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La petite statuaire lorraine en céramique : reflet de l'Europe des lumières par M. Maurice NOËL, membre correspondant Au xvi e siècle et plus encore au cours des siècles suivants d'énormes quantités de porcelaine chinoise et japonaise affluèrent en Europe. A la fin du xvii e siècle et au début du xviii 6 siècle on avait également introduit en provenance de l'Extrême-Orient une quantité de statuettes représentant des divinités, des chiens Fô, des animaux, de même que des scènes de la vie de cour ou de la vie quotidienne. Ces statuettes en porcelaine étaient en partie peintes à froid avec de la laque, ou décorées en émaux posés sur le biscuit. Les manufactures européennes Le xvm e siècle, grand amateur de bibelots et de curiosités collec- tionne ces objets avec passion. La manufacture de Meissen de l'électeur de Saxe Auguste II, qui dès 1709 réussit à fabriquer de la porcelaine dure et blanche à base de kaolin, fut amenée à porter ses efforts pour fabriquer des statuettes en porcelaine. Johann-Joachim Kàndler embauché en 1731, devint rapidement modeleur en chef et joua un rôle indéniable comme créateur de la sculpture européenne sur porcelaine. L'apogée de cet artiste de 1735 à 1750 vit la création d'oeuvres nombreuses et variées: animaux, arlequins, comédiens, groupes d'amoureux, scènes mythologiques. Ces figurines d'une fantaisie inépuisable, expression du génie baroque saxon, firent de Kàndler le plus grand artiste de cette période. Toutes les autres fabriques d'Allemagne s'en inspireront, de même qu'elles subiront l'influence française alors à son apogée en lui empruntant ses modeleurs et ses modèles. Elles sont particulièrement nombreuses au sein de l'Empire, qui à cette époque à la différence de la France reste divisé en une foule d'Etats et de principautés indépendantes. Or une fabrique de porcelaine contribuait à l'ornement d'une maison princière.

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La petite statuaire lorraine en céramique : reflet de l'Europe des lumières

par M. Maurice NOËL, membre correspondant

Au xvie siècle et plus encore au cours des siècles suivants d'énormes quantités de porcelaine chinoise et japonaise affluèrent en Europe. A la fin du xviie siècle et au début du xviii6 siècle on avait également introduit en provenance de l'Extrême-Orient une quantité de statuettes représentant des divinités, des chiens Fô, des animaux, de même que des scènes de la vie de cour ou de la vie quotidienne. Ces statuettes en porcelaine étaient en partie peintes à froid avec de la laque, ou décorées en émaux posés sur le biscuit.

Les manufactures européennes

Le xvm e siècle, grand amateur de bibelots et de curiosités collec­tionne ces objets avec passion. La manufacture de Meissen de l'électeur de Saxe Auguste II, qui dès 1709 réussit à fabriquer de la porcelaine dure et blanche à base de kaolin, fut amenée à porter ses efforts pour fabriquer des statuettes en porcelaine.

Johann-Joachim Kàndler embauché en 1731, devint rapidement modeleur en chef et joua un rôle indéniable comme créateur de la sculpture européenne sur porcelaine. L'apogée de cet artiste de 1735 à 1750 vit la création d'œuvres nombreuses et variées: animaux, arlequins, comédiens, groupes d'amoureux, scènes mythologiques.

Ces figurines d'une fantaisie inépuisable, expression du génie baroque saxon, firent de Kàndler le plus grand artiste de cette période.

Toutes les autres fabriques d'Allemagne s'en inspireront, de même qu'elles subiront l'influence française alors à son apogée en lui empruntant ses modeleurs et ses modèles.

Elles sont particulièrement nombreuses au sein de l'Empire, qui à cette époque à la différence de la France reste divisé en une foule d'Etats et de principautés indépendantes. Or une fabrique de porcelaine contribuait à l'ornement d'une maison princière.

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Franz-Anton Bustelli a pour la manufacture de Nymphenburg, près de Munich la même importance que Kandier pour celle de Meissen, il est enraciné dans le rococo bavarois.

Avec l'aide de transfuges de Meissen des fondations nouvelles appa­raissent : Höchst, Ludwigsburg, Kloster-Veilsdorf.

La manufacture de Fürstenberg dans le duché de Brunswick dirigée par le modeleur français Desoches copie les modèles de Falconet.

Celle de Vienne fondée en 1717 par Du Paquier emprunte à partir de 1770 ses modèles de figurines en biscuit à la manufacture de Sèvres.

A la fin du siècle le français Victor-Michel Acier introduit à Meissen les sujets sentimentaux de Greuze.

Le monopole de Sèvres

En France la porcelaine est remplacée par une céramique formée d'un mélange de divers éléments qu'on nommera porcelaine tendre parce qu'elle se raye au couteau. Il lui manque la blancheur éblouissante et la translucidité de la porcelaine de Chine. Mise au point à Saint-Cloud dès 1702, la recette se transmet à Chantilly et à Mennecy.

Berceau de la manufacture royale, la fabrique de Vincennes est trans­férée à Sèvres en 1756 grâce à l'intervention de Madame de Pompadour. La sculpture qui avait déjà fait son apparition à Vincennes jouera désor­mais un rôle important à Sèvres.

Le peintre Jean-Jacques Bachelier qui dirige l'atelier de décoration à l'idée de laisser la sculpture sans couverte, c'est-à-dire en biscuit. Cette nouvelle technique laissait visible toutes les délicatesses sculptées des visages aussi bien que les détails des costumes.

On demande à des artistes comme Boucher des dessins dont s'inspi­rent les sculpteurs. Pendant près de dix ans, de 1757 jusqu'à son départ en Russie en 1766, Etienne Falconet dirige l'atelier de sculpture et fournit une centaine de sujets, les « enfants Falconet » représentant les métiers de la ville et des champs. Il exécute en particulier pour Madame de Pompadour en 1755, le groupe en biscuit qui représente la marquise en Déesse de l'Amitié. (Falconet à Sèvres, 2001, p. 114).

En 1768, la découverte du kaolin à Saint-Yriex rendant possible la fabrication de la pâte dure modifie les conditions de la production.

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En 1773, Boizot devient directeur pour la sculpture. Dans le groupe on reconnaît désormais l'influence de la sentimentalité à la mode, ainsi que l'engouement pour l'Antique. Les scènes mythologiques se multiplient à côté des scènes de genre.

En province il faut tout d'abord mentionner la production strasbour-geoise. Une des spécialités de Paul Hannong fut la création de terrines en forme d'animaux, de hures de sangliers, de têtes de choux et de laitue. La production plastique de statuettes en faïence polychrome atteint son point culminant entre 1745 et 1750. Sujets de chasse, pastorales, mythologies sont l 'œuvre des sculpteurs Jean-Louis et Jean-Gui l laume Lanz. L'orchestre des singes musiciens est de la même veine que celui modelé par Kàndler en 1747 qui passe pour être une caricature de l'orchestre de Bruhl ou de celui de la cour de Dresde.

Les manufactures lorraines

La Lorraine a été par excellence le pays de la céramique. Au xvme siècle et durant la première moitié du xixe siècle les établissements ont été particulièrement nombreux. Toutefois la production de pièces sculp­tées de qualité et d'une certaine importance ne concerne qu'un nombre très limité de manufactures : Lunéville, Saint-Clément, Niderviller, Toul.

Encore convient-il de préciser leur particularité respective. C'est sur­tout durant la période de son fondateur Jacques Chambrette, mort en 1758, que la manufacture de Lunéville fabrique assez tôt des exemplaires en faïence polychrome figurant des personnages célèbres comme Bébé, le nain du roi Stanislas, en décor polychrome de grand feu, malheureusement disparu dans l'incendie du château de Lunéville en janvier 2003.

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La manufacture de Saint-Clément éditera les premiers modèles créés par le sculpteur Cyfflé dans cet établissement, dont il s'était porté tempo­rairement acquéreur avec l'architecte Richard Mique en 1763.

La faïencerie de Toul n'a pareillement créé qu'un nombre restreint de sujets. Par contre elle a fait paraître jusqu'à la veille de la deuxième guerre mondiale les groupes de Cyfflé dont elle avait acquis les moules lors de la fermeture de son usine; toutefois les tirages tardifs sont d'une qualité moindre.

Les productions émanent essentiellement de la manufacture lunévil-loise de Cyfflé et de Niderviller.

Pendant une quinzaine d'années, de 1766 à 1780 le sculpteur Paul Louis Cyfflé va choisir d'util iser pour ses figurines « La Terre de Lorraine », matériau qui approchait l'aspect de la porcelaine pour contour­ner l'arrêt de 1766 qui réservait à Sèvres la fabrication en biscuit de porce­laine.

La production de Niderviller est certes beaucoup plus abondante puis­qu'on estime à plus de 500 les modèles du xvnT siècle avec des statuettes de très belle qualité en faïence ou en porcelaine dure exécutées à l'époque de Jean-Louis Beyerlé (1748-1770) et du comte de Custine (1770-1794).

La part qui revient à chaque établissement lorrain n'est pas toujours aisée à établir. Les figurines ne portent souvent pas de marque de fabrique ou de modeleur. Il n'existait pas à cette époque de droit de propriété. Les établissements n'hésitaient pas à reproduire les thèmes de leurs concur­rents. La mobilité du personnel était grande, favorisant leur diffusion.

Les différents thèmes

Les thèmes abordés par les faïenceries lorraines sont d'une grande variété, ils reflètent l'esprit du xvme siècle et son évolution. Aux aimables bergeries du milieu du siècle vont succéder à la fin de l'ancien régime des sujets à caractère mythologique influencés par la vogue néo-classique.

Ce sont là des thèmes exploités par les différentes manufactures euro­péennes.

1. Les cris de Paris

Les cris de Paris suscitent au xviif siècle un véritable engouement, François Boucher et Edme Bouchardon leur consacrent une série de gra­vures. Les manufactures de Mennecy, de Sceaux, puis par la suite de

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Meissen ou de Capo Di Monte à Naples fabriquent des figurines sur le même thème.

Bouchardon, Le chaudronnier, Cri de Paris.

A Sèvres nous sommes transportés dans un univers de convention. Le tailleur de pierre de Fernex d'après Boucher, les marchands de plaisir de Falconet sont des enfants qui s'affairent à des occupations de grandes per­sonnes. Le comte d'Artois en marchand de coco ou la princesse de Lamballe en provençale jouant du tambourin (UJFALVY-BOURDON, 1 8 9 3 , p. 26-27) sont des adultes qui malgré leurs habits rustiques conservent un maintien distingué rappelant leur origine aristocratique à l ' image de Marie-Antoinette jouant à la bergère dans la ferme du Trianon.

Les petits métiers qui sortent des ateliers de Lunéville ou de Niderviller sont au contraire observés sur le vif et rendus sans concession, ni transposition. Tout ce petit monde revit sous nos yeux : le ramoneur accompagné de sa fidèle marmotte, Fanchon la vielleuse, la marchande de poisson et son baquet rempli de marée à ses côtés. On imagine cette der­nière s'en prenant à son compère savoyard comme on peut le lire en légende d'une gravure de Guérard le Fils :

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« T'as menti vilain hatabas Ma carpe n 'est pas morte étique Elle vaut mieux que la boutique Et les bijoux et tous les ramonas »

(PITSCH, 1948, tome n, fig. 26)

Toutefois certains modèles puisent néanmoins leur inspiration à des sources diverses.

Terre de Lorraine, Le chaudronnier (coll. Nicolier).

- Le chaudronnier, une marmite passée sous l'épaule, les bras encom­brés d 'autres objets est un biscuit de Cyfflé (collection Nicolier. Connaissance des Arts, n° 20, p. 53) qui reproduit une gravure de Bouchardon - le chaudronnier auvergnat (PITSCH, 1948, pl. 3).

- Le mendiant au chapeau de Niderviller (Faïences de Lorraine, 1997, p. 66) est inspiré d'un dessin de Jacques Callot.

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- La vieille femme endormie, assise sur une chaise, avec un chat, la tête couverte d'un capuchon n'est pas éloignée de la vieille aux chats de la série des gueux du même artiste, mais se retrouve davantage dans un tableau de Van Brekelenkam ( 1 6 2 0 - 1 6 6 8 ) conservé au musée des Beaux Arts de Lyon intitulé Intérieur de Savetier. Ce n'est cependant pas ce tableau qui a servi de modèle au sculpteur Cyfflé pour son savetier dans son échoppe accompagné d'un oiseau en cage suspendu à son appentis, mais une gravure de J.-R Le Bas ( 1 7 4 4 ) reproduisant un tableau de Teniers intitulé Le siffleur de linotte (NOËL, 1 9 6 8 ) .

Lui fait pendant un autre sujet non moins célèbre, la ravaudeuse de bas dans son tonneau. Ce couple a donné lieu à de nombreuses variantes. L'ensemble constitue une scène de genre fort bien observée. Doit-on se limiter à cette vision somme toute paisible d'une journée monotone animée par la mélodie du sansonnet, ou les déplacements du chat ? On se gardera bien de l'affirmer car « Margot la ravaudeuse » figure au frontispice d'un livre imprimé à Hambourg en 1 7 5 0 . Dans ce roman licencieux, les contem­porains voulaient reconnaître la marquise de Pompadour qui faisait l'objet à cette époque de violents pamphlets. Son auteur Fougeret de Monbron fut d'ailleurs incarcéré à la Bastille.

Cyfflé, La ravaudeuse, (Musée Lorrain).

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2. Les thèmes galants

Ceux-ci connaissent une grande vogue dans toutes les manufactures européennes. Le tableau de Boucher « Berger montrant à sa bergère à jouer de la flûte » est gravé par Gaillard sous le titre Vagréable leçon. Le modèle de Cyfflé à Lunéville, comme celui de Sèvres, reste très proche de la gra­vure, tandis que d'autres manufactures comme Frankental ou Chelsea nous en présentent une version déjà plus nuancée.

Le groupe intitulé les Œufs cassés, dont Cyfflé a réalisé deux ver­sions (DARDENNE, 1912, pl 2 et 3), s'inspire pareillement de La Belle cuisi­nière de François Boucher, gravée par Aveline en 1739 : « Javotte n'est pas seule auprès de son foyer. Un galant lui a pris la taille, elle se défend avec complaisance, et les œufs qu'elle rapportait dans son tablier vont choir et se briser sur le sol » (Paul MANTZ, 1880, p. 13).

Dans Le baiser forcé (Musée de Lunéville; Connaissance des Arts, 1953, n° 20), la jeune fille dans un équilibre instable cherche à résister à l'assaut d'un vendangeur. Pour se défendre elle tire avec énergie une mèche de cheveux du jeune homme trop entreprenant. Une fougue iden­tique saisit les amants dans un tableau d'Antoine Watteau intitulé La

Cyfflé, Le baiser ou les œufs cassés, (Musée Lorrain).

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Surprise, emportement que l'on retrouve également dans le groupe de Sèvres de Falconet, La Fée Urgèle.

C'est une version beaucoup plus apaisée, de joie sans mélange et d'amour partagé que nous procure Y Amour couronné (DARDENNE, 1912,

Une jeune fille s'apprête à déposer une couronne de fleurs sur la tête de son bien aimé qui joue de la cornemuse, assis sur un tertre.

Ce thème sera repris plus tardivement à Sèvres par Boizot, L'amant couronné (1784), ainsi qu'à Höchst, Le dormeur couronné, vers 1770, (DUCRET, 1962, p. 171) où le jeune berger s'est assoupi au pied d'un petit monument. Ici encore cette apothéose de l 'amour est un thème que Fragonard a souvent abordé dans La Coquette fixée, L'heure du berger, L'amour couronné (1773).

Parfois le ciel s'assombrit comme dans le groupe du Jaloux de Niderviller (Nancy, Musée Lorrain). Le jeune musicien cesse de jouer de son instrument pour jeter un regard soupçonneux sur un rival qui en contre-bas du monticule sur lequel il est juché, importune une jeune fille, tandis qu'à l'opposé de ce groupe tournant une fillette reste indifférente à la scène.

pl. 13).

Niderviller, Le jaloux, (Musée Lorrain, Nancy).

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Le jardinier appuyé sur sa bêche a pour pendant « La jardinière déso­lée d'avoir cassé son pot de rose ». L'intitulé même laisse entendre que l'on est désormais proche des sujets équivoques de Greuze.

D'autres scènes se déroulent autour d'une fontaine, parfois surmontée d'un médaillon à l'effigie du Vert galant. C'est un jardinier d'allure aristo­cratique, appuyé sur une bêche, qui porte sur son cœur une rose que vient de lui offrir une jeune personne, assise à même le sol, un panier de fleurs à ses côtés.

Mais lorsque cette même jeune personne lave sa jambe dans la vasque de la fontaine, épiée par des chasseurs, le succès paraît assuré, car le groupe connaît plusieurs versions en Lorraine (Nancy, Musée Lorrain), mais on le rencontre aussi dans les autres manufactures européennes à Frankental, à Höchst, à Nymphenbourg ( 1 7 5 6 ) où Bustelli a représenté le curieux allongé sur le sol pour mieux voir sans être vu (ZIFFER, 1 9 9 7 , p. 4 7 ) .

Cyfflé, Servante à la fontaine épiée par deux garçons, (Musée Lorrain).

Pour clore ce chapitre et montrer qu'il se situe bien dans le climat de l'époque, qui sait malgré tout observer une certaine retenue, nous citerons à nouveau une œuvre de Franz-Anton Bustelli de 1 7 6 0 de la manufacture

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de Nymphenbourg représentant une jeune fille élégante, effarée, attaquée par un caniche qui vient de lui déchirer un pan de sa robe découvrant ainsi une partie charnue de sa personne (KRAFFT, 1 9 9 7 , p. 6 3 ) .

Niderviller, Couple s'amusant avec des cerises, (coll. A-C, Lunéville).

3 . Les personnalités contemporaines

Il est parfois fait allusion dans les textes contemporains à des médaillons représentant « des hommes de guerre et de lettres » sans préci­ser davantage. Mais les créations lorraines accordent peu de place à l'his­toire, à peine peut-on relever dans le catalogue de Niderviller (MOREY OU TAINTURIER) le Mausolée de Turenne (n° 6 3 ) ou la Fontaine d'Alliance de Cyfflé (n° 7 7 ) . Mais dans ce dernier cas nous sommes déjà en présence d'un événement contemporain le rapprochement entre les maisons de France et d'Autriche ayant été scellé en 1 7 5 6 .

La plupart des manufactures allemandes ont représenté leurs proprié­taires. En Lorraine on n'en connaît qu'un seul exemple: le Général Custine.

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Un certain nombre de médaillons ou de bustes sont consacrés à des hommes de lettres, Rousseau, Voltaire, Montesquieu, à des savants, Newton. L'acteur Volange dans le rôle d'Eustache Pointu est en fait une copie d'un modèle de Le Riche.

Voltaire, (Musée Lorrain).

Les notabilités de la province, l ' intendant De la Galaizière et l'évêque de Toul François des Michels de Champorcin voient leurs bustes rehaussés de leurs armoiries. Il faut bien sûr mettre à part le nain « Bébé » en faïence à décor polychrome de grand feu (Céramique Lorraine, 1 9 9 0 , p. 2 1 ) que l'on peut attribuer à la manufacture de Jacques Chambrette de Lunéville et qui a malheureusement disparu dans l'incendie du château le 2 janvier 2 0 0 3 .

Les bustes de Louis XV (Céramique Lorraine, 1 9 9 0 , n° 132 ) et de Marie Leszczynska, en faïence fine glacurée, supportés par un socle avec un lion allongé en ronde-bosse proviennent peut-être de la même faïencerie.

Certaines manufactures européennes n'hésitent pas à accompagner les princes de figures allégoriques. Au nombre de trois pour l'avènement de Joseph II à Tournai, elles se montent j u squ ' à onze pour célébrer M g r d'Oultremont évêque de Liège (SOÏL de MORIAME, 1 9 1 0 , n° 7 0 9 et 7 1 1 ) . Les représentations lorraines ignorent ces surcharges.

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Plusieurs statues de monarques en pied à décor polychrome de petit feu (Céramique Lorraine, 1990, n° 125 et 126 ; Faïences de Lorraine, 1997, n° 38) présentent des caractères analogues. Elles ne sont pas sans rappeler la figure d'Auguste Fort, de Meissen, en armure, tenant un bâton de maré­chal (1732), (DUCRET, 1962, p. 63) sans toutefois atteindre une qualité comparable. Un semis de fleurs de lys sur l'une, des croix de Lorraine sur l'autre permettent de les distinguer. Toutefois le Louis XV récemment acquis par le musée de Sarrebourg (Faïences de Niderviller, 2002, p. 40) reproduisant la statue de Guibal et de Cyfflé qui figurait autrefois au centre de la place royale de Nancy, avec son socle rocaille imitant le marbre, rehaussé d'attributs militaires, est d'une très belle facture, bien supérieure aux modèles précédents.

Niderviller, Louis XV, (Musée du Pays de Sarrebourg).

Enfin pour terminer il est intéressant de rapprocher deux groupes de Niderviller ainsi qu'un autre de Toul. Ils témoignent de la facilité prise par les modeleurs pour utiliser les personnages d'un groupe à d'autres fins et suivre ainsi l'actualité à un moindre coût. Le jeune Louis XVI, en armure, remettant à Benjamin Franklin le traité d'amitié entre la France et les Etats-Unis en 1776 se retrouve quelques années plus tard aux côtés du pre­mier ministre Necker. De même le roi Henri IV provenant du groupe

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d'Henri IV et Sully, est désormais au pied de l'autel de la patrie, et dans un geste large montre à Louis XVI en costume de sacre la voie à suivre, pour à son exemple conduire ses peuples à la Félicité.

Toul, Henri IV guidant Louis XVI en costume de sacre, (coll. particulière).

Les trois bons rois, Louis XVI, Henri IV, Louis XII, (B.N. Paris).

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Louis XVI reçoit le compte rendu de Necker avec l'approbation d'Henri IV montrant le médaillon de Sully.

4. L'actualité littéraire et artistique

Plusieurs groupes parmi les plus célèbres traduisent les préoccupa­tions intellectuelles de la seconde moitié du xvnie siècle.

Le xvnf siècle s'intéressait aux questions d'éducation. En publiant VEmile en 1762 Rousseau abordait un sujet qui préoccupait un grand nombre de ses contemporains. Son ouvrage eut un grand retentissement. Des particuliers se mirent à élever leurs enfants d'après ses principes.

Dans le groupe en biscuit de porcelaine de Niderviller du Musée de Strasbourg (HUMBERT, 1993, p. 83) Rousseau, habillé à l 'antique, est enchaîné à un enfant par une guirlande de fleurs. A ses pieds son élève s'affaire à des travaux de menuiserie selon les préceptes de VEmile (livre m). A ses côtés un médaillon ovale, sur lequel est évoquée l'éduca­tion traditionnelle avec châtiment corporel, se fissure entièrement sous la pression du traité d'éducation que Rousseau a posé sur celui-ci. Le bas-relief du socle reprend le même thème. Une Renommée triomphante embouche une trompette triple et sépare les deux conceptions de l'éduca­tion en proclamant la supériorité des méthodes nouvelles.

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Cyfflé, Henri IV et Sully, (Musée Lorrain).

D'autres ouvrages aujourd'hui bien oubliés eurent en leur temps un grand retentissement. Parmi ceux-ci il faut mentionner une pièce de théâtre la Partie de chasse de Henri IV de Charles Collé (1766) ainsi que le roman de Jean-François Marmontel Bélisaire (1767).

Partant des illustrations de Gravelot qui accompagnent ces deux ouvrages, Cyfflé a réalisé plusieurs modèles qui figurent parmi les meilleures réalisations de l'artiste.

La pièce de Collé fut interdite dès sa parution par M m e de Pompadour ce qui ne l'empêcha pas d'être représentée « avec succès dans les pro­vinces ». Collé faisait revivre le type légendaire du monarque sans proto­cole près de son peuple, de « la poule au pot » alors si populaire. Ultérieurement Marie-Antoinette fit lever l'ordre de la censure qui la frap­pait. Mais quelques années plus tard en 1781 cette pièce devait devenir une arme aux mains de l'opposition lors de la démission de Necker. Toutes les allusions à un ministre frappé par la disgrâce, à un roi trompé par ses cour­tisans étaient applaudies avec chaleur.

La gravure de Gravelot correspond au dénouement du premier acte, au moment ou le complot de Concini dirigé contre Sully afin de le perdre dans l'esprit du roi est éventé. L'inscription en lettres d'or figurant sur le

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socle de l'exemplaire du Musée Lorrain à Nancy reprend d'ailleurs le texte de la légende figurant sur la gravure : « Relevez-vous, mais relevez-vous donc, Rosny, ils vont croire que je vous pardonne ».

Relève a- vous , mai s relrvez - wu» «iouc Roi'uv Ils \o«c cnm* que ;e vou- p .b tme.

Gravelot, gravure illustrant la Partie de chasse de Henri IV de Collé.

Le roman de Marmontel est pareillement exploité par l'artiste. Cyfflé devait d'ailleurs consacrer deux biscuits au thème de Bélisaire. Deux mille exemplaires du roman furent répandus dans Paris en 1767 en quinze jours au moment de sa parution; en moins d'une année il s'en répandit en Europe plus de quarante mille exemplaires. L'ouvrage n'a aucune valeur en tant que roman et encore moins en tant qu'ouvrage historique. Son écla­tant succès s'explique par le bruit qu'en firent ses adversaires et ses défen­seurs. Condamné par la faculté de Théologie à cause du chapitre xv qui faisait l'apologie de la tolérance, le livre reçut l'appui de Voltaire qui ne ménagea pas ses secours à l'auteur. Une guerre de libelles s'ensuivit.

Le succès littéraire engendra un véritable engouement pour tout ce touchait à Bélisaire. Un armateur de Bordeaux dénomma un vaisseau en chantier le « Marmontel », l'impératrice Catherine II entreprit la traduction de l'ouvrage, etc.

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Cyfflé n'a donc fait que suivre cette mode. Le groupe de Bélisaire aveugle guidé par un enfant reproduit exactement le dessin de Gravelot figurant en frontispice de l'édition du Bélisaire de 1767. Seule la colonne autour de laquelle deux serpents étaient lovés a disparu. Ces deux serpents personnifiaient l'Envie et la Calomnie qui poursuivent Bélisaire, disgracié par l'empereur Justinien par suite des intrigues de son entourage, jaloux des victoires remportées par le général byzantin. Le symbolisme est encore plus apparent chez Cyfflé puisque le général aveugle appuyé sur l'enfant personnifiant son innocence écrase le serpent sous sa sandale.

Le second groupe de Cyfflé Bélisaire aveugle recevant Vaumône s'inspire d'une gravure d'Abraham Bosse reproduisant un tableau de Van Dyck. Mais ici Cyfflé a apporté un certain nombre de modifications par rapport à l'original. Plusieurs personnages qui alourdissaient inutilement la scène ont été supprimés. Dans un souci de recherche de la couleur histo­rique certains anachronismes ont été supprimés. Au lieu d'une cuirasse des temps modernes le vétéran a revêtu un habit de légionnaire. Le fauteuil sur lequel était assis Bélisaire a été transformé en une souche d'arbre.

Van Dyck, Bélisaire aveugle recevant l'aumône, gravé par Abraham Bosse.

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En ne conservant que l'essentiel, Cyfflé a réalisé un groupe admira­blement bien composé d'une grand intensité dramatique. La jeune femme qui fait l'aumône jette sur le pauvre aveugle un regard plein de commiséra­tion. Ce sentiment est également partagé par le légionnaire qui malgré l'in­gratitude des grands de ce monde conserve toute son admiration pour celui qui fut autrefois le chef des grandes expéditions lointaines.

Cyfflé, Bélisaire recevant l'aumône, (Musée Lorrain).

Incontestablement Cyfflé se classe ici parmi les meilleurs artistes, et ils sont nombreux (Jollain, Vincent, Peyron, David) qui ont abordé le sujet à cette époque.

Du monde des lettres à celui de l'opéra et du théâtre il n'y a qu'un pas à franchir.

A l'époque où la France est divisée en deux camps hostiles, partisans de Piccini ou de Gluck, ce dernier auteur compose une Armide (1777) d'après le poème de Quinault. Cent ans auparavant, Lully avait déjà exploité la même source, l'air du sommeil de Renaud y retenait particuliè­rement l'attention des connaisseurs. C'est cet instant dramatique qui a été retenu par Cyfflé dans le beau groupe de Renaud et Armide. Renaud le héros de la « Jérusalem, délivré du Tasse, vêtu d'une cuirasse, est plongé

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dans un profond sommeil. La magicienne le tient enchaîné par une guir­lande de fleurs qui couvre également son bouclier symbolisant donc bien que le chevalier désarmé est entièrement à sa merci ».

Cette même finesse dans l'exécution, ces mêmes proportions dans les personnages se retrouvent dans le groupe d'Hercule et Omphale du même auteur, où le héros est condamné à filer aux pieds de la reine de Lydie.

Toute une autre série de groupes, d'un modeleur différent, peut-être Gabriel Lemire, possèdent en commun des personnages aux membres plus graciles. Ils illustrent également des œuvres de Destouches ou de Francoeur et Rebel : Les quatre éléments (musée des arts Décoratifs n° 2671, Connaissance des Arts, n° 20, 1953). Vénus et Adonis, Pyrame et Thisbé (musée des Arts Décoratifs n° 16568, Connaissance des Arts, n° 20, 1953). Edités la plupart du temps en décor polychrome de petit feu ces groupes comptent parmi les plus belles réalisations de la manufacture de Niderviller. U enlèvement d Hélène avec cette barque posée sur les flots qui ruissellent en filets jusque sur le socle constitue l'une des productions les plus audacieuses de Niderviller.

Pyrame et Thisbé, (Musée des Arts Décoratifs).

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C. Monnet, Pyrame et Thisbé, gravure de De Lannoy.

5. Les sujets religieux

Même si cette catégorie attire moins l'attention, elle n'est pas absente des catalogues : les évangélistes, Saint Pierre et Saint Paul, la Vierge, etc. On retiendra le Saint Antoine ermite de Niderviller, d'ailleurs patron des faïenciers, représenté avec sa cape et sa clochette, accompagné de son porc. Ce n'est cependant pas un Saint Antoine aux ardents, au milieu des flammes comme il figurait dans les sculptures médiévales (voir la statue du musée de Metz, xv e siècle, provenant de l'église des Antonistes de Pont-à-Mousson), Saint Bruno agenouillé devant son prie-dieu, un sablier à ses côtés. Une nativité de Toul et une vierge de Niderviller sont d'une facture plus originale.

Ce beau groupe de la Nativité est inspiré d'un tableau de Boucher. L'adoration des bergers (1750) aujourd'hui au musée des Beaux-Arts de Lyon. Il avait été commandé par M m e de Pompadour pour la chapelle du château de Belle-Vue et gravé par Fessard en 1761 sous le titre « Lumière du Monde ». Pour restituer l'atmosphère du tableau, à savoir la lumière qui

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irradie le berceau de l'enfant Jésus, Saint Joseph est figuré tenant une bou­gie. Même si la scène est moins dépouillée nous sommes proches des nuits de Georges La Tour.

Boucher, L'adoration des bergers.

La Vierge à l'enfant de Niderviller est aussi exceptionnelle. Selon la tradition cette vierge en porcelaine polychrome aurait été offerte à l'église de Niderviller en 1784 par les ouvriers de la manufacture à l'époque de Lanfrey. Le drapé vigoureux du vêtement, la forme du socle en font une œuvre d'une tonalité baroque très marquée. On rejoint ici les meilleures productions de l'Europe centrale, comme l'Immaculée Conception sur le globe terrestre, modèle de Wenzel de la manufacture de Fulda, 1770 (S. DUCRET, 1962, p. 263; MEISTER et REBER, 1980, p. 253) ou le Saint Jean Népomucène de Meissen, modèle de Kirchner 1731 (MEISTER et REBER, 1980, p. 247).

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6. Le courant néo-classique

Bientôt on ne se contente plus d'une mythologie peuplée de dieux aimables et de groupes tournants d'enfants frappant des cymbales, souf­flant dans des cornes accompagnés de sarments de vigne et d'animaux (Musée Lorrain Nancy, Musée de Sèvres, n° 13.635 ; Musée des Arts Décoratifs, Paris, n° 647). Un vaste mouvement en faveur de l'antiquité se développe sous l'influence du marquis de Marigny, directeur général des bâtiments, de Cochin, du comte de Caylus, de Winkelmann. Comment ne pas reconnaître en effet l'influence des Recueils d'Antiquités et du Voyage du jeune Anacharsis dans ce nouveau Bélisaire à l'antique (Musée de Strasbourg) qui n'est que l'adaptation au goût du jour de la version tradi­tionnelle. Entre le légionnaire et la jeune personne offrant l'aumône au général aveugle vient s'intercaler désormais un arc de triomphe, compor­tant colonne corinthienne et voûte en ruine dans la plus pure tradition d'Hubert Robert.

Niderviller, Renaud et Armide, Bélisaire à l'antique, (Musée du Pays de Sarrebourg). (Musée de Strasbourg).

La vertueuse athénienne (Musée de Lunéville ; Musée des Arts Décoratifs, Paris, n° 2669) illustre le succès sans précédent remporté par Vien aux salons de 1761 et 1763 pour sa prêtresse qui brûle de l'encens sur un trépied, gravée par Flipart.

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Cyfflé, Prêtresse qui brûle de l'encens sur un trépied, (Musée de Lunéville).

On recherche désormais dans l'antiquité non plus seulement l'anec­dote, mais une école exaltant les vertus antiques. C'est Mucius Scaevola laissant consumer son bras dans le brasier (Musée de Strasbourg). C'est Hannibal enfant aux côtés de son père Hamilcar jurant sur l'autel de la patrie une haine implacable envers l'ennemi romain et de venger Carthage (Musée de Metz).

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Mais en même temps certains sujets tardifs comme les différentes versions de Vénus à sa toilette entourée de servantes (Musée de Metz) paraissent n'être qu'un simple prétexte pour nous dévoiler leur nudité, marquant ainsi une évolution vers un univers moins raffiné. Ce change­ment est également perceptible dans un autre groupe de même facture du musée de Metz. Une jeune fermière a retroussé sa robe pour y placer de jeunes poussins échappés du poulailler, tandis qu'un jeune garçon plaqué au sol l'aide dans sa tâche tout en la dévisageant curieusement.

Niderviller, Fermière rassemblant ses poussins, (Musée de Metz).

7. Les dernières créations

Les bouleversements causés par la période révolutionnaire vont entraîner de nombreuses conséquences ; les manufactures connaissent alors de sérieuses difficultés (approvisionnement, recrutement de personnel qua­lifié, écoulement de la production). Les acquéreurs de cette catégorie d'ob­jets se font rares, certains sont ruinés, les autres essayent de se faire oublier, ou sont partis en émigration à l'étranger.

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La période n'est désormais plus propice à de nouvelles créations. Quelques nouveautés éphémères apparaissent encore au catalogue, comme Voltaire coiffé d'un bonnet phrygien, Marat, Lepeltier de Saint Fargeau. Avec le retour au calme sous le Consulat, le buste de Bonaparte connaît un certain succès. Sous la Restauration la présence du général Foy s'explique par l'imposante manifestation qui avait accompagné les obsèques de ce député libéral. Quelques modèles connaissent encore une certaine faveur: le retour des Bourbons explique le succès persistant du groupe d'Henri IV et Sully.

Cette fabrication amorce un net déclin dès le début du xixe siècle, les groupes de Saint-Clément ou des Islettes qui paraissent alors n'ont plus la finesse du siècle précédent, la polychromie devient grossière (HUMBERT, 1993, p. 96). Toul continuera à éditer les modèles anciens jusqu'à la pre­mière guerre mondiale, et même au delà, en une pâte d'aspect crayeux bien éloignée de la « pâte à marbre » des productions antérieures.

Diffusion de la production

A l'exception des médaillons et des petites figurines (comme les sujets religieux) les groupes importants étaient déjà à l'époque de leur création d'un coût assez élevé. On comprend facilement qu'ils étaient des­tinés à une clientèle aisée. Les inventaires d'époque mentionnent bien des collections de faïence, mais la plupart du temps ils manquent de précision et ne permettent pas de distinguer les productions lorraines des autres manufactures françaises ou européennes. On ne peut guère se fier à la des­cription sommaire et imprécise des objets: « Trois figures de terre de pipe sur chacune des cheminées et deux petits animaux en fayence » (Inventaire général des meubles du château de Chanteheux du roi Stanislas), (A. JACQUOT, 1907, p. 29). A moins d'un sujet précis, les titres mentionnés ne sont pas révélateurs, la plupart des manufactures ayant abordé les mêmes thèmes : « enfants habillés, les quatre saisons avec attributs, etc. » Toutefois en dépouillant d'autres sources, on parvient à cerner le problème et à rassembler un certain nombre d'exemples caractéristiques.

Dans son journal manuscrit, tenu soigneusement, le lieutenant général de police de Nancy Nicolas Durival mentionne l'acquisition en 1780 de deux groupes de Cyfflé. Le cabinet de jour et le cabinet de travail d'Antoine Martin Chaumont de la Galaizière, chancelier de Lorraine et du Barrois comportaient également plusieurs morceaux du même artiste dans son château de Neuviller sur Moselle. A l'autre extrémité de la Lorraine dans la principauté de Senones le prince Charles-Othon de Salm possédait lui aussi un bel ensemble de sujets en Terre de Lorraine.

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Les milieux du commerce ou religieux ne sont pas absents. Le Musée Lorrain de Nancy conserve un imposant surtout de table comportant un mécanisme hydraulique au centre duquel règne Léda et le cygne. Il avait été commandé par Jean-François Villiez, premier juge consul de Lorraine et du Barrois qui était aussi un négociant pratiquant le commerce d'entrepôt.

L'inventaire révolutionnaire de la chartreuse de Bosserville men­tionne la présence du groupe de la Nativité de Cyfflé dans le salon.

Toufefois, c'est le recueil de poésies, resté manuscrit de l'ancien lec­teur du roi de Pologne François Devaux qui est le plus révélateur. Son auteur diffuse les produits de la manufacture de Lunéville à de nombreux personnages qui fréquentaient autrefois la cour de Stanislas en les accom­pagnant d'un compliment: la marquise de Boufflers, l 'abbé Porquet, ancien aumônier du roi de Pologne, la comtesse de Boisgelin, le prince de Beaufremont, Madame de Lenoncourt, le président de Meynières, la prin­cesse de Neuvron. En offrant la statuette de Paris à « une jolie femme » il lui adresse ce compliment :

«Auprès de vous lorsqu'on verra demain Ce beau jeune homme, une pomme à la main Chacun dira, sans étonner personne : C'est Adam, qui l'accepte, ou Paris qui la donne »

Le roi de Saxe Auguste le Fort a rassemblé dans sa capitale Dresde des collections d'une variété et d'une richesse exceptionnelles ( 1 ) . Les autres souverains de l'Europe suivent son exemple. A Bruxelles, le gouver­neur général des Pays-Bas est le prince Charles-Alexandre de Lorraine, véritable mécène encourageant les artistes, qui est aussi un collectionneur passionné des objets d'art pour lesquels il dépense des sommes considé­rables. Les inventaires dressés lors de son décès ne laissent aucun doute sur l'origine lorraine de certains groupes en biscuit :

« - une statue de Sully à genoux - un grand groupe représentant un parterre d'un côté dans

lequel une femme se lave les pieds et de l'autre un chasseur avec des chiens, des armes et du gibier ».

1. SAULE (Beatrix) et SYNDRAM (Dirk) - Splendeurs de la Cour de Saxe, Ed. de la R . M . N , 2005, 304 p. (exposition du château de Versailles, 24 janvier - 23 avril 2006).

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Le journal secret du prince mentionne d'ailleurs des indemnités ver­sées en 1777 au céramiste lorrain, originaire de Bruges, Paul Louis Cyfflé, alors que sa manufacture lunévilloise fonctionne déjà depuis une quinzaine d'années.

Le groupe allégorique réalisé à l'occasion du mariage en 1770 de Marie-Antoinette et du Dauphin par Lemire se trouve encore aujourd'hui à Bruxelles au Musée d'Art et d'Histoire. Il est vraisemblable qu'il figurait également à Vienne dans les collections de l'impératrice Marie-Thérèse (2), au même titre que les deux sujets de la manufacture de Toul représentant le couple royal lors de la cérémonie du sacre à Reims, (Connaissance des Arts, n° 20, p. 52).

Les très riches collections de porcelaine du musée de l'Ermitage à Saint Pétersbourg accordent une place importante à Lunévil le et Niderviller. Y figurent notamment des groupes bien connus comme Henri IV et Sully, Renaud et Armide, le garçon attachant son patin à glace, etc. l'importante colonie lorraine qui comptait un certain nombre de lunévillois ainsi que la présence de messins comme le peintre Jean-Baptiste Le Prince et le sculpteur Nicolas Gillet ne pouvaient qu' inciter l ' impératrice Catherine II à s'intéresser aux productions des manufactures lorraines.

Conclusion

Ainsi la petite statuaire lorraine des dernières décennies de l'ancien régime ne se limite pas à aborder des sujets futiles ; elle représente égale­ment les aspirations et les réflexions des classes dirigeantes. Présente dans les collections princières aussi bien à Bruxelles qu'à Saint-Péterbourg ou dans le milieu du négoce lorrain, elle traduit le cosmopolitisme de l'Europe des Lumières et contribue à conforter la prééminence de la civili­sation française qui régnait alors sur tout le continent.

D'autre part le jugement de l'intendant de la généralité de Metz, Depont, en 1770 à propos d'un modèle de Niderviller figurant antérieure­ment à l'usine de Lunéville atteste de la qualité exemplaire des produc­tions lorraines de cette époque: « La porcelaine est d'un beau blanc, leurs biscuits valent ceux de Sèvres. J'y ai vu Vénus sortant du bain, qui est au-dessus de tout ce que j ' a i vu à Sèvres ».

2. ZEDINGER (Renate - Docteur) - Lothringens Erbe. - Franz-Stephan von Lothringen (1708 - 1765) und sein Wirken in Wirtschaft, u .s .w. , Sankt-Pölten, Niederösterreichschiche Landesregierung, 2000, ill., p. 65. Un autre exemplaire de ce groupe est conservé au musée de Colmar (NOËL, 1968, p. 248 note 1).

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