La Memoire Et l Instant Improvisation Sur Un Theme de Denis Laborde (1)

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  • 7/25/2019 La Memoire Et l Instant Improvisation Sur Un Theme de Denis Laborde (1)

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    Tracs. Revue de Scienceshumaines18 (2010)Improviser. De lart laction

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    Antoine Hennion

    La mmoire et linstant. Improvisationsur un thme de Denis Laborde................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueAntoine Hennion, La mmoire et linstant. Improvisation sur un thme de Denis Laborde ,Tracs. Revue deSciences humaines [En ligne], 18 | 2010, mis en ligne le 01 mai 2012, consult le 15 janvier 2014. URL : http://traces.revues.org/4587 ; DOI : 10.4000/traces.4587

    diteur : ENS ditionshttp://traces.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://traces.revues.org/4587Ce document est le fac-simil de l'dition papier. ENS ditions

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    TRACS 18 2010/1 PAGES 141-152

    La mmoire et linstant.Improvisation sur un thme

    de Denis Laborde

    ANTOINE HENNION

    Comme le note Denis Laborde, les nombreux ouvrages qui traitent de lim-provisation ne labordent le plus souvent pas directement pour elle-mme,comme problme anthropologique. On dispose bien de coups de sonde lintrieur de cette pratique, comme lorsquun adepte porte un regard ana-lytique sur ce quil fait et tmoigne de la gymnastique de son cerveau et deses doigts, de ses tats dme lorsquil improvise. Aperus parfois trs pn-trants, en particulier lorsquils sappuient sur un cadre disciplinaire adapt,comme lethnomthodologie dans le cas de David Sudnow ( ). ct deces incursions rexives, on dispose de quantit de comptes rendus ethno-logiques rapportant en dtail les faons de faire de tel officiant au cours derituels prcis, qui mettent en jeu diverses formes de performance et de rci-tation. bon droit, cette riche littrature insiste sur la continuit de limpro-visation par rapport un ensemble de pratiques associes et sur sa ncessaireinscription dans un cadre culturel spcique. Laccent est mis sur la place, lasignication et le rle particuliers que peuvent avoir par rapport au groupedes moments dimprovisation, articuls avec la rptition de formules et de

    gestes sans ge, plus que sur lvaluation dune comptence propre de lim-provisateur, difficile isoler et sans doute improprement nomm.Mais face aux concours potiques qui opposent lesbertsulari basques,

    Laborde se retrouvait devant un objet composite, traditionnel et actuel, cequi, tout en lui offrant un terrain ethnologique inespr pour mener de

    N.d.l.r. Cette note sinspire du livre de Denis Laborde,La mmoire et linstant. Les improvisationschantes du bertsulari basque (Bayonne-Donostia, Elkar, ).

    Sur limprovisation vue par les ethnologues, voir Laborde ( , p. - et - ). Au milieu de centaines, des exemples typiques seraient dans cette optique ceux de Jack Goody

    ( ) puis de Pascal Boyer ( ) sur les Fang, ou encore celui de John Baily ( ), en partculier lopposition quil sefforce de clarier entre improvisations de routine et inspires chez les Afghans.Bertsulari signie en basque chanteur de vers .

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    telles analyses, lobligeait prendre plus au srieux limprovisation au sensmoderne, institu, du terme, avec ce que cela suppose comme exigence sur laperformance attendue. Pour analyser ces improvisations chantes, lanthro-

    pologue sest donc tourn vers une autre littrature, en particulier les tho-ries de laction. En effet, des traits classiques destination des orateurs delAntiquit ou des thoriciens du Moyen ge aux travaux des psychologuesmodernes, ds que culturellement, limprovisation a t isole, de multiplesanalystes se sont intresss elle non plus seulement pour lintgrer un sys-tme gnral, mais comme technique spcique, intrigus par cet art de lammoire qui ouvre sur ce qui parat en tre loppos, une magie de linstant.

    Pour ce numro deracs , je ne prtends pas faire un compte rendu

    deLa mmoire et linstant , le livre imposant que Laborde a tir de sa thsesur les bertsulari basques ; tout lecteur de ce numro ne peut que sint-resser limprovisation et doit donc lire ce livre, si ce nest dj fait ! Jevais simplement exploiter la premire partie de louvrage qui, lui, traite delensemble de cette pratique dun point de vue historique, social et cultu-rel. En effet, Laborde a eu lhabilet de partir de la description de la pra-tique elle-mme, avant den oprer lamise en histoire en remontant auxannes (chapitre ) en somme, montrer linvention de cette tradi-tion, comme diraient Eric Hobsbawm et Terence Ranger ( ), tout aulong du sicle. Puis, en sattachant cette fois aux annes , et ensattardant notamment sur lobservation dune nale de concours en ,den oprer lamise en socit (chapitres et ) : mener lanalyse dune reprisercente de la tradition des bertsulari, en particulier par de trs jeunes prati-quants et par des femmes, qui la fois lui redonnent vie et la transformentprofondment. Bref, une pratique culturelle vivante qui prend pour cela unsens politique et identitaire fort, et non linverse.

    Lart des bertsulari donc : une pratique traditionnelle pouvant se prter une ethnologisation, trop rapide car dsormais ces concours, dont les pra-tiquants sont souvent jeunes, empruntent autant aux jeux tlviss et auxspectacles modernes ( a devenait un peu trop comme un sport , regretteun jeune pratiquant, p. ) qu une tradition orale . Mais aussi une pra-tique dont le renouveau, dans un Pays basque sortant du franquisme, aeu un caractre politique et social tout fait immdiat et pressant, ce quiaurait pu entraner vers une rduction inverse, labsorption de lanalysedans le combat dun peuple pour son identit et la survie de sa langue. Sans

    Les trois premiers chapitres, avec mention spciale pour le chapitre , consacr lanalysemticuleuse de la faon dont divers bertsulari procdent pour russir leurs improvisationspubliques.

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    prouver ni le besoin ni le dsir de prendre ses distances par rapport cesaspects politiques, Laborde a mis en exergue de son livre la citation clbrede Paul Veyne, une culture est bien morte quand on la dfend au lieu

    de linventer ( ). Une vision protectrice a tt fait denterrer ce quellecroit encenser. Lintrt de lauteur ntait pas de sarrter au bertsulari entant que porte-drapeau du Pays basque, ce quaujourdhui, il est lvi-dence, mais de sattaquer de front au caractre nigmatique de cette pra-tique dimprovisation, la fois rgle et risque, minutieusement prpareet irrductible ses apprts.

    Devant le caractre doxymoron de lide dimprovisation, ce queLaborde met en scne partir des dnitions contradictoires des diction-

    naires (qui insistent la fois sur lide dun cadre commun rendant possiblesles combinaisons dlments connus et sur lexigence que cette prestationsoit ralise sur-le-champ et sans prparation), les disciplines ne sont pasneutres. Lethnologie a choisi son camp, on la vu : celui de la prparation,du suivi dun plan, du cadre commun quil suffit dappliquer, voire delillusion de spontanit ainsi procure, analogue la croyance circulaireque les indignes entretiennent envers les pouvoirs du magicien auxquels ilsveulent croire. Mais comme le soulignent les thories de laction, Laborderappelle que limprovisation-production nest pas limprovisation-produit.Le faire ne se mesure pas son rsultat. Pas plus que les rgles, les plans nesappliquent. Un gnral qui mnerait sa campagne le nez dans Clausewitzreferait sans doute ce que Clausewitz a fait : crire aprs coup la chroniquede ses checs. Les plans sont des appuis, des cadres que se donne limprovi-sateur. Dit autrement, en reprenant le vocabulaire de lethnomthodologie,pour qui veut comprendre limprovisation ce sont des objets de lanalyse,non des ressources. Cest sur ce point que je voudrais insister : lexempledes bertsulari tel que nous le prsente Laborde nous convie une critiqueradicale de la notion mme de plan comme modalit danalyse de limpro-visation, mene partir des thories de laction et, ce qui est moins courant,sur le plan empirique partir de lanalyse de la pratique des improvisateursbasques, conduite quasi comme une exprimentation en direct.

    Revenons sur ces basculements successifs.La premire opposition dpasser, qui semble un peu primaire mais

    nen encombre pas moins une grande partie de la littrature, met face facelimprovisation comme libert, cration spontane, et au contraire limpro-visation comme comble de la contrainte, de la prparation, obissance descanevas tout faits, laborieusement rviss et donc aussi comme contrainte

    Laborde le montre en sappuyant sur Veyne ( ) et Lenclud ( ).

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    dguise, do le thme de lillusion. Je passe vite sur la mise en videncednitive du caractre fallacieux dune telle opposition, tant sur le plande la ralit historique que de lexprience des improvisateurs : de lorgue

    la chanson de cabaret, des mlopes sardes au jazz, analystes et prati-ciens disent tous avec force, et plus ou moins de nesse, la vacuit de cetteopposition. Bien sr quil faut un cadre, quil sagisse du schma rigidede la fugue dcole, ou du rpertoire connu des membres de la commu-naut devant lesquels un chanteur improvise. Des standards, des grilles, desformes carres, des alexandrins, et l-dessus, des heures de travail et de rp-tition : loin dtre une limite limprovisation, ce carcan en est la condition.La question est moins dadmettre cela que, pour les improvisateurs, den

    tirer matire amliorer leur prestation (sans nul doute, ils ont su le faire),et, pour les analystes, den tirer matire nourrir une autre forme dintelli-gence du phnomne (ici, la littrature se fait plus rare).

    Deuxime critique radicale de lide de plans : cest quen croyant unpeu vite quils peuvent sappliquer, non seulement on ne dit rien sur lactiondimproviser, mais on se dispense denquter sur eux. les prendre pour desmanuels de laction, on les tient pour acquis. Laborde relve juste titre lepeu de travaux documentant avec prcision cetusage vari des plans (et nonleur contenu) par les chanteurs, rimeurs, prtres ou acteurs. Comment font-ils ? Si les plans, les cadres, le travail pralable ne contiennent pas limpro-visation, il reste tout comprendre de leur rle : il faut observer, releverles diffrences, comparer les techniques et leur ingal succs, entendre lesimprovisateurs dire ce quils en pensent. ce point, pour avancer, Labordea eu linspiration de sappuyer sur les thories de laction, et en particu-lier sur les conceptions cologiques : celle de James Gibson ( ) et DonNorman ( ), avec lide daffordance , quil discute longuement, celle deLucy Suchman ( ), avec lide daction situe, celle de sociologues franais comme Louis Qur, Bernard Conein et Michel de Fornel qui les ontreprises en les articulant de faon plus ferme avec les acquis de lethno-mthodologie. Heureuse ide : cette liation critique a men un travailmthodique, et russi saper tout modle linaire, partant dune ide oudune intention pour aller vers sa ralisation, travers lapplication dunplan et la mise en uvre de moyens disciplins. Le mrite de Laborde estdonc davoir rsist la tentation ethnologiste, celle qui consiste, parcequon est trop obsd par lide de montrer le cadre et le travail ncessairesderrire la spontanit affiche, ngliger limprovisation comme action

    Voir Qur ( ), et tout le volume de la collection Raisons pratiques des ditions delEHESS consacr aux objets dans laction (Conein, Dodier et venot d., ).

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    produire en situation, linstant prsent. Assurment pas pour vanter defaon romantique la libert et labsence de cadres, mais au contraire parcequils ny suffisent pas. Dune part, ils ne garantissent rien. Dautre part et

    surtout, ils ne font pas limprovisation, ils ne font que lui ouvrir un terraintoujours nouveau, celui de linstant, aussi irrductible ces prparationspour limprovisateur, qui a le trac et doit se lancer dans lexercice ( se jeter leau comme on dit de faon expressive), que pour lanalyste qui, lorsquilcroit avoir dress la liste de ses celles secrtes, na encore rien dit de cetteperformancecomme performance . Voil notre premire opposition refor-mule en termes plus ralistes. Elle ne renvoie pas un diagnostic extrieur,qualiant limprovisation en gnral de pratique spontane ou contrainte.

    Elle relve au contraire, de lintrieur, une tension forte entre dune partun cadrage et une prparation ncessaires, et dautre part une non moinsncessaire capacit sabandonner pleinement lexercice une fois quil sedroule, et quil faut non pas faire ce quon avait prvu, mais russir avecflicit la performance prsente.

    Protant de cette ouverture, je vais me permettre dimproviser un peu,pour souligner limportance de ce troisime basculement propos parLaborde : recadrer le cadrage de limprovisation, si je puis dire, en la repla-ant dans la question plus large de laction en gnral. Cela devrait per-mettre la fois de mieux voir ce qui relve de caractres communs touteaction, et de circonscrire au contraire ce qui peut diffrencier une improvi-sation, prise dans une dnition plus spcique, dune autre activit.

    Prenons arbitrairement quatre congurations contrastes.Se dplacer dans une ville, dabord, la faon dont Michel de Certeau

    ( ) nous la dcrit : un cadre, les rues, des plans justement, de statut trsdivers, celui qua produit laccumulation des tracs et travaux au cours delhistoire, celui des urbanistes, celui qui est en effet montr au coin des ruesou sur le fascicule du mtro, celui quon a plus ou moins en tte pour allerici ou l. partir de cela, une varit de modalits du dplacement, du suiviautomatis dun itinraire cent fois parcouru ou, ce qui est dj un peu dif-frent, de lenchanement de petites routines quon enclenche selon les cir-constances ou le temps quon a, aux accroches dont on suit ou non la sollici-tation, jusqu la gestion impromptue dimprvus (rencontres, rappel dunechose faire au passage, incidents). Force prmonitoire du texte de Cer-teau, que son titre disait si bien : marcher, cest dj un art de faire. ce titre,la marche est donc lobjet lgitime dune thorie de laction, quil proposaitexplicitement comme une critique radicale du modle linaire (intention-moyens-ralisation), mme corrig au fur et mesure de son avancement,au prot dune vision distribue (entre le passant et son environnement),

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    ottante (entre des vises et des occasions), morcele (entre des momentscontraints ou presss, et des passages vide) de nos dplacements urbains,qui paradoxalement la montrait la fois beaucoup plus raliste et efficace,

    et beaucoup plus humaine, ou disponible linvention un synonymedimprovisation ? Avantage de la mthode comparative, elle fait aussitt surgir les objec-

    tions. Si on retrouve sous la plume de Certeau une dynamisation bien venuede la relation cadre/action, cest peu de frais. Quils soient trop pauvres,lorsquon est press et que notre seul objectif est darriver vite au bureau,ou trop lches, si lon a le temps de ner en route, le but et le rsultat dela marche en ville ne sont pas assez contraignants, construits, mesurables,

    producteurs dobjets xes, pour quon nprouve pas le besoin de distinguerfortement cette activit de ce quon suggre en parlant dimprovisation.Prenons donc au contraire un cas trs contraint, charg de dispositifs,

    nayant de sens que parce quil dbouche sur une mesure de haute prci-sion : lpreuve sportive. Par exemple, le mtres haies. Cest ici larticulation entre prparation et performance qui prend tout son poids, et quoilon peut redonner un contenu concret. On voit combien la ncessit delinstant, de russir tel acte tel jour, dans telle circonstance, non seulementne soppose pas celle de son cadrage, mais quelles nont de sens que lunepar lautre. Les rgles du jeu, la distance entre les haies, lorganisation desconcours, mais aussi la savante dcomposition des gestes, la minutie desentranements, la mise au point du matriel et des techniques, lenregistre-ment la fois lgal et mythique des performances passes, linscription dansune histoire (celle de chaque athlte, celle dune discipline, celle des Jeuxolympiques ou du sport en gnral), et inversement lespce de mise en cri-ture de son propre corps que produit lentranement de haut niveau, sanscompter le jeu de relations avec des entraneurs, des rivaux, des modles :tout ce dispositif ne prend quelque ralit que lorsquil se transforme eneffet en une preuve, au double sens quon peut entendre, de performancedifficile et de test mesur. cet gard, nous sommes bien aux antipodes dela marche en ville, et tout prs dune improvisation, au sens de la dramatur-gie trs particulire que le mot preuve souligne : la mise en tension maxi-male dun moment unique, o seul le rsultat compte ; tout est surprparpour le jaillissement des starting-blocks, pourtant tout peut se jouer, sou-vent dun rien do la force spectaculaire de ces performances , tant au sensfranais quanglais du mot, quon retrouve dans une nale de mtres ou

    Pour dcrire des situations de ottement analogues, nous proposions lide dattentions basses(Rabeharisoaet al., ).

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    une Coupe du monde de foot, aussi bien que dans le grand air dune diva,le saut dun gymnaste, ou l impro dun sax tnor.

    Le cas est dcisif pour nous dprendre de toute vellit dopposer pr-

    paration et instantanit, ou plutt, pour le dire de faon positive, pourprendre la mesure du fait que le travail du corps nest rien dautre, juste-ment, quune articulation sans cesse ajuste entre contrainte et libert. Pen-sons la danse, la boxe, au chant, au thtre : chaque fois, un appui sou-ple sur des lments de soutien (la cage thoracique et la colonne du dos,la tenue du bas-ventre, la exion sur les jambes, etc.), permettant le rel-chement total du geste. Le geste ample et libr envoie une balle cent foisplus lourde et rapide que la frappe crispe du dbutant qui veut taper fort ;

    lappui sur la cage thoracique arrire fait atteindre au chanteur des notesaigus, claires et timbres, que leffort concentr sur la gorge rendait serreset tendues ; cest le rappel continu des sports de combat que tout est dansle jeu de jambes, de mme que la voix de lacteur qui semble partir du sol.Le duo fatal cadre/action, dopposition abstraite et gnrale, sest incarnen une matrice de base, tonnamment semblable, traversant la diversit detoutes ces disciplines autour de la sculpture anime du corps. Loin dtreun excutant, une machine rptitive asservissant ses moyens pour produireun rsultat, le corps est le lieu mme de la tension entre cadrage contraint etgeste libr, que lentranement travaille indniment, en une productionrciproque du corps et de lacte. Lorsquen outre ces bien nommes disci-plines incluent une dimension ludique importante, on voit ce que le sportpeut apprendre limprovisation : plus lquipe est rode, plus elle a acquisd automatismes , et plus elle peut se librer , produire un jeu inspirqui, parfois, dbouche sur lebut (dcidment, le double sens des mots estune constante, pour qui veut analyser laction !).

    Mais o allons-nous ? Ne me dites pas quun coureur de mtreshaiesimprovise ! Certes, on a le dessin et le dessein minutieux de lacte,avec le corps qui est la fois la rampe de lancement et lexplosion du geste,mais pour produire quoi ? Un score, une barre quon effleure, un temps quisaffiche Ce quon a gagn par rapport au cas de la marche en ville, avec laconcentration de leffort sur un objectif prcis, on le perd sur un autre plan.Quelque chose qui a voir avec luvre, mais au sens tymologique plusquartistique du terme : un objet ouvr, un produit indit, qui se dtachede soi. Faisons donc encore un dtour, pour voquer un autre aspect delimprovisation, qui fait contraste maximal avec lpreuve sportive ou la dis-cipline du danseur, cest le conte au coin du feu, la grand-mre qui raconteses histoires. Sauf chez les potes et les orateurs, parler cest se dbrouilleren toute aisance dans une vaste institution familire, et non produire dans

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    leffort et lajustement dlibr un objet qui vaut pour lui-mme. On serapproche de lexemple de la marche, mais cest maintenant dans les motsquon se promne. Langage/parole, il faut toujours un mdiateur puissant

    entre le cadre et lacte fait sur-le-champ, mais ce nest plus le corps, cestla langue. Si un format est ncessaire lchange linguistique comme lpreuve sportive, la diffrence, par rapport la conguration tendue quesuggre le mot discipline, cest justement cette facilit qui nous fait par-ler comme nous respirons, ce naturel dun rcit qui semble toujours neufquand il a t mille fois racont. Parler, cela sapprend sans y penser, de rou-tines en routines. Nous nhabitons pas le langage comme nous entranonsnotre corps. Nous nous promenons sans effort ni calcul dans un monde de

    mots que nous ne voyons plus. Le cadre, cette fois, nous lavons assimil delongue date, non seulement le fait de savoir parler, mais les empilementsde rcits, de conversations, de lectures accumuls ; ou le langage commemmoire collective, armoire o lon puise sans avoir besoin de chercher. Ence sens, parler cest dj improviser : rpondre une situation prsente, enmobilisant sans y faire attention, avec conomie et justesse, une innit deressources dont on aurait peine dire do elles nous viennent. Cette fois,on se rapproche des comptes rendus des ethnographes : vous croyez parlerspontanment, nous allons vous montrer le stock de contraintes et de res-sources culturelles qui vous permettent de le faire. Cest que justement, loppos de lentranement du coureur ou du chanteur, centr sur la perfor-mance du corps et la relation active entre les appuis et le geste, le cas du lan-gage est celui dun cart maximal entre un rservoir inconscient de signes,peu mallable mais mobilisable sans effort, dun ct, et de lautre la varitinanalysable des usages quen font les locuteurs : un paradis pour structura-listes, quils ne se sont pas privs doccuper.

    Victoire la Pyrrhus : cest prcisment ce manque dlaboration quiempche de considrer lusage ordinaire de la parole comme une impro-visation, malgr la faon souple et inventive dont nous savons lemployerface aux situations les plus imprvisibles. Pour improviser en paroles, ilfaut produire un objet parl qui soit un tant soit peu identiable dolimage de la conteuse, mais un cadre beaucoup plus lger suffit : pousser leconvive dont on fte lanniversaire se lever et dire quelques mots ( undiscours ! ), rendre hommage son prdcesseur qui part la retraiteDans les formes les plus sophistiques de limprovisation, musicales et po-tiques, cela va jusqu ltrange d qui consiste, comme chez les bertsulari, mettre dans linstant quelque chose qui ressemble ce que dautres onttout leur temps pour produire en sy reprenant autant de fois quil le faut, enparticulier grce au recours lcrit (recueils de bertsu, mthodes dappren-

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    tissage). On se rapproche enn du sens courant du mot improvisation.Sans tre tout fait comme une uvre crite ou stable, on attend curieu-sement delle quelle en soit une sorte de calque risqu, gagnant par cette

    tension ce quelle perd en quilibre. Si cette impro comme quasi-uvreest une forme extrme, institue, lide dattente reste prsente dans tous lesexemples moins esthtiss. Cest cela qui est dcisif pour saisir ce qua despcique limprovisation, non pas en opposition aux autres lments queles cas prcdents ont permis de souligner, mais en addition. Il faut toutcela, et cest pour prendre la mesure de ce quimplique cet tonnant exerciceque je les ai dploys : le ottement attentif un environnement dont onsaisit les prises (la dambulation), lentranement dun corps qui est la fois

    la cage et le jaillissement du geste juste (la discipline du sportif ou du dan-seur), la mobilisation souple et impromptue de codes appris de longue date,en particulier linguistiques (la conversation, la berceuse, le conte). Mais celane suffit pas, il faut encore savancer pour proposer un exercice convenu (lelaus danniversaire, lhommage au collgue) : mise en scne mme mini-male de soi comme improvisateur, dcoupe dun moment o il faut fairequelque chose d la fois attendu et surprenant ; et donc aussi, offrande desoi lexamen mme indulgent des autres, ncessit que lobjet produitrponde une exigence lmentaire de qualit, et risque dchec. Ce formatest plus ou moins matrialis, du petit discours alcoolis au solo dun granddu jazz, mais il est prsent, cest un exercice dans lequel les autres veulentque vous entriez, dont ils guettent la faon dont vous vous sortez et quilsdoivent donc ncessairement connatre lavance, au moins grossirement,et reconnatre, en cours dimprovisation. Ce qui manquait aux cas prc-dents, cest cette obligation, partir du cadre donn, de produire quelquechose dindit, mme et surtout si cest dans les rgles, et symtriquement,du ct du public, cet espace ouvert par lattente dun tel objet ouvr, quipeut parfois prendre les dimensions dune uvre, ou simplement restercomme un moment russi mais phmre.

    Le cadre ncessaire toute improvisation reste donc, plus que jamais,culturel. Comme le bon vieux social de Durkheim, cest la fois la res-source et la contrainte que la prsence des autres fournit lacteur. Mais ilne fonctionne plus, dans notre analyse cette fois, comme une explicationglobale, passive et rductrice, sorte de reprise en main de la pratique desacteurs par lanalyste qui ne veut pas laisser penser quil se laisse avoir par lacroyance la spontanit ( ce nest que ). Au contraire, si le cadre resteun bon mot, cest quil est devenu le ressort mme de lexercice, et de sonanalyse : il dit aussi bien le format de production (des bouts rims, un solosur une grille, un remerciement), le format de rception (il faut quil soit

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    compris comme remplissant les contraintes du genre), et aussi lespace etle temps dlimits de la prestation (la n du repas, le pot de dpart, le cho-rus, etc.). Bref, tout ce qui spare une parole ordinaire dune improvisation.

    Improviser, cest sappuyer sur lattente des autres, et russir retourner cetappel trs contraignant en ressource.Fin de mon improvisation, retour aux bertsulari et au livre de Laborde.

    Je suis bien retomb sur mes pieds (ouf, langoisse de limprovisateur). Cestl exactement largument central deLa mmoire et linstant . Mais dunverdict sur limprovisation en gnral, il sest fait enqute sur les faonsdimproviser. Le problme du cadre, de la prparation, du plan et des for-mats nest plus lenjeu dun positionnement thorique de lanalyste, mais le

    problme que les bertsulari doivent rsoudre. En somme, Laborde ethno-mthodologise limprovisation : il nous fait entrer, de faon trs specta-culaire, dans les mthodes que se donnent deux bertsulari pour affronterle d de la salle. Tous deux brillants et reconnus mais, astuce de lauteur, des niveaux trs diffrents, lun jeune, encore ses dbuts, se prparantlonguement aux quelques concours auxquels il peut participer, lautre ayantaccumul une longue exprience, et allant de scne en scne tout au longde lanne. Bien sr, les trucs personnels invents par le premier, FerminMihura, consistent se protger au maximum lavance. Il se prpare unesrie impressionnante de moyens mnmotechniques pour se retrouver dansson improvisation, reculons, partir des rimes trouves pour les derniersvers. Laborde a lhabilet de ne pas faire de Mihura un simple faire-valoirde son vieux rival : la description de la projection mentale anticipe que,dans un espace imaginaire, le bertsulari se donne du droulement tem-porel de lexercice venir, est un morceau danthologie, et ce niveau, savirtuosit et son imagination mticuleuses sont blouissantes vrai dire,lintelligence et la technique denqute que suppose le recueil dune telleexprience par lethnologue, qui russit nous faire assister en direct cetteincroyable prparation mentale, sont elles aussi un tour de force. Mais, unpeu comme les dtours que jai proposs visaient mettre en vidence, parcontraste, la spcicit de limprovisation, la faon de procder de Mihuralaisse insatisfait le spectateur averti, et sa suite lethnologue. Tous deuxnous invitent ainsi, nous lecteurs, nous tourner avec eux vers son collgue,le vieux renard Xabier Amuriza. Mihura est bon, mais il est trop raide (toutcomme le jazzman dbutant, qui, accord par accord, a appris par cur desenchanements de gammes). Il est prisonnier du cadre qui le protge, maisqui le rend trop guind, qui lempche de se lcher vraiment. Ce qui diff-rencie les deux bertsulari, cest quils ont trs ingalement intgr le publiccomme ressource.

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    LA MMOIRE ET LINSTANT

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    Je conclurai en renvoyant la brillante analyse de lart de limprovisa-tion dAmuriza, le bertsulari virtuose, qui conclut le chapitre. Les exemplesprcdents nous ont permis de nous rendre sensibles la virtuosit quil

    dploie sous nos yeux, grce Laborde. Bouclant la boucle, nous pouvonscomprendre llment dcisif de la qualit des improvisations dAmuriza.Elle tient prcisment au fait quil a peu peu transform la contrainte enressource, chang le cadre en appui : lattente du public, qui cre la tensionet entrane la crainte de se perdre de Mihura, est devenue chez Amuriza letremplin qui le fait rebondir. La salle, cest le paysage du promeneur, danslequel il vient saisir les ides qui lui manquaient. Fluidit et accroche dupublic sont de son ct, bien sr. Et linverse, expression possible de ce

    public : cest parce quAmuriza sen sert comme appui,affordance , quilarrive lexprimer, non parce quil lexprime quil aurait du succs. Relationrciproque que connaissent bien les acteurs au thtre : cette attention aupublic est aussi ce qui rend le public attentif. Le fait dtre lui-mme coutle pousse rpondre, smouvoir, participer, en une spirale qui rend lim-provisateur de plus en plus disponible, inspir, cest--dire possd par lesdieux, jadis ctait la dnition du gnie, jusqu la Renaissance incluse(Zilsel, ). Aujourdhui que les dieux sont morts, tre gnial, cest sansdoute savoir se laisser possder par les autres.

    Au nal, ce nest pas la thorie de laction qui, applique, nous a aids mieux comprendre limprovisation. Cest lenqute sur limprovisationqui nous fait mieux comprendre laction, et plus gnralement nos modesde prsence au monde et aux autres. Certains se demandent encore si uneethnologie de son propre univers culturel est possible. Laborde nous prouveque la rponse est positive et, surtout, quelle peut tre passionnante.

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