise en charge de ces personnes. Article 3 L’article 1er de la présente loi est applicable en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie, dans les îles Wallis et Futuna et à Mayotte.

Délibéré en séance publique, à Paris, le 10 janvier 2002 Le Président,

Signé : Raymond Forni

Affaire et Arrêt Perruche – Marie-Jo Thiel