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GENERAL I TES ME TH 0 D 0 LO G I Q UES LA MBTHODOLOGIE DES SCIENCES PEUT-ELLE ETRE BLEVBE AU RANG DE DISCIPLINE SCIENTIFIQUE ? par F. GONSETH, ZUnch Le sens d‘un mot n’est pas tout ramasse d‘avance dans ce mot. I1 depend aussi de la faqon dont celui-ci tient a son contexte. Souvent, le seul moyen que nous ayons de bien fixer l’emploi d’un terme est precise- ment de l’engager dans un texte ou il ne puisse prendre que la signification qui doit lui revenir. C’est donc que le sens d’un texte, ce que nous devons comprendre en le lisant ou en I’Ccoutant, n’est pas contenu purement et simplement dans les mots qui le constituent et dans la faqon dont ils s’y juxtaposent. D’ou ce sens peut-il aussi lui venir? I1 lui vient aussi de la faGon dont le dis- cows tient A I’ensemble des experiences que nous avons su ou que nous avons dfi faire. Pour se gonfler de sa signification, un texte plonge ses racines comme dans un humus nourricier, dans tout l’avoir intellectuel et moral de celui qui l’ecrit. Cet avoir comprend aussi tout l’acquis, tout l’apport de l’experience - tout I’apport des experiences que l’auteur a faites de hi-mCme ou dans ses rapports avec les autres et avec le monde. Cet avoir est une double garantie : il garantit d’une part l’authenticite du texte qu’il informe, et garantit, d’autre part, la plus ou moins grande eficacite de toutes les dkmarches, de toutes les activites dont l’auteur est capable. Par mille voies directes ou indirectes, le texte se rCfCre ainsi a une experience qui lui est anterieure ou extCrieure : il l’evoque, il s’y fonde, il lui fait Ccho, il la resume, il la prolonge. Souvent, un h i t ne s’eclaire pour nous que s’il nous est possible de rejoindre l’experience dans laquelle il s’etait insere, et d’en faire au moins partiellement notre propre experience. Faites pour un mot, pour une phrase, pour un passage engages dans un contexte, les remarques precedentes restent valables pour un ouvrage tel que L’Univers altatoire: on ne saurait en saisir tout le sens et toute la portCe sans le mettre en rapport avec la situation qui lui a donne nais- sance. I1 est recherche et reflexion sur une matiCre qui lui vient d6ja l Cette Ctude est extraite de la PrCface de M. F. GONSETH ?i L’Univers ale‘atoire, de Ph. WEHRLB, Editions du Griffon, Neuchbtel, 1957.

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GENERAL I TES ME TH 0 D 0 LO G I Q UES

LA MBTHODOLOGIE DES SCIENCES PEUT-ELLE ETRE BLEVBE AU RANG DE DISCIPLINE SCIENTIFIQUE ?

par F. GONSETH, ZUnch

Le sens d‘un mot n’est pas tout ramasse d‘avance dans ce mot. I1 depend aussi de la faqon dont celui-ci tient a son contexte. Souvent, le seul moyen que nous ayons de bien fixer l’emploi d’un terme est precise- ment de l’engager dans un texte ou il ne puisse prendre que la signification qui doit lui revenir.

C’est donc que le sens d’un texte, ce que nous devons comprendre en le lisant ou en I’Ccoutant, n’est pas contenu purement et simplement dans les mots qui le constituent et dans la faqon dont ils s’y juxtaposent. D’ou ce sens peut-il aussi lui venir? I1 lui vient aussi de la faGon dont le dis- cows tient A I’ensemble des experiences que nous avons su ou que nous avons dfi faire. Pour se gonfler de sa signification, un texte plonge ses racines comme dans un humus nourricier, dans tout l’avoir intellectuel et moral de celui qui l’ecrit.

Cet avoir comprend aussi tout l’acquis, tout l’apport de l’experience - tout I’apport des experiences que l’auteur a faites de hi-mCme ou dans ses rapports avec les autres et avec le monde. Cet avoir est une double garantie : il garantit d’une part l’authenticite du texte qu’il informe, et garantit, d’autre part, la plus ou moins grande eficacite de toutes les dkmarches, de toutes les activites dont l’auteur est capable. Par mille voies directes ou indirectes, le texte se rCfCre ainsi a une experience qui lui est anterieure ou extCrieure : il l’evoque, il s’y fonde, il lui fait Ccho, il la resume, il la prolonge. Souvent, un h i t ne s’eclaire pour nous que s’il nous est possible de rejoindre l’experience dans laquelle il s’etait insere, et d’en faire au moins partiellement notre propre experience.

Faites pour un mot, pour une phrase, pour un passage engages dans un contexte, les remarques precedentes restent valables pour un ouvrage tel que L’Univers altatoire: on ne saurait en saisir tout le sens et toute la portCe sans le mettre en rapport avec la situation qui lui a donne nais- sance. I1 est recherche et reflexion sur une matiCre qui lui vient d6ja

l Cette Ctude est extraite de la PrCface de M. F. GONSETH ?i L’Univers ale‘atoire, de Ph. WEHRLB, Editions du Griffon, Neuchbtel, 1957.

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marquee par des siecles de recherches e t de refle’xions. La substance dont il est fait n’est ni vierge ni brute ; lorsqu’il la reqoit, elle est deja formde et informee. Elle porte ddja les empreintes ineffaqables d’un effort qui ,ne doit, pas &re ignore, qui doit etre au contraire repris, poursuivi e t peuk- 6tre inflechi. Ce n’est pas assez de dire qu’un ouvrage de ce genre ne se construit pas a partir de rien, dans le vide ou dans l’arbitraire. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il est Oeuvre de civilisation : son contexte, son fondement, c’est la civilisation scientifique qui est la n6tre. C’est a la realit6 cornplexe de cette civilisation que tout l’ouvrage tient. I1 s’y insere, il la reflete, il fait echo a certains de ses themes essentiels, themes qu’il reprend, qu’il remanie, qu’il developpe. Pour en apercevoir la juste valeur, il faut le mettre a sa place, a son niveau, dans la perspective a laquelle il appartient.

MOme s’il se prcsentc avec sirnplicite, cette simplicit6 est complexe. IClle est riche de tous les cfforts qu’elle couronne. Pour lui donner tout son prix, il faut savoir qu’elle a d i Gtre gagnee, savoir aussi comment elle a pu I’ttre.

Dans les pages qui vont suivre, c’est donc a esquisser quelques traits de la situation a laquelle L’Uniuers altatoire repond que je m’cn vais m’attacher.

Cet ouvrage se prdsentc a la fois comme une recherche et comme une reflexion sur cette recherche. Pour etre plus precis, il est a la fois recherche sur quelques-unes des plus difficiles questions de la physique moderne et reflexion sur les principes e t la mlthode d’une telle recherche. Ce double aspect est pour nous l’un de ses rnerites. Mais peut-&re d’autres lui en feront-ils un grief. C’esl: la, diront-ils, un genre hybride dont la science s‘6carte, dont elle a appris ti s’kar ter . Dans son evolution, la demarche scientifique s’est slparee de la speculation philosophique. I1 n’y a pas d’intCrPt a les entremeler a nouveau. Elles ont, certes, des origines com- munes, mais elks ne sont plus engagees dans un effort commun. La science s’est liberee de ses attaches avec la philosophie, elle porte desormais ses garanties en elle-meme. Rien ne l’oblige plus a faire appel a u x garanties offertes par une discipline qui lui serait anterieure dans I’ordre du savoir. Elle est partout engagee dans les problkmes de la connaissance, mais elle a cesse, quant a sa methode, d’Ptre elle-m&me un problkme de connais- sance. La methode de la recherche scientifique est tout eclairee par la conscience des garanties qui h i sont indispensables.

La pensee scientifique, poursuivra-t-on, a atteint sa pleine maturite lorsqu’elle a bien compris qu’elle n’dtait ni purement rationnelle ni sim- plement empirique, mais qu’elle devait allier le raisonnement juste a

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l’observation precise. Son progrcs tient, chacun le sait, a une incessante confrontation du moment theorique e t du moment expkrimental. Ces garanties sont donc de trois ordres :

a ) celles qui entourent la constatation exacte des faits ; b ) celles qui assurent la formulation correcte des lois e t des theories ; c) celles enfin qui president a la mise en rapport. adequat des faits

d’observation et des notions (et des relations entre elles) qui doivent leur correspondre.

Les premieres sont d’ordre technique, les secondes d’ordre logique e t mathematique, les troisiemes d’un ordre intermediaire, mediateur entre le concret et l’abstrait - on pourrait les dire d’ordre analogique.

Cedes, les exigences de securite du chercheur suivent le progrks des sciences et des techniques. I1 n’y a cependant aucune urgence a ouvrir une nouvellc probl@matique a leur sujet.

Ces garanties n’ont pas a Ctre garanties par une autre chose qu’elles- memes. Leur legitimite est une Ikgitimite de fait : elle est de l’ordre du sucds.

Ainsi parleraient ceux qu’on peut appeler les (( positivistes de la Methode n. Comment decider s’ils ont tort ou raison?

Ce ne sont plus des positivistes au sens le plus Cttroit, des tenants d’un empirisme radical pour lequel toute demarche qui reprend quelque liberte par rapport aux faits d’observation doit Ctre tenue pour oiseuse ou sus- pecte. 11s acccptent de lier la contrainte interne d’une structure theorique (d’une dialectique) a la contrainte externe du reel (tel qu’il se donne A travers l’observation). 11s n’estiment pas que la connaissance scientifique soit compromise du fait d’Ctre la resultante de deux activitb complemen- taires, d’une activite thdorisante et d’une activitb objectivante. En cela, ils ne font d’ailleurs que tirer les inlvitables consequences d’une situation de fait : la physique moderne n’est-elle pas l’illustration de cette double activite ?

Mais, pour ce qui concerne la MCthode de la recherche scientifique et l’analyse a laquelle on prdtendrait la soumettre, ils epousent les exigences d’un positivisme methodologique aussi rigide que l’etait le positivisme au niveau de l’observation. Dans leur souci de ne pas perdre contact avec les donnees sdres, ils ne jugent pas qu’une (( situation methodologique ))

puisse faire l’objet d’une recherche ou le systkme des trois ordres de garan- ties trouverait peut-Ctre son analogue. Mais deja leur prudence parait excessive : il se pr6sente frequemmcnt que la recherche scientifique ait a se prendre elle-mCme comme objet de reflexion. Elle le fait sans sortir de sa propre ligne, parce qu’elle a simplement besoin, pour ne pas s’egarer, d’Ctre au clair sur elle-meme.

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C’est du sein de la science e t du souci d’en assurer les demarches que renaissent le probleme d’une methode de la recherche scientifique e t le probleme plus general d’une theorie juste de la connaissance. Le fait a souligner, c’est qu’il ne s’agit pas la d’une reflexion philosophique qui viendrait se surajouter a l’activite scientifique sans en partager l’effort et l’intention, sans rien lui apporter dont elle ait a tenir compte, A faire son propre profit, a s’integrer pour ses propres fins. Au contraire, le moment reflexif vient se joindre activement au moment theorique et au moment experimental : le moment methodologique entre comme troisieme moment essentiel dans la pratique mCme de la recherche.

I1 est dans la ligne de cette evolution que le positivisme mkthodolo- gique fasse place a un ensemble systematique de recherches metholodo- giques que la science accueillerait comme une discipline authentique. Cette discipline est en voie de constitution, il serait cependant tres exagere de dire qu’elle est aussi en voie d’&tre reconnue comme telle. Le plus souvent, c’est sans aucun rapport avec l’idee d’une telle discipline mais simplement en vue de leurs propres travaux et dans le cadre de ceux-ci que tels ou tels savants soumettent a un examen critique la situation de connaissance dans laquelle ils sont engages. Leurs essais d’elucidation methodologique resteront-ils fragmentaires, isoles? Nous ne le pensons pas. 11s ne pourront manquer d’ctre engages (ils le sont d’ores e t deja) dans la confrontation des recherches qu’ils accompagnent et qu’ils ont pour objet d’kclairer. Ainsi se prepare peut-Ctre la prise de conscience en commun de certains faits essentiels de caractere methodologique : du fait, par exemple, que toute recherche est en sifuation de connaissance, qu’une telle situation n’echappe pas fatalement a une certaine analyse objective, e t que cette analyse n’est pas la moindre des garanties de la recherche.

Revenons a L’ Uniuers aliatoire. Nous disions de ce remarquable ouvrage qu’il est a la fois recherche (recherche sur quelques-uns des themes les plus fondamentaux de la physique moderne) e t reflexion sur cette recherche. Nous sommes maintenant en mesure d’expliquer clairement ce que nous entendions. L’auteur, voulions-nous dire, a le rare merite d’avoir pris au serieux les resultats d’une analyse approfondie de notre situation de connaissance e t d’avoir reconnu les libertes qu’elle lui confkre et les applications qu’elle lui impose.

Tout le volume en est eclaire. En bref, nous ne connaissons guere d’ouvrage ou le troisieme moment

de la recherche, le moment methodologique soit mis aussi deliberkment, aussi justement et aussi eficacement a son rang.

Comment expliquer que bon nombre de savants n’hksitent pas A se

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livrer a des considerations assez personnelles sur certaines questions de principe (sur la nature et la port6e de la notion de probabilite, par exemple) e t qu’ils montrent tant de reserve ou m&me de scepticisme envers une etude systkmatique des m&mes questions? C’est, la chose n’est pas douteuse, qu’ils Bprouvent le sentiment d’avoir les garanties du (( metier N de leur cdt6, e t de n’avoir pas A craindre de se perdre dans les hypotheses factices ou arbitraires. Mais ces garanties sont-elles sufisantes ? I1 est permis d’en douter. I1 ne semble pas, par exemple, qu’elles permettent a elles seules d’arbitrer la controverse actuelle entre 1’Ecole de Copenhague et 1’Ecole de Paris, sur ce qu’est la realite pour le physicien.

Que la discipline methodologique dont nous parlons ait a fournir ses garanties, la chose est toute naturelle. Personne ne le contestera - le 4 methodologiste J) moins que tout autre. Mais la veritable question n’est pas 18: c’est de savoir ce que seront ces garanties e t si elles pourront satisfaire les esprits form& aux exigences des diverses disciplines scien- tifiques. A notre avis, la rbponse ne fait aucun doute: elle est positive. Elle ne s’impose cependant pas d’elle-m&me.

Cette discipline a-t-elle son champ d’observation, c’est-8-dire un sec- teur ou un aspect de la realite qui lui offre des faits a constater dont elle puisse tirer parti 7 Ce milieu experimental existe : c’est l’ensemble des disciplines visees sous la double perspective de leur developpement histo- rique e t de leur pratique actuelle. Ces disciplines ont sufisamment d’his- toire derriere elles et suffisamment d’eficacite dans l’actuel pour consti- tuer une substance observable dont il ne faille pas craindre qu’elle se derobe sous I’effort de connaissance. Certains (( faits methodologiques D en emergent avec une evidence irrecusable. Voici l’un d’eux que nous jugeons fondamental - un fait dont la constatation prend d’ailleurs figure de lieu commun : c’est que la connaissance a laquelle les sciences physiques et natu- relles accedent (pour ne parler ici que d’elles) est une connaissance ouverfe.

La connaissance ouverte s’oppose au savoir prkdicatif. Celui-ci se constitue par l’acquisition de connaissances nouvelles qui viennent simple- ment se joindre aux connaissances anciennes sans que celles-ci en soient en rien modifiees. Est-il sfir qu’il existe un savoir pridicatif ? Les mathe- matiques semblent en offrir le modele. Dans le cadre d’une methodologie complete de la connaissance scientifique, la question devrait cependant &tre reprise et approfondie. Mais, pour ce qui concerne les sciences phy- siques e t naturelles, il ne peut y avoir aucune hesitation : la connaissance qui s’y constitue est d’un tout autre type. C’est une connaissance en 6vo- lution, mais dont l’evolution n’est pas reductible a une simple croissance prhdicative. Son progres ne consiste pas seulement a s’enrichir de faits

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nouveaux, a ouvrir des voies inedites, a decouvrir des horizons imprCvus. L’acquis garde, lui aussi, la capacite d’evoluer. I1 reste ouvert a son propre progres, jamais on ne peut Ctre certain qu’il en ait atteint le terme.

Le developpement de la connaissance ouverte est re‘troacfif : il peut arriver qu’un fait nouveau ne puisse Ctre integre l’acquis que par une revision de ce dernier, revision qui peut s’etendre jusqu’aux vues les plus Clementaires e t jusqu’aux notions les plus fondamentales.

Un exemple celebre e t deja classique d’une telle revision est celui de la theorie de la relativite e t du profond remaniement qu’elle a entraine, remaniement qui a touche l’ensemble des notions de la physique, sans mPme en excepter celles du temps e t de l’espace.

Mais les faits, les faits dQment constates, ne restent-ils pas simplement ce qu’ils sont a travers toutes les evolutions qu’une connaissance ouverte peut subir ? Certes, les constatations restent, a condition qu’elles aient C t C faites avec les garanties qui les assurent, mais leur interpretation peut changer: la signification d’un fait, il nous a fallu l’apprendre, n’est pas enfermPe d’avance dans 1es constatations auxquelles il donne lieu.

L’exemple de la relativite montre d’ailleurs aussi qu’il ne suffit pas de se representer la connaissance ouverte comme une connaissance pro- cedant par approximations successives. Le passage de la physique clas- sique a la physique relativiste signifie plus que cela : il s’agit plut6t d’une mutation de tout le (( dispositif explicatif )) e t du materiel mental (notions de base y comprises) dont il se sert.

Le caractere ouvert de la connaissance dont nous parlons est un fait. Ce fait pose, a lui seul, des problemes qu’il est vain d’ecarter sous le pre- texte qu’ils ne sont pas d’ordre scientifique. On ne peut que perdre a les ignorer, volontairement ou non.

Comment faut-il se representer ou ne pas se representer le rapport de la connaissance ouverte a ce dont elle est connaissance? Cette question n’est pas superflue. Pour Ctre en droit de l’ecarter, il ne sufEt pas d’afir- mer, ce qui est d’ailleurs juste, qu’on peut posseder un savoir etendu et peutdtre mPme profond sans s’Ctre pose la moindre question sur la methode de ce savoir. La connaissance scientifique n’est pas un savoir de cet ordre. Dans les sciences, la recherche est toujours eclairee par la conscience de ce qu’elle fait. Jamais elle n’obeit aveuglement a une intui- tion qui ne se serait pas fait reconnaitre. Si la recherche s’engage dans une demarche, celle-ci ne peut pas Ptre quelconque. La science s’organise en discipline conformement a l’idee qu’elle a d’elle-mCme e t de ses buts, en particulier d o n I’idee qu’elle se fait de la connaissance qu’elle se donne mission de rechercher.

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En d’autres termes, en tant qu’activite consciente de recherche, la science est fatalement en situation mifhodologique. L‘indifference metho- dologique dont la recherche scientifique parait souvent s’accompagner, n’equivaut nullement a l’absence de presuppose mkthodologique : elle est plutat une forme de la fidklite a une doctrine prealable recue sans exa- men critique.

Or le caractbre ouvert de la connaissance ne vient pas s’integrer de hi-mtme dans la doctrine traditionnelle de l’adequation de la connais- sance a son objet. Le mot d’adkquation garde-t-il toute sa signification pour une connaissance qui evolue? Comment imaginer le lien, la mkdia- tion qu’elle Ctablit entre le sujet qui connait et l’objet de sa connaissance ? N’est-il pas nature1 de penser que la science ne pourra pas indkfiniment differer, sur ce point au moins, la revision de sa doctrine prkalable, la position methodologique traditionnelle devenant de plus en plus intenable ?

Dans quel sens cette revision devrait-elle s’operer ? La question vien t presque d’elle-mCme, mais la reponse ne saurait Ctre improvide. Nous y reviendrons tout A l’heure.

Dans une certaine tradition, on fait des sciences experimentales, des sciences inseparables de l’observation, des disciplines inductives. L’induc- tion, la procedure logique qui doit assurer le passage des cas particuliers au cas general, jetterait donc les ponts entre les faits d’ohservation et les theories. Aujourd’hui encore, cette opinion passe d’ouvrage en ouvrage comme un lieu commun mkthodologique et les auteurs qui la reprennent a leur compte semblent assez peu preoccupes d’en Cprouver la justesse. EHe peut cependant 6tre soumise a l’epreuve des faits et ceux-ci ne la confirment pas. Quels sont ces faits ? Les voici : ils appartiennent au champ d’observation dont nous parlions plus haut.

Suivons, par exemple, dans ses tres grandes lignes le progres a travers l’histoire de la connaissance du systeme solaire. Le caractere ouvert de cette connaissance saute aux yeux : le systbme heliocentrique de Copernic- Kepler y succede au systeme geocentrique de Ptolemee, puis, pendant des sikcles, la mecanique celeste e t la loi de la gravitation de Newton semblent avoir Cclairci le mystere du planetarium celeste, jusqu’au mo- ment ou la theorie generale de la relativite vient tout replacer sur des fondements nouveaux et ouvrir la voie aux theories de l’univers en expan- sion,.. Cette evolution a-t-elle atteint son terme, qui pourrait l’afirmer ‘? Ce qui doit, d’ailleurs, Ctre soulignk, c’est moins le nombre des &tapes que la distance (la distance conceptuelle) qui les &pare.

A quels endroits de cette chaine de mutations faudrait-il placer l’inter- vention de la procedure de l’induction? Faut-il admettre qu’elle f O t a

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l’oeuvre dans la constitution du systeme de Ptolemee? La chose n’est gucre plausible puisque le m6me materiel d’observation aurait tout aussi bien pu (si les Grecs avaient su se servir de l’ellipse avec autant de maitrise que du cercle) conduire au systeme de Copernic-Kepler. A-t-elle explicitement assure le passage de ce dernier systeme a la theorie newtonienne de la gravitation? Rien ne permet de l’affirmer. Nulle part son intervention ne semble pouvoir rendre compte du developpement historique.

Ce fait n’a rien de surprenant : il tient simplement au caractere ouvert de la connaissance astronomique. Une connaissance ouverte, la succession des theories precedentes en est une illustration des plus probantes, ne porte pas en soi e t ne nous apporte pas une image fidele e t deja achevee de ce qu’elle cherche a saisir. (Et s’il arrivait qu’elle le fit, nous n’en serions pas avertis d’avance.) Elle ne repond pas aux vues traditionnelles sur l’abstrait et le concret, sur la facon dont l’abstrait peut Ctre gagne a partir du concret. Pour pouvoir rendre compte de l’existence de fait de la connaissance ouverte e t du rale de fait qui lui revient dans I’edifi- cation des disciplines scientifiques, il faut abandonner sans esprit de retour la theorie classique de l’abstraction, theorie qui presuppose l’existence d’un rapport d’equivalence sinon complet du moins acheve entre la chose et l’idee qui lui correspond. I1 faut lui substituer une theorie de l’abstrac- tion schematisante, formalisante ou mCme simplement analogique.

Sur quelles garanties le passage a cette theorie nouvelle pourra-t-il s’appuyer ? Nous y reviendrons dans un instant.

Pour le moment, les quelques considerations qui preckdent nous amenent a souligner le point suivant : le caractere d’inachevement de la connaissance ouverte exige du chercheur qu’il sache adopter une double attitude. I1 doit &tre capable d’adopter une attitude methodologique conformement a laquelle il etablira une ferme distinction entre le plan de l’idke e t celui de la chose. De faCon complementaire, il doit Ctre egalement capable d’adopter une attitude en quelque sorte inverse, une attitude pratique conformement a laquelle il effacera pour les besoins d’un enga- gement eflicace dans l’action (pour les besoins de la recherche ou pour ceux de l’application), les distinctions mCmes qu’il aura faites entre I’abstrait e t le concret, parlant de la chose dont il prend connaissance e t non de la connaissance qu’il prend de la chose. Qu’on nous permette d’y insister : nous n’inventons pas les deux attitudes complementaires l’une de l’autre dont nous venons de parler. Nous ne disons pas que l’homme de science devrait Ctre capable de les adopter l’une et l’autre. Nous faisons la consta- tation qu’il en a, de fait, la capacite. Nous ajoutons cependant que, si

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l’attitude methodologique est naturellement celle qui conduit a 1’6difi- cation d’une discipline methodologique relativement autonome, le deve- loppement actuel des sciences est tel que l’attitude pratique ne saurait s’en dbolidariser.

Dans tous les cas, la premiere de ces deux attitudes ne saurait Ctre absente d’un expos6 dont I’intention serait de preparer ou de realiser une Cvolution ou une mutation theorique analogue A celle dont l’histoire de l’astronomie nous offre tant d’exemples cekbres.

Nous l’avons dit, la procedure de l’induction n’est pas celle qui convient au passage d’un stade a l’autre de la connaissance ouverte. Ce passage se fait-il sans regle e t sans loi? Tout au contraire, dans chacun des exemples preckdemment cites, l’analyse des circonstances permet de dis- tinguer une procedure caracthristique que nous avons eu deja l’occasion de decrire sous le nom de procldure des quatre phases. Cette prockdure est de caractkre tres general, on la retrouve A toutes les articulations de la recherche. Elle exprime, en quelque sorte, le rythme nature1 de la recherche. Pour 6tre mise en euvre, elle n’a pas eu besoin d’Ctre explicitement for- mulee. Pour peu qu’on s’en donne la peine, on en distingue deja toutes les peripeties dans le passage de la cosmogonie de Ptol6mCe au systeme de Copernic-Kepler, aussi bien que dans la substitution de la gravitation einsteinienne A la gravitation newtonienne. On peut egalement les aper- cevoir realisees au niveau du sens commun.

Pour un esprit forme a la discipline scientifique, la procedure des quatre phases n’est gukre plus qu’une banalit6 - une banalit6 m6thodologique. Le fait que, dans les sciences telles qu’elles se font, c’est elle qui joue le r6le mediateur entre l’exphrience et la theorie qu’une certaine tradition logique attribuait et que certains attribuent encore aujourd’hui Q l’induc- tion, n’en est pas moins un fait methodologique fondamental, l’un des faits observables que l’intention methodologique peut prendre comme garantie.

Voici d’ailleurs quelles sont les quatre phases de la proddure. La pre- mi&re phase de la procedure que nous allons exposer est celle de Yemergence du problkme. La situation de depart se pr6te a certaines observations, donne lieu a certaines reflexions qui apportent un certain ensemble d’ele- ments nouveaux. I1 arrive (et c’est 18 le cas qui merite le plus d’intCrCt) que ces elements ne soient pas immediatement integrables dans la situa- tion de depart. I1 arrive que la faqon dont nous comprenions, dont nous expliquions les donnhes de la situation de depart ne nous permette plus de comprendre ou d’expliquer les donnees nouvelles qui doivent y 6tre inserees. I1 arrive m6me que le nouveau vienne s’opposer a l’ancien, que

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les faits dont il faudra tenir compte paraissent incompatibles avec les faits incorpores dans la situation de depart.

Un probleme se pose alors: c’est un probleme d’integration, le pro- bleme de mettre les connaissances inherentes A la situation de depart en accord avec les exigences nouvelles, le probleme, en un mot, d’integrer l’ancien et le nouveau en un tout coherent.

Nous ouvrirons la seconde phase de la procedure en faisant observer que la solution de ce probleme n’a rien d’automatique e t qu’elle exige souvent une reorganisation assez profonde des positions initiales. Mais cette reorganisation ne se fait pas non plus d’elle-mCme, sans idee direc- trice, sans idee reorganisatrice. Nous caracterisons donc la seconde phase comme etant celle de la formation d’une hypothese susceptible de nous orienter dans la resolution du probleme d’integration dont la premiere phase de la procedure a vu l’kmergence. Dans son effort inventif, l’esprit ne procede pas a coup stir. Certes, il n’imagine pas au hasard, il n’invente pas sans raison, mais tout ce qu’il imagine e t tout ce qu’il invente n’en conserve pas moins un certain caractere hypothetique. Ce sont des idees a essayer, des conceptions 6 eprouver, en un mot, des hypotheses a faire valoir qui prennent ainsi naissance. L’hypothese plausible est parfois le fruit d’un laborieux effort, elle nous vient parfois a l’esprit avec la soudainete de l’eclair. La troisieme phase de la procedure ne s’ouvre que du moment ou elle a pris corps dans l’esprit du chercheur.

La troisieme phase de la procddure est en fait celle de la mise en Oeuvre des idees, des hypotheses reorganisatrices en mCme temps que de tout le materiel mental sans lequel elle n’aurait pas pu Ctre formulee. Mais cette mise en Oeuvre n’est encore qu’une mise A l’essai, qu’une mise A l’epreuve. I1 n’est pas certain d’avance que I’essai reussisse, que, mCme plausibles, les hypotheses auxquelles on s’est arrCte sufisent pour mener A bonne fin la solution de notre probleme d’integration.

I1 peut, d’ailleurs, se faire que le succes ne se confirme que dans la quatrieme phase de la procedure, celle du retentissement, du rejaillisse- ment de la mise en Oeuvre de tous les moyens imagines dans la seconde phase sur la situation de depart.

I1 arrive, en effet (il est maintes fois arrive), qu’on ne puisse tenir compte de toutes les conditions e t de toutes les circonstances qu’au prix d’une revision d’ensemble de la situation de depart, revision qui peut descendre jusque dans les positions qu’on ne jugeait aucunement com- promises.

Dans la realite de la recherche, les quatre phases de la procedure ne se succedent pas toujours de facon aussi Claire e t aussi franche, il peut

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arriver qu’elles soient plus ou moins enchev6tries. Mais, pour comprendre, je ne l’apprends a personne, il faut souvent schematiser.

Pour souligner encore une fois le rdle mkdiateur de la procedure entre l’expkrimental et le theorique, voici donc, en bref, comment ces dernibres se placent en face I’une de l’autre:

Pour entrer dans une thborie, il faut que Ies choses (les phenomknes) e t les faits (les evenements) puissent &re evoquCs en formes abstraites, a l’aide de notions abstraites entre lesquelles puissent 6tre Pltablies un certain nombre de relations de type logique ou mathematique. I1 arrive d’ailleurs souvent que les elements expkrimentaux ne puissent 6tre veri- tablement precis& que du fait de fournir une interpretation it la fois stable e t coherente aux dements thkoriques. Dans la regle, la correspondance ainsi etablie entre ces deux ordres d’elements n’est que schematique. Elle sufit cependant pour faire du champ d’observation de la discipline un champ de garantie pour la theorie ainsi constituee.

Revenons maintenant de ces exemples de faits methodologiques consta- tables a la discipline dont ils devraient former la substance. Ces exemples montrent assez clairement, pensons-nous, que les disciplines scientifiques r6ellement constituees offrent un champ d’observation relativement sfir a l’intention methodologique. Mais savons-nous aussi organiser ces faits en une discipline pour laquelle ce champ d’observation aurait a jouer le rdle de champ de garantie? La rCponse est completement affirmative. La discipline se constitue par la triple intervention de la procedure des quatre phases, chaque fois sous un aspect ou dans un rdle different.

a) La procedure des quatre phases est tout d’abord, comme nous l’avons deja vu, un fait constatable dans le champ d’observation que represente l’activit6 scientifique reelle. Sous cette forme, elle n’est encore qu’un element exptkimental de cette discipline.

b ) En face de cet element experimental doit et peut prendre place un element thkorise correspondant : c’est une procedure, Cgalement en quatre phases, de la recherche en general. Elle est censee operer non sur des situations de connaissances singulibres, mais sur des situations theo- riques, methodologiquement quelconques ou methodologiquement nor- males. Cette doctrine de la recherche admet l’ensemble des procedures rkelles enonce sous a comme garantie.

c) La discipline en constitution prend enfin la doctrine b comme modble de sa propre methode. La legitimite de celle-ci (IegitimitC d’ailleurs sufi- sante) consiste donc uniquement 6tre sugger6e par a et a attendre de se voir confirmke comme cas particulier de b.

Page 12: LA MÉTHODOLOGIE DES SCIENCES PEUT-ELLE ETRE ÉLEVÉE AU RANG DE DISCIPLINE SCIENTIFIQUE?

20 F. GONSETH

A regret, nous renonqons a faire voir que ce triple emploi de la pro- cedure des quatre phases ne Cree aucun (( cercle vicieux methodologique )), mais qu’il inaugure, au contraire, le type m&me d’une methodologie ouverte.

Mutatis rnutandis, cette methodologie a le m&me type de securit6 que les disciplines scientifiques. En fait, nous venons d’en enoncer le statut fondamental.