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LA PART DU PÈRE

LA PART DU PÈRE - editions-persee.fr · en l’honneur de son « pauvre » père en expiation de ... loin de l’impétueux torrent de la vie. ... il n’avait rien d’un riche

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LA PART DU PÈRE

Robert Lèton

La part du père

Roman

Editions Persée

Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des per-sonnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.

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© Editions Persée, 2015

Pour tout contact :Editions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence

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« Dieu n’existe pas ne signifie pas que le père peut prendre sa place »

 (The Dreamers, 2003)

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CHAPITRE 1 LE MOT DE NIETZCHE « DIEU EST MORT »

« Eh, Robert, Robert ! »

Robert Lèton détourna la tête. Certes, cette rencontre le sur-prenait. Il est vrai que, à un enterrement, il est recommandable de s’afficher quelque peu – même s’il vaut mieux que le mort fasse partie de vos relations ! Mais, aujourd’hui, il faut être « open » ! Un enterrement est, après tout, une institution publique comme le café ou la discothèque, et en tant que tel, l’occasion de ren-contres et de mondanités. Robert trouvait cela très lassant…

Mais rien ne pouvait plus importer, en ce jour de juin, que ces mots qui lui martelaient la cervelle – « il n’est plus ».

Et pourtant, le décès de son père était tout sauf surprenant. Âgé de soixante-treize ans, il n’avait été toute sa vie que le modeste sous-traitant d’une grosse entreprise, et avait toujours considéré, depuis bien longtemps, sa famille comme secondaire par rapport à ses amis et à la bonne chère. Il n’avait pu s’empê-cher de donner à son unique fils Robert ce patronyme Lèton. On ne choisit pas toujours ses ancêtres…

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À sa tante qui l’interpellait ainsi, Robert ébaucha un sourire qu’on aurait pu qualifier de grimace. Il n’avait jamais beau-coup aimé sa tante Anne à cause de ses manières affectées, tout aussi superficielles que la couche de maquillage qui tartinait son visage. Esthéticienne de métier, elle représentait la souche fla-mande de la famille Lèton. Robert allait avoir droit aux vœux de condoléance de cette vieille toupie hypocrite.

Après avoir chanté ses louanges, elle s’empresserait d’aller répandre, derrière son dos, des ragots sur le triste célibat de Robert très certainement ensoleillé par de nombreuses maî-tresses. Il ne savait guère quelle contenance adopter avec elle, ce qui semblait d’ailleurs ne pas la gêner outre mesure. Son haleine était fétide comme une bouche d’égout et Robert, mi-haletant, dut engager la conversation avec elle.

« Eh, Robert, Robert, tu ne m’as pas reconnue ? » Robert avait eu un mouvement de recul, cherchant apparemment à l’éviter.

« Le décès de ton père t’a visiblement affecté. Tu sais que tu peux toujours compter sur le soutien des membres de ta famille. Pourquoi ne viendrais-tu pas plus chez nous ? Une tante et un cousin doivent se voir plus souvent ! Karl est à la maison main-tenant – tu dois venir le voir plus souvent ! Tu pourras partager avec lui tes grandes connaissances et ton expérience ! »

Le sourire de Robert était à moitié ironique. Il ne se faisait pas d’illusions sur sa sagesse et son expérience. Karl avait tou-jours été légèrement déséquilibré. L’attention maternelle avait surtout porté sur la sœur de Karl. À dix ans, elle était déjà une parfaite petite poupée, poudrée et maquillée, prête à être pré-sentée à l’éventaire. Elle n’aurait probablement pas de mal à se trouver des prétendants valables plus tard. Toute sa vie avait été

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programmée pour l’événement « mariage ». Passé ce moment de gloire, sa beauté se fanerait tout aussi rapidement.

La messe durait inlassablement, dans une longue litanie de prêches prononcés sur un ton monotone et neutre, de témoi-gnages sincères ou hypocrites. Au premier rang, les yeux bouffis d’avoir trop pleuré, la mère Léton se tenait droite, raide comme la justice. Pour une fois, elle n’avait pas dû s’inviter elle-même à la cérémonie. Pour la première fois, elle n’avait forcé personne pour venir. Cette femme de tête comme on en voyait peu avait avec une volonté de fer, mais un grand manque d’intelligence et une haine vouée à tous les représentants du sexe masculin, y compris son mari.1

« Et que le Seigneur soit toujours avec vous »

R. marmonna doucereusement le répons en chorus avec le reste des fidèles : « Et avec votre esprit ». Il lui semblait vrai-ment être condamné à réentendre à l’infini cette messe funèbre en l’honneur de son « pauvre » père en expiation de…

En expiation de quoi ? Que pourrait-il lui être reproché concrè-tement ? Son père, il ne le voyait presque jamais ; en semaine celui-ci rentrait à minuit après des dîners très animés passés en compagnie de ses copains. Robert, dans ses insomnies chro-niques, entendait la voiture de son père et entrevoyait, à travers ses rideaux, la lumière des phares qui s’avançait vers lui, comme un serpent lancéolé de lumière rampant agilement et rapidement vers sa proie qui, paralysée, attendait déjà la morsure fatale. La morsure, en l’occurrence, était le bruit de la porte de la maison

1 – Voir deuxième livre « Les mots de la mère ».

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qui s’ouvrait et se refermait, ainsi que le pas de son père marchant devant la porte de la chambre de Robert. Robert était sûr alors de ne point pouvoir trouver le sommeil en entendant les ronflements lourds et gras de son père, ivre et le corps déjà fatigué de vivre. Le week-end, le paternel exigeait la paix toute la journée et veil-lait au respect de cette règle égoïste et arbitraire en infligeant aux oreilles de sa femme et de son unique fils le sempiternel refrain : « la paix ! ».

Bref, ce n’est ni du chagrin ni du regret que ressentait Robert présentement, mais une grande félicité non dénuée, toutefois, d’une impression de vide.

***

Enfin finies, ces interminables parties de golf avec d’aussi inte-nables explications théoriques sur toutes les étapes consécutives et indispensables pour effectuer un bon swing. Finie cette impres-sion de nullité et d’insuccès chaque fois que son père le voyait en essayer un, ce manque de confiance en soi dès qu’il avait seule-ment un club dans ses mains.

Il n’aurait plus jamais honte d’avoir un père pareil.

***

À la sortie de l’église, un beau soleil éclairait le cercueil morose et délaissé. Devant la porte de l’église, de nombreux groupes de gens bavardaient, caquetaient comme des vieilles poules n’ayant plus que ça à faire. Ce n’était certes pas l’intention de Robert de

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se joindre à eux. Il ne s’était jamais senti aussi fatigué et aspirait à des jours de repos, loin de l’impétueux torrent de la vie.

Il se moquait d’ailleurs de ce qu’on pensait de lui. Oui, il s’était toujours débiné, il avait toujours fui les problèmes et les responsa-bilités. Mais comment le comprendrait-on, lui qui n’avait d’autres ressources que de se calfeutrer dans son coussin chaque fois qu’il entendait son père et sa mère s’invectiver de tous les noms ?

Robert ne savait s’il rendrait un jour visite à son père…

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CHAPITRE 2 DA VINCI CODE

Une semaine auparavant, Robert était rentré à la maison de la même façon qu’il rentrait maintenant, dans sa voiture

blanche, écoutant le CD des Beatles tellement rabâché. Revenant d’une longue journée de travail harassé, il avait aperçu, de loin, la vieille maison de sa mère dans laquelle il résidait. Pendant sa prime enfance, Robert avait vécu heureux dans ce petit village flamand de Tolle. Cela, bien sûr, avant que ses parents ne com-mencent à se disputer, rendant à leur enfant la vie impossible.

En s’approchant davantage, Robert avait noté la présence d’une voiture que sa myopie naturelle ne permettait pas de reconnaître de prime abord. Elle semblait verte. Plus Robert la détaillait, plus il était convaincu de ne jamais l’avoir vue. Une voiture de cette couleur ne passe pas facilement inaperçue. Le plus étrange était que sa porte d’entrée était ouverte, alors qu’il était persuadé de l’avoir fermée à clef.

Sa femme de ménage, probablement, qui avait le double de la clef, était venue pour nettoyer le carrelage du salon. Pourtant, ce n’était pas son jour de nettoyage (c’était le mardi). Et Marie l’au-rait sans aucun doute prévenu qu’elle passerait chez lui ; de plus, elle n’aurait jamais laissé la porte ouverte. D’ailleurs, cela n’ex-pliquait pas la présence de cette voiture bizarre, garée juste devant

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sa porte, à l’endroit où il garait d’habitude la sienne. C’était bien la première fois que cela arrivait. Cent mètres plus loin se trou-vait une petite école maternelle que les conducteurs cherchant des places auraient pu utiliser à loisir.

Des cambrioleurs ? Allons donc, il n’avait rien d’un riche pro-priétaire, et la porte aurait été fracturée et non béante comme elle l’était à présent!

Robert tâta la poche de son manteau pour saisir le trousseau de clefs qui s’y trouvaient. Ou plutôt, qui auraient dû s’y trou-ver… Car, chose incompréhensible, elles n’y étaient plus ! Il avait dû les perdre quelque part à l’office. Le mystère ne pourrait donc être éclairci que le lendemain.

Dans le petit hall, Robert marcha à pas feutrés. Deux mètres après la porte, il s’arrêta, regarda à gauche d’abord, dans le petit bureau « à ordinateur ». Personne. À la même hauteur environ du bureau, il regarda ensuite à droite, dans le vestiaire. Tout parais-sait normal. Le « coffre à déguisements » était fermé et le lustre ornant le plafond était éteint, comme l’attestaient les ampoules ovoïdes vissées sur les bobèches endommagées. Robert continua à avancer très prudemment. L’escalier, juste devant lui, paraissait plus fatigué que jamais, et Robert comprit que ce serait une erreur d’entreprendre d’abord ses investigations au premier étage, ce qui l’aurait immanquablement fait remarquer par le grincement aigu que produiraient ses semelles neuves sur ce plancher usé. Avançant d’abord un peu pour jeter un bref coup d’œil à la « salle de piano et de télévision », Robert fit rapidement volte-face pour, en repassant par l’escalier, entrer dans la cuisine. Les murs jaunes défraîchis qui semblaient avoir vraiment besoin d’être repeints ne trahissaient aucune présence inopportune. Personne n’avait touché au frigo, ni au fourneau à gaz à droite. Le grand salon avec, donnant sur le jardin, ses deux grandes fenêtres sales et, au milieu d’elles, la porte-fenêtre, était lui aussi dénué de tout signe

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d’une présence étrangère. Personne n’avait fait de feu dans la grande cheminée au fond, même s’il fallait être bien frileux pour en faire un par cette chaleur étouffante.

Tout le « bas » avait été purgé de toute menace pouvant « sur-gir du néant ». Restait le « haut ».

Enlevant ses chaussures cirées, Robert entreprit sa lente et dif-ficile ascension. Il passa devant la fenêtre à l’entresol. Le soleil dardait de ses rayons radieux la fenêtre aux carreaux mi-opaques.

Il escalada les trois dernières marches qui le conduisaient au premier étage. Et toujours, venait à lui ce même silence. Un silence empli de mystère tant il paraissait artificiel et lourd de menaces. Sur le palier, Robert s’arrêta. À droite se trouvait la première chambre de ses parents, de laquelle on avait jadis ôté le grand lit double démontable et qui ne servait plus que comme une sorte de débarras. Les rideaux étaient fermés comme ils devaient l’être, et dans l’air flottait toujours cette odeur de cigarette, qui lui était familière. Robert l’utilisait surtout comme fumoir. Comme son père, il était un grand consommateur de tabac, et se délassait chaque jour, tant que sa situation financière le permettait, à l’aide d’une importante quantité de petites ciga-rettes qui, si elles coûtaient fort cher, n’en étaient pas moins de très bonne qualité. À gauche, l’ex-chambre d’enfants. Robert y avait séjourné dans sa prime enfance, alors qu’il tétait au biberon et que son âge nécessitait encore la proximité immédiate de ses parents nuit et jour.

Et toujours rien qui pouvait représenter une menace quel-conque… De sa position, Robert voyait aussi, droit devant lui, l’étroite mais longue pièce qui faisait office autrefois de biblio-thèque. Là aussi, mêmes traces de cette calme intemporalité : la poussière dont étaient revêtus les livres, les toiles d’araignées qui garnissaient les coins de la pièce, cet effet de délabrement et de repos.