Modestes contributions de Julien Coffinet à l’érosion de l’imaginaire fondateur du système capitaliste

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    La mission du proltariat p. 209

    Rvision, n 5, juin-juillet 1938

    Quest-ce qui a dtruit la dmocratie ?Analyse de la technologie capitaliste p. 221

    New Essays, vol. VI, n 2, automne 1942Traduit de langlais par Frdric Cotton

    M ILITANT ATYPIQUE ET OUBLI de lentre-deux guerres, nanmoinsreprsentatif du micro-milieu de lextrme gauche intellectuelleparisienne des annes 1930, Julien Coffinet frquente dabord le Cercle

    communiste dmocratique de Boris Souvarine 1. Il le quitte en 1932 avecles amis de Lucien Laurat qui adhrent au parti socialiste SFIO pour y

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    AGONE, 2005, 33 : 205-207

    Modestes contributions de JulienCoffinet lrosion de limaginairefondateur du systme capitaliste

    CHARLES JACQUIER

    1. Lire Charles Jacquier, Lexil de Julien Coffinet, un marxiste hrtique Montevideo , Dissidences, n 12-13, octobre 2002/janvier 2003, p. 79-83. Unefois nest pas coutume, le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier franaisne consacra, en son temps, Coffinet que quatre lignes alors que, pourtant, lesinformations disponibles son sujet ne manquaient pas.

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    fonder une nouvelle tendance, Le combat marxiste , qui publie larevue ponyme. Julien Coffinet participe aux activits du Cercle dtudesmarxistes animes par Lucien Laurat et Marcelle Pommera ; il publie,sous son gide, une brochure, Faillite du marxisme ? (NouveauPromthe, 1934), quil rdige avec Serge Albat, Maurice Pineau etR. Sibor, tout en publiant des articles consacrs aux questions cono-miques dans Le Combat marxiste. Julien Coffinet est alors artiste lamanufacture nationale des Gobelins et adhrent la fdration des fonc-tionnaires de la CGT. Aprs larrt du Combat marxiste, il cesse de mili-ter pour se consacrer des travaux thoriques, soutenant un diplmedtudes suprieures sur Lide de progrs technique chez Marx . Ilnen est pas moins exclu du parti socialiste en mme temps que les mili-

    tants de la Gauche rvolutionnaire de Marceau Pivert. En 1937, il rpond lenqute Faut-il rviser le marxisme ? de la revue Essais et combats,organe de la Fdration des tudiants rvolutionnaires 2. Il y prcisaitque Marx avait donn de lconomie capitaliste une analyse dont laprcision, lexactitude et lactualit emportent ladmiration aujourdhuiplus quhier, bien plus quavant-hier , avant de sinterroger sur la mis-sion historique du proltariat, quil qualifiait de notion intuitive , consquence dune fausse conception des forces productives 3. JulienCoffinet revient longuement sur cette ide conteste de luvre de Marx

    dans larticle que nous reproduisons ici et dabord paru dans la petiterevue Rvision qui regroupe libertaires et socialistes de gauche autour delanarcho-syndicaliste Nicolas Lazarvitch linitiative de Charles Ridel le futur Louis Mercier 4. Il y souligne notamment la ncessit pour unsocialisme vritablement mancipateur de trouver une technique deproduction radicalement diffrente tout en cherchant quelle com-munaut unit [le mouvement ouvrier] aux besoins de la technique quenous a donns le capitalisme et quel rapport existe entre lorganisationmilitarise de la production et lasservissement de la rvolte ouvrire .

    2. Lire Jean Rabaut, Tout est possible ! Les gauchistes franais 1919-1944,Denol, 1974, p. 303-308. (Introduite par Bruno David, la rponse dAndrPrudhommeaux a t republie dans Agone, Lutte des sexes et luttes desclases , 2003, n 28, Histoire radicale , p. 259-261.)3.Jean Rabaut, ibid., p. 305-306.4. Lire David Berry, Charles Ridel et la revue Rvision (1938-1939) , inPrsence de Louis Mercier, Lyon, ACL, 1999, p. 37-49.

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    Julien Coffinet quitta la France avec sa femme et son fils quelques joursavant la dclaration de guerre. Mobilis Dakar au Sngal, et rformau bout dun mois, il se rendit en Amrique latine et rsida Montevideo(Uruguay) durant plusieurs annes. Il y participa la revue de lanar-chiste italienne Luce Fabbri, Socialismo y Libertad, et entretint descontacts avec les rfugis europens du Mexique autour du socialiste degauche Marceau Pivert, du leader du POUM espagnol Julian Gorkin, de

    Victor Serge, etc.Cest cette poque quil publia, Buenos Aires, son seul livre, El

    Hombre y la Mquina, ainsi que le second article de ce dossier, Quest-ce qui a dtruit la dmocratie ? Analyse de la technologie capitaliste ,dans la revue amricaine New Essays, publie par un groupe de marxistes

    se rclamant du communisme de conseils (Karl Korsch, Paul Mattick,Anton Pannekoek, Otto Ruhle), qui avait pris la suite de InternationalCouncil Correspondence (1934-1937), puis de Living Marxism (1938-1941) 5.

    Alors que, depuis quelques annes, mergent difficilement des luttessociales qui mettent directement en cause le modle de reproductiondu systme capitaliste et son imaginaire fondateur, cest peu dire queces articles de Julien Coffinet mritaient dtre tirs de loubli o ilstaient tombs.

    CHARLESJACQUIER

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    5. Lire lanthologie de ces revues, La Contre-rvolution bureaucratique, 10/18,1973.

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    C

    EST MARX QUI A DONN LA VIE la conception de la mission duproltariat, conception un peu mystique mais laquelle il sutattacher une application rationnelle qui parut longtemps

    incontestable. La socit actuelle tant divise en deux classes princi-pales, violemment opposes, la bourgeoisie et le proltariat, le dvelop-pement de la premire a pour rsultat laugmentation du nombre et dela cohsion des proltaires. mesure que diminue le nombre desgrands capitalistes on voit augmenter la misre, loppression, lescla-vage, la dgnrescence, lexploitation, mais galement la rvolte de laclasse ouvrire qui grossit sans cesse et qui a t dresse, unie, organise,par le mcanisme mme du procs de production capitaliste. Dans le

    mme temps, le monopole du capital gne de plus en plus le mode deproduction qui sest dvelopp avec lui et par lui et devient lentrave duprogrs technique. Hglien, Marx dduit hardiment de ces diffrentesconstatations que le proltariat est lantithse du capital et que de sarvolte sortira la nouvelle synthse sociale, autrement dit que le prolta-riat est charg par le mouvement de la socit de dlivrer les forces pro-ductives arrtes dans leur progrs, dexproprier les expropriateurs .Comme le rgime fodal le fit autrefois, la bourgeoisie arrte aujourdhui

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    La mission du proltariat

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    le dveloppement des forces productives ; comme la bourgeoisie leslibra par la subversion du rgime fodal, le proltariat, son tour, ser-vira le progrs par la subversion du rgime capitaliste.

    Cette conception suppose dabord une foi implicite mais profonde enun progrs technique continu et illimit et la croyance lunit des int-rts du mouvement ouvrier et de ceux de la culture humaine. Le progrstechnique doit sentendre des modifications techniques qui amliorent lerendement humain, celles qui permettent, avec moins de travail, de pro-duire autant ou plus dobjets utiles. En ce sens, il nest pas douteux quilserve les intrts de la culture puisque celle-ci ne samliorera dunemanire dcisive que dans la mesure o les possibilits pour chacundutiliser et de dvelopper ses aptitudes personnelles seront augmentes.

    Accepter la conception dune mission historique du proltariat, cestdonc juger que le proltariat, de par sa fonction sociale, son nombre, saconscience, non seulement semparera du mode de production capita-liste mais aussi quaprs lavoir dbarrass de lhypothque capitaliste etde ses rsidus il pourra lutiliser pour favoriser la libert et par cons-quent la culture humaine.

    Marx sappuyait sur le fait constat que les anciennes classesmoyennes, ruines par la centralisation du capital, augmentaient lenombre des proltaires en mme temps que ceux-ci subissaient une

    aggravation de leur condition de vie. Si lon entend par proltaires lestravailleurs libres politiquement mais entirement dpouills, ne poss-dant que leur force de travail, quils doivent vendre pour obtenir desmoyens de subsistance, il est bien exact que les prvisions de Marx ontt entirement justifies par le temps. Le nombre des salaris va aug-mentant. Les moyens de production sont la proprit de monopoles demoins en moins nombreux. Mais si lon entend par proltaires lesseuls ouvriers industriels, comme cest le cas le plus frquent, alors il fautreconnatre que la prvision marxiste a cess dtre juste depuis pas mal

    dannes et que le nombre de proltaires naugmente plus ou diminue.Cest que le mme mouvement de centralisation du capital, en aug-

    mentant le nombre des salaris, dveloppait aussi la division du travailet augmentait la spcialisation des travailleurs. Le dveloppement desmoyens de transport, des entreprises commerciales, du crdit, des assu-rances, des entreprises publiques, etc., a suivi les progrs de lindustrie.Pendant que diminuait le nombre des entrepreneurs individuels, celuides employs, techniciens, fonctionnaires de toutes sortes, se multipliait.

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    Par opposition aux propritaires des moyens de production, il peut treparl dun proltariat en faux-col ou dun proltariat agricole. Ce seraitune erreur de les confondre avec le proltariat industriel qui na ni lesmmes conditions de vie ni les mmes ractions.

    Cest ce qua fort bien montr Henri de Man 1 en baptisant de nou-velles classes moyennes ces groupes de nouveaux salaris. Il en faitnanmoins des classes anticapitalistes. Peut-tre. Mais lerreur communeest de confondre anticapitalisme et socialisme. Le socialisme nest pas laqualit de nimporte quelle organisation collective. Le socialisme, il estgrand temps de le rappeler, cest une revendication de justice sociale etun espoir de libration humaine.

    Marx avait aperu les premires consquences de la division du travail

    purement technique. ct de ces classes principales [douvriers], il ya un personnel peu nombreux, charg du contrle et de la prparationde toute la machinerie, ingnieurs, mcaniciens, menuisiers, etc. Ceux-ci constituent une classe suprieure, compose de savants et dhommesde mtier Il avait aussi insist plusieurs reprises, dans Le Capital,sur la sparation de la fonction et de la proprit du capital. Mais ce nestque longtemps aprs lui quil a t possible de se rendre compte que sedveloppait un esprit technicien tout fait diffrent de lesprit proltaire.Dans ses Rflexions sur lconomie dirige, Henri de Man crit que

    lhomme dont la fonction est dorganiser la production est naturelle-ment port exalter cette activit par rapport au rle, quil considrevolontiers comme subordonn ou mme comme parasitaire, du dten-teur de capitaux ou du spculateur . Il est mme port vouloir tendrecette activit lextrieur de la fabrique. Le congrs de la Taylor Society(dcembre 1930), dans son nouveau programme de revendications,demande lapplication des principes dorganisation scientifique dve-lopps et expriments dans lentreprise individuelle lconomie

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    1. Thoricien socialiste belge venu du syndicalisme, Henri de Man (1883-1953)poursuit, aprs la Premire Guerre mondiale qui a marqu lchec de laIIe Internationale, lentreprise de rvision du marxisme initie par douardBernstein (1850-1932), une des figures majeures de la social-dmocratieallemande. Son livre,Au-del du marxisme (Zur Psychologie der Sozialismus [1922,trad. fr. 1933]) marqua les grands dbats idologiques de lentre-deux guerres,avant quelle ne tombe dans loubli en grande partie cause du discrdit quifrappa son auteur qui choisit de composer avec les nazis en 1940-1941.

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    ct de la mentalit de louvrier une mentalit fort diffrente, voire mmeoppose. Et plus les annes passent moins les chmeurs sont compossdanciens ouvriers. Les membres ruins des anciennes classes moyennes,ou les sans-travail des classes librales, intellectuels ou artistes, ou lestechniciens sans emploi, ne se proltarisent plus : ils viennent directe-ment grossir la masse des chmeurs. Les jeunes gens sortant de lcoledemeurent souvent inactifs. Le capitaliste qui, il y a un sicle, faisait tra-vailler les enfants au sortir du berceau ne sait plus aujourdhui leur assu-rer du travail quand ils arrivent lge adulte. Ainsi est cre une massede dshrits, coups du travail et de laction, que le dsespoir fatalistemettra la merci du premier mirage dmagogique mais rendra incapablede parvenir une conscience sociale progressive.

    Une autre diffrence se marque entre ouvriers des grands monopoleset ouvriers des petites et moyennes entreprises, incapables dans la plu-part des cas dassurer le respect des lois sociales sans travailler perte.Les grands monopoles tant les principaux fournisseurs de la dfensenationale, la formidable acclration des fabrications de guerre accen-tuera encore cette diffrence, en assurant des surprofits qui permettrontdes sursalaires.

    Loin dgaliser la condition ouvrire, comme le prvoyait Marx, lamarche en avant du capitalisme na cess de dvelopper une division du

    travail social organique, cest--dire augmentant les diffrences indivi-duelles par la spcialisation.

    Si le proltariat naugmente plus, sil se divise en groupes discordants,il semblerait quau contraire la foi en un progrs technique continu et illi-mit ait pu tre renforce par les prodigieuses acquisitions de la sciencemoderne. Il suffit dvoquer les immenses ralisations industrielles desdeux mondes pour tre convaincu de la puissance du gnie constructif delhomme et de considrer le rythme acclr des dcouvertes et de leursapplications pour tre persuad quil ny a pas de raison apparente de pr-

    voir un arrt, sinon celui quapportent les crises priodiques provoquespar les dsordres capitalistes. Ainsi, il est tout naturel de penser que Marxavait raison de prvoir un conflit entre le dveloppement des forces pro-ductives et le capitalisme. un certain degr de maturit, la forme his-torique du procs de travail dtermine fait place une forme plus leve.On saperoit que le moment dune telle crise est venu ds que saccen-tuent la contradiction et lopposition entre les conditions de rpartition etpar suite la forme historique dtermine des conditions de production

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    dune part, et dautre part les forces productives, la capacit de produc-tion et le dveloppement de leurs agents. Il stablit alors un conflit entrele dveloppement matriel de la production et sa forme sociale. Mais

    des doutes sont venus sur lexactitude de cette conception.Le dveloppement des forces productives tend, en augmentant la pro-

    ductivit du travail, augmenter la quantit dobjets utiles produits dansun mme temps de travail. Do est venue la revendication de la dimi-nution de la dure du travail. Pourtant, un examen plus attentif montrequon sest souvent tromp sur les conomies de travail apportes parlintroduction des machines automatiques, puis de lnergie lectrique :on ne regardait que la diminution des ouvriers au sein de lusine trans-formatrice, on ne voyait pas laugmentation correspondante de techni-

    ciens, demploys, de fonctionnaires, dintermdiaires tous leschelons, que nous montrent si bien les statistiques densemble.

    On ne considrait pas non plus que le mode de production dau-jourdhui a entran le besoin de la vitesse dans les relations entre grou-pements humains. Rien de plus coteux, en travail humain, que lavitesse. Pour doubler une vitesse donne, ce nest pas deux mais quatre,ou huit fois plus de travail quil faut. Des questions de prestige person-nel ou national sen mlent. Lacclration de la vitesse est prfre laugmentation du matriel, moins gaspilleuse des forces humaines

    quand elle est possible.Sans compter que le mme progrs technique, en mettant entre lesmains dhommes de moins en moins nombreux la proprit dentreprisesde plus en plus gigantesques, de plus en plus hors de proportion avec lescapacits humaines, a provoqu de nouveaux gaspillages, par impossibi-lit dassumer des charges rellement crasantes, et par la prodigalit quiaccompagne toujours une certaine grandeur dans les entrepriseshumaines. On a trop oubli que tout achat reprsente le rsultat dun tra-vail quelque part dans la socit et que toute dpense inutile est du tra-vail excut en pure perte, du travail quil aurait mieux valu conomiserdans une socit mieux organise, parce que du travail inutile cest desloisirs perdus. Il faudrait crire un loge de lavarice.

    Julius Dickmann 2 a signal dans ses intressantes tudes sur la pro-duction capitaliste que lintroduction imprudente des inventions

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    2. N en 1895 en Galicie, cet austro-marxiste avait crit, selon Lucien Laurat, la premire critique fconde de luvre de Marx [], se distinguant par une

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    nouvelles dans la production pouvait avoir pour consquence une perteet non une conomie de travail pour la socit. Il suffit que la quantit detravail incorpore aux moyens de production de lancien outillage dpasse

    la quantit de travail pargn par les nouvelles machines pendant letemps que les moyens de production devenus inutiles et sans valeurauraient pu fonctionner. Plus on part dune technique avance, autre-ment dit plus les investissements consacrs la production des machinesde lancien type sont importants, et plus il faut de temps, bien entendu,avant que le fonctionnement plus conomique du nouvel outillage puisse,une fois compense la perte cause par lintroduction de cet outillage, treconsidr comme un gain pour lensemble de la production. Et si, danslintervalle, on fait une nouvelle invention qui remplace le type de

    machine nouvellement introduit par un autre encore plus productif, alorsla premire invention narrive mme jamais jouer son rle en pargnantdu travail pour lensemble de la socit. Comme le dit Dickmann, cesremarques sont en tout cas bonnes rafrachir lenthousiasme que lonprouve en gnral pour le progrs technique et rappellent utilement quele progrs ne signifie pas par lui-mme un progrs conomique et neconduit pas ncessairement une extension de nos possibilits dexis-tence. Beaucoup de difficults qui paraissent venir du rgime capitalistelui-mme appartiennent en fait aux innovations de la technique moderne

    et reparatraient aussitt dans un rgime socialiste.La possibilit dun accroissement continu de la productivit du travailest elle-mme en question. mesure que la productivit du travail aug-mente, saccumulent les travailleurs occups entretenir, rparer etreproduire les moyens de production et de subsistance et diminuent lestravailleurs qui peuvent tre employs produire des moyens de pro-duction et de subsistance en excdent qui permettront un largissementfutur de la production, insparable dune amlioration nouvelle de laproductivit. Chaque nouveau progrs diminue la possibilit, dans ltatactuel des choses, dun progrs futur. Il ne peut pas tre question dun

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    incontestable originalit de vues et par lapplication scrupuleuse de la mthodemarxiste la doctrine mme de Marx . La Critique sociale traduisit deux de sesarticles : La loi fondamentale de lvolution des socits (n 7, janvier 1933)et La vritable limite de la production capitaliste ; tandis quAgone (n 23,2000) a repris son tmoignage sur linsurrection de Vienne de fvrier 1934.

    Arrt par la Gestapo aprs lAnschluss (mars 1938), Dickmann fut dport etprobablement excut peu aprs.

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    progrs continu et illimit mais au contraire dun progrs de plus en plusdifficile, de plus en plus limit pour finalement devenir une rgression.Le progrs technique na pas vis produire le mme nombre dobjetsavec moins de travail mais produire plus dobjets avec le mme travail.Ce qui me fait dire que lamlioration de la productivit est insparablede llargissement de la production. Do la ncessit des marchs ext-rieurs. La production dobjets simplifis et unifis dpasse la capacitrelle dabsorption du march national. Il y a, certes, des causes venantdu capitalisme lui-mme, mais il y a aussi des causes techniques. Lesocialisme, sil prenait la suite technique du capitalisme, se trouveraitdevant la mme ncessit imprialiste de lutter pour la possession desmarchs extrieurs. Marx dit bien qu mesure que la force productive se

    dveloppe elle entre en conflit plus aigu avec les fondements troits desrapports de consommation. Mais il est vident quil pense que ce conflitnaurait pas lieu si la consommation ntait pas limite par la ncessitimplacable des lois capitalistes. Or, il est non moins vident aujourdhuiquentre forces productives et consommation il y a un conflit qui nestpas de source capitaliste mais technique. Il vient de ce quon na pascherch travailler moins, mais produire plus.

    Il est possible de supposer une meilleure utilisation du gnie humain ?Peut-tre, mais il nen reste pas moins que nous nous trouvons devant

    un norme appareil producteur aussi pesant quinutile et quil nest pluspossible damliorer la condition humaine quau prix dun changementradical des conceptions et des mthodes utilises pour le renouvellementde lappareil producteur, au contraire de ce qui tait prvu par Marx.

    Ce qui a fait illusion cest quune avance considrable a permis auxvieux pays capitalistes de vivre aux dpens des pays moins volus. Nosmasses travailleuses ont bnfici, pour une certaine part de lexploita-tion des peuples coloniaux ou en retard. Toute la technique moderne estbase sur cette exploitation. Mais, maintenant que lavance de certains

    pays est perdue, maintenant que les exploits dhier se dressent enconcurrents, que va-t-il se passer ?Le schma marxiste dune progression continue des forces produc-

    tives, arrte par le capitalisme, libre demain par le socialisme nersiste pas lexamen de lobservateur non prvenu. La technique, dontle socialisme sest montr si jaloux pendant cinquante ans et si pressden avoir la direction, a dilapid les ressources naturelles de la terre etgaspill le travail humain. Du point de vue humain, qui devrait toujours

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    tre le point de vue socialiste, lappareil producteur capitaliste ne peutplus servir de base un nouveau progrs : pour aller de lavant il faudraittrouver une technique de production radicalement diffrente.

    La progression du proltariat en nombre et en cohsion a t arrte etremise en question par lvolution des mthodes de production ; le pro-grs technique continu et illimit qui devait librer la rvolte du prolta-riat grandissant se rvle lui-mme comme illusoire et comme menant lappauvrissement de la communaut humaine ; pour justifier la missiondu proltariat, il ne reste que la notion plus intuitive de lidentit desrevendications ouvrires et de la cause de la culture. Beaucoup de cama-rades, et des meilleurs, gardent un attachement sentimental aux ouvriers,en raison du pass hroque du proltariat industriel, par sympathie

    naturelle pour les exploits et par mpris pour le bourgeois, par rvoltecontre tout ce quil reprsente de conformisme repu, de sottise cruelle etdinhumanit intresse. La question est de savoir si les ouvriers sontdemeurs ce quils taient, cest--dire sils reprsentent encore le non-conformisme, llment critique dans la socit. Dautres, aprs Jaurs etde Man, pensent que les ouvriers nayant aucun privilge social, leurunique privilge est de navoir jamais besoin du mensonge, et que parconsquent la cause de la classe ouvrire est celle mme de la culture 3.Mais des catgories douvriers sont privilgies par rapport dautres,

    toute la classe ouvrire des vieux pays capitalistes est privilgie par rap-port aux travailleurs des pays en retard et des colonies et le mensonge na

    jamais t si employ, si massivement et systmatiquement utilis quepar une des organisations les plus influentes de la classe ouvrire.

    Moins les hommes auront besoin de travail ncessaire pour vivre et sereproduire normalement, moins ils auront besoin du mensonge et plusils auront de loisirs, de libert et de got pour les recherches dsintres-ses, les tudes sans prjug et les travaux personnels pour cimenter lavie sociale. La cause de la culture et la libert physique et morale de

    lhomme sont lies. La cause de la culture est entirement spare etoppose de celle des pouvoirs, quels quils soient. Il y a opposition irr-ductible entre le pouvoir et la culture. Lun ne cherche qu gouverner,lautre qu librer les hommes. Il y a une maldiction relle sur les

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    3. Lire Marcel Martinet, Culture proltarienne [1935], Agone, coll. Mmoiressociales , 2004.

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    sans dogme, rejoignant la production culturelle du savant dsintress,uniquement passionn de vrit.

    La cause du mouvement ouvrier ne rejoint plus que celle, par linter-mdiaire de ses bureaucraties dirigeantes, dune slection de techniciensde toutes espces, pris dordre et dorganisation scientifique, ou prten-due scientifique, mais aussi de subordination hirarchise de la socitsur le modle de la production. La classe ouvrire se rvle non commelhritire culturelle du pass et laccoucheuse de lavenir mais commelappendice manuel dune socit dgnrescente et condamn avec elle.Sa mission disparat, et il ne peut rester despoir que dans lternelbesoin instinctif de justice, dgalit et de vrit que seront seuls repr-senter les non-conformistes de toutes origines, soumettant la dcoura-

    geante et complexe situation actuelle limplacable critique de lespritobjectif, pour prparer lavenir, en attendant les catastrophes invitables.

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    Pourquoi ? Parce que les bolcheviques ont exerc le pouvoir en lais-sant tomber leur programme originel. Il suffit de comparer le programmede Lnine la veille de la rvolution doctobre 1917 avec ltat sovitiquetel quil se prsentait aprs quelques mois dexercice du pouvoir pourconstater que le second est pratiquement lantithse du premier. CertesLnine avait toujours prvenu quil ne serait pas possible daccder ausocialisme en Russie sans lappui des pays de lEurope de lOuest et sansla victoire de rvolutions proltariennes dans les principaux pays indus-trialiss, mais ni les dfaites du mouvement rvolutionnaire lextrieurni lorientation de plus en plus totalitaire de la Russie socialiste ne sontdues au hasard.

    Certains faits peuvent permettre de clarifier un tant soit peu la ques-

    tion. Il y a dabord eu la victoire finale du fascisme, puis du national-socialisme, ainsi que la tendance irrsistible qui a fait pencher les payseuropens, dmocratiques ou non, vers un durcissement de plus en plusmarqu de la discipline sociale et vers un renforcement des pouvoirsdtenus par des tats totalitaires de plus en plus puissants.

    Le totalitarisme sest impos l o le socialisme avait chou. Quandce dernier lavait emport, il na pu se maintenir au pouvoir quen aban-donnant son programme dmocratique au profit de mthodes dictato-riales. Il doit ncessairement exister une raison simple, un lien

    quelconque susceptible dexpliquer cela.La dfaite gnrale et totale des partis marxistes dEurope ne sexplique

    pas et ne peut pas sexpliquer simplement par leurs erreurs tactiques.On a d commettre une erreur dans lapplication de la doctrine marxiste.

    Et cela ne devrait pas nous surprendre. Il y aura bientt cent ansqutait publi le Manifeste du parti communiste dans lequel Marx etEngels avaient exactement prdit limpasse inluctable laquelle menaitle dveloppement contradictoire du capitalisme. Au cours des deuxdcennies suivantes, Marx dveloppait, dans Le Capital, sa pntrante

    analyse. En vrit, il nest pas dautre exemple en sciences sociales duneprdiction aussi parfaitement vrifie sur un laps de temps aussi long. cette poque o les choses voluent quotidiennement une vitesseaccrue, nest-il pas extraordinaire que nous devions attendre si long-temps avant que la thorie puisse faire lobjet dune analyse critiquesrieuse mme dans un sens trs limit ?

    Si lon observe la ralit contemporaine, quelles sont les contradictionsqui apparaissent le plus clairement entre la thorie et les faits ?

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    dominant se compose toujours assez largement de capitalistes, mais ilssont de plus en plus mls aux techniciens et aux administrateurs deltat et de la production.

    Quoi quil en soit, lorganisation sociale contemporaine conserve unrapport certain avec celle dhier, une forte connexion limportance dela technologie. Le totalitarisme semble tre la consquence logique destechnologies dveloppes par le capitalisme libral.

    Et cest l que la contradiction avec la thorie apparat clairement. Lestechnologies dveloppes par le capitalisme ont toujours t considrespar le marxisme comme autant dapplications rationnelles de la science.Tout en discutant du meilleur usage qui pourrait en tre fait et du gas-pillage rsultant de lorganisation anarchique de lentreprise prive, lesmarxistes continuaient nanmoins de considrer les technologiescomme indpendantes du mode de production. Le marxisme a toujourssoutenu que la technologie capitaliste pourrait tre reprise et utilise parle socialisme.

    Pourtant, il me semble quil existe plus quune concidence entre lanature des technologies des grands tats modernes et le penchant totali-taire de leurs organisations politique et sociale. Ils semblent lis par unerelation de cause effet.

    Les technologies capitalistes ne sont pas ces technologies commun-ment considres comme ayant dcupl les possibilits du travailhumain et qui pourraient, utilises des fins humaines et rationnelles,allger grandement le fardeau du travailleur. Bien sr, elles ont produitde grandes russites mais uniquement dans des conditions bien spci-fiques. Les technologies capitalistes ont t conues et perfectionnesdans le but dexploiter les marchs trangers. En dautres termes, ellessont un instrument conu et perfectionn pour les besoins de limpria-lisme. Et cet instrument imprialiste ne peut plus, sous sa forme actuelle,

    que servir des objectifs imprialistes.Si lon tente de prciser les caractristiques des technologies capita-listes, on identifie invitablement une tendance augmenter la quantitdes moyens de production, lquipement industriel, en rapport avec lenombre de gens qui lutilisent ; une tendance concentrer progressive-ment cet quipement dans un nombre dcroissant dentreprises de plusen plus importantes et, pour finir, une tendance augmenter toujoursplus la vitesse de circulation des produits tout en diminuant la priode

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    entre le moment o les premiers lments du produit sont fabriqus etcelui o il est achev et livr au consommateur.

    Dun ct, ces technologies ntaient possibles que par lexistence demarchs trangers non capitalistes, la fois immenses et susceptiblesdtre exploits sans aucun risque. De lautre, la croissance de la produc-tion rsultant de ces technologies na jamais vraiment atteint lampleurdont certains rvaient.

    Tout le monde sait que les marchs trangers non capitalistes se sontvanouis du fait que la surface du globe nest pas infinie et que les nou-veaux pays conquis pour le bien de la civilisation capitaliste font dsor-mais concurrence aux vieux pays capitalistes. Ainsi on ne sera pas surprisque nous prtendions ici que les technologies doivent tre trs srieuse-

    ment reconsidres si on veut quelles sadaptent harmonieusement auxbesoins des marchs existants, ce quelles ne font dsormais plus.

    Ce quon sait moins, cependant, cest que la productivit moderneconsume beaucoup plus de force de travail quon ne le pense dordinaire.Il a t prouv que, quand les entreprises atteignent une certaine taille,elles nont plus le niveau de production proportionnelle quon pourraitattendre delles et quil en rsulte une certaine baisse des retours surinvestissements. De la mme manire, une vitesse de circulation toujoursplus rapide entrane, certes, des conomies trs intressantes du point de

    vue du capital qui doit constamment circuler , mais elle accrot ga-lement les cots en termes de force de travail.

    Et ce nest pas tout. Pour dmontrer laccroissement de productivit dutravail, la procdure usuelle est de comparer, sur deux priodes donnes,le rapport entre le nombre de travailleurs employs et la quantit debiens produits quel que soit le genre dactivit. On lit souvent que telfabricant de chaussures, qui employait il y a vingt ansx travailleurs pourproduirey paires de chaussures, emploie aujourdhui la mme quantitde travailleurs pour produire dix fois plus de paires de chaussures. Mais

    ce genre de comparaison employe bien souvent par la propagande detous les partis de la gauche radicale est compltement dnu de toutevaleur scientifique.

    Pour parvenir tablir une comparaison plus prcise, il est ncessairede prendre au moins en compte la longueur de la journe de travail, lin-tensit du travail fourni et la qualit des biens produits. Si quelquunachte une paire de chaussure pour la moiti du prix de celles quil por-tait jusque-l ; il naura fait une relle conomie que si ces chaussures

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    sont de la mme qualit et durent aussi longtemps que les prcdentes.Si la qualit est infrieure et que les chaussures durent moiti moins detemps, lconomie ralise sera proche de zro.

    Dautre part, une comparaison qui ne prendrait en compte que lefabricant de chaussures dernier maillon dune longue chane dentre-prises qui va de la livraison de la matire premire au transport des mar-chandises en passant par la fourniture dnergie, la fabrication desmachines-outils et lassemblage des pices serait insuffisante.

    Le dveloppement rel des technologies reposait sur la division du tra-vail au sein de lentreprise comme au sein de la socit en gnral. Lesactivits productrices de lentreprise taient sous-divises en une srie de fonctions et, outre les ouvriers eux-mmes, on assista lessor duneclasse de surveillants, de contrematres, dingnieurs, de comptables,demploys de bureau et de magasiniers qui ne sont pas considrs dha-bitude comme participant du processus de production bien que leur tra-vail soit pourtant indispensable au mode de production moderne. Unepartie de ceux qui travaillaient il y a vingt ans dans les ateliers sontaujourdhui employs dans les bureaux et chez les sous-traitants desindustries. Dans lorganigramme social, les fonctions commerciales ontt spares des fonctions industrielles, les fonctions financires spares

    des fonctions commerciales, et lorganisation des transports de lorgani-sation du commerce. Une impressionnante arme dadministrateurs, devendeurs, de transporteurs, de reprsentants et de publicitaires sestdveloppe sous nos yeux. Une partie des ouvriers qui travaillaientautrefois dans les ateliers travaillent dsormais la fabrication demachines-outils, produire de llectricit, ajouter, soustraire ou multi-plier chiffres et nombres, tirer des plans et des affiches, vendre dans lesmagasins, etc. Le travail de tous ces employs de bureau et cadres nest

    jamais pris en compte lorsque lon voque la masse de travail ncessaire

    la production mme si sans ce travail la production ne pourrait pasatteindre une telle chelle.Outre lorganisation spcifique de lentreprise prive, il existe une

    organisation collective globale production dnergie, fourniture deau,traitement des dchets, chemins de fer, routes, ponts, canaux, cluses,ports et navires, service des poste et tlgraphe, docks et entrepts, etc. organisation aussi ncessaire la cration dune paire de chaussuresmodernes que le marteau et la tenaille de lantique cordonnier.

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    Les technologies capitalistes dpendent troitement de lexploitationdes autres pays. Sil ny avait pas eu les marchs trangers susceptiblesdtre exploits, les technologies nauraient pas t capables de remplirleurs fonctions conomiques sur le plan strictement national. On com-prend ds lors quun rgime socialiste rellement digne de ce nom nepeut pas sorganiser sur une base imprialiste. Il faudrait donc modifier lastructure technologique de la production nationale de manire la mettreau service dune conomie essentiellement fonde sur la force de travail etles ressources nationales, le commerce extrieur se limitant lacquisitionde matriaux rares et en particulier de ceux quon ne trouve pas sur placeou qui pourraient tre produits moindre cot ltranger.

    Il existe une raison encore plus convaincante de satteler une rvision

    des technologies dans un tat socialiste, et cest le dsastreux effet sur laculture en gnral de la division sociale du travail quont impose lestechnologies du mode capitaliste de production. lre de lindustriemanufacturire, et mme lpoque de lindustrie moderne, le modecapitaliste de production na jamais cess de gnrer et dapprofondirune division hirarchique des fonctions et de creuser le foss entre tra-vail manuel et travail intellectuel au plus grand dtriment des deux.

    Les travailleurs se sont progressivement constitus en arme de tra-vailleurs manuels sans initiative et sans pense propre, dont lunique

    tche tait de rpter sans fin un certain nombre de gestes identiques etautomatiques. Ainsi ont-ils perdu toute habitude de penser et dagir per-sonnellement de faon consciente et raisonne. Travailleurs manuelsdans le domaine de la production, ils sont galement devenus tra-vailleurs manuels dans les syndicats, les partis politiques et mme dansla vie civile, attendant mots dordre et directives venus den haut de lapart de dirigeants transforms en vritables experts de la politique.

    Les membres des quipes de direction et de matrise se sont graduelle-ment installs au sommet de la hirarchie, se distinguant ainsi aussi bien

    des propritaires capitalistes socialement inutiles que des travailleursmanuels ordinaires. Les techniciens ont acquis, par leurs activits lies la gestion et la direction, une sorte de penchant naturel et mcanique considrer les travailleurs comme de simples bras quil est non seulementpossible mais lgitime de manipuler et dutiliser rationnellement dans lin-trt gnral sans autre critre que celui de lefficacit de leur travail. Ilsfont montre de la tendance commune tous ceux qui participent peu ouprou du pouvoir. Ils manipulent le matriau humain avec le mme dta-

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    Il faut souligner ici que les sociologues franais ont tous t plus oumoins influencs par Auguste Comte, qui conseillait dans ses ouvragesde confier les affaires de ltat aux banquiers et aux intellectuels, inves-tis du pouvoir spirituel . Comte lui-mme tait un adepte de Saint-Simon, en consquence lun des partis socialistes franais a toujours timprgn de la doctrine non dmocratique caractre corporatif.

    Marx, qui tait parfaitement conscient des dangers de la spcialisation,les avait dnoncs plusieurs reprises. Mais il lui semblait que leur ori-gine tait plus sociale que technique. Il tudia soigneusement lesmoyens dannuler les effets de la distinction entre travail manuel et tra-vail intellectuel et recommandait en particulier un enseignement poly-technique . Aussi insuffisant que puisse aujourdhui paratre ce remderecommand par Marx, il permet dclairer davantage encore lindiff-rence gnrale envers lensemble de ce problme. Indiffrence qui svitdepuis la mort de Marx.

    Il faut bien admettre que les sociologues ou les socialistes qui ontconseill de suivre les principes corporatifs ou qui le conseillent encoreaujourdhui sont parfaitement logiques ds lors quon accepte lorganisa-tion technique que nous avons hrite du capitalisme libral. En fait, soitnous devons tre prts accepter cette organisation en dveloppant

    rationnellement les rapports sociaux quelle implique, soit nous devonsessayer de mettre sur pied une dmocratie relle en nous lanant dans larvolution technologique quelle suppose.

    Bien entendu, la dmocratie nest pas un monstre exigeant le sacrificedu progrs. Ce dont il sagit ici, au contraire, cest de reconsidrer lesmodes et les moyens technologiques de manire en liminer tout cequi servait les intrts du capitalisme sans avoir pour objectif le progrsde lhumanit et de rorganiser les modes de production de faon enaugmenter les rsultats et diminuer la fatigue et la dure de la journe

    de travail.La crise actuelle du mouvement socialiste est ne du clivage entre laconception dmocratique du progrs social et la pratique dictatorialeapplique, volontairement ou non, par les diffrentes organisations detravailleurs.

    La fin de la seconde grande guerre imprialiste offrira probablement denouvelles opportunits de lutter au mouvement socialiste europen. Ildpendra de la prise de conscience des militants de ce mouvement de

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    faire que ces luttes ne sachvent pas sur de nouveaux checs ou sur denouveaux types de fascisme rouge 2 mais sur la mise en place dunenouvelle dmocratie, socialement et intellectuellement progressiste.

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    New Essays, vol. VI, n 2, automne 1942

    Traduit de langlais par Frdric Cotton

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    2. Lexpression fascisme rouge a dabord t utilise par lanarchiste italienLuigi Fabbri, dans son livre La Contro-Rivoluzione preventiva (Bologne, 1922),avant dtre lobjet dun article de lanarchiste russe Voline en 1934. On peut lelire ladresse .