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La lecture comme jeu Causerie introductive au congrès de l'ABF, « Qui lit quoi ? », mai 1984 par Michel Picard Écrivain Je tiens avant tout à remercier l'ABF qui me donne le redoutable hon- neur d'inaugurer votre congrès, du moins en ce qui concerne les réflexions que vous allez entreprendre. A vrai dire je suis terrifié, d'abord à l'idée de de- voir parler devant une assemblée aussi érudite, mais aussi pour une autre rai- son qui est qu'on m'avait laissé entre- voir une séance d'environ une heure et demie, ce qui aurait permis des débats certainement fructueux ensuite ; mais les littéraires sont compressibles à l'in- fini, le temps peut-être aussi, et nous essayerons de sauter quelques exem- ples. Je suis également un peu perplexe quant à l'opportunité de cette « lecture comme jeu » dans la mesure où j'ai ob- servé que l'affiche de ce congrès posait deux questions, certes tout à fait pas- sionnantes : " Qui lit quoi ? » Ma per- plexité, presque mon angoisse, vient du fait que ce dont je souhaiterais vous entretenir n'est ni le qui, ni le quoi, mais le comment. Alors, entre les allo- cutions que vous avez entendues tout à l'heure et le repas de midi qui s'ap- proche, veuillez considérer ce que je vais vous proposer comme un simple hors-d'½uvre. Je souhaiterais aborder la question de la lecture comme jeu en vous parlant d'abord de la « lecture » elle-même car le terme est ambigu ; en évoquant en- suite ce qui est proprement le sujet de ce congrès, le lecteur, et en tentant en- fin de vous proposer une théorie de la lecture dont le titre de cet exposé indi- que assez qu'elle reposerait sur le jeu et sa connaissance. Que signifie le mot « lecture » ? En ce qui concerne la lecture, il me semble que l'un des principaux pro- blèmes qui se posent à son sujet, et l'en- semble de nos difficultés théoriques viennent tout simplement du fait que nous ne parlons pas tous de la même chose quand nous utilisons le mot lec- ture. Plusieurs activités radicalement différentes les unes des autres se dé- nomment indistinctement lecture; d'une manière générale on peut distin- guer au moins quatre acceptions du terme. Le premier sens du mot lecture renvoie évidemment au déchiffrement, c'est-à- dire à la compréhension des signes écrits. Même si une certaine mode étend à l'heure actuelle cette significa- tion au déchiffrement de tout signe, la lecture est d'abord ce déchiffrement-là. C'est l'acception la plus courante, celle qu'on trouve dans les classements d'une bibliothèque mais surtout dans les librairies. Bien entendu toutes les

La lecture comme jeu - CORE · de la littérature ? Que demande-t-on aux départements de français », dans ces UER ? Tantôt de la linguistique, tan-tôt de la culture générale,

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La lecture comme jeuCauserie introductive au congrèsde l'ABF, « Qui lit quoi ? », mai 1984

par Michel Picard

Écrivain

Je tiens avant tout à remercier l'ABF

qui me donne le redoutable hon-

neur d'inaugurer votre congrès, dumoins en ce qui concerne les réflexionsque vous allez entreprendre. A vrai direje suis terrifié, d'abord à l'idée de de-voir parler devant une assemblée aussiérudite, mais aussi pour une autre rai-son qui est qu'on m'avait laissé entre-voir une séance d'environ une heure etdemie, ce qui aurait permis des débatscertainement fructueux ensuite ; maisles littéraires sont compressibles à l'in-fini, le temps peut-être aussi, et nousessayerons de sauter quelques exem-ples. Je suis également un peu perplexequant à l'opportunité de cette « lecturecomme jeu » dans la mesure où j'ai ob-servé que l'affiche de ce congrès posaitdeux questions, certes tout à fait pas-sionnantes : " Qui lit quoi ? » Ma per-plexité, presque mon angoisse, vientdu fait que ce dont je souhaiterais vousentretenir n'est ni le qui, ni le quoi,mais le comment. Alors, entre les allo-cutions que vous avez entendues toutà l'heure et le repas de midi qui s'ap-proche, veuillez considérer ce que jevais vous proposer comme un simplehors-d'½uvre.

Je souhaiterais aborder la question de

la lecture comme jeu en vous parlantd'abord de la « lecture » elle-même car

le terme est ambigu ; en évoquant en-suite ce qui est proprement le sujet de

ce congrès, le lecteur, et en tentant en-

fin de vous proposer une théorie de la

lecture dont le titre de cet exposé indi-que assez qu'elle reposerait sur le jeuet sa connaissance.

Que signifiele mot « lecture » ?

En ce qui concerne la lecture, il mesemble que l'un des principaux pro-blèmes qui se posent à son sujet, et l'en-semble de nos difficultés théoriquesviennent tout simplement du fait quenous ne parlons pas tous de la même

chose quand nous utilisons le mot lec-ture. Plusieurs activités radicalementdifférentes les unes des autres se dé-

nomment indistinctement lecture;d'une manière générale on peut distin-guer au moins quatre acceptions duterme.

Le premier sens du mot lecture renvoieévidemment au déchiffrement, c'est-à-

dire à la compréhension des signes

écrits. Même si une certaine modeétend à l'heure actuelle cette significa-tion au déchiffrement de tout signe, la

lecture est d'abord ce déchiffrement-là.C'est l'acception la plus courante, cellequ'on trouve dans les classements

d'une bibliothèque mais surtout dans

les librairies. Bien entendu toutes les

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autres acceptions supposent celle-ci. En

fait, ce phénomène de déchiffrementest sans aucun doute l'un des plus dif-ficiles qui soient et il n'est pas du toutaussi aisé à analyser que nous lecroyons généralement. Il implique des

spécialistes, sûrement il y en a parmivous. Évidemment l'environnement

joue dans le rapport qu'on a avec cettelecture-là un rôle tout à fait capital, jedirais même décisif, ainsi que le rapportqu'on peut entretenir avec le livre dansla pratique de la vie quotidienne. C'est

aussi sous cet angle qu'il faudrait envi-sager les questions de la lecture rapidedont Richaudeau a savamment traité et

tout ce qui touche à l'analphabétismerelatif, qui est beaucoup plus fréquentqu'on ne croit mais sur lequel vous avez

sans doute beaucoup plus de lumièresque moi.

La seconde acception concerne la lec-ture comme information. C'est celle à

laquelle il a été fait allusiond'une façon à peu prèsconstante dans les allocutionsque j'ai entendues tout à

l'heure. Il s'agit de l'aspect uti-litaire de la lecture, l'appropria-tion des connaissances par unmédium, comme on dit aujour-d'hui, particulièrement efficace.

Richaudeau avance des chiffresqui sont à cet égard tout à faitéloquents. Si l'on est capable

d'enregistrer, si j'ose dire, neufmille mots à l'heure, lors d'uneconférence - et peut-être faut-ilque je parle plus vite pour que

vous arriviez à ce score - lors

d'une lecture on est capabled'en intégrer vingt-sept mille, etjusqu'à soixante mille si l'on est

entraîné à la lecture rapide. Jene crois pas que les écrans des

ordinateurs changent grand-chose à cette constatation, ni re-mettent en cause cette caracté-

ristique de la lecture en tantqu'information.

La troisième acception à la-quelle le mot lecture renvoiecouramment, surtout dans lesmédias et dans les magazines,

c'est la lecture comme « aliéna-

tion », si vous me permettezcette expression, que je mets

entre guillemets. Qu'entendrepar là ? Je consulte les instruc-tions aux instituteurs diffusées

par le ministère en 1980 par l'in-termédiaire des CNDP et jem'aperçois que page 21 les lec-

tures envisagées pour les en-

fants sont de deux types trèstranchés, et de deux types seule-

ment, étant bien entendu que la

lecture dans sa première accep-

tion est acquise, c'est-à-dire lalecture comme déchiffrement. Le

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premier type est la lecture d'informa-tion, le second la lecture qu'on baptisetantôt distraction et tantôt, mais c'est lamême chose, évasion. L'information,l'utilité, et, d'autre part, l'évasion, la dis-traction, la gratuité. Cette lecture, jepréfère la baptiser d'" aliénation >. Il yaurait une autre conférence à vous fairesur ce thème. Il faudrait justifier leterme que j'aurai à nuancer tout à

l'heure. J'appelle cette lecture « aliéna-tion " dans la mesure où elle correspondà une sorte d'oubli de soi et du monde,à une absorption dans le fictif dont ona oublié qu'il est fictif. C'est ce qui fai-sait écrire à Valéry Larbaud cette phrasesi célèbre selon laquelle la lecture est

un vice impuni, une drogue. A cet

égard j'ai relevé dans Le Monde du 25février 1983 sous le titre Dévoreuse,cette description d'une lectrice qui m'alaissé des frissons dans le dos (pas lalectrice, la description). Qui lit quoi?...« Dévoreuse de livres depuis l'âge desept ans... », nous allons voir ce qu'ellelit : « elle lit tout ». Elle lit n'importequoi ; elle donne dans ses exemples à

la queue leu-leu : la collection Harle-quin (trente millions d'exemplaires dif-fusés en France pour 1982, j'ai bien dittrente millions...). Harlequin donc, Bal-zac, Flaubert, Proust... Voilà de l'éclec-tisme. Sa conclusion - et c'est surtoutcela qui m'a épouvanté - était la sui-vante : Je prends Harlequin et pendantune heure je ne suis plus là. » Il est bienévident qu'il s'agit d'une conception dela lecture assez particulière, qui pourrapeut-être justifier le terme indéniable-ment péjoratif que j'ai utilisé, la lecturecomme « aliénation ».

La quatrième acception, celle dont j'ai-merais surtout m'entretenir avec vousaujourd'hui, et j'espère bien devoirrépondre à de nombreuses questionssur ce sujet, désigne la lecture commeart. Ce terme fait problème : est-ce qu'ilexiste un art littéraire, après tout ? Onse demande en tout cas si parler de lalittérature en tant qu'art ne fait pas sim-plement remonter d'un cran l'équi-voque que je signalais à propos desacceptions du mot lecture. Qu'est-cequ'on veut dire quand on parle de « lit-térature ? Il y aurait-il une lecture lit-téraire et des lectures qui ne le seraientpas ? Est-ce qu'on peut dans le proces-sus de lecture distinguer des éléments,des mécanismes, qui seraient littérairesspécifiquement et d'autres qui seraientextra-, voire infra-littéraires ? Est-ce quecette distinction est pertinente ? Appa-

remment le terrorisme d'une certainelinguistique dans nos universités et ce-lui encore plus redoutable d'une cer-taine sociologie de la littérature, danset hors nos universités, ont répondud'une manière très claire en ignorantcarrément, en refoulant, en piétinantcette pauvre catégorie de la littérarité.On ricane beaucoup à son sujet. L'écolede Bordeaux avec Escarpit, l'école deBourdieu par exemple, si à la mode au-

jourd'hui, sont des écoles sociologiquesqui ne se soucient plus du tout de cetteactivité peut-être un peu désuète, la lit-térature.

Qu'appelle-t-on« littérature ?

Je voudrais donc, dans un second

temps, toujours en examinant ce quesous-entend ce terme lecture, m'inter-roger avec vous sur ce que pourrait êtrela littérature. Je vous ai prévenus cha-ritablement : nous allons remonter d'uncran dans l'équivoque. Quelques exem-ples : dans l'actuelle réforme du pre-mier cycle des universités et en parti-culier des universités dites littéraires,qui comprennent toujours la géogra-phie, l'histoire, la philosophie, les lan-gues vivantes, la psychologie, etc., (toutceci sous la dénomination littéraire, ce

qui est déjà en soi une indication aumoins d'étrangeté), où est la spécificitéde la littérature ? Que demande-t-onaux départements de français », dansces UER ? Tantôt de la linguistique, tan-tôt de la culture générale, tantôt de la

grammaire française, le tout sous lamême dénomination. Lors même qu'onvoudrait se restreindre à l'aspect pré-tendument gratuit de la culture, qu'est-ce que cette culture générale littéraire ?A quoi renvoie-t-elle d'une manièreprécise quant aux spécialités des soi-di-sant littéraires ? Indifféremment, etd'une manière qui reste toujours équi-voque : à l'histoire littéraire, à l'étudede la langue, à la connaissance destextes (qui est une lecture d'informationau second degré), ou à la théorie litté-raire, envisagée surtout sous la formede recettes. Donc l'équivoque n'est pasdu tout levée si l'on se réfère à l'insti-tution universitaire ; bien au contraire,elle est aggravée. D'ailleurs, elle se re-trouve aussi à d'autres niveaux d'ensei-gnement. Quand il y a-t-il un enseigne-ment d'une lecture littéraire? Jamais.

Nous avons des classes de « français »,

terme qui recouvre la même équivoqueque celle que je signalais à l'instant au

sujet de l'université. Il existe des pro-fesseurs de français », des facultés de« lettres » : le flou terminologique estaussi ahurissant pour le problème de la

littérature que pour celui de la lecture.

Je souhaitais ici vous proposer plu-sieurs exemples mais je me contenteraid'un seul : un même enseignement ditlittéraire peut être assuré par des ensei-

gnants aux compétences extrêmementdifférentes les unes des autres, formésdans le cadre de spécialisations aussi

hétérogènes que celle des instituteursdits PEGC, l'agrégation ou le CAPES de

grammaire, de lettres modernes et delettres classiques (dont la distinction est

tout de même assez surprenante, au

moins sur le plan épistémologique). Ne

développons pas davantage cette ques-tion, qui est rebattue, ni ce problème,qui est relativement patent. Partons dufait qu'il y a un phénomène générale-ment considéré comme étant la littéra-ture. Mais même si l'on admet cette es-

pèce de donnée factuelle, on ne peuts'empêcher de s'interroger lorsqu'ons'aperçoit qu'aucun étudiant de pre-mière année qui se destine à faire desétudes littéraires, avec tous les guille-mets que vous voudrez bien mettre au-tour de ce mot, n'est tout bonnementcapable de répondre à la question :« Quelle est la différence entre un bonet un mauvais livre ? » Aucun. Certes,

c'est une question-piège, je le re-connais. J'avoue que moi-même seraisembarrassé ; nous serions nombreuxdans cette assemblée à l'être, s'il nousfallait répondre à brûle-pourpoint à unequestion pourtant si claire. Vous remar-querez que cette confusion est propreà la littérature en tant qu'art, jamais ellene pourrait se poser d'une manièreaussi flagrante pour quelque autreforme d'art, la peinture ou la musiquepar exemple. Tout se passe, en ce quiconcerne la littérature, comme si aucunenseignement spécifique qui permettede l'envisager effectivement comme unart n'était concevable. Autrement dittout lecteur est considéré implicitementcomme compétent en littérature, par lebiais de cette équivoque que je souli-gnais plus haut au sujet du mot lecture.

Aussi bien n'existe-t-il aucun enseigne-ment méthodologique, a fortiori théo-rique, concernant le plaisir esthétiquede la lecture. Il y a quelque chose de très

surprenant à constater que lorsqu'onparle d ' enseignement artistique ", par

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exemple pour les collèges et les lycées,la lecture et la littérature n'en font pas

partie : l'expression « enseignement ar-

tistique - ne concerne que la musiqueet le dessin. Tout ceci n'est pas dû auhasard, il y a tout de même une sorte

de convergence dans ces flous métho-dologiques et terminologiques, dansces occultations, dans ces absences,

dans ces oublis. Si l'on confond littéra-ture et lecteur, on ne confond pas Ma-tisse et Ripolin. En ce qui concerne la

musique, il ne viendrait à l'esprit de

personne de supposer qu'un exécutant,

c'est-à-dire un musicien, puisse jouer,donner quelque valeur concrète à la

musique sans jamais avoir appris ; etpersonne ne réduirait la musique à

n'être que la partition (nous allons re-venir sur ce problème à propos de lalecture). On suppose que ce musiciendoit avoir fait ses classes, c'est là-dessus

que je vais m'étendre un peu plus toutà l'heure. En conclusion, je dirais qu'iln'y a pas de spécialiste de la littératureparce qu'on ne sait pas, apparemment,ce que c'est que la littérature.

Je crois que l'on ne peut pas rester da-

vantage - je sens votre angoisse - danscette situation, qu'il faut absolumenttrouver une lumière qui nous permetted'y voir un peu clair, ne serait-ce qued'une manière provisoire, mais opéra-toire. Cette lumière, nous la découvronsdès que nous cessons de considérer lalittérature comme une chose. Dès qu'onl'envisage enfin comme ce qu'elle estréellement, une activité. Une véritablemutation s'est produite dans les menta-lités et dans les études littéraires, il y a

une vingtaine, une trentaine d'années,

lorsqu'on s'est enfin décidé à effectuerce déplacement. S'il est évident, pourpeu qu'on ait un peu de recul - et l'onn'avait peut-être pas assez de recul,souvent on ne l'a pas encore toujours

- que la littérature, ce ne peut être unamas matériel d'objets imprimés, qu'au-cune confusion n'est possible entre nos

bibliothèques et la culture, c'est-à-direl'utilisation qui est faite de ces biblio-thèques, il est évident aussi qu'un livren'existe que quand il est lu. Ces « évi-dences son t , semble-t-il, assez refou-lées. Remarquez à nouveau que cecin'existe pas pour la « peinture m o t quidésigne principalement l'acte de pein-dre, et que l'on distingue d'une manièrerelativement claire la peinture, qui estun art auquel tout le monde peut se

référer, et le tableau, qui est un objet(hélas parfois désigné par le terme ca-dre - ce qui implique un certain vide).Le progrès, s'il est considérable, n'a pasété immédiatement profitable auxétudes littéraires ni à la lecture. On s'estcertes soucié du texte, on s'est aperçuqu'il s'agissait d'une production d'untype très particulier et non pas d'unsimple produit, d'une chose qui seraitlà. On a découvert des critères qui per-mettraient à ces pauvres étudiants aux-quels on posait la méchante question à

brûle-pourpoint tout à l'heure, de ré-

pondre et de distinguer en gros ce quiserait littéraire de ce qui ne le serait pas.Mais tout ceci restait au niveau du texte,

comme s'il n'avait pas de producteur etsurtout comme s'il n'avait pas de» consommateur m e t t o n s ce termeinadéquat entre guillemets. Ce qui gê-nait, c'était la référence à l'auteur, cet

auteur dont on n'arrive pas à se débar-rasser, dans la vieille tradition néo-ro-mantique à laquelle tous nos réflexes

nous renvoient (« Qu'est-ce que l'auteura voulu dire ? » , etc.). Malgré un effort,au moins lexical et méthodologique,très important, pendant très longtempsla « littérature comme production ren-voyait surtout au phénomène de l'écri-ture. Il a donc fallu attendre la fin desannées soixante, le début des années

soixante-dix, pour que cette activité très

particulière que j'appelle la littératuresoit envisagée du point de vue de lalecture, comme si une sorte d'inhibitions'était pendant très longtemps interpo-sée entre la prise de conscience del'inéluctable nécessité d'analyser la lec-ture littéraire en tant que processus etla possibilité mentale de cette analyse.C'est l'école de Constance qui a propo-sé, par étapes, ce que l'on a appelé l'es-

thétique de la réception. Apports vrai-ment capitaux, mais pratiquement igno-rés en France. S'il y a là un deuxièmedéplacement, tout à fait séduisant et ir-réversible, du regard scientifique qu'onpeut porter sur la littérature, ce dépla-cement est bien loin d'être reconnu. La

plupart des grands ouvrages sur la

question ne sont pas traduits en France.

En langue anglaise, l'ouvrage de Nor-man Holland, qui se place du point devue de la psychologie du lecteur, n'ajamais été traduit et il a été publié en1968 aux États-Unis. Pas plus que l'ou-vrage de l'Allemand Wolfgang Iser, deConstance, qui a proposé cependant uncertain nombre de concepts extrême-ment opératoires, comme celui de « lec-teur implicite », et dont le titre était pré-cisément L'Acte de lecture. D'autre part,il faut bien avouer que ces percéesscientifiques sont méconnues mais par-fois aussi récupérées ; par exemple uncertain comparatisme universitaire a euvite fait de ranger ces tentatives parmides tentatives beaucoup plus anciennes

qui en neutralisaient le caractère quasi-ment révolutionnaire. Enfin, dans la

plupart de ces études, si pertinentes, si

fulgurantes qu'elles soient, subsistent

malgré tout certaines des équivoquesque je soulignais en commençant cette

communication. Équivoque sur le motlecture, sur le mot littérature. Dans

l'analyse de ce que mes collègues alle-

mands appellent le fictionnel, nous ne

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trouvons pas la préoccupation d'uneéventuelle valeur esthétique du fictif.Tout serait calculable, mais historique-ment et sociologiquement calculable.On a donc accumulé des » lecteursabstraits dont on étudiait les différentescaractéristiques à l'aide de catégories etde rubriques qui appartenaient le plussouvent à l'esthétique, à la philosophie,à la sociologie, à la linguistique, ou à

tout cela mélangé. Depuis une quin-zaine d'années le nombre de lecteurs »

ainsi théorisés est tout à fait impression-nant. Je vous en épargnerai la listecomplète sans vous éviter ceux qui sontles plus chers à nos amis d'outre-Rhin.Par exemple le lecteur fictif », le « des-

tinataire ,, le lecteur virtuel », le lec-teur empirique ", le «lecteur idéalF- archi-lecteur » - pas d'outre-Rhin ce-lui-là mais d'outre-Atlantique - , le « lec-teur inscrit ,, le « lecteur compétent », le« lecteur optimal l e « lecteur pragma-tique », sans compter des lecteurs cer-tainement tout aussi intéressants maisqui me découragent à l'avance par leursophistication : le « lecteur idéal aucto-ral », le « lecteur idéal critique e t puisbien sûr le « narrateur extra- ou intra-diégétique ».

Le lecteur mystifié

Ceci m'amène donc au sujet lecteur.Nous parlons de lecture et nous nousapercevons que nous ne savons pas trèsbien de quoi nous parlons. Est-ce quenous savons un peu mieux de ce dontvous allez parler, puisque vous allezvous intéresser au lecteur ? Le terrainest miné lui aussi mais il n'est peut-êtrepas impossible au moins d'y voir clair,de voir les mines à l'avance. Ce quimanque à la plupart des études que jementionnais et ce qui explique le flourelatif de la plupart de ces notions, sipertinentes, si opératoires, heuristiquesqu'elles soient, c'est un peu de psycho-logie. C'est pourquoi j'ai parlé de sujetlecteur. Il s'agit d'individus réels, quiont une psychologie, dont nousconnaissons un peu le fonctionnement.Ne serait-il pas utile, sans tomber dansla mode psychanalysante, d'envisager lalecture sous l'angle de ses processus ?Quelles sont les préoccupations, les at-tentes du lecteur ? C'est un bon angled'attaque. Il faut poser la question dulecteur et de la lecture en termes fonc-tionnels. A quoi ça sert la lecture ?Beaucoup de gens considèrent que

«c'est bien », en soi. Je crois que cela

dépend un peu de ce qu'on lit: Q u ilit quoi ? M a i s cela dépend aussi etpeut-être surtout de la manière dont onlit, c'est-à-dire du « comment ? » Alors à

quoi servirait l'éventuelle lecture litté-raire que je présuppose ici ? Pour biencomprendre l'intérêt de cette questionil faudrait procéder par l'absurde, selonle raisonnement qu'affectionnent cer-tains de mes collègues mathématiciens.Que serait une lecture aliénée ? Deuxexemples : Les Trois Mousquetaires etL'Ile mystérieuse. Le roman de Dumaset celui de Jules Verne ne sont pas par-mi les pires qui proposent des lecturesaliénantes, au contraire. Mais ces textesescamotent certaines contradictions,car, lorsque nous en parlons, nous ré-vélons des lectures qui ne sont pas as-

sez critiques. Lorsque nous évoquonsLes Trois Mousquetaires, nous oublionspar exemple presque toujours la se-conde partie ; la plupart des adapta-tions cinématographiques ou téléviséesse fondent presque exclusivement surla première partie de ce roman célèbre ;c'est que la seconde - dont une analysede la structure montre assez facilementqu'elle reproduit la première d'une ma-nière négative et qu'elle a avec elle desrelations d'analogie vraiment très pro-fondes, très fonctionnelles - inquiète,angoisse, révélant l'univers dans lequelprogressivement le lecteur, par sa lec-ture plus ou moins passive, se trouveplongé. Sa lecture est passive car elleest facile, et sans difficulté de lecture iln'y a pas conscience de la lecture. Idéesimple, peut-être contestable, dont ilfaudrait discuter car tout ce qui est dif-ficile n'est pas pour autant littéraire,mais constatation qui, dans le cadre del'absurde où je me situe, est tout demême relativement irréfutable. Le lec-teur est invité à une sorte de régression,diraient les psychanalystes, descendantdifférents stades de son psychisme dansle temps jusqu'à des situations extrême-ment archaïques où il demeure piégé.La fin du roman à cet égard est tout à

fait effrayante, dans une certaine me-sure psychotique. Il y a éclatement duhéros, chaque personnage est renvoyéà sa personnalité narcissique, extrême-ment pauvre d'ailleurs ; ce qui peut êtremis en relation avec la conception del'histoire selon Dumas. On peut remar-quer une ressemblance avec L'Ile mys-térieuse dans les lectures qu'impliquentleurs structures, une sorte d'escamotagecommun des contradictions, le maintienplus ou moins forcé, là aussi hypocrite,

au sein d'une situation psychologiqueinfantilisante. Mais l'une des caractéris-

tiques curieuses de ce roman par rap-port aux Trois Mousquetaires, c'est l'éli-mination de l'altérité : tout ce qui estautre se trouve nié, tué, annulé et leprincipal antagoniste du héros narcissi-

que s'appelle Nemo, c'est-à-dire per-sonne. A la fin il disparaît, absorbé danstoutes sortes de mises en boîtes gi-gognes. Ce Nemo, personne, auquel,d'une manière symbolique, est renvoyéle lecteur passif, nous fait songer au

brevet de mousquetaire que reçoit d'Ar-tagnan, à deux reprises - parce qu'onavait oublié qu'il lui avait été déjà ac-

cordé une première fois, tant il est peuopératoire, apparemment - et sur le-quel ne figure pas son nom. Brevet « en

blanc », ce qui nous permet peut-êtrede comprendre le titre même de Trois

Mousquetaires où chacun s'est deman-dé pourquoi d'Artagnan ne comptaitpas : c'est sans doute le sujet même de

ce roman, il n'y ait pas de sujet. Ma-

chine à décerveler que ce type de lec-ture, qu'il faudrait analyser avec plus de

soin et dans le cadre d'une interdisci-plinarité assez solide. En oppositionavec cette lecture par l'absurde, es-

sayons d'imaginer une lecture positive,par exemple à l'aide de critères politi-ques. L'Ile mystérieuse se situe histori-quement à un moment où l'écrasementde la Commune, refoulé ou non, estdans toutes les mémoires et où les

jeunes bourgeois auxquels s'adresse leroman, lorsqu'ils apprennent que le vrainom de Nemo, « je ne suis personne »,

est Dakar (ce que l'on oublie aussi, gé-néralement), ont du mal à ne pas envi-sager cela confusément en relation avecle Sénégal et les conquêtes colonialesde l'époque. Il ne faut bien entendu pasréduire le roman à cela ; mais celaexiste aussi. Impossible certes de défi-nir la lecture littéraire par rapport à des

critères purement politiques, ou idéo-logiques ou même moraux, si nobleque cette tentation puisse être. C'est

pourtant presque dans cette perspectivequ'il faut se situer, sans craindre le ri-dicule. Non la morale, peut-être, mais

l'enrichissement psychologique de l'in-dividu. Pour répondre à la question ri-diculement simple et presque primitiveque je posais tout à l'heure : « à quoiça sert de lire ? », on pourrait la mettreen rapport avec la construction positivedu lecteur, la construction de ce queles psychanalystes appellent son moi.Prenons l'exemple de Madame Bovaryou du Rouge et le Noir ou de Don

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Quichotte, livres qui ont tous en

commun d'être des livres sur les livreset en même temps des livres sur l'em-prise idéologique, quelle que soitl'idéologie, donc de démonter cette em-

prise, de donner au lecteur les éléments

qui lui permettent de lutter à son tourcontre les emprises idéologiques de

quelque bord qu'elles viennent. Le

comble d e s mauvaises lectures seraitde lire Madame Bovary - ainsi que cer-taines quatrièmes pages de couverturey invitaient, voici peu, dans une collec-tion populaire - comme Madame Bova-ry lisait ses mauvais livres, c'est-à-dired'une manière aliénée. Ce serait vrai-ment un comble : utiliser à l'envers unesi belle machine ! Mais Le Rouge et leNoir, Don Quichotte, Madame Bovary,plutôt que des machines, seraient enfait des sortes de jeux éducatifs.

Lector ludens

Ceci nous mène directement à la der-nière partie de mon exposé. Après cettepremière mutation qui était vraimentdéterminante, une coupure épistémolo-gique dans les études littéraires, la mu-tation que représentait le fait de consi-dérer la littérature comme une activité,la seconde mutation, le second décro-chement épistémologique pourrait êtrede considérer cette lecture sous l'angledu jeu. C'est encore une évidence, pourpeu qu'on y réfléchisse deux minutes ;mais rien n'est plus curieux que les évi-dences apparemment, car, si c'est uneévidence, pourquoi n'en n'avons-nousjamais tiré de conséquences ? Pourquoitout se passe-t-il comme si l'on ignoraitradicalement qu'il existe des relationsprofondes, consubstantielles entre lalecture artistique et le jeu ? Un jeu,comme le Lego (qui veut dire « je lis »).

On découvre, lorsqu'on aborde la

bibliographie relative au jeu, d'im-menses difficultés épistémologiquesmais également un certain type d'ac-cord. Un accord interdisciplinaire pourassigner au jeu un rôle fondamentaldans la structuration de la personne hu-maine. A quoi sert la lecture ? Elle pour-rait servir à cela. Le jeu a un rôle d'ap-prentissage positif, un rôle d'intégrationsociale voire de thérapie douce. Passonssur les désaccords entre l e s spécia-listes d u jeu, qui ne font que répéterceux de nombreuses sciences humainesintéressées par le fait ludique. Aucunspécialiste du jeu n'aborde la littératuresous l'angle du jeu. Inversement aucunspécialiste de la lecture ou de la litté-

rature n'aborde la lecture ou la littéra-ture en se servant du jeu - ce qui rendl'évidence dont je parlais bien dou-teuse. Il existe toutefois un accord, toutinvolontaire sans doute, entre les diffé-rents spécialistes de différentes disci-plines, dès qu'ils abordent le jeu, pourle définir par une espèce de bipolarité.Le jeu oscille entre deux limites, oudeux pôles : le fantasme, le réel. Entre

fantasme et réel, qui sont hors jeu, deuxtypes de jeux, qui correspondent à

deux types de lecture. L'une qui serait

proche des jeux de l'enfance, lecturequ'on pourrait appeler playing, du motanglais to play, compte tenu de la pau-vreté du vocabulaire français pour dé-signer les différentes modalités du jeu.Playing, proche du fantasme, s'immer-geant dans le fictif mais sans jamais ytomber complètement, comme les lec-tures aliénées, sans jamais oublier quele fictif est fictif. Ce sont les lectures

que nous connaissons tous bien, nospremières lectures. Lectures d'explora-tion : « Qui suis-je ? « Où est lemonde ? » Lectures d'équilibres ins-tables sur les limites entre le moi et lemonde, entre le je et l'autre. Lecturesde vertige et de maîtrise, face aux mé-taphores des situations traumatisantesque nous rencontrons immanquable-ment dans la vie - et en cela caracté-

ristiques de la fonction même du jeu,ou du moins d'une de ses fonctionsprincipales. Essais de rôle, que l'on ap-pelle d'un terme bien commode, maistout à fait contestable, identification à

des personnages (en réalité à des situa-tions) et qui ne sont rien d'autre queces jeux de simulacre auxquels se li-vrent les tout petits enfants, ceux du

« comme si ». Jeux d'agressivité aussi, dedestruction ludique (je ne suis pas cer-tain qu'il faille interdire les jeux violentsaux enfants, ni les livres qui évoquentla violence, dans la mesure où l e d é -foulement ferait aussi partie d'un ap-prentissage de la maîtrise).

Il s'agit, dans ce type de lecture commedans ce type de jeu, de donner du jeuau réel que nous vivons. Si ce n'est unepréoccupation consciente de nos lec-teurs, c'est en tout cas l'une des fonc-tions majeures de leur lecture.

Le second pôle du jeu, sur lequel je suiscontraint de passer plus vite, n'est niopposé, ni contradictoire : il est diffé-rent. Il s'agit d'une lecture hélas peu dé-mocratisée, lecture comparable au jeud'adultes - jeu d'échecs si vous voulez,mots croisés - ou aux jeux de construc-tion plus complexes, Meccano n° 2 etnon plus Meccano n O 1, Lego quandmême, mais très élaborés, ce que les

Anglais appelleraient games, les jeux, etqui donne par conséquent, le terme

game le montre aussi, son importanceà la matérialité du signifiant, à l'ensem-ble de ce qui constitue le code ou lescodes. Plus proche par conséquent dela conscience, de la réflexion, impli-quant une appropriation de ces codes,

qui produit une possibilité de mise à

distance de ces mêmes codes : on jouiten amateur éclairé de reconnaître desmodèles culturels et d'en apprécier lesvariations. Certes, ce type de plaisirn'est pas encore très répandu, mais ce

n'est pas parce qu'une élite s'est appro-prié un certain type de plaisir qu'il fautnier l'existence de ce plaisir. Je suis deceux qui rêvent d'un élitisme pourtous : ce n'est pas en niant le fait qu'ily a un apprentissage, auquel malheu-reusement jusqu'ici tous n'ont pas droit,que nous résoudrons la question des

privilèges (sociaux et culturels : les uns

impliquent les autres). Car il est vraique ce type de lecture, jeu comme

game, implique des études, un milieuenvironnant favorable et toutes sortes

d'acquisitions que nous sommes loinencore de trouver, même dans les paysles plus prétendument civilisés, chez

tout le monde.

Pour terminer : ce qui fait la difficultéd'une analyse de la lecture un peu pous-sée, c'est tout simplement que la littéra-ture tient des deux types de lecture donton vient de parler. La lecture littéraireest celle qui est capable d'établir une

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relation constructive (je dirais dialecti-que si ce mot n'était tellement galvau-dé) entre les deux sortes de jeux que

j'ai tenté de définir plus haut. Ni rêve

passif, ni activité de docte réservée à

une certaine élite mais s'enracinantdans les deux à la fois. Il est extrême-ment difficile de savoir comment fonc-tionne ce double processus et c'est à

quoi on peut espérer que s'engagerontles études futures, en tout cas celles quenous allons tenter dans le cadre du cen-

tre de recherches sur la lecture littérairequi existe à Reims. L'intérêt de ce typed'analyse est généralisable. Si l'on par-venait à comprendre la lecture commejeu dans sa complexité et sa dualité,peut-être serait-il possible d'étendre les

résultats de cette compréhension à

toute espèce de forme d'art. Pour ma

part, je le crois. Cependant le jeu de la

lecture est bien spécifique, car son ma-

tériau est le langage, le langage écritélaboré en texte, lu par un individu gé-

néralement solitaire. Voilà ce qui singu-larise, plus que sa dualité, qu'il est pos-sible de retrouver dans d'autres formesd'art, la lecture littéraire. On notera quetous les caractères relevés par les spé-

cialistes du jeu pour définir celui-ci se

retrouvent dans la lecture littéraire, quecorollairement, aucun des siens ne s'op-pose à eux et enfin - ceci me semble

tout à fait décisif sur le plan de la ri-gueur scientifique - que toute dénatu-ration de la lecture littéraire commetelle, par exemple vers la lecture d'in-formation ou d'évasion, peut être mise

en rapport avec la disparition de l'unedes caractéristiques du jeu. Il me sem-

ble que nous tenons là quelque chose

de très solide.

Les conséquences de ces perspectives

pourraient être considérables. D'abordun décentrement radical des études lit-téraires, ou prétendues telles ; une vé-

ritable mutation : la fin des bavardages

journalistiques et amateuristes sur la lit-térature ; mais aussi une prise de

conscience plus dramatique, presque

tragique. La lecture littéraire, si profita-ble qu'elle ait pu être, ainsi grossière-ment définie, se trouve à l'heure ac-

tuelle dans un péril que tout le mondepeut voir. Il n'est pas directement lié à

la fin de la galaxie Gutenberg, à l'im-portance de l'image ou à celle de tous

ces objets sur lesquels trébuche notresociété de consommation (il n'y a pas

à proprement parler d'antinomie). C'est

plus grave que cela. Si on lit moins etsi nous avons pu constater toutes ces

équivoques quant aux acceptions du

mot « lecture » ou du mot « littérature »,

s'il eût été facile d'en découvrir de pires

pour le mot « j e u t o u t cela doit se

comprendre par référence au phéno-mène de déludification générale de nos

sociétés. Il ne faudrait pas en effet se

laisser abuser par tant de faux jeux quinous assaillent un peu partout : les lo-teries, les jeux télévisés ou radiodiffu-sés, le stade, tel qu'il est devenu en toutcas, les jeux vidéo, etc. Cette proliféra-tion semble, précisément, suspecte.

Même si elle est datée, même si son

usage a été pendant trop longtemps res-

treint à une élite (et peut-être même

servant d'une manière élitiste à une cer-

taine sélection sociale), je ne pense pas

en tout cas qu'il soit réactionnaire de

regretter une activité aussi fructueuse,aussi enrichissante pour l'humanité,que le jeu de la lecture qui fut si puis-samment efficace et, depuis maintenantlongtemps, si bon marché.