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La nuit des cobras

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LA NUIT DES COBRAS

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ANDRÉ BARJOU

LA NUIT DES COBRAS Roman

Olivier Orban

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© 1981, Olivier Orban

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J'ai dépensé plus de vingt dollars en communications téléphoniques lointaines et j'ai passé mon après-midi à recueillir des renseignements sur cet imposteur.

TENNESSEE WILLIAMS

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PREMIÈRE PARTIE

LAUSANNE

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L'ENFANCE

L'image était placée exactement au centre de la table de chevet, dans son cadre doré à la feuille. On y voyait un singe peint de la famille des orangs-outangs.

Un rai de soleil pâle s'en allait d'entre les rideaux de la chambre... C'était le crépuscule. Jackson sortit sur le balcon. Il se pencha vers les arbres du parc de l'hôtel, vers les toits rouge foncé qui descendaient jusqu'au lac Léman, translucide à cette heure, tandis qu'une lumière délicate irisait les montagnes lointai- nes, devenues d'un bleu sombre. Une sorte de paix confortable planait, étrange pour lui, qu'il n'avait pratiquement jamais connue. Il était en Suisse depuis trois heures. L'avion de New York l'avait déposé à Genève où rien ne l'attendait. Il avait rejoint Lau- sanne et pris une chambre à l'hôtel Royal comme convenu. Normalement il devait y attendre le contact.

Il eut un peu froid et entra. Le crépuscule s'allon- geait interminablement. La chambre était imperson- nelle et tiède, mais pourvue d'assez beaux meubles

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1900. Une vague odeur de désinfectant flottait. Il sortit le porte-cigarettes en or de sa poche et l'ouvrit. L'un des deux compartiments était plein de «Bulmongs» à bout d'argent et dans le second, sous un verre incassa- ble, reposait la photographie de Yula, la négresse à la voix d'or, l'ancienne vedette du «Diamond's Rots» à La Nouvelle-Orléans, disparue depuis dix ans, sa mère.

La photographie était noire et blanche, on y voyait Yula se découpant en buste sur le rideau de scène, dans un éclairage violent, sa bouche noire, ses yeux charbonneux, ses cheveux plaqués aux tempes et, malgré la stupeur tragique de la bête de scène, le masque qu'elle y portait, elle était implacablement belle, comme la mort.

Était-elle encore vivante? Jackson referma l'étui et étira son grand corps. La nuit tombait. Il n'alluma pas. La lumière qui venait de la salle de bains éclairait ses cheveux crépus, épais, presque rouges. C'était un métis très clair, aux lourdes cuisses, aux reins exagéré- ment creux, un beau nègre mélangé de toutes les rouilles des chairs blanches, lui donnant une sorte de moelleux trompeur malgré ses mains et ses pieds de sanglier à corne. Il avait un nez fin et pincé comme une danseuse, des yeux bleu pâle et exténués, langui- des, qui faisaient croire, au premier abord, à un charme somnolent ou à une imbécillité congénitale. Dans les moments où se passaient « les choses de cette vie pourrie», selon ses propres dires, ses yeux flottants devenaient d'un mauve presque noir, crachant des flammes comme le dragon de Tristan. Il avait vingt- trois ans.

Il en avait douze quand Yula avait mystérieusement

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disparu. A cette époque, on ne parlait que d'elle dans la ville à cause de sa beauté fabuleuse et de sa voix de

panthère sauvage qu'elle distillait chaque soir au «Diamond's Rots». Sa réputation gagnait New York où on lui offrait un contrat mirifique. Elle allait deve- nir une grande vedette selon les dires des gens du métier. Elle disparut une nuit peu après le spectacle, et l'on retrouva vers le matin Berthie Shep assassiné dans son bureau. Toutes les recherches et enquêtes furent vaines. On la pleura et on l'oublia. Sauf quelques-uns et Jackson, qui était tout de même son fils.

Elle l'avait eu à quatorze ans d'un inconnu qui la viola, sans doute contre une somme d'argent, mais Yula ne révéla jamais ce qui s'était passé. Elle sortait des bas-quartiers de La Nouvelle-Orléans. Son père buvait et la battait, sa mère était morte, laissant deux sœurs plus jeunes qui ne dépassèrent pas l'âge de dix ans. Le père de Yula était un métis clair. C'est de lui que Jackson tenait ses yeux bleus, d'après Mamie Watta, la grosse femme de ménage qui le recueillit peu après l'accouchement de Yula, et qui vivait dans une cabane du faubourg avec deux chiens rouges.

«Oui, c'est de ton grand-père, lui racontait-elle, que tu tiens tes yeux bleus. Quand il avait la jeunesse, c'était le plus grand maquereau de la ville. Il était beau comme une statue d'or dans un palais de Blancs, que Dieu les maudisse. Toutes les femmes étaient pour lui. Toutes les putains lui portaient leur argent. Cela dura dix ans. Il a tant bu et tant nocé, le cochon, pendant ce temps-là, qu'à trente ans, il ne lui restait plus que ses yeux et pas un centime. Pourtant, il avait sur lui et en lui des restes déchirés de son ancienne

beauté d'homme. Il épousa ta grand-mère, une né-

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gresse assez noire mais fragile, qui vivait dans la maison que lui avaient laissée ses parents, des gens honnêtes qui avaient travaillé toute leur vie pour l'avoir. Elle s'appelait Susie. Que Dieu ait son âme! Après la troisième fille, elle mourut en couches. Il ne restait dans la baraque qu'une paillasse, un vieux fourneau et les bouteilles vides. Alors, c'est étrange — les projets de Dieu sont secrets — ton grand-père, ce fou de naissance, que les femmes, un peu les hommes et sa beauté avaient pourri jusque dans la moelle de ses os, se mit à travailler dans un bar comme plongeur, pour nourrir les petites, lui qui n'avait rien fait de ses mains, sauf caresser les peaux et lever les verres. Oh ! il leur menait la vie dure ! Il buvait moins mais il buvait toujours. Pourtant quelque chose au fond de sa grande carcasse consumée le fit se mettre debout pour nourrir les petites, qui ne grandirent pas abandonnées de Dieu, puisqu'elles avaient une vieille robe sur les fesses pour aller à l'école. Les deux dernières partirent de ce monde, un an avant... ta conception dans le ventre de ta mère. Elles sont mortes de la poitrine, dit-on. Ou alors, elles se sont éteintes comme ça, de faiblesse. C'est ta mère qui avait pris toute la santé car elle résista à tout. Quant au grand-père, on ferma ses yeux bleus pour toujours six mois après ta naissance, égorgé de- vant sa porte alors qu'il rentrait soûl de son travail.

C'est ainsi que parlait Mamie Watta, celle qui avait élevé Jackson. Il n'avait jamais eu faim et les chiens rouges, sauvages comme des fauves, étaient doux avec lui. Mamie gardait parfois un homme à la maison, quelques jours ou quelques heures, «pour le corps et l'esprit», disait-elle car elle avait, en ce qui concerne le sexe, une simplicité qui préserva Jackson des tour-

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ments de la psychanalyse moderne. «Les hommes, concluait la grosse femme, sont surtout des fainéants qui n'ont jamais un dollar.»

Yula avait disparu peu après la mort de son père et on savait qu'elle avait fait la malle avec un vieux représentant de commerce à la retraite. Elle revint après trois ans d'absence à La Nouvelle-Orléans. Elle avait alors dix-sept ans : elle avait beaucoup grandi, le fard la faisait paraître plus âgée et l'on voyait bien qu'elle serait trop belle. Elle portait déjà des robes de scène et des bijoux. Elle était descendue dans l'hôtel le plus huppé de la ville avec un vieil homme jaune et chauve aux doigts couverts de ba- gues. Après lui (elle les plumait rapidement, l'an- cienne misère et sa beauté lui donnant une audace démoniaque), elle en eut deux ou trois autres, jusqu'à ce qu'elle connût Berthie Shep, le patron du «Diamond's Rots».

Il la fit chanter très vite. Il l'avait découverte. La

voix de Yula était aussi rare et mystérieuse que sa beauté. Elle ne se montra plus sans Berthie. Ce dernier ne révéla jamais s'il aimait d'abord la voix de Yula, ou la femme elle-même. Ce fut l'époque des fameuses soirées du «Diamond's Rots». La salle était bondée tous les soirs. On commença à venir de loin pour écouter cette voix.

Yula, depuis son retour en ville, venait à peu près deux fois par mois voir l'enfant, avec de l'argent et des cadeaux. Jackson se souvenait des rares fois où elle le prit contre elle, comme mue par un mouvement irré- sistible. Mais il ne voyait rien au fond de ses yeux noirs immenses et ses lèvres étaient immobiles sous leur fard mauve.

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Peu après son entrée au «Diamond's Rots», elle fit déménager Mamie Watta qui cessa de faire des ména- ges. Ils eurent un bungalow, dans une rue de bunga- lows, avec des vérandas blanches un peu décrépies et un jardin où Mamie faisait pousser des légumes, des tournesols et des rosiers. On acheta des colibris, les chiens rouges engraissèrent, Mamie aussi. Jackson était un élève studieux et peu bavard. Il savait où se trouvait la maison du grand-père aux yeux bleus, mais il ne demanda pas à sa mère pourquoi elle n'y allait jamais, la laissait à l'état de ruine, n'essayant même pas de la vendre.

Yula vint plus rarement, mais elle venait encore. Jackson l'attendait. Elle ne quitta pas Berthie Shep, elle ne partit pas pour New York enregistrer des disques. Elle resta et on venait de toute l'Amérique pour l'entendre. Jackson l'attendait. Il avait douze ans lorsqu'elle disparut et qu'on retrouva Berthie, mort dans son bureau, du sang plein ses cheveux crépus.

Il n'avait eu la permission de la voir sur scène qu'une fois. Dans une vaste salle noire et pailletée, bourrée à craquer, enfumée, en compagnie de Mamie qui portait cette nuit-là sa robe de soie rouge des grandes occasions. Il l'avait vue paraître au milieu des applaudissements dans le cercle parfait du projecteur, image peinte sortant de la lumière blanche et rose, assiégée par les vastes espaces d'ombres mouvantes pleines de bleus marins ou sulfureux et il entendait encore, dans la détente précédant le sommeil, sa voix rauque d'animal blessé, gorgé d'une sensualité lasse et inépuisable. Il croyait n'être resté qu'un petit moment quand on le rejeta dans la froide nuit d'hiver, au-

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dessous des ampoules scintillantes qui ornaient la devanture du «Diamond's Rots». Quand il s'était retrouvé avec Mamie dans la voiture les ramenant au bungalow, il avait éprouvé une oppression doulou- reuse, et aussi une langueur voluptueuse dont il se souvenait, aujourd'hui encore.

Après la disparition ce furent de nouveau les ména- ges pour Mamie Watta et Jackson dut abandonner ses études, mais il conserva toujours le goût des livres. Il travailla plus de deux ans dans un bar, les chiens rouges moururent de vieillesse, mais ils conservèrent le bungalow et il commit son premier vol, un caniche blanc qu'il déroba dans un quartier chic. Mamie l'accepta sans rien dire, car depuis la disparition de sa mère il avait parfois des crises d'asthme qui le terras- saient. Il fut soigné, mais avec des résultats minimes. Son corps se développa, il devint grand et fort, puis- sant même, malgré ce mal qui le laissait sans répit pendant de longues périodes.

Il connut sa première fille à quinze ans et il contracta très vite le goût des expériences de toutes sortes et des sexes les plus excentriques. Il se lança dans «les choses de cette vie pourrie».

Ce fut le même vieil itinéraire, poursuivi par tant de corsaires, de cinglés et de déracinés de la vie : les femmes, les hommes, les reines et les zoulous, les travestis et les transfuges, les Blanches, les Noires et les café con leche, les danseuses de bar, les nuits de pute, les cabarets naufragés, les plages à l'aube, les orgies, les drogues, les dîners dansants, les macs et les por- tions de macs, les petits voyous et les voyous de la haute, les voleurs, les assassins et les appartements vides où l'on ne trouve plus le sommeil. Bref, il entra

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dans ce monde où tout est bon pour échapper à la misère et au quotidien.

Il devint très bon revendeur de poudre. Solitaire, prudent, instinctif. Le don qu'il avait pour les langues lui permit d'apprendre le français, l'allemand et l'ita- lien au cours de ses pérégrinations. Il trouvait le moyen, en dépit de cette existence précaire et absor- bante, de lire les meilleures et les pires littératures. Il avait une passion pour Balzac, mais il aimait aussi certains romans vulgaires. Son métier était lucratif mais astreignant, il fallait boire, fumer, s'insinuer partout et se déplacer une partie de la nuit. Il avait d'excellents clients et tout un réseau de relations d'af- faires dans plusieurs grandes villes du pays. Sa modé- ration, son sens de l'attente lui avaient évité jusqu'à présent d'être pris. Il se disait qu'il se sentait bien, même si certains matins, après une nuit entre deux ou trois corps et des exploits de héros moderne, il se savait, dans la moiteur torride de l'aube de La Nouvelle-Orléans, aussi seul qu'un poisson crevé re- jeté par la mer. Au fond, il savait qu'il l'avait toujours été. Mais le tourbillon des êtres fous et avides qui l'entouraient lui suffisait, croyait-il. L'important était de vivre avec de l'argent dans la poche en se disant qu'on n'était pas près de mourir de faim, de redescendre dans les faubourgs.

Pourtant il pensait à Yula, sa mère, même quand il croyait n'y pas songer. Il la revoyait sur le seuil de la porte de Mamie Watta, grave, immobile et parfumée, ouvrant son sac pour en sortir des dollars. Mais le présent et sa fièvre l'accaparaient et il s'y donnait avec une fureur bien normale, vu sa jeunesse et son absence de racines.

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Malgré toutes ses expériences, en dépit de tant de dangers, il n'avait pas tué pourtant. Plusieurs fois, il avait été près de le faire pour se défendre ou par obligation professionnelle, dans cet univers où la vie humaine n'avait plus de valeur. Le sort, ou «Dieu tout-puissant» comme l'aurait dit Mamie, lui avait jusqu'alors évité de porter des meurtres en lui. Ce fut à New York, où il faisait un séjour pour le business, qu'il rencontra la Mort, il venait d'avoir ses vingt-trois ans. Il sortait d'un bar enfumé de la 75e Rue lorsqu'il se heurta à une vieille femme sale, enveloppée de chiffons sombres et la tête couverte d'une capeline noire où une rose blanche se desséchait. Il sentit au moment où il heurtait la vieille une douleur aiguë dans le gras d'un muscle du bras droit. Elle l'avait éraflé probablement avec une grosse broche ternie qu'elle portait accrochée sur une épaule. Il avait pas mal bu et malgré sa robustesse, une fatigue inconnue le tenait depuis quel- ques jours, quoiqu'il n'eût pas de crise d'asthme de- puis longtemps. Il injuria la femme. Elle se retourna et sa main maigre, glacée, se posa sur son poignet.

C'était une épave du quartier, probablement une pute devenue folle de misère et rejetée des hommes. La lune se montra entre les nuages et au milieu du cercle immense des buildings, elle montait pesamment dans le ciel en lambeaux, telle une femme enceinte.

— Boy, oh! boy, murmura la vieille d'une voix éraillée.

Il secoua son poignet et la repoussa. Elle chancela, ses hardes tournèrent autour d'elle, révélant de hauts talons rouges brillants et la capeline se détacha comme une feuille morte.

Elle avait un crâne nu semé de plaques blanches et

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sous le maquillage épais et violet, on devinait que cette négresse n'était pas encore vieille. Elle avait d'immen- ses yeux d'oiseau de proie réfugié dans les dernières affres de l'agonie. Ses seins tombants étaient contenus dans un soutien-gorge à balconnet noir, tout neuf, et une plaie longue et purulente partait de la base du cou. Malgré la dégradation ultime de cette femme, elle ressemblait à Yula (il lui trouva une ressemblance), et l 'arrogance silencieuse du visage ravagé se mêlait à la peur animale d 'un être près de la mort. Elle ouvrait pour tant la main vers lui. Il y posa un paquet de dollars. Elle poussa une espèce de rugissement et disparut en ramassant au passage la capeline qui cachait la pelade monstrueuse de son crâne.

En effet, c'était un monstre. New York, Chicago et quelques autres villes en sont peuplées. Il en avait vu partout , mais n'avait pas rencontré Yula avec les haillons de la mort dans la 75e Rue. Il aurait presque cru que c'était elle, n'eût été la taille de cette femme, plus petite que sa mère. Il revint chez Mamie Watta.

Il ne l 'avait jamais abandonnée. Au cours de ses errances, il lui faisait toujours parvenir de l'argent, pour qu'elle puisse demeurer dans le bungalow, où elle passait «le meilleur temps de sa foutue vie», disait- elle.

La grosse femme l'accueillit comme s'il était parti la veille.

— Installe-toi dans tes chaussons, dit-elle avant de se mettre devant sa cuisinière, le caniche blanc couché à ses pieds.

Elle commença à confectionner un gâteau. — Si je ne suis pas crevé à cette heure, c'est bien

parce que je ne t'ai pas laissée tomber, dit Jackson.

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— Dieu laisse toujours une chance, dit Mamie. Il y eut un silence. L'après-midi était lourd et

sirupeux et au-dehors, derrière les persiennes de bois, l 'air tremblait comme un sucre en liquéfaction. Jackson regardait les mains grasses de Mamie qui avaient tant fait le ménage chez les Blancs. Elle ne s'en était jamais plainte. Elle ne se plaignait de rien. Son homme était mort dans une rixe, avant qu'elle de- vienne la grosse Mamie Watta. Jamais elle ne l'avait remplacé.

— J e viens à cause de Yula, dit-il. — Oui, répondit-elle. Faut croire... Faut se dire

qu 'on ne sait rien, ou pas grand-chose, sur cette foutue terre des animaux. Car la terre est aux animaux. Tu le sais ?

— Ouais, dit-il. — Aussi, ne soyons sûrs de rien. Elle était trop belle

et trop dure. Faut dire qu'elle en avait bavé. Et personne ne sait au fond ce qu'elle pensait, ce qu'elle voulait. Sauf Berthie Shep, mais il est mort.

— T u crois qu'ils l'ont tuée, elle? — Sa voix est la cause du mal. Il y a des créatures à

qui la vie donne trop de choses d 'un seul coup, et ta mère en avait trop vu, trop tôt, surtout avec le père qu'elle a eu.

— Ouais, dit Jackson, peut-être bien, mais vas-tu me dire quelque chose?

— Elle est partie. Berthie était un homme, ça c'est sûr, mais ça ne l'a pas mené jusqu'à son lit de mort. Il s'est endormi le crâne ouvert sur son bureau, là où il comptait la recette tous les soirs.

— Alors, elle, on l'a vraiment tuée? — Elle est partie. Si elle était morte on aurait

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retrouvé son corps. A mon avis, elle a quitté l'Amé- rique.

— O n te l'a dit?

— O n parle. Le coffre de Berthie était vide après. — Mais qui peut m'en apprendre davantage? Il

faut que je sache. — C'est pas bon de savoir, des fois. — J e dois savoir ou j 'en crèverai. Elle ouvrit la porte du four et une merveilleuse

odeur de gâteau envahit la cuisine, protégée des va- peurs liquéfiantes du dehors. Jackson était pâle, ou plutôt il avait sur le visage une teinte d'un jaune très clair. Ses yeux étaient devenus noirs. La pendule de bois rose de Mamie sonna quatre heures. Celle-ci était en sueur, elle en était nimbée comme une fée noire et or.

— Va voir vieux Beng à Sunside Valley, route du Vieux Blé. Il n'y a que deux maisons. C'est celle qui a une véranda avec des fleurs dans des boîtes de

conserve. Appelle du dehors. Vieux Beng était un sacré numéro dans le temps, il avait la gâchette ner- veuse.

Il s'était rendu à Sunside Valley. Sans attendre. Il sentait qu'il allait avoir une crise d'asthme. Il faisait une chaleur terrible. Il avait appelé plusieurs fois devant la véranda branlante dont toute la peinture s'était écaillée. Les fleurs dans les boîtes de conserve

étaient mortes. La masure grise et rongée par le soleil et les vents de la mer paraissait inhabitée. Il entra.

Il avait trouvé le vieux au milieu de son salon, dans

son rocking-chair, mort depuis pas mal de temps. Il

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avait eu la gorge tranchée. Jackson se mit à fouiller méthodiquement la maison sans se presser, pour retar- der l'étouffement qui montait en lui. Dans la cuisine, trois oiseaux étaient morts dans leur cage et il décou- vrit sous le matelas défoncé du vieux un Browning chargé. Une affiche du «Diamond's Rots» était épin- glée sur un mur. C'était une image jaunie du temps de la splendeur de la boîte (maintenant elle était fermée, et pour un bout de temps).

La photo de Yula qui ornait maintenant son porte- cigarettes se trouvait au milieu de factures, de papiers de toutes sortes. Au dos on avait écrit :

LIVRAISON IMPORTANTE GORDON 22-16-12 LAUSANNE

Il rangea la photographie dans son portefeuille et s 'allongea sur le divan du living-room, près du cadavre du vieux Beng. La crise ne se fit pas attendre.

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LES CYGNES

Jackson se releva. La nuit était claire et froide. On voyait les étoiles piquées dans le ciel noir, mais elles paraissaient plus petites qu'en Amérique. Il alluma une autre cigarette.

Dès son arrivée à Genève, il avait téléphoné. Une voix de femme avait répondu, comme voilée, un peu mécanique. Il avait demandé M. Gordon.

— Il est absent pour le moment. Qui vous a donné ce numéro?

— J'arrive de New York aujourd'hui même. Il faut que je voie Gordon. Je suis le fils de Yula, ajouta-t-il impulsivement, la chanteuse disparue à La Nouvelle- Orléans, il y a dix ans. Il faut que je la retrouve.

Il y eut un silence. — Qui vous a donné ce numéro? reprit la voix. — Je l'ai trouvé au dos d'une photographie de ma

mère, avec le nom de Gordon. — Bien. Je comprends, dit la femme lentement. Il

ne vous reste plus qu'à monter à Lausanne et vous

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rendre à l'hôtel Royal. Gordon vous y appellera. Quel est votre nom ?

— Jackson. Jackson Silk, comme ma mère. Avez- vous une idée de l'endroit où elle se trouverait?

— Aucune, dit la femme et elle raccrocha. Il revint vers le lit et alluma la lampe de chevet. Sa

valise était ouverte, mais non défaite. Il enfila une veste de peau beige doublée de mouton noir et ouvrit son étui à cigarettes. Il avait une envie violente de faire un joint mais il savait que ce n'était pas le moment. Il avait envie aussi de descendre au bar de l'hôtel boire un verre et avaler quelque nourriture suisse. Le télé- phone sonna.

— Allô ? Jackson Silk? — Oui. C'est vous, Gordon? — Oui. Je viens de rentrer. Content de vous savoir

en Europe. Comment allez-vous? — Bien. — Le voyage ? — Très bien. — Vous n'étiez jamais venu dans ce vieux monde ? — Non, jamais. — Vous avez vu juste en me téléphonant. Vous

avez mis en plein dans le mille en venant ici. — Elle n'est pas morte? — Non, elle n'est pas morte. Elle est tout ce qu'il y

a de vivant. Elle n'a que dix ans de plus et ça lui va bien. Vous avez une maman du tonnerre, mais...

— Mais quoi ? — Je ne peux pas vous en dire plus... Il faut que je

raccroche. Descendez au port de plaisance en face du château d'Ouchy. Allez jusqu'à la jetée et attendez- moi. Comment êtes-vous?

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Jackson n'avait que douze ans quand sa mère Yula, la superbe négresse à la voix d'or, disparut brutalement et à jamais de La Nouvelle-Orléans. Dix ans ont passé, Jackson a grandi, mais n'a pas oublié. Il est temps pour lui de retrouver la trace de celle qui lui fit si cruellement défaut.

Alors, à travers les fumées de «La Mort Mauve», à laquelle le condamne son métier de pourvoyeur, il remonte la piste des «Bébés Roses», affronte la sanguinaire bande des Darks. Ses pas le conduisent à Lausanne, à Paris, enfin, jusqu'au plus profond des allées d 'un bois de Boulogne nocturne hanté par les prostituées et les travestis que ce magnifique athlète ne saurait laisser indifférent. Jackson désormais est condamné, condamné à l'errance, aux jeux de la mort, du mystère et de l'amour. Amants et maitresses jalonnent le chemin : la redoutable et séduisante Mara, que sa soumission à la drogue rend vulnérable, Fatou, l'orgueilleuse prostituée sénégalaise, et le jeune Tristan dont la beauté frêle et soumise dissimule mal une complicité inquiétante. Et ces mystérieux jumeaux pervers et charmants, détiennent-ils la clé de l'énigme ? Yula existe-t-elle encore ?

Les aventures dangereuses et troubles de Jackson composent un étonnant roman de suspense psychologique. Au fil des pages, se dessine un personnage extraordinaire qu'André Barjou lui- même définit ainsi : «Un héros moderne, un héros sexué, un chevalier de la "décomplexuré" : c'est le bi- sexe triomphant. En lui, pas la moindre réflexion quant à sa projection du Désir. Il est libéré sans drame et sans analyse. Il ne brandit pas le drapeau agressif de sa libération, ce qui prouve sa libération. En lui, aucun snobisme, aucun remords, aucune pudeur suspecte. Il est un mâle des années 1980, il ne porte pas le masque de la lâcheté masculine : c'est un homme d'exception, devant qui peu d'hommes peuvent se comparer».

La Nuit des Cobras est le troisième roman d'André Barjou. Le dernier, Mohamed en hiver, a été salué p a r la critique : «Littérature qui fleurit après s'être longtemps trop cachée... Mais, cette fois, quelle luxuriance ! Quel talent, quelle magnificence noire» !

Françoise Xénakis (Le Matin de Paris).

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