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essay on the arabic philosophy of happiness, throughout Al Farabî's thought
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1
La civilisation arabo-musulmane a aussi sa part du « bonheur » !
Eclairages à travers la philosophie d’Alfarabi
« Lorsque tu vins au monde, tout le monde était content et toi tu pleurais. Vis de telle sorte que lorsque tu mourras, tous pleureront et tu seras heureux ».
Proverbe Arabe
La Presse vient de nous livrer un superbe mensuel sur le bonheur1. Une pléiade des plumes
aiguisées de la maison s’est attelée à traduire la notion du bonheur sous ses diverses facettes :
philosophique, sociologique, psychologique, économique, voire même sportive ! Tout cela dans un
bouquet de styles, allant du littéraire au satirique. Une prestation journalistique, à la fois riche et
variée, est présentée aux lecteurs dans un assortiment élégant et digeste.
Le mensuel a été orné, sur les marges, de nombreuses citations finement sélectionnées de
penseurs et écrivains célébrissimes, tous occidentaux sauf un, le non moins célèbre écrivain et
poète franco-marocain Tahar Ben Jelloun.
Dans le contenu, la plupart des articles, par ailleurs bien documentés, sont allés chercher les
définitions les plus subtiles du bonheur dans le répertoire occidental, antique, médiéval ou
contemporain. Bien plus, en relatant le parcours du « bonheur au fil des âges »2, Béchir Trabelsi a
carrément fait un saut dans l’histoire. En citant Darrin Mc Mahon (The Pursuit of Happiness),
l’auteur est passé de la Grèce antique au XVIIIème siècle. De Socrate à Voltaire. Comme si entre les
deux –symboles de leurs époques respectives- l’humanité n’a pas eu droit à une histoire du
bonheur, n’a pas développé d’autres philosophies du bonheur !
Foued Allani a, heureusement, rattrapé la mise par son essai éloquent sur l’amour dans la
civilisation islamique3. En deux pages (article le plus long du numéro), Allani a cité presque autant
de penseurs arabes de proue que tous les penseurs et écrivains cités dans le reste des articles !
C’est ainsi que des penseurs, fouqaha, poètes et autres soufis comme Erroumi, Ibn Arabi, Arrazi, en
passant par l’incontournable Ibn Hazm, ont eu droit à une place dans cette histoire de la
philosophie du bonheur. Même le saint Coran et le Prophète Mohammed (prière et salut sur lui)
ont pris part à cette histoire. L’essai de Allani a même dépassé le cercle des arabes pour aller
embrasser le vaste espace culturel arabo-musulman, voire oriental4. Aussi, n’a-t-il pas oublié les
contemporains, tunisiens compris ; Chebbi, Rami, Qabani, Bouhdiba, etc.
Mais, force est de se demander de quoi parlons-nous ? De bonheur ou d’amour ? La réponse de
Allani, sans vouloir escamoter la teneur de son propos, se résumerait ainsi : Bonheur = Amour +
Beauté, le tout couvert de spiritualité, de romantisme voire d’érotisme. Il s’agit bien ici de l’amour
entre homme et femme, de l’accomplissement de l’union corps et âme entre les deux sexes. Le
bonheur serait le fruit de cette union physico-spirituelle. Car, nous rappelle Allani, sans cette forme
intégrale et sublime de l’amour il n’y a pas de bonheur : « Mais l’amour est souvent la porte
ouverte à la souffrance… »5 et souffrance signifie malheur !
A propos d’amour et de bonheur, un jour, j’ai posé la question : qu’est-ce que le bonheur6? À un
homme du peuple de la région de Kairouan, un sexagénaire, analphabète et père de huit enfants.
La réponse du Djelassi7 fût directe et sans hésitation : « le bonheur est quand vous vous entendez
2
bien avec votre femme » ! Réponse de philosophe ou philosophie de vie d’un homme
« ordinaire » ? Il est indéniable que l’amour est source de bonheur. Mais les humains vivent-ils
que d’amour ? Le pain, la dignité, la paix, le savoir, la justice…, ne sont-elles pas des valeurs
intrinsèques du bonheur, tout comme l’amour et la beauté ?
Revenons à la place du bonheur dans la philosophie arabo-musulmane. Tout en reconnaissant la
continuité et l’universalité de la pensée humaine, sans discrimination ni chauvinisme, la civilisation
arabo-musulmane a bel et bien laissé un patrimoine vaste et très riche en la matière8. Les
philosophes musulmans, car ils n’étaient pas que des arabes, ont développé des théories entières
du bonheur. En puisant à la fois dans les philosophies antiques (grecque, persane, indochinoise) et
dans les textes coraniques et le hadith, les philosophes comme Al-Kindi, Al-Fârâbî, Ibn Rochd, Ibn
Sina, Al-Ghazali, Arrazi, pour ne citer que les plus célèbres, ont consacré de larges pans de leurs
œuvres à la question du bonheur.
Alfarabi9 a laissé deux traités d’une valeur inestimable sur le bonheur : « Tahsîl al-sa’âda »
(L’obtention du bonheur) et «Risalat al-tanbih ala sabil al-sa’âda » (Le rappel de la voie à suivre
pour parvenir au bonheur). Mais la théorie du bonheur chez Al-Fârâbî n’est pas limitée à ces deux
seuls traités. Nous pouvons même dire que le fond de la pensée philosophique d’Alfarabi est la
recherche du bonheur10. Partout dans ses écrits, pas seulement les plus célèbres (comme la cité
vertueuse, Al-madina al-fadhila), il rappelle que la finalité de l’être, des cités et des nations, est la
quête du bonheur. « Chaque être est fait pour atteindre la perfection ultime qu’il est susceptible
d’atteindre conformément à sa place dans l’ordre de l’être. La perfection spécifique de l’homme est
appelée le bonheur suprême (as’aâda al-qoswa) »11. L’unique voie, selon Al-Fârâbî, pour atteindre
le bonheur est celle de la connaissance, la philosophie. Celle-ci étant le domaine le plus spécifique
où la raison « al-âql » est utilisée intégralement en prenant en considération une connaissance
globale des composantes de l’existence. Nous reconnaissons ici Aristote dans sa définition du
bonheur comme quête ultime de l’homme pour son essence à lui. Mais à cela, Alfarabi ajoute un
fond de pensée islamique : « la fin visée dans l’étude de la philosophie c’est la connaissance du
créateur (qu’il soit exalté !) – du fait qu’il est un et immobile, que c’est la cause efficiente de toutes
choses, que c’est lui qui a mis en ordre le monde – de sa générosité, de sa sagesse, de sa justice »12.
Alfarabi ajoute au bonheur au sens d’Aristote, un autre bonheur, celui de l’au-delà, mais à un rang
suprême, à la fois philosophique et spirituel13. Il dit dans ce sens : « Il y a quatre sortes de choses
humaines par lesquelles les nations et les citoyens des cités atteignent le bonheur terrestre en cette
vie et le bonheur suprême dans la vie à venir : les vertus théoriques, les vertus délibératives, les
vertus morales et les vertus pratiques. »14. La distinction entre le bonheur d’ici-bas et le bonheur de
l’au-delà n’est peut être pas la propriété exclusive des communautés religieuses ou des religions
révélées. Cependant les expressions arabes employées par Alfarabi sont des termes islamiques,
voire coraniques classiques (…) en vrai musulman, il a pu tenir le bonheur terrestre pour accessoire,
secondaire ou instrumental ».15
Le bonheur, selon Alfarabi est du domaine des érudits (al-khâssa) parce qu’il est le fruit de la
science et l’œuvre de la raison. C’est pour cela que tout individu en quête de bonheur, selon lui,
est enclin à suivre la voie des sages de la cité. Nous verrons plus loin que le bonheur de l’individu
chez Alfarabi, ne peut exister en dehors de la communauté. « Il n’est pas dans la nature de
l’homme d’apprendre de lui-même le bonheur ni les choses qu’il est appelé à connaitre. Il a besoin,
pour ce faire, d’un guide, d’un maître »16 .
3
Contrairement au soufisme17 qui considère que le bonheur ne peut être accompli que lorsqu’il est
individuel, dans l’isolement (al-khaloua) et à l’écart de la société, le bonheur Farabien est collectif,
Il est citadin (madani). Dans son livre les idées des habitants de la cité vertueuse (Araâ ahl al-
madina al-fadhila), Alfarabi affirme que le bonheur ne peut être obtenu que par la cité et dans la
cité : « La cité où le communautarisme et l’entraide sont mis à contribution pour l’obtention du
bonheur véritable est la cité vertueuse (…) et la communauté par laquelle les individus s’entraident
pour obtenir le bonheur est la communauté vertueuse. Aussi, la nation dans laquelle les cités qui la
composent s’entraident pour le bonheur est la nation vertueuse. Tout comme la planète (al-
maâmoura) vertueuse est celle où les nations entières s’entraident pour atteindre le bonheur »18.
Dans cette théorie citadine et communautaire, Alfarabi est joint par d’autres penseurs arabes, non
moins célèbres que lui, comme Al-Kindi (antérieur à Al-Fârâbî) et Ibn Miskawaïh. Ce dernier voit
que le bonheur ne peut être réalisé qu’à travers la communauté (al-ijtimaâ), l’entraide et la
participation dans la construction de la société, non point par la fuite et l’isolement de l’individu
dans les grottes et les coins perdus, car il n’est pas permis de penser que dieu (qu’il soit exalté)
demandera des comptes à ceux qui ne font rien dans leurs vies, ni de bon ni de mal19.
Selon al-Ghazali, l’individu vertueux est celui qui renonce à ce monde pour tendre vers l’au-delà,
qui préfère la solitude à la fréquentation de ses semblables, le dénuement à la richesse et la faim à
la satiété. C’est l’abandon à Dieu et non le goût du combat qui dicte son comportement et il est
plus enclin à faire preuve de patience que d’agressivité20.
Al-Kindi (le philosophe des arabes) a, quant à lui, excellé dans la philosophie du bonheur. Dans son
traité sur « le moyen de chasser les tristesses », les sources de la tristesse et les moyens de les
combattre sont analysées à la manière stoïcienne21, le sens de l’analogie (voire de la parabole) se
mêle à une distinction radicale entre monde sensible et monde intellectuel22 . « Rien n’est plus
ignoble pour nous que d’être le jouet des gravats de la terre, des coquillages aquatiques, des fleurs
des arbres et des plantes sèches qui deviennent rapidement pour nous un fardeau »23.
Quoi de plus parlant que ce texte d’Alfarabi, dans lequel il place le bonheur au centre de l’objet de
la science politique : « … Cette science a alors deux parties : une partie qui embrasse l’enseignement
de la félicité, de ce qui est réellement félicité et de ce dont on suppose que c’est la félicité, et la
recension de toutes les actions, tous les genres de vie, mœurs, caractères et habitus volontaires qui
ont pour nature de se trouver dans les cités et nations – et en cela elle fait le départ entre le
vertueux et le non vertueux ; et une partie qui embrasse l’enseignement des actions qui servent à
implanter les actions et habitus vertueux et les ordonnent parmi les habitus des cités, ainsi que les
actions qui préservent pour eux ce qui en a été implanté. »24
Mounir Majdoub Février 2010
Notes : 1 Le Mensuel de La Presse n°3, «Le bonheur… heurs ou leurres », samedi 6 février 2010.
2 Béchir Trabelsi, « Une affaire individuelle ? », Le Mensuel n°3, p 10.
3 Foued Allani, « L’amour dans la civilisation islamique : un souffle divin », pp 8-9.
4 « Histoire du Taj Mahal », p 9.
5 Ode à la vie, spectre de la mort, p 9.
6 Voir l’article de Dorra Ben Salem : « la création est félicité », Le Mensuel n°3, p 18
7 Se dit des originaires de Djelass région (ou tribu) de la Tunisie centrale près de Kairouan.
8 De même que dans toutes les sciences et disciplines : philosophie, mathématiques, physique, médecine, astronomie,
sciences humaines, etc.
4
9 Muhammad Abou Nasr Alfarabi, est un philosophe musulman, né en 870 à Farab, en Asie Centrale, il meurt à Damas en
950. Il approfondit toutes les sciences et tous les arts de son temps, et est appelé le Second Maître (le premier étant Aristote) ou le philosophe des musulmans. D’après Ali Benmakhlouf et al ; « Al-Fârâbî, Philosopher à Bagdad au X
e
siècle », édition Seuil, Paris 2007, p 9. 10
« Le but de la philosophie du bonheur chez Al-Fârâbî est l’obtention du bonheur ou de la félicité, sa’âda. Le bonheur est défini comme perfection (kamâl) : il est l’accomplissement parfait des facultés de l’homme, qui n’est possible que dans et par l’association des hommes en communauté politique. », Philosopher à Bagdad, ibid, p 207. 11
Alfarabi, De l’obtention du bonheur, titre original Tahsîl al-sàâda, Traduction de Olivier Sedeyn, Nassim Levy, édition Allia, Paris, 2005. 12
Alfarabi, « Les préliminaires indispensables à l’étude de la philosophie », Ali Benmakhlouf et al, p 103. 13
M. Mahdi commente cette capacité philosophique d’Al-Fârâbî ainsi : « les religions révélées avaient inauguré une nouvelle époque et instauré un nouvel ordre politico-religieux. De ce fait, elles avaient mis la tradition philosophique grecque au défi d’analyser et de rendre intelligible cet ordre fondé sur la prophétie, la révélation et la loi divine. Et l’on peut soutenir qu’Alfarabi fut le premier philosophe majeur à relever ce défi. ». Muhsin Mahdi, La cité vertueuse d’Alfarabi, la fondation de la philosophie politique en Islam, Albin Michel, Paris, 2000, p 9. 14
Par ces phrases commence Alfarabi son livre : L’obtention du bonheur. 15
M. Mahdi, p 236 16
Ibid. 17
Une autre école de pensée et de pratique religieuse de la civilisation musulmane née au VIIIème siècle. Certains des maîtres penseurs du soufisme étaient des contemporains d’Al-Fârâbî et ont été des disciples à lui ou ont été influencés par lui. Al-Imam Hojjatou-Allah Al-Ghazali en est un des plus célèbres. Voir son livre Al-munqidh min al-dhalel (Délivrance de l’erreur). 18
Alfarabi, Araâ ahl al-madina al-fadhila, Dar Misr elmahrosa, le Caire, 2008 (traduction de l’auteur). 19
Jamil Hamdaoui, le concept du bonheur dans la pensée islamique, 19 mars 2008 (article en arabe). 20
AL-GHAZALI (1058-1111), Mohamed Nabil Nofal, in Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation, vol. XXIII, n° 3-4, 1993, p. 531-555. 21
« Le stoïcisme est une école philosophique de la Grèce antique, fondée par Zénon de Citium en 301 av. J.-C. Cette philosophie exhorte à la pratique d'exercices de méditation conduisant à vivre en accord avec la nature et la raison pour atteindre la sagesse et le bonheur envisagés comme ataraxie. Il s'agit d'une absence de passions, qui prend la forme d'une absence de souffrance ». http://fr.wikipedia.org. 22
Al-Kindi – Le moyen de chasser les tristesses, présentation de Eric Fouquet du livre traduit par Soumaya Mestiri et Guillaume Dye, édition Fayard. Dans www.chronicart.com. 23
Ibid., extrait du texte d’Al-Kindi. 24
Alfarabi, Le livre de la religion (15), traduction dans : Ali Benmakhlouf et al ; « Alfarabi, Philosopher à Bagdad au Xe
siècle », édition Seuil, Paris 2007, pp 78-79.