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La Marque du Fléau de Roland Vartogue

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Dernier tome de la Fortune de l'Orbiviate

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Sa somptueuse robe d’or réduite à l’état de loques, Baryon errait parmi les décombres du temple. Au loin, des cris déchirants emplissaient la nuit de peur. Une odeur riche flottait dans l’air, mêlée aux relents de fumée, comme un parfum d’épices et de soufre.

Baryon ne voyait plus rien. Le monde se résumait à une tache de lumière éblouissante éclipsant toute autre réalité. C’était le visage d’un dieu, la dernière chose que ses yeux avaient contemplée…

La cérémonie avait été grandiose, à la hauteur des attentes du peuple. Dans le temple tout juste achevé, un millier de personnes étaient venues assister au prodige, et plus encore s’étaient massées devant le parvis. En ce jour béni, l’Orbiviate allait enfin naître. Pour la première fois, les Sept seraient invoqués afin de sceller le pacte avec les hommes.

En tant que fils du premier-né, Baryon et ses frères avaient pour tâche de diriger le rituel. La seule question en suspens était de savoir quel dieu honorer en premier. Nul signe n’avait été adressé aux mortels concernant l’ordre des invocations. Même après avoir tenu un long conseil, ils n’avaient pu se résoudre à choisir. Ils avaient donc opté pour la solution la plus simple : appeler tous les dieux à la fois…

Baryon recouvrait lentement la vue. L’éclat de la lumière déclinait enfin, rendant à chaque chose contours et couleurs. Le jeune homme se trouva au cœur d’un paysage dévasté.

Le désastre ne se limitait pas au temple. La ville elle-même lui apparut défigurée, ses bâtiments noircis et chancelants. Du lieu saint, seul le fronton tenait encore debout. Les dieux n’avaient laissé que désolation sur leur passage.

Comment cela avait-il pu arriver ? Les fils de Hygua avaient respecté le cérémonial à la lettre. Chaque geste qu’ils avaient fait, chaque parole prononcée suivait l’enseignement des Créateurs. Par la danse d’invocation, Baryon avait atteint une transe dans laquelle toute erreur devenait impossible. Et malgré tout…

Au moment précis où les Sept étaient apparus, les Terres Éphémères avaient envahi la nef. Roches et eaux, plantes et chimères, tout avait surgi en une gigantesque explosion de matière, tandis qu’une vague de destruction déchirait les murs du temple. La joie du peuple s’était muée en terreur.

Baryon ignorait ce qu’il était advenu ensuite. Les dieux l’avaient épargné, et il se demandait avec angoisse si d’autres avaient eu la même chance. Les fidèles rassemblés autour du sanctuaire avaient fui. C’étaient leurs

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cris d’effroi qui se faisaient entendre dans les quartiers lointains de la ville. De ceux qui avaient assisté à la cérémonie, en revanche, Baryon ne voyait nulle trace : aucun corps ne jonchait le sol pavé ; ni cendres, ni ossements.

Un mouvement attira son regard. À quelques pas, une flamme émergeait d’un monticule de pierres. Elle s’éleva dans les airs pour se consumer sur place dans un silence surnaturel. Blanche aux reflets d’or, elle ne ressemblait à aucun feu de ce monde.

Une autre survint à son tour, bientôt suivie d’une troisième. Baryon fit volte-face et réalisa qu’il était cerné. De toutes parts, ces feux follets apparaissaient dans les ruines, éclairant le théâtre du drame comme pour une veillée funèbre. Lorsqu’ils furent près d’un millier, ils s’éloignèrent en une longue procession.

Baryon ne s’attarda pas davantage. Ce phénomène faisait naître en lui un malaise obscur, la sensation d’assister à un mauvais présage. Reprenant sa marche, il parvint dans une partie du temple où les décombres laissaient place à un sol intact. Sur un cercle de quelques mètres, les pavés n’étaient même pas brûlés. Ses frères se tenaient là, sains et saufs. Ils étaient en aussi pitoyable état que lui, mais Baryon n’en avait cure ; la joie de les voir en vie lui suffisait. Il ne s’élança toutefois pas vers eux, car tous contemplaient avec révérence une forme tourbillonnante au centre du cercle.

Présence liée à l’air, nimbée d’une forêt de voiles, trombe de vent et de fraîcheur à l’apparence de femme, Arcée, héraut du dieu Bersk, était accroupie dans le temple détruit. Entre ses bras évanescents, elle tenait le corps de Hygua.

Sa voix s’éleva, guère plus forte que le murmure de la brise. Pourtant chacun l’entendit sans le moindre effort.

— Votre père est sauf, j’ai préservé sa vie.Chargée de son fardeau, elle se releva avec grâce. Elle semblait si

menue en comparaison du colosse qu’on aurait pu s’attendre à la voir ployer à tout instant. D’une démarche aérienne, elle rejoignit Métrod et Ranos pour leur confier Hygua. Puis elle s’éleva dans les airs, le visage empreint de tristesse.

— Sombre jour pour nous tous, le plus sombre depuis la chute de Leïnorankyrome… Vos fidèles ont payé votre erreur, Ô enfants des dieux. À l’exception de votre père et de vous-mêmes, tous ceux qui se tenaient dans le temple ont été réduits à néant. Ne demeurent que leurs âmes, brisées et perdues, condamnées à errer dans les ruines de cette cité sous forme de flammes blanches, jusqu’à l’achèvement du monde…

À grand-peine, Baryon se détourna de la mélancolie d’Arcée pour observer ses frères. Chez chacun d’eux, il ne trouva qu’une totale incompréhension. Il parla donc en leur nom.

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— Qu’avons-nous fait, Arcée ? Pourquoi l’invocation a-t-elle causé ce drame ?

La Sylphe le dévisagea avec une surprise sincère.— Vous aviez le choix, répondit-elle sur le ton de l’évidence. Pour

cette cérémonie, vous pouviez invoquer n’importe quel dieu. Et qu’avez-vous fait ?

— Nous les avons tous invoqués.— Aucun temple ne saurait contenir entre ses murs les Sept réunis.

Un tel acte ne pouvait entraîner qu’un désastre. Et voyez… Cette ville que vous avez bâtie n’est plus que ruines. Vous ne fonderez pas l’Orbiviate ici, car cet endroit est maudit. Son nom devra être oublié de tous. Quant à vous, vous partirez en exil une fois de plus.

La condamnation était tombée, implacable. Baryon en éprouvait un profond sentiment d’injustice. Lui et ses frères n’avaient fait que rendre un culte aux dieux. Leur décision de les invoquer tous n’était pas motivée par l’orgueil mais par la volonté d’honorer chacun des Sept à part égale. Pourtant, ils étaient punis avec sévérité.

Par-dessus tout, Baryon désirait comprendre pourquoi.— Nous ne doutons pas de ta parole, Arcée. Si telle est la volonté

des dieux, nous retournerons sur les Terres Éphémères. Mais je dois te soumettre une requête.

La messagère de Bersk redescendit à terre tandis que le vent se faisait plus vif.

— Je connais déjà ton désir, Baryon. Tu veux savoir quel était ce pouvoir que vous avez libéré. C’est là un secret qui n’appartient qu’aux dieux.

— Je t’en conjure, Arcée ! Pour expier notre faute, il nous faut au moins la connaître ! Devons-nous simplement oublier ce qu’il s’est passé ici ?

Baryon avait élevé la voix, et les autres s’en troublèrent.— Je peux t’accorder ce que tu demandes, acquiesça enfin Arcée.

Mais toi seul en seras le témoin. Tu auras pour tâche de transmettre cette connaissance afin que plus jamais les Sept ne soient invoqués lors d’une même cérémonie.

— Je l’accepte.À peine Baryon avait-il prononcé ces mots qu’un vent chargé d’une

sombre fumée s’abattit sur lui. Il se trouva seul, pris dans la nuée comme dans l’œil d’une tornade. Un instant plus tard, Arcée fut à ses côtés.

— Ce que tu vas voir maintenant, dit-elle d’une voix forte, aucun mortel ne l’a jamais vu et nul autre que toi ne le verra jamais. Je vais te révéler le fondement de la puissance divine.

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Tandis qu’elle parlait, une lumière apparut dans sa main droite, comme issue du néant. Elle prenait forme peu à peu, dessinant des traits et des courbes entre les doigts de la sylphe. Baryon ne voyait plus rien d’autre, fasciné par le prodige.

L’objet était une coupe.Non pas faite d’or mais forgée dans un matériau plus brillant

encore, comme si la lumière elle-même avait été mêlée au métal. À l’intérieur reposait un pouvoir sans nom. Baryon y devinait la création à l’état pur, jaillissant en une source intarissable.

Fasciné par ce spectacle, il ne remarqua que tardivement une deuxième apparition…

La coupe jetait sur la main gauche d’Arcée une ombre, plus noire que les plus insondables ténèbres. Les doigts de la messagère enserraient cette obscurité comme si elle existait par elle-même. Écarquillant les yeux, Baryon s’avisa qu’il s’agissait d’une deuxième coupe. Par sa seule présence, celle-ci perçait une brèche dans le tissu de la réalité. Si la première débordait de merveilles, la seconde n’était qu’un puits abyssal dans lequel le Vigilant se sentait prêt à sombrer.

La raison de Baryon vacillait. Mille désirs avaient été éveillés par cette vision, mille promesses d’avenir plus radieux que dans ses rêves les plus extravagants. Ses mains se tendaient malgré lui vers ces objets fabuleux.

Sans relever son trouble, Arcée parla de nouveau.— Contemple Calice et Cratère. Ils sont les instruments des

Douze, les coupes par lesquelles s’accomplissent création et destruction sur les Terres Éphémères. Il n’est pas de plus grand pouvoir dans l’univers. C’est pourquoi seuls les dieux sont appelés à s’en servir. En invoquant l’ensemble des Sept ce soir, vous avez invoqué sans le savoir la puissance des coupes, car elles sont intimement liées à la nature divine. Hélas, vous n’étiez pas de taille à les contrôler, et ce sont elles qui ont décimé votre peuple.

Les mots d’Arcée avaient peine à s’imposer tandis que Baryon luttait pour rester lui-même.

— Comment peux-tu les tenir en main si elles n’obéissent qu’aux dieux ? trouva-t-il la force de demander.

La sylphe éclata d’un rire insaisissable.— Ce n’est que leur reflet. La véritable nature des coupes n’est pas

destinée à des yeux humains. Elles doivent rester cachées jusqu’à la fin des temps.

— Pourquoi cela ? Ne pourrons-nous les utiliser à notre tour, lorsque nous serons prêts ?

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Les doigts diaphanes se refermèrent et la vision passa. Baryon sortit de sa torpeur comme si on l’avait giflé.

— Si tu poses la question c’est que ton cœur est déjà souillé, fils d’homme, le reprit Arcée. Il est des sources que les mortels ne doivent pas manipuler. Les coupes sont et demeureront un mystère. Elles renferment une telle puissance que leur pouvoir modifie les Terres Éphémères dans toutes les époques passées et futures. Le temps n’est pas une barrière pour elles.

— Quand seront-elles créées, alors ?Arcée lui sourit d’un air entendu.— Lors de l’Offrande secrète, une époque connue seulement des

dieux. Les hommes ignoreront qu’elles existent, et elles disparaîtront de nouveau, à jamais.

Cette idée attristait Baryon sans qu’il sache pourquoi.— Te voilà bien amer, ajouta la messagère avec une soudaine

compassion. Je te le dis, tu auras toujours soif de ces coupes auxquelles tu t’es abreuvé un bref instant, tout comme tes frères et ceux qui viendront après vous. Je ne puis te faire oublier ton désir, alors souviens-toi de ceux qui ont souffert en ce lieu, souviens-toi des larmes et des cris de ton peuple. Si tu réalisais vraiment quelle puissance tu as libérée, cette connaissance te brûlerait, comme tous ceux qui se trouvaient dans le temple. Comprends-tu enfin, Baryon ? Mesures-tu l’étendue de votre folie ?

Le mortel baissa la tête en signe de soumission.— Oui, Arcée. Désormais je comprends.

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Chapitre 1 L’Amorce

Au premier abord, cela avait tout l’air d’une nouvelle tentative d’assassinat.

La mise en scène portait bien la marque de Gahnrin : un homme seul debout au milieu de la route, vêtu d’une robe noire à capuchon et arborant un masque de mutilé. Alors que le dragon-chenille s’avançait lourdement vers le pont de la Mousson, l’inconnu ne fit pas un geste pour s’écarter de son chemin. La créature imposait pourtant le respect. De sa masse, elle parvenait sans mal à tirer la demeure de Taléron. Rares étaient ceux qui osaient s’approcher d’un pareil colosse, mais l’homme ne paraissait pas le craindre.

Les cochers de l’Orgueil du marchand ralentirent. La présence de cet individu n’ayant été signalée par aucun éclaireur, la prudence était de mise. Quand il devint évident que l’inconnu ne sortirait pas de la route, ils actionnèrent les freins du chariot. L’attelage s’arrêta dans un nuage de poussière tandis que le dragon-chenille émettait un grondement de protestation. Placide et presque aveugle, il n’avait pas remarqué la petite silhouette qui le défiait à l’entrée du pont.

Un coup de trompe retentit à l’arrière de la voiture principale, donnant le signal à l’ensemble du convoi. Sur plusieurs centaines de mètres, des fardiers stoppèrent leur progression tandis que des escorteurs montés sur de véloces coursiers remontaient la colonne. Des ordres furent

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aboyés de loin en loin. À l’intérieur de l’Orgueil du marchand, plusieurs compagnies d’archers ouvrirent les volets couvrant les meurtrières. Un groupe d’arbalétriers grimpa le long des parois afin de rejoindre le sommet de la tour. Des soudards armés de hallebardes et de vouges se répartirent au niveau des portes. Les cavaliers, enfin, formèrent les rangs devant les lanciers.

Celui qui commandait ces troupes était un géant à la peau sombre et au crâne chauve, dont le cheval éprouvait quelques difficultés à le porter. Une flamberge de bonne taille brillait dans son dos, et bien d’autres armes pendaient de sa selle et de sa ceinture. En dépit de sa force évidente, le chef de convoi ne sous-estimait pas la menace d’un individu isolé. Aussi se munit-il de son arc avant de s’avancer vers le mutilé.

Il régnait un silence absolu ; le temps que mit le cheval du mercenaire à rejoindre le pont parut interminable. Le dragon-chenille le regarda passer d’un air vide et entreprit d’arracher des branches aux arbres qui ombrageaient la route. Le bruit de sa mastication évoquait des ossements broyés sous un marteau.

Une fois parvenu à trois mètres de l’inconnu, le chef de convoi l’interpella.

— Je suis Balyr Clorteau. Vous barrez la route à la caravane de Taléron de Pollen. Qui êtes-vous et que faites-vous ici au beau milieu de la nuit ?

Le mutilé laissa passer quelques secondes. Lorsqu’il parla, sa voix s’éleva, claire et intelligible, malgré le masque qu’il portait.

— Je viens vous dire qu’il est interdit de traverser le fleuve. Faites demi-tour et allez-vous-en.

Clorteau sourcilla à cette réponse.— Est-ce un ordre de Horte Gahnrin ?Un rire franc s’éleva du masque.— Vous craignez ce brigand ? Est-ce pour cela que j’ai en ce

moment une centaine de flèches pointées sur moi ?— Cela fait près de deux ans que nous devons déjouer toutes sortes

d’attentats de la part de Gahnrin. Ses envoyés portent le plus souvent des masques comme vous-même. Nombre d’entre eux ont payé leur folie très cher mais il en vient toujours d’autres…

— Tant d’efforts afin de tuer Taléron, commenta le mutilé avec tristesse. Même les brigands ont le sens de l’honneur. Ils n’usent pas de violence sans raison. Votre maître a dû offenser Gahnrin très gravement pour susciter une telle haine.

Clorteau encocha une flèche. Le masque ne fléchit pas.— Pourquoi nous interdisez-vous le passage ?

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— Pollen ne fait plus partie de l’Orbiviate, répondit le mutilé. La ville s’est convertie au culte du Fléau, et notre territoire s’étend désormais jusqu’à la Nixe. C’est pour cette raison que le pont de la Mousson est condamné.

L’absurdité de cette réponse déstabilisa Clorteau un bref instant.— Voyez-vous ça… Alors vous êtes un membre de cette secte ? En

seriez-vous le maître ?— Certainement pas. Mais j’espère sa venue pour très bientôt.— Vous êtes un prêtre, n’est-ce pas ? Un renégat ?L’homme masqué garda le silence. La question semblait le

contrarier.— Montrez-moi votre visage, ordonna Clorteau.— Je n’en ai aucune envie.L’arc se tendit dans un craquement menaçant. À cette distance,

le mercenaire était certain de blesser sans risque de tuer. Il n’en eut pas l’occasion : à la seconde suivante, son arme se brisa entre ses mains comme une brindille.

Le mutilé n’avait pas bronché.Clorteau hésita. C’était bien un prêtre qu’il avait face à lui, et l’idée de

porter la main sur cet homme relevait du sacrilège. Toutefois ce traître avait renoncé aux égards dus à un serviteur des dieux lorsqu’il avait rejoint les rangs du Fléau. Clorteau empoigna son épée. Avant qu’il n’ait pu la tirer du fourreau, il fut projeté au sol tandis qu’un rugissement éclatait autour de lui.

Le dragon-chenille s’était animé brusquement et avait refermé ses mâchoires sur son cheval. Ses yeux d’ordinaire éteints brûlaient d’une énergie nouvelle alors qu’il s’ébrouait sous les jougs et les lanières. Clorteau avait réchappé à la mort de justesse. Écroulé sur le pavé, il contemplait sa monture se faisant dévorer par une chimère d’ordinaire inoffensive.

Le mutilé avait disparu dans l’ombre des arbres, et nul ne se souciait plus de lui. Les escorteurs reculaient en désordre devant la menace inattendue du monstre. Ils rompaient déjà les rangs, les chevaux des cavaliers se cabrant et hennissant de terreur. Les jambes douloureuses, Clorteau se releva et courut en direction de l’Orgueil du marchand, le long du corps interminable du dragon-chenille.

L’énorme bête se débattait si violemment qu’elle menaçait de renverser le chariot. Plusieurs arbalétriers tombèrent de la tour. Si les freins lâchaient prise, le dragon-chenille entraînerait son attelage dans le fleuve sans que quiconque ne puisse l’arrêter.

— Bloquez les roues ! hurla Clorteau.Plusieurs dispositifs permettaient d’ancrer l’Orgueil du marchand

au sol. Les hommes d’armes s’efforcèrent de les déployer malgré les

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mouvements incontrôlables de la chimère. Aucun d’eux ne parvenait à conserver son équilibre. Leur chef grimpa à une échelle, s’accrocha à une corniche et dénicha un énorme levier. Lorsqu’il l’abaissa, des pieux métalliques s’abattirent sur le pavé, interrompant les embardées du manoir roulant. Le dragon-chenille s’agita encore quelques instants puis la lueur de folie quitta ses yeux. Sa gueule s’entrouvrit ; les restes du cheval de Clorteau tombèrent au sol dans un amalgame de salive et de sang.

La route avait retrouvé un semblant de calme. Avec sa lenteur habituelle, la chimère se remit à mastiquer les branches comme si rien ne s’était passé. Les membres de la caravane la fixaient, encore sur leurs gardes. Désormais, ils ne la considéreraient plus comme une simple bête de somme. En dix ans, jamais cette créature n’avait manifesté la moindre forme d’agressivité ; en une seconde, le mutilé l’avait changée en un monstre redoutable. Un acte d’une telle puissance dépassait les pouvoirs d’un prêtre ordinaire.

La menace du brigand Gahnrin paraissait soudain bien dérisoire…Clorteau se préoccupa en premier lieu des blessés. On apporta des

brancards pour les hisser à bord des chariots, ainsi que de l’eau et des bandages. Puis trois patrouilles furent envoyées à la poursuite du mutilé. Elles s’éparpillèrent dans le sous-bois en lançant des cris rageurs ; Clorteau ne comptait pas les voir réussir. Tandis qu’il déambulait parmi les victimes, plusieurs membres de l’escorte l’interrogèrent sur son bref entretien avec l’homme au masque. Ils furent copieusement ignorés. C’était à Taléron qu’il fallait rapporter les paroles du prêtre noir, et à nul autre. Clorteau fit monter un bûcher de fortune sur la berge, puis jeta les restes de sa jument dans les flammes.

Malgré le calme qu’il affichait, le chef mercenaire fulminait. Il réalisait qu’il n’était pas de taille à inquiéter un prêtre de cette trempe. Le mutilé n’avait aucune crainte des soldats et de leurs armes. Seuls des Formateurs pouvaient prétendre l’arrêter. Les marchands devaient néanmoins prendre une décision : tenir compte de l’avertissement du Fléau ou l’ignorer.

Le pont de la Mousson n’était qu’à un jet de pierre, enjambant le cours tumultueux de la Nixe. Au-delà, Pollen attendait. La caravane y parviendrait avant la fin de la nuit, et Clorteau redoutait ce qu’il allait y trouver.

Un coup de trompe depuis le sommet de l’Orgueil du marchand coupa court à ses réflexions. Ce signal intimait à tous l’ordre de reprendre la route. Taléron avait déjà fait son choix, sans même consulter son chef de convoi. Les cochers hésitèrent, puis secouèrent les rênes avec fatalisme. Docilement, le dragon-chenille abandonna son repas avant de s’avancer sur le pont.

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Clorteau pesta entre ses dents. Décrochant de sa ceinture le cor propre à sa charge, il convoqua ses chefs éclaireurs.

Au vu de la situation, il était indispensable de savoir ce qui attendait la caravane à Pollen. Il chargea donc les patrouilles de reconnaître les différents itinéraires possibles. Sitôt qu’ils eurent reçu leurs ordres, les cavaliers remontèrent la route à grande allure.

Après cela, Clorteau se hissa à bord de l’Orgueil du marchand d’un bond et emprunta une poterne conduisant à l’intérieur.

Il pénétra dans un corridor d’aspect tortueux où chaque alcôve était pourvue de meurtrières. Posté auprès de chacune d’elles se trouvait un archer en faction. Le chef de convoi dut parcourir ce passage en entier avant de parvenir à l’escalier menant à l’étage. Les mécanismes de défense étant activés, il prit garde de ne fouler qu’une marche sur deux.

Au sommet apparut un petit vestibule brillamment éclairé. Un couloir aux murs lambrissés en partait, garni de nombreuses portes donnant sur autant de chambres. Une cloche pendait du plafond, prête à réveiller tous les occupants en cas d’attaque. Clorteau y jeta un bref coup d’œil mais s’abstint de toucher à la chaîne.

Comme il passait en silence devant une porte d’acajou, celle-ci s’ouvrit sur une femme vêtue d’une robe d’un bleu luisant, drapée dans une cape de fourrure. Des cheveux blonds bouclés encadraient son visage séducteur et tombaient sur ses épaules. Sa main droite tenait une rapière qu’elle abaissa sitôt qu’elle reconnut le nouvel arrivant.

— Ah, c’est toi… Tu vas chez Taléron ?— Oui, ça se pourrait.Mercadia plissa les yeux devant son air sinistre.— Que s’est-il passé tout à l’heure ? Mon armoire a failli me tomber

dessus ! C’est le Gradon qui nous a secoués comme ça ?Tel était le surnom dont elle avait affublé le dragon-chenille. En une

heure aussi grave, il paraissait plus inapproprié que jamais. L’expression de Clorteau ne s’adoucit en rien.

— Je vais voir ça avec le patron, si tu veux bien.— Parfait, alors je t’accompagne, rétorqua la négociante en

refermant la porte derrière elle.— Et Gilden ?Mercadia fit rouler ses yeux d’un air excédé.— Il ne s’est même pas réveillé.Cette fois, Clorteau ne put retenir un reniflement de dérision. Il reprit

son chemin, suivi par le bruit feutré de la cape de Mercadia sur le plancher. Au niveau d’une porte verrouillée, il sortit du col de son haubert une clef montée en pendentif. Toutefois, plutôt que de l’introduire dans la serrure, il

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appuya sur une pièce du chambranle, révélant une deuxième serrure en tout point identique à la première. Une fois la porte ouverte, un nouvel escalier apparut, éclairé par des lampes suspendues au plafond. Clorteau se baissa pour ne pas en percuter une avec son crâne, Mercadia le suivit sans éprouver les mêmes difficultés. Ils parvinrent ensuite à la hauteur d’une tenture qui, une fois écartée, dévoila un panneau de métal rougeâtre ainsi qu’un heurtoir. Ce dernier produisit un bruit de gong lorsque Clorteau s’en servit.

Une voix monocorde l’interpella depuis l’intérieur.— Qui va là ?— Clorteau et sa suivante, répondit Mercadia.La porte s’ouvrit aussitôt. Le couple pénétra dans une antichambre élé-

gante où se voyait partout le goût de Taléron pour les orfèvreries et les faïences délicates. Deux hommes enroulés dans de longues capes de cuir y montaient la garde de part et d’autre d’une large embrasure encadrée de rideaux.

— Bonjour, Palom. Bonjour, Sérébir, fit Mercadia en plantant un baiser sur les joues des deux sentinelles.

Ils n’esquissèrent pas un geste en réaction. La voix de Taléron se fit entendre depuis l’intérieur, légèrement impatiente.

— Allons, entrez.Clorteau et Mercadia s’avancèrent.Le marchand se tenait assis dans son fauteuil, serrant entre ses

doigts un objet informe. Malgré l’heure tardive, il était vêtu de pied en cap et gardait son épée près de lui. Sur un accoudoir était juché un oiseau grotesque qui lorgna les deux visiteurs d’un air parfaitement stupide avant de les gratifier d’un cri de bienvenue.

Jarelle se tenait debout dans un coin, figure austère vêtue de noir. Les mains croisées devant sa robe, elle ressemblait davantage à une domestique docile qu’à l’intendante de la plus puissante caravane au monde.

— Assieds-toi, Clorteau, ordonna Taléron, et dis-moi ce que voulait cet homme.

L’intéressé s’installa sur un tabouret garni de velours et de franges. Bien qu’on ne l’y ait pas invitée, Mercadia prit place sur un somptueux fauteuil posé dans un coin du salon.

— Il m’a adressé un avertissement, répliqua Clorteau, l’air grave. D’après lui, nous n’avons pas le droit de nous rendre à Pollen, car elle appartiendrait au Fléau.

— Le Fléau ?Taléron ne s’attendait pas à cette révélation.Ses yeux tombèrent sur l’objet qu’il avait en main, une poupée de

chiffon au visage de cire représentant un enfant cadavérique. Clorteau évita d’y attarder son regard.

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Son employeur possédait depuis deux ans cette effigie du dieu Inumos. C’était la première que lui avait laissée Gahnrin lorsqu’il avait lancé des assassins à ses trousses. De nombreuses autres avaient suivi depuis. Au fond du salon, une armoire pleine de pantins et de marionnettes sinistres ramassés au fil des mois veillait à rappeler à Taléron la menace qui pesait sur lui à chaque instant.

Avec le temps, le brigand Gahnrin était devenu pour lui une véritable obsession, et il s’attendait chaque jour à une nouvelle tentative de sa part. L’idée que le Fléau fût responsable de l’attaque de cette nuit ne l’avait même pas effleuré.

— Qu’est-ce que cette secte viendrait faire dans ma région ? grommela-t-il.

— Il y a des rumeurs inquiétantes sur la sénéchaussée ces derniers temps, intervint Jarelle de sa voix posée. Aujourd’hui le Fléau intrigue partout, même dans le grand est.

Taléron pinça les lèvres comme s’il lui déplaisait d’aborder ce sujet.— Admettons. Dans ce cas, qu’est-il arrivé au dragon-chenille ?

L’a-t-on drogué ?— L’homme au masque était un prêtre, affirma Clorteau. Il n’a

utilisé aucune substance. Il s’est servi du don de Yanothan.— Comment peux-tu en être sûr ?— Mon arc s’est brisé entre mes doigts, à l’instant où j’ai voulu

m’en servir ! Je ne vois pas d’autre explication.Taléron assimilait ces informations, la mine sombre. Il glissa la

poupée dans sa ceinture, comme à regret.— Peut-être était-ce un prêtre, et peut-être pas. Nous en aurons

bientôt le cœur net. Je doute qu’on nous laisse en paix cette nuit.— Surtout maintenant que nous n’avons pas tenu compte de

l’avertissement, fit remarquer Mercadia depuis son fauteuil.Taléron lui adressa un regard dédaigneux.— Tu aurais préféré que je fuie en attendant que la légion vienne

faire le travail à ma place ? C’est moi qu’on a défié, Mercadia ! Pas les Vigilants.

La jeune femme poussa un soupir de dépit.— Il ne s’agit pas d’une querelle commerciale cette fois. Il ne s’agit

même pas de votre conflit avec Gahnrin…— Ça, ce n’est pas encore dit. Gahnrin a plus de ressources qu’on

ne pourrait l’imaginer. Il m’a déjà surpris par le passé. Le culte du Fléau a gagné en influence ces derniers temps mais de là à annexer toute une ville… Il n’y a qu’une crapule comme Gahnrin pour s’y essayer.

— Oh, par pitié !... s’exclama Mercadia.

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Le poing de Taléron frappa son accoudoir, faisant s’envoler le Veuf de la nuit.

— Je ne crois pas t’avoir demandé ton avis sur la question !La négociante se composa une expression d’humilité plus

appropriée.— Dans ce cas, puis-je formuler le mien ? s’enquit Clorteau.Taléron l’invita à parler d’un geste aimable. Ayant jugé que l’orage

était passé, Crapouille revint prudemment se poser à sa place.— Vous avez vu comment cet homme nous a tous possédés. S’il

revient avec des renforts, que ferons-nous au juste ?— La prochaine fois, nous serons sur nos gardes.— Vous croyez que l’effet de surprise a quoi que ce soit à voir là-

dedans ? Vous me connaissez, Taléron, vous savez que je refuse de tourner le dos à l’ennemi. Là, ce n’est pas de notre ressort. Laissons la magie aux prêtres.

Le marchand prit un air pensif tout en dispensant quelques caresses à son oiseau.

— De deux choses l’une, Clorteau. Ou bien cet homme a menti, et alors sa démonstration de tout à l’heure n’était que de l’esbroufe. Il s’est enfui parce qu’il savait qu’il ne pourrait pas nous vaincre. Ou bien il nous a dit la vérité, et la secte a pris possession de Pollen. Dans les deux cas, il n’est pas question que je fasse demi-tour. Tu m’as compris ?

Clorteau garda le silence ; cela parut suffire à Taléron.— Qu’as-tu fait de tes éclaireurs, dis-moi ?— Je les ai envoyés reconnaître la route sur les trois itinéraires

possibles.— Tu as bien fait. Mais l’Orgueil du marchand ne peut passer que par

la grande route, et je ne tiens pas à diviser nos forces. J’aurais aimé…La phrase suivante de Taléron fut noyée dans un grondement

terrifiant venant de l’extérieur. Tous se figèrent dans la pièce, leurs sens en alerte. Le son avait éclaté en une déflagration si puissante que l’on aurait dit les dieux à l’œuvre.

— Par toutes les gargouilles, que se passe-t-il encore ? s’écria le marchand en sautant sur ses pieds.

— C’était derrière nous, au sud-ouest, fit Jarelle.Elle traversait les appartements d’un pas vif. Les autres la suivirent

jusqu’à l’antichambre voisine et la regardèrent actionner un mécanisme sur le mur extérieur. Un lourd panneau coulissa, dévoilant une vitre épaisse. Le paysage nocturne se voyait à travers, baigné dans la lumière de la lune.

Tout était calme en queue de convoi, et les voitures intactes. Un seul élément avait changé parmi le cadre familier de la vallée de la Nixe : le pont de la Mousson avait disparu.

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Roland Vartogue <

L’ouvrage entier s’était écroulé dans le fleuve, ne laissant que des piliers brisés plantés au milieu du courant.

— Ils l’ont détruit, souffla Clorteau les yeux écarquillés. Comment peut-on détruire un pont de cette taille ?

— D’autres prêtres, répondit Jarelle. Ils ont des serviteurs de Barhab avec eux. Un seul n’aurait pas pu accomplir un tel exploit.

À l’extérieur, les cochers s’étaient arrêtés de nouveau, incertains de la marche à suivre.

Taléron contemplait les restes du pont d’un air incrédule. L’aiguillon de la colère le fit sortir de sa torpeur.

— Ne restons pas immobiles. Clorteau, va les faire repartir ! aboya-t-il.

Le mercenaire sortit sans discuter.Taléron retourna dans le salon où il se mit à marcher de long en

large. Plus calmement, Jarelle alla ouvrir le lourd pasonier qui trônait au fond de la salle. Des dizaines de boîtes apparurent, contenant chacune un jeu de diapasons. L’intendante se mit en devoir de les ouvrir toutes afin de vérifier qu’aucun message n’avait été transmis par les patrouilles d’éclaireurs.

Mercadia fut la première à prendre la parole.— Excusez-moi, mais… qu’allons-nous faire maintenant ?

Combattre le Fléau ? Rendre une justice implacable ? C’est au clergé de régler ça !

— Oublie le clergé, la coupa Taléron. Aujourd’hui, les prêtres sont l’ennemi. Si les serviteurs des dieux sèment le chaos, alors il est temps que les marchands défendent l’ordre établi.

— Au prix de notre vie ?— S’il le faut, oui.Mercadia se rassit sur son fauteuil avec un rire de dépit.La trompe retentit alors et le chariot s’ébranla : Clorteau avait remis

le convoi en marche. Il revint dans la pièce un instant plus tard, l’air aussi furibond que son employeur. Avant qu’il n’ait pu parler, Jarelle leva une main.

— Monsieur ?Elle brandissait une boîte à l’intérieur de laquelle trois diapasons

brillaient d’un éclat éloquent.— Des messages de nos éclaireurs.Elle en saisit un au hasard et frappa sur une pièce de métal placée

au sommet du meuble. Une note cristalline vibra, rapidement remplacée par une voix de femme :

« Je suis arrivée à Gris. Le village est vide. Il n’y a plus âme qui vive dans les environs. Je vais me rabattre sur la Nixe et prêter main-forte à Cadori… »

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> La Marque du Fléau

La voix s’était faite plus faible au fur et à mesure que la note s’effaçait. Alors qu’elle disparaissait, Clorteau prit l’objet des mains de Jarelle.

— C’était Noline, dit-il.Il contemplait le diapason, hésitant à s’en servir pour répondre à la

femme d’armes. Jarelle en activait déjà un autre.« Il s’est passé quelque chose ! lança un homme. Je viens de perdre deux

de mes cavaliers et je n’ai aucune idée de comment c’est arrivé. Nous étions au complet il y a encore une minute ! J’entends un chant dans l’air. Je ne sais pas d’où ça vient… »

Taléron s’empara du troisième instrument. La voix de Dorne s’éleva, à peine audible comme s’il chuchotait.

« Nous sommes encerclés. Il y a du mouvement tout autour de nous… »Taléron entrechoqua l’objet avec son épée avant de le placer devant

son visage.— Dorne, qu’est-ce que tu vois au juste ? Des prêtres ?— C’est inutile, répondit Jarelle en posant deux autres diapasons

devant lui. Il les a tous utilisés. Il ne peut plus nous parler.Saisissant le suivant, elle l’activa. Un son en sortit, qui n’était pas la

voix de Dorne.Il s’agissait d’un chant. Celui-ci évoquait un cantique mais il n’était

pas prononcé en Orbis. Les paroles étaient anciennes et secrètes, une forme archaïque de la langue de l’Orbiviate à laquelle les marchands ne comprenaient pas grand-chose. Seule Jarelle parut saisir quelques mots. Son visage impassible marqua une soudaine pâleur.

— Le Fléau… dit-elle après une hésitation. C’est une de leurs cérémonies. Ils glorifient les Abjurés…

Le dernier diapason lié à Dorne offrit le même résultat : ce chant repris encore et encore, toujours plus fort et obsédant.

Mercadia s’était portée vers la terrasse pour entrouvrir les volets. Surgi de nulle part, un des gardes du corps les referma brutalement. La musique avait toutefois eu le temps de se faire entendre au loin. Taléron marcha d’un pas décidé jusqu’au balcon.

— Écarte-toi, Palom.Le garde obéit, sans manifester de contrariété.— Taléron… fit Jarelle sur un ton d’avertissement.Sans lui prêter attention, le marchand ouvrit en grand les volets,

laissant les vents de la nuit lui apporter les chants impies. Les paroles étaient soutenues par d’innombrables voix.

— Par les coupes, ils sont des milliers, fit Mercadia horrifiée. Toute la région a sombré dans la folie.

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Taléron scrutaient les collines plongées dans le noir comme s’il espérait percer leur secret. Pollen – sa ville natale – était là-bas, dans la vallée de la Draîne, victime d’un mal dont il ignorait tout.

— Il y a de la lumière à l’est, annonça-t-il.Un rougeoiement teintait le ciel depuis une colline peu éloignée.

Cela ne pouvait venir des Terres Éphémères car le domaine des dieux demeurait à bonne distance de la Nixe. La lueur était celle d’un feu. Comme l’Orgueil du marchand parvenait au sommet d’un col, d’autres éminences se découpèrent sur la ligne d’horizon. Sur chacune d’entre elles brûlait un brasier. Le chant venait de ces hauteurs.

Jarelle activa un nouveau diapason. La voix de Noline se fit entendre.« Les chevaux sont devenus fous. Ladeck a été jeté sur le pavé ; il a le crâne

fendu ! J’ai pu sauter avant que ma jument ne me fasse subir le même sort. C’est certainement le mutilé. Nous essayons de le localiser… »

Clorteau prit aussitôt le diapason des mains de l’intendante.— Noline, oublie le mutilé ! Nous arrivons et nous te récupérerons.

Cachez-vous dans les bergeries. Au milieu du bétail, les prêtres ne vous repéreront pas !

Ceci fait, il attendit une réponse.Jarelle fit tinter le dernier diapason activé, un de ceux de Cadori.Comme pour Dorne, la voix était cette fois réduite à un murmure.« Tous les chemins sont surveillés. Ils nous ont suivis depuis le début, Taléron.

Essayez de passer en force si vous le pouvez. C’est la seule solution… »Un diapason de Noline se mit à briller. La main de Clorteau fondit

sur lui aussitôt, mais seul en sortit un cri :« Clorteau ! »La voix se tut dans l’instant, remplacée par un sifflement

insupportable. Clorteau lâcha le diapason devenu brûlant entre ses doigts et le vit s’enflammer sur le tapis avant de fondre en quelques secondes. Les instruments encore logés dans le pasonier firent de même. L’armoire entière prit feu avec une vigueur terrifiante.

Une fumée épaisse se répandit dans le salon. Les gardes du corps pous-sèrent leur employeur vers l’escalier tout en appliquant un linge sur son visage.

— Jarelle ! cria-t-il entre deux quintes de toux.— Je suis là ! répondit l’intendante d’une voix râpeuse.Agrippée à Clorteau et Mercadia, elle s’efforçait de rejoindre la

porte malgré les flammes qui l’encerclaient. Celles-ci formaient des lignes et des arabesques sur le sol comme pour retenir les humains prisonniers. Taléron fit mine de revenir sur ses pas ; Palom et Sérébir l’en empêchèrent.

Avant que le marchand n’ait pu se libérer de leur étreinte, l’incendie cessa abruptement. Les flammes s’étouffèrent, et la fumée se dissipa tandis

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> La Marque du Fléau

qu’un vent frais s’engouffrait depuis la fenêtre. Les occupants de la pièce se regardèrent, interdits.

Le tapis somptueux avait été réduit en cendres. À sa place ne demeurait qu’une profonde trace noire sur le plancher. Les formes dessinées par le feu n’étaient pas apparues au hasard. Elles traçaient les contours d’une silhouette d’animal, stylisée à la manière des symboles divins : tel une œuvre d’art démente, un cancer étendait ses pattes d’un bout à l’autre de la pièce.

Taléron s’avança au centre du motif, s’accroupit pour toucher l’un des traits noirs de sa main gantée et se releva.

— Je ne me laisserai pas intimider un instant de plus, gronda-t-il. Clorteau, retourne auprès des escorteurs et annule les tours de garde. Je veux tout le monde en alerte jusqu’à l’aube. Nous devons rejoindre la Ferté.

Le chef de convoi sortit en trombe du salon. Taléron prit son épée contre son fauteuil et la tira du fourreau.

Jarelle saisit Mercadia par le bras.— Réveille Gilden, dis-lui ce qui se passe. Nous aurons besoin de lui…Encore sous le choc des derniers événements, la négociante ne

trouva rien à répondre. Elle regagna sa chambre sans se faire prier.Taléron avait rejoint le balcon. Il ne se préoccupait plus d’éventuels

assassins embusqués, désormais. En fait, il avait peine à croire qu’il s’était jamais soucié du brigand Gahnrin. Jarelle se posta près de lui, sa rapière à la main. Derrière eux, les gardes du corps scrutaient les ombres de la route, arbalètes au poing.

— J’espère que la Ferté n’est pas encore tombée, fit Taléron.— Si c’est le cas, cette secte a dû le payer au prix fort.La Ferté était une citadelle commerciale que Taléron avait fait bâtir

sur les hauts dominant Pollen. Il l’avait voulue identique à l’Orlagne, celle de la ville de Maras Tor : un bâtiment aux murs épais, pourvu de lourdes portes bardées de métal et depuis lequel on pouvait voir les quatre points cardinaux. Cependant, Pollen n’avait rien d’une ville marchande. C’était au contraire une impasse, une cité sans avenir aux confins de l’Orbiviate. Seuls les rares habitants de la région daignaient se rendre à la Ferté. Ce projet s’était donc révélé aussi coûteux qu’inutile.

Taléron n’avait aucun regret. C’était, disait-il, le tribut qu’il devait payer à la ville qui l’avait vu naître. Beaucoup l’avaient raillé de cela car un tel sentimentalisme passait pour une faiblesse dans le monde des négociants. Toutefois, Taléron ne se souciait pas vraiment de ces considérations…

Une vingtaine d’hommes à son service stationnaient en permanence sur place, veillant à la bonne marche du commerce local. Bien que peu armés, ils disposaient d’une place forte pratiquement imprenable.

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Sauf, bien entendu, si les assaillants étaient des prêtres.Taléron n’avait pas le choix, néanmoins. Son convoi devait faire

halte avant la fin de la nuit, et la Ferté était son seul refuge.

** *

Clorteau surgit de l’Orgueil du marchand. En quelques ordres, il déploya les compagnies d’escorteurs afin de former deux lignes défensives de part et d’autre de la caravane. Protégés par ce rempart, les chariots avancèrent, chaque cocher étant accompagné d’une paire d’archers. Quelques montures fraîches suivaient le mouvement en queue du cortège. Clorteau s’attribua un cheval assez robuste pour le porter, se procura un nouvel arc, puis remonta jusqu’à la tête de file.

Les chants impies résonnaient dans l’air, gagnant en vigueur à chaque détour du chemin. De nombreuses cérémonies se déroulaient sur les collines bordant la route. Chacune était consacrée à un dieu différent. Les noms des Abjurés résonnaient, repris avec autant de ferveur que ceux des Créateurs.

La lueur des feux perçait parfois les ramures des arbres. Parmi les senteurs de la forêt, l’odeur de fumée s’imposait, ainsi que celle de l’encens et d’autres parfums plus difficiles à identifier. Clorteau gardait les yeux levés vers les hauteurs. Des ombres dansaient devant les foyers, animées par une joie malsaine. Des cris se mêlaient aux chants en une déplaisante cacophonie. Ce n’étaient pas des offices ordinaires que célébrait le Fléau mais quelque chose de plus primitif. Bien que le spectacle en fût révoltant, Clorteau ne souhaitait pas qu’il prenne fin. Car l’attaque – il le pressentait – surviendrait sitôt le rituel achevé.

Sur la route, en revanche, régnait un calme de mauvais augure. Les villages et hameaux que traversait la caravane étaient vides. Pas une silhouette en vue, pas une lampe ne brillait aux fenêtres. Tard dans la nuit, quelques chiens errants fondirent sur les chariots avec des aboiements frénétiques. Ils s’enfuirent dès qu’ils aperçurent l’ombre du dragon-chenille.

Il n’y eut aucune nouvelle des éclaireurs partis en avant. Noline, Cadori, Dorne et leurs trente cavaliers demeurèrent introuvables.

Clorteau résistait à grand-peine à la tentation de remonter une des collines, l’épée à la main, pour mettre fin aux cérémonies. Combien d’innocents étaient prisonniers de ces fanatiques ? Combien les servaient par crainte, espérant une aide venue de l’extérieur ? Lui-même avait envoyé Noline, Cadori et Dorne dans les griffes du Fléau. Il était de son devoir d’aller leur porter

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> La Marque du Fléau

secours. Néanmoins, protéger le convoi demeurait sa priorité absolue. Clorteau regretta amèrement d’avoir à assumer une pareille charge ce soir-là. Que n’aurait-il donné pour avoir encore Varinard à ses côtés…

** *

La nuit était bien avancée lorsque Taléron et Jarelle se présentèrent à la porte de Mercadia. La négociante leur ouvrit, une ombre marquant son visage.

— Il est prêt, dit-elle avant de les laisser entrer.Gilden attendait dans la chambre, accoudé à la fenêtre, habillé

et équipé. Il portait ses vieilles bottes fatiguées, une massue passée à sa ceinture et le sac de cuir qui battait ses flancs au cours de ses voyages. Le visage rêveur, il restait plongé dans le spectacle des Terres Éphémères, ses longs cheveux noirs balayés par la brise. Il ne s’intéressait pas aux feux qui brûlaient sur les hauts, ni aux incantations résonnant de toutes parts.

Le Veuf de la nuit quitta le bras de Taléron pour venir se jucher sur l’épaule du cartographe. Celui-ci lui flatta le cou comme il en avait l’habitude lorsque l’oiseau était sa propriété. Puis Crapouille alla reprendre sa place en silence.

— Gilden, j’ai besoin de toi, commença Taléron.— Mercadia m’a expliqué la situation. Vous voulez que je porte un

message, j’imagine ?Son employeur lui tendit une missive, glissée dans une petite

enveloppe de cuir.— Pour le Liminaire. Il faut qu’il sache ce qui se trame ici, et qu’il

agisse.Gilden empocha le pli.— L’Immuable est bien loin d’ici. Vous ne recevrez pas de renforts

avant des semaines…— Hélas, nous n’avons pas le choix, mon garçon. Les nobles sont

tous à la Cour divine. Nous n’aurons aucune troupe sans leur accord, ou celui des Vigilants.

— Dans ce cas, je ferais bien de partir.Gilden serra la main du marchand et prit la direction de la porte.

Mercadia se tenait sur le seuil, attendant son départ. Taléron évitait de la regarder, honteux d’avoir à lui enlever le cartographe.

Cela faisait deux semaines seulement que Gilden était revenu au sein de la caravane. Avant cela, il avait disparu trois mois sur le domaine des dieux sans donner signe de vie. Le monde des hommes ne lui convenait

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pas, aussi s’en éloignait-il au cours de longues périodes. Il ne passait guère plus d’un mois entier en Orbiviate. En conséquence, son couple était des plus instables. Mercadia se voyait contrainte de partager Gilden avec les Terres Éphémères, ce qui l’irritait au plus haut point. Un cartographe ne faisait pas un époux ; elle devrait bien accepter cette vérité tôt ou tard…

Elle arrêta Gilden à l’instant où il allait sortir.— Attends, s’il te plaît.Il posa sur elle un regard douloureux.— Dis-moi la vérité, commença-t-elle. Si jamais je t’accompagne, je

te ralentirai, n’est-ce pas ?— En effet.— Alors mieux vaut m’abstenir…— Oui, je le crains.Ce fut elle qui eut l’initiative du baiser, comme toujours entre eux.

Le cartographe le lui rendit avec fougue avant de s’en aller.Gilden parti, la chambre apparut soudain très vide. Taléron et Jarelle

demeuraient là, sans mot dire, comme s’ils s’attendaient à une réaction. Mercadia ne les gratifia d’aucune larme. Elle s’empara de son luth et s’assit sur le lit pour jouer selon son habitude.

Depuis la fenêtre de la chambre, Jarelle assista au départ de Gilden. Le jeune homme bondit en dehors de l’Orgueil du marchand avant de courir jusqu’à la bordure des Terres Éphémères. Comme il les atteignait, le sol se déroba sous ses pas, et il glissa le long d’une crevasse. Il n’y avait pas à s’inquiéter de son sort. De tous les membres de la caravane, c’était lui le plus en sécurité.

— Il est parti ?Mercadia avait posé la question sans lever les yeux de son

instrument.En guise de réponse, Jarelle posa une main apaisante sur son épaule

avant de sortir en compagnie de Taléron.Restée seule dans la chambre, Mercadia acheva la triste mélodie

qu’elle avait entamée.

** *

Des milliers d’oiseaux s’envolèrent en lançant des piaillements effrayés. Le cheval de Clorteau se cabra, manquant de jeter son cavalier à terre. Le dragon-chenille lui-même se figea, saisi par la peur.

Un cri bestial résonnait dans toute la forêt. En l’entendant, les escorteurs perdirent le peu d’assurance qui leur restait. À tout instant, ils s’attendaient à voir surgir une chimère monstrueuse au détour du chemin.

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> La Marque du Fléau

Clorteau avait capté un mouvement au-dessus des arbres. Une tête massive se découpait sur le bleu de la nuit. La créature mesurait plus de six mètres, pourtant le sol ne vibrait pas sous ses foulées. Elle venait tout droit de la clairière où se déroulait la plus proche cérémonie.

Alors que des nuages occultaient l’éclat de la lune, le monstre sortit du sous-bois. Il contempla brièvement la colonne de chariots s’avançant vers lui. Durant cette pause, Clorteau s’aperçut que l’être qui lui faisait face n’était pas fait de chair et de sang. Son corps semblait de feu, un feu sombre et dévorant, au milieu duquel ses yeux brillaient comme des escarbilles. Il était trapu, hirsute et dressé sur ses pattes arrière.

Sidérés, les caravaniers reconnurent l’ours de Sécadif.Le dieu du feu était apparu sous sa forme animale, répondant à

l’appel des prêtres noirs. Toutefois, il offrait un aspect très différent de celui que les humains lui connaissaient. Sa stature se faisait plus imposante, sa morphologie plus torturée. Lors des offices, l’Onirique prenait un aspect de bête puissante mais bienveillante. Or la chose dressée devant la lisière était un monstre aussi sauvage qu’incontrôlable.

Sur un nouveau cri enragé, l’ours retourna au néant.Clorteau avait peine à croire à cette apparition. Son cœur cognait

dans sa poitrine, et il tremblait bien malgré lui. La vision du dieu dans sa fureur évoquait une horrible malédiction. Ce n’était pas le Fléau qui allait en subir les conséquences, mais l’Orbiviate tout entier.

En cette nuit de démence, les rôles étaient inversés : les dieux soutenaient les renégats et l’impiété se voyait récompensée. Clorteau en venait à se demander si le reste du monde existait encore. Peut-être n’y avait-il plus de Septemvirat. Peut-être le Fléau était-il devenu la seule autorité…

Dans un glapissement, un des escorteurs désigna du doigt une deuxième divinité flottant au-dessus d’un vallon. Il s’agissait de la pieuvre de Nydali ; cependant, la déesse avait perdu sa grâce habituelle. Ses tentacules s’étendaient dans les cieux comme des serpents avides. L’octopode nageait dans les airs, abomination surgie des abysses afin de dévorer l’univers.

À la seconde où ce monstre disparut à son tour, les feux s’éteignirent parmi les arbres tandis que les chants cessaient dans toute la région. L’obscurité s’imposa, accompagnée d’un silence abrupt.

Les chariots étaient seuls. Néanmoins, cette série d’événements avait fait vaciller la raison des escorteurs. Beaucoup menaçaient de tourner bride pour fuir, même s’ils devaient pour cela retraverser le fleuve à la nage. L’idée de continuer ce voyage devenait inconcevable.

Clorteau retrouva ses esprits le premier. Il souffla dans son cor, déchirant le silence aussi promptement qu’une lame, et son intervention ramena un peu de cohésion dans les rangs.

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— Nous sommes aux portes de Pollen ! clama-t-il. Une fois à la Ferté, le Fléau ne pourra rien contre nous ! Tenez bon encore une heure…

Clorteau s’interrompit de lui-même en levant les yeux vers le ciel. Ses hommes suivirent son regard.

Tombant des collines, une myriade de points de feu fusaient à travers les arbres comme des étoiles filantes. Il était trop tard pour tenter une quelconque riposte. Les projectiles percutèrent les chariots et les embrasèrent à une vitesse surnaturelle. Les bêtes de trait s’emballèrent, fuyant le feu auquel elles étaient harnachées.

La déroute de la caravane fut totale. Les chevaux ruaient avec tant de force que les mercenaires étaient désarçonnés les uns après les autres. Clorteau sauta à terre, abandonnant sa monture à son sort.

À la lueur infernale des brasiers, il vit les prêtres embusqués sous les arbres. Ils étaient près d’une cinquantaine à attaquer la caravane. À l’instar du mutilé, ils avaient revêtu des robes noires. Malgré cette uniformité, Clorteau ne doutait pas qu’il y avait là des serviteurs de plusieurs dieux.

Les prêtres de Sécadif étaient munis de torches. Entre leurs mains, les flammes devenaient des traits qui brûlaient les chariots sans merci. Ailleurs, certains usaient de leurs dons pour abattre des arbres en travers de la route. D’autres encore réduisaient les chariots en miettes avec un soin méticuleux.

Le piège était bien conçu. Face aux pouvoirs combinés des dieux, de simples mortels ne pouvaient pas lutter. Il n’y avait d’issue que dans la fuite.

Les conducteurs de l’Orgueil du marchand l’avaient compris. Au beau milieu de la bataille, ils lâchèrent leurs armes et poussèrent le dragon-chenille en avant. La chimère était perdue parmi les projectiles de feu et de lumière qui s’écrasaient sur elle. Malgré sa frayeur, elle finit par s’ébranler en direction de Pollen. Clorteau s’agrippa à l’attelage et trouva refuge sur une des passerelles latérales.

Les démons vêtus de noir hésitèrent devant la masse qui se précipitait sur eux, puis les attaques se concentrèrent sur le manoir roulant. Celui-ci était plus solide qu’il n’y paraissait. Ses parois traitées pour résister aux flammes accusèrent le choc. Rageusement, les prêtres se rabattirent sur les autres chariots. Deux furent détruits par le feu, un autre mis en pièces, un quatrième s’enfonça dans le sol alors que les pavés de la route se fendaient sous ses roues. Leurs occupants sautèrent sur les carrioles les plus proches afin de ne pas rester sur place. Beaucoup gisaient déjà, morts ou inconscients, sur le sol.

Par chance, les prêtres perdaient du terrain et, au nord, la forêt se clairsemait enfin.

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Accroché à une meurtrière, Clorteau releva la tête. Une clarté subite venait d’apparaître : Pollen était là, telle qu’il l’avait toujours connue. L’espace d’une minute, il se prit à croire qu’elle n’avait pas succombé à l’attrait du Fléau, qu’elle était restée pure tandis que les villages des alentours sombraient dans la démence…

Le chaos éclata de nouveau sitôt franchies les portes de la ville : des pierres déferlèrent depuis les toits et les façades, des fontaines vomirent des colonnes d’eau, de petites tempêtes s’abattirent sur les archers juchés sur les chariots.

Seule la masse de l’Orgueil du marchand lui permettait encore de franchir chaque embûche. Jetant un regard en arrière, Clorteau sentit son cœur se serrer. Presque tous ses hommes étaient perdus. Ceux qui n’avaient pas encore succombé s’enfuyaient terrorisés parmi les rues de Pollen.

La vague d’attaque suivante fut plus violente encore. Un gigantesque mur de flammes se forma au milieu de l’avenue principale, bloquant le passage au dragon-chenille. Celui-ci s’arrêta si abruptement que tous les occupants du manoir roulant en furent ébranlés. Des prêtres étaient apparus sur les toits des plus hautes demeures et pilonnaient les marchands. Des plantes germaient à l’avant des chariots, arrachant les rênes des mains des cochers. Les deux conducteurs de l’Orgueil du marchand se trouvèrent étouffés par ces lianes. Privé de direction, effrayé par le feu et les combats, le dragon-chenille se recroquevillait sur lui-même, incapable d’avancer.

Jarelle survint alors. Sortant par une poterne, elle bondit sur le banc des cochers. En quelques coups de rapière, elle délivra les deux hommes de l’étreinte des plantes puis s’empara des rênes. Encore sous le coup de la peur, le dragon-chenille reprit sa marche avec prudence. L’intendante poussa alors l’attelage dans les flammes où l’animal se brûla cruellement.

La douleur eut sur lui un effet radical. Soudain furieux, il se lança en avant à une vitesse fulgurante, et ses jougs grincèrent sans se briser. L’énorme chariot filait à toute allure le long de la route traversant Pollen, arrachant des devantures de magasins, des enseignes d’auberges et tout ce qui se dressait sur son passage. Les barrières de feu ne suffisaient plus à endiguer la folie de la chimère. Jarelle la guidait de son mieux.

Il fallait sortir de la ville. Au nord, la silhouette robuste de la Ferté se découpait, inaccessible refuge. Toujours en proie à la douleur, le dragon-chenille parcourut en quelques secondes des avenues entières, semant la terreur parmi les prêtres. Il parvint bientôt sur une esplanade où sa conductrice put le faire virer dans la bonne direction.

En arrière, les chariots étaient de plus en plus rares. Jarelle ne ralentissait pas, cependant ; elle s’efforçait de sauver ce qui pouvait encore l’être. Taléron n’approuverait pas sa manœuvre, mais il serait toujours

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temps d’ergoter le moment venu. Sa fuite l’amena à passer en trombe devant le temple de la ville. Elle remarqua une silhouette debout sur les marches, celle d’un homme portant un masque.

Le mutilé regardait passer les restes du convoi sans esquisser un geste. Jarelle attendit, tous ses sens en alerte, que le dragon-chenille se retourne contre ses maîtres. Peut-être l’inconnu s’en prendrait-il à elle cette fois-ci. D’un geste, il pouvait la priver de conscience, tétaniser tous ses muscles ou la forcer à se jeter sous les roues de la voiture.

Rien de tel ne se passa. L’homme la suivit des yeux sans faire mine de l’arrêter.

Devant un tel comportement, Jarelle redoutait un nouveau piège.Tandis qu’elle se dirigeait vers la sortie de la ville, l’attelage dut

subir de nouveaux assauts. Sa conductrice vit plusieurs pièces du chariot se désolidariser de l’ensemble sous l’effet du magnétisme. Un instant, elle craignit que les prêtres de Qaôzer ne parviennent à détacher l’artimon, mais le phénomène cessa bientôt tout à fait.

Plus loin, un glissement de terrain manqua d’immobiliser le dragon-chenille. Les innombrables pattes de la chimère lui permirent de se dégager.

Puis Jarelle sentit une volonté influer sur son corps : quelqu’un voulait la contraindre à ralentir. Ce n’était pas le mutilé, plutôt un prêtre de Yanothan de faible puissance. Elle parvint à lui résister sans grande difficulté.

Enfin, le chariot parvint au sommet de la colline des pins. Là, dominant la vallée, se dressait la Ferté. Ses épais remparts pouvaient abriter sans mal tout un convoi. Des torches brillaient au sommet du mur d’enceinte, indiquant une présence humaine.

Depuis le flanc de la voiture, Clorteau souffla dans son cor pour demander l’ouverture des portes. Les battants s’écartèrent aussitôt. Alors qu’elle franchissait le corps de garde et atteignait la sécurité de l’enceinte, Jarelle adressa une prière de remerciement à Bersk.

Au cours des minutes qui suivirent, seuls trois chariots et cinq cavaliers rejoignirent l’Orgueil du marchand à l’intérieur de la citadelle, tout ce qu’il restait de cette caravane, naguère la plus puissante au monde.

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