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L E S E S S A I S

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La Logique de l 'Histoire

par Charles Morazé

G A L L I M A R D

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Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S.

© Éditions Gallimard, 1967.

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A Monique

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Préface

Ce livre est un ouvrage de pure théorie, mais il est aussi l'expression d 'un cas de conscience. Comment enseigner l'évolution sociale ou la science politique sans se demander ce que signifie la puissance exterminatrice rassemblée en notre monde qui pour moitié meurt de faim ? L'histoire qui nous a conduits à cette absurde iniquité a pourtant sa manière de rendre la justice : elle a doté la Chine de l 'arme atomique qu'elle promet aussi à d'autres peuples pauvres. Où sont les fautes qui nous valent ce surcroît de menaces ?

Les choses n'en étaient pas là quand j 'entrepris les recherches dont j'expose ici un premier résul- tat ; mais nous étions déjà bien prévenus de leur danger. C'était le temps où il fallut sacrifier tant de dizaines de millions d'hommes avant de pouvoir faire le procès de quelques complices d 'un para- noïaque ayant jugé que les armes sont faites pour qu'on s'en serve, tout pouvant être obtenu par leur moyen. On sait combien il fut difficile, à propos de ce génocide, d'établir la responsabilité de ceux qui se retranchaient derrière le devoir d'obéir. Serait- il plus facile, aujourd'hui, de reconnaître les cou- pables du gaspillage qui s'accomplit ou du crime

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qui se p répa re ? Les guerriers invoqueraient que la vraie bravoure s 'accommodait mieux d 'épées et de bombardes que de l 'arsenal presse-bouton. Savants et techniciens se re t ranchera ient derr ière la science et la technique qui, d'essence, ne sont pas guerrières. On n ' inculpera i t pas longtemps Roosevelt d 'avoi r écouté Einstein dans le déroule-

ment d ' u n e guerre sans merci ; le précédent servi- rai t à ses émules. E t faute qu 'on puisse chât ier des structures économiques, sociales ou nationales, ce procès sans loi serait aussi sans coupable.

Contester le culte des grands hommes est la p remière conséquence de l ' impossibil i té où nous sommes de consti tuer le t r ibunal compétent en si grave matière. Comment proclamer qu'ils font l 'h is toire lorsque les limites de leurs responsabilités demeuren t si imprécises ? L 'expl icat ion serait-elle que l 'h is toire se fait toute seule ?

C'est là d ' a b o r d ce que j ' a i cru quand, après avoir qui t té un lycée français de l 'Armée du Rhin , j e vins à Paris m'essayer aux mathématiques, à la philosophie, à l 'histoire et à l 'économie. L 'his toire sur tout m 'a retenu, sans doute parce qu ' en dépit des affirmations rassurantes qu 'on nous prodiguai t je ne doutais pas que l 'ascension hi t lér ienne ne déboucherai t sur un meur t re collectif. Celui-ci ayant dépassé toutes prévisions je me convainquis et essayai de convaincre que n ' impor t e qui pouvait être choisi pa r les circonstances au prix de sang répandu p o u r p rendre figure de héros. Peut-êt re cette pensée m'était-el le dictée p a r un obscur souci d ' épa rgner à la générat ion de mes parents et de mes maîtres l 'accusation d 'avoi r laissé se déve-

lopper les conditions de la catastrophe. J ' a i , depuis, changé d 'opin ion : quand un destin

collectif en vient à relever de la décision d ' u n seul,

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celle-ci, parut-el le spontanée, obéit alors à des forces échappant à toute puissance h u m a i n e mais ayant pour t an t été mises en j e u en un m o m e n t souvent très antér ieur et don t l ' é ta t indé te rminé se

fût p rê té à modifications si les intéressés en avaient été convenablement informés. Ce qu ' i l eut fa l lu en connaî tre était inclus dans l ' ensemble des actions

et des œuvres qui i l lustrèrent ce momen t et cet état, mais d ' u n e manière t ransf igurée don t l ' in ter- pré ta t ion eût nécessité une clef.

Découvrir les clefs de ces déchiffrements é ta i t naguère hors de portée. Une recherche scientif ique convenable peut main tenan t p r é t end re y réussir en établissant dans l ' é tude du passé une méthode générale contrôlée p a r l ' expér imenta t ion du pré- sent auque l progressivement elle s 'é tend. Ce travail peu t conduire l ' aventure h u m a i n e non po in t hors des fatigues et des peines mais à l ' ab r i de catas- t rophes i r réparables .

Presque un qua r t de siècle s 'est écoulé depuis que les sciences de l ' h o m m e ont autor isé cet espoir, depuis que Lucien Febvre et F e r n a n d Braudel voulurent les uni r , q u ' H e n r i Wallon ren- contra l 'h is toi re dans la psychologie, q u ' o n per- çut un accord entre Saussure et D u r k h e i m , depuis, enfin, que les Français l ibérés re t rouvaient leur place dans le travail in ternat ional devant lequel les équat ions cybernét iques de Norbe r t Wiener paraissaient ouvrir les perspectives indéfinies pro- mises pa r le mouvement des recherches logiques, conduisant de Frege à Hi lber t , qu ' i l lus t ra ien t Be r t r and Russell, l ' apôt re de la paix, et ses disciples. Dans ce concert de nouveautés j ' a i par t i - cipé aux insti tutions internat ionales et nat ionales qui y jouaient l eur par t ie ; j ' e n ai même fondé quelques-unes. J ' a i ainsi a t te int l 'âge des bilans

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et des révisions en un moment où il n ' appa ra î t pas encore que tant d 'efforts et de travaux aient changé la face du monde !

E t pour t an t les sciences de l ' homme ne méri- teront leur ti tre que lorsque l ' humani té se mon- t rera moins impuissante à se connaître et moins incapable de maî t r iser l ' en t ra înement techno- logique qui l ' a conduite où nous en sommes. P o u r comprendre comment nos sociétés sécrètent si aisément ce qui peu t tout dé t ru i re et si difficile- ment ce qui les unira i t dans un essor commun, psychologies, sociologies, anthropologies et his- toires doivent faire concourir leurs efforts. D 'admi- rables œuvres ont été écrites, sans lesquelles nous ne pourr ions pas même envisager comme possible la tâche essentielle au profi t de laquelle toutes doivent se rassembler. Mais au sortir de vingt ans d 'après-guerre au cours desquels en France, Jean- Pau l Sar t re proposa la plus écoutée des références phi losophiques et li t téraires, il faut bien recon- naî t re que nulle connaissance certaine ne peut encore satisfaire à l ' appe l qu ' i l a lancé, ni guérir l ' anxié té dont il reste le véhément témoin.

De toutes nos études sur l ' homme il n 'est aucune des branches spécialisées qui ne soit signalée pa r d ' impor tan tes découvertes. Mais les plus avancées d ' en t re elles, celles qui ont le mieux assuré leurs postulats et aiguisé leurs raisons, sont enfermées dans des vocabulaires aussi spécifiques que leurs systèmes. Les manifestations de leur vitalité suffi- ra ient à faire bien augurer de l 'avenir si la néces- sité ne nous pressait pas tant ; en outre, pour neufs et positifs que soient les résultats acquis p a r ethno- logies, linguistiques, sociologies et psychologies, il faut bien avouer qu'économistes et sur tout historiens — dont de nombreux économistes s'ins-

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pirent — paraissent encore dans l'entière dépen- dance des faits et seraient bientôt embarrassés d'énoncer quels principes fondamentaux assurent la légitimité de leurs raisonnements. Plutôt, dans ces domaines constate-t-on que, hors du marxisme, n'existent que ceux qui, tout en le niant, s'en font pourtant les contrefacteurs.

Il est très ordinaire d'entendre dire que les intellectuels et plus particulièrement les universi- taires sont les complices du marxisme. C'est, à proprement parler, très inexact. Pourtant on peut trouver une cause à une opinion si répandue. Le marxisme est bien plus que le contenu des propo- sitions inscrites dans des livres de lecture difficile ; Marx y ajouta une action qui sut trouver les points d'appui et les leviers grâce auxquels le monde se laisse remuer. C'est cet ensemble de leçons et d'exemples, tant multipliés par les successeurs qui crurent en lui, qui, moins par formulations claires que par modèles implicites, revêt d'un fascinant prestige l'école de celui qui sut le premier pro- mettre aux hommes dans la peine et l'inquiétude, qu'il existait une science du destin et des lois de l'action. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si tant de ceux qui cherchent et qui espèrent se situent par rapport à Marx, même quand ils affirment qu'ils ont trouvé de quoi le réfuter.

C'est aujourd'hui du côté des psychologies, comme de l'étude des mythes et des faits linguis- tiques, qu'on trouverait le plus de nouveautés propres à expliciter ce que Marx désignait du nom de superstructures et dont son époque tout embuée d'idéalisme ne pouvait pousser l'étude au plus loin. Faute d'avoir pu analyser à temps les puis- sances maléfiques de l'imagination et de ce qui l'exprime, l'Europe fut la première victime de

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ses guerres et la même raison peut expliquer la s tupeur qui f r appa les bolcheviks russes incapables de résister à Staline instaurant son p ropre culte. I l n 'est guère intéressant au jou rd ' hu i de por te r sur le marxisme des jugements de valeur, mais il impor te g randement de savoir de quelle manière le modif ient les apports de sciences nouvelles.

Rédui re l 'angle de sa vision aux seuls faits de product ion ou de dis t r ibut ion c'est, quelles que soient les intentions libérales ou spiritualistes des économistes ou des historiens qui s 'y exercent, met t re précisément l 'accent sur un ordre de réalité dont Marx connaissait déjà parfa i tement l ' impor- tance. L 'his toire devenue économique, et l 'écono- mie pol i t ique restant ce qu 'e l le est, ne s 'affirment non marxistes qu ' en se pr ivant de tout fondement théor ique, du moins tant que, évoquant l ' inter- vention de puissances non matérielles, elles négli- gent d ' é tud ie r ce qui les apparente à des réalités mythiques. On peu t bien expl iquer par l ' é ta t économique de l 'Allemagne les conditions qui suscitèrent le nazisme et f irent écouter les discours aberrants et incendiaires de son promoteur . Mais la puissance de ce dernier et le système de pro- duct ion qu ' i l imposa à son pays fasciné relèvent des affects de la représentat ion, de la force entraî- nan te de mythes comme celui de la transfiguration p a r la mort . Cette même force peut faire com- p rendre les aveux que Staline obtenait de ses victimes. Elle est la justification avouée ou secrète de tout héroïsme meurt r ier . Or que valent ces mythes, que signifient les représentations que le monde moderne se fait de ses avatars ?

Anthropologies et linguistiques ont le privilège, p a r m i les sciences de l 'homme, d 'ê t re les plus capables de formuler en clair leurs postulais, et

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donc de t romper le moins. En revanche elles n 'ob t i ennen t ce résul tat q u ' e n dépoui l lan t le temps des ambiguïtés de la conscience morale . Le temps l inguistique pu r , comme le temps myth ique , ne devient rat ionnel q u ' e n cessant d ' ê t r e l ' a u t e u r de ce qui advient aux hommes. I l n ' y est pas chargé de vices comme l 'est la durée de l 'h is toi re que Marx qualif iai t de cruelle déesse. Quelle ent i té réuni ra le temps des unes et la durée de l ' au t r e ? Achever cette identif icat ion serait découvri r les fondements méthodologiques communs à toutes les sciences de l ' homme, const i tuer le corps théor ique indispensable à une morale vra iment collective et à un s tatut intel lectuel v ra iment scientifique, c 'est-à-dire capable de compenser ce que les technologies appor ten t d 'aggravat ions aux batailles des hommes.

Avant de poursuivre , il convient d ' évoquer les difficultés que notre société universi taire française oppose à cette tâche et les inconvénients qui en résultent. Alors que les sciences exactes et natu- relles se sont développées grâce à une large infor- mat ion théor ique préalable aux appl icat ions pra- tiques qui souvent su rp rennen t les esprits qui les engendrent , les sciences de l ' h o m m e ont t rop souvent progressé à l ' inverse. Beaucoup de nos psychologues et sociologues se dest inent aujour- d ' h u i à des carrières actives, et c 'est d 'a i l leurs l ' appe l des mil ieux d 'affaires ou des inst i tut ions médicales qui leur a valu d ' ê t r e un peu mieux considérés pa r des pouvoirs publics encore t rop réticents. I l faut évidemment inscrire à l 'act if de cette ambi t ion immédia te les succès obtenus dans

l ' é tude des marchés, l 'organisat ion des entreprises,

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la prévision des résultats électoraux, la guérison de défauts d 'adapta t ion . Mais la recherche de tels succès ne devrai t pas pour autant éloigner du poin t central où la théorie se conçoit. L 'his toire ne subit pas les mêmes tentations d 'une pra t ique , mais le goût du publ ic pou r les récits qu elle inspire n ' a contr ibué, ni chez les éditeurs, ni dans les amphi théât res , à développer l ' in térêt pou r de difficiles abstractions. Quant à l 'enseignement du droit , discipline toute- d 'appl icat ion, il n ' a pas r endu plus aisée la tâche des économistes installés dans les établissements dont les procédés de sélec- tion at tachent plus de pr ix aux vertus du discours qu ' à la cri t ique de ses prétextes. I l en résulte, dans le grand et méri toire effort de théorisation auquel se livre l 'économie poli t ique, une sorte de gauchissement : on s 'y prévaut bien de rechercher la sanction du concret dans les études les plus élevées mais sans renoncer au caractère moins

problémat ique que doctr inaire de l 'enseignement élémentaire.

L 'organisat ion universitaire française n ' a pas facilité l ' in tégrat ion des sciences de l ' homme dans notre univers intellectuel. Son monolithisme y fait prévaloir un système hiérarchique assez fort, subor- donnant peut-être excessivement les recherches aux habitudes. Dans les facultés des lettres la thèse, très longuement mûrie, constitue moins l 'entrée dans une carrière que son éminente consé- cration. La crainte qu 'éprouve le candidat de publ ie r avant terme ce qu ' i l a pu trouver d'essen- tiel le t ient dans une réserve qui provoque un re ta rd notable dans la diffusion des connaissances. L 'é ta t d 'assujett issement dans lequel il est main- tenu ju squ ' à son âge mûr n 'encourage ni la spontanéité créatrice ni la l iberté de discussion

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qui en constituent l'attrait et le contrôle. Les effets de cette force d'inertie ne sont pas négligeables et compromettent le progrès des ajustements théo- riques. Leprince-Ringuet pouvait dire récemment des jeunes physiciens que c'est en les écoutant avec l'attention extrême nécessaire pour les com- prendre qu'il prépare son cours au Collège de France. Pourquoi ne pas permettre aux docteurs dans les sciences humaines de prouver leur compé- tence sans délais excessifs ?

Il est possible que les inconvénients de nos tra- ditions soient payés d'importants avantages dans le cas des disciplines qu'on regroupait jadis sous le nom d'humanités. Leur ascèse nous a valu de grands ouvrages sérieux qu'une liberté trop pré- coce n'aurait pas produits. Mais les sciences de l'homme en souffrent : c'est aux origines du travail d'un jeune chercheur qu'un large éventail de compétences devrait pouvoir le connaître et l'orienter. Quand enfin, le grand œuvre paraît, des années ont été perdues pour tirer parti de ce qu'il contient d'excellent et de rare au milieu d'une masse de données relevant d'un travail élé- mentaire d'équipes où le génie n'est pas néces- saire ; il est alors trop tard pour en corriger les erreurs de principe que les élèves du nouveau maître absorberont avec la documentation la mieux établie.

Le retard des sciences de l'homme à mutuelle- ment se connaître, se critiquer et s'apprécier n'est pas sans effet sur l'ensemble de l'éducation. Alors que tous les programmes devraient être aujourd'hui repensés en fonction d'assurances com- munes, les nouveautés récemment découvertes s'ajoutent à ce qu'on tenait autrefois pour néces- saire et conduisent l'enseignement à accabler

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élèves et jeunes étudiants de connaissances affir- mées comme irréductibles surtout quand elles sont contradictoires entre elles.

Certes les sciences de l'homme ne se substitue- ront pas aux humanités : l'histoire ne se laisse pas réduire en équations, la beauté en axiomes ni la foi en systèmes. Mais elles nous promettent ou plutôt déjà nous permettent de distinguer dans notre savoir ce qui peut être compris de ce qui ne peut être qu'appris o u ressenti. Aucun raisonne- ment ni machine à calculer ne reconstitueront les biographies de Napoléon ou de Racine et ils ne rendront pas mieux compte de la nature des hommes et de leurs œuvres que de celle des choses. Mais les rapports d'un homme avec son milieu, et de ce qui le produit avec ce qui le transforme, cela, oui, peut s'expliciter. Notre temps n'est pas seulement celui où tant de connaissances acquises risquent de nous submerger, il doit être aussi celui où se découvre la manière dont elles s'ordonnent.

Ce n'est pas la première fois qu'il appartient à l'éducation de rajuster ses plans et d'y substituer l'ordre à la quantité ; d'époques en époques de telles révisions s'imposent. En outre si physiologie, psychologie, anthropologie, linguistique, histoire et économie veulent bien cesser de se considérer comme autant de disciplines autonomes, fermées, se suffisant chacune à elle-même, il sera loisible d'enseigner au-delà des frontières de classes, de nations, de cultures quelque chose de ce qui est commun à tout homme. Cet enseignement aurait alors la puissance de conviction qu'eurent les logiques rigoureuses dont naquirent les sciences exactes.

Il ne faudrait pas s'étonner que cette systéma- tisation intervienne dans nos disciplines nouvelles

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m o m e n t m ê m e o ù o n l a c o n t e s t e d a n s les

s c i e n c e s les m i e u x é t a b l i e s . N o u s n e v i v o n s p l u s à l ' é p o q u e d e D e s c a r t e s e t d e P a s c a l , o ù t o u t h o m m e d e b o n n e fo i d e v a i t c o n v e n i r d e l a f o r c e d ' u n e d é m o n s t r a t i o n g é o m é t r i q u e o u d ' u n e e x p é - r i e n c e b i e n f a i t e . C e n ' e s t p a s p a r c e q u ' i l c o m - p r e n d l a m a t h é m a t i q u e o u l a p h y s i q u e q u e l e b o n s e n s c r o i t à l a s c i e n c e . C ' e s t d e l ' e x t é r i e u r , p a r l ' é v i d e n c e d e s p r o d i g i e u s e s m a c h i n e s q u i t r a n s - f o r m e n t n o t r e u n i v e r s , q u ' i l e s t p e r s u a d é q u e l e s s a v a n t s o n t e u r a i s o n . L e s s c i e n c e s d e l ' h o m m e

n ' e n s o n t p a s là . E l l e s c o m m e n c e n t s e u l e m e n t d ' a t t e i n d r e le p o i n t o ù q u e l q u e s f o n d e m e n t s c o m m u n s s ' i m p o s e n t à l ' e s p r i t c o m m e u n e n é c e s - s i t é . C e n ' e s t d o n c p a s s e u l e m e n t à l e u r s a p p l i - c a t i o n s p a r t i e l l e s q u ' i l f a u t e n j u g e r m a i s b i e n , d ' a b o r d , à l e u r c o h é r e n c e m u t u e l l e . A u d e m e u - r a n t , l a c o n n a i s s a n c e d e l ' h o m m e r e l è v e d ' u n t o u t

a u t r e m o d è l e q u e c e l u i d e l a n a t u r e . C o m m e r i e n n ' a b o l i r a j a m a i s l a d i v e r s i t é v i v a n t e d e l ' h u m a i n

d a n s ses m i l l e m a n i f e s t a t i o n s c e n t r i f u g e s , c ' e s t v e r s l e l i e u a x i a l o ù s e r e n c o n t r e n t t o u t e s é t u d e s d e

c o m p o r t e m e n t q u ' i l f a u t a p p e l e r e t r e t e n i r l ' a t t e n - t i o n . L e p e u q u ' i l e s t p o s s i b l e d e s a v o i r d e c e l i e u n ' e n p r e n d q u e p l u s d ' i m p o r t a n c e . C e t t e s o r t e d e s a v o i r d e m e u r e r a é v i d e m m e n t , c o m m e t o u t a u t r e , i n c o m p l e t , p r o v i s o i r e e t s u j e t à r e m i s e s e n c a u s e . M a i s l à n ' e s t p a s ce q u ' i l f a u t c r a i n d r e p o u r v u q u e les s y s t é m a t i q u e s succes s ives c o n c e r n a n t l ' h o m m e

r a t t r a p e n t d ' a b o r d p u i s a c c o m p a g n e n t c o n v e n a b l e - m e n t les t r a n s f o r m a t i o n s c r é a t r i c e s d o n t l a s c i e n c e

t i r e l ' e f f i c a c i t é t e c h n o l o g i q u e q u e n o t r e m é c o n - n a i s s a n c e d e l ' h u m a n i t é p e u t r e n d r e si d a n g e r e u s e .

P o u r l ' i n s t a n t t o u t e r e c h e r c h e d ' u n e t e l l e sys té - m a t i q u e f o r c e s o n a u t e u r à d ' e s s o u f f l a n t s p a r c o u r s . L a s i t u a t i o n d u m o n d e c h a n g e d ' a n n é e e n a n n é e ,

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c o m m e ses sc i ences e t ses t e c h n o l o g i e s , c e p e n d a n t q u e les t r a v a u x a n t h r o p o l o g i q u e s d e v i e n n e n t auss i , e t à l e u r r y t h m e , p l u s n o m b r e u x e t p l u s d ive r s . I l f a u t p o u r t a n t q u e c e t t e c o u r s e so i t g a g n é e .

J e p r é c i s e r a i q u e c ' e s t e n 1958 q u e j ' a i p r i s l a r é s o l u t i o n d ' é c r i r e ce l i v r e . J e m e p r é p a r a i s d e p u i s l o n g t e m p s à p r é s e n t e r u n e n s e m b l e d e m é t h o d e s p r a t i q u e s c o n c e r n a n t l ' h i s t o i r e , m a i s j e n ' a u r a i s p a s e n v i s a g é d ' e n f a i r e u n e s y n t h è s e sans l ' e x p é - r i e n c e q u e n o u s v é c û m e s d u d r a m e a l g é r i e n e t d e s t r a n s f o r m a t i o n s c o n s t i t u t i o n n e l l e s q u i e n résu l - t è r e n t . E n j u i l l e t d e c e t t e a n n é e - l à , l e g é n é r a l d e G a u l l e m ' o f f r i t d ' u s e r d e t o u t e s les r e s s o u r c e s d e l a r a d i o d i f f u s i o n c o m m e d e la t é l év i s ion . M a i s si c e r t a i n s m o t s p r o n o n c é s e n c e r t a i n e s c o n d i t i o n s p r o v o q u e n t a u s s i t ô t u n i m m e n s e e f fe t d e réso- n a n c e , i l n e s u f f i t n u l l e m e n t d e m e t t r e e n g a r d e c o n t r e l ' a v e n i r p o u r ê t r e e n t e n d u d e c e u x q u e ses d a n g e r s c o n c e r n e n t l e p l u s d i r e c t e m e n t . Les m o t s a l o r s p e u v e n t t o m b e r a u s s i t ô t q u e j e t é s , p r o j e c t i l e s s ans f o r c e d e v e n a n t p r o v o c a t i o n s a u x v io l ences q u ' i l s v o u l a i e n t a p a i s e r . A c e t t e é p o q u e d e s j o u r - n a u x e t des l iv res d é c r i v a i e n t a u v r a i l a s i t u a t i o n

f r a n ç a i s e . I l s n ' é t a i e n t n i c o m p r i s n i m ê m e lus d e c e u x q u ' i l s e u s s e n t d û i n t é r e s s e r le p l u s . Ces g r a n d s d é b a t s d e v a i e n t ê t r e t r a n c h é s p a r l ' é v é n e m e n t , c ' e s t - à - d i r e la f o r c e . E t c o m m e ce l l e d e l ' E t a t é t a i t c e l l e d e l ' a r m é e , r e t i r e r ce l l e -c i d ' A f r i q u e e t l u i c o n f i e r u n a r s e n a l a t o m i q u e f u r e n t les d e u x m o m e n t s d ' u n m ê m e p r o c e s s u s a y a n t le p a t r i o t i s m e p o u r r a i s o n .

L e s m o t s n e p o r t e n t q u e p a r l ' é n e r g i e q u e l e u r d o n n e n t c e u x q u i les e n t e n d e n t . E t c ' e s t b i e n ce q u i r e n d si i m p o r t a n t e l ' é d u c a t i o n . T o u t p u b l i c d e v i e n t u n e f o u l e q u a n d il r a p p o r t e la v é r i t é n o n à la c o h é r e n c e i n t e r n e d e ce q u ' o n l u i d i t , m a i s

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à l a p e r s o n n e , c ' e s t -à -d i re a u m a s q u e , q u i p a r l e . L ' o r g a n i s a t i o n d e l ' é d u c a t i o n e t ce q u ' e l l e d o i t

t r a n s m e t t r e d e v i e n n e n t les p r e m i e r s d e t o u s n o s

p r o b l è m e s . E t c e l a n o u s r a m è n e à n o t r e p r o p o s a n t é r i e u r . T a n t q u e les f a c u l t é s s ' a p p e l a i e n t d e l e t t r e s o u d e d r o i t e l l e s n e p r é t e n d a i e n t r i e n m a î t r i s e r d e l ' é v é n e m e n t . C e r t e s f a i r e a p p r e n d r e e t c o m m e n t e r les ges te s h i s t o r i q u e s , les œ u v r e s a c c o m p l i e s , les lois e t u s a g e s r e ç u s c ' e s t b i e n suggé- r e r a u s s i les a t t i t u d e s q u ' i l f a u t p r e n d r e e n f a c e d e ce q u i a d v i e n d r a . E t l a s o c i é t é u n i v e r s i t a i r e e t i n t e l l e c t u e l l e a j o u é , là , c h e z n o u s c o m m e a i l l e u r s , s o n r ô l e d e c o n s e i l e t d ' a n t i c i p a t i o n . I l n ' a p p a r a î t p a s q u ' e l l e se so i t a d a p t é e a u r y t h m e d e s é v é n e - m e n t s e t a u x d é v e l o p p e m e n t s d e la f o r c e . M a i n t e - n a n t q u e les m ê m e s f a c u l t é s s ' i n t i t u l e n t , e n o u t r e ,

d e sc i ences h u m a i n e s ( m o t d ' a i l l e u r s i m p r o p r e c a r q u e l l e s c i e n c e n e l ' e s t p a s ? ) o u d e s c i ences é c o n o - m i q u e s , e l les p r o m e t t e n t d a v a n t a g e e t d ' a b o r d d ' i n t r o d u i r e e n t o u t e é d u c a t i o n ce q u ' i l f a u t s a v o i r d u m o n d e d ' a u j o u r d ' h u i a f i n q u ' y s o i e n t p r o n o n c é s e t e n t e n d u s les m o t s c a p a b l e s d e le t i r e r d e ses d a n g e r s .

N o u s s o m m e s e n c o r e b i e n é l o i g n é s d e ce b u t e t p r e u v e n o u s e n es t d o n n é e p a r l a m a n i è r e d o n t s ' a c c o m p l i t l a r é f o r m e d e n o t r e e n s e i g n e m e n t . L a c o n n a i s s a n c e d e n o t r e é c o n o m i e s o c i a l e , c e l l e d e s e x i g e n c e s p s y c h o l o g i q u e s d e l ' h o m m e e t d e s res -

s o u r c e s d e la p é d a g o g i e e u s s e n t d û d i r i g e r u n c h a n g e m e n t d o n t c h a c u n p o u v a i t m e s u r e r l a néces - s i t é a u x t r a n s f o r m a t i o n s c u l t u r e l l e s d e ce s ièc le . M a l h e u r e u s e m e n t les r é s u l t a t s o b t e n u s là n ' é t a i e n t

p a s t e l s q u e les s c i ences d e l ' h o m m e p r i s s e n t l e p a s s u r les a u t r e s . L e s s c i ences e x a c t e s e t n a t u r e l l e s

o n t d è s lo r s m e n é t o u t l e j e u , e t p e u t - ê t r e p o u r n o t r e c o m m u n p r o f i t , m a i s e n s o u l i g n a n t u n r e t a r d

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q u i es t aus s i p r é j u d i c i a b l e à l ' e n s e i g n e m e n t des m a t h é m a t i q u e s q u ' à c e l u i d ' u n n o u v e l h u m a n i s m e .

Ce n e s o n t p a s des i n d i v i d u s q u ' i l f a u t m e t t r e e n c a u s e : l e u r s r é a c t i o n s e n c o m m i s s i o n s e t col-

l o q u e s , ce q u ' i l s o n t é c r i t s u r ce s u j e t la isse aisé- m e n t o b s e r v e r c o m m e n t des s i t u a t i o n s soc ia les

c o m m a n d e n t les a t t i t u d e s d e s p l u s g é n é r e u x , r e n d u s dès lo r s d é p e n d a n t s des s c e p t i c i s m e s d e l ' a u t o r i t é p o l i t i q u e , f a u t e q u ' u n e c e r t i t u d e in t é - r i e u r e l a r g e m e n t p a r t a g é e n e c o n f è r e a u x d y n a - m i s m e s d e l ' e x p r e s s i o n la p u i s s a n c e c o n v a i n c a n t e d ' u n e é v i d e n c e c o m m u n e .

Q u a n d j ' e n t r e p r i s vo i c i p l u s d e v i n g t a n s mes p r e m i è r e s é t u d e s a b s t r a i t e s , d o n t d ' a i l l e u r s j e n e sava i s g u è r e , a lo r s , o ù e l les m e c o n d u i r a i e n t , les m o d e s u n i v e r s i t a i r e s a m b i a n t e s m ' e n e u s s e n t p e u t - ê t r e d é t o u r n é sans M a r i o R o q u e s . U n e é r u d i t i o n i m m e n s e e t j a m a i s s a t i s f a i t e l e r e n d a i t i m p a t i e n t d a n s le c o m m a n d e m e n t , m a i s o u v e r t à l ' i n v e n t i o n .

M o n p r o j e t l u i p l u t e t s i c ' e s t à t i t r e d ' h i s t o r i e n q u ' i l m ' o u v r i t les p o r t e s d e l ' E c o l e des h a u t e s é t u d e s , il n e se l a ssa p a s d e m ' a i d e r à d é c o u v r i r l a l i n g u i s t i q u e .

I l n e p a r a i s s a i t p o u r t a n t p a s c o n v e n a b l e à c e t t e é p o q u e q u ' u n c h e r c h e u r s ' é l o i g n â t t a n t d u d o m a i n e q u ' i l s ' é t a i t cho i s i . J e p a r l a i d o n c auss i p e u q u e p o s s i b l e d e m e s essais t h é o r i q u e s a u x q u e l s j ' a c c o r - d a i s le s e u l t e m p s q u e m e l a i s s a i e n t mes d e v o i r s d ' h i s t o r i e n . J e n ' e n b é n é f i c i a i s p a s m o i n s d e l ' i r r e m p l a ç a b l e l i b e r t é d e t r a v a i l p r o p r e à l ' E c o l e c o m m e auss i à c e r t a i n e s i n s t i t u t i o n s a m é r i c a i n e s

a u x q u e l l e s j e su is r e d e v a b l e d ' a v o i r p u , b i e n q u ' « h u m a n i s t e » p r e n d r e d ' u t i l e s c o n t a c t s a v e c p s y c h o l o g u e s o u m a t h é m a t i c i e n s .

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J e c r u s a l o r s q u ' i l m ' a p p a r t e n a i t d e m e c o n s a - c r e r à l a t h é o r i e p l u t ô t q u e d ' a c h e v e r la r é d a c t i o n d ' u n o u v r a g e e n t r e p r i s d i x a n s a u p a r a v a n t a v e c l ' a c c o r d d e M a r c B l o c h e t c o n s a c r é à l ' é v o l u t i o n i n d u s t r i e l l e d u n o r d d e l a F r a n c e . J ' a v a i s b i e n , s u r

ce s u j e t , r a s s e m b l é les d o c u m e n t a t i o n s a c c e s s i b l e s e t m ê m e b é n é f i c i é d e s a r c h i v e s d e l a B a n q u e d e F r a n c e , m a i s j ' a p p r e n a i s , e n e s s a y a n t d e les m e t t r e e n f o r m e , q u ' i l s n ' a p p o r t a i e n t p a s u n e r é p o n s e a d é q u a t e à u n p r o b l è m e q u i m ' é c h a p p a i t e n t o u t e s ses d i m e n s i o n s f a u t e d ' a v o i r é t é a s sez l a r g e m e n t

posé . A c e t t e é p o q u e m o n p r o p o s d é v e l o p p a i t u n

p o s t u l a t d e la p l u s g r a n d e s i m p l i c i t é : s t r u c t u r e s d e la r a i s o n s c i e n t i f i q u e , d e l a l a n g u e e t d e la soc i é t é s o n t i d e n t i q u e s . J ' a m b i t i o n n a i s d ' é t a b l i r , à p a r t i r d e là , u n e e s p è c e d e t h é o r è m e g é n é r a l . Cec i m ' a m e n a i t à c o n s i d é r e r c o m m e f a i t s o c i a l n o n

ce q u e l a s o c i o l o g i e d o m i n a n t e d é f i n i s s a i t c o m m e te l m a i s ce q u ' i l f a l l a i t q u ' i l so i t p o u r c a d r e r a v e c m o n s y s t è m e : c ' e s t - à - d i r e u n e n s e m b l e d é p e n - d a n t d e c o r r é l a t i o n s s o u s - j a c e n t e s à ce q u i se la i sse d i r e c t e m e n t s a i s i r p a r l ' e n q u ê t e . M é t h o d e i n a v o u a b l e et d o n t p o u r t a n t j e sus q u ' e l l e d e v i e n - d r a i t c e l l e d e l ' a v e n i r q u a n d C l a u d e L e v i - S t r a u s s m ' a p p o r t a le t e x t e d a c t y l o g r a p h i é d e s o n a d m i - r a b l e t h è s e . Ce q u e j ' a v a i s c r u ê t r e , d a n s l ' o b s e r - v a t i o n d e c o m p o r t e m e n t s m o d e r n e s , p u r e x e r c i c e i n t e l l e c t u e l , d e v e n a i t , d a n s l ' é t u d e d e s c u l t u r e s

s a u v a g e s , l ' o c c a s i o n d ' u n m e r v e i l l e u x a p p r o f o n - d i s s e m e n t .

D e m ê m e , e n c h e r c h a n t à r e p é r e r d e s r a p p o r t s s i m p l e s e n t r e c o m p o s i t i o n s d ' e s p a c e , g e n è s e d e s n o m b r e s e t l o g i q u e d e s p r o p o s i t i o n s , j e r e n c o n t r a i ce q u e J e a n P i a g e t e t s o n é c o l e é t a b l i s s a i e n t e x p é - r i m e n t a l e m e n t . L ' i n s u f f i s a n c e d e m e s c o n n a i s s a n c e s

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m a t h é m a t i q u e s e u t é t é u n o b s t a c l e i n s u r m o n t a b l e , s i j e n e m ' é t a i s a p e r ç u q u ' à s ' e n t e n i r à d e s cas t r è s g é n é r a u x u n r e c o u r s t o u t c o n c r e t à u n e m a t h é - m a t i q u e , n o n p a s fac i l e , m a i s é l é m e n t a i r e p o u v a i t y su f f i r e . E t p o u r t a n t j e n ' a b o u t i s j a m a i s a u t h é o r è m e s i m p l e e t c o m p l e t d o n t j ' a v a i s r ê v é . L ' é c h e c é t a i t d ' a u t a n t p l u s i r r i t a n t q u e m e s p r o - p o s i t i o n s , p a r q u e l q u e b o u t q u e j e les p r i s s e , se l a i s s a n t e n c h a î n e r p r e s q u e j u s q u ' à l e u r t e r m e , se h e u r t a i e n t t o u j o u r s , p o u r f i n i r , à u n e i m p o s s i - b i l i t é .

L ' e x a m e n d e s t r a v a u x d e G œ d e l m e f i t s o r t i r d e c e t t e i m p a s s e . E n t e n a n t p o u r v r a i s o n t h é o r è m e s e l o n l e q u e l a u c u n s y s t è m e n e p e u t c o n t e n i r t o u t e la l o g i q u e e t s e u l e m e n t e l le , les i n c o m p a t i b i l i t é s s u r l e s q u e l l e s j e b u t a i s d e v a i e n t ê t r e t e n u e s p o u r d e s d o n n é e s b r u t e s , c h a c u n e a c h e v a n t l ' a r t d e

c o n v a i n c r e d ' u n e é p o q u e e t e n i n a u g u r a n t u n a u t r e , t o u t e s s ' i n s c r i v a n t s e l o n u n o r d r e n e re le -

v a n t q u e d u c h r o n o l o g i q u e . O r ce t o r d r e se r évé - l a i t o b é i r à ce q u e les p s y c h o l o g u e s d é c o u v r a i e n t d a n s la g e n è s e d e s o p é r a t i o n s i n t e l l e c t u e l l e s s ans p o u r t a n t q u e t o u t e s c u l t u r e s r é a l i s a s s e n t c o m p l è t e - m e n t les p a r c o u r s d o n t ils f a i s a i e n t é t a t . E n o u t r e , c e r t a i n e s r e c h e r c h e s d e p s y c h a n a l y s e , d e p s y c h o - soc io log ie , d e p s y c h i a t r i e soc ia le , d o n n a i e n t d u t r a v a i l c é r é b r a l u n m o d è l e q u e j e n e la issa is p a s d e t r o u v e r vo i s i n d u m i e n e t q u i e x p l i q u a i t les m a n q u e s d o n t j e m ' é t a i s é t o n n é . E n f i n les l i gnées d ' o r d r e i n a c h e v é e s q u e j e c r o y a i s d é c o u v r i r d a n s l ' h i s t o i r e s ' é t a b l i s s a i e n t s e l o n u n a r b r e g é n é a l o - g i q u e c o m p a r a b l e à c e l u i s u r l e q u e l les b io log i s t e s s i t u e n t l ' é v o l u t i o n v i v a n t e . J e t e n a i s d o n c la

t h é o r i e d e ce q u e j ' a p p e l l e r a i , d a n s ce l iv re , l a f o n c t i o n d ' h i s t o r i c i t é . E l l e i m p l i q u a i t u n p o s t u l a t d i f f é r e n t d u p r e m i e r é n o n c é : s t r u c t u r e s d e l a

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r a i s o n , d u l a n g a g e e t d e l a s o c i é t é s o n t a u s s i

p r o c h e s q u e p o s s i b l e d ' u n e s t r u c t u r e v i v a n t e , q u i les t r o u b l e e n y i n t r o d u i s a n t d ' i r r é d u c t i b l e s n o u v e a u t é s , m a i s n e le f a i s a n t q u ' a u m o m e n t o ù

ce q u ' e l l e s r e m p l a c e n t es t d e v e n u p r e s q u e p a r f a i t e - m e n t c o h é r e n t e t a u p o i n t d ' a r t i c u l a t i o n o ù l e u r c o h é r e n c e é c h o u e .

C e t t e h y p o t h è s e m e p a r u t r e n d r e c o m p t e d e l a d o u b l e n a t u r e d u t e m p s q u e j ' é v o q u a i s p l u s h a u t , t e m p s d é f i n i p a r les d i s c i p l i n e s r e l e v a n t d u s y n c h r o n i q u e e t d o n t l ' e f f o r t r a t i o n n e l p e u t r é d u i r e les c o n t e n u s d e l ' o b j e t é t u d i é ; t e m p s d e l ' h i s t o i r e t e l q u e le p e r ç o i v e n t t o u t e s d i s c i p l i n e s t r a i t a n t t o u t e d i a c h r o n i q u e e t q u i se p r é s e n t e c o m m e u n e d u r é e o ù s ' i n s c r i t l a s u i t e o r g a n i q u e d e ce q u i r é s i s t e à r é d u c t i o n . Q u e l ' o n c o n s i d è r e le t e m p s i m p l i c i t e d a n s les c o s m o l o g i e s a n c i e n n e s , c e l u i d e s p r i n c i p e s d e N e w t o n o u c e l u i d ' E i n s t e i n , r i e n n ' e m p ê c h e u n e f o r m u l a t i o n c o u r t e b i e n q u e d i f f é r e n t e d e l ' u n à l ' a u t r e . D e m ê m e , le t e m p s d ' u n e œ u v r e l i t t é r a i r e ( ce lu i o ù s ' e n c a d r e s o n r é c i t o u c e l u i q u e d e m a n d e sa l e c t u r e ) p e u t ê t r e r é d u i t à u n e « g r a m m a i r e » d ' é p i s o d e s o u à u n e s y n t a x e d e p h r a s e s e t cec i m a l g r é l ' e x i s t e n c e d e p l u s i e u r s g r a m m a i r e s d e l a r e p r é s e n t a t i o n c o m m e d e p l u - s i e u r s g r a m m a i r e s d e l a n g u e s , n o t a m m e n t p o u r ces d e r n i è r e s , e n t r e ce l l e s q u i se p a s s e n t d u sy l lo - g i s m e e t c e l l e s q u i e n u s e n t .

A u c o n t r a i r e , d a n s le cas d e s é v é n e m e n t s h i s t o -

r i q u e s l a s i m p l i f i c a t i o n n ' i n t e r v i e n t p a s d a n s le sens d ' u n e r é d u c t i o n . L e s é v é n e m e n t s s ' e x p l i q u e n t m i e u x à m e s u r e q u ' o n les s i t u e d a n s d e s cyc l e s d ' u n e d u r é e d e p l u s e n p l u s l o n g u e ; l a p l u s l o n g u e d e t o u t e s é t a n t p r é c i s é m e n t c e l l e d u d é v e - l o p p e m e n t d e l a p e n s é e s c i e n t i f i q u e . L a m a t h é - m a t i q u e sa i s i e e n s o n é v o l u t i o n d e v e n a i t l a g r a m -

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maire des grammaires, c 'est-à-dire la logique selon son sens étymologique. Celle-ci est ce qui oblige l'historicité à réduire dans le mot soit un ensemble d'articulations reconnues, soit l'impossibilité d'en reconnaître aucune dans les points auxquels pour- tant toute expérience ramène. Ces deux fonctions du mot sont corrélatives, comme le sont les solu- tions aux problèmes qu'elles posent en plus grand nombre.

On voit aisément que ma seconde hypothèse n'est pas de même nature que le premier postulat dont j 'ai d'abord parlé. Elle renonce à toute recherche d'une axiomatique générale. Plutôt essaie-t-elle de brancher toutes axiomatiques sur l'expérimentation, selon ce que Julian Huxley m'avait fait valoir. Restait à savoir quelle réalité fondamentale différenciait mythe et représenta- tion et aussi syllogisme et logique en subordonnant cette dernière aux lois du travail sur les choses. Invité à parler sur ce thème devant des collègues soviétiques réunis à cette intention par Anatole Zvorikyn, dans le cadre de l'Académie de Moscou, je proposai que cette réalité fut la vie même. Quand on m'invita à visiter l'institut Pavlov de Leningrad, j'étais convaincu que l'étude du cer- veau rendrait justice des insuffisances des axioma- tiques et de leurs variations. Je ne suis malheureu- sement pas biologiste. Il m'avait fallu aborder les ouvrages de biologie en choisissant d'abord ceux que les spécialistes veulent bien écrire à l'intention des autres ; ce dont je leur demeure d'autant plus reconnaissant qu'ils m'ont introduit dans quelques études moins faciles.

A Chicago, quelques mois plus tard, des écono- mistes, Kings, Hayek — ce dernier un libéral s'il en fut — insistaient, à l'issue de trois conférences

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qu'ils avaient bien voulu écouter, sur l'importance du non-cérébral. Certes je n'avais pas oublié ce qu'il faut attribuer aux facteurs de la vie maté- rielle, du rôle d'une certaine histoire économique dont John Nef, qui m'avait invité, avait été un des rénovateurs. Pourtant, je pensais, comme lui, que la statistique n'éclaire pas tout. Ayant alors entre- pris de rédiger cette présente synthèse, j'avais aussi constaté qu'elle se situait le mieux dans une perspective historique.

Les réflexions que je viens d'évoquer m'avaient occupé pendant plus de quinze ans en marge de ce qui demeurait mon métier principal.

J 'ai écrit dans cette même période, plusieurs livres d'histoire où n'apparaissaient qu'en courts passages les conséquences de ce qui pourtant m'occupait tant. Peut-être faut-il attribuer à la date de ces ouvrages (antérieurs à 1958) l'absence totale, dans les comptes rendus qu'en France on en voulut bien faire, de référence à ce qui était pourtant déjà à mes yeux l'essentiel. Ce qu'on a dit à l'étranger de mes traductions, notablement postérieures, fut un peu plus encourageant. De plus, je m'étais trouvé dans ce même temps associé aux travaux de la commission inter- nationale, constituée par l'assemblée générale de l'U.N.E.S.C.O., pour écrire une histoire scienti- fique et culturelle de l'humanité. D'abord membre du triumvirat qui en dirigeait la rédaction et rapporteur de la commission, je quittai bientôt ces deux postes, faute d'y pouvoir faire prévaloir une manière nouvelle de concevoir l'histoire uni- verselle. Mais, n'en suivant pas moins le déroule- ment de l'entreprise et continuant d'y participer, j 'ai pu ajouter à ce que nous apprend l'école historique française d'aujourd'hui, la plus dyna-

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mique qui soit, ce que produit aussi la recherche dans le reste du monde.

Bien qu'intéressé par l'ensemble de l'histoire, et notamment celle de la pensée scientifique, je m'étais déjà trop engagé dans l'étude du dix- neuvième siècle pour ne pas le sentir un peu mieux que les autres. Or il m'apparut que le problème fondamental de la période qui sépare la première révolution industrielle de la seconde peut être posé dans les termes qui suivent : le capi- talisme contribue à mettre en place son système de production sans beaucoup se soucier de ce que, dans le même temps, signifient mathématiques et physiques dont les théories paraissent évoluer de façon non moins indépendante. Pourtant, et notam- ment depuis quatre-vingts ans, la société de pro- duction s'est rendue précisément apte à recueillir ce qu'il y a de meilleur et de pire dans les techno- logies que les sciences engendrent. C'est donc inconsciemment que, tant du côté des laboratoires que des entreprises, on a œuvré en vue de cette confluence. La société a été l'auteur d'un ajuste- ment qu'elle n'exprima pas formellement. A partir des mouvements secrets de sa structure interne sont issues les représentations partielles appropriées les unes à la science, les autres à l'édification écono- mique. Cet exemple me donnait si bien raison que je ne doutais pas d'en trouver beaucoup d'autres, ce qui fut en effet le cas.

J'avais cru avoir mené à bien tous les travaux préparatoires du livre dont je décidai d'entre- prendre la rédaction ; mais il me fallut bientôt prendre conscience, à l'épreuve, qu'il n'en était rien. Venaient des moments où chaque page forçait à une générale remise en place. Ces difficultés venaient de ce qu'ayant traité chacun de mes

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matériaux avec le recul qui le rendait le plus net, c'est-à-dire à l'échelle de grandeur qui lui conve- nait en propre, un exposé continu, cohérent et de style acceptable ne pouvait s'accommoder d'une juxtaposition de résumés relevant d'angles de vision si différents.

Et pourtant il me paraissait nécessaire que le livre fut d'autant plus court qu'il voulait être plus général, et qu'aussi il fut écrit dans la langue de tout le monde. Il ne s'agissait pas en effet d'ap- prendre quoi que ce soit de leur spécialité à des spécialistes (le moindre, en son domaine, en sait bien plus que moi) mais de leur offrir l'occasion de se réunir sur le terrain neutre accessible à n'importe quel homme cultivé. Or, renoncer à toute spécialisation c'était aussi renoncer aux miennes. Il m'était refusé d'introduire ici les exercices de logique qui m'avaient tant servi mais n'étaient pas accessibles sans un apprentissage malaisé. De même convenait-il d'éviter les facilités du récit historique qui se laisse certes fort bien lire, mais d'autant mieux qu'en se référant à l'accompli, il élude le raisonnement. Il fallait enfin d'un bout à l'autre se tenir à mi-pente entre le démonstratif et le descriptif, enchaîner avec quelque rigueur des propositions assez générales et assez allusives pour ouvrir des perspectives sur de plus grands détails ou de plus hauts principes.

J'aurais sans doute renoncé à un effort qui consommait beaucoup trop de mon temps, si la peine que je ressentais à observer ces règles d'écri- ture ne m'en avait précisément illustré la nécessité. Je sais maintenant d'expérience pourquoi chaque science de l'homme suit le chemin propre où son langage l'entraîne. Aujourd'hui, libéré de ma tâche et retrouvant l'usage de vocabulaires spéci-

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fiques, j ' e n mesure d ' au tan t mieux les avantages que j ' e n connais aussi les dangers. Mais la besogne d ' u n livre comme celui-ci était de rompre nos enclavements.

J e réécrivis donc mon texte aussi souvent qu ' i l le fal lut pou r expér imenter plusieurs plans et jus- qu ' à ce qu ' i l me sembla que le texte, tel qu ' i l est publié ici fut devenu, en comparaison des précé- dents, le plus sûrement cohérent. Cette impression méri tai t vérification et ce pouvait en être une que de lui faire subir l 'épreuve du résumé. Certes le sens d ' u n exposé change avec les dimensions qu 'on lui donne, mais le meil leur est celui qui résiste le mieux à toute modificat ion d 'échelle.

Cette condensation est présentée ici comme une table des matières.

L 'ensemble, on le voit assez dans ce raccourci, n 'est ni aussi complet ni aussi systématique que je l 'aurais souhaité et q u ' u n autre pour ra le réussir. C'est pourquoi j ' a i hésité à l ' in t i tu ler « Trai té d 'Anthropologie » désignant ainsi, pourvu qu 'e l le s 'é tende à l ' é tude de toutes cultures, la discipline centrale de toutes les sciences de l 'homme.

On verra que le corps du livre se distingue en deux groupes d 'é tudes : part ies I I et I I I j e tan t sur les mêmes problèmes des éclairages différents : l ' u n faisant ressortir ce qui appar t ien t à l ' imagi- naire, l ' au t re ce qui relève des choses. Or, pou r que le système fût complet, il eût fallu y int roduire une analyse spécifique des rapports entre l 'imagi- nai re et les choses. Je crois que la psychophy- siologie, en si grand essor au jou rd ' hu i permet t ra ce genre de recherche esquissé au début du cha- pi t re VII, mais dont l 'achèvement réclamerait plus de compétence que je n ' en ai. Au reste psychologie et psychanalyse peuvent élucider l 'origine des

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conflits et aussi des logiques, mais n o n pas l 'expé- rience du haut fourneau et de l 'obus. Le chemin conduisant à un traité d ' an th ropo log ie générale passe pa r une anthropologie his torique.

Ayant opté pou r cette dernière le présent livre s 'ouvre sur deux premiers chapi t res consacrés à la fonction d 'his tor ici té . I l s 'achève sur deux autres const i tuant le tab leau succinct d ' u n e his toire

génétique. A leur suje t il convient peu t -ê t re de prévenir d ' u n e différence de qual i té et d ' au to r i t é entre les différents développements de ces qua t re chapi t res d ' in t roduc t ion et de conclusion.

Le débu t de cette préface r appor t a i t la not ion d 'his tor ici té à un ensemble de proposi t ions logiques, ou plutôt à la manière dont leurs corrélat ions se t ransformaient . Dans les pages qui suivent l 'histo- ricité est in t rodui te tout au t rement . I l m ' a p a r u en effet p lus aisé, plus convaincant et plus ut i le de la présenter comme suggérée p a r l 'expér ience. Mais une légitimité n ' e m p ê c h e pas l ' au t re , et, sans tout di re sur cette historicité, je crois qu ' i l n 'es t r ien de plus assuré que son importance, aussi bien dans la p ra t ique d ' u n e recherche en sciences de l ' homme que dans les théories qui l eur sont per t i - nentes. Le mot historicité ne sera pas f réquem- ment utilisé dans le corps du volume. Mais on verra assez que c 'est toujours d 'e l le qu ' i l est question et que c'est elle encore qui pe rmet , en conclusion, de rédu i re l 'h is toi re en embranche- ments essentiels.

Toutefois in t roduct ion et conclusion obéissent aussi à un au t re propos, celui de t rouver les raisons de nos dangereuses contradict ions présentes et de discerner aussi pourquo i on peu t espérer qu 'el les

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seront surmontées et à quel prix. I l en résulte que le début du p remier chapi t re et l ' ext rême fin du de rn ie r ne sont pas tout à fait du même ton que le reste : l 'opta t i f s 'y mêle à l ' indicatif . Je n ' a i pas cru devoir renoncer à ces développements. Les intentions morales qui les inspirent ayant été les st imulants qui engagèrent ma recherche, peut-être ne seront-elles pas sans valeur pou r ceux qui vou- d ron t bien en lire les résultats. I l va de soi que rien, là, n 'est souhaité qui soit en contradiction avec ce qui se laisse établir . Les vœux ne sont indiqués que dans les silences laissés pa r l ' infor- mat ion certaine et le raisonnement appl iqué.

L'essentiel du texte depuis le milieu du premier chapi t re jusque vers la fin du dern ier eût pu à la r igueur, être publ ié sous le ti tre : l ' imagination et les choses. Selon les premiers plans que j 'avais d ' a b o r d suivis je distinguais : l ' imagination, les mots, les choses. Pour tan t , je n 'a i pu me résoudre à t ra i ter du langage au t rement que dans la perspec- tive de l ' imaginaire bien qu ' i l constitue l 'é lément frontal ier , la zone de franchissement où l ' imagina- t ion condui t à péné t re r mieux le réel. T o u t e s t ructure ne s ' identifie pas à celle des langues ; ce sont au tan t de manifestations de ce que produi t dans la raison cérébrale le travail collectif des hommes dont les interrelat ions s 'établissent le plus

p romptemen t grâce aux mots. Ces considérations sur des plans ou des cha-

pi tres ne sont nul lement secondaires. I l convenait au contraire de les conduire jusqu à leurs plus extrêmes conséquences. C'est pourquoi le par t i auquel le présent exposé se résout a t t r ibue une impor tance pr imordiale , non point à l opposit ion : imaginaire et réel, mais plutôt à celle : possible et certain, opposit ion plus explicite encore sous

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la forme re tenue ici, explora t ion des possibles et rencontres avec le certain ; le singulier y est réservé à ce qui se laisse le moins bien définir , le p lur ie l à ce qui se manifeste en évidences incontestables même quand elles sont contradictoires. Cela veut d i re que, p a r exemple, les faits tels que l 'h is to i re t radi t ionnel le les re t ient , sont tenus p o u r irréfu- tables, bien qu' i ls eussent pu, p a r effet d ' au t res accidents, être différents de ce qu ' i ls furent . P a r contre toutes les sortes de nombres qu 'u t i l i sen t les mathémat iques , comme tou t ce que l ' expér ience interne nous a p p r e n d de l 'existence, nous donne le sent iment q u ' u n e cer taine logique de la véri té n 'est pas une illusion même q u a n d elle ne se laisse saisir q u ' à propos d 'éparses nécessités mal réunies.

Dans les circonstances les plus futiles comme les plus essentielles, nous sommes affrontés à l ' indé- te rminat ion de nos déterminismes. Du dé je té nous savons qu ' i l re tombera , mais non pas sur laquel le de ses faces. Nous nous savons mortels mais non point en quel jour . Tou t ce qui s 'offre à nous de réel relève de cette ambiguï té . Ce n 'es t pas que cer t i tude ou hasard compose chacun un domaine distinct, mais q u ' e n tous domaines l ' u n et l ' au t r e se rencontrent . Considéré sous l 'angle du possible, l 'univers est rempl i d 'act ions entrepr ises à des fins inconnues bien qu 'avec usage de moyens qui ne t rompen t pas. Considéré sous l 'angle du cer tain, ce même univers para î t gouverné p a r des lois don t pour t an t les entrecroisements produisent d ' impré - visibles effets. Et tout est si mêlé q u ' u n grand nombre d 'accidents quelconques ne laissent pas de se t radui re en moyennes constantes cependant que les cert i tudes rat ionnelles sont démenties, comme par la découverte des nombres imaginaires p o u r résoudre une équat ion du troisième degré ou p a r

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la substi tut ion de la relativité à la mécanique newtonienne.

On n ' insis tera jamais t rop sur cette énorme difficulté inscrite au centre de l 'historicité où elle définit la condit ion tragique de l ' homme au point où la logique de ses intentions morales rencontre ce qu 'of f rent d ' incompréhensible les parcours d ' u n progrès dont il est l 'agent mais non l 'auteur .

I l y a bien longtemps qu 'une expérience, elle- même encore plus ancienne, suspendit les fruits du bien et du mal à l ' a rbre de la connaissance. Savoir, c 'est savoir juger, c 'est-à-dire int roduire de l 'o rdre dans des choix offerts. Or, l 'o rdre auquel un individu se réfère peu t n 'ê t re pas celui que son groupe ou la cité entière est en t rain de préférer. Quand l ' o rdre de la cité change, qui le sait ? E t qui peut décider que ce changement est durable ? Coriolan, César, Octave violent la loi romaine. L ' u n sera détrui t , l ' au t re élevé puis frappé, le troisième affermira un empire qui non plus ne demeurera éternel. Seule la durée qui s 'écoule décide de ce que vaut l ' init iative prise dans les circonstances qui ne se prê tent à l ' ambi t ion d ' u n propos nouveau que pour le dément i r tôt ou tard.

I l n 'es t moment d 'expér ience qui ne soit r iche d ' u n e leçon de cet ordre. Pour tan t ce n 'est pas à n ' i m p o r t e quel moment que surgissent, dans l 'uni- vers des grandes œuvres, les représentations par- faites de la condit ion tragique de l 'homme. Il a fallu, en outre, des millénaires pou r que la chance cessât d ' ê t r e un don divin pour ent rer en formu- lations opératoires. Le succès d 'Eschyle ou celui de Racine signale d ' importantes transformations dans le système des lois civiles, mais aussi dans le développement général de la logique depuis l ' époque où elle échoue en Grèce à faire conce-

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voir, à p a r t i r de la démonst ra t ion , l ' ax iomat ique des en jeux j u s q u ' à celle où l ' E u r o p e r e n d à la ma théma t ique sa puissance inventive et lui fai t f ranch i r ce cap si difficile.

Oreste est cr iminel et aussi just icier . Son m e u r t r e rompt les liens sacrés, mais c 'es t p o u r obéi r à Apollon. Poursu iv i p a r les Er innyes il en est dél ivré q u a n d le temps est venu que les génies de la ven- geance soient destitués de leur ancienne puissance. Mais les lois de la cité n ' o n t pas changé sans q u e le soient aussi celles d ' u n e cer ta ine man iè re d ' a t t e ind re la conviction, c 'est-à-dire après q u ' e u t été trouvé l ' a r t du syllogisme. Le changement social est au tan t scientif ique que moral . L a condi- t ion faite à tout exploit est celle d ' u n cer ta in s ta tu t accordant les hommes en t re eux, comme d ' u n e cer taine logique les ins ta l lant dans la na tu re ; mais dans la Grèce an t ique , cette logique, si puissante sur les lois civiques, ne maîtr ise pas encore le mystère de la pe ine des hommes aux prises avec les choses.

Alors qu ' i l redevenai t p la tonic ien en ses institu- tions, le siècle de Pascal n ' ignore plus ce q u e le travail veut dire. D 'obscurs mouvements affectent les assises d ' u n e société qui p o u r t a n t se main- t iendra plus de cent ans encore, si b ien que P h è d r e croi t t rop tôt qu ' i l lui est pe rmis d ' avoue r sa passion et H ippo ly te la sienne. Thésée q u ' o n a c ru mor t , revient, il confond dans le châ t imen t la violation fai te à ses droits d ' é p o u x et à ses droi ts de chef. L ' h e u r e n ' ava i t pas sonné qu i changera i t les assises des lois bien que dé jà soient rassemblés les appor t s scientifiques qui a l la ient t ransférer d u ciel à la te r re les décisions oraculaires du destin.

P o u r t a n t il est des mots q u ' o n n e p e u t s ' empêche r de prononcer . Pascal n ' a pas p u ne pas exp r imer

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au bénéfice de joueurs et de sceptiques la théorie du par i dont il voudra re tourner l 'usage au service du Dieu janséniste ne se découvrant à ses fidèles que dans les situations sans issues.

La solennité parfai te qu 'acquièrent certaines expressions de la condit ion tragique marque un changement d 'o rd re au sein d ' u n e collectivité dont changent aussi les systèmes de raison. El le marque un tournant de l 'histoire des hommes aux prises avec le réel humain et non humain . Tragédie grecque au lendemain de la conquête de l ' a r t de démontrer , tragédie classique à la veille de l 'essor scientifique, nous signalent ainsi deux grands moments du développement de l ' intelligence, re- pères essentiels au tour desquels tout s 'art icule

Dans la tragédie grecque, les rôles de père et de chef sont comme en toute occasion plus ou moins confondus : pour tan t les devoirs du second l 'em- por ten t sur ceux du premier , Agamemnon comme Œ d i p e ou Créon en témoignent. En effet, au len- demain de la conquête de l ' a r t de démontrer , la recherche d ' u n e cité rationnelle ôte à la famille patr iarcale son ancienne légitimité. A la veille de l 'essor scientifique la même ambiguïté des deux fonctions demeure dans la tragédie classique ; pour t an t il y arrive que le chef doive tenir lieu de père : Thésée le devient pou r Aricie, Mardochée exerce une magistrature paternel le à l ' égard d 'Es the r et peut-être en dirai t-on autant d 'Auguste quand il absout Cinna. Cette pr imauté du père sur le chef s 'achèvera dans une atomisation de la société en familles restreintes dont le drame bour- geois consacrera la nouvelle originalité. L ' impor- tance des modifications des mœurs et des lois p r e n d un caractère extrême en ces deux grandes circonstances propres à l 'histoire de l 'espri t en

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recherche, et a u cours desquelles le langage expr ime le plus expressément la condi t ion tra- gique, d ' a b o r d quand il vient de s ' a p p r o p r i e r le syllogisme, puis quand il va s 'ouvr i r aux nomen- clatures des sciences exactes.

Reste à savoir pourquo i deux grands moments sont marqués d ' u n e éminente simplif icat ion de la représenta t ion q u a n d le caractère t ragique de tout destin devient celui même du langage. Y aurai t - i l deux manières d ' a t t e indre le niveau d ' inte l l igence accomplie où tout processus menta l devenant réver- sible se prouve aussi opéra to i re ? P lus générale- ment y aurai t - i l des pér iodes où il devient moins facile de réaliser cet achèvement , où les hommes seraient moins intelligents q u ' e n d 'au t res ? L 'hypo- thèse retenue ici est que toute p rocédure acquise peut être reprodui te sans exiger les efforts que nécessita son invention, mais aussi q u ' o n n ' y recoure que dans la mesure où les circonstances le permet- tent et qu 'en t re - temps l 'usage peut s ' en a t roph ie r . L 'appar i t ion de ces circonstances favorables est liée au jeu de ce que j ' appe l l e ra i ici les régula- tions collectives. Le fait que deux époques les ramènent au profi t de deux systématiques si diffé- rentes, l ' une p rop re à la démonstra t ion, l ' au t re à la formalisat ion du hasard, est dû à deux processus constants mais non identiques. Le p remie r est celui des déterminat ions , il est un effet d ' u n e physio- logie cérébrale. Le second est un effet de l ' o rd re plus général des choses.

Cette dissection ne pouvait être exposée de manière brève et systématique q u ' e n préféran t aux récitations de l 'h is toi re une sorte de proje t raisonné d 'expér imenta t ion uti l isant seulement comme maté- r iaux ce que nous savons du passé.