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Albert Camus La mort heureuse Extrait de la publication

La Mort heureuse… · seul élan en 1940 et publie chez Gallimard en 1942 : Meursault, «l’étranger», a définitivement pris la place de Patrice Mersault, le protagoniste

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Albert Camus

La mort heureuse

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C O L L E C T I O N F O L I O

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Albert Camus

La mortheureuse

Gallimard

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Ce texte a paru initialement dans les Cahiers Albert Camus, I.

© Éditions Gallimard, 1971.© Éditions Gallimard, 2010 pour la présentation d’Agnès Spiquel.

Camus a vingt-trois ans en 1936 : il vit toujoursà Alger ; il a fini ses études de philosophie (maisla tuberculose lui interdit l’enseignement) ; il a desengagements multiples — culturels et politiques.S’il s’est lancé passionnément dans le théâtre,dont il exerce tous les métiers, il n’a pas cesséd’écrire, depuis ses dix-sept ans où il a découvertque la littérature pouvait parler de tout. Il a com-posé des essais, directement liés à son expériencede la vie et du « quartier pauvre » où il a vécu sonenfance, et il prépare le recueil L’envers et l’en-

droit, qui paraîtra en 1937. Mais l’écriture narra-tive de fiction l’attire déjà puissamment.

Il tient régulièrement des Carnets, qui sont lelaboratoire de son œuvre. C’est là que, de 1936 à1938, on voit se multiplier les indications, plans,bouts d’essai, liés à un projet romanesque, dont letitre apparaît en 1937, La mort heureuse. Pendantdeux ans, Camus tâtonne, rédige, corrige, pourfinalement abandonner le projet au profit deL’étranger, qu’il conçoit dès 1938, termine d’un

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seul élan en 1940 et publie chez Gallimard en1942 : Meursault, « l’étranger », a définitivementpris la place de Patrice Mersault, le protagonistede La mort heureuse, qui ne sera finalement publiéqu’en 1971, après la mort de Camus.

Ce roman raconte l’histoire d’un homme quiveut à tout prix être heureux, ce que les contraintesliées à sa pauvreté lui interdisent. Il tue donc unhomme riche pour le voler ; le crime est à la foisparfait (Mersault ne sera pas inquiété) et, d’unecertaine manière, innocent (la victime voulaitmourir). Mais Mersault, malade, ne profite paslongtemps d’un bonheur insouciant : il doit affron-ter la redoutable question de savoir si l’on peutmourir à la fois lucide et heureux.

Dans ses deux parties antithétiques, La mort

heureuse est donc une sorte de démonstration surla question — philosophique — du bonheur,démonstration que Camus nourrit de ses réflexionsantérieures. Il met aussi beaucoup de lui-mêmedans son personnage : expérience de la pauvreté,rapport — heureux et malheureux — aux femmes,affrontement à la maladie, plaisir de la fusion avecla nature. Il mobilise pour son roman de nombreuxéléments venus de ses précédents projets ; et c’estsans doute cela qui le mène à l’impasse, car laforme romanesque requiert une certaine unité. EtCamus est trop lucide pour ne pas se rendrecompte des défauts de ce qu’il écrit ; il s’est depuislongtemps imbibé des grands romanciers clas-siques ; d’ailleurs, devenu critique littéraire à

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Alger Républicain en 1938, il rendra compte deromans en majorité.

Pourtant La mort heureuse se révèle riche surde nombreux plans. On y rencontre de multiplesfulgurances de style et le roman fait la démons-tration de la diversité qu’a déjà acquise la palettecamusienne, en net progrès par rapport aux textesantérieurs. Surtout, on voit Camus orchestrer desthèmes qui deviendront récurrents dans sonœuvre, en particulier le face-à-face de l’êtrehumain avec la mort, celle des autres — violenteou naturelle — et la sienne ; le passage de Mer-sault à Meursault introduit d’ailleurs la mort dansle patronyme du protagoniste. Il est donc pré-cieux, pour le lecteur, de connaître cette étapeimportante du chemin de Camus vers la maîtriseromanesque.

Mais La mort heureuse n’est pas une premièreversion de L’étranger. Camus est conscient qu’ildoit tout reprendre de zéro pour parvenir à fairevivre ses personnages. Simplement, Mersaultpasse en quelque sorte le flambeau à Meursault :dans les dernières pages de La mort heureuse, ilse sent devenu « étranger ». Au surplus, Camusreprend à son compte ce que, dans ses Carnets, ilavait envisagé de prêter à son personnage : le faitde raconter une « histoire de condamné à mort »en se coulant à l’intérieur de celui-ci ; L’étranger

sera écrit à la première personne. Changement aumoins aussi essentiel : même si Meursault s’af-firme heureux dans la dernière page, ce qu’il a

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cherché toute sa vie, c’est la vérité plus que le bon-heur. En écrivant Noces, en même temps que La

mort heureuse, Camus a définitivement comprisque les deux sont indissociables.

AGNÈS SPIQUEL

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PREMIÈRE PARTIE

MORT NATURELLE

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CHAPITRE PREMIER

Il était dix heures du matin et Patrice Mersaultmarchait d’un pas régulier vers la villa de Zagreus.À cette heure, la garde était sortie pour le marchéet la villa était déserte. On était en avril et il fai-sait une belle matinée de printemps étincelante etfroide, d’un bleu pur et glacé, avec un grand soleiléblouissant mais sans chaleur. Près de la villa,entre les pins qui garnissaient les coteaux, unelumière pure coulait le long des troncs. La routeétait déserte. Elle montait un peu. Mersault avaitune valise à la main, et dans la gloire de ce matindu monde, il avançait parmi le bruit sec de ses passur la route froide et le grincement régulier de lapoignée de sa valise.

Un peu avant la villa, la route débouchait surune petite place garnie de bancs et de jardins. Deprécoces géraniums rouges parmi des aloès gris,le bleu du ciel et les murs de clôture blanchis à lachaux, tout cela était si frais et si enfantin queMersault s’arrêta un moment avant de reprendrele chemin qui de la place descendait vers la villa

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de Zagreus. Devant le seuil il s’arrêta et mit sesgants. Il ouvrit la porte que l’infirme faisait tenirouverte et la referma naturellement. Il s’avançadans le couloir et, parvenu devant la troisièmeporte à gauche, il frappa et entra. Zagreus étaitbien là, dans un fauteuil, un plaid sur les moignonsde ses jambes, près de la cheminée, à la placeexacte que Mersault occupait deux jours aupara-vant. Il lisait, et son livre reposait sur ses couver-tures tandis qu’il fixait de ses yeux ronds, où nese lisait aucune surprise, Mersault maintenantarrêté près de la porte refermée. Les rideaux desfenêtres étaient tirés et il y avait par terre, sur lesmeubles, au coin des objets, des flaques de soleil.Derrière les vitres, le matin riait sur la terre doréeet froide. Une grande joie glacée, des cris aigusd’oiseaux à la voix mal assurée, un débordementde lumière impitoyable donnaient à la matinée unvisage d’innocence et de vérité. Mersault s’étaitarrêté, saisi à la gorge et aux oreilles par la cha-leur étouffante de la pièce. Malgré le changementdu temps, Zagreus avait allumé un grand feu. EtMersault sentait son sang monter aux tempes etbattre l’extrémité de ses oreilles. L’autre, toujourssilencieux, le suivait des yeux. Patrice marchavers le bahut de l’autre côté de la cheminée et sansregarder l’infirme, déposa sa valise sur la table.Arrivé là, il sentit un tremblement imperceptibledans ses chevilles. Il s’arrêta et mit à sa boucheune cigarette qu’il alluma maladroitement à causede ses mains gantées. Un petit bruit derrière lui.

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La cigarette aux lèvres, il se retourna. Zagreus leregardait toujours, mais venait de fermer son livre.Mersault, pendant qu’il sentait le feu chauffer sesgenoux jusqu’à la douleur, lut le titre à l’envers :L’Homme de cour, de Baltasar Gracian. Il se pen-cha sans hésiter vers le bahut et l’ouvrit. Noir surblanc, le revolver luisait de toutes ses courbes,comme un chat soigné, et il maintenait toujours lalettre de Zagreus. Mersault prit celle-ci dans samain gauche et le revolver de la droite. Après unehésitation, il fit passer l’arme sous son bras gaucheet ouvrit la lettre. Elle contenait une seule feuillede papier grand format couverte sur quelqueslignes seulement de la grande écriture anguleusede Zagreus :

« Je ne supprime qu’une moitié d’homme. Onvoudra bien ne pas m’en tenir rigueur et trouverdans mon petit bahut beaucoup plus qu’il ne fautpour désintéresser ceux qui m’ont servi jusqu’ici.Pour le surcroît, j’ai le désir qu’il soit consacré àl’amélioration du régime des condamnés à mort.Mais j’ai conscience que c’est beaucoup deman-der. »

Mersault, le visage fermé, replia la lettre et à cemoment la fumée de sa cigarette vint piquer sesyeux tandis qu’un peu de cendre tombait sur l’en-veloppe. Il secoua le papier, le posa bien en vuesur la table et se tourna vers Zagreus. Celui-ciregardait maintenant l’enveloppe, et ses mains,courtes et musclées, étaient demeurées autour dulivre. Mersault se pencha, tourna la clef du coffre,

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prit les liasses dont on voyait seulement la trancheà travers leur enveloppe de papier journal. Sonarme sous le bras il en emplit régulièrement savalise d’une seule main. Il y avait là moins d’unevingtaine de paquets de cent et Mersault compritqu’il avait pris une valise trop grande. Il laissadans le coffre une liasse de cent billets. La valisefermée, il jeta sa cigarette à demi consumée dansle feu et, prenant le revolver dans sa main droite,s’approcha de l’infirme.

Zagreus maintenant regardait la fenêtre. Onentendit une auto passer lentement devant laporte, avec un bruit léger de mastication. Zagreus,sans bouger, semblait contempler toute l’inhu-maine beauté de ce matin d’avril. Lorsqu’il sen-tit le canon du revolver sur sa tempe droite, il nedétourna pas les yeux. Mais Patrice qui le regar-dait vit son regard s’emplir de larmes. Ce fut luiqui ferma les yeux. Il fit un pas en arrière et tira.Un moment appuyé contre le mur, les yeux tou-jours fermés, il sentit son sang battre encore à sesoreilles. Il regarda. La tête s’était rejetée surl’épaule gauche, le corps à peine dévié. Si bienqu’on ne voyait plus Zagreus, mais seulement uneénorme plaie dans son relief de cervelle, d’os etde sang. Mersault se mit à trembler. Il passa del’autre côté du fauteuil, prit à tâtons la maindroite, lui fit saisir le revolver, la porta à hauteurde la tempe et la laissa retomber. Le revolvertomba sur le bras du fauteuil et de là sur lesgenoux de Zagreus. Dans ce mouvement Mer-

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sault aperçut la bouche et le menton de l’infirme.Il avait la même expression sérieuse et triste quelorsqu’il regardait la fenêtre. À ce moment, unetrompette aiguë résonna devant la porte. Uneseconde fois, l’appel irréel se fit entendre. Mer-sault toujours penché sur le fauteuil ne bougeapas. Un roulement de voiture annonça le départdu boucher. Mersault prit sa valise, ouvrit la portedont le loquet luisait sous un rayon de soleil etsortit la tête battante et la langue sèche. Il fran-chit la porte d’entrée et partit d’un grand pas. Iln’y avait personne, sinon un groupe d’enfants àune extrémité de la petite place. Il s’éloigna. Enarrivant sur la place, il prit soudain conscience dufroid et frissonna sous son léger veston. Il éter-nua deux fois et le vallon s’emplit de clairs échosmoqueurs que le cristal du ciel portait de plus enplus haut. Un peu vacillant, il s’arrêta cependantet respira fortement. Du ciel bleu descendaientdes millions de petits sourires blancs. Ils jouaientsur les feuilles encore pleines de pluie, sur le tufhumide des allées, volaient vers les maisons auxtuiles de sang frais et remontaient à tire-d’ailevers les lacs d’air et de soleil d’où ils débordaienttout à l’heure. Un doux ronronnement descendaitd’un minuscule avion qui naviguait là-haut. Danscet épanouissement de l’air et cette fertilité duciel, il semblait que la seule tâche des hommesfût de vivre et d’être heureux. Tout se taisait enMersault. Un troisième éternuement le secoua, etil sentit comme un frisson de fièvre. Alors il s’en-

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fuit sans regarder autour de lui, dans le grince-ment de sa valise et le bruit de ses pas. Arrivéchez lui, sa valise dans un coin, il se coucha etdormit jusqu’au milieu de l’après-midi.

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CHAPITRE II

L’été remplissait le port de clameurs et desoleil. Il était onze heures et demie. Le jour s’ou-vrait par son milieu pour écraser les quais de toutson poids de chaleur. Devant les hangars de laChambre de Commerce d’Alger, des « Schiaf-fino » à coque noire et cheminée rouge embar-quaient des sacs de blé. Leur parfum de poussièrefine se mêlait aux volumineuses odeurs de gou-dron qu’un soleil chaud faisait éclore. Devant unepetite baraque au parfum de vernis et d’anisette,des hommes buvaient et des acrobates arabes enmaillot rouge sur les dalles brûlantes tournaient etretournaient leurs corps devant la mer où bondis-sait la lumière. Sans les regarder, les dockers por-tant les sacs s’engageaient sur les deux planchesélastiques qui montaient du quai sur le pont descargos. Arrivés en haut, soudain découpés dans leciel et sur la baie, parmi les treuils et les mâts, ilss’arrêtaient une seconde éblouis face au ciel, lesyeux brillants dans le visage couvert d’une pâteblanchâtre de sueur et de poussière, avant de plon-

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ger en aveugles dans la cale aux odeurs de sangchaud. Dans l’air brûlant, une sirène hurla sansarrêt.

Sur la planche, soudain les hommes s’arrêtèrenten désordre. Un des leurs était tombé entre lesmadriers assez rapprochés pour le retenir. Maisson bras pris derrière lui, écrasé sous l’énormepoids du sac, il criait de douleur. À ce moment,Patrice Mersault sortit de son bureau. Sur le pasde la porte, l’été lui coupa la respiration. Il aspirade toute la bouche ouverte la vapeur de goudronqui lui raclait la gorge et s’arrêta devant les doc-kers. Ils avaient dégagé le blessé et, renversé surles planches et parmi la poussière, les lèvres blan-chies par la souffrance, il laissait pendre son brascassé au-dessus du coude. Une esquille d’os avaittraversé les chairs, dans une plaie hideuse d’oùcoulait le sang. Roulant le long du bras, les gouttesde sang tombaient, une à une, sur les pierres brû-lantes avec un petit grésillement d’où s’élevait unebuée. Mersault, immobile, regardait ce sang lors-qu’on lui prit le bras. C’était Emmanuel, le « petitdes courses ». Il lui montrait un camion qui arri-vait vers eux dans un fracas de chaînes et d’ex-plosions. « On y va ? » Patrice courut. Le camionles dépassa. Et de suite ils s’élancèrent à sa pour-suite, noyés dans le bruit et la poussière, haletantset aveugles, juste assez lucides pour se sentirtransportés par l’élan effréné de la course, dans unrythme éperdu de treuils et de machines, accom-pagnés par la danse des mâts sur l’horizon, et le

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Adaptations théâtrales

L A D É V O T I O N À L A C R O I X de Pedro Calderón de la Barca.

L E S E S P R I T S de Pierre de Larivey.

R E Q U I E M P O U R U N E N O N N E de William Faulkner.

L E C H E V A L I E R D ’ O L M E D O de Lope de Vega.

L E S P O S S É D É S de Dostoïevski.

Cahiers Albert Camus

I. L A M O R T H E U R E U S E , roman (Folio n° 4998).

II. Paul Viallaneix : Le premier Camus, suivi d’Écrits de jeunessed’Albert Camus.

III. Fragments d’un combat (1938-1940) — Articles d’AlgerRépublicain.

IV. C A L I G U L A (version de 1941), théâtre.

V. Albert Camus : œuvre fermée, œuvre ouverte ? Actes du colloquede Cerisy (juin 1982).

VI. Albert Camus éditorialiste à L’Express (mai 1955 - février 1956).

VII. L E P R E M I E R H O M M E (Folio n° 3320).

VIII. Camus à « Combat », éditoriaux et articles (1944-1947).

Bibliothèque de la Pléiade

Œ U V R E S C O M P L È T E S (4 VOLUMES).

Dans la collection Écoutez lire

L ’ É T R A N G E R (3 CD).

En collaboration avec Arthur Koestler

R É F L E X I O N S S U R L A P E I N E C A P I T A L E essai (Folio

n° 3609).

À l’Avant-Scène

U N C A S I N T É R E S S A N T , adaptation de Dino Buzzati, théâtre.

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La Mort heureuse Albert Camus

Cette édition électronique du livre La Mort heureuse d’Albert Camus

a été réalisée le 25 juin 2012 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070402465 - Numéro d’édition : 243276).

Code Sodis : N43237 - ISBN : 9782072407314 Numéro d’édition : 229309.

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