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LA NOUVELLE

Revue Française

I/ÊCOLE DES FILLES

I

Le 2 mai 1951, à Châtenay, nous avons assisté au

baptême de deux petites filles, Liliane et sa sœur

Monique. Élise était la marraine de Liliane, mais nousétions loin de prévoir ce jour-là quelle place allait tenir

dans notre vie cette gamine. J'ai souvent cherché àretrouver les causes du charme de Liliane, de sa tour-

nure d'esprit, de la curieuse richesse de son vocabulaire,

et il m'a semblé qu'elle devait tout cela à l'expérience

du malheur, puis au bonheur d'en avoir été tirée par

MUe de V. d'abord, petite-fille de Joseph du Maistre,

et d'avoir vécu de longs mois dans l'intimité de celle-ci.Le contraste de milieux si différents avait dû délier son

intelligence. Ses yeux s'étaient d'abord ouverts sur

l'abîme de tous les maux, et tout d'un coup on lui en avait

montré les remèdes. Ainsi avait-elle eu dès ses premières

années une connaissance complète de la vie sous ses deux

aspects, le désordre et l'ordre, et de leurs effets.

La première fois que nous avions vu Liliane, dontnous avons fait Céline, c'était chez ma nièce Marthe.

Rien n'est plus étrange que ce genre de rencontres.

L'amour n'est pas seul à produire les coups de foudre.1

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LA NOUVEIAE REVUE FRANÇAISE

Il éclate dans certaines conjonctions d'âmes. L'une de

mes nièces, Marie, conduisait Liliane à l'hôpital Iari-

boisière, où l'on préparait l'opération qui devait corrigerson strabisme. Comment Marie décida-t-elle au passagede s'arrêter chez sa sœur Marthe, où nous achevions de

déjeuner? Dieu le sait. Toujours est-il qu'à peine la petite

se fut-elle assise sur un pouf en face de nous, l'atten-tion se concentra sur elle. On ne voyait qu'elle. Elle

devait avoir un bandeau sur l'œil gauche; son sourire

emportait tout radieux, irrésistible. Chaque fois qu'elle

nous regardait de son œil unique, entrevoyait-elle les

surprises du destin, son visage paraissait s'illuminer.

On l'avait éloignée un moment de la salle à manger,

pour nous rapporter son histoire. Comme elle n'étaitpas chrétienne encore, Élise me dit « Pourquoi neserais-je pas sa marraine ? » Élise a de ces générosités quirelèvent de l'audace et presque de la présomption, quandon la connaît.

C'est ainsi que nous nous trouvions dans cette petiteéglise de Châtenay, le 2 mai. J'y pus suivre de près tous

les rites de la cérémonie qui ressemble à un exorcisme.

Que d'éléments symboliques appelés au secours du

surnaturel l'eau, le sel et l'huile. 0 l'étrange initia-

tion qui tient de la cuisine, de l'épicerie et des mystères

orphiques.

Le prêtre, en oignant les oreilles, dit

« Ouvre-toi à tout ce qui est bon, beau et juste.»

Que de vérités cachées sous ces signes matérielsDans la Nature, dans la vie, sommeille tant d'inconnu

qu'on ne saurait y entrer avec trop de circonspection,

de précaution.Au moment où l'on voilait de blanc les catéchumènes

dans le narthex, des touristes surgirent. Étrangers sansdoute à notre religion, virent-ils le prêtre d'un geste

prompt faire virer son étole du violet deuil au lamé or

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L'ÉCOLE DES FILLES

et cette petite marmaille autour de laquelle on multi-pliait tant de gestes bizarres, ils semblèrent se demander

de quoi il pouvait bien s'agir, aussi déconcertés appa-remment que nous, quand nous assistons aux incanta-

tions magiques des Nègres, pratiquées par eux sur lestréteaux de nos foires.

Lorette, ma caniche naine, que le vicaire, malgré ladéfense du curé, avait autorisée à assister à la céré-

monie, n'était pas moins étonnée, tirant sur sa laisse,

pour tout observer de près.Mais ce qui m'intéressait le plus, ce fut l'émotion du

père des petites, qui, les larmes aux yeux, retrouvait au

fond de sa mémoire les paroles du Pater et du Credoqu'il répétait à voix haute avec l'officiant. Il y avait de

l'extase sur son pauvre visage, comme s'il s'était sentipar la vertu de ce qui se passait devant lui absous de ses

fautes. Bas sur pattes, une jambe tordue, portant hautsa face lunaire, il n'avait pas besoin de nous dire qu'ilétait breton, Céline l'air d'une bigouden.

Les bonnes sœurs qu'on avait chargées d'instruireCéline et Monique sont bien sympathiques. Elles habi-tent une sorte de palais du xvme siècle délabré, où ellesmènent de pair une existence de fermières et d'éduca-

trices. Debout à quatre heures du matin, elles cultiventelles-mêmes leurs terres, bêchent, ensemencent. Elles

traient leurs vaches, leurs brebis et leurs chèvres elles-

mêmes, ont une pullulante basse-cour et du produit deleurs travaux nourrissent une centaine d'enfants aban-

donnés.

Quand un pan de mur s'écroule ou que les toitsprennent l'eau, elles ne recourent à aucun ouvrier,

réparant tout de leurs mains.

La Supérieure a le teint rougeaud et la corpulenced'une paysanne. Humaine, un peu débonnaire, elle est

préoccupée autant de la subsistance que de la correc-

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tion de ses pensionnaires. Rien ne semble pouvoirentamer sa sérénité et son courage. Le curé, c'est bienautre chose. On le devine sens dessus dessous au moindre

espoir d'un bénéfice qu'on lui promet ou qui lui échappepar cet excès d'affairement il compromet plus qu'iln'assure le succès de la vente de charité qu'il vient de

mettre sur pied. L'indifférence de la Supérieure, qui àtout pourvoit, sans avoir l'air de rien, est bien plusefficace.

Élise. Quand je vous dis que les femmes valentmieux que les hommes, tout juste bons à se noyer dansun crachat.

Je me permets maintenant de répondre aux reprochesque souvent Élise et Céline m'ont faits de n'avoir pasaccepté d'être parrain. Élise marraine, cela suffisait.J'ai horreur des engagements solennels. Je préférais n'enprendre aucun et tenir ceux d'Élise, la sachant pluspropre à asservir les gens qu'à leur rendre service.

Plus tard, Élise. Les règlements sont sévères?Céline. Oh oui. On n'a ledroit deparlerni au dortoir,

ni au réfectoire, ni en classe, ni en étude, ni sur les rangs.

Élise. Bavarde, tu devais souvent être punie.Céline. Eh bien non. Je ne parle pas. Je réponds.

Répondre, ce n'est pas parler. C'est poli.

La conversation tombe sur la beauté.

Céline. Voilà qui ne me tourmente pas. Une fois

qu'on sait qu'on est laide, on en prend son parti.Élise. Iaide, toi? Tu n'es pas laide.Céline. Pourtant, on me l'a dit.

Élise. Qui ?Céline. Une fille.

Élise. Qui sans doute est moins belle que toi et tejalouse.

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L'ÉCOLE des FILLES

CÉLINE. Ça la regarde. Comme je ne me regarde

jamais, je la crois.

Le soir, au moment où je vais me retirer

« Bonsoir, pépé. Maintenant,j'ai deux pères.»

Elle a été si mal nourrie dans son enfance qu'Élisequi l'aide à se déshabiller me demande de revenir sur

mes pas pour voir comme ses épaules sont étriquées et

son petit ventre ballonné.

Et voilà que nous l'avons fâchée par nos remarques.

Du lit où elle est couchée, elle regarde la chienne

endormie et dit «Lorette dort, pendant que je parle.

Peut-être elle parlera, quand je dormirai.»

Une fois Élise auprès d'elle dans le lit, Céline appuie satête à l'épaule qui s'offre et se met à raconter commentsa mère est morte.

Élise défend à Céline de fréquenter Christian, le filsdu concierge, qu'elle trouve mal élevé.

Céline. Oui, qu'il ne vienne pas gâcher ma vie,celui-là.

Propos de Céline à la volée

« Ma sœur sera couturière et moi supérieure.

Supérieure ?

CÉLINE. Oui, enfin religieuse.

Toutes les religieuses ne sont pas supérieures.

CÉLINE. Ah je croyais. C'est dommage.»

Ce matin, la petite dormait, Élise me dit « J'ai prissa température. Par derrière ça me fait peur. J'ai mis

le thermomètre devant. C'est comme une petite rose.

Il faut que tu voies ça. »

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Pourquoi m'avoir tenu ce propos ?

Et, juste à ce moment, la petite avait ouvert les yeux.

J'étais gêné.

J'ai beau éloigner de la conversation, depuis queCéline est là, tout mot choquant, Élise reste la même,sans pudeur.

Bien sûr, c'est de sa part sans perversité.Elle reste « nature ».

Il me semble que l'enfance a droit à plus de respect.

Parfois je suis inquiet aussi sur ce que je permets,sûr que peu à peu Élise asservira Céline.

Comme je suis malade, retenu dans mon lit par un

anthrax, Élise ne cesse du sien d'appeler Céline.A la fin, Céline place

« Maman, je pisse. »

Quand je ne suis pas impotent, c'est moi qui faistout le chemin. Madame, elle, a choisi d'être immobile.

Tout lui arrive à la barre de son lit, où elle reçoit

jusqu'à l'épicier. Elle se contente de lire, d'écrire, decauser, de coudre.

Tout le reste pour les autres, pour l'autre, du moment

que je m'éclipse, pauvre Céline

Moi. Je t'assure, Céline, que tu es une drôle defille.

ELLE. Je suis comme on m'a créée et mise au monde.

Rien n'est à elle, aussi rien ne l'étonne comme

l'égoïsme.Céline. Ma sœur est mignonne, elle aime bien sa

Céline, mais que je sois à côté d'elle à table et qu'il

tombe dans mon assiette deux frites de plus qu'à elle,elle m'en veut.

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L'ÉCOLE DES filles

Les jouets de Céline sont le prétexte d'anecdotesamusantes.

Par exemple, chaque soir, elle délègue le petit canardpréféré de sa basse-cour, pour qu'il me tienne compagniela nuit, et à cet effet l'installe sur ma table de chevet,

ou bien aux pieds de la statue de saint Jacques, endisant

« Il priera pour nous. »

Non contente de me refuser sa douceur, Élise souffre

de celle que me témoigne Céline. La petite est-elle tropcâline avec moi, elle peut s'attendre à une ruade.

Céline répète, en se jouant, le dernier mot de tout ce

que je dis.Je dis à I,orette « Ma chérie. »

ELLE. Si je disais « chérie », tu le prendrais pour toi

et puis tu n'es pas du féminin.

ÉLISE, à Céline. Je te flâne et je te musarde, c'esttout toi.

Moi. Au lieu de badiner, tu ferais mieux de des-servir.

CÉLINE. Ainsi, je suis la femme de ménage.

En moi-même, je pense« Tu as beau faire. Tu le deviendras. »

Ce soir, Élise et moi, nous l'avons regardée dormir.Sa chemise rose laissait voir ses jambes nues. Elle avait

replié un bras sur sa poitrine et tenait l'autre main

ouverte, en marge de son visage. Un sourire extatiquel'illuminait. De minute en minute ses lèvres tremblaient.

Sans doute parlait-elle aux anges. Non, rien de plusfrais, de plus gracieux.

Céline, en passant la cire sur le parquet de l'atelier

qui est immense «Voilà qui n'est pas agréable pour

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celle qui le fait, aussi, je vous préviens, monsieur papaet mademoiselle Lorette, si vous ne vous essuyez pas

mieux les pieds avant d'entrer, je vous les coupe. »

Céline. Tous les garçons me regardent, parce que

je chante en revenant toute seule de l'école. Qu'est-ce

que je pourrais bien faire d'autre, si je suis contente.C'est tout le monde qui devrait chanter. Alors, on ne

me regarderait pas.

Je gronde Céline. Elle se rebiffe.

Je menace « Prends garde. Ça va mal tourner. »Céline, de la race d'Élise, un peu redoutable, réplique« Ets'il me plaît, à moi, que ça tourne mal. »

Ce matin, je l'entendais chanter une chanson qu'elletruffait de mots à elle

J'ai lié ma botte avec un brin de paille.J'ai lié ma botte avec un brin d'osier.Dans mon pré je fais la cueillette en sabots, en tablier.La cueillette des Pâquerettes.

Mon père m'a vue et m'a grondée.J'ai lié ma botte avec un brin d'osier.

Moi. On dira les Godeau ont chez eux une petite

fille insupportable.ELLE. Tu tiens donc tant que cela aux compliments.

Laquelle sera la plus forte des deux, Élise ouCéline ?

Tout d'un coup, elles se hérissent et se bravent.Les colères d'Élise sont terribles et je tremble pour

Céline, mais Céline, elle, ne tremble pas.

Elle attend, comme sous un parapluie, que l'orage

cesse et, dès qu'elle sent le moment favorable, en coulantun mot très doux, elle passe la tête et son sourire mira-culeusement ramène le soleil.

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L'ÉCOLE DES FILLES

Élise traite Céline d'ingrate, et Céline vient pleurersur mon épaule « Si j'étais l'ingrate qu'elle veut, jene pleurerais pas. Mémé me gronde pour ce qu'elle a

entendu et ce n'est pas ce que j'ai dit. »

CÉLINE. Je voudrais dormir entre les pages de tes

livres comme un papillon très beau et tranquille.

CÉLINE. Pépé, pourquoi tu prends jamais de

récréation, toi ? C'est peut-être parce que tu as été

professeur ?

Hantise de la tranquillité, comme si elle se sentait

menacée « Je voudrais être une photographie, comme

toi, quand tu étais petit sur ton cheval de bois, ou une

image. Comme ça, je serais bien tranquille. »

Élise, imbue d'elle-même, méprise trop tout le mondeet Céline en particulier, pour goûter avec moi le charme

de Céline et la saveur de ses mots. J'en profite seul.

CÉLINE. Je voudrais bien que ma petite sœur

Monique vienne passer avec moi quelques jours. L'ennui,

c'est qu'on ne pourrait pas coucher toutes les trois,

Mémé, ma sœur et moi. Alors, Monique pourrait cou-cher avec toi.

Moi. Pourquoi pas toi ?

ELLE. J'aime mieux te partager avec ma sœur.

Elle t'aurait la nuit, moi le jour. Elle parle tout le temps

de toi à la pension.

Les drames se terminent entre Céline et Élise, comme

entre Élise et moi. Mais ce ne sont pas les photographiesde Céline qu'Élise déchire et jette au feu, c'est parexemple sa boîte de perles, une boîte vitrée ravissante,

où il y avait des milliers de perles de toutes les couleurs

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que je lui avais donnée, qui vient de passer par lafenêtre.

Je me demande ce que cette semence va bien pouvoirfaire lever dans le cœur de l'enfant.

Élise n'a jamais donné un jouet à Céline et chaquesemaine elle trouve le moyen de briser ou de brûler

celui que l'enfant aime le plus.

« Je te corrigerai bien par là de ton désordre. »

Je ne crois pas qu'elle ait choisi cette forme de châ-

timent parce qu'elle est la plus efficace, mais la pluscruelle.

Au retour de la messe « C'est peut-être comme ça

la première fois. Ie Bon Dieu a un drôle de goût. »Je n'ose insister.

Plus tard, à l'occasion d'une méchanceté qui allait

lui échapper

« Non. Aujourd'hui, j'aime mieux ne pas pécher.»»

Le soir, en détournant son regard de la glace où elleallait se mirer

« Le diable vous suit. »

Hier soir, j'étais fatigué, je me suis mis au lit de bonneheure.

Élise est venue s'asseoir dans l'atelier, Céline en face

d'elle, pour entendre à la radio le Don Juan de Mozart.I/émission terminée, comme elles vont se retirer

« Je pense qu'on viendra m'embrasser », risqué-je.

Céline, bien sûr, mais sans dire bonsoir, Élise disparaît.Il y a plus de dix ans que, de son propre mouvement,

Élise ne m'a pas embrassé. Si c'est moi qui la quitte lepremier, le soir, et que je m'approche pour le faire, loinde s'y prêter, elle se dérobe à ma bouche, tournant la

tête à ce moment, comme exprès pour que le baiserporte de travers.

Quand je songe à ce que je ne cesse de faire pour elle,

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l/ÉCOI<E DES FILLES

au peu qu'elle fait pour moi, une telle dureté devraitme la rendre odieuse.

Eh bien non. J'admire au contraire qu'elle soit plus

implacable que je n'ai dit, que je n'avais pensé, comme sià mes yeux on n'était jamais « soi » assez.

Céline est tombée sur la chaussée, avenue Malakoff.

Elle a failli être écrasée.

Élise avait besoin de je ne sais quoi et naturellementtout de suite.

Céune. Tu sais, avec Mémé il n'y a pas à discuter,

pas plus qu'avec un express.

Pourquoi ai-je été pris de panique encore une fois

pour cette petite ?

Je me suis dit qu'on ne peut pas suffire à toutes les

exigences d'Élise, que, vu sa nature, un jour ou l'autre,elle se révolterait.

Céline en peignoir tourne et retourne autour de mon

lit, s'assoit à mes pieds, tantôt découvrant ses épaules,

tantôt sa poitrine jusqu'à la ceinture. De temps en temps,

une de ses jambes s'échappe des plis du tissu.

Tout le monde lui dit qu'elle est charmante. Elle le

croit. Elle le sait. Elle en joue.

Il n'est pas jusqu'au coquard qui voile un de ses yeux,

parfois, qui n'ajoute à ce qu'elle a de piquant, de naturel,de fier et en même temps d'un peu trouble.

Il n'est pas un passant qui ne fasse attention à elle

pour l'aimer ou la détester.

Pendant que je me déshabille pour me mettre au lit

derrière un paravent, Céline dessine dans l'escalier.

Apparemment elle n'a pas levé les yeux et cependantme dit

« Tu dors avec ton slip ? »

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Comme j'ai fait la toilette des ongles de ses petitesmains et des pieds, je lui dis

« Est-ce que ton père aurait fait ce que je viens defaire ?

Lui, il ne s'occupait pas même de lui. Ah sesmains et ses pieds, il fallait voir ça. »

Je dis à Céline

« Je suis bien un peu ton père ?

Oui, sauf que tu ne m'as pas mise en naissance nià l'Assistance.»

Le soir à onze heures, Céline

« Tous les enfants de mon âge dorment. »

Reste à savoir s'il y a là un reproche à notre adresse

ou orgueil de sa part.

Élise. « Au fond, cette gamine, pourquoi l'avons-

nous adoptée ? On n'avait jamais songé à ça et si nousdisions que c'est par charité, on se tromperait.

Ce n'est pas du tout comme on pourrait croire que les

choses se sont passées.On a vu Céline et on n'a pas résisté au premier regard

qu'elle a jeté sur nous, comme un harpon.Elle nous a séduits. Ainsi ce n'est pas du tout nous,

c'est elle qui nous a adoptés.Le mystère, ce serait de savoir comment elle s'y est

prise, pour nous prendre tous les deux à la fois. »Quand je l'ai vue le premier jour chez ma nièce

Marthe, ce que je sais, c'est que j'ai pensé tout desuite à la Marianne de Marivaux.

Une modestie jouée, mais si bien Misère et grâce. Une

voix qui peut être si douce et tout d'un coup si dure,

gouailleuse et tendre à ne pouvoir s'en passer, et toutcela, sans tout à fait le savoir, ni elle, ni nous.

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l'école DES FILLES

Il paraît que parce que j'étais sorti en catimini exprès,Céline s'est écriée, menaçante

« Ah il m'a échappé.»

C'est Élise elle-même qui me l'annonce « Eh bienmon cher, tu as un tyran de plus.»

Quel aveu

J'apprends à Céline L'Ane et le petit Chien de LaFontaine.

ELLE. Gratifie, qu'est-ce que c'est ?

Moi. C'est donner généreusement, combler quel-

qu'un.ELLE. Comme toi moi.

Et comme je reprends « Peu de gens que le Ciel

chérit et gratifie» et ajoute « Mais je ne suis pas leCiel.»

CÉLINE. Si, tu es le Ciel.

Céline répond à ma place.

ÉLISE. C'est à Pépé que je parle.Moi. Sans doute sait-elle aussi bien que moi ce que

je pense.

Céline. Oui, j'ai le sens.

Jeudi, en mon absence, Élise ouvre la porte des w.-c.et trouve Céline assise sur le manche à balai.

« Que fais-tu là ?

Je ne sais pas. »

Et de se mettre à pleurer.

Ce qui me touche le plus chez elle, c'est une sorte

d'ivresse de bien faire, quand elle a vaincu sa paresse.

Céline m'appelle volontiers Titi, ce qui me ramène à

mon enfance. Je me souviens que, jusqu'à l'âge de six ans,

pour tout le mondej'étais Titi, la bête à Bon Dieu, mais

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tout d'un coup je me rebiffai, en cessant de répondre à

ce sobriquet, et j'y mis une telle obstination qu'on y

renonça. C'est ainsi que je suis devenu Marcel malgrétout le monde.

Je crois bien que ma mère a été pour beaucoup dansce redressement. Si j'ai un caractère, il relève du sien.

Il y avait à Chaminadour trois exemples que ma mère

trouvait regrettables de l'abus de ce qu'on appelait« les petits noms » un M. Sudre, un M. Chanterelle et

un M. Noualet qu'on appelait toujours Bébé les deuxpremiers, Titi le troisième à soixante-dix ans.

Je lui caresse les cheveux, en murmurant

« Tu es mignonne.»

ELLE. Maman me l'a dit ce matin. C'est complet.

(A suivre.) MARCEL JOUHANDEAU

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MORALITES ESTHETIQUES

FEUILLETS DANS LE VENT

Max Jacob disait de Rembrandt « C'est l'humanité

qui accouche dans une cave.»

Lumière affective ou existentielle ?

Chez le peintre de La Fiancée juive, la totalité humaineest atteinte par l'emploi absolu d'une partie de l'art,la lumière, et par un refus « métaphysiquede lalimitation.

Les objets sont généralement obscurs de nature.

Seule, la lumière les éclaire, les rend visibles « Ce quela lumière révèle est formé par les objets qui ne sontpas la lumière, mais autre chose qu'elle, et par eux-mêmes obscurs.» Hegel une fois cité, allons chez Rem-

brandt où tous les objets irradient vers luisants del'existence révélée. Car la lumière chez Rembrandt

n'est ni scénique, ni affective, C'EST LA LUMIÈRE DE LA

CONSCIENCE. Cette irradiation a un caractère particulier;dans chacun de ses tableaux, elle n'est jamais « abs-traite », et elle n'est jamais « réaliste ».

O clair-obscur que de sottises dites en ton nom

Si le mot ombre est tu, il peut être remplacé parlumière diminuée eu égard à un tableau impressionniste

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

qui se veut clair dans toutes ses parties dans un tableaude Rembrandt l'ombre est un avatar fatal et grandiosede la lumière son obscurcissement. Les « ombres» sont

des couches spatiales que le faisceau lumineux de laconscience n'atteint pas. Ainsi, les apparitions lumi-neuses (et leur commotion) sont toujours menacées oufrangées avec plus ou moins de transparence ou d'épais-seur par l'impénétrable par l'irrévélé.

Catastrophisme, ou le peintre-sismographe.

Désidério, ce créateur mystérieux, resté heureuse-

ment confidentiel, est l'inventeur d'une ambiguïté

délirante. Sa devise pourrait être « Ombre au cœurd'une ombre, voici l'homme. »

Qui est le plus vivant, le peuple des statues ou celuides mortels ? Une multitude de Commandeurs se mêle

à la foule des Trompeurs. Toutefois il semble que l'effigiedame le pion au modèle (un guerrier statufié s'assureune victoire durable). La « vie de l'artl'emporterait-elle sur la vie agitante et diffuse de l'existence séculière?

La question n'est pas tranchée puisque dans ces sombrespeintures (sombres avec étincellements) la constante

catastrophe est toujours là, plus ou moins tranquille,

avec diversité dans les tempos. Les villes brûlent, les

temples explosent, et à leur tour les ruines semblent

l'emporter en durée sur les monuments mêmes (laruine est plus parfaite), jusqu'au jour où, dans l'airraréfié, une catastrophe plus accélérée engloutira à la foisles mortels et les ombres, et les ombres des ombres.

Remarque. L'image de pierre chez le maniéristeCaron et même chez Mantegna diffère légèrement de

la « figure humaineo 1. Mais un siècle plus tard, avec

i. Encore qu'une solennité commune les rapproche.

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FEUILLETS DANS LE VENT

Désidério s'opère une véritable osmose l'homme demarbre et l'homme de chair s'identifient, comme s'ils

avaient fait un alchimique échange. Leur départ, aupremier regard, est indiscernable.

Hercule Seghers le Mal-Connu.

A donné sa vie pour l'abîme. Il voyait dans un éclairl'histoire des convulsions de la planète. Un univers à la

dérive. Crues célestes déferlant. montagnes glissantes.Ventouses soufrées des terres indécises.

A n'en Plus finir.

Cézanne est le premier peintre qui ait conçu la pein-ture en termes de genèse. Et par le plus étonnant des

paradoxes en peignant d'après nature. Son imagina-tion créatrice s'allumait à ce qu'il appelait « sa petitesensation ». Un attachement au monde extérieur

n'ayant d'égal que le détachement du peintre à son

égard. Cette maîtrise de soi le conduisit à toujoursmoins d'imitation.

Dans la dernière période, la concentration est tellequ'elle explose (le monde cézannien éclate et se recons-truit en même temps). Elle est un phénomène futur.

Las d'offrir en vain, à un monde aveugle, les richesses

de sa vision, il ne dialogue plus qu'avec l'interlocuteur

qu'il a en lui. En résulte une souveraine liberté, celledes ultimes quatuors de Beethoven, celle de la « manièrerude » des moines de la secte Zen. Offrande à ce qui n'a

pas de fin.

A Aix. Conversation avec Martin Heidegger.

« Comment voir l'homme chez Cézanne. Une bonne

biographie ? A défaut la correspondance.2

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1,A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

M. H. Dans celle de Van Gogh, il y a plus que VanGogh.

Par contre, dans celle de Cézanne, il semble qu'ily ait moins.

M. H. Dans celle de Cézanne il y a peu, maisdans ce peu, il y a beaucoup.

les témoignages aussi. Important celui d'EmileBernard la panique devant la fille du jardinier, le

souvenir obsédant d'une violence grotesque subie dans

sa jeunesse, son horreur d'E. B. quand celui-ci posela main sur lui pour l'aider à franchir un fossé. Ie« grappin ».

M. H. Cézanne avait peur de tout contacthumain.

A cette peur à ce refus il a opposé un stylele sien. Comme étaient siennes sa souffrance et son

amertume.»

Il était le plus grand peintre de l'Europe, et il lesavait.

L'homme plus grand que la montagne.

Voyez ces natures mortes, elles prennent conseil de

la Sainte-Victoire elles sont géologiques. Du coup, ilsemble que la figure, dans son œuvre, soit en voie de

pétrification. Ies prodigieuses facettes des Joueurs(la version qui est au Louvre) pourraient le faire croiremais avec un peu d'attention se reconstruit sous nos

yeux l'humble humanité de ces journaliers dont le typese rencontre encore dans la campagne d'Aix.

Cette peur du contact humain n'avait d'égale, sansdoute, qu'une attirance dramatiquement freinée.

Avec le Portrait de Vallier cette participation refuséese change en une fulguration pathétique la dernière.Et, de la façon la plus surprenante, il rejoint le plushumain des peintres Rembrandt.

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