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5 La Mangounhe On ne fait pas plus d’omelette sans casser des œufs qu’on ne fait de rillettes sans tuer des porcs. Tous les produits aseptisés d’un innocent rose pâle, emballés sous vide, étalés dans les présentoirs de nos superettes, tentent de nous faire oublier qu’il a bien fallu tuer des petits cochons pour en arriver là. L’abattage du porc est la condition sine qua non de la charcuterie. Si l’hygiène trouve son compte dans l’industrialisation des abattoirs modernes, la violence n’en est pas moins là. Sans la dimension sacrificielle, sacrée même, pourrait-on dire, qu’elle conserve dans la cour de la ferme au petit matin du jour gras. Avertissement Dans le pays de Salers, la Mangounhe, (prononcer mangougne) est la préparation du cochon telle qu’on la pratique depuis toujours. Nous sommes en Haute Auvergne, le pays des Arvernes où le paysan nomme encore braies ses pantalons et où il chausse volontiers ses galoches, chaussures des vieux Gaulois. On dit qu’elles datent de l’époque où les volcans étant à peine éteints, il fallait des semelles de bois pour poser le pied sur la lave encore chaude. Comment nourrissait-il sa famille ce fier Arverne avec ses braies et ses chaussures en bois? Avant de devenir agriculteur, il fut chasseur et prélevait sa nourriture carnée sur les hardes de sangliers et de porcs sauvages qui fréquentaient les forêts primaires de la Gaule chevelue, constituées pour l’essentiel de hêtres, et de chênes. Avec le châtaignier, ils fournissent au cochon arverne les glands, les faînes et les châtaignes lui permettant de faire son lard à l’entrée de l’hiver.

La Mangounhe - La Cuisine familiale du Cochonexcerpts.numilog.com/books/9782848191157.pdfN ous sommes dans le Pays de Salers, le berceau de la race éponyme ; la région vit d’élevage

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5 La Mangounhe

On ne fait pas plus d’omelette sans casser des œufs qu’on ne fait de rillettes sans tuer des porcs.Tous les produits aseptisés d’un innocent rose pâle, emballés sous vide, étalés dans les présentoirs de nos superettes, tentent de nous faire oublier qu’il a bien fallu tuer des petits cochons pour en arriver là.L’abattage du porc est la condition sine qua non de la charcuterie.Si l’hygiène trouve son compte dans l’industrialisation des abattoirs modernes, la violence n’en est pas moins là. Sans la dimension sacrificielle, sacrée même, pourrait-on dire, qu’elle conserve dans la cour de la ferme au petit matin du jour gras.

Avertissement

Dans le pays de Salers, la Mangounhe, (prononcer mangougne) est la préparation du cochon telle qu’on la pratique depuis toujours. Nous sommes en Haute Auvergne, le pays des Arvernes où le paysan nomme encore braies ses pantalons et où il chausse volontiers ses galoches, chaussures des vieux Gaulois. On dit qu’elles datent de l’époque où les volcans étant à peine éteints, il fallait des semelles de bois pour poser le pied sur la lave encore chaude.Comment nourrissait-il sa famille ce fier Arverne avec ses braies et ses chaussures en bois? Avant de devenir agriculteur, il fut chasseur et prélevait sa nourriture carnée sur les hardes de sangliers et de porcs sauvages qui fréquentaient les forêts primaires de la Gaule chevelue, constituées pour l’essentiel de hêtres, et de chênes. Avec le châtaignier, ils fournissent au cochon arverne les glands, les faînes et les châtaignes lui permettant de faire son lard à l’entrée de l’hiver.

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L E PAYS D E SA L E R S

Sur nos hauts plateaux partagés de vallées abruptes, la mangounhe, prémisse de la potée auvergnate remonte donc à la plus Haute Antiquité, comme aurait pu le dire Alexandre Vialatte.

Nous sommes dans le Pays de Salers, le berceau de la race éponyme ; la région vit d’élevage et de fromage. L’éleveur cantalou dispose depuis toujours de quantités importantes de petit-lait, résidu de la fabrication du cantal, le mergue comme on l’appelle ici. C’eût été dommage de le perdre ! Les vachers le donnaient aux cochons «qu’ils faisaient suivre » à l’estive. C’est pourquoi chaque buron disposait d’une porcherie. C’est là, en plein air, en plein vent, que les petits cochons de lait se transformaient en cochons de petit-lait.Ils s’ébattaient autour du buron, attendant impatiemment l’heure de la traite, puis celle de la distribution du petit-lait. Au moment de la « dévalade », on redescendait avec les pièces de fromage et les « salaisons », les jambons et les saucissons, en somme tout ce qu’il faut pour préparer les casse-croûte des habitants de la ferme. Le surplus partira pour la foire aux jambons du boulevard Richard Lenoir ou chez les cousins établis « bougnats » à Paris, qui en régaleront leur clientèle. Non seulement c’est excellent mais ça donne soif et incite à « remettre la tournée ».

Comme on le voit, la charcuterie auvergnate est un sous-produit de la fabrication du cantal.

DU COCHON OU RIEN

La viande de porc a longtemps constitué l’essentiel de l’ali-mentation carnée du paysan auvergnat, principal apport de protéines animales. Ils étaient en effet bien rares les jours où il trouvait de la viande de boucherie dans son écuelle.

Élevage et Fromage

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À la ferme, chaque famille élevait au moins un porc, nourri chaque jour de soupe et de bouillie et qui, à la saison, allait en bande finir de s’engraisser en se fourrant des châtaignes et des glands jusque là ! Cette « divagation des porcs » dans les bois et les fossés a été sévèrement réprimée et a disparu de la région dans les années 1960.On considère comme normal dans nos pays développés de manger plusieurs fois par jour. Cela n’a pas toujours été le cas. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs passaient sans doute les

ANCIEN RÉGIME

Puisqu’à la fin de l’hiver les réserves étaient épuisées, que le printemps se contentait de promesses de jours meilleurs, il n’y avait rien à manger. L’Église chrétienne a instauré à cette époque de l’année le carême. C’était plus valorisant de se serrer la ceinture par piété plutôt que par nécessité. Les nutritionistes, dont la principale tâche est de nous inciter à manger moins, nous assurent aujourd’hui que le carême était très sain, ainsi que le jeûne du vendredi. En tout cas, il faut bien admettre que nos ancêtres n’en sont pas morts. Pas tous.

journées de traque du gibier l’estomac creux, et avec quelle impatience devaient-ils attendre la saison de maturité des fruits et des herbes comestibles. L’hiver devait alors se passer, comme pour nos cousins les ours, dans une sorte d’hibernation permettant de ne pas trop dépenser. Le printemps devait être bien long, lui aussi ; il y avait bien des fleurs, mais il n’y en a pas tant que ça qui se mangent en salade ! Quant au gibier de saison, il était aussi famélique que les gens pour les mêmes raisons. Ou alors, il n’était pas rentré de ses vacances d’hiver, et encore en train de se goberger dans ces pays bénis de la météo où les graines et les fruits poussent, chichement il est vrai, mais tout au long de l’année. Pour résoudre le problème, nos ancêtres ont inventé l’élevage qui leur fournissait une réserve de viande sur pied et dans la foulée, la charcuterie qui est d’abord une technique de conservation de la viande.

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On admet généralement que ce sont nos ancêtres les Gaulois qui ont inventé la « salaison » des viandes en vue de leur conservation, peut-être dans la région de Salies de Béarn, où la tradition perdure avec les fameux jambons de Bayonne. On dit que c’est lorsqu’ils envahirent la Gaule que les Romains apportèrent aux Gaulois le « salami », le saucisson dont ils maîtrisaient la technique, puisqu’on leur devait déjà le réputé saucisson d’âne d’Arles. Les mules, devenues inutiles après leur avoir permis de passer les Alpes (ensuite, les charges étaient transportées par roulage ou voie d’eau) rendaient un dernier service comme ration militaire du bidasse romain. Les troupes continuaient à pied, à flanc de montagne par les routes tracées à bonne hauteur, celle qui permettait de se pourvoir en saucissons et en jambons de montagne : « les routes du sel ». Il faut en effet une altitude de 600 mètres. Plus bas, le saucisson ne sèche pas, et la viande risque de se corrompre. C’est pourquoi on ne trouve pas de tradition de saucisson sec dans les pays de plaine. Les grandes voies romaines qui traversaient la Gaule

vers la péninsule ibérique étaient ainsi jalonnées de cités où subsistent des spécialités de jambons et de charcuterie de montagne comme Lacaune, Saint-Symphorien-sur-Coize ou les célébres jambons « serranos » espagnols, qui assuraient l’intendance des troupes de César.

SALAIRE ET SALAISONS

On peut ici rappeler que les légionnaires touchaient une solde nommée « salaire » avec laquelle ils pouvaient acheter le sel nécessaire à l’assaisonnement et à la conservation de la charcuterie qui constituait l’essentiel de leur ration militaire, leur permettant de ne pas avoir recours au pillage pour leur subsistance.

Salaisons gallo-romaines

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Après que le roi Louis VI le Gros eût interdit la divagation en ville des porcs (où ils étaient préposés à la voirie), à la suite d’une chute de cheval provoquée par l’un d’eux ayant entraîné la mort de son fils aîné, seuls les cochons mendiants des antonins conservèrent le droit de cité et de maraude en ville. On les reconnaissait à l’entaille qu’ils portaient à l’oreille et à la clochette qu’ils avaient au cou. C’est ainsi qu’est représenté généralement le cochon figurant aux pieds du saint, dont la représentation dans la sculpture populaire, orne de nombreuses églises.Saint-Antoine était en effet vénéré dans nos campagnes comme protégeant du « feu de Saint- Antoine », le « mal des ardents », et en tant que patron des animaux domestiques. Hélas ! La dernière réforme du calendrier a remplacé le 17 janvier saint Antoine par une sainte Roseline dont le culte est sans doute bien moins célébré et l’intercession moins utile.

Divagation des porcs

Sur cette miniature médiévale sont représentés des porcs, l’un noir, l’autre fauve. Ce n’est qu’au XIXe siècle que les porcs ont pris cette couleur rose qu’on leur connaît aujourd’hui. Bestiaire d’Aberdeen, King’s College historic Collection.

« Ils étaient trois petits enfants Qui s’en allaient glaner aux champs… »Saint Antoine ayant guéri un porcelet malformé d’un simple signe de croix, la bête reconnaissante serait restée à ses côtés pendant la retraite du saint en sa Thébaïde, où l’on sait qu’il fut soumis à toutes sortes de tentations et de visions cochonnes de la part de démons au pieds fourchus. Quoi qu’il en fut, saint Antoine est à l’origine de l’érémitisme chrétien et en particulier de l’ordre des Antonins, qui se consacra à l’élevage des porcs pour sustenter le moral et la foi des anachorètes.

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Pieter Brueghel nous montre qu’à son époque dans les Flandres, on ouvrait les cochons par le dos comme l’habitude s’en est ici conservée. On amputait tout de suite le porc de ses jambons et épaules.C’est la technique qu’emploient encore nos voisins immédiats les saigneurs de Haute-Corrèze.

Tours de main, tour de cochonCes recettes et tours de main encore bien connus des plus anciens, sont vivaces et toujours présents, mais ils vont en se raréfiant, car ils sont liés à un mode de vie qui tend à disparaître. Il se trouve que grâce à une transmission qui s’est faite ici sans solution de continuité, on pratique encore l’ouverture du porc par le dos, selon la méthode utilisée au Moyen Âge. Technique disparue d’un peu partout, et depuis une ou deux générations de la plupart des régions d’Auvergne. Elle ne subsiste, à notre connaissance, que dans le Cantal et ici ou là dans les départements limitrophes. On retrouve cette manière de pratiquer en Hongrie.

VIEUX COCHONS

Les cochons du Moyen Âge, comme on peut le voir dans le livre d’heures du Duc de Berry étaient menés dans les bois où ils trouvaient leur pâture de glands, de faînes, de truffes pour les plus chanceux.À l’époque, on évaluait les surfaces forestières au nombre de porcs qu’elles pouvaient nourrir. En ville, ces porcs étaient tués dans la rue devant la porte, pratique qui a perduré jusqu’au milieu du XXe siècle.On appellait « tueries » les lieux d’abattage des porcs. À Paris, la tuerie était sur le parvis de Notre Dame avant de se transporter au Châtelet.

D’après le pays de Cocagne de Pieter Brueghel l’Ancien (1567), détail.