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La mesure des discriminations dans l’emploi Éléments de synthèse suite à la Rencontre du 22 juin 2017 Introduction Yara Makdessi, Conseil national de l’information statistique Marie Ruault, Mission animation de la recherche, Dares En France, de nombreux travaux parviennent à mettre en évidence l’existence – et la persistance – de discriminations sur le marché du travail liées à un ou plusieurs des critères listés par la législation 1 , et ce malgré leur caractère illégal 2 . Des analyses quantitatives, sur données d’enquêtes, montrent des disparités entre différents groupes de personnes qui demeurent inexpliquées et seraient imputables, pour partie, à de la discrimination. C’est par exemple le cas des différences de taux d’emploi relevées en raisonnant « toutes choses égales par ailleurs », ou autrement dit, en essayant de neutraliser les effets des autres facteurs. Des études expérimentales, qui recourent à la méthode du testing, mesurent plus directement l’existence de discriminations à l’embauche, comme par exemple celles liées à l’origine du candidat. Enfin, des enquêtes qui cherchent à approcher la perception de la discrimination par les personnes elles-mêmes montrent sa prégnance et une corrélation entre le sentiment d’être discriminées et les écarts que leur situation présente, « toutes choses égales par ailleurs », par rapport à d’autres. Ainsi, du côté de la statistique publique, des situa- tions de discrimination sont mesurées quantitativement par des méthodes directes ou indirectes. Des analyses statistiques, sur les écarts de salaires entre les femmes et hommes par exemple, éclairent une ou plusieurs facettes du phénomène, selon des approches différentes, mais complémentaires. Pour autant, la question de la mesure des discri- minations est pour partie lacunaire. Elle se pose de façon récurrente au sein des instances de concertation que sont les sept commissions thématiques bi-annuelles du Conseil national de l’information statistique (Cnis). Abordée par l’angle des opérations statistiques menées par les producteurs de données, elle demeure insuffisam- ment discutée, car les questions des discriminations ne relèvent pas d’une enquête spécifique et n’appartiennent pas à une commis- sion thématique, mais sont transversales. Le programme de moyen terme 2014-2018 du Conseil souligne le besoin d’études sur les phéno- mènes de discrimination à l’embauche et au cours d’une carrière 3 . Partant de cette recommandation, un état des lieux des sources existantes et de leurs potentialités a été établi 4 . Il rend compte des différentes sources d’informations sur le sujet, liste les diverses méthodes et fournit une bibliographie pluridiscipli- naire des travaux réalisés. S’il permet de présenter la richesse du matériau disponible, ce document contribue à montrer que mesurer les discriminations, leurs diverses formes et leur Chroniques n° 14 Février 2018 Directrice de la publication : Françoise Maurel Rédactrice en chef : Isabelle Anxionnaz Maquette : Rose Pinelli Vanbauce Publication diffusée gratuitement, ne peut être vendue ISBN 978-2-11-139673-9 1. L’article L1132-1 du Code du travail liste une trentaine de critères considérés comme discriminatoires. 2. La discrimination est reconnue comme infraction pénale, punie d’une peine d’emprisonnement et de plusieurs milliers d’euros d’amende. 3. Moyen terme du Cnis, avis numéro 4 de la commission Emploi, qualification et revenus du travail. 4. « Les discriminations dans le domaine de l’emploi », Document de travail du Cnis, août 2017. 01

La mesure des discriminations dans l’emploi

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La mesure des discriminationsdans l’emploi

Éléments de synthèse suite à la Rencontre du 22 juin 2017

Introduction

Yara Makdessi, Conseil national de l’informationstatistiqueMarie Ruault, Mission animation de la recherche,Dares

En France, de nombreux travaux parviennent àmettre en évidence l’existence – et la persistance –de discriminations sur le marché du travail liées àun ou plusieurs des critères listés par la législation1,et ce malgré leur caractère illégal2. Des analysesquantitatives, sur données d’enquêtes, montrentdes disparités entre différents groupes de personnesqui demeurent inexpliquées et seraient imputables,pour partie, à de la discrimination. C’est parexemple le cas des différences de taux d’emploirelevées en raisonnant « toutes choses égalespar ailleurs », ou autrement dit, en essayant deneutraliser les effets des autres facteurs. Desétudes expérimentales, qui recourent à laméthode du testing, mesurent plus directementl’existence de discriminations à l’embauche,comme par exemple celles liées à l’origine ducandidat. Enfin, des enquêtes qui cherchent àapprocher la perception de la discrimination parles personnes elles-mêmes montrent saprégnance et une corrélation entre le sentimentd’être discriminées et les écarts que leur situationprésente, « toutes choses égales par ailleurs »,par rapport à d’autres.

Ainsi, du côté de la statistique publique, des situa-tions de discrimination sont mesurées

quantitativement par des méthodes directes ouindirectes. Des analyses statistiques, sur lesécarts de salaires entre les femmes et hommespar exemple, éclairent une ou plusieurs facettesdu phénomène, selon des approches différentes,mais complémentaires.

Pour autant, la question de la mesure des discri-minations est pour partie lacunaire. Elle se posede façon récurrente au sein des instances deconcertation que sont les sept commissionsthématiques bi-annuelles du Conseil national del’information statistique (Cnis). Abordée par l’angledes opérations statistiques menées par lesproducteurs de données, elle demeure insuffisam-ment discutée, car les questions desdiscriminations ne relèvent pas d’une enquêtespécifique et n’appartiennent pas à une commis-sion thématique, mais sont transversales.

Le programme de moyen terme 2014-2018 duConseil souligne le besoin d’études sur les phéno-mènes de discrimination à l’embauche et au coursd’une carrière3.

Partant de cette recommandation, un état deslieux des sources existantes et de leurs potentialitésa été établi4. Il rend compte des différentes sourcesd’informations sur le sujet, liste les diversesméthodes et fournit une bibliographie pluridiscipli-naire des travaux réalisés. S’il permet deprésenter la richesse du matériau disponible, cedocument contribue à montrer que mesurer lesdiscriminations, leurs diverses formes et leur

Chroniques n° 14Février 2018Directrice de la publication : Françoise MaurelRédactrice en chef : Isabelle AnxionnazMaquette : Rose Pinelli VanbaucePublication diffusée gratuitement,ne peut être vendueISBN 978-2-11-139673-9

1. L’article L1132-1 du Code du travail liste une trentaine de critères considérés comme discriminatoires.2. La discrimination est reconnue comme infraction pénale, punie d’une peine d’emprisonnement et de plusieurs milliers d’euros d’amende.3. Moyen terme du Cnis, avis numéro 4 de la commission Emploi, qualification et revenus du travail.4. « Les discriminations dans le domaine de l’emploi », Document de travail du Cnis, août 2017.

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ampleur est complexe et que les différentesapproches et méthodes retenues pour documen-ter le phénomène ne fournissent qu’une visionpartielle et relative de la question.

La Rencontre organisée par le Cnis en juin 2017sous la présidence de Jean-Christophe Sciberras5

s’est appuyée sur ce constat et, centrée sur lechamp des discriminations observées dans ledomaine de l’emploi - à l’embauche, au coursd’une carrière professionnelle et lors d’un licen-ciement -, s’est proposée de porter une réflexionsur les pistes permettant d’améliorer la mesureet la compréhension d’un phénomène difficile àdécrire complètement au travers des statisti-ques. Elle a rassemblé plus de quatre-vingtsproducteurs et utilisateurs des données. Parmiles producteurs étaient présents les services dela statistique publique qui regroupent l’Institutnational de la statistique et des études économiques(Insee) et les services statistiques ministériels(SSM), mais aussi des chercheurs, le Défenseurdes droits et le secteur associatif, qui rassemblentdes données de nature variée. Du côté des utili-sateurs des données, une diversité d’acteurs,engagés sur la question de la lutte contre lesdiscriminations étaient présents : des repré-sentants du milieu associatif, de syndicats, desuniversitaires, chercheurs, institutionnels auniveau national et au niveau local ainsi que desacteurs du secteur privé.

Après une introduction permettant d’identifierau travers du droit ce qui constitue une discri-mination et d’avoir une grille de lecture sur cequi permet de la caractériser, les différentsintervenants ont mis en évidence la diversitédes sources statistiques disponibles. Celles-cisont multiples, riches en informations et proposentdes approches différentes : opérations statisti-ques ciblées comme les enquêtes devictimation, enquêtes sur le ressenti despersonnes (Trajectoires et Origines, Conditionsde travail, baromètre du Défenseur desdroits...), opérations de testing auprès desrecruteurs. Néanmoins, les présentations ontsouligné une exploitation parfois insuffisantede ces sources, compte-tenu de leurs potentialités,ainsi qu’une réelle difficulté pour certainsacteurs de disposer d’indicateurs simples àmobiliser. Au-delà, les échanges ont montré

les limites de ces sources et l’insuffisance decertaines approches en particulier sur certai-nes questions qui restent peu documentées ;par exemple celle de la discrimination liée àl’orientation sexuelle, à la situation de handicapou à l’apparence physique, l’approche desparcours de discrimination ou encore desphénomènes d’auto-censure.

Les débats ont réaffirmé l’intérêt de confronterdes approches qualitatives et quantitatives etleur complémentarité. Ils ont souligné quel’objectivation des situations discriminatoiresdemeure difficile, notamment du fait de lapluralité des pratiques qu’elles recouvrent,comme c’est le cas par exemple dans ledomaine de la discrimination syndicale. Maiscela invite à prendre des initiatives pour renforcerla capacité de mesure dans les enquêtes enpopulation générale et, au-delà, à investiguerde nouvelles méthodes permettant de disposerde données régulières et couvrant pluslargement l’ensemble des dimensions liées à ladiscrimination.

Deux voies en particulier pourraient êtreexplorées. La première destinée à mettre enplace des indicateurs réguliers rendantcompte de l’évolution des perceptions sur ladiscrimination en général et celle subie spéci-fiquement par les personnes en fonction dedifférents critères. Au travers d’un outil de typebaromètre, ce genre d’approche fournit, àdéfaut d’une mesure factuelle, des donnéespermettant notamment de capter des évolu-tions dans le temps et de caractériser unphénomène du point de vue sociologique.L’exploitation de données administrativespourrait également contribuer à la mise enplace d’indicateurs réguliers permettant lacomparaison entre différents groupes depopulations. La deuxième voie de réflexionouverte est celle de l’exploitation des donnéesproduites directement par les entreprises.Plusieurs enquêtes sont réalisées dans lesentreprises et les données qui en sont issuesconstituent un potentiel important et un matériaudont on pourrait se demander comment lastatistique publique parviendrait à s’en saisir ?

Les cinq textes proposés ci-après contribuent àéclairer les réflexions à venir sur le sujet desdiscriminations dans le domaine spécifique del’emploi, voire au-delà.

Le droit des discriminationsdans l’emploi

Michel Miné, Professeur du Conservatoirenational des arts et métiers (CNAM), chairedroit du travail et droits de la personne

Pour agir contre les discriminations, il convientd’abord de les identifier. Or celles-ci sontsouvent difficiles à percevoir, car banalisées oucachées. À cet égard, le droit peut constituerune grille de lecture.

Ce travail d’identification impose d’abord dequalifier juridiquement ce qu’est une discrimi-nation. Dans ce cadre, l’enjeu se trouve êtred’identifier des processus discriminatoiresparfois noyés parmi un ensemble d’inégalitésne relevant pas nécessairement d’une logiquede discrimination. Cette distinction entre discri-minations et inégalités apparaît fondamentale.L’identification des discriminations recouvreainsi un enjeu fort, tant pour les statisticiensque pour les juristes.

Le droit français intègre un principe constitu-tionnel d’égalité. Tous les citoyens sont ainsiégaux devant la Loi. Cependant, ce principe nes’applique pas directement dans le monde dutravail et des relations sociales. Il y a étédécliné progressivement à travers un autreconcept : l’égalité de traitement.

En 1950, une loi est venue affirmer la règlesuivante : « à travail égal, salaire égal ». L’objetde cette législation était de supprimer lesécarts de rémunération entre les femmes et leshommes encore prévus, à l’époque, dans uncertain nombre de textes conventionnels etréglementaires. Cette règle a ensuite étéintégrée dans le Code du travail en 1973. Cen’est cependant qu’en 1996 qu’elle a été mobi-lisée, à travers un arrêt de la Cour de cassation

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5. Également président de la commission « Emploi, qualification et revenus du travail » du Cnis.

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faisant référence à la nécessité, à travail égal,d’un salaire égal entre tous les salariés dansune situation identique. Cet arrêt de la Cour decassation a introduit la nécessité de définir, enpremier lieu, un cercle des égaux, à savoirdes personnes en situation identique, avantd’examiner s’ils effectuent un travail de valeurégale. En 2008, la Cour de cassation a érigécette règle en principe. Depuis lors, un principed’égalité de traitement a vocation à s’appliquerà l’ensemble des salariés, à l’égard de l’ensembledes avantages dont ils sont susceptibles debénéficier dans le travail.

Ce régime juridique de l’égalité de traitement,construit très spécifiquement dans le cadrefrançais par le biais de la jurisprudence,demeure toutefois différent du régime juridiquede la non-discrimination. On notera qu’en droiteuropéen (dans les définitions des directives),le terme « égalité de traitement » renvoie àune absence de discrimination directe ou indirecte.

Le droit des discriminations, tel qu’applicableaujourd’hui en France, s’avère très redevableau droit international des droits de l’homme,notamment de l’Organisation internationale dutravail, et au droit de l’Union européenne. Il estfondé sur un corpus de règles et non sur unprincipe général de non-discrimination. Il s’appliqueainsi au regard de critères, avec des règles denon-discrimination communes à l’ensemble deceux-ci ou spécifiques à certaines discrimina-tions (la discrimination entre femmes ethommes, la discrimination au regard du handi-cap, de l’orientation sexuelle, des activitéssyndicales, etc.).

En 1946, seuls quatre ou cinq critères de discri-mination étaient ainsi définis. Aujourd’hui, ilssont au nombre de trente. Des critères ontaussi été définis par le législateur pour appré-hender des problématiques particulières nerelevant pourtant pas de la discrimination.

De manière générale, la discriminationdésigne, dans une situation donnée (de travail,de consommation, etc.), un traitement défavo-rable injustifié subi par une personne en lienavec un critère. Le droit du travail vise ainsipotentiellement toute mesure prise par une

entreprise ou une administration, depuis lerecrutement jusqu’à la rupture du contrat detravail, en passant par la rémunération, ledéroulement de carrière, etc. – le droit pénaln’abordant quant à lui que certaines mesures.

Une discrimination se définit par trois élémentscumulatifs : un traitement défavorable (dansl’accès à l’emploi ou en cours d’emploi), sansjustification (absence de pertinence de la mesuredéfavorable), en lien avec un critère dont l’utilisationest interdite pour prendre une décision défavorable.Ceci implique que la discrimination ne revêt pasnécessairement un caractère volontaire – l’intentionde nuire ne devant éventuellement êtredémontrée que devant une juridiction pénale.Une entreprise peut ainsi discriminer sans levouloir ni même le savoir. Par ailleurs, il convientde noter que certains critères interdits pourfonder une décision défavorable peuvent, voiredoivent, être utilisés à d’autres égards, s’agissantnotamment de mettre en œuvre les disposi-tions applicables aux femmes enceintes ou auxtravailleurs en situation de handicap (aména-gements raisonnables).

La discrimination peut être qualifiée de« directe » lorsque, dans une situation compa-rable (la notion de « comparable » étant pluslarge que celle « d’identique »), une personneest moins bien traitée qu’une autre ne l’est, nel’a été ou ne l’aura été, ou ne le serait, auregard d’un ou plusieurs critères (avec despossibilités de cumuls conjoncturels ou struc-turels). Une discrimination peut ainsi êtreétablie par comparaison avec la situationd’autres personnes (ne l’est) ou dans le cadrede la succession dans un poste (ne l’a été oune l’aura été). Elle peut également être établieen dehors de toute comparaison (ne le serait).Issue du droit européen, cette dernièreapproche commence à être déclinée enFrance, avec un guide publié en mars 2013par le Défenseur des droits6 (destiné auxnégociateurs de branches pour les aider àrevaloriser les emplois majoritairement occupéspar des femmes), des bases juridiquesconventionnelles (à travers l’accord nationalinterprofessionnel - ANI - du 19 juin 2013 relatifà la qualité de vie au travail) ou légales (àtravers la loi du 4 août 2014 relative à l’égalité

réelle entre les femmes et les hommes), ainsiqu’un guide édité récemment par le Conseilsupérieur de l’égalité professionnelle entre lesfemmes et les hommes (destiné aux négociateursde branches pour les aider à travailler surles grilles de classification en intégrant laquestion de l’égalité entre femmes ethommes). La discrimination directe recouvrepar ailleurs les discriminations par injonction(résultant de demandes de clients, voire desalariés), par association (lorsqu’unepersonne est discriminée du fait de son lienavec une autre relevant d’un ou plusieurscritères de discrimination) ou par harcèlement(lorsqu’une personne est harcelée du faitd’une de ses caractéristiques sexuelles ouraciales, de son handicap, etc.).

La discrimination peut aussi être qualifiée« d’indirecte » lorsqu’une entreprise ou un acteuréconomique met en œuvre une règle (légale,réglementaire ou conventionnelle) ou unepratique qui, bien qu’apparaissant neutre (sansréférence à un critère de discrimination), a deseffets plus défavorables sur les personnes relevantd’un ou plusieurs critères de discrimination. Pourlever la présomption de discrimination indirecte, lecas échéant en cas de contentieux, l’employeurdoit alors justifier son besoin de la règle ou del’usage : l’objectif poursuivi doit être pertinent etsans caractère discriminatoire ; les moyens misen œuvre doivent également apparaître propor-tionnés. Issue du droit européen, cette définitionest reprise par le juge français depuis 2007, dansle cadre d’affaires relatives à la discrimination liéeà l’état de santé ; au regard de la jurisprudenceeuropéenne, elle mériterait d’être mobilisée enmatière de travail à temps partiel – une règledéfavorable aux travailleurs à temps partielpouvant être défavorable aux femmes, majoritairesau sein de la population concernée.

Michel Miné, Droit des discriminations dansl’emploi et le travail, 2016, Éditions Larcier(coll. Paradigme), Bruxelles, 852 p. (préfacede Jean-Yves Frouin, président de lachambre sociale de la Cour de cassation ;postface de Jacques Toubon, Défenseurdes droits).

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6. Guide pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine.Un salaire égal pour un travail de valeur égale, mars 2013.

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Éléments sur les méthodesde mesure des discriminations

Sébastien Roux, Institut national de la statistiqueet des études économiques (Insee)

La discrimination correspond à un traitementdéfavorable sans justification et en lien avecun critère discriminant. À la différence del’approche juridique des discriminations,reposant souvent sur la caractérisation de cassinguliers, l’approche statistique permetpotentiellement d’observer la répétition denombreuses situations, susceptibles demettre en évidence des différences significatives.Si elle présente l’intérêt d’être rigoureuse,elle repose, toutefois, sur la formulationd’hypothèses.

La mesure statistique des discriminationss’articule ainsi autour de trois étapes interdé-pendantes : la collecte de donnéesindividuelles contenant les caractéristiquespotentiellement discriminantes ; la mise enœuvre de techniques statistiques ou économé-triques adaptées pour construire desindicateurs pertinents ; l’analyse et l’interpré-tation des résultats.

Trois approches complémentaires permettentd’aborder la mesure des discriminations7.

L’approche « indirecte » consiste à mesurerdes différences objectives entre groupesd’individus distingués selon leur caractéris-tique discriminante. Cette approche reposesur la mesure des conséquences attenduesou potentielles des discriminations. Elleimplique d’utiliser des données individuellescontenant des informations sur la nature dutraitement observé (comme la situation d’em-ploi ou le salaire) et la caractéristiquepotentiellement discriminante (tels que sexe,origine), ainsi que des variables de contrôlepermettant de comparer à des situations simi-laires (niveau d’éducation, expérience, naturedu poste occupé, par exemple).

Cette approche peut s’appuyer sur des sourcesen population générale comme l’enquêteEmploi ou les déclarations annuelles dedonnées sociales (DADS), qui présentent l’intérêtd’être pérennes (facilitant ainsi les analyses enévolution) et d’être construites sur de largeséchantillons (offrant ainsi une puissance statis-tique suffisante pour mesurer les écarts). Enrevanche, elles contiennent peu d’informationssur les caractéristiques discriminées.

Cette approche peut également s’appliquer surdes enquêtes plus spécialisées telles quel’enquête Trajectoires et Origines (TeO),l’enquête Conditions de travail, l’enquêteHandicap-Santé ou encore l’enquête Relationsprofessionnelles et négociations d’entreprise(REPONSE), qui fournissent des informationsplus précises sur les caractéristiques discriminées,mais ne permettant pas l’observation decumuls de critères, avec des échantillons detaille plus limitée et une faible périodicité (voireun caractère ponctuel).

Grâce à l’application de méthodes statistiques,les écarts peuvent ainsi être éclairés, au regardde variables de contrôle, sans toutefois que lesécarts inexpliqués puissent nécessairementêtre interprétés comme résultant de discrimina-tions. Les écarts expliqués pourraienteux-mêmes résulter de discriminations anté-rieures. L’approche indirecte repose ainsi sur leconstat de différences, sans certitudes qu’ellesrésultent de comportements discriminatoires.

L’approche « subjective », quant à elle,consiste à interroger directement les victimespotentielles de discriminations sur leurressenti. Cette approche implique d’identifier,dès la conception de l’enquête, les discrimina-tions à examiner. Elle nécessite également depouvoir identifier les individus possédant lescaractéristiques potentiellement discriminées.

Cette approche présente l’intérêt de permettreune comparaison entre le ressenti des individuset les résultats d’une mesure indirecte desdiscriminations. Le cas échéant, une corres-pondance peut ainsi être mise en évidence.Des phénomènes de sous-estimation ou

d’amplification des comportements discrimina-toires par les individus sont au contraireidentifiables. Les conséquences psychologiquesdes discriminations sur les individus peuventégalement être approchées par ce biais – leressenti pouvant être analysé en tant que tel,indépendamment de la mesure objectived’écarts.

Cette approche nécessite de mobiliser dessources spécialisées telles que l’enquête TeO,l’enquête Handicap-Santé ou l’enquêteConditions de travail, qui reposent sur desquestions pouvant être considérées commesensibles ou intrusives. À ce titre, elles fontgénéralement l’objet d’un examen attentif parle Conseil national de l’information statistique(Cnis), voire par la Commission nationale del’informatique et des libertés (Cnil).

Enfin, le « testing », renverse la perspective ets’intéresse aux discriminants potentiels. Enobservant les réactions de ces derniers face àtelle ou telle situation, d’éventuels comporte-ments discriminatoires peuvent être mis enévidence.

Cette approche impose de construire desdonnées spécifiques, s’agissant par exemplede créer des candidats fictifs aux caractéristiquessusceptibles de faire l’objet de comportementsdiscriminatoires. Son avantage est de s’affranchirde la nécessité de comparer des individus,d’autoriser le croisement de plusieurs caracté-ristiques potentiellement discriminantes et depermettre un ciblage des entreprises ou struc-tures testées.

D’un point de vue statistique, les indicateursproduits sont simples à mesurer et à interpréter,en fonction de la réponse positive ou négativede l’entreprise testée. Ils permettent de mettreen évidence des comportements discriminatoiresde manière indiscutable, sans toutefois enpréciser le caractère intentionnel ou non.

Cette approche requiert néanmoins la cons-truction de profils de candidats fictifs crédibleset la mobilisation d’une logistique importante.Par ailleurs, elle ne peut être portée à la

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7. Revue Économie et Statistique n° 464-465-466, 2013, Insee. Inégalités et discriminations : questions de mesure. Approches indirectes : la discrimination comme composante inexpliquée des inégalités -L’approche expérimentale : l’apport du testing - Approches subjectives : mesurer la discrimination ressentie.

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connaissance des structures testées, au risquede voir leurs réponses influencées, à moinsqu’il ne s’agisse de testing sollicités comme lemontre plus loin l’article d’Eric Cédiey. Desurcroît, elle ne peut concerner qu’un nombrelimité de traitements, principalement liés àl’accès à l’emploi – la mesure des discrimina-tions ayant trait à la rémunération ou auxcarrières nécessitant de prendre en comptedes interactions répétées.

Les trois approches présentées permettent demettre en évidence des discriminations massiveset recouvrant de multiples dimensions. Il estainsi possible de comprendre ce qui génèrepotentiellement les écarts constatés, le caséchéant en explorant des facteurs nouveaux(exposition des emplois au public, situationconcurrentielle des entreprises, par exemple).

Cependant, la mesure des discriminationsdemeure confrontée à des limites. Sur les trentecritères de discrimination établis par la loi, peus’avèrent couverts par la statistique publique. Ildemeure en effet complexe de mettre enévidence des discriminations liées à l’âge, dansla mesure où l’âge et l’expérience se confondentpour expliquer les écarts de salaire. D’autrescritères de discrimination tels que les mœurs, lescaractéristiques génétiques ou l’apparencephysique demeurent difficiles à définir statisti-quement et à traduire par des interrogationsprécises dans les enquêtes. Enfin, d’autrescaractéristiques concernent des effectifs tropfaibles pour être observées statistiquement.

Deux exemples d’enquêtesstatistiques en population générale

Emmanuel Valat, Direction de l’animationde la recherche et des études statistiques(Dares)

Plusieurs enquêtes de la statistique publiqueabordent le thème des discriminations dans le

domaine de l’emploi, à travers des questionsplus ou moins subjectives posées directementaux enquêtés sur leur vécu. Deux exemples ensont donnés ici : l’enquête Trajectoires et Origines(TeO) sur l’insertion des immigrés et de leursdescendants et les enquêtes Conditions detravail et risques psychosociaux.

Les différents types de questions générale-ment posées sont bien représentés dansl’enquête TeO. Certaines questions de cetteenquête portent sur les refus d’emploi, d’autressur les refus de promotion ou les licenciementsperçus comme injustes. Il est ainsi possibled’interroger la perception des discriminationsen matière d’accès à l’emploi, mais aussi enmatière d’évolution de carrière. Un troisièmetype de question porte sur les tâches confiéesperçues comme inutiles, dégradantes ouencore indésirables. Il s’agit alors d’interrogerles discriminations non pas spécifiquement àl’embauche ou en termes d’évolution profes-sionnelle mais au cours de la période d’emploi,en lien avec la qualité de l’emploi occupé et destâches confiées au travailleur. Enfin, l’enquêteintègre un questionnement sur les motifsperçus d’une éventuelle discrimination(origine, sexe, quartier de résidence, modevestimentaire, santé, etc.), permettant de situerl’importance relative de chaque motif.

L’enjeu est alors d’étudier la correspondanceentre les éléments subjectifs recueillis et lessituations réelles. Plusieurs travaux empiriquesconfortent l’existence d’un tel lien. À partir del’enquête TeO, une étude menée par Brinbaum,Meurs et Primon8 parue en 2015, a mis enévidence l’existence d’une corrélation entre leressenti de discriminations et le chômage inex-pliqué (au regard de caractéristiquesindividuelles) ; une autre étude réalisée parMeurs, Lhommeau et Okba9 montre égalementqu’il existe une corrélation entre le ressenti dediscriminations et l’écart avec le salaire potentiel(au regard de caractéristiques individuelles).

De telles études permettent d’établir desliens entre la perception subjective et un

certain nombre de variables décrivant l’inté-gration effective des individus sur le marchédu travail. Cependant, l’existence potentiellede caractéristiques productives individuellesinobservées par le statisticien peuvent biaiserl’analyse. La qualité du diplôme, qui n’estpas toujours observée, pourrait par exempleêtre une telle variable. Il est tout à fait envi-sageable que deux populations ayant desniveaux d’éducation similaires ne soient enmoyenne, pour diverses raisons (éloigne-ment géographique, connaissance plus oumoins avérée de qualité des diplômes, etc.),pas détentrices de diplôme de même qualité(deux Masters de même spécialité peuventpar exemple être évalués différemment parles employeurs selon l’université ou l’écolequi le délivre). Cette distribution inégale estsusceptible de générer des différencesd’accès à l’emploi entre deux populations.Les travailleurs ne connaissant pas toujoursla valeur attribuée par les employeurs àchaque diplôme, cela peut égalementengendrer une perception plus fréquente dediscriminations pour les membres decertains groupes. Les discriminationsressenties seront dans ce cas, en partie,liées à des caractéristiques productives etnon uniquement à des comportementsdiscriminatoires de la part des employeurs.

À partir des enquêtes Conditions de travail(CT), des études originales ont également étémenées sur la question des discriminations aucours de la période d’emploi, avec uneapproche moins subjective (il s’agit de prendreen compte des situations de travail objectivestelles que l’exposition à des nuisances sonores).

En 2009, Coutrot et Waltisperger10 ont ainsiréalisé, à partir de l’édition 2005 de l’enquête,une étude visant à mettre en évidence, à métieret caractéristiques individuelles identiques,l’évocation plus fréquente chez les immigrés(hommes et femmes) de postures pénibles autravail (52 %, contre 36 % pour les non-immigrés),d’un travail monotone et répétitif (37 %,contre25 % pour les non-immigrés), d’une participation

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8. Brinbaum Y., Meurs D. et Primon J-L., 2016, « Situation sur le marché du travail ? : statuts d’activité, accès à l’emploi et discrimination », in. Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité despopulations en France, sous la direction de Beauchemin C., Hamel C. et Simon P, Coll. Grandes Enquêtes, Ined.9. Meurs D. , Lhommeau B. et Okba M., 2016, « Emplois,salaires et mobilité intergénérationnelle »,in. Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, sous la direction deBeauchemin C., Hamel C. et Simon P, Coll. Grandes Enquêtes, Ined.10. Coutrot T., Waltisperger D., 2009, Les conditions de travail des salariés immigrés en 2005, Premières Informations, Premières synthèses, n° 09.2, Dares.

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moindre à des réunions (28 %, contre 49 %pour les non-immigrés) ou encore d’uneabsence de collègues (12 %, contre 6 % pourles non-immigrés). En s’appuyant égalementsur l’enquête Surveillance médicale des expo-sitions des salariés aux risquesprofessionnels (SUMER), reposant sur unrecueil d’information objectif effectué par desmédecins du travail, les auteurs observentdes résultats relativement proches, ce qui apermis d’écarter l’idée que ces résultats puis-sent être liés à des différences de perceptiond’ordre culturel ; l’hypothèse de comporte-ments discriminatoires de la part desemployeurs demeure quant à elle largementplausible.

En 2016, une autre étude réalisée par Algava11

a permis de mettre en évidence des comporte-ments hostiles au travail envers les femmes :(mépris, non-reconnaissance ou atteintesdégradantes) plus fréquemment rapportés parles femmes (22 %, contre 4 % pour leshommes). Ces comportements sexistes sontégalement apparus viser particulièrement lesfemmes jeunes, les mères de jeunes enfants etles femmes diplômées et / ouoccupant desmétiers « masculins ».

Se pose toutefois, ici aussi, la question desavoir si ces constats peuvent être associés àdes discriminations. Là encore, des caractéris-tiques productives inobservées peuvent entreren ligne de compte.

Finalement, il est important de préciser quemême si l’existence manifeste des discrimina-tions rapportées mérite d’être discutée, lesrésultats des études évoquées ici suggèrentque les questions subjectives semblent tout demême refléter une certaine réalité. Maissurtout, cette approche présente par ailleurscertains avantages. Notamment, elle permetpotentiellement l’interrogation comparée dedifférentes sphères de discrimination (l’accès àl’emploi et les conditions d’emploi, la promotion,le logement, la vie sociale, etc.). Elle autoriseaussi l’inclusion de certains motifs difficilementévaluables par ailleurs tels que l’orientationsexuelle, l’apparence physique, la couleur depeau, etc.

En perspective, elles pourraient égalementpermettre de s’intéresser aux conséquencesdes discriminations ressenties, sur les compor-tements de recherche d’emploi et les choix decarrière notamment. La question du degré desensibilisation des personnes au thème de ladiscrimination, susceptible d’influencer laperception des discriminations, pourraitégalement être approfondie.

Appréhender les discriminationsavec la méthode du testing

Clémence Berson, Banque de France

La méthode du testing repose sur l’envoi à desentreprises de curriculum vitae (CV) identiques,excepté vis-à-vis d’une caractéristiquesupposée discriminante (comme le sexe, lenom de famille). La discrimination peutensuite être mesurée à partir du taux deréponses obtenues par les différents groupestestés.

De telles études ont été mises en place enréaction aux critiques formulées à l’encontredes enquêtes statistiques – celles-ci permettantde mesurer des écarts en matière de rémuné-ration ou de taux d’emploi et assimilant, pourcertains de manière insuffisamment justifiée,la part inexpliquée de ces écarts à de ladiscrimination.

Une revue de littérature sur les mesures de ladiscrimination par testing ou audit a étéproduite sur les origines du testing par Riach etRich en 2002. Des approches très différentesd’un pays à l’autre et dressant de nombreuxcritères de discrimination ont ainsi été mises enévidence. Le premier testing a été mené en1970 par Jowell et Prescott-Clarke auRoyaume-Uni pour montrer une discriminationraciale parmi les employés. En 2017, unerevue de littérature permettant de compléter laprécédente a été menée par Staert, sur les payseuropéens uniquement.

Sur le plan institutionnel, dans les années1990, des études reposant sur le testing ontété commandées dans différents pays parl’Organisation internationale du travail(OIT), pour permettre des comparaisons enmatière de discriminations à l’embauche. EnFrance, le testing a commencé à être utilisépar des chercheurs en économie dans lesannées 2000 (avec le travail de PascalePetit sur les femmes dans le monde de lafinance notamment), avant de devenir, en2002, une potentielle preuve juridique de ladiscrimination à l’embauche (Arrêt de lachambre criminelle de la Cour de cassationdu 11 juin 2002).

Un certain nombre de limites du testing sontévoquées plus haut par Sébastien Roux. En2012, Aeberhardt, Fougère et Rathelot ontainsi mis en évidence que le testing produisaitdes résultats essentiellement locaux(s’agissant de tester une profession ou unezone particulière, sur une période donnée –la discrimination pouvant ensuite évoluerou être différente dans d’autres environne-ments), demeurait relativement coûteux(pour les chercheurs et les entreprises –certaines études allant jusqu’à la passationd’entretiens, entraînant une réflexionéthique sur les coûts engendrés pour lesentreprises testées) et soulevait desproblématiques à la fois de perception descritères (un nom pouvant, par exemple,renvoyer à l’origine mais aussi à d’autresdimensions telles que la classe sociale,avec des interprétations potentiellementdifférentes en fonction de la sensibilité et duniveau de connaissance des destinatairesdu testing) et de qualité des candidatures(la mesure de la discrimination pouvant êtreimpactée par le niveau de qualité des candi-datures, comme l’a démontré l’évaluationpar Behaghel, Crépon et Le Barbanchon del’expérimentation des CV anonymes parPôle Emploi).

Heckman et Siegelman ont quant à eux mis enévidence que le testing faisait apparaitre unediscrimination potentielle, par rapport à descomportements de demande observés et nondans une situation d’équilibre sur le marché de

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11. Algava E., 2016, Dans quels contextes les comportements sexistes au travail sont-ils le plus fréquent ?, Dares analyses, n° 046, septembre.

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l’emploi. Ils ont également insisté sur l’impactsur la mesure des différences de perception –l’hétérogénéité individuelle pouvant êtreperçue différemment par les concepteursdu testing et les employeurs potentiels, àplus forte raison dans le cadre d’entretiens.Enfin, ils ont souligné que les différencesentre CV, même faiblement corrélées à laproductivité, pouvaient conduire à des biaisimportants, voire à mesurer des discriminationsinexistantes.

Pour répondre à ces critiques, il importe debien préparer l’expérimentation, s’agissantnotamment de définir en amont le cadre decelle-ci (testing et/ou entretiens), ainsi queson objet (pour éviter d’étirer les résultats àdes sous-groupes). Lors de la mise en placede l’expérimentation, il importe de tester laperception des noms et prénoms utilisés etde prévoir un échantillon suffisammentimportant pour compenser les non-réponses.Le cas échéant, des tests préalables de signi-ficativité statistique peuvent être réaliséspour déterminer un nombre de réponsesminimal à obtenir. Il convient par ailleurs des’attacher à limiter la détection de l’expéri-mentation, en limitant le nombre de candidatspar offre, en soignant le protocole (envoi desoffres en différé, préparation minutieuse duCV…), etc.

Lors de l’exploitation des données, il apparaîtnécessaire d’étudier les préférences pour uncandidat plutôt qu’un autre – les entreprisespouvant n’apporter de réponse à aucun candidatet empêcher ainsi la mesure de leur expression.Une probabilité de recevoir une demanded’entretien ou d’être préféré par probit 12 peutensuite être estimée. La robustesse de l’expéri-mentation doit également être testée, enestimant l’impact des paramètres choisis(ordre d’envoi des CV, types de CV choisis,noms choisis, etc.).

Pour limiter les biais évoqués par Heckman etSiegelman, il demeure possible de diversifier lesoffres d’emploi testées et les caractéristiques desréponses apportées, en vue de contrôler les

différences de distribution des caractéristiques.Des modèles de probit hétéroscédastiques13

ont également été développés, permettant detenir compte de différentes caractéristiquespour estimer un coefficient sans biais.

Une fois ces limites prises en considération, letesting permet effectivement de porter unregard sur l’état des discriminations.

Le«testingd’organisationsollicité»

Eric Cédiey, ISM CORUM

Les testing statistiques portent généralementsur de nombreux acteurs qui opèrent sur ce quiest considéré comme un même marché : lesemployeurs d’un secteur donné qui recrutentsur un même métier, par exemple. Chaqueacteur du marché n’est alors testé qu’une (ouquelques) fois. En revanche, dans un « testingd’organisation », toute la série des tests vaporter sur une même organisation, classique-ment sur les recrutements d’une grandeentreprise. Le « testing d’organisation » véri-fiera dans quelle mesure cette entreprisemaîtrise ou pas le risque de discrimination enfonction de différents facteurs : des facteursrelevant du contexte (métiers en tension oupas) mais aussi des facteurs organisationnelspropres à l’entreprise, comme ses procéduresde recrutement (qui peuvent varier), lescompétences de ses recruteurs (spécialistesdédiés au recrutement ou managers polyvalentsde sites), etc.

Un « testing d’organisation sollicité » est àl’initiative même de l’organisation qui esttestée. Cette dernière l’utilise alors comme unoutil de contrôle de la conformité de ses pratiquesde recrutement ou bien de mesure de sonexposition au risque de discriminer. L’organisa-tion peut restreindre au minimum le nombre depersonnes informées de l’initiative, ou aucontraire une entreprise peut choisir d’annoncerle testing à tous ses recruteurs, avec l’objectif

que, du simple fait de cette annonce, ceux-cirenforcent leur vigilance sur leurs pratiques(une des façons d’utiliser le testing comme unoutil de management).

Quoi qu’il en soit, pour que l’opération soitcrédible, il ne faut pas que les tests soientdétectés, ce qui, d’autant plus si l’annonce dutesting est diffusée au sein de l’entreprise, vaexiger beaucoup de précautions et d’astuces.A cause, entre autres, de cette difficulté, il vautmieux que le testing soit confié à un opérateurexpert extérieur, que l’entreprise informera detout élément à prendre en compte sur sesrecrutements pour que le testing lui corres-ponde au mieux et passe inaperçu. Lesrésultats du testing sollicité pourront identifierdes facteurs de risque discriminatoire dans l’or-ganisation, repérer ses bonnes et mauvaisespratiques, servir à sensibiliser ses collaborateurset à alimenter leurs formations… Un testingsollicité peut être renouvelé dans le temps, defaçon à vérifier l’impact de mesures mises enœuvre pour prévenir les discriminations.

Au sein du Groupe CASINO, en 2008 et 2011,ISM CORUM a mis en œuvre deux exercicessuccessifs de testing sollicité14. L’enjeu a étéde construire une méthodologie permettantd’opérer le suivi dans le temps d’un certainnombre d’indicateurs.

En pratique, il s’est agi d’effectuer des testsreposant sur la présentation à un même postede deux candidatures de qualité parfaitementcomparable, l’une évoquant une originesupposée sans ascendance migratoire etl’autre une origine supposée extra-européenne.Pour assurer la comparabilité dans le temps, ladistribution des tests a été rigoureusementidentique en 2008 et 2011, que ce soit entermes de sociétés, de sites ou de métierstestés au sein du Groupe. Les tests ont étééchelonnés sur près d’un an à chaque fois,pour prendre en compte de la même manière lasaisonnalité des recrutements, et comme undes moyens d’éviter d’être détectés. Despermutations systématiques ont été appliquéespour contrôler divers risques de biais, que ce

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12. Le probit est une méthode d’estimation d’une variable prenant uniquement les valeurs 0 et 1, comme le fait de recevoir une réponse ou pas.13. Le probit hétéroscédastique permet de prendre en compte les variabilités des sous-populations de l’échantillon lors de l’estimation, c’est-à-dire par exemple le fait que la discrimination soitdifférente selon la catégorie professionnelle des individus.14. Synthèse - Résultats du testing sollicité en 2011 par le Groupe CASINO (et évolution par rapport à 2008), ISM CORUM, disponible en ligne à l’adresse :http://www.ismcorum-emploi.org/224-2/

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soit dans l’ordre d’envoi des deux candidaturesou dans l’affectation des contenus de curriculumvitae aux deux origines supposées (noms etprénoms des deux candidats).

1 500 tests ont été engagés sur des postesd’employés en 2008 comme en 2011, chaquetest impliquant deux candidatures spontanées ;il y a alors beaucoup de tests qui ne donnentrien (deux non-réponses) et ne sont pas inter-prétables. Sur les postes d’encadrants, quicontrairement aux postes d’employés ne sontpas pourvus par des candidatures spontanéesmais à travers des offres d’emploi publiées parle Groupe CASINO, 60 tests ont été réalisés àchaque opération (120 candidatures) qui ontreçu beaucoup plus souvent des réponses,positives ou négatives.

En 2008 comme en 2011, des écarts discrimi-natoires significatifs ont été enregistrés dansles tests sur chacun des types de postesd’employés, mais pas sur les postes d’encadrants.Nous faisons l’hypothèse que cette différenceest principalement due à un facteur organisa-tionnel :le traitement des candidatures sur lespostes d’encadrants est pris en charge dans

un service dédié, par des professionnel-le-s durecrutement dûment formé-e-s et outillé-e-s ;tandis que les recrutements d’employés sontréalisés au niveau de chaque site par desmanagers de proximité faisant face à descontraintes locales et ne bénéficiant pas dumême niveau de professionnalisation enmatière de recrutements, auxquels ils ou ellesprocèdent souvent dans l’urgence.

En 2008, les résultats des tests sur les postesd’employés ont été jugés très insatisfaisantspar le Groupe CASINO. Celui-ci a alorsengagé un certain nombre de mesures :campagne de communication interne et desensibilisation sur les résultats du testing,formations professionnelles à la préventiondes discriminations dans le travail, développementde la Méthode de Recrutement par Simulation,création d’un réseau de référents profession-nalisés sur les problèmes de discrimination etcouvrant l’ensemble des sites. Lors de la réité-ration de l’opération à l’identique, le testingsollicité de 2011 a enregistré une diminutionsignificative des écarts discriminatoires lesplus importants qui avaient été enregistrés en2008 (sans qu’ils ne disparaissent complètement),

plus particulièrement sur les tests concernantles postes d’employé-e-s en hypermarché etd’employé-e-s en cafétéria.

D’autres variables que celle du type d’établis-sements ont été explorées de façon identiquelors des deux testing sollicités. Des variationssont apparues selon la saisonnalité des recru-tements, l’écart discriminatoire selon l’originedes candidats apparaissant plus important ensaison basse, lorsque les recrutements sontmoins nombreux et la tension sur le marchémoins forte. Le niveau d’expérience affiché parles paires de candidats semble égalementavoir eu un impact : la discrimination selonl’origine s’est manifestée plus violemment surles paires de candidatures débutantes que surles paires de candidatures confirmées. Enfinl’ancienneté moyenne de la populationsalariée déjà en place dans les différents sitestestés semble avoir une nette influence : lerisque de discrimination dans les recrutementsest plus fort lorsque l’ancienneté moyenne dessalarié-e-s déjà en place est plus forte. Sur cesdifférentes variables, les écarts discriminatoiresles plus importants enregistrés en 2008 ontdiminué en 2011.

Timbre H030 - 18, Bd. A. Pinard 75675 Paris 14Tél. : 01 41 17 66 32 - [email protected] - www.cnis.frSecrétariat général du Cnis :

Encadré - Le programme de la Rencontre du Cnis du 22 juin 2017.

La rencontre s’est tenue sous la présidence de Jean-Christophe Sciberras, DRH de Solvay France.

Contexte et objectifs de la Rencontre par Françoise Maurel, Secrétaire générale du Cnis.Définitions et terminologie par Michel Miné, professeur du Conservatoire national des arts et métiers.Méthodes de mesure et sources de données : Un panorama des méthodes par Sébastien Roux de l’Institut national de la statistique et desétudes économiques (Insee). Des exemples d’applications dans les enquêtes en population générale, par Emmanuel Valat de la Direction del’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Deux présentations de l’approche « testing » avec Clémence Berson de laBanque de France et Eric Cédiey d’ISM Corum.Table ronde avec des utilisateurs de données, présidée par Sophie Pochic chercheure au Centre Maurice Halbwachs / CNRS. Y ont participé :Nathalie Bajos du Défenseur des droits, Jean-Michel Denis de l’Université Marne-la-Vallée, Marc Rivault de l’Association française desmanagers pour la diversité et Inès Dauvergne du réseau les Entreprises pour la Cité.Introduction aux échanges par Stéphane Carcillo de l’OCDE.Le compte-rendu détaillé ainsi que l’ensemble des documents préparatoires de la Rencontre sont disponibles sur le site du Cnis à l’adressesuivante: www.cnis.fr/instances/colloque/

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