La Mécanisation Capitaliste Des Corps Selon Siegfried Kracauer

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    La mcanisation capitaliste des corps selon Siegfried Kracauerdimanche, 5 fvrier 2012/ Pascal Michon

    Ce texte est un extrait de P. Michon,Rythmes, pouvoir, mondialisation, Paris, PUF, 2005, p. 206-

    216.

    Au dbut des annes 1920, dans louverture quavait provoque la Rvolution russe et la miseen place en Allemagne dun nouveau rgime rpublicain, les aspects utopiques du rythmepouvaient encore transparatre sous les voiles de la rationalit technique ou politique.Quelques annes plus tard, tous ces espoirs se sont vapors et lon note un changementsvre dans lapprciation qui est dsormais porte son gard.

    Nous ne disposons pas de texte de Mandelstam qui concerne cette question, mais noussavons que la situation sest considrablement dgrade, comme le montre une histoirercente de la danse : Aprs ces quelques annes deffervescence et dencouragement de lapart du rgime, la situation sinverse rapidement. partir du milieu des annes 1920 et avec la

    mise en place progressive du rgime stalinien, la danse nouvelle se trouve peu prsuniversellement taxe de formelle, dcadente et en somme, bourgeoise. En 1924, lesateliers de danse libre, qui avaient connu leur essor sous la NEP, sont ferms par dcret. Larythmique est interdite. En 1929, lAcadmie russe des sciences artistiques, dont lancragephilosophique tait plutt dordre phnomnologique et donc suspect pour le rgime ,ferme ses portes . Moins de dix ans plus tard, un grand nombre de ses membres sont fusillsou envoys au goulag lors des purges de 1937 [1].

    En ce qui concerne Kracauer, celui-ci consacre en 1927 un deuxime texte dune tout autretonalit, la question des rythmes sociaux.Sous le titre Lornement des masses , il analyselapparition dexhibitions collectives rythmiques dans les revues de cabaret, mais aussi de plusen plus frquemment dans les rues et dans les stades. Son inspiration est nettement moins

    existentialiste et thologique que celle du texte prcdent et lon y sent une empreintemarxiste beaucoup plus affirme. Toutefois, le marxisme de Kracauer est, comme celui deBenjamin, trs htrodoxe. Loin du mcanisme simpliste de la doxa de lpoque, Kracauer estlun des premiers critiques dorientation marxiste approcher la socit travers sa superstructure et la prendre pour aussi significative que linfrastructure conomique.En guise dintroduction mthodologique, il dclare ainsi vouloir partir des manifestations desurface et observer leur interaction avec la ralit existante : Le lieu quune poqueoccupe dans le processus historique se dtermine de manire plus pertinente partir delanalyse de ses manifestations discrtes de surface, qu partir des jugements quelle portesur elle-mme [] Les premires, de par leur caractre inconscient, donnent directement accsau contenu fondamental de la ra lit existante. Inversement, leur interprtation est lie laconnaissance de celui-ci [2]. Dune manire qui rappelle son travail prcdent sur lestransformations des catgories de la perception, Kracauer commence ainsi par noter que dans le domaine de la culture physique, qui sempare mme des journaux illustrs, il sestopr imperceptiblement un changement de got (p. 70). Mais il ne s agit plus seulement decomprendre un changement de la sensibilit, mais bien de traverser celui-ci pour saisir unetransformation sociale profonde.

    Lobjet qui attire cette fois son attention est lapparition et la propagation rapide, depuis laPremire Guerre mondiale, de spectacles imitant une revue amricaine, les Tiller Girls, et danslesque ls une masse plus ou moins importante de danseuses, habilles en uniforme, effectue,devant un public lui auss i mass ifi, une suite rythme de mouvements densemble proches engnral des exercices de gymnastique. Ces reprsentations sont fondes la fois sur uneprcision absolue des mouvements densemble, qui implique une parfaite synchronisation descorps, et sur la production de motifs ornementaux, en gnral des formes gomtriques. Lelieu dapparition du phnomne nest videmment pas indiffrent pour notre propos, car il ne

    sagit plus ici dun pays vaincu et dchir par la guerre civile quon essaie de reconstruirecomme la Russie ou lAllemagne, mais bien de la plus grande dmocratie librale de lpoque,qui est galement le pays le plus avanc dans la voie de la rationalisation capitaliste : lestats-Unis.

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    Comme dans son texte sur le voyage et la danse, Kracauer commence par dnoncer ladisparition dans ces spectacles de tout contenu . De mme que dans les nouvelles dansesde socit le rythme tait vcu pour lui-mme et dconnect de toute association rotique,mmorielle ou de sociabilit, de mme lornement de masse est dsormais soi-mme sa

    propre fin (p. 71). Le ballet traditionnel, certes, navait plus de signification rituelle, mais lesornements quil produisait demeuraient toujours une expression artistique de la vie rotiquequi les engendrait partir delle-mme et dterminait leurs traits (p. 71). De leur ct, lesvolutions militaires, toutes mcaniques quelles fussent, avaient encore une fonctionpolitique : Si rgulier que ft lordonnancement de celles-ci, leur rgularit tait considrecomme un moyen en vue dune fin ; le dfil de la parade naissait des sentiments patriotiques

    et veillait son tour des sentiments chez les soldats et les sujets (p. 71). Les ornementsde masses produits par les girls sont, en revanche, totalement vides de contenus et designifications. Ils se sont autonomiss et purifis de telle faon quils sont devenus de simplesreflets de la rationalit abstraite et de son hubrisdominatrice. Kracauer relve ainsi, demanire prophtique si lon songe aux motifs raliss par la suite dans les stades chinois ounord-corens, la tendance naturelle dans ces reprsentations aller vers le gigantisme.Comme Elias Canetti, qui notait lui aussi cet aspect des masses rythmiques [3], il remarqueque la masse appe lle ici son extension quasiment infinie : Les units de girls sexercentplutt produire un grand nombre de lignes parallles, et ce que lon souhaiterait, cestlentranement de masses humaines les plus tendues possibles, afin dobtenir un motif dedimensions inoues (p. 71).

    Kracauer analyse le type dindividuation massifie produit par cette nouvelle forme demouvement. Dune manire juste mais relativement banale, il note que dans ces spectacleslindividualit spcifique disparat : Ces produits de lindustrie de distraction amricaine nesont plus des jeunes filles individuelles, mais des groupes indissolubles de jeunes filles dontles mouvements sont des dmonstrations mathmatiques [] les ornements se composent demilliers de corps, des corps en maillot de bain, asexus (p. 70). Les individus sont rduits des lments dun norme jeu de construction sans finalit : Les motifs des stades et descabarets sont composs dlments qui sont de simples pierres btir et rien dautre. Pourconstruire ldifice ce qui importe, cest la dimension et le nombre de pierres. Et cest la massequi est implique . En tant que membres de la masse uniquement non en tant quindividusconvaincus dtre faonns de lintrieur les humains sont des morceaux dune seule etmme figure (p. 71). Pire encore, les lments eux-mmes sont morcels et les corpsdmembrs en units plus petites qui nont plus rien voir avec les personnes qui yparticipent : Les Tiller girls ne se laissent plus reconstituer aprs coup en tres humains, les

    exercices physiques de masse ne sont jamais le fait de corps dans leur totalit, dont lescourbes se refusent la comprhension rationnelle. Bras, cuisses et autres sections du corpssont les plus petits lments constitutifs de la composition (p. 72).

    Mais cette disparition et ce morcellement de lindividu dans la masse rythmique ne sont pas lesseuls phnomnes que ces nouvelles formes de mouvement font apparatre. La particularitpeut-tre la plus remarquable de lornement rythmique est en effet dtre une ra lisationtotalement irrflchie par ceux qui la produisent et qui na rien voir avec ce quils sont enralit : de ce point de vue, lornement est une forme dindividuation collective vide de toutcontenu, une individuation, mais purement formelle. Sa qualit esthtique ne lui vient en riendun intrieur quil exprimerait ou figurerait, mais par surcrot, travers la vue du public, lui-mme mass ifi, qui ass iste son exhibition : Lornement nest pas pens par les masses qui

    le ralisent. Si lina ire soit-il, aucune ligne ne sort des particules de la masse pour rejoindre lafigure entire. Il ressemble aux vues ariennes de paysages et de villes en ceci quil ne natpas de lintrieur des phnomnes, mais quil apparat au-dessus deux (p. 71). En mass ifiantles foules, lornement rythmique a ainsi pour effet dempcher une vritable individuationcollective, du type par exemple de celle qui se produit quand le peuple se met enmouvement : Le support des ornements, cest la masse. Non pas le peuple : en effet, silarrive celui-ci de crer des figures, elles ne demeurent pas en lair, car elles naissent au seinde la communaut. Un flot organique se dverse depuis les groupes quun mme destin relievers leurs ornements, qui apparaissent comme une magie ncessa ire et sont tellementchargs de signification quils ne se laissent pas rduire la minceur de simples assemblagesde lignes (p. 70). Comme chez Mandelstam, une vraie individuation psychique et collectiveexigerait du rythme et non pas de la cadence.

    Enfin, cet effet dcollectivisant produit par lornement sur la masse rythmique se reflte dansle public. Du point de vue de celui-ci, lornement implique une saisie abstraite et une

    jouissance purement rationnelle : La rgularit des motifs quils dcrivent est acclame parla foule rpartie dans les tribunes (p. 70). Cest pourquoi y dominent les formesgomtriques, et y sont galement bannies, linverse, les formes organiques : Lornementdtach de ses supports doit tre saisi rationnellement. Il est constitu de lignes et de cercles,

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    comme on les trouve dans les manuels de gomtrie euclidienne ; il englobe auss i lesstructures lmentaires de la physique, les ondes e t les spirales. Il rejette lexubrance desformes organiques et le rayonnement de la vie spirituelle (p. 72).

    cette description fait suite une interprtation, cette fois fortement te inte de marxisme, olon ne retrouve que quelques traces du point de vue existentialiste et thologique prcdent.Pour Kracauer, tous ces phnomnes refltent les transformations des socits soumises la rationalisation techno-capitaliste : Lornement de masse est le reflet esthtique de larationalit recherche par le systme conomique dominant (p. 73). Le morcellement des

    corps et la destruction de la communaut populaire renvoient une ncessit fonctionnelledordre technique mais aussi conomique et politique : La structure de lornement de massereflte celle de la situation densemble aujourdhui. tant donn que le principe du procs deproduction capitaliste ne relve pas purement de la nature, il doit faire clater les organismesnaturels qui sont pour lui des moyens ou des obstacles. Communaut populaire etpersonnalit seffacent devant lexigence de calculabilit ; lhomme comme simple particule dela masse peut sans difficult grimper dans les statistiques et se rvir les machines. Le systme,insensible aux diffrences de formes, mne de lui-mme leffacement des particularitsnationales et la fabrication de masses ouvrires qui se laissent engager de la mme faonen tous points de la terre. Le procs de la production capitaliste est lui-mme son proprebut comme lornement de masse (p. 72). Les Tiller girlsreprsentent ainsi, travers leursexercices rythmiques sans contenu, le vide de lactivit des masses laborieuses. Il y a unehomologie fonctionnelle entre les membres des masses rythmiques ornementales et ceux desmasses rythmes par le travail tayloris : Aux jambes de Tiller girlscorrespondent les mainsdans les us ines (p. 73). De mme, le caractre irrflchi des motifs produits reflte laspectinconscient des processus de production capitalistes : Le procs de production se droulepubliquement dans le secret. Chacun excute son geste devant la chane, exerce une fonctionpartielle, sans avoir la connaissance de lensemble. Tel le motif du stade, lorganisationsurplombe la masse, figure monstrueuse que son auteur soustrait la vue de ceux qui laportent sans tre lui-mme vraiment capable de la contempler (p. 73).

    Ce recours au marxisme explique le changement de ton et dapprciation de Kracauer lgarddes Lumires et du capitalisme. Tous deux sont soumis leur tour une analyse dialectiquequi cherche dpasser leur simple rejet et donc viter le pige dune pense romantique quise satisferait dun retour une fausse concrtude mythologique qui voit son aboutissementdans lorganisme et la forme (p. 76). On sent que Kracauer a pris conscience du danger que

    fait dsormais courir la critique indiffrencie virulente dans les milieux de droite mais aussi la mode dans une certaine intelligents ia de la raison occidentale au nom des valeursallemandes de la communaut, de la tradition ou de lintuition. Il cherche ainsi identifier lapart quil convient den sauver.

    Dune manire gnrale, constate-t-il en s inspirant de Weber, la culture occidentale a tmarque par un dsenchantement de sa vision du monde. Les Lumires et le capitalisme quien est sorti doivent donc tre juges laune de ce mouvement global. Chacun deux areprsent un moment dterminant de ce processus, qui continue de nos jours et qui nesaurait tre simplement rejet : Pour servir lirruption de la vrit, le processus historiquedevient un processus de dmythologisation, oprant la destruction radicale des positions sanscesse reprises par le naturel. Les Lumires franaises constituent un bel exemple de ce conflit

    entre la raison et les leurres mythologiques avancs jusque dans le domaine religieux etpolitique. Ce processus se poursuit, et dans le cours de lvolution historique il nest pasimpossible que la nature, toujours plus dpouille de sa magie, devienne de plus en plustransparente la raison. Lpoque capitalisteest une tape sur la voie de cettedmystification (p. 74). Y renoncer ne peut mener qu une rgress ion vers le mythe,rgression qui naurait du reste mme plus lavantage de la na vet : Un retour celareviendrait abandonner la capacit dabstraction atteinte et non surmonter labstrait (p.76). Il faut donc apprcier la raison moderne dialectiquement. Ni les Lumires, ni le capitalismene sont des ralits historiques univoques. Du point de vue religieux, conomique et politique,ils correspondent un ga in indubitable par rapport la priode prcdente, maissimultanment ils impliquent un dfaut par rapport au futur qui reste promis lhomme : Dupoint de vue des doctrines mythologiques dans lesquelles la nature saffirme navement, leprocessus dabstraction comme, par exemple, le pratiquent les sciences de la nature,reprsente un gain de rationalit qui porte prjudice la splendeur des objets de la nature.Depuis une perspective rationnelle, le mme processus dabstraction parat dtermin par lanature ; il se perd dans un formalisme vide qui sert de couverture pour donner libre cours aunaturel, car il ne laisse pas passer les connaissances rationnelles qui seraient capables desaisir le naturel (p. 76).

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    Il est trs intressant de regarder comment Kracauer dfinit la part de la raison moderne quilfaut absolument sauver. Comme pour Simmel, qui soulignait le rle relativisant de largent,cette part lui semble moins lie la domination de la naturemise en avant par les marxistestraditionnels qu une vritable dnaturalisation de lhomme. Ce qui compte ses yeux dans leprocs de rationalisation, ce nest pas lefficacit technique et la matrise du donn naturelquelle procure ce que Horkheimer et Adorno appelleront bientt la rationalitinstrumentale , mais la possibilit quelle offre lhomme de se construire vritablementlibrement, cest--dire de devenir radicalement historique: Mais le dcisif, ce nest pas quecette pense rende capable dexploiter la nature si les humains taient seulement desexploiteurs de la nature, la nature aurait seulement vaincu la nature mais cest que cette

    pense rend de plus en plus indpendant des conditions naturelles, crant a insi un espacepour lintervention de la raison (p. 75).

    Cette dfinition des aspects pos itifs de la rationalisation tant pose, il est alors possible defaire un procs quilibr du capitalisme qui ne rationalise pas trop, mais trop peu (p. 76) et de la raison moderne, qui, pour sa part, ne do it pas tre rejete en totalit mais qui resteincomplte dans la mesure o elle conserve, fichs en son cur, des lments naturalistes : La ratio du systme conomique capitaliste nest pas la raison elle-mme, mais une raisontrouble. partir dun certain point, elle abandonne la vrit, de laque lle elle participe. Elleninclut pas lhumain. Le droulement du procs de production nest pas rgl sur sa prise enconsidration, pas plus que lorganisation conomique et sociale ne s difie partir de lui [] ilnest pas question que la pense capitaliste s attache ltre humain comme une crationayant grandi dans un processus historique (p. 75). Le caractre abstrait de la raison et ducapitalisme contemporains est un signe du fait que lun et lautre restent, quoi quils en aient,encore traverss par le mythe : Labstraction rgnante montre que le processus dedmythologisation nest pas parvenu son terme (p. 76). Cest pourquoi, anticipant maissans leur dsespoir sur La Dialectique des Lumiresde Horkheimer et Adorno, Kracauer voitvenir de graves dangers lis la force indompte du naturalisme dni et conserv en sonsein par la raison moderne : Plus labstraction se consolide, moins lhomme se trouvesurmont par la raison. Il est de nouveau soumis la domination des forces naturelles, dsque sa pense, se tournant mi-chemin vers labstrait, refuse lmergence des vritablescontenus de savoir. Au lieu de soumettre ces puissances, la pense fourvoye provoque e lle-mme leur soulvement en glissant par-dessus la raison qui seule pourrait les a ffronter et lesfaire plier. Simple consquence de lextension effrne du systme conomique capitaliste : lanature obscure revendique de manire de plus en plus menaante et empche lavnement delhumain qui relve de la raison (p. 77).

    Aprs cette digress ion visant resituer globalement la question, Kracauer revient aux massesrythmiques. Poursuivant son approche dialectique, il essaie de reprer simultanment leslments utopiques et la face obscure que ces formes dvoyes des rythmes sociaux peuventmalgr tout contenir : Lornement de la masseest de la mme ambigut que labstraction (p. 77). Comme Mandelstam, Kracauer dbouche ainsi la fois sur une ouverture politique etsur un pressentiment prophtique du dtournement des rythmes par le totalitarisme.

    ses yeux, le rejet indiffrenci de ces formes est aussi injustifi que celui de la raisonmoderne, car il rend aveugle des traits antimythologiques qui mritent au contraire dtrerelevs et encourags : Les gens cultivs, dont la catgorie ne steint pas, ont mal accept

    larrive des Tiller girlset des images de stade . Ce qui amuse la foule, ils le condamnentcomme distraction. Contrairement ce quils pensent, le plaisir esthtiqueque lon prend cesmouvements ornementaux de masse est lgitime (p. 73). Tout dabord, dans la mesure oelle porte au jour la ralit aline du monde moderne, et mme si elle ne fait que cela, ilsagit dune forme dart vritable quon a bien tort de rejeter au nom dune attitude qui resteen fait fonde sur une mtaphysique : La masse qui se rpartit en eux est tire des bureauxet des usines ; le principe formel daprs lequel elle est modele est celui qui la dtermineaussi dans la ralit. Quand de grands contenus de ralit sont soustraits la visibilit, lartdoit saccommoder des lments qui lui restent, car une reprsentation esthtique estdautant plus relle quelle est moins prive de ralit lextrieur de la sphre esthtique. Sifaible que soit la valeur quon attribue lornement de masse , il se situe, selon son degr deralit, au-dessus des productions artistiques qui continuent cultiver des sentimentssublimes prims dans les formes du pass ; mme sil ne s ignifie rien dautre (p. 73).

    Mais ce ralisme du ngatif nest peut-tre pas encore laspect le plus dterminant. Ce quirend importants les masses rythmiques et les ornements mcaniques sans finalit quellesproduisent, cest que ces derniers sont totalement anti-naturelset ouvrent ainsiparadoxalement sur un dpassement et de nouvelles possibilits de concevoir la vie. Certes,ils remettent en question lindividualit de leurs membres, mais en mme temps ils dtruisent

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    lillusion selon laquelle lindividualit serait une donne naturelle : La rationalit delornement de masse est une rduction du naturel qui nentrane pas une diminution delhumain mais qui, au contraire, si elle tait mene jusquau bout, ferait purement ressortir cequil a dessentiel [] La figure humaine implique dans lornement de masse a commenc migrer hors de la splendeur organique expansive et de la tendance prendre figureindividuelle vers cet anonymat dans lequel elle se dpouille quand e lle est dans la vrit, etque les connaissances rayonnant partir du fondement humain dissipent les contours de lafigure naturelle visible (p. 77). Pour Kracauer, la pointe utopique des rythmes des annes1920 est l : malgr leur mcanisation, leur anonymat et leurs effets mass ificateurs, ils visentune dsubstantialisation de la nature qui, en dpit des graves dangers quils font courir par

    ailleurs, implique une historicit radicale des hommes, seule prcisment capable dintgrer lanature et ainsi dexorciser son retour effrayant : Que dans lornement de masse la naturesoit dsubstantialise, cela justement indique un tat o, de la nature, peut seul saffirmer cequi ne s oppose pas lillumination par la raison (p. 77).

    Bien sr, Kracauer nest pas naf et cest par les cts ngatifs des masses rythmiques quilfinit son essai. De ce point de vue, le ton sest invers par rapport son texte prcdent. Or lediagnostic quil dveloppe est, on va le voir, confondant de justesse quand on connat ce quedeviendront bientt et pour longtemps les rassemblements rythmiques dans tous les paystotalitaires. Coups de leur horizon utopique, les rythmes ne sont que des formes vides qui nepeuvent tre remplies que par un retour froce de la nature brute. Les rassemblements demasses rythmiques apparaissent ds lors comme des nouveaux cultes paens de la force etdes puissances obscures : Quand on considre lornement de masse du ct de la raison, ilse rvle comme un culte mythologiquese dissimulant sous un vtement abstrait. Laconformit avec la raison est donc lapparence que prend lornement [] En ralit, cest lamanifestation brute de la nature infrieure [] Sans se soucier de la rationalit du motif demasse, le naturel se dresse avec lui dans son impntrabilit [] tant donn quelle fuit danslabstrait devant la raison, la nature incontrle se dresse puissamment sous le couvert dumode dexpression rationnel et utilise les signes abstraits pour se reprsenter elle-mme (p.78). Ces cultes sont dautant plus dangereux qu la diffrence des cultes anciens, ils nepossdent plus les signes immmoriaux qui leur permettaient de transposer ces forcesnaturelles brutes en formes culturelles doues de pouvoir symbolique. Leur smiotiqueabstraite et artificielle empche ainsi toute sublimation de la nature et appelle invitablement un renchantement : Une telle force du langage des signes a disparu de lornement demasse, sous linfluence de la mme rationalit qui interdit de briser son mutisme. Cest donc lasimple nature qui se livre en lui, la nature qui se refuse en mme temps lnonc et la

    formation de sa propre signification. Cest la forme rationnelle videdu culte, dnue de toutsens explicite, qui se reprsente dans lornement de masse. Par l, il savre bien comme unerechute dans la mythologie telle quon peut peine en imaginer une plus grande [] Laccs la raison est rendu plus difficile quand les masses dans lesquelles elle devrait pntrersadonnent aux sensations fournies par ce culte mythologique sans dieux (p. 79).

    Signe des temps, Kracauer finit son essai de 1928 sur une critique des tentatives eurythmiques auxquelles croyait encore Mandelstam en 1920. Huit ans plus tard, lesnouveaux phnomnes de masses rythmiques qui se sont dvelopps entre-temps clairentdsormais dune autre manire la gymnastique rythmique : Les tentatives sont nombreuses,afin de parvenir une sphre plus haute, de vouloir renoncer la rationalit et au niveau deralit atteints par lornement de masse. Ainsi, les efforts de la gymnastique rythmiquedans le

    domaine de la culture physique se donnent pour but, par-del lhygine prive, dexprimerdlgants contenus spirituels, auxquels les professeurs de culture physique ajoutent souventdes visions du monde (p.80). La gymnastique rythmique apparat encore plusmythologisante que les ornements de masse eux-mmes : Ces manifestations, sans parlerde leur nullit sur le plan esthtique, visent exactement rcuprer ce que lornement demasse a heureusement abandonn derrire lui : le lien organique de la nature avec quelquechose que les natures par trop modestes considrent comme lme ou lesprit ; cest--direlexaltation du physique au moyen de significations qui naissent de lui et peuvent sans doutetre dordre spirituel, mais ne portent en elles aucune trace de raison. Lornement de masseprsente la nature muette sans la moindre superstructure, la gymnastique rythmique, elle,selon sa propre opinion, rquisitionne de surcrot les couches mythologiques suprieures,renforant ainsi dautant plus la nature dans sa domination (p. 80).

    [1] F. Pouillaude, Danse et Politique. Dmarche artistique et contexte historique, Pantin, Centrenational de la danse, 2003, p. 24.

    [2] S. Kracauer, Das Ornament der Masse, (1927), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1963, trad. fr.partielle par Sabine Cornille, Le Voyage et la Danse. Figures de ville et vues de films , Saint-Denis,PUV, 1996, p. 70.

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    [3] E. Canetti, Masse et Puissance, (1960), Paris, Gallimard, 1966, p. 29 sq.

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