33
Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réexions sur l'exégèse d'un philosophe Richard Bodéüs Dialogue / Volume 25 / Issue 03 / September 1986, pp 477 - 507 DOI: 10.1017/S0012217300020904, Published online: 13 April 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/ abstract_S0012217300020904 How to cite this article: Richard Bodéüs (1986). La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réexions sur l'exégèse d'un philosophe. Dialogue, 25, pp 477-507 doi:10.1017/S0012217300020904 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 18 Nov 2013

La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

  • Upload
    richard

  • View
    223

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

Dialoguehttp://journals.cambridge.org/DIA

Additional services for Dialogue:

Email alerts: Click hereSubscriptions: Click hereCommercial reprints: Click hereTerms of use : Click here

La pensée d'Aristote s'organisait-elle ensystème? Réexions sur l'exégèse d'unphilosophe

Richard Bodéüs

Dialogue / Volume 25 / Issue 03 / September 1986, pp 477 - 507DOI: 10.1017/S0012217300020904, Published online: 13 April 2010

Link to this article: http://journals.cambridge.org/abstract_S0012217300020904

How to cite this article:Richard Bodéüs (1986). La pensée d'Aristote s'organisait-elle ensystème? Réexions sur l'exégèse d'un philosophe. Dialogue, 25, pp477-507 doi:10.1017/S0012217300020904

Request Permissions : Click here

Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 18 Nov 2013

Page 2: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote s'organisait-elleen systeme? Reflexions sur l'exegesed'un philosophe

RICHARD BODEUS Universite de Montreal

OOK EOIKE 8' rj (puCTK; E7iEi(jo5ic65r|(; oi5cra EK T<BV tpcuvouEvcov, cocrTtep|Xox9T|pd tpaycqSia.

Aristote, Metaphysique, N, 3, 1090 b 19-20

Nous savons bien aujourd'hui que, des 1'Antiquite, le Corpus Aristoteli-cum a ete constitue, mis en ordre et commente de maniere a faireressortir, en tout, la coherence des doctrines du Stagirite, dont ses ecrits,tels qu'il nous les a laisses, ne portaient pas la marque evidente.1 Lesentiment que ce travail de mise en forme, poursuivi par la tradition,devait avoir oblitere quelque chose de la nature de la pensee aristoteli-cienne conduisit a soulever la question qui sert d'intitule a la presenteetude.

On pourrait formuler autrement cette question: Aristote concevait-ilson travail de philosophe comme l'elaboration d'un systeme? II n'im-porte. Elle vise, d'abord et avant tout, a mettre en cause la representa-tion la plus traditionnelle du philosophe.2 II n'est pas, cependant, sans

1 « En gros, l'oeuvre [des commentateurs] reside dans la mise en forme systematique desmatieres doctrinales qu'ont transmises les ecrits d'Aristote. Cependant ... , une nou-velle mise en forme systematique apporte en regie generale un nouvel eclairage. Larecherche d'un profil systematique conduit les aristotelisants de l'Antiquite tardive atraiter d'un point de vue nouveau les problemes poses par Aristote. Cette rechercheengendre aussi plusieurs fa?ons nouvelles de poser des questions qui n'ont pas eteconnues d'Aristote » (T.-S. Lee, Die griechische Tradition der aristotelischen Syllo-gistik in der Spdtantike: Eine Untersuchung iiber die Kommentare zu den analyticapriora von Alexander Aphrodisiensis, Ammonius und Philoponus, Hypomnemata,H. 79 [Gottingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1984], 138). On peut etendre a l'ensemblede l'aristotelisme cette conclusion qui porte sur un aspect seulement de celui-ci.

2 C'est ce que nous avons essaye de montrer dans une communication (inedite) faite a1'Universite de Montreal le 26 fevrier 1985.

Dialogue XXV (1986), 477-507

Page 3: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

478 Dialogue

signification que pareille mise en cause porte sur 1'idee d'un « systeme »aristotelicien. La notion de « systeme », appliquee a la philosophic ou aun mode de philosopher, est complexe, mais non banale.3 Elle est mememarquee au coin de certains indices, positifs ou negatifs, en fonction desorientations philosophiques de ceux qui en font usage. C'est pourquoi, lamise en question d'un « systeme » aristotelicien, loin d'etre innocente,peut paraitre blasphematoire ou, au contraire, pieuse, selon les points devue, c'est-a-dire, selon qu'on estime qu'il n'y a pas de veritable philo-sophie sans systeme ou qu'on juge que la vraie philosophic doit echap-per aux tares du systeme.4

Nous n'avons pas, ici, l'ambition de reprendre a notre compte laquestion de ceux qui pretendent decider que la pensee d'Aristote est ouqu'elle n'est pas un systeme philosophique. Nous voudrions simplementeclairer le sens de cette question et en mesurer l'enjeu. Par dela les motsou elle se formule, que cache, en effet, cette interrogation? Elle nousapprend plus, nous le verrons, sur les tendances de l'exegese aristote li-cienne que sur Aristote lui-meme. Mais la comprehension du philosopheprofite indirectement des lumieres acquises sur ceux qui tentent del'interpreter. Une meilleure appreciation de la philosophic du Stagiritepasse par un bilan des essais d'hermeneutique a son sujet.

Nous aurions pu commencer par dire que les ecrits d'Aristote, en depitdes apparences, n'avaient pas l'allure « systematique » que vingt sieclesau moins ont cru leur trouver. Ce jugement, qui resume l'opinion deshistoriens actuels, est la conclusion la plus commune de travaux recentsportant sur le Corpus, lesquels ont grandement contribue a la remise en

3 Le livre classique d'O. Ritschl (System und systematise-he Methode in der Geschkhtedes wissenschaftlichen Sprachgebrauchs und der philosophischen Methodologie[Bonn, 1906]) atteste l'importance du role joue par l'idealisme allemand (depuisE. Kant), dans l'histoire des idees relatives au probleme que nous traitons. Pour leconcept de « systeme » lui-meme, voir, en particulier: E. von der Stein, « DerSystembegriff in seiner geschichtlichen Entwicklung », dans System und Klassifi-kation in Wissenschaft und Dokumentation, hergs. von A. Diemer (Meisenheim,1968), 1-13 (ou le point de vue philosophique est distingue du point de vue scientifique)et M. Zahn, « System », dans Handbuch philosophischer Grundbegriffe, hersg.von H. Krings, H. M. Baumgartner und Ch. Wild, t. 3 (Munich: Kosel-Verlag, 1974),1458-1475 (particulierement, 1969-1971: « Neuzeitliche Systembegriff »). Quoiqu'unpeu vieilli, Tart, de P. Weiss, « The Nature of Systems »(The Monist 39 [1929], 281-319et 440-472), reste, pour l'essentiel, fort instructif. Le livre de N. Petruzzellis, Sistema eproblema (Bari, 1954), fait, quant a lui, le point des controverses qui opposent partisanset adversaires de la philosophie systematique au vingtieme siecle. Parmi les travaux deN. Hartmann sur le meme sujet, voir specialement « Systematische Methode » et« Systembildung und Idealismus », dans Kleine Schriften,t. 3 (1958), respectivement,22-60 et 60-78 (sa Systematische Philosophie, t. 1 [Berlin, 1931], par. 1 concerneAristote). Cf. N. Abbagnano, Dizionario difilosofia (nouv. ed.; Turin, 1968), 786-787,et Dizionario delle idee (Florence, 1977), 1088-1089.

4 Tout cela, bien sur, si l'on aquelque bienveillance al'endroitd'Aristote lui-meme! Car,dans le cas contraire, on jugera que remettre en question sa philosophie commesysteme, c'est, ou bien en denoncer justement le defaut, ou bien pretendre a tort endemontrer les merites.

Page 4: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 479

cause d'un « systeme » aristotelicien. Rappelons, en bref, les piecesprincipales du dossier.

1. La mise en question du systeme par les recherches historiographiques

Lorsqu'en 1920, L. Robin publia Le systeme d'Aristote, lecons pro-fessees par son maitre O. Hamelin quelque quinze annees aupara-vant a l'Ecole Normale Superieure, il tenait pour evident que la philo-sophie du Stagirite constitue un systeme et donnait a penser que tel etaitaussi le point de vue d'Hamelin.5 Ce point de vue, que Robin, pour sonpropre compte, ne cessera jamais de defendre,6 etait, a l'epoque, com-munement partage. Dans la tradition des grandes ecoles francaises, parexemple, VAristote de Cl. Piat (Paris, 1903) s'y etait deja range. EtJ. Chevalier, en 1915, avait ecrit: « la philosophic d'Aristote, aboutisse-ment de la speculation grecque dans sa recherche de 1'intelligibilite ... estun effort prodigieux pour embrasser le reel dans un systeme parfaite-ment clos ».7 En 1955, dans le premier volume de son Histoire de lapensee, il reconnaitra toujours « dans l'aristotelisme le systeme philo-sophique sans conteste le plus considerable de l'humanite ».8

A cette date pourtant, les travaux de W. Jaeger, en Allemagne,avaient, depuis longtemps, engage l'exegese a voir les choses de facondifferente.9 Us avaient montre que les ecrits d'Aristote, ou les commen-tateurs, pendant deux millenaires, s'etaient accordes a voir l'expressiond'« un systeme parfaitement clos », portaient, en realite, la trace d'uneevolution et de nombreux tatonnements dans la pensee du Stagirite.C'est pourquoi, tenant compte des recherches entreprises ensuite par demultiples savants selon le principe immuable de l'« Entwicklungsge-schichte », J. Moreau, dans sa monographic de 1962, mettait en gardecontre l'impression premiere que laisse a son lecteur l'oeuvre du Stagi-rite: « cette oeuvre, ecrit-il, se presente a nous, dans un Corpus, sousl'aspect d'un systeme, d'une doctrine unifiee, s'etendantal'universalitedu savoir... et pendant longtemps, l'exegese moderne, suivant les tracesdes commentateurs, s'est attachee presqu'exclusivement a l'analyse des

5 O. Hamelin (Le systeme d'Aristote, publie par L. Robin [Paris, 1920], 80) ecrivait: « unauteur methodique et dogmatique comme Aristote n'a pu manquer d'ordonner lui-meme sa pensee suivant un plan ». II prenait, en cela, position contre E. Zeller, qui,quant a lui, niait que le Corpus Aristotelicum correspondit a la division des sciencesqu'evoquait Aristote lui-meme dans la Metaphysique. Robin (page iii de la Preface)justifiait ainsi « l'expose systematique » de la pensee d'Aristote par Hamelin: « IIdonne, en effet, la clef qui ouvre la doctrine tout entiere ». II n'y a, dans le livre, parailleurs, aucun expose qui justifie l'idee—evidente pour l'auteur—qu'Aristote conce-vait la philosophie comme un systeme.

6 Cf. I.. Robin, Aristote (Paris: Presses Universitaires de France, 1944).7 J. Chevalier, La notion du necessaire chez Aristote et chez sespredecesseurs, particu-

Herement chez Platon (Paris, 1915), 138.8 J. Chevalier, Histoire de la pensee, t. 1 (Paris: Flammarion, 1955), 272.9 Le tres celebre Aristoteles de Jaeger avait ete publie a Berlin en 1923, precede, en 1912,

par ses Studien zur Entstehungsgeschichte der Metaphysik des Aristoteles.

Page 5: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

480 Dialogue

traites aristoteliciens ou Ton croyait trouver l'expose systematiqued'une doctrine definitivement constituee ». Mais, note-t-il, sans transi-tion, « Les recherches de Jaeger ont rendu impossible ce point de vue ».Et d'ajouter un peu plus loin: « L'etude de l'aristotelisme, longtempsconcue comme l'exegese d'un systeme ... , doit, dans l'interet meme deInterpretation philosophique, etre reprise dans une perspective histo-rique ».10

Les travaux qui se sont places dans cette perspective ont permis demieux apprecier le role joue par les premiers editeurs d'Aristote et lescommentate urs de l'ere post-andronicienne dans la mise en ordre et lapresentation des textes du Corpus.11 Us ont abouti a un meme genre deconclusions: obeissant a un souci didactique, ces editeurs et commenta-teurs ont d'abord donne leur forme definitive aux differents groupes dequestions apparentees qu'avait laissees Aristote, ils les ont aussitotregardes comme de veritables traites, portant chacun sur une disciplineparticuliere; et, surtout, ils se sont efforces d'accrediter l'idee que cestraites sont ordonnes entre eux de facon telle qu'ils constituent un toutdont les parties s'enchainent harmonieusement, chaque traite, partie detraite ou groupe de traites deposant en quelque sorte les conclusions quiservent de principes au suivant. Pour imposer leur conviction qu'Aris-tote avait ainsi con^u et expose un veritable systeme de doctrines cou-vrant tout le champ du savoir, ils se sont appuyes sur quelques declara-tions tout a fait occasionnelles d'Aristote touchant la distinction dessciences (du point de vue formel ou d'un autre point de vue), declara-tions interpreters souvent a priori de facon native et sommaire. Ils sesont ingenies a faire passer pour le principe du systeme les pages d'Aris-tote sur les categories, qu'ils avaient isolees arbitrairement en traiteliminaire. Et ils se sont efforces de montrer, sans caution veritable, queles analyses d'Anstote portant sur la science et les differents types deraisonnements ou d'argumentations, non seulement constituent un en-semble, mais que cet ensemble forme l'instrument—dpyavov—indispensable pour aborder le reste du systeme. Influences, en cela, pardes preoccupations d'origine stoicienne, qu'ils projetaient de facon ana-chronique chez Aristote, la plupart de ces commentateurs ont, parailleurs, tout tente pour concilier le systeme lui-meme dans son contenu,avec les theses de Platon, achevant ainsi d'enfermerlapensee d'Aristotedans les cadres rigides d'une interpretation qui pretendait apporter unapaisement definitif aux inquietudes philosophiques.

Plus aucun specialiste n'est dupe aujourd'hui d'autant d'artifices. Et,abandonnant l'image qu'en ont donnee ses epigones, certains inclinent avoir dans 1'Aristote depoussiere que laissent apparaitre des textes lussans prevention, un penseur etranger a toute preoccupation de systeme

10 J. Moreau, Aristote et son ecole (Paris, 1962), 11 et 13.1 1 A ce sujet, voir notre Le philosophe et la Cite: recherches sur les rapports entre morale

et politique dans la pensee d'Aristote (Paris, 1982), 27 et sqq.

Page 6: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 481

et, diront certains qu'enchante pareille redecouverte, un penseur eton-namment moderne. « Ne confondons pas l'aristotelisme et Aristote,suppliait naguere le grand philosophe du droit M. Villey. C'est le carica-turer que de transformer ses conclusions souples en des regies fixes . . . .La demarche sait nous montrer une recherche entrecoupee d'hesitationset, en ce sens, elle est eminemment actuelle ».12

Les resultats des recherches historiographiques semblent etablirclairement que les textes du Corpus sont des collections d'essais sur demultiples questions, repris et sans doute corriges souvent a des epoquesdifferentes. Us ne forment done pas un systeme en ce s~ns que leurredaction ne repond pas a un plan nettement fixe a un moment precis,par un penseur en pleine possession d'une doctrine definitive sur chaquequestion et qui resout de la codifier sous la forme de divers traites,constituant eux-memes un tout organique.

Le reproche adresse a la tradition « systematisante » peut done etreou bien d'avoir ignore ce fait ou bien, l'ayant connu, de l'avoir en sommeneglige. L'ignorance expliquerait parfaitement l'image qu'ont donneed'Aristote tant de commentateurs. Mais la negligence demanderaitelle-meme a etre expliquee. Or, elle fut le lot de toutes les epoques,quoiqu'il puisse sembler.

2. Un probleme hermeneutique

Des l'origine, comme il est naturel de le penser, l'attention des commen-tateurs d'Aristote s'est concentree sur les memes passages du philo-sophe dont l'analyse contemporaine a tire parti pour juger, au bout ducompte, que nous avions affaire a des collections d'essais d'epoquesdifferentes sur de multiples questions. Comme les modernes, les anciensont ete frappes par l'inachevement dont les doctrines donnent parfoisl'impression. Comme eux, il se sont attardes aux nombreuses incom-patibilites (explicites ou implicites) que certains textes semblent presen-ter entre eux du point de vue doctrinal. Mais contrairement a nous (quiavons cherche a vaincre les difficultes—souvent d'ailleurs, en vain—parl'elaboration d'une chronologie relative des textes,13 par exemple), ils sesont employes, envers et contre tout, a reduire les apparentes contradic-tions dans la coherence et a souligner les relations d'unite la ou surgissaitle sentiment de disparate. Bref, la « systematisation » dont nous lesjugeons coupables ne fut, dans bien des cas, que la reponse qu'ilss'efforcerent d'apporter aux problemes d'hermeneutique qui sont en-core les notres. Quant a la tradition exegetique qui leur a emboite le pasdepuis des siecles, elle s'est au fond autorisee du meme principe: preju-geant peut-etre en cela des intentions d'Aristote, elle avait le sentiment

12 M. Villey dans Le Monde attjourd'hui (du 9 decembre 1984), xii.13 A ce propos, voir les considerations generates que nous avons emises dans « Une

interpretation genetiste de l'ethique aristotelicienne », Revue Philosophique de Lou-vain 80 (1982), 653-662.

Page 7: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

482 Dialogue

que la pensee de ce dernier, quel que soit le degre d'imperfection etd'inachevement de son expression, visait a un systeme d'idees ordonne,coherent et complet. Pour elle, manifester en clair ce systeme que lephilosophe poursuivait confinement, c'etait lui etre fidele. A ceux quicroient pouvoir s'inscrire en faux contre cette tradition, il appartientdone de montrer les raisons qui, chez le philosophe lui-meme, s'oppo-sent a 1'interpretation de sa pensee d'apres pareil principe, et, done,d'expliquer autrement qu'en termes d'inachevement, l'etat non « sys-tematique » dans lequel il nous a legue ses ecrits.

Tout ceci est de nature a faire comprendre comment, aujourd'hui, Tonpeut encore, sans contradiction, s'opposer a la tradition en niant que lesecrits du Corpus forment un « systeme », au sens decrit plus haut, etconvenir avec elle d'un « systeme aristotelicien », entendu en quelquesorte comme un ensemble de theses idealement ordonnees vers l'unite.J. Moreau qu'on a entendu protester contre le portrait mystificateurd'Aristote transmis depuis des siecles, presente ainsi son ouvrage des lespremieres lignes de l'Avant-Propos: « En presumant qu'Aristote est unveritable philosophe, et qu'il convient par consequent de rechercherl'unite de sa pensee, il s'ecarte de ceux qui ne voient en son oeuvre quepieces decousues, nous offrant ce qu'on a appele un Flickaristoteles;1*et par cette attitude il croit demeurer fidele a la methode de LeonRobin ».15 La reference expresse a L. Robin, lui-meme discipled'Hamelin dont nous avons parle, autorise a penser que notre interpretecroit a l'existence d'un systeme aristotelicien, meme s'il evite ici, cons-ciemment ou non, d'utiliser le mot.16 Moreau tient, en effet, que dans lamultitude des theses aristoteliciennes affirmees en tant de domaines,certaines conceptions unificatrices apparaissent clairement—pensons ala doctrine de la causalite, a celle de l'hylemorphisme, a celle de lafinalite, qui commande le point de vue teleologique d'une massed'analyses—d'apres lesquelles on peut juger que le Stagirite ne nousoffre pas qu'une collection d'essais plus ou moins heureux en differentesdirections. J. Pucelle, avantlui, avait cru pouvoir faire les memes obser-vations et, done, pouvoir mettre en evidence, chez Aristote, une ten-dance a la systematisation propre, selon lui, a tout philosophe.17

14 J. Moreau semble viser ici M. De Corte, La doctrine de I'Intelligence chez Aristote(Paris, 1934), 11, n. 6.

15 Moreau, Aristote et son ecole, 1.16 Rendant compte du travail de J. Moreau dans la Revue Philosophique de la France et

de I'Etranger 160 (1970) en conclusion d'un long article intitule « L'unite de la penseearistotelicienne », H. Dumery ecrivait: « A ce degre de penetration, la restitution dessystemes du passe est plus qu'un art d'erudition » (88; e'est nous qui soulignons).

17 J. Pucelle, « Note sur l'idee de systeme », Les Etudes Philosophies 3 (1948), 254-267. L'auteur jugeait que le besoin de systematisation repond a une exigence fonda-mentale de la pensee philosophique (262) et que, dans les faits, les grands philosophesmanifestent cette exigence: « on est generalement d'accord, ecrivait-il, pour trouverAristote plus systematique que Platon ... l'allure de sa pensee est bien plus dogma-tique » (256). Soucieux de montrer, par ailleurs, aux partisans d'une pensee non

Page 8: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 483

Cette tendance a dissocier la pensee en quelque sorte immanente a uneoeuvre philosophique et la forme que revet l'expose de cette pensee dansl'oeuvre elle-meme a pour fin d'affirmer que le desordre de la forme (cequ'on peut appeler l'absence de systeme formel), chez Aristote, neprejuge pas de 1'organisation ou de 1'articulation de la pensee qui animeses ecrits (ce qu'on peut appeler le systeme des idees). Nous verronstout a l'heure qu'une partie des exegetes tient pour illegitime cettedissociation et tend plutot a augurer de l'absence de veritable systemed'idees a partir de l'absence de systeme formel. Soutenir qu'il n'est pasde lien necessaire entre ceci et cela suppose done, en l'occurrence, leprincipe selon lequel toute pensee philosophique digne de ce nompresente ou, a tout le moins, tend vers un systeme d'idees. II n'est gueredouteux qu'un tel principe reponde avant tout aux exigences d'uneinterpretation de type idealiste.

a. L'exigence idealiste

Pucelle et Moreau, nous venons de le voir, raisonnent a propos d'Aris-tote, d'apres les principes d'une tradition qui soumet toute recherchephilosophique a l'exigence d'organiser differentes theses solidaires sousla dependance d'une ou, a defaut, quelques theses ou conceptionsfondamentales et, a ce titre, generatrices de ce qu'on appelle un systeme.Cette requete de la philosophic est celle qu'exprimait A. Valensin defacon exemplaire dans une « Note sur ce qu'on appelle un systeme »:

il faut dire, ecrit-il, qu'il n'y a pas veritablement une doctrine la ou il n'y a pas veritable-ment un systeme; et que pour le philosophe le systeme n'est pas une chose secondaire, etdont il puisse se passer. Si le philosophe differe de l'honnete nomme, de l'homme instruit,ce n'est pas par la nature de ses idees, ni meme essentiellement par leur nombre, c'est par lamaniere dont il les domine, dont il les unifie, dont il en fait un corps de doctrine, unsysteme.18

Mais, bien evidemment, c'est une requete sur laquelle mettent l'accent,non tous les philosophes egalement, mais, en ordre principal, ceux d'unecertaine tradition, disons, pour faire bref, la tradition idealiste, quiremonte a Kant, sinon a Descartes, et qui, triomphant en Allemagne, de

systematique que cette apparence dogmatique n'exclut pas, chez Aristote, un certainprogres et qu'on trouve, chez lui, une pensee qui chemine, Pucelle notait: « qued'imperfections dans la mise au point technique de certaines notions (ousia) etl'ajustement des parties de la doctrine; que de pieces disparates dans l'ensemble deslivres groupes sous le nom de Metaphysique, et que d'indecisions regnent encore surl'ordre veritable des exposes » (256). Mais, poursuivait-il, « quelques grands themesunificateurs » conferent a la pensee du Stagirite la valeur d'un systeme; et, rappelantles imperfections que Robin lui-meme avaient denoncees chez Aristote, notre auteur deconclure: « Les incoherences relevees par L. Robin dans la theorie des causes laissentsubsister l'originalite de ces theses et des applications que le philosophe en a tentees.S'il n'est pas parvenu a les unifier pleinement, il les a du moins fait converger (conver-gence de l'ordre mathematique, conceptuel, biologique, moral). Et c'est par eux quel'aristotelisme existe, et continue d'exister » (ibid.).

18 A. Valensin, A travers la metaphysique (2e ed.; Paris, 1925), 142-143.

Page 9: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

484 Dialogue

Fichte a Hegel, n'a cesse ensuite de se dormer comme la seule traditionphilosophique digne du nom.19 C'est a elle que se rattachait O. Hamelinet Chevalier avec leur descendance.

L'exigence du systeme ainsi entendu va de spi a la limite si Ton adherea une sorte de panlogicisme, comme Hegel, pour qui rationalite et realitecoincident, ou comme Spinoza, pour qui « ordo et connexio idearumidem est ac ordo et connexio rerum ».zo Elle est aussi legitime sansdoute, pour tous ceux qui, a la suite de Kant, sont convaincus que laconnaissance n'atteint que des phenomenes auxquels la sensibilite etl'entendement dictent leur loi. Mais elle sera sans doute maintenue avecmoins de force, si Ton estime ou que la liaison entre les choses est tropcomplexe pour etre exactement reproduite dans une doctrine, ou, afortiori, que la structure du reel est antinomique, comme le croit, parexemple, N. Hartmann,21 ou que l'etre presente une scission originaire,comme le pense, par exemple, M. Heidegger.22

19 E. Kant (CRP, A, 832) jugeait que, seule, l'unite systematique convertit la connais-sance vulgaire en connaissance scientifique (cf. le jugement d'A. Valensin rapporteci-dessus et celui de J. Pucelle [« Note sur l'idee de systeme », 63] qui, reprenant ladistinction d'Amiel entre « penseur » et « philosophe », opposait les intuitions isoleesdu premier a l'organisation et l'orchestration des themes du second autour d'uncentre). Kant definissait des lors le systeme comme « l'unite de diverses connaissancessous "la dependance" d'une idee » (CRP, B, 860 et sqq., ed. acad., t. 3, 538). Apreslui, Fichte (Uberden Begriffder Wissenschaftlehre [1794], par. 2), Schelling (Systemdes transzendantalen Idealismus [1800], 19-24, 40-62, et passim) et surtout Hegel(Encycl. des Sc. philos., 14; Phenomen. de I'Esprit, vorr., 40 et sqq.; Numb. Schr.,443; etc.) revendiquerent pour la philosophic le privilege d'organiser ainsi l'ensembledes connaissances en un tout logique, dont les parties se trouvent subordonnees a unprincipe unique. Cette conception de la philosophie, qui s'accordait a l'idee de systemedefini par Wolff (Log., 889: « un ensemble de verites liees entre elles et avec leursprincipes »), s'imposa, malgre Nietzsche, aux esprits avec la force d'un « Diktat », envertu du prestige de l'idealisme allemand. On en trouve la trace dans plusieurs diction-naires philosophiques, soil qu'ils definissent la notion de « systeme » dans les termeskantiens (cf. K. W. Clanberg et W. Dubislav, Systematise-lies Worterbuch der Philo-sophie [Leipzig, 1923], 459; F. Kirchner, Worterbuch der philosophischen Gntndbe-griffe, ed. K. Michaelis [5e ed.; Leipzig, 1907], 615-616; A. Cuvillier, Nouveau voca-bulaire philosophique [Paris, 1956], 183; J. B. Domecq, Vocabulaire de la philosophie[Tours, 1931], 198; W. Brugger, Philosophisches Worterbuch [Deed.; Fribourg, Baleet Vienne, 1967], 375; J. Hoffmeister, Worterbuch der philosophischen Begriffe[2e ed.; Hambourg: F. Meiner, 1955], 598-599; etc.), soit, plus significativement en-core, qu'ils proclament l'obligation pour la philosophie d'etre systematique (cf. W. F.Krug, Allgemeines Handworterbuch der philosophischen Wissenschaften, t. 4[2e ed.; Leipzig, 1834], 118-119; A. Bertrand, Lexique de philosophie [Paris, 1892], 202:« toute philosophie est systematique »; D. Julia, Dictionnaire de la philosophie [Paris:Larousse, 1964], 293: « Le systeme est le but de toute reflexion philosophique »; etc.).

20 Spinoza, Ethique, II, 7. Dans ses Lecons sur I'histoire de la philosophie, t. 3, trad.P. Garniron (Paris, 1972), 513, Hegel avouait lui-meme qu'Aristote ne procedait passystematiquement. C'etait aussi 1'avis de son disciple K. L. Michelet; voir, a cepropos, D. Giovannangeli, « L'interpretation de la "Metaphysique" par Karl LudwigMichelet », dans Aristotelka, melanges offerts a Marcel De Corte (Bruxelles et Liege,1985), 199.

21 Dans sa typologie des demarches philosophiques (cf. travaux cites dans notre n. 3),N. Hartmann classe Aristote (aux cotes de Nietzsche, Hume, Occam, etc.) dans lacategorie des philosophes non systematiques.

22 Dans son Schelling, trad. J. F. Courtine (Paris: Gallimard, 1977), 57-58, M. Heidegger

Page 10: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 485

Bref, en postulant en quelque sorte l'existence d'un veritable systemearistotelicien, les interpretes fideles a l'esprit de L. Robin donnent l'im-pression d'avoir un peu hativement evacue une question, en vertu de laconviction que le Stagirite devait s'etre soumis aux principes que l'idea-lisme assigne a toute philosophic veritable. De cette exigence, ils ont faitune regie d'exegese.

II faut dire, a leur decharge, que, dans le clan des adversaires del'idealisme, il s'est aussi trouve des interpretes pour juger qu'Aristoteavait sacrifie a l'esprit de systeme, tant est forte l'impression que laisseune certaine maniere de proceder chez notre philosophe. Mais ils con-venaient d'un systeme aristotelicien comme d'un fait qui, loin d'asseoirla reputation de son auteur, serait plutot propre a le disqualifier. Onreconnait la sans peine les exigences posees par les interpretes d'al-legeance positiviste.

b. L exigence positiviste

Dans un expose prononce le 31 mai 1949 et ensuite publie dans ses Etudesde philosophie antique, E. Brehier s'est evertue a soutenir la thesed'apres laquelle, Aristote, comme au reste Democrite, tenta de realiser« une synthese qui ne fut pas un systeme », mais echoua. Desireux deconstituer une synthese « positive », explique-t-il, Aristote ne reussitqu'a produire un systeme. Et Brehier de fustiger d'ailleurs l'idealisme duStagirite.23 C'estau fond, 1'ancienelevedeL. Levy-Bruhlqui reapparaitici pour denoncer un travers que son maitre avait releve dans La moraleet la science des moeurs. Levy-Bruhl expliquait la que la methode desAnciens, celle d'Aristote, en particulier, s'opposait au projet d'unescience veritable. Celle-ci, en effet, precisait-il, ne specule plus sur desconcepts, comme faisaient Socrate, Platon, Aristote, etc.24 Brehierherita de Levy-Bruhl la conviction qu'Aristote avait sacrifie a l'analysedes concepts une methode d'approche du reel, fondee sur l'experienceveritable, telle que la pratiquent les sciences positives. Le meme re-proche adresse au Stagirite se trouve dans un court passage d' Identite etrealite, ou E. Meyerson s'appuie sur le jugement du vieil historienpositiviste P. Tannery.25 La maniere dont l'analyse conceptuelle oul'apprehension du concept conduit au systeme nous a ete decrite parB. Croce: « Penser un concept pur determine, ecrit-il, signifie le penserdans sa relation d'unite et de distinction avec tous les autres; de tellesorte que ce que Ton pense, ce n'est jamais en realite un concept

oppose aux « veritables systemes » de Hegel et de Schelling, la philosophie d'Aristote,qui, selon lui, ne merite pas d'etre appelee un systeme.

23 E. Brehier, Etudes de philosophie antique (Paris: Presses Universitaires de France,1955), 65, 72 et 70.

24 L. Levy-Bruhl, La morale et la science des moeurs (3e ed.; Paris: Presses Universi-taires de France, 1927), particulierement, 63, 109 et sqq.

25 E. Meyerson, Identite et realite (Paris: F. Alcan, 1932), 367-368.

Page 11: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

486 Dialogue

singulier, mais le systeme des concepts, le Concept ».26 D'ou le senti-ment, inexpugnable pour l'esprit positiviste, qu'Aristote, dont on sait lesouci permanent d'eclairer le reseau des nokka%(bq key6\xeva, n'aboutitjamais qu'a construire un systeme conceptuel, parallele a une realitedont il ne peut rendre compte.

La querelle que les partisans d'une philosophic positive ont chercheea l'idealisme et qui aboutit a la devalorisation du mot « systeme »,27 nedoit pas dissimuler que les adversaires, au fond, s'accordent a juger quela philosophic d'Aristote est une philosophic systematique: ils s'oppo-sent seulement sur le point de savoir si le systeme du Stagirite, qui setraduit dans l'ordre conceptuel, est conforme au systeme reel.28 Meme

26 B. Croce, Logica come scienza del concetto puro (4e ed.; Bari, Italy: G. Laterza,1920), 172.

27 Un usage depreciatif du mot « systeme » correspond a la definition suivante: « un toutorganique, considere dans sa coherence intrinseque plutot que dans sa correspondanceavec la realite »(c'est la definition qu'en donne P. Foulquie et R. Saint-Jean, Diction-naire de la langue philosophique [Paris: Presses Universitaires de France, 1969], s.v.,avec comme exemple, « le systeme d'Aristote »). On laisse entendre, dans ce jugementdefinitionnel, que la logique des idees philosophiques n'a pu s'instaurer et se maintenirqu'en vertu d'une certaine indifference a l'endroit des donnees de l'experience (com-parez les definitions que Ton trouve dans G. Legrand, Dictionnaire de philosophie[Paris: Bordas, 1972], 251: « Exposition coherente de l'ensemble de ses doctrines par unphilosophe »; R. Jolivet, Vocabulaire de la philosophie [3e ed.; Lyon et Paris, 1951],181: « ensemble d'idees ou de theses solidaires les unes des autres et formant un toutlogique »; J. M. Baldwin, Dictionary of Philosophy and Psychology, vol. 2 [lie ed.;New York, 1911], 659: « a whole from the standpoint of the methodic connection andarrangement of its constituent members »; avec, par exemple, R. Eisler, Worterbuchderphilosophischen Begriffe,t- 3 [3e ed.; Berlin: E. S. Mittler, 1910], 1478; S. Muller,dans Kleines Philosophisches Worterbuch, hrsg. von Muller und A. Holder [3e ed.;Fribourg en Br., 1973], 269, et H. Schmidt, Philosophisches Worterbuch [93 ed.;Leipzig, 1934], 647).—L'usage en mauvaise part du mot « systeme » semble remonteraCl. Bernard, qui, dans son Introduction a la medecine experimental, denoncait, sousle nom de systemes, les hypotheses soumises a la seule logique, et leur opposait lestheories, c'est-a-dire, les hypotheses soumises a la methode experimental. La SocieteFrancaise de Philosophie s'etait emue d'un tel usage des sa seance du 7 mars 1918, et,du coup, L. Robin, af in de rehabiliter une notion et un usage, produisit differents textesde O. Hamelin, montrant que les soi-disant empiricistes eux-memes n'echappent pas ala tendance a construire des systemes, suivant ainsi la pente naturelle de l'esprit enquete de savoir (sur tout ceci, voir A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de laphilosophie [9e ed.; Paris: Presses Universitaires de France, 1962], 1096-1097, qui, parailleurs, fournit du mot « systeme » au sens special [B] la definition que voici: « en-semble d'idees scientifiques ou philosophiques logiquement solidaires, mais en tantqu'on les considere dans leur coherence plutot que dans leur verite »).

28 « Le mot systeme a ... un double emploi: il s'applique tout a la fois a nos idees ou a nosconnaissances, et aux objets de nos connaissances » (A. Franck, « Systeme », dansDictionnaire des sciences philosophiques [3e ed.; Paris: Hachette, 1885], 1703; cf.H. Liebscher, « System », dans Philosophie und Naturwissenschaft Worterbuch zuden philosophischen Fragen der Naturwissenschaften, hrsg. von H. Horz, R. Lother,S. Wollgast [Berlin: Dierz, 1978], 881: « geordnete Gesamtheit von materiellen odergeistigen Objekten »). C'est ici l'occasion de rappeler qu'Aristote n'utilise le motauorriua que pour designer des realites empiriques: l'organisme que constitue un etrevivant, ou, par exemple, une Cite (Generation des animanx, II, 4, 740 a 20; III, 1,752 a 7; 9, 758 b 3; Histoire des animanx, VI, 2, 560 a 31; Ethique a Nicomaque, IX,8, 1168 b 32; Poetique, 18, 1456 a 11; etc.). L'usage du meme mot pour designer

Page 12: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 487

s'ils ne font pas d'Aristote un idealiste absolu, pour qui le systeme desconcepts creerait en somme celui du reel, les uns tiennent que sa vision(systematique) du monde tend a doubler adequatement l'ordre des rea-lites; les autres, au contraire, nient qu'elle puisse lui etre conforme.

Comme l'idealisme (a dire vrai, mitige), qui vise a reconnaitre lesmerites de l'aristotelisme, cette tendance du positivisme, qui inclineraitplutot a le disqualifier, semble par ailleurs ajouter foi au principe del'intelligibilite universelle, selon lequel tout ce qui existe est reductibleaux lois de la pensee.29 Une espece d'a priori semble ainsi grever1'interpretation d'Aristote dans l'une et l'autre perspective. Elles parais-sent, en effet, prejuger que le philosophe visait a fournir une descriptionexplicative d'un reel qu'il croyait entierement permeable a la raison,parce qu'il le croyait entierement permeable a la raison. C'est un prejugecontraire a I'exigence empirique.30

analogiquement « un ensemble de connaissances qui se rapportent a une seule fin »(definition de l'« art » chez Aspaslios dans C1AG, XIX, 2, 19) lui est posterieur.

29 La formulation exemplaire de ce principe setrouve dans A. Fouillee, La philosophie dePlaton, t. 2 (Paris, 1869), 464: « Nous croyons tous que ce qui existe est reductible,sinon pour nous, du moins en soi, aux lois essentielles de la pensee. Lorsque nousdoutons, notre doute ne porte pas, a vrai dire, sur l'intelligibilite de l'objet, mais sur1'intelligence du sujet, sur la puissance plus ou moins grande de nos moyens deconnaitre ».

30 Malgre leurs relations intimes dont l'histoire des doctrines temoigne, le positivismetraditionnel et l'empirisme le plus authentique semblent devoir etre distingues sur cepoint. D'autre part, dans sa volonte d'opposer radicalement le projet aristotelicien a cequ'eut ete une synthese positive, Brehier s'ecarte de la tradition positiviste en asso-ciant de facon aussi etroite elaboration d'un systeme et penchant idealiste ou metaphy-sique. A. Comte, dont nul ne niera qu'il a tout tente pour echapper a ce dernierpenchant, fut litteralement hante par le souci d'un systeme. II confesse, dans une lettrea Blainville (Conespondance inedite, t. 3 [1904], 20) que son premier Systeme dephilosophie positive ne meritait pas encore veritablement son nom, parce qu'il nerealisait pas l'harmonie entre le point de vue abstrait (ou theorique) et le point de vueconcret (ou pratique). On sait, d'autre part, combien ses Considerations philoso-phiques sur les sciences et les savants insistent sur le fait que I'exigence de la raisonspeculative, la necessite de satisfaire un besoin d'unite de l'intelligence, justifiait,mieux qu'un souci pratique, 1'elaboration d'un systeme de conceptions positives (voir,a ce sujet, Ch. Rutten, Essai stir la morale d'Auguste Comte [Paris, 1972], 68-70).D'Alembert, il est vrai, a qui l'epistemologie comtienne doit tant, distinguait (Oeuvres,t. 1, 302) entre F« esprit de systeme », qui, comme le releva E. Littre (Dictionnaire dela langue francaise, s.v. « Systeme »), constitue un defaut (celui de prendre des ideesimaginees pour des notions prouvees), et l'esprit systematique, c'est-a-dire, la disposi-tion a concevoir des vues d'ensemble. Mais Particle « Systeme » dans VEncyclopedie,t. 32 [nv. ed.; Geneve, 1779], 297 b et sqq.), emprunte au Traite stir les Systemes deCondillac, ne permet pas le moindre doute touchant la volonte commune qu'avaient cesancetres du positivisme de promouvoir 1'elaboration de systemes. Leur critique, eneffet, si Ton en juge par ce document-manifeste, ne vise aucunement, au contraire, lespreventions a disposer les parties du savoir de telle sorte qu'elles se soutiennentmutuellement et que les dernieres s'expliquent par les premieres. C'est la nature decelles-ci, c'est la nature des principes du systeme qu'ils mettent en cause chez leursadversaires. Et s'ils recusent, en fait de principes, les maximes generales ou abstraitesou encore, a defaut de maximes, les suppositions imaginaires qu'on invoque pourrendre raison des choses, c'est pour mieux etablir que les « vrais systemes » doiventreposer sur des faits que l'experience a recueillis, consultes et constates.

Page 13: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

488 Dialogue

c. L'exigence empirique

Une interpretation empirique (ou, ce qui revient au meme, en l'occur-rence, une interpretation denuee de tout a priori) se distingue des autresformes d'interpretation—specialement idealiste31—en ceci qu'elle seborne a decrire et a classer de simples faits, dans le seul but de jeterquelque lumiere sur un donne, ou l'essentiel, degage de l'accessoiredemande a etre mis a jour. De telles descriptions interpretatives de lapensee aristotelicienne ne manquent pas. Un modele du genre se trouvedans la communication de S. Mansion intitulee Les positions mattressesde la philosophie d'Aristote.32

La fidelite aux textes etudies conduit l'auteur de cet expose a recon-naitre que la pensee aristotelicienne, dans les trois principaux domainesou elle s'exerce, aboutit a une aporie. Soit, tout d'abord, dans le do-maine de la reflexion qu'il est convenu d'appeler metaphysique: « Non,avoue S. Mansion, le Premier Moteur tel qu'Aristote le concoit n'est pascapable de jouer le role qu'on voudrait lui faire jouer de principe ultimedans l'ordre de l'etre ». Dans la reflexion du philosophe sur Tame, memeconstat: le « bel equilibre de la construction aristotelicienne » se trouverompu par les hesitations embarrassees de sa noetique. Quant au do-maine de la reflexion morale, « c'est ... encore une fois sur une aporieplus ou moins avouee que debouche cette partie de la philosophie », siTon en juge par l'indecision du Stagirite lorsqu'il s'agit de recommanderl'un des deux genres de vie (contemplatif ou pratique).33 S. Mansioninvite a rapprocher ce constat des resultats auxquels ont abouti lestravaux des exegetes de sa generation et qui semblent definitivementfaire justice au dogmatisme dont l'image traditionnelle d'un systemearistotelicien laissait l'impression:

A mesure que progresse notre connaissance du milieu intellectuel ou a vecu le philosophe,a mesure qu'on scrute plus minutieusement ses ecrits, s'estompe l'image d'un Aristote surde soi, fixe dans son opposition a Platon, donnant a tous les grands problemes une solutionferme et definitive. Cette image cede de plus en plus la place a une autre, ou le Stagiriteapparait sans doute comme un genie d'une vigueur exceptionnelle, mais ou il se montreaussi comme un homme dont la pensee a une histoire, comme quelqu'un qui a subi desinfluences profondes et ne s'en est degage que petit a petit, qui est meme reste sur bien despoints attache a l'enseignement qu'il avait recu et qui, chose assez surprenante, laissesans reponse un grand nombre de questions qu'il pose.34

31 Rappelons ici que Hegel (Lemons sur I'hist., I, 3 [sect. 1, B, 4] deplorait l'usage du mot« systeme », specialement chez les philosophes de langue francaise au dix-septiemesiecle, pour designer une theorie empirique. II visait, ce disant, avant-tout, D'Alembert(Systeme du monde) et Leibniz (Systeme nouveau de la nature). La remarque illustrebien l'incompatibilite, aux yeux de l'idealisme, entre l'empirisme et la prevention ausysteme.

32 Texte reproduit dans S. Mansion, Etudes aristoteliciennes: recueils d'artides, ed.J. Follon (Louvain-la-Neuve: Editions de I'lnstitut superieur de philosophie, 1984), 4et sqq.

33 Ce triple aveu figure aux pages 26, 35 et 48 des Etudes citees a la n. precedente.34 Mansion, Etudes, 4-5 (c'est nous qui soulignons). L'auteur ajoute (5): « il n'est plus

possible aujourd'hui de considerer l'oeuvre du philosophe comme un monolithe ».

Page 14: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 489

Mieux: de l'enseignement que lui procure le simple examen des faits,S. Mansion tire une lecon quant au realisme de la philosophic aristote li-cienne, qui, a son estime, aurait conduit le Stagirite a douter de la totaletransparence du reel a l'esprit. « Les hesitations d'Aristote, ecrit-elle,ses incoherences, les difficultes qu'il reconnait a certaines de ses posi-tions sont autant de marques d'un esprit attentif au reel, pour qui lemystere de l'etre ne se dissipera jamais totalement, quelque effort quel'onfasse, car, comme il le dit, ce qui est plus clairpourl'homme plongedans la matiere, ne coincide pas avec ce qui est plus intelligible en soi ».35

II est paradoxal d'entendre, apres cela, S. Mansion, dans le memeexpose, faire etat, en toutes lettres, du « systeme d'Aristote »,36comme si1'allegation des faits qui precedent et les considerations auxquelles ilsdonnent lieu sous sa plume n'etaient pas, precisement, de nature adenoncer la coherence et, par elle, l'unite de la pensee aristotelicienne,en quoi consiste un veritable systeme de connaissances.

Si parler de « systeme » n'est pas, en l'occurrence, simple mala-dresse, alors, peut-etre, faudrait-il comprendre que la pensee d'Aristote,malgre ses echecs,37 visait a s'organiser en systeme et, done, constitue,dans le fait, un systeme inacheve et comme en attente de realisationcomplete.38 En depit des difficultes que souleve cette conclusion, e'est aelle que se rallie le recent Aristotle de J. Barnes, ou nous lisons:[le philosophe] nous en dit suffisamment pour nous permettre de voir comment, dans unmonde parfait, il eut presente et organise la connaissance scientifique qu'il avait amasseeassidument. Mais ses plans systematiques visent une science achevee et lui-meme ne vecutpas assez pour tout decouvrir . . . . Aristote etait un penseur systematique; ses traites quisubsistent presentent une esquisse partielle et inachevee de son systeme.39

35 Ibid., 51. L'auteur se refere ici a Analytiques Post., I, 2, 71 b 33-72 a 5; Physique, I, 1,184 a 16-23; Deanima, II, 2, 413 a 11-15; Metaphysique, Z, 4, 1029 b 3-12, et Ethique aNicomaque, I,2,1095 b 2-4. S. Mansion est revenue plus tard surces textes et d'autresapparentes dans son article « "Plus connu en soi", "plus connu pour nous". Unedistinction epistemologique importante chez Aristote » (reproduit dans Etudes, 213 etsqq.), mais sans plus examiner leur (eventuelle) incidence sur le principe de l'intelligibi-lite universelle, dont nous avons ci-dessus (n. 29) donne l'enonce selon A. Fouillee.

36 Mansion, Etudes, 6 ou 8 (« les difficultes du systeme »),16(« l'existence d'un PremierMoteur immobile et sans matiere ... forme la clef de voute de tout le systeme »).

37 S. Mansion n'exagere cependant pas l'importance de ces echecs et n'hesite pas aprononcer, parexemple, la « coherence » reelle de I'ontologie aristotelicienne (ibid.,25).

38 Auquel cas, notons-le en passant, l'interpretation systematisante aurait tort, non pasde vouloir degager en quelque sorte le systeme latent d'Aristote et d'achever ainsi ceque le philosophe aurait laisse a l 'etatd'ebauche, mais d'ignorer, pource faire, jusqu'aun certain point, les difficultes que le philosophe n'avait pas reussi encore a surmonteret de prendre pour acquis ce qui devait rester a ses yeux provisoire et problematique.Son tort n'empecherait pas, meme alors, qu'elle puisse se donner pour fidele a lapensee du Stagirite, tout en la corrigeant. Le Dominicain Fr. Brentano, qui adherait,pour l'essentiel, au « systeme » d'Aristote (Aristoteks und seine Weltanschauung[Leipzig, 1911], 152 et sqq.), l'estimait perfectionnable et perfectionne par la tradition.L'oeuvre d'Aristote, de ce point de vue, devait etre prise comme un tout (cf.F. Grayeff, Aristotle and His School [Londres: Duckworth, 1974], 9-10: « It has beenassumed for many centuries that the work of Aristotle formed a unitary system to beunderstood as a whole ... »).

39 J. Barnes, Aristotle (Oxford: University of Oxford, 1982), 39 (cf. plus generalement,

Page 15: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

490 Dialogue

Conclusion difficile a cautionner sans reserve, disions-nous, parce quel'hypothese, si Ton n'y prend garde, aboutit bientot a juger que l'Aris-tote acheve, c'est-a-dire, la pensee definitive du philosophe ne se trouvepas dans les textes provisoires du Corpus, mais pourrait peut-etre setrouver dans l'exegese qu'il faudrait faire de ces textes sous forme desysteme rigoureux. Nous ne pensons pas que S. Mansion se fut rangee acette interpretation, elle qui parait tenir l'inachevement du systemearistotelicien, si systeme il y a, pour definitif. Pourquoi des lors nes'interdisait-elle pas d'evoquer un systeme?

D'autres, notons-le, n'ont pas cesse de tenir le meme langage, en depitde l'impossibilite qu'ils constatent empiriquement d'harmoniser entreelles les theses du Stagirite. Ainsi, Fr. Solmsen. En conclusion d'unouvrage au titre evocateur, Aristotle's System of the Physical World, quipretend recueillir, comparer entre elles et mettre en ordre les multiplestheses du philosophe dans le domaine de la physique, Solmsen com-mence par insister sur la difficulte de resumer de facon coherente lapensee du Stagirite, meme dans ce domaine, malgre tout restreint, de sesrecherches philosophiques, et il avoue: « Aristote n'examine pas chaqueproposition de son systeme physique avec l'esprit braque sur une syn-these finale des conclusions majeures . . . . II y a des tendances centri-fuges aussi bien que centripetes dans les etudes physiques d'Aristote ».40

Voila, on en conviendra, un aveu capital, de nature a faire douter que lephilosophe travaillait a l'elaboration d'un systeme. Mais s'il consent,parce que les textes l'y invitent de maniere pressante, a emettre l'hypo-these qu'Aristote etait relativement indifferent a l'imperatif d'une co-herence rigoureuse, comme s'il n'envisageait pas la construction d'unsysteme, l'historien, lui, se preoccupe, au contraire, de cette coherence,sans laquelle il ne peut reconstruire la pensee de celui qu'il etudie. Larecherche du systeme est, pour lui, une exigence. C'est son propos. Enparlant du systeme d'Aristote, ni Solmsen, ni Mansion, ne qualifient, aufond, la pensee du philosophe; ils visent seulement la presentation quetout historien et done eux-memes tentent d'offrir de cette pensee sousforme de synthese coherente. L'avantage de cette reconstruction, quis'appuie sur les idees du philosophe, mais ne prejuge pas necessairementde leurs liaisons systematiques chez ce dernier, est un avantage d'ordre

36-39, le par. 9 intitule « Ideal and Achievement »). J. Barnes s'etait montre moinscategorique auparavant dans sa communication « Aristote dans la philosophie anglo-saxonne » presentee a la rencontre Hermeneutique hier et aujourd'hui (vingtiemeanniversaire du Centre De Wulf-Mansion, Revue Philosophique de Louvain 75 [1977],204 et sqq.), bien qu'au fond, sa conclusion fut alors deja substantiellement la meme:« [Aristote] a esquisse un systeme de la pensee » (208). II disputait alors contre uneinterpretation d'Aristote qui, disait-il, l'avait d'abord seduit et d'apres laquelle lamethode du Stagirite semblait imposer de lui l'image d'un philosophe non systema-tique, image, qui, dans le monde anglo-saxon, beneficie d'un rapprochement avec J. L.Austin et qui, de ce fait, a les faveurs du grand nombre.

40 Fr. Solmsen, Aristotle's System of the Physical World: A Comparison with HisPredecessors (Ithaca, NY: Johnson, 1960), 443.

Page 16: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 491

pedagogique. La mise en systeme correspond done a un besoin chezl'exegete. Cependant, le meme besoin peut etre eprouve aussi par unphilosophe. C'est une exigence rationaliste.

d. L'exigence rationaliste

L'obligation ou se trouve le plus souvent l'historien de presenterbrievement les doctrines d'un philosophe de maniere intelligible, con-duit volontiers a simplifier, en epinglant, dans ces doctrines, quelquesidees jugees decisives et, si possible, une seule, a laquelle on tache deraccrocher, comme des consequences a leur principe, les theses les plussignificatives.41 La vertu pedagogique de cette mise sommaire en sys-teme tient a sa parfaite rationalite. L'operation s'accompagne, au be-soin, de qualifications qui permettent de rapporter le systeme a unmodele (idealisme, sensualisme, pragmatisme, scepticisme, materia-lisme, etc.), identifie, la plupartdu temps, par certains criteres epistemo-logiques.—Songeons a la typologie des systemes esquissee par P. Janet,Ch. Renouvrierou, deja, V. Cousin!42 Lapretentiondeclasserun philo-sophe, si elle n'est pas vaine, peut eclairer plusieurs de ses demarches.Mais c'est une operation reductrice, qui, en meme temps qu'elle facilitel'intelligence de certains textes aux debutants, risque de masquer laportee de certains autres, quand elle ne conduit pas a les negliger, tend aeffacer l'originalite de la pensee qu'ils expriment, incline a la ramener adu « bien connu » et aboutit volontiers a une banalisation telle que lepenseur s'en trouve « classe », dans le plus mauvais sens du terme,e'est-a-dire, disqualifie. Pour en revenir a Aristote, concedons quel'intelligence de son oeuvre profile beaucoup d'une presentation qui,partant des critiques que le philosophe adresse aux Idees de Platon sousdifferents points de vue, s'efforce ensuite de suivre a la trace les marquesd'un certain « realisme » au travers du Corpus authentique.43 Mais,

41 Soulignons qu'Aristote, qu'on a meme rapproche de Hegel pour son sens de 1'histoiredes idees (« At opposite ends of over two millennia Hegel and Aristotle, virtually aloneof the great European thinkers, consciously attempted to criticize and develop thethought of their predecessors into systems of their own » [F. G. Weiss, Hegel'sCritique of Aristotle's Philosophy of Mind (La Haye: M. Nijhoff, 1962), xi]) et dont on atant discute la qualite d'historien (cf. W. K. C. Guthrie, A History of Greek Philoso-phy, vol. 6: Aristotle: An Encounter [Cambridge: Cambridge University Press, 1981],42), ne s'efforce nulle part de nous presenter ainsi la philosophie d'aucun des philo-sophies, qui l'ont precede. II se borne a discuter, tantot l'une, tantot l'autre, de leursidees, au gre des questions qu'il aborde et d'apres la nature du probleme en cause. (Cene sont d'ailleurs pas toujours les idees les plus significatives de ses predecesseurs qu'anos yeux, il discute, meme si elles sont visiblement choisies parce qu'elles leur sontpropres). Une tentative pourreconstituer leur « systeme »n'apparaitdansaucuntexte.

42 Une typologie d'un genre inedit, mais qui repose sur des distinctions hegeliennes setrouve dans A. Leonard, Pensee des homines etfoi en Jesus-Christ, pour un discerne-ment intellectuel Chretien (Paris et Namur, 1980), 42-48.

43 Nous songeons, une nouvelle fois, a la presentation de S. Mansion evoquee ci-dessus.Cf., du meme auteur, « Quelques reflexions sur le realisme d'Aristote », Alg. Ned.Tijdschr. voor Wijzh. en Psych. 39 (1947), 129-135.

Page 17: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

492 Dialogue

posons la question: rendrait-on justice aux projets d'Aristote dont leCorpus temoigne en disant qu'il expose un systeme philosophique repo-sant sur la critique platonicienne, quelque rationnelle que paraisse cetteaffirmation? Ne serait-ce pas la, d'aventure, une reduction simplifica-trice a outrance et comme un artifice propre a masquer la nature veri-table et des intentions du philosophe et des resultats effectifs de sesrecherches?

La mise en systeme a laquelle precede volontiers l'historien en ratta-chant tel philosophe a tel type de philosophic et en reconstruisant sapensee d'apres certains principes, apparait comme un effort de rationa-lisation. II est, nous l'avons dit, necessaire parfois, souvent utile dansune perspective pedagogique. Mais tout philosophe peut eprouver lameme necessite de rationalisation de sa propre pensee, soit simplement,comme l'exegete ou l'historien, parce qu'il vise a se mieux faire entendre(quitte a sacrifier toute forme de complexite irreductible a un schemapurement rationnel), soit parce qu'il juge de l'entiere rationalite de sapensee et, des lors, estime avantageux de mettre celle-ci en relief. Dansun cas, comme dans l'autre, le philosophe peut alors prendre le partid'une systematisation dans la forme.44 C'est aussi, disions-nous, le partid'une rationalisation; laquelle vise a mieux montrer les raisons de ce queTon pense et a reduire toute espece d'arguments propres a jeter le doutesur ces raisons. D'ou, un double imperatif. D'un cote, ne rien laisser auhasard: le systeme doit englober chaque aspect du reel dans ses liaisonset la pensee systematique tout enfermer dans les reseaux de la co-herence.45 De l'autre cote, il s'agit de convaincre par la forme demons-trative de 1'expose. Au mieux, celui-ci sera un enchainement deductif depropositions, conduit more geometrico (comme dans YEthique deSpinoza).

I] est a peine besoin d'ajouter qu'Aristote fournit de quoi donner acroire qu'il fut au moins soucieux de ce double imperatif. N'a-t-il pas, eneffet, touchant a tous les principaux domaines du savoir a son epoque,vise a une systematisation sous ce rapport? N'a-t-il pas surtout jete les

44 Cette possibility n'est pas necessairement exploitee par tout philosophe rationaliste.Sous sa forme « classique », si Ton peut dire, l'idealisme, qui represente I'espece laplus radicale de rationalisme n'a pas tous les traits qui caracterisent un systeme formelet dont nous allons signaler les deux principaux. La phenomenologie de I'esprit deHegel, piece capitale d'un systeme d'idees, n'est pas un expose dont la forme a Failured'un systeme en tous points rationnel.

45 Songeons, par exemple, a la requete qu'en 1947, adressait aux neo-thomistes, l'un despromoteurs du mouvement: « Les artisans de la renaissance thomiste actuelle n'ontpas toujours le souci de montrer que le thomiste comporte une veritable philosophie,un systeme philosophique. Or, tant qu'on n'a pas etabli l'existence au moins virtuelled'un organisme de ce genre dans le thomiste, on n'a rien oppose de serieux auxpuissantes syntheses de la philosophie moderne, et le thomiste demeure, aux yeux denos contemporains, une mosai'que de fragments philosophiques plus ou moins coor-donnes entre eux sous l'influence extrinseque de la theologie » (F. van Steenberghen,Epistemologie [2e ed.; Louvain, 1947], 18, n. 1).

Page 18: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Arts tote 493

bases d'une logique demonstrative et, dans les Analytiques, developpeune theorie de la science apodictique, qui procede deductivement parvoie de syllogismes et dont on a scrupule a croire qu'elle ne fut point, ases yeux, le modele oblige du savoir philosophique?

Aucun travail philosophique, c'est entendu, ne se passe totalement dela raison. Et c'est sans doute ce qu'Aristote lui-meme voulait souligner,quand, dans un morceau polemique, il declarait: « meme s'il ne faut pasphilosopher, il faut encore philosopher » (Protreptique, fr. 2 Walzer).Cependant, qui dit rationalite, ne dit pas necessairement rationalisme.On peut, en effet, juger, par exemple, que la raison a des limites viteatteintes et qu'il est excessif de pretendre egalement tout plier a ses lois.II ne suffit done pas de constater la curiosite universelle du Stagirite pourconclure que ce dernier croyait pouvoir tout enfermer dans un systemede connaissances (ou pensait que tout fut egalement connaissable), ni desaluer son modele de science apodictique, pour supposer qu'il avaitconfiance d'y pouvoir conformer chaque discours philosophique, quelqu'en fut l'objet. D'autant que Ton sait pertinemment, a ce propos,meme si Ton ne neglige pas moins l'importance de pareil fait, qu'aucundes discours d'Aristote pratiquement ne se presente sous la forme d'unexpose systematique qui deduirait logiquement, l'une apres l'autre,chaque proposition d'un ou deux principes. Et, navres ou non, noussommes tenus de constater « une certaine distorsion entre les regiesrigoureuses des ecrits logiques ... et l'expose factuel de la science dansles traites particuliers ».46Bref, Aristote n'a pas, dans la forme, sacrifie,leplus souvent, a la methode la plus propre, par sarationalite, aetablirlaverite de sa pensee, bien qu'il eut lui-meme mis au point cette methode.II n'a, dans le fait, procede a aucune systematisation en regie, negligeantmeme, nous l'avons rappele, la parfaite harmonisation de ses doctrines.Resterait a croire que, malgre ces negligences, il gardait, dans le fond, laconfiance secrete de tout rationaliste dans la possibility de tout harmo-niser selon les lois de l'esprit. L'allure non systematique de ses ecritsn'est pas un indice probant du contraire. II suffit, pour s'en persuader,de leur comparer l'oeuvre de Platon, qui forme, avec eux, uncontraste siviolent.47 Les libres discussions qu'on trouve dans les dialogues, lapensee d'apparence mouvante qui s'y deploie, la quasi indifference quis'y manifeste al'endroit des solutions aux problemes souleves, tout cela,quoiqu'en dise J. M. Paisse,48 pourrait parfaitement dissimuler, comme

46 W. Kullmann, Wissenschaft und Methode. Interpretationen zur aristotelischenTheorie der Naturwissenschaft (Berlin: W. de Gruyter, 1974), 1.

47 Cf. ace sujet, G. Kafka, Aristoteles (1922), 15: « Die wissenschaftliche Methodik desaristotelischen Systems, welche umsichtig Stein auf Stein zusammentragt und ihremBaue einfiigt, bietet daher der Darstellung ganz anders geartete Schwierigkeiten als dienur in loser Verbindung stehen den Dialoge Platons mit ihren wechselnden Problem-stellungen und -losungen ».

48 J. M. Paisse, « Le platonisme, une philosophie problematique », Revue de Metaphy-sique et de Morale 74 (1969), 146-160.

Page 19: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

494 Dialogue

l'a montre H. J. Kraemer,49 la rigueur d'un systeme complet de philo-sophic qui temoigne, non seulement d'un rationalisme certain, mais duplus pur idealisme. Et les textes d'Aristote, qui ne presentent quandmeme pas les signes d'une pareille desinvolture, au contraire, pourraientdone, a priori, traduire la tendance rationaliste de leur auteur.50

S. Mansion le pensait sans doute, meme si elle soutenait que leStagirite avait le sentiment de ne pouvoir dissiper entierement « lemystere de l'etre ». Mais une forme d'interpretation pointe ici qui,developpee par d'autres commentateurs, repose sur ce qu'on peut ap-peler une exigence problematique.

e. L'exigence problematique

De ce que l'etre, quoiqu'on fasse, ne cesse de poser probleme a l'esprit,certains ont induit qu'Aristote avait renonce a tout systeme veritable depensee et ils ont lie a ce renoncement (signe de non-savoir) l'absenced'exposes axiomatico-deductifs dans les oeuvres du philosophe. Hegel,note quelque part P. Aubenque, faisait dejal'observation qu'en somme,la methode des demonstrations scientifiques decrite par les SecondsAnalytiques ne se trouve pas appliquee dans les textes philosophiquesd'Aristote.51 On a des lors cherche, dans cette etrangete, un indice quanta la nature des demarches du philosophe. P. Aubenque lui-meme a ecrit:« nous voyons le Stagirite proceder le plus souvent selon des chemine-ments de pensee ou, si Ton veut, selon une methode qui a fort peu a voiravec une logique de type syllogistique, comme si... la recherche aristo-telicienne n'avait pas abouti, dans bien des domaines, a la constitutiond'un systeme acheve ».52 Aubenque s'est attache a faire valoir cettehypothese selon laquelle l'optimisme dogmatique d'Aristote se seraitdissipe apres l'experience de l'echec.53 Necessaire pour fonder toutes lessciences, la science des premiers principes lui serait apparue commeimpossible.54 Mu par l'ideal d'une intelligibility absolue, Aristote aurait

49 H. J. Kramer, Arete bet Platon und Aristoteles. Zum Wesen und zur Geschichte derplatonischen Ontologie (2e ed.; Amsterdam, 1967).

50 D'autres indices porteraient aussi a le croire, ne serait-ce qu'une certaine attituded'Aristote a l'endroit des mythes; mythes que, si Ton entend J. Pepin (Mythe elallegorie: les origines grecques et les contestations judeo-chretiennes [Paris, 1958],123-124), le Stagirite n'aurait jamais rejus sans preuve de leur rationalite.

51 P. Aubenque, « Sur la notion aristotelicienne d'aporie », dans Aristote et les pro-bleme s de methode, Communications presentees au Symposium Aristotelicum tenu aLouvaindu29 aoutau lerseptembre 1960(Louvain: Publications universitaires, 1961),3, n. 1. Le texte de Hegel se trouve dans les Lecons sur I'histoire de la philosophie(Werke, t. 12, 408 et sqq.).

52 Aubenque, « Sur la notion aristotelicienne d'aporie », 3-4.53 P. Aubenque, Le probleme de l'etre chez Aristote: essai sur la problematique aristo-

telicienne (4e ed.; Paris: Presses Universitaires de France, 1977), 72-93. (Les pages quiprecedent sont consacrees a l'examen de la distinction aristotelicienne du connaissableen soi et du connaissable pour nous, d'apres les textes auxquels renvoyait S. Mansion:cf. ci-dessus, n. 35).

54 II n'y a pas, en effet, pour Aristote, de science qui s'etende d'un genre a l'autre (cf.

Page 20: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 495

compris, devant les faits, la vanite de cet ideal; sa philosophic seraitdevenue l'expression theorique d'un embarras, et l'echec de son onto-logie manifesterait de facon positive, l'etre tel qu'il est: elle rendraitevidente la « scission constitutive de notre monde ».55

Ce genre d'analyse—inspire, en l'occurrence, par une vision heideg-gerienne du monde—parait de nature a rendre compte d'une impressionque laisse la demarche aristote licienne: abordant, l'une apres l'autre, lesquestions philosophiques sans apparemment pretendre a une veritablesynthese de ses reponses, Aristote, en effet, semble davantage preoc-cupe des problemes qu'il souleve que de leurs solutions.56 Ce qui seconcoit bien dans l'eventualite ou le philosophe serait (devenu) indif-ferent a la construction d'une systeme de pensee coherent et (reste)attentif seulement a resoudre des problemes particuliers. Le renonce-ment aux exposes sur le modele axiomatico-deductif serait ainsi le signedu renoncement a une philosophie systematique. Mais il faut, ici commeailleurs, se garder des conclusions hatives.

P. Aubenque considerait que le Stagirite s'est, en quelque sorte,heurte, reflechissant sur l'etre, a une realite problematique, qui l'em-pechait d'apposer au systeme dont il revait une clef de voute unique.L'echec du systeme serait ainsi consacre par l'echec de toute philoso-phie premiere. II est significatif que l'interprete parle ici d'« echec ».C'est qu'il a parfaitement reconnu, dans les textes d'Aristote, commed'autres avant lui, une aspiration a l'unite systematique. Rompant alorsavec une regie qu'il s'etait assignee au principe de son ouvrage, Au-benque suppose ou, plutot, postule une evolution dans la pensee duStagirite: a l'ideal d'une vision systematique des premiers temps, auraitfait place la soumission au caractere problematique des choses enfinreconnu. Aubenque ne s'est nulle part interroge serieusement sur lapossibility eventuelle de concilier, chez Aristote, les signes de ce qui luiparaissait etre les vestiges d'une philosophie systematique et les signesde ce qu'il regardait comme une philosophie problematique adoptee endernier recours. Certain d'avoir affaire a deux tendances antinomiques,il a juge que les indices de la seconde ne pouvaient s'accorder avec lesindices de la premiere. N'est-ce pas la, cependant, un de ces « pretextesa ne pas comprendre », qu'Aubenque lui-meme denoncait chez sesdevanciers « genetistes »?57 Les problemes rencontres parle philosophe

Aubenque, « Le probleme de l'etre », 217-218; 222). Quant a la « theologie », sciencepossible, elle est inutile, en ce sens qu'elle n'apprend rien sur le sensible qui ne lui estpas homogene (ibid., 322; 386). L'ontologie, selon Aubenque (ibid., 380) ne se conciliepas dans l'unite superieure avec la science de l'etre divin.

55 Ibid., 482, 489 et 409-410. De ses nombreux travaux sur le sujet, Aubenque donne unesynthese dans Part. « Aristote » du Dktionnaire des philosophes, t. 1 (Paris, 1984), 110et sqq.

56 La remarque se trouve dans I. During, Aristoteles: Darstellung und Interpretationseines Denkens (Heidelberg: C. Winter, 1966), 23. Cf. Barnes, « Aristote dans laphilosophie anglo-saxonne », 206.

57 Aubenque, « Le probleme de l'etres », 12.

Page 21: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

496 Dialogue

dans ses recherches sur l'etre et les difficultes auxquelles il se heurtedans l'elaboration d'une philosophic premiere, meme s'ils ne peuventetre surmontes completement, sont-ils en mesure d'exclure la volonted'un systeme? Autrement dit, la chimere de ce dont (peut-etre) revaitAristote pour couronner un systeme de penser, empechait-elle, a sesyeux, le systeme d'etre fonde par ailleurs?58

II parait evident que la ruine du principe dont un philosophe entre-prend de tout deduire, entraine celle du systeme qu'il y a rattache. Maisle caractere problematique d'une fin a laquelle semble viser tout le reste,ne laisse-t-il pas subsister, avec sa part de mystere, le systeme qui ytend? Comme l'affirme, de son cote, E. Berti, la « problematicite » desprincipes communs a toutes les sciences particulieres (qui ont leursprincipes propres chacune) ou de l'unite que constitue la substance(parmi les genres de l'etre) et meme de l'unite que constitue la substancepremiere (parmi les autres substances qui n'en peuvent etre deduites),peut avoir ete comprise (relativement tot dans sa carriere) par Aristote etassumee, non comme un echec, mais comme une difficulte sur laquelle ilfaut compter, quoiqu'on fasse, et dont la science ne peut venir a bout,sans l'appoint de la dialectique.59 On pourrait alors legitimement ecrire,comme le fait du reste Berti: « la doctrine de l'oijrjia et de l'acte pur, oula problematicite trouve son expression la plus radicale, est la conclusionultime de tout le systeme du Stagirite ».B0

Quant a la « maniere » d'Aristote, qui consiste a examiner des ques-tions, les unes a la suite des autres, elle est loin d'etre la marque certained'une indifference a toute construction systematique. N. Hartmann,pour qui le Stagirite etait un « Problemdenker » plutot qu'un « System-denker », trouvait dans l'aporetique du philosophe une valeur systema-tique propre (independante du systeme des categories).61

Mais, sensible aux liens qui unissent, chez Aristote, la discussion desproblemes aux precedes de la dialectique, l'exegese a volontiers misl'accent sur cet aspect de la methode du philosophe, en l'opposant auxdemarches de la science apodictique, et, prenant argument de cetteopposition, elle a pretendu nier toute preoccupation de systeme chez leStagirite. II importe d'examiner l'exigence dialectique qu'on a tented'ainsi faire valoir.

58 Nous mettons ici les choses au pire, evidemment, en considerant que la doctrine descategories n'est qu'une « rhapsodie » maladroite (comme disait Kant); que le mondenon sensible lui est totalement etranger; que le premier moteur, de son cote, ne rend pascompte de notre monde tel qu'il est; et que l'ontologie et la theologique ne peuvent seconjuguer d'aucune maniere satisfaisante. Mais tous les exegetes d'Aristote ne dres-sent pas un constat aussi completement negatif.

59 E. Berti, L'unitd del sapere in Aristotele (Padoue, 1965), 106-114 et 149-175.60 E. Berti, « La dialettica in Aristotele », dans Studi aristotelici (L'Aquila, 1975), 132.61 N. Hartmann, Systematische Philosophie, t. 1 (Berlin: Junker und Diinnhaupt, 1931),

par. 1.

Page 22: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 497

/. L'exigence dialectique

La tentation est forte d'assimiler la dialectique, telle que la concoitAristote,62 a la methode d'un philosophe pour qui la discussion desproblemes importe plus que leur solution. L'assimilation peut, cepen-dant, proceder de deux points de vue differents dans l'exegese. D'uncote, on estimera qu'une certaine conception de la philosophie doitimmanquablement avoir conduit Aristote a se rabattre sur une methodenon scientifique. L'exigence problematique, dont nous avons parle, estici determinante. De l'autre cote, on s'autorisera plutot de ce qu'Aris-tote semble recourir aux procedes qui ne sont pas ceux de la science,pour juger qu'il concevait la philosophie comme une discussion apo-retique. Le jugement, cette fois, repose sur une exigence dialectique,qui, elle aussi, conduit a recuser l'hypothese d'un systeme aristotelicien.

On sait la place que reserve Aristote dans ses oeuvres aux discussionsaporetiques, coextensives a bien des exposes,63 et la propension duphilosophe a reprendre, sous un autre point de vue, une question qu'oneut pu croire definitivement traitee.64 Tout cela rappelle les procedes de« la joute dialectique ».65 Or on sait qu'aux methodes de la science,inoperantes dans la recherche des premiers principes par la philosophie

62 Topiques, I, 1, 100 a 18-19; 2, 101 a 34-b 4; cf. Refut. soph., 34, 183 a 37.63 G. Rodier jugeait de « l'importance des introductions »endisantque,« par l'examen et

la discussion [des] opinions, on etablit les principes qui serviront de point de depart atoutes les demonstrations » (Etudes de philosophie grecque [2e ed.; Paris, 1957], 183;ce texte reproduit un passage de son Introduction de l'edition du livre X de YEthique aNicomaque [Paris, 1897]). Mais, la plupart du temps, on ne voit pas que, certainespropositions ayant ete etablies au terme de discussions aporetiques, Aristote s'era-ploie, dans la suite, a les prendre pour principes de demonstrations (surtout pas dedemonstrations syllogistiques, ou s'enchaineraient avec logique, comme autant deconsequences necessaires, une succession de propositions deduites de ces principes).De plus, « si Ton sait ou commence l'aporie chez Aristote, on ne sait pas toujours ouelle finit » (Aubenque, « Sur la notion aristotelicienne d'aporie », 18).

64 Voir, a ce sujet, During, Aristoteles, 24; R. Mackeon, « Aristotle's Conception of theDevelopment and the Nature of Scientific Method », Journal of Hellenistic Studies 8(1947), 4; A. Mansion, « La genese de l'oeuvre d'Aristote d'apres les travauxrecents », Revue Neoscolastique de Philosophie 29 (1927), 434 (cf. G. Verbeke, dansAutourd'Aristote [Louvain: Publicationsuniversitairesde Louvain, 1955], 21)etc.r. deD. J. Allan, The Philosophy of Aristotle (Oxford: Oxford University Press, 1952) dansRevue Philosophique de Louvain 57 (1959), 46: « VEthique a Nicomaque, d'apresl'auteur, est construite un peu a la facon d'un dialogue platonicien ou la verite ne setrouve atteinte qu'a la suite d'approches successives ... ». C'est en pensant a cet aspectde l'oeuvre de Platon que L. Robin la qualifiait de dialectique: « elle procede parquestions et reponses, se constituant par une suite discontinue de retouches et d'ap-proximations, relais dont chacun marque un nouveau depart » (« La classification dessciences chez Platon », dans La pensee hellenique des origines a Epicure [pr. ed. 1941;Paris, 1967], 83). La « diaporie » aristotelicienne a, par ailleurs, ete rapprochee desmethodes de la phenomenologie contemporaine: cf. J. D. Monan, Moral Knowledgeand Its Methodology in Aristotle (Oxford: Clarendon Press, 1968), 104; M. De Corte,Aristote et Plotin (Paris, 1935), 83; et S. Mansion, « Aristotle's Theory of Knowledgeand French Phenomenology », International Philosophical Quarterly 4(1964), 183-199.

65 L'expression est de P. Moraux (dans « Aristotle on Dialectic: The Topics », Proceed,of the Third Sympos. Aristotel. [Oxford, 1968], 277).

Page 23: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

498 Dialogue

premiere, le Stagirite tend a substituer celles du dialecticien, qu'il re-quiert pour l'etablissement des axiomes cotnmuns."6 II est, des cetinstant, seduisant de conclure que ces memes methodes furent appli-quees par le Stagirite a l'elucidation de la plupart des problemes abordesau fil de son oeuvre: « La methode dialectique, qu'Aristote a si nette-ment opposee a la methode propre de la science, joue en effet... un roleplus important dans la pratique aristotelicienne de la recherche scienti-fique ou philosophique que celui auquel paraissait la destiner son statuttheorique ».67

L'image d'un Aristote « dialecticien » parait faire contraste avec celled'un Aristote « systematique », parce que la demarche dialectique sem-ble s'opposer aux demarches de la science axiomatico-deductive, les-quelles sont tenues pour significatives d'un philosophe qui, confiantdans son systeme, veut en faire la demonstration. Mais nous savonsqu'un systeme formel ne prejuge pas d'un systeme d'idees; et, reci-proquement, l'absence de celui-la ne prejuge pas non plus de l'absencede celui-ci. Les methodes d'Aristote qu'on rattache a la dialectiquerestent, a priori, compatibles avec une certaine forme de systematicitedans la pensee ou l'intention du philosophe. Par exemple, la reprised'une meme question sous differents points vue peut repondre chezAristote a un procede « par approximations successives », qui est enmesure de traduire le caractere systematique de sa pensee aussi bien quene le ferait l'enchainement deductif des propositions dans son discours.Ainsi que l'a montre J. Leroy,88 l'elaboration d'un systeme s'opereaussi par un cheminement circulaire qui ramene au point de depart avecdes lumieres nouvelles: la revelation d'un reseau de rapports progresse,de la sorte, par degres et ainsi apparaissent, toujours plus nets, les liensentre concepts, c'est-a-dire, le systeme. Quant a la discussion desapories, procede dialectique, s'il en est, sans temoigner d'une logique del'apparence ou d'un savoir probable de type opinatif, comme on l'aecrit,69 elle est, pour Aristote, un instrument au service de la science la

66 Cf. P. Aubenque, « La dialectique chez Aristote », dans L'attualitd delta problematicaaristotelica, Atti del convegno franco-italiano su Aristotele, Padova, 6-8 apr. 1967,« Studia aristotelica », 3 (Padoue, 1970), 30: « Si la science est bien ce qu'Aristote ditqu'elle est, on ne peut parler scientif iquement de la totalite ni des premiers principes. Sila philosophic veut en parler, comme elle le doit, ce n'est pas a lui faire injure que deconclure, en sui vant pas a pas Aristote, qu'elle ne peut en parler que dialectiquement ».

67 J. Brunschwig, dans Aristote, Topiqiies,t. 1, livresI-IV (Paris: L.B.L., 1967), xvi-xvii.68 J. Leroy, dans Encyclopaedia Universalis, t. 15 (Paris, 1968), 685 c et sqq.69 Cette devalorisation de la dialectique aristotelicienne est prononcee chez Hamelin, Le

systeme d'Aristote, 229 (malgre la suite, 231-234); Robin, Aristote, 41-44 (malgre lespages 52-59); et meme chez E. Zeller, Die Philosophie der Griechen, vol. II/2 (Leipzig,1923-1924), 242-245; cf. H. Maier, Die Syllogistik des Aristoteles, vol. II/I (Tubingen,1900), 29. Quand J. Burnet, en 1900, signala ['importance de la dialectique dansYEthique a Nicomaque {The Ethics of Aristotle [Londres, 1900], xvii et sqq.), c'etaitpour conclure au caractere simplement probable des doctrines exposees dans ce texte(voirlec.r. severe de Fr. Susemihldans Berliner philol. Wochenschrift 20 [1900], spec.509). Plus tard, L.-M. Regis assimilait encore connaissance opinative et connaissance

Page 24: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 499

plus rigoureuse. Parmi les nombreuses etudes consacrees au sujet,70

celles d'E. Weil et de P. Wilpert, singulierement, ont etabli les raisonsqui conduisirent Aristote a reconnaitre, dans la methode dialectique,une « logique de l'invention », propre a la phase inductive de la connais-sance et necessaire a fonder les principes dont la science deduit sesverites.71

dialectique et, a propos de 1'argumentation aristotelicienne sous forme d'esquisse, ilecrivait: « Par son caractere essentiellement incomplet, par son opposition constanteaux elaborations scientifiques, la preuve d'ebauche ou d'esquisse est done indu-bitablement chez Aristote un precede dialectique; chaque fois que nous le verronsqualifier une argumentation de Ti>7tco, nous pourrons conclure que la connaissance quien resulte est opinative ou probable »(L opinion selon Aristote [Paris et Ottawa, 1935],156; cf. 255 et surtout 259). Aristote dit pourtant qu'un expose schematique dit le vrai(TUJKO TdX.r|0E<; 5siKvua6ai: Ethique a Nicomaque, I, 1, 1094 b 20-21)!

70 J. M. Leblond, Logique et methode chez Aristote (Paris: J. Vrin, 1939), spec. 42 etsqq., 251-266; J. Moreau, « Rhetorique, dialectique et exigence premiere », dans Latheorie de 1'argumentation (Louvain et Paris, 1963), 206-218; L. Lugarini, « Dialettica efilosofia in Aristotele », // pensiero 4 (1959), 48-69; W. A. de Pater, Les Topiquesd'Aristote et la dialectique platonicienne (Fribourg, 1965), 74-88; G. E. L. Owen,« TOEVOU id <J>ouvdu£va », dans Aristote et les problemes de methode (Louvain:Publications universitaires de Louvain, 1961), 81-103; P. Aubenque, « Science, cultureet dialectique chez Aristote », dans Actes dn Congres de Lyon de I'AssociationG. Bude (Paris, 1960), 210-283; L. Couloubaritsis, « Dialectique et philosophie chezAristote », <t>Lkocro<pia 8-9 (1978-1979), 229 et sqq. et 243 et sqq.; J. Barnes, « Aris-totle's Theory of Demonstration », Phronesis 14-15 (1969-1970), 123-152.

71 E. Weil, « La place de la logique dans la pensee aristotelicienne », Revue de Metaphy-sique et de Morale 56 (1951), 283-315 (repris dans Essais et Conferences [Paris: Plon,1970] et dans Articles on Aristotle, ed. J. Barnes, M. Schofield et R. Sorabji, t. 1[Londres, 1975]). Weil montre d'abord qu'Aristote fut confronte au probleme detrouver une methode permettant d'etudier scientifiquement le concret, le domaine ducontingent et de l'experience, que Platon avait abandonne a la 5di;a. La solution duStagirite, nous dit ensuite Weil, reside dans la methode que developpent les Topiques:« La topique n'est pas une logique du vraisemblable ... ; elle constitue une techniquepour extraire du discours le vrai discursif; plus precisement pour eliminer le faux, apartir de ces connaissances prealables sans lesquelles aucune science ne se concoitpour Aristote » (299). Ces connaissances prealables, en un sens, sont evidemmentd'ordre opinatif. Mais Aristote ne les concoit pas exactement comme des 8d^ai plato-niciennes (opposees pour jamais aux doctrines de la science). II s'agit de propositionsautorisees, communement admises, de « theses repandues » (ev5o^a), opposees aux« theses insoutenables » (d8o!;a) et aux « theses paradoxales » (jiapdSo^a). Bref, lesopinions dont s'occupent les Topiques, dit Weil, sont « la somme des connaissancesacquises par l'humanite et forment ainsi le point de depart necessaire pour touteenquete scientifique » (312). Et, s'il en est de la sorte, si la discussion dialectique est leprincipe oblige de toute demarche scientifique, e'est, au fond, « parce qu'il n'y a passelon [Aristote] d'autre debut de la recherche; tout enseignement, toute science discur-sive naissent de connaissances pre-existantes » (293, ou Weil renvoie a An. Post. ,1,1,71 a 1 et sqq.). Conformement a ce que laisse entendre Aristote lui-meme, la dialec-tique parait done bien une logica inventionis, en ce sens que e'est elle et elle seule quisemble en mesure de fournir aux sciences leurs principes.—L'article de P. Wilpert,« Aristoteles und die Dialektik » (Kant-Studien 48 [1956-1957], 247-257) corrobore,pour l'essentiel, les vues de Weil que son auteur ne connaissait pas. Wilpert soutientque la dialectique, qui, pourtant, utilise les precedes de la sophistique, participe de laphilosophie, selon Aristote. Fournissant a la science ses principes, elle constitue lapremiere demarche (inductive) de la philosophie, dont la seconde (deductive) estl'operation syllogistique. Peut-on defendre une telle assimilation quand on sait quel'induction proprement dite a son point de depart dans le particulier, tandis que la

Page 25: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

500 Dialogue

II n'y a pas la, il est vrai, de quoi regler toutes les questions. Commel'observait Wilpert, indispensable a la science, la dialectique, malgretout, reste nettement distincte de la science au sens strict (« Epis-teme »), qui est de structure apodictique.72 C'est pourquoi Wilpertterminait son etude par une question, a laquelle il ne repondait pas: lestraites d'Aristote sont-ils « Episteme » ou « Weg der Forschung ».73

Mais, si Ton repond a cette question: « Weg der Forschung », et qu'onadmet que la philosophic pour Aristote, s'identifiait a une recherche desprincipes, expliquant par la son usage des precedes dialectiques,74 onvoit bien que l'hypothese ne s'oppose pas vraiment a l'idee que lephilosophe travaillait a l'elaboration d'un systeme. Le systeme, en effet,reste ce qui est vise par la recherche des principes et meme peut-etreconstitue, dans la mesure ou ces principes sont atteints.

Mais ce que l'hypothese d'un Aristote dialecticien tend precisement asuggerer, c'est que, pour le Stagirite, la quete des principes (speciale-ment, des premiers principes) n'aboutit jamais definitivement.75 Et voilace qui, mieux que tout le reste, seduit dans cette interpretation: l'imagequ'elle propose de notre philosophe rompt, en effet, de la maniere la plusradicale, avec ce qui discredite si volontiers aujourd'hui les systemes: ledogmatisme.76 Grace a la dialectique, dont elle a le manteau, la philoso-phie aristotelicienne prend l'aspect d'une quete al'infini. L'echec memerevet une valeur positive: « Clore l'aporie serait achever peut-etre laphilosophic elle-meme, du moins parvenir au point ou elle passerait dustade de la recherche a celui de l'exposition syllogistique ».77

Dans un sens analogue, c'est-a-dire, afin de denoncer l'illusion d'unAristote dogmatique, L. M. Regis avait jadis invoque les declarations

dialectique procede a partir de propositions generates? Wilpert repond oui. Car,explique-t-il, l'induction est en realite dialectique par sa demarche: « Wer induziert istDialektiker » (254). Comme la discussion des opinions apparentees ou divergentes,l'induction rassemble, en effet, les elements dont l'intelligence tire un principe. C'estpourquoi Wilpert, au bout du compte, definit la dialectique comme « le procede de larecherche (Weg der Forschung), l'epreuve du pour et du contre, qui utilise unemethode inductive, partant du vraisemblable, de ce qui n'est pas encore assure » (255).

72 La distinction est nette quand on envisage les sciences particulieres. Elle parait devoirs'estomper chez certains exegetes, lorsqu'ils envisagent la science que se proposed'etre la philosophie premiere. Cf. L. Lugarini, Aristotele e I'idea delta filosofia(Florence, 1961), 157-160.

73 Wilpert, « Aristoteles und die Dialektik », 255.74 Cf. W. Wieland, « Das Problem der Prinzipienforschung und die aristotelische

Physik », Kant-Studien 52 (1960-1961), 206-219.75 Cf. Aubenque, « Sur la notion aristotelicienne d'aporie », 12: « L'euporie (entendez la

solution des difficultes que constitue l'aporie), met-elle fin seulement a l'eliminationpreliminaire des difficultes ou bien est-elle l'heureux achievement de la rechercheelle-meme? »

76 Pucelle, « Note sur l'idee de systeme », 254, selon qui la critique des systemes estessentiellement le fait de ceux qui entendent « cheminer par approximations succes-sives » et se refusent a interdire le progres de la connaissance philosophique par desdemonstrations pretendument definitives.

77 Aubenque, « Sur la notion aristotelicienne d'aporie », 18.

Page 26: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 501

par lesquelles le philosophe lui-meme presente son argumentationcomme une simple esquisse. Regis, qui tenait cette argumentation pourdialectique, concluait: « Nous etudions, la plupart du temps, la philo-sophie du Stagyrite [sic] avec ce prejuge que tout y est dogmatique etdefinitif, alors que tres souvent il envisage ses conclusions commetemporaires, ou du moins comme un premier pas vers une exactitudeplus poussee, comme une esquisse, une ebauche, TUJICO, un premier jetpreparant une redaction definitive ».78 La meprise, en l'occurrence, estmanifeste. En jugeant devoir s'en tenir a une ebauche dans certainsdomaines, Aristote exclut que l'approximation soit la provisoire; il latient, au contraire, pour definitive.79 Sans doute, en un sens, le philo-sophe est loin de pretendre apporter partout le dernier mot. Et il sait quel'approximation de ses theses generates merite d'etre corrigee par l'ap-preciation des situations particulieres, celles de la vie morale, par exem-ple. Mais la pertinence de ces theses n'est pas pour autant le moins dumonde en question: « ce sont, du point de vue d'Aristote, les plussolides, les plus assurees et les plus inebranlables qui puissent fonder lavie humaine ».80

Et, d'une facon generate, le Stagirite, qui avait le sentiment de s'ins-crire dans une tradition et d'avoir recueilli un heritage a parfaire, neconcevait pas ses travaux, en quelque domaine que ce fut, comme unequelconque etape sur la voie d'une verite qui echappe sans cesse ou restetoujours a devoiler: il laisse, au contraire, percer sa conviction d'avoirporte les recherches de ses predecesseurs a un point voisin de l'acheve-ment.81 Les esprits avises ne s'y sont pas trompes. Aristote donne si peul'impression d'avoir voulu simplement poser modestement une ouquelques pierres d'attente que H. Bergson verra dans son systemecomme l'image definitive de ce qu'il appelle « la metaphysique naturellede l'intelligence humaine ».82Peut-etre Aristote se flattait-il, enbien descas, d'avoir trace la voie definitive de la recherche, plutot que d'avoiremis, sous forme de conclusions, les idees definitives qui devraientcloturer toute recherche et desquelles il n'y aurait plus qu'a deduired'autres verites de maniere apodictique. Cependant, meme en ce cas, yaurait-il la une raison vraiment decisive propre a nous faire penser qu'il

78 Regis, Vopinion selon Aristote, 256.79 Cf. Metaphysique, a, 3; Ethique a Nic, I, 1, 1094 b 19 et sqq.80 K. von Fritz, « Der Sinn der aristotelischen Methode des Ti)7t(o rispiXaPeiv », dans

Beitrdge zu Aristoteles (Berlin et New-York, 1984), 96.81 Cf. notre Le philosophe et la Cite, 147 et sqq. Le fr. 53 Rose et les textes de Meta-

physique, A qui vont en ce sens, temoignent, selon P. Aubenque (« Le probleme del'etre »,72et sqq.)d'un projet qui vise al'achevement de la philosophie, non d'une foien la possibilite de clore la philosophie. Sans doute, mais Aristote parait bel et bienafficher la le sentiment de pouvoir apporter une contribution decisive vers l'acheve-ment; sentiment qu'il ne dement jamais de facon expresse. Ce dont Aristote sembles'enorgueillir c'est d'avoir conduit a maturite les essais de ses devanciers.

82 H. Bergson, L'evolution creatrice (27e ed.; Paris, 1923), 362.

Page 27: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

502 Dialogue

n'avait pas concu de systeme? Et ne devrions-nous pas plutot regarderson oeuvre comme un systeme ouvertl

3. Conclusions

Au fond, les interpretes d'Aristote, devant les textes qu'il nous a laisses,se trouvent dans une situation analogue a celle du philosophe lui-memedevant son objet. Comme lui, ils sont en presence d'une realite quisemble, a beaucoup d'egards, s'organiser rationnellement mais qui, ad'autres egards, resiste aux efforts tentes pour en montrer la parfaitecoherence et donne l'impression d'etre traversee de mouvements ensens divers.

Cette analogie explique que Interpretation d'Aristote porte les tracesde differentes conceptions philosophiques, qui sont autant de manieresd'apprehender le monde tel qu'il se donne al'observateur. Nous n'ironspas jusqu'a dire, bien sur, que chaque interprete d'Aristote tend as'inspirer de ses propres positions philosophiques pour rendre comptede la pensee aristotelicienne. Ce serait soutenir, de facon puerile, quetoute exegese n'est qu'une forme de projection, au sens psychologiquedu terme. Mais il reste que chacune est exposee a la tentation de cher-cher, dans la complexite des textes, les signes d'une vision des chosesqu'il fait sienne, par ailleurs, en tant que philosophe. Et il est aise de voir,en tout cas, que les querelles touchant la question de savoir si et dansquelle mesure le Stagirite avait concu un systeme philosophique, oppo-sent des adversaires qui se distribuent en deux courants contradictoiressur l'echiquier de la pensee philosophique: l'idealisme (forme radicaledu rationalisme), d'une part, et, d'autre part, les diverses nuances depensee anti-idealiste (qui ont, toutes, plus ou moins, partie liee avecl'empirisme).

La question d'un « systeme » chez Aristote devient par consequenttres vite une question oiseuse, des lors qu'on prend la peine de cherchera l'eclairer. Elle devient le revelateur des disputes ou s'epuise la phi-losophie, si Ton peut dire, par exegetes interposes.

Son premier interet, par suite, est de mettre en lumiere le poids dontpesent les controverses regardant la nature de la philosophic sur l'imageou plutot les images d'Aristote que renvoient ses principaux interpretes.La pensee du Stagirite est telle, en effet, qu'on echappe difficilement al'illusion d'y reconnaitre les indices d'une recherche que Ton est pret oua cautionner ou a denoncer. La faute n'en est pas au manque d'objecti-vite des exegetes. Tous ou presque prennent d'infinies precautions a cetegard. Elle incomberait plutot, repetons-le, a la nature de l'oeuvrearistotelicienne, qui, comme le reel devant les yeux du philosophe, offreune matiere suffisamment riche et, dirions-nous, « plastique », au re-gard de ses commentateurs, pour que ceux-ci se sentent autorises, voirejustifies, a y lire tantot ceci, tantot son contraire.

Page 28: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 503

Ladifficulte, done, du travail exegetique est d'y eliminer toute especed'a priori. Ce n'est pas a dire qu'il faille recuser absolument aucune desinterpretations que nous avons tache de mettre en lumiere. Chacuned'elles, en effet, peut se reveler feconde, a des degres divers, en mon-trant un aspect de la pensee aristotelicienne. Mais e'est a la condition dene pas se donner pour exclusive des autres. C'est, autrement dit, a lacondition qu'aucune n' exige qu'Aristote soit ceci a l'exclusion de tout lereste.83

Pareille condition, si Ton y reflechit bien, met a l'abri du travers le pluscommun de l'exegese: son penchant rationaliste. Nous avons vu que cepenchant conduit precisement a une mise en systeme de la pensee,toujours reductrice et appauvrissante en ceci qu'elle ramene la ditepensee a un ou deux principes dont elle deduit les autres propositions.On voit done que notre mise en garde equivaut a refuser qu'on assimile lapensee d'Aristote a un systeme ainsi entendu. C'est que, paradoxale-ment, a soutenir qu'Aristote fut absolument etranger a la preoccupationde systeme, comme le fait par exemple une exigence problematique, onerige cette indifference en principe dans la demarche du Stagirite et, de lasorte, on aboutit encore a ranger sa philosophic dans 1'un des « sys-temes »! Or, pour garder son originalite a la pensee qu'elle commente,l'exegese est en devoir d'epargner a cette pensee l'obligation d'etresoumise a la tyrannie d'une loi unique, qui la commande souveraine-ment, serait-ce celle de ne se soumettre a aucun principe.

C'est la raison pour laquelle, nous l'avons laisse entendre, nous favo-risons ce genre d'interpretation qui, procedant de maniere empirique,s'impose, sans a priori, de decrire et classer les donnees de la penseearistotelicienne. L'avantage du procede, c'est qu'il reflete la maniered'Aristote lui-meme, dont l'un des traits les plus significatifs est le creditqu'il accorde aux phenomenes donnes dans 1'experience.84 Ce qui im-

83 C'est la raison pour laquelle, dans notre etude ci-dessus, nous parlions d'« exigenceidealiste », d'« exigence positiviste », etc., denoncant ainsi, a demi-mot, des formesd'interpretations trop unilaterales. C'est ici le lieu de preciser que les interpretes dontnous avons evoque les noms sous ces differentes rubriques ne sont pas tous justiciablesd'une meme critique, celle d'avoir fait preuve de partialite. La reference a leurstravaux, sur tel ou tel point, n'etait, la plupart du temps, pour nous, que pretexte amettre en lumiere certaines orientations de l'exegese.

84 L'histoire des sciences a volontiers tenu grief au Stagirite d'avoir trop neglige l'impor-tance de l'observation, comme naturaliste, par exemple. J. H. Randall a note qu'ilfaudrait plutot lui reprocher d'y avoir ete souvent trop attentif, se gardant parfois dechercher a comprendre ce qu'il observait (Aristotle [New York, 1960], 55-56). Cf.A. Mansion, Introduction a la physique aristotelicienne (2e ed.; Louvain: Institutsuperieur de philosophie, 1946), 247 et sqq.; J. M. Le Blond, Logique et methode chezAristote (Paris: J. Vrin, 1939), 222-266; O. Regenbogen, Eine Forschungsmethodeantiker Naturwissenschaft, Abt. B: Studien, 1 (1931), 143-182; W. Kullman, « Zurwissenschaftlichen Methode des Aristoteles », dans Synusia., Festg. f. W. Schade-waldt(Pfullingen, 1965), 247-274; L. Bourgey, Observation et experience chez Aristote(Paris: J. Vrin, 1955), 44; I. During, Aristotle's Method in Biology: A Note on PA I,639 b 30-640 a 2; et P. Moraux, «La methode d'Aristote dans Vetude du cieh, dansAristote et les problemes de methode, respectivement, 213-221 et 173-194.

Page 29: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

504 Dialogue

plique, chez le philosophe, un respect de la multiplicite. A la differencede Platon, qui, sans nul doute, etait mu par le sentiment incoercibled'une unite (au-dela du sensible), dont tout parait pouvoir etre derive, leStagirite, en effet, est, quant a lui, attentif au serieux des donnees dumonde sensible, et, partant, fascine par la multiplicite foisonnante decelui-ci, qu'il lui semble devoir sauver.

Mais, prenant argument de ce fait, l'interprete aurait tort de regarderle Stagirite comme un empiriste au sens moderne du terme. II aurait tort,en d'autres termes, d'enregistrer toutes les « difficultes » de l'aristo-telisme, que lui vaut une attention a la diversite des phenomenes, commele signe d'une volonte deliberee, chez notre philosophe, de simplementdecrire des faits (ou d'exposer des apories), sans souci de les expliquerrationnellement. Le souci du « pourquoi? », chez Aristote, n'est pasmoins significatif que son attention aux faits purs et simples.85 Les(paivdfxeva que pose Aristote contiennent, non seulement des donneesempiriques comme en reclament les positivistes, mais aussi des opi-nions: ces opinions que J. M. Le Blond appelait « intrinsequementprobables » et qui sont, disait-il, une forme d'« experience indirecte ».86

Or la confrontation des donnees experimentales et la discussion diapo-retique des opinions servent, chez le philosophe, a l'induction des prin-cipes du savoir.87 La recherche philosophique, telle que consignee dansles ecrits du Stagirite, s'apparente, au reste de tres pres a une quete desprincipes du savoir.88 Cette recherche et la volonte de comprendre le

85 « Aristoteles frag immer dia ti, Warum?, und diese Forschungsmethode wurde spatermit dem Wort aristotelizein bezeichnet » (During, Aristoteles, 201).

86 Le Blond, Logique et methode chez Aristote, 251 et 14.87 Cf. Owen, « TiGevai xd <I>aiv6u£va », 87. Cette fonction de la dialectique au service de

la science ne nous parait pas douteuse, on a discute de sa portee dans le domaine de laphilosophie pratique (cf. H. Kuhn, « Aristoteles und die Methode der politischenWissenschaft », ZeitschriftfiirPolitik, N.F., 12(1965), 101-120, et O. Hoffe, PraktischePhilosophie: Das Modell des Aristoteles [Munich et Salzburg: Pustet, 1971], 24-29:« Das topische Modell »). Mais il n'y a pas a douter de la fonction scientifique de ladialectique pour notre philosophe. La Rhetorique (I, 2, 1358 a 23-26) note ex-pressement qu'une argumentation dialectique a partir des premisses probables, « lors-qu'elle atteint des principes (sdv ... evuoxn dpxaig), cesse d'etre dialectique »

88 Cf. W. Wieland, « Problem der Prinzipienforschung und die aristotelische Physik »,Kant-Studien (1960-1961), 206-219. L'expose du savoir (a partir des principes) se conce-vrait mieux peut-etre sous une forme apodictique. Mais du fait qu'Aristote ne se livrenulle part systematiquement a ce genre d'expose, ou ne peut conclure que sa recherchedes principes n'avait pas abouti ou qu'elle restait inachevee ou qu'elle n'atteignait qu'ades propositions provisoires. D'autre part, le modele axiomatico-deductif de la sciencepropose par les Seconds Analytiques represente, a coup sur, le modele de processuspar lequel le savant etend necessairement ses connaissances a partir de principes. IIaurait done pu etre suivi meme comme modele heuristique dans une recherche assureede certains principes. Mais rienn'obligeait Aristote ale suivre. Nidans sa recherche nidans l'expose des resultats de celle-ci (la oil l'expose se distingue de la rechercheelle-meme) le Stagirite ne s'est astreint a suivre une seule methode. II y aurait quelqueexageration a dire, comme le fait J. Barnes, qu'« Aristote n'avait aucune methodo-logie »(« Aristote dans la philosophie anglo-saxonne », 208), mais il est constant que lephilosophe sacrifie a plusieurs methodes, au gre des sujets qu'il traite. De pareil fait, il

Page 30: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 505

pourquoi des choses marquent done le desir de depasser la multiplicity etd'atteindre a l'unite. Aristote avait ainsi le sentiment de travailler effi-cacement a l'elaboration de sciences correspondant a differents genresde l'etre. Et, malgre les hesitations que Ton trouve a cet egard dans laMetaphysique, tout porte a croire que le Stagirite a toujours songe auxmoyens d'elaborer une philosophic premiere qui, en meme tempsqu'elle s'attacherait a devoiler les premiers principes, montrerait l'unitede tout ce qui est.89

Dans ce travail, comme partout ailleurs chez Aristote, il y a unesystematicite certaine, e'est-a-dire, une volonte d'explorer tout lechamp possible du savoir, sous ses principaux aspects. Elle se mesure audesir de ne laisser de cote aucune question importante et de montrerl'apparentement des differentes questions. Et Ton voit bien que le philo-sophe, a l'occasion, entrevoit les moyens de constituer un systeme dessciences.90 Une tension existe done, a l'interieur de la pensee aristoteli-cienne, entre le souci de respecter la diversite des donnees empiriques etcelui de saisir l'unite que ces donnees dissimulent. Selon, des lors,qu'elle met l'accent sur ceci ou sur cela, l'exegese aboutit a des conclu-sions contradictoires. C'est la signification qu'il faut, d'apres nous,donner aux affirmations (teintees d'idealisme) selon lesquelles Aristotenous a laisse un systeme inacheve et aux affirmations (teintees d'empi-risme, mais fondees sur les memes constats ou peu s'en faut), en vertudesquelles le philosophe etait indifferent au systeme. Notre sentimentest que la verite, comme le plus souvent, se trouve entre les deux et quele Stagirite, en l'occurrence, etait indifferent a l'achevement d'un sys-teme.

Ce jugement, de nature a reveler l'originalite de la position aristoteli-cienne, merite quelques precisions. L'idee de systeme qu'il contient estcelle qui se degage principalement de toutes les considerations exposeesci-dessus. Elle comprend trois notions: celle d'un tout, qui se suffit plusou moins a soi-meme; celle de differentes parties, constitutives du tout,et celle d'un certain rapport entre les parties, qui confere au tout sonunite organique. Aristote, on l'oublie volontiers, fut attentif a ces di-verses notions, ainsi qu'on le voit a merveille en Metaphysique, A.91

C'est la, du reste, qu'il fait observer—le detail est d'importance

n'y a rien a tirerde certain quant a la volonte qu'aurait eue le Stagirite de constituer unsysteme philosophique.

89 Cf. Metaph., T, 1, 1003 a 31-32.90 Insistons sur le caractere ponctuel des affirmations du philosophe a cet egard (Met., E,

letK,7,parexemple). « line faut... pas se representer [cette] classification ... commeun programme d'etude qu'Aristote aurait defini une fois pour toutes pour organiser sonenseignement et constituer le plan de son oeuvre »(P. Hadot, « La division des partiesde la philosophie dans l'Antiquite », Museum Helveticum 36 [1979], 204).

91 Particulierement, chap. 26, s.v. d>.ov (specialement 1024 a 1-10 sur la distinction dud>.ov et du ndv), chap. 16, s.v. te^eiov (1021 b 12-13), chap. 25, s.v. uspoi; (speciale-ment 1023 b 19-20) et chap. 6, s.v. sv (specialement 1016 b 11-16); cf. De Coelo, I, 1,268 a 21 et sqq.

Page 31: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

506 Dialogue

capitale—que, des ensembles qui forment un tout, ceux qui reposent surla nature sont davantage une unite que ceux qui sont l'effet de l'art.92

L'observation revient a distinguer entre les « systemes » naturels et les« systemes » elabores par l'homme en vertu de son savoir; les systemesreels et les systemes d'idees; ceux qu'Aristote lui-meme reconnait, sousle nom de « systemes », dans les etres vivants ou que, pour lui, consti-tuent les vivants et ceux qu'il designe, toujours sous ce nom, parmi lesoeuvres humaines, la cite, par exemple.93 Les premiers, pour le philo-sophe, ont une unite moins lache que les seconds. Us ne sont pas,autrement dit, le resultat d'un artifice. Perce ici le sentiment fort netd'une defiance qu'un philosophe attentif aux donnees objectiveseprouve a l'egard de ce que construit l'esprit humain. II importe ici d'enbien mesurer la portee. Pareille defiance, en effet, ne peut pas ne pass'etendre a un systeme des sciences et du savoir qu'un philosophe esttente d'elaborer pour rendre compte du reel. Et nous serions tente devoir la une raison qui explique la relative indifference du Stagirite al'endroit de la coherence de ce qui pourrait etre son propre systeme.

II y a plus. Dans le reel lui-meme, Aristote distingue des degresd'unite. Et celle du tout est moindre, a ses yeux que celle de ses parties .94

De ce fait, le projet d'une science qui viserait a reconnaitre l'unite du reelne pourrait pretendre a la cohesion de celui d'une science qui explore ungenre de l'etre—ni, du reste, ce dernier a la cohesion de chacune desetudes relatives aux questions particulieres ou specifiques, a l'interieurde la science en question. L'unite du savoir estfonction de l'unite de sonobjet et tend a se relacher a mesure que cet objet prend ses distances parrapport au particulier. On serait mal venu d'ignorer ces considerationsdans le cas d'Aristote, s'il est vrai que le reel, pour lui, se trouve du cotede l'individuel concret. La science, qui porte sur le general, ignore, enun sens, l'individuel concret qu'elle ne connait que mediatement. Bref,les generalites qu'elle connait sont plus ou moins unes. Elles forment,peut-on dire, des entites d'autant moins unes qu'elles sont constitueesd'autres entites qu'en sont les parties. Et la preoccupation du philosophea cerner des points particuliers plutot qu'a garantir la cohesion dedoctrines a l'interieur d'une science ou des sciences sous la dependanced'une theorie de l'etre, s'explique aussi par la.

A vouloir renforcer l'unite du savoir par la construction d'un systeme,on court, en effet, le risque de denaturer le reel, en pretendant confererau tout, la meme unite qu'ont les parties. C'est un reproche qu'Aristote

92 Metaphysique, A, 26, 1023 b 34-36 (avec le renvoi a 6, 1016 a 1-5).93 Aux textes cites ci-dessus, n. 28, ajoutez ceux qui concernent l'elaboration par la

nature de differents organismes (laformule est if cpum? auvicrtr|civ: Generations desanimaux, 744 b 21; 777 a 5; Parties des animanx, 462 b 5; 477 b 18, 21; etc.) ou parexemple l'elaboration par le poete du mythe (la formule est auviaiaaGou xoPoetique, 1447 a 8; 50 a 5; 51 b 12; 60 a 27; etc.).

94 Genres, especes ou individus; cf. Metaphysique, A, 6, 1016 b 31 et sqq.

Page 32: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

La pensee d'Aristote 507

adresse au projet platonicien de « construire » une Cite sur le modele delafamille: une Cite, dit-il, qui s'unifie davantage, n'estplus une Cite. Carla Cite est, de nature, quelque chose de multiple. Et, si elle s'unifiedavantage, de Cite, elle devient famille et, de famille, un etre humain.C'est que, peut-on dire, la famille est plus une que la Cite et Findividuque la famille ».95 Ce passage est d'une portee considerable. On y voitque le « systeme », en quoi consiste la Cite, presente, si on le regardecomme l'oeuvre de la nature, une moindre unite que celle que Ton peutreconnaitre a ses parties. On y voit surtout que l'ambition de conferer ace « systeme »—mais qui est ici pluralite—le meme degre d'unite qu'ases parties constituantes aboutit a le travestir. Cela ne signifie pas que lepolitique ne doit prendre aucun souci de veiller a l'unite de la Cite. Celasignifie que pareil souci doit preserver une pluralite sans laquelle la Citen'est plus ce qu'elle est.

La lecon s'applique, nous semble-t-il, mutatis mutandis, a l'elabora-tion du savoir par le philosophe. Chercher a toutes ses doctrines la memeunite systematique que celle a laquelle peut pretendre un ensemble detheories dans un genre de problemes et, a cet ensemble la meme uniteque celle que contiennent les pensees relatives a une espece dequestion—ce a quoi vise l'interpretation idealiste—serait meconnaitreles exigences qu'impose, selon Aristote, la diversite du reel a la science.

La pensee philosophique d'Aristote reunit—peut-etre—differents« systemes » sous la forme de differents corps de doctrines et, plussurement, differents ensembles dont les parties constituent chacune des« systemes ». Mais le sentiment qu'avait son auteur d'une multiplicite apreserver pour que cette pensee fut le reflet du reel, lui enlevait pluscertainement encore la preoccupation de l'eriger en « systeme », aupoint de lui chercher la meme unite qu'a ses parties.

Apres Platon, c'est-a-dire, face a l'idealisme, Aristote, ce nous sem-ble, avait surtout a coeur de devoiler la diversite du reel; et la reconquetede l'unite globale par le projet d'une philosophic premiere, lui est sansdoute toujours apparue d'une moindre urgence. A telle enseigne que lesetudes relatives a pareil projet qu'il nous a laissees (la plupart constituentla Metaphysique), distinguant pour mieux unir, laissent mieux voir lesdistinctions que l'unite.

95 Politique, II, 2, 1261 a 17-21; cf. 5, 1263 b 32-37. Comme ilappert de I, 1, 1252 a 7et sqq.deja, ce qu'Aristote, au fond, reproche a Platon, c'est d'avoir ignore la differencespecif ique.

Page 33: La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

REVUE PHILOSOPHIQUE DE LOUVAINFondee en 1894 par D. Mercier

Publiee par l'lnstitut Superieur de Philosophic de l'Universite catholique deLouvain. Parait quatre fois par an.

Directeur: L. LADRIERE. Comite de redaction: J. ETIENNE, G. FLORIVAL,J. TAMINIAUX, Cl. TROISFONTAINES, Georges VAN RIET, F. VAN STEENBERGHEN,

Chr. WENIN.

Adresse de la redaction: College Thomas More (SH3), Chemin d'Aristote 1,B-1348 LOUVAIN-LA-NEUVE, Belgique.

Service des abonnements et administration: E. PEETERS, B.P. 41, B-3000LOUVAIN, C.C.P. 000-0425099-45.

Abonnement: 1550 FB. Numero separe: 450 FB (port en sus). Abonnement ala Revue philosophique de Louvain et au Repertoire bibliographique de la philoso-phie: 2500FB.

Novembre 1986

J. BELS, Procreation et philosophie. Notes sur la conception de la procreation dansla philosophie de I'Antiquite.

G. GERARD, La fin du droit naturel hegelien d'lena selon les comptes rendus deKarl Rosenkranz et de Rudolf Haym. Presentation, traduction et notes.

S. STRASSER, Rehabilitation de I'interiorite. Reflexions sur la derniere philosophie deMerleau-Ponty.

F. VAN STEENBERGHEN, Une remarquable biographie d'Etienne Gilson.

Comptes rendus: Philosophie contemporaine. — Philosophie de la nature.

Chroniques.

Chaque article est suivi d'un resume en francais et en anglais.

REVUE INTERNATIONALE DE PHILOSOPHIE

Editor: Michel MEYER

143, av. A. Buyl, 1050 Brussels, Belgium

Each number is devoted to a particular movement, a particular philosopher, ora particular problem.

We publish 3 issues annually. Articles are written in English, French, German,or Italian.

BaconPhilosophical aspects of literary theory

Our last issue was devoted to Common Sense

(articles by T. Sprigge, F. Jacques, M. G. Singer, W. Kluback, D. Schulthess,G. P. Pappas, F. Armengaud and A. R. White)